Sur la route des festivals en 2014
Dans
cette rubrique « festivals », vous pourrez accompagner, tout au long de
l'année 2014, nos correspondants lors de leurs déplacements sur
l'ensemble des festivals où Jazz Hot est
présent, édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents
en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand
cela est possible, que vous pouvez repérer par la présence d'un drapeau
correspondant à la langue en tête de texte (sur lequel il faut cliquer
naturellement).
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Cormòns (Italie)
Jazz & Wine, 24-26 octobre 2014
La 17e
édition du festival frioulan poursuit la consolidation du lien entre la
musique, le territoire et les produits locaux, confirmant son caractère
international grâce à la présence de musiciens de différentes
provenances et à la participation d’un public composé d’Italiens,
d’Autrichiens et de Slovènes. Quant à la production des concerts, le
louable effort de l’association Controtempo a non seulement contribué à
confirmer le rapport soit avec la cave et l’exploitation, ou avec la
Kulturni Dom de Nova Gorica, mais a aussi assuré la disponibilité de
nouveaux et prestigieux espaces tels le Castello de Spessa, l’Abbazia de
Rosazzo et la Chiesetta de Sant’Apollonia. La riche programmation
était comme toujours inspirée de critères de qualité et a réservé pas
mal de surprises, à commencer par la proposition originale de l’Open
Collective du saxophoniste hongrois István Grencsó, synthèse puissante
de jazz modal et d’humeurs populaires.
Le
Quinteto Argentina guidé par le saxophoniste autrichien Karlheinz
Miklin se classe dans un contexte voisin. La grosse implantation
rythmique bâtie par Marcelo Mayor (g), Alejandro Herrera (elb), Quintino
Cinalli (dm) et Mario Gusso (perc) incorpore des éléments de tango,
rumba, samba et calypso dans une mosaïque dépourvue de traits
conventionnels. Plateforme idéale pour les digressions sèches mais
pénétrantes de Gustavo Bergalli (tp, fgh) et pour l’expressivité
multiforme de Miklin, doté d’un phrasé, pointu, plongeant et sanguin au
soprano – dans le sillage de Jackie McLean au contralto, et bigarré au
ténor, capable d’embrasser la lignée depuis Ben Webster jusqu’à Joe
Henderson.
Le quartet de Carlo Maver (bandonéon, fl) explore de
fréquentes références à l’Afrique Subsaharienne, au Maghreb, et à
l’univers afro-brésilien (à travers le chôro) en limitant au maximum
l’influence de Piazzolla et Galiano. On remarque le rôle central de
Pasquale Mirra (vib), la fonction complémentaire d’Achille Succi (bcl)
et le jeu coloriste de Roberto Rossi (dm, perc).
Sur le plan de
la recherche de nouveaux langages, le quintette de Mary Alvorson est
une pointe de diamant dans le jazz contemporain. Dans l’écriture dense,
caractérisée en partie par des encastrements de thèmes géométriques, de
lignes asymétriques et apparemment désarticulées, on perçoit (par les
traits) l’empreinte du maître Braxton.
Sur le solide ancrage de
John Hébert (b) et sur les figures sèches et abstraites scandées par
Ches Smith (dm) se poursuivent les phrasés parallèles de Jon Irabagon
(as), Jonathan Finlayson (tp) et de la guitare qui insère des fragments
essentiels et acérés de distorsions d’origine rock. Il en résulte des
collectifs où tous paradoxalement apparaissent comme des solistes sans
l’être réellement.
Le
duo Garrison Fewell (g) – Boris Savoldelli (voc) oscille entre une
spiritualité retenue – qui contient des dédicaces à Albert Ayler et Roy
Campbell et des vers de «Cosmic Equation» de Sun Ra – et une expérience
mimétique vocale, qui joue souvent sur des cellules rythmiques et sur
les ressources fournies par le Delay. L’arrangement de « Dear Prudence »
des Beatles en est un exemple criant, où les stratifications des voix
font fonction de contrebasse, deux violons, deux violoncelles, deux cors
anglais et un hautbois. D’autre part une ample gamme de nuances redonne
une nouvelle sève tant à «You Don’t Know What Love Is» qu’à «Perfect
Day» de Lou Reed.
Le festival a accordé plus
de place aux trios. Tino Tracanna propose des thèmes fortement
structurés, avec des espaces libres et une grande respiration. Sa
conception doit autant à Ornette Coleman, qu’aux trios de Joe Henderson
et Paul Motian, spécialement dans les morceaux ouverts posés sur tempo
libre. Certaines veines sanguines du ténor rappellent le premier Archie
Shepp, tandis que le phrasé complexe et acéré du soprano rappelle David
Liebman. Vittorio Marinoni (dm) et Giulio Corini (b) avec un coup
d’archet dense et des lignes fluides et enveloppantes, épaulent Tracanna
dans leur intense dialogue.
Avec
Michel Godard et Patrice Héral, Christof Lauer forme un trio réellement
paritaire. Doté d’une charge expressive notable, Lauer (ts, ss)
développe de longs parcours en de véritables rideaux de sons,
travaillant sur les dynamiques et leurs harmoniques, développant ainsi
d’une autre façon la matrice coltranienne. Godard construit de
puissantes architectures au tuba, des spirales sinueuses avec le
serpent, et de solides soutiens rythmiques à la basse électriques ;
Heral superpose d’abondantes polyrythmies et couleurs.
De
l’approche de James Brandon Lewis (ts) émanent à la fois une force
intérieure et spirituelle. Dans le son et le phrasé on trouve le souffle
de Coltrane, le sens du blues de Dewey Redman, l’impétuosité
destructrice de Ayler et Shepp. Toutefois, Lewis développe tous ces
éléments dans une synthèse originale qui dérive souvent de l’élaboration
méticuleuse (et à traits obsessifs) de cellules rythmiques et de
motifs en parfaite symbiose avec Max Johnson (b) et Dominic Fragman
(dm). La déstructuration de «Somewhere over the Rainbow» se révèle
exemplaire en ce sens. L’infrastructure de gospel et spirituals est
palpable aussi dans certaines courbes amples et mélodiques, tant dans la
dissection de «Swing Low, Sweet Chariot» que de «Sometimes I Feel Like a
Motherless Child».
Dans le dernier des trois événements
au Teatro Comunale, Avishai Cohen (b) a mis en avant un interplay
constant et fécond avec Nitai Hershkovits (p) et Daniel Dor (dm): une
interaction qui prévoit de continuels changements de rôle, malgré la
tendance du leader à centrer les exécutions sur lui. Du reste, les
thèmes sont architecturés de façon harmoniquement impeccable, dotés d’un
exquis sens mélodique et d’un développement fluide et jamais
prévisible. Dans l’installation modale de nombreux morceaux ils
développent en fait des échelles typiques de la musique hébraïque, du
domaine moyen-oriental et d’origine judéo-espagnole. Finalement, sur le
plan délicieusement technique, l’aisance de Cohen dans le phrasé, et la
capacité de Hershkovits d’élargir les noyaux harmoniques, sont
impressionnantes.
Parmi les autres concerts du Comunale, la
coréenne Yun Sun Nah offre un exemple de vocalité à ronde-bosse :
autodiscipline inflexible, contrôle total de l’improvisation, technique
d’origine classique qui lui permet de couvrir un vaste spectre
d’octaves, capacité formidable de glisser des registres graves et
grotesques à des passages d’une pureté cristalline. A noter l’accord au
point de vue rythmique avec Ulf Wakenius (g) comme sur «Hurt», morceau
des « Nine Inch Nails » rendu célèbre par une émouvante version de
Johnny Cash. Dans le cadre d’un répertoire hétérogène – comprenant aussi
du folklore coréen, suédois et anglais – il faut mettre en avant le
rôle de Vincent Peirani (acc) et Simon Tailleu (b).
Avec Greg
Leisz (g, pedal steel), Tony Scherr (b) et Kenny Wollesen (dm), Bill
Frisell poursuit son exploration proverbiale au sein de la tradition
populaire américaine. L’essence jazzistique est réduite à l’os et se
manifeste plutôt dans la façon de moduler le son et de traiter les
dynamiques. Dans les croisements à travers les guitares on trouve de
nettes influences country et des éléments du premier rock-and-roll,
spécialement par ses liens avec le rythm-and-blues. Bien que plaisante,
cette dialectique finit par freiner (et par moments aplatir) la
rythmique. On apprécie les meilleurs résultats sur les tempos très lents
et dans les franges d’où émerge le blues.
La chaleureuse réponse
du public, que ce soit à ceux-ci ou à d‘autres événements, atteste la
qualité de l’offre : riche, variée, mais jamais soumise aux logiques du
marché.
Enzo Boddi Traduction : Serge Baudot
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Bruxelles, Belgique
Saint-Jazz-Ten-Noode, 12-13 septembre 2014
Marni
Jazz à Ixelles, Toots Festival à La Hulpe (CR à lire par ailleurs),
Jazz At Home à Malines et Saint-Jazz-ten-Noode à Saint-Josse! Quatre
festivals le même week-end à Bruxelles et alentours! Il y avait de
quoi paniquer pour les organisateurs et s’arracher les cheveux pour les
spectateurs! Et pourtant, à Saint-Josse comme à La Hulpe, où nous
étions, le succès fut garanti.
Saint-Jazz,
d’abord: Jean Demannez n’est plus le Bourgmestre de la petite commune
de Saint-Josse-ten-Noode. Rivalités politiques obligent: exit la place
communale où se tenait le festival convivial. Néanmoins et fort
heureusement, Jean reste le Président du Centre Culturel Le Botanique
mais aussi l’Administrateur Délégué de la Jazz Station qu’il a créée en
2005 (Jazz Hot n°623). C’est donc à la Jazz Station et au
Botanique que le festival prend dorénavant ses quartiers. Nous étions à
la J.S., le vendredi soir, pour écouter, serrés comme une centaine de
frites dans un cornet : la première soirée de la29e édition de ce sympathique rendez-vous de la rentrée artistique.
Le LG Jazz Collective, dirigé par Guillaume Vierset (g), s’est petit à petit fait une sérieuse réputation depuis le trophée des Jeunes Talents
des Leffe Jazz Nights 2012 ; avec quelques changements de personnel
mais aussi en élargissant son répertoire à des compositions écrites par
des jazzmen belges qui ne sont pas que liégeois. Ainsi «Toscane» de
Philip Catherine, «Jazz At The Olympics» de Nathalie Loriers,
«Carmignano» d’Eric Legnini et un très beau «A» de Lionel Beuvens. La
rythmique est désormais constituée d’Igor Gehenot (p), Félix Zurstrassen
(b, eb) et Toni Vitacolonna (dm) qui remplace Antoine Pierre parti se
faire les dents à New York. Les solistes sont Jean-Paul Estiévenart (tp,
flh), Laurent Barbier (as), Steven Delannoye (ts) et Guillaume Vierset
(g), auteur de la plupart des arrangements. joliment structurés (5/7
sur «Nick D»), distribuent les solos mettant en valeur chaque
instrumentiste : fougue de Laurent Barbier (as) sur le tube Nathalie
Loriers : «Jazz At the Olympics», profondeur de Steven Delannoye (ts)
sur «Grace Moment», hardiesses de Guillaume Vierset (g) sur «Toscane» de
Philip Catherine, solo de basse (« The End Is Always Sad ») et de
basse-électrique pour Félix Zurstrassen ; chabadas de biais à la
high-hat par Toni Vitacolonna (dm) sur «Positive Mind» ; sons étranglés,
modulés, de Jean-Paul Estiévenart (tp) sur le même «Positive Mind» ;
changements de tempo sur « The End Is Always Sad » ; question-réponse
entre Steven Delannoye (ts) et Laurent Barbier (as) sur «Carmignano» ;
ensemble ténor-guitare sur «New Feel»… La musique tourne, assurée et
joyeuse et la foule exulte, consciente qu’elle assiste là à la
prestation des meilleures musiciens de la dernière génération.
En
seconde partie, Sal La Rocca Band. Le contrebassiste belgo-sicilien
propose l’essentiel de son dernier album paru chez Igloo : «It Could Be
The End». Petit frère de la flibuste, Lorenzo Di Maio (g) explose à
nouveau son talent dès le premier thème : «Insomnia». L’influence de
Scofield est présente mais l’approche est un peu moins rockisante, plus
chantante, comme sur «Bluemondo» et sur cette belle valse «Stand
Point». Jouxtant le Royaume des Deux-Siciles, l’onde s’offre aux marins
bataves; Hans van Oosterhout (dm) d’abord, dont on ne se lasse pas
d’apprécier le travail aux balais («Osuna») - ici comme à La Hulpe, le
lendemain, avec Philip Catherine. Mete Erker, Hollandais virevoltant et
souriant, assure au ténor («Season Heat») et au soprano («Crescent»).
Remplaçant de Jacques Schwarz-Bart parti solliciter les vaudous
haïtiens, il est magnifique lorsqu’il relit Coltrane. Rêveur, modeste
mais efficace : Pascal Mohy (p) est surprenant d’inventivité quand il
sort de son apparente torpeur («Insomnia», «Osuna»). Compositeur et
leader, Sal La Rocca (b) impose ses tempos, distribue les solos et fait
tourner (guitare + ténor + piano sur «It Could Be the End»). Ca balance
full of afterbeat ; Sal et son saxophoniste ne se privent d’ailleurs pas
de ponctuer et danser, le sourire aux lèvres (solo de basse sur
«Bluemondo»). C’est beau, c’est très bien et ils le savent, puisqu’en
réponse à nos applaudissements ils jouent en bis une dernière compo :
«Evidence». Cette soirée fut terrible! Satisfaction! Oh Yeah!
Jean-Marie Hacquier Texte et Photo © Jazz Hot n° 669, automne 2014
Buis-les-Baronnies, Drôme
Parfum de Jazz, 11 au 23 août 2014
Once Upon a Time,
album enregistré en 1966 par Earl Hines avec l’orchestre de Duke
Ellington, était un conte musical. Parfum de Jazz l’est également; car
l’aventure de ce festival, pas tout à fait comme les autres, pourrait,
tout aussi bien, commencer par «Il était une fois…»; quand au tout début
des années 1970, une bande de copains, étudiants déjà drivés par un
invétéré agitateur culturel nommé Alain Brunet, originaire de la région,
est venue installer sa «fanfare» pour vivre ses vacances à Buis. Il
faut dire que ce coin de la Drôme provençale, au bord de l’Ouvèze, est
superbe. Cet affluent du Rhône, qui n’en est pas moins un torrent de
montagne venu des Préalpes, traverse les Baronnies en provoquant avec
ses crues d’automne, comme en 1992 et 2002, les catastrophes qu’on sait à
Vaison-la-Romaine. Entouré de vignobles, d’oliveraies et des champs de
lavandes, Buis-les-Baronnies, capitale du tilleul, est un village de
caractère au passé brillant et riche de témoignages. Les habitants y
sont accueillants. En été, les paysages, tout droit sortis des féériques
tableaux provençaux de Pierre-Auguste Renoir en ses dernières années de
vie, ne manquent pas d’attirer de nombreux vacanciers amoureux de la
randonnée dans ces panoramas évoquant la Toscane vallonnée du Val
d’Orcia près de Montepulciano, aux confins de l’Ombrie; même les adeptes
de la varappe y trouvent leur bonheur avec le rocher de Saint-Julien et
les nombreuses dentelles qui l’entourent. L’endroit est admirable et
fleure bon les vacances tendres et poétiques des films du fiston, Jean, Partie de Campagne, A nous la liberté! Dans
ces conditions, vous comprenez que des fidélités se soient créées, que
les amitiés se soient nouées. Et, l’âge aidant, certains ont fini par
s’y installer et y organiser ce qui autrefois n’était qu’occasion. En
sorte qu’en 1998, ce qui n’était qu’informel devint association; Parfum de Jazz,
structuré dans la bonhomie par un président «sous-préfet aux champs» –
espèce en voie d’extinction – qui, même en situation de responsabilité,
ne renonça jamais à taquiner le piston pour le plaisir – excellente
pratique contre le stress des fonctions dévorantes les soirs de
solitude. Accompagné par une équipe soudée et mobilisée de cinquante
bénévoles affables et empressés, il a trouvé en Jean-Pierre Buix,
l’ancien et maintenant en Sébastien Bernard, le tout nouveau maire du
village, en Rodolphe Pesce, actuel Président d’honneur de la
manifestation, ex-député de la 1e circonscription
de la Drôme, Maire de Valence pendant deux décennies (1977-1997) et
président de la Commission de la Culture à l’Assemblée nationale en
1981, des alliés de poids et de choix, convaincus de la nécessité d’une
véritable action culturelle en milieu rural. Depuis trois ans, la
manifestation a été étendue à plusieurs autres localités des Baronnies:
Saint-Ferréol-Trente-Pas, Montbrun-les-Bains, La-Garde-Adhémar,
Saint-Paul-Trois-Châteaux et Tricastin. Cette 16e édition de Parfum de Jazz a présenté l’œuvre de Duke Ellington dans sa diversité à l’occasion de la commémoration du 40e
anniversaire de sa mort. Quatre-vingt musiciens ont donné une dizaine
de concerts payants et autant de gratuits pour animer les lieux publics
fréquentés par une assistance aussi nombreuse que variée. Ce fut une
grande réussite.
Le
13 août la chanteuse Sylvia Howard, originaire d’Indianapolis (Indiana,
USA), était invitée en compagnie du Black Label Swinget. Pour raisons
météorologiques-le froid n’épargna rien ni personne –, tous les concerts
en soirée se tinrent donc dans la Salle des Fêtes de La Palun. C’est
avec cette formation, ici amputée de son directeur artistique et
arrangeur (le saxophoniste Christian Bonnet empêché pour raison de
santé), qu’elle avait en 2012 enregistré l’album Now or Never (Black & Blue 767 2, Jazz Hot
n° 662). Comme dans son opus, elle interpréta des pièces du répertoire
ellingtonien accompagnée par Jean-Sylvain Bourgenot (vtb), José Fallot
(eb), André Crudot (dm) et Philippe Milanta (p), maître es-Ellington:
«Take the 'A' train» (Billy Strayhorn-1941), «Mood Indigo» (Barney
Bigard, Duke Ellington, Irving Mills-1930), «Just a Lucky So and So»
(Duke Ellington, Mack David-1945), «I’m Beginning to See the Light»
(Duke Ellington, Johnny Hodges, Harry James, Don George-1944), «Don’t
Get Around Much Anymore» (Duke Ellington, Bob Russell-1942), «Rocks in
My Bed» (Duke Ellington, 1941) mise à l’honneur par Ella Fitzgerald dans
son album Ella Fitzgerald Sings the Duke Ellington Songbook en 1958. Elle termina avec Caravan (Juan Tizol, Duke Ellington, Irving Mills-1936) avant d’enchaîner sur un double bis
avec Alain Brunet (tp) déchainé sur la profession de foi du maestro en
matière de jazz, «It Don’t Mean a Thing if You Ain't Got That Swing»
(Duke Ellington, Irving Mills-1932), puis sur «It Alright OK You Win»
(Sid Wyche, Mayme Watts), un blues basien enlevé à souhait, renforcé par
la présence de Daniel Barda (tb), au style toujours aussi chaleureux.
Malgré le froid, l’ambiance était chaude, et Sylvia donna de sa personne
avec beaucoup de conviction, arpentant la scène sans se ménager. Les
musiciens jouèrent le jeu, Bourgenot donnant la réplique à la chanteuse
très enjouée. L’absence d’une vraie contrebasse ôta quelque peu de la
profondeur à la section rythmique dans laquelle le pianiste donna la
couleur ellingtonienne à la performance. Soirée festive et joyeuse
applaudie par un nombreux public.
Les spectateurs restèrent pour assister à la projection du très intéressant film de Per Fly, Valse pour Monica-Monica
Z (2013), consacré à la chanteuse suédoise, Monica Zetterlund. Au-delà
de l’histoire personnelle tourmentée de la chanteuse (qui est morte
brulée dans son appartement de Stockholm le 12 mai 2005 pour n’avoir pu
s’échapper du fait de son handicap), l’éclairage en arrière plan de la
société suédoise, notamment de la scène jazzique et plus largement de la
conception de la culture populaire de ce pays dans les années 1960, y
est saisissant; invoquant une réflexion imaginaire de la «First Lady of
the jazz», Monica aurait été l’initiatrice de la conception autocentrée
de l’art, particulièrement sur l’utilisation de la langue suédoise et de
la production nationale en matière de jazz. N’en existent pas moins les
mesures protectionnistes renforcées que nous lui connaissons, qui
rendent maintenant l’entrée des musiciens étrangers particulièrement
difficile dans ce pays.
Le jeudi 14 commença tôt: à 11h
par deux apéros swing publics et gratuits. Le premier se tint place du
Quinconce, avec l’Open in Jazz Big Band, une formation d’aveugles et de
mal voyants dirigés par Eric Gesland; cet ensemble est soutenu par
l’ARPEJEH, association qui œuvre à la l’insertion des handicapés. Il
donna des arrangements de «Work Song», «Over the Rainbow»… La formation
fut rejointe par la chanteuse Liza Del Mar. Le public, sensibilisé par
cette opération, ne manqua pas de manifester plus que de l’enthousiasme,
de la reconnaissance. Le second, à la terrasse du Saint-Julien,
regroupait un All Stars composé de Prince Lawsha (voc), Tony Russo (tp),
Jean-Sylvain Bourgenot (vtb), Baby Clavel (as), Christian Mornet (p),
Alexandre Bès (b) et Hidehiko Kan (dm). Dans un numéro d’ubiquité
surréaliste, Alain Brunet (tp) réalisait des prouesses pour manifester
sa présence active sur les différentes scènes. Ce groupe, très au point
et de belle tenue, a régalé le public en interprétant «Just Friends»,
«How High the Moon» puis «Over the Rainbow», «East of the Sun and West
of the Moon» et «Nearness of You» (Prince). Lawsha, avec sa belle voix
de baryton, Russo, très en verve, et Mornet, inventif, ont été
remarqués. Les musiciens furent longuement applaudis par l’assistance
qui ne les laissa partir qu’à regret.
A 18h30, après un mini
récital donné par Open in Jazz Big Band, une réception était organisée
par le Conseil Général de la Drôme dans les Jardins de l’Hôtel de ville
en présence de sa Vice-Présidente et également du Maire, Sébastien
Bernard, de l’ancien député, Rodolphe Pesce, et de plusieurs autres
personnalités locales, dont le DRAC de la Région Rhône-Alpes,
Jean-François Marguerin. En conclusion, des multiples interventions
retraçant les moments importants de l’action culturelle dans les
Baronnies, ce dernier fit un exposé saisissant de pertinence sur la
situation de la culture dans la société française actuelle et sur les
indispensables réorientations politiques, notamment vers la redécouverte
indispensable des très nombreux milieux d’amateurs.
A 21h, le
concert consacré aux voix féminines commença avec le Duo Jöak de Roxanne
Perrin (voc) et Jean-Pierre Almy (b), groupe résidant en Rhône-Alpes.
Le répertoire empruntait à toutes les sortes de musique: chanson
française («Göttingen»-Barbara ou Léo Ferré «Des Armes» extrait des
Lamentations devant la porte de la Sorbonne de 1968), chanson
brésilienne en passant par Bjork comme aux catalogues américains
(«Summertime», de l’opéra Porgy and Bess de G. Gershwin aussi bien que
celui des standards de Broadway, «Softly as in a Morning Sunrise», ou
d’Ellington réinterprété dans un idiome totalement différent –
«Caravan», «In a Sentimental Mood», «It Don’t Mean a Thing», «African
Flowers»). Car ce concert – nous sommes bien dans une présentation
musicale et non dans un spectacle – ne relève en aucune façon de la
syntaxe et/ou de la grammaire du jazz. Le travail de ces deux artistes
n’en fut pas moins remarquable dans la relecture des œuvres:
intelligente, fine et subtile. Il fit montre d’un sens rare de la poésie
dégageant une fraîcheur non feinte… Et le public, attentif à cette
élégance sans affectation, a suivi l’itinéraire de ce duo dans un
silence religieux. Roxanne, qui pratique également divers instruments de
percussion en vraie musicienne, chante fort bien et juste, avec une
mise en place très rigoureuse. Sans être une cantatrice, elle sait
utiliser sa voix à laquelle elle donne les inflexions désirées; du suave
à l’agressif et parfois en contre-emploi avec les paroles («Des
Armes»). Jean-Pierre Almy est le Pygmalion de cette œuvre; avec sa
contrebasse, dont il maîtrise parfaitement les ressorts et les
ressources, il guide sa partenaire en des voies/voix où elle n’aurait
peut-être jamais osé ou cru pouvoir s’aventurer. Ce fut tout simplement
très beau.
Virginie
Teychené Quartet a poursuivi. Rupture esthétique. Nous étions entrés
dans l’univers du jazz avec son langage propre, tant dans la rythmique
que dans la poétique, avec ses critères de musicalité originaux. Soirée
Ellington oblige, elle évita la cassure brutale en commençant sur le
tempo modéré et les inflexions délicates de «I Ain’t Got Nothing but the
Blues» (Duke Ellington, Don George), une composition de 1944. Suivit
une version très originale de «Take the A Train». Ce fut ensuite une
voluptueuse version de «Prélude to a Kiss» (Duke Ellington, Irving
Gordon, Irving Mills-1938) toute en sensualité retenue. «Tight» (Betty
Carter-1975) interrompit le répertoire ellingtonien avant que la
chanteuse ne proposât un intermède brésilien, dans lequel elle explora
les différentes facettes de cette chanson populaire: espiègle en duo
voix/batterie (Jean-Pierre Arnaud lui donna une réplique toute en
finesse sur «Doralice» – Antonio Almeida, Dorival Caymmi-1945);
poétique, en duo voix/piano (Stéphane Bernard y ajouta une belle
profondeur sur «Modinha», Carlos Jobim, Vinicius de Moraes-1958);
douceur lascive du trio sur «Fotografia» (Carlos Jobim-1959); ou
murmures langoureux de «Chovendo Na Roseira» [«Double Rainbow»] (Carlos
Jobim, Eumir Deodato-1971). Virginie revint à Ellington avec une pièce
composée par lui pour la bande originale du film d’Otto Preminger, Anatomy of a Murder (1959);
en 1960, Peggy Lee y a mis des paroles piquantes, «I'm Gonna Go
Fishing»; interprétation espiègle et pleine de swing, au cours de
laquelle Stéphane Bernard prit un bon chorus. Elle enchaîna sur une
belle version de «Bless My Soul», adaptation d’Eddie Jefferson en 1962
de «Parker Mood» (Charlie Parker-1948). Elle termina sa prestation avec
un scat impressionnant sur «I Got the Blues», également adapté par Eddie
Jefferson (1965) sur la composition de Lester Young, «Lester Leaps in»
(1940). La chanteuse fut formidable, et ses accompagnateurs étaient «aux
petits oignons» pour elle. Un quartet remarquable de cohésion, de
cohérence et de complicité musicales salué par de longs de rappels. Elle
commença son bis par une magnifique exposition a capella du
superbe thème de Billy Strayhorn, «Lushlife» (1936). Ensuite, le trio
entra et l’accompagna dans une interprétation aussi dépouillée
qu’émouvante; sous le charme de sa voix, le public retint son souffle.
Après ce moment intense, salué comme il se doit, elle invita Alain
Brunet à se joindre à eux; il piaffait d’impatience en coulisses avec
son instrument. Après une exposition du thème et un premier chorus scaté
par elle dans la grande tradition, ils se lancèrent dans un endiablé et
swingué «Cottontail» (Duke Ellington, Jon Hendricks-1940 et 1962). En
fait, Alain délaissa assez vite sa trompette pour le scat en duo, aussi
désopilant que festif. Le public qui, plus d’une heure durant, avait été
envouté par le chant superbe, la musicalité et les prouesses vocales de
l’artiste, applaudit à tout rompre dans une standing ovation cette fin aussi libérée qu’inattendue.
L’apéro
swing du vendredi 15, vit l’Open in Jazz reprendre et développer, place
du Quinconce, le répertoire des jours précédents et les arrangements
nouveaux sur les succès de Ray Charles ainsi que sur des thèmes
d’Ellington, fil d’Ariane de cette 16e édition. Le public était ravi; il a longuement applaudi ces musiciens de la nuit.
A
La Palun, la soirée débuta avec un trio ténor/orgue/batterie, constitué
pour l’occasion par des musiciens de la région. Sound of Love
comprenait Vincent Audigier (ts), Olivier Truchot (org) et Manhu Roche
(dm). Le set commença en douceur avec une pièce peu souvent jouée et
tout en nuances, «All too Soon» (Duke Ellington-1940); beaucoup de
sensibilité dans un langage lyrique. Il y eut une rupture de ton avec
l’interprétation complètement déconstruite de «Cottontail» par le ténor;
c’était enlevé dans le tempo – on ne pouvait s’attendre à moins de la
part d’un lièvre –, fort dans la manière et sans complaisance pour le
compositeur, même lorsqu’il retrouva ses lapereaux en fin de partie! «Ça
dégage les sinus» se contenta-t-il de commenter. En tout état de cause,
le soliste assuma et ne posa pas de lapin au public, tant s’en faut!
Suivit «Angelica», pièce composée par Duke pour sa session de Money Jungle
avec John Coltrane (Jimmy Garrison, Elvin Jones-Englewood NJ, le
26/09/1962); les trois musiciens ont choisi de n’en conserver que
l’ornementation «rumba» de l’exposition dans sa version originale, d’où
le ton latin jazz de ce morceau. L’extrait du Second Sacred Concert,
enregistré début 1968, «Heaven», qui suivit fut selon l’ASCAP composé
en 1967 par Duke (ou par Billy «Swee Pea» Strayhorn?). La pièce, d’une
haute spiritualité, peut, par sa douceur aux harmonies strayhorniennes
(Swee Pea n’est mort que le 31 mai 1967) peu fréquentes chez le Duke,
donner l’illusion d’une authentique ballade; après la partie chantée par
Alice Babs, le solo de saxophone était dans l’enregistrement original
confié à Johnny Hodges; Audigier interpréta d’ailleurs cette pièce dans
un esprit «webstérien». «Love You Madly» (Duke Ellington, Billy
Strayhorn-1950), dans une lecture de Tommy Flanagan pour Ella Fitzgerald
(dont il fut longtemps le pianiste), fut envoyé avec grâce et
volubilité. Swee Pea fut une nouvelle fois à l’honneur avec «Johnny Come
Lately» (1942) ainsi qu’en bis, avec «Rain Check» (Billy
Strayhorn-1941) sur tempo caraïbe type calypso. Audigier est un héritier
de Wayne Marsh mais, par son énergie, il évoque souvent Joe Lovano. Il
possède un discours d’une grande clarté, même dans les exercices les
plus «acrobatiques» («Cottontail»). Truchot est un musicien fin et
habile; ses arrangements servent le collectif en mettant en valeur le
talent de chacun. Lui-même, possède une belle maîtrise de l’univers de
l’orgue. Quant à Roche, il a sut donner à l’ensemble une solide assise
rythmique. Un moment plein.
Pour
sa présentation de Duke Ellington à Charlie Parker, Dmitry Baevsky (as)
s’était entouré d’Alain Jean-Marie (p), Fabien Marcoz (b) et de Bernd
Reiter (dm). Il entama son programme avec «I Let a Song Go Out of My
Heart» (Duke Ellington-1938), sur les harmonies duquel le maestro écrira
«Don't Get Around Much Anymore» en 1942: tempo enlevé et ton
jubilatoire. Extrait de la Far East Suite, «Mount Harissa» (Duke
Ellington, Billy Strayhorn-1966), dont l’objet est de rendre compte de
l’univers mystique de cette partie du Liban, fut prit, comme dans la
version originale par Paul Gonsalves, sur un tempo empruntant à
l’orientalisme: l’exotisme se loge où l’on souhaite. L’esprit en fut
respecté dans le langage prolixe de l’altiste, le pianiste en soulignant
au contraire le ton dépouillé du Duke. «Feeling of Jazz» (Duke
Ellington, Bobby Troup-1962) fut composé à l’occasion de la session avec
Coltrane; dans cette version, dernière face de l’album, la section
rythmique très classique assurée par Aaron Bell (b) et Sam Woodyard(dm)
accompagnait un John Coltrane apaisé jouant le blues. Dmitry, lui, en
prit le contre-pied: le caractère tourmenté de la pièce fut rendu par un
traitement baroque au moyen de son mode d’expression échevelé. «Upper
Manhattan Medical Group» (Billy Strayhorn-1956) fut certainement la
pièce la plus aboutie dans/par l’interprétation de ce quartet en cette
soirée. Rappelons que «UMMG» fut une façon de conjurer la mort, que Swee
Pea de santé fragile depuis sa naissance redoutait pour l’avoir si
souvent côtoyée; elle fut par lui composée pour remercier l’équipe
médicale qui soigna Duke et célébrer sa sortie de l’hôpital en 1956. Ses
harmonies inspirées de l’univers modern jazz se prêtèrent fort bien au
traitement de ce quartet à la culture bebop affirmée. «Tonight I Shall
Sleep With a Smile on My Face» (Duke Ellington-1943), qui s’inscrit dans
la période que certains «ellingtomaniacs» nomment Pastel Period
(comme «Moon Mist»-1941), fut créé par l’orchestre à l’Hurricane
Restaurant de New York en 1943. Le thème fut repris par le tromboniste
Tommy Dorsey en 1945 lors de sa session avec Duke. Il ne fut rejoué
qu’une seule fois en 1969 par le maestro en formation réduite. Cette
interprétation n’avait pas le lyrisme de l’enregistrement original;
Dmitry insista sur l’originalité de l’harmonisation de la pièce
(soulignée par le pianiste), quand Alain dans son chorus est revenu à
une lecture mélodique plus littérale du thème. «Smada» (Billy
Strayhorn-1950), une des rares faces courtes des Masterpieces dans
laquelle Strayhorn tient le piano de l’orchestre, fait référence à
l’univers swing des big bands du début des années 1940. La structure, en
forme de double leitmotiv, permit à Dmitry de faire admirer son aisance
instrumentale; en revanche, Alain usa, dans sa propre partie, d’une
manière très épurée. L’orchestre termina sa prestation sur une énième
version de «Caravan». Ce quartet, où la rigueur de la mise en place de
Fabien Marcoz et le soutien rythmique du batteur furent remarquables,
mit en évidence la virtuosité instrumentale de Dmitry et la culture
jazzique toute parkérienne de Baevsky, hormis la face bluesman de Bird.
L’urgence juvénile du saxophoniste tranchait avec la sérénité d’Alain
Jean-Marie, musicien mature, dont le style, sans ornementation inutile,
tirait son intensité de l’exploration systématique de la structure même
des thèmes. Deux lectures, deux faces de la musique: ombre et lumière du
jazz. Ça fonctionna fort bien.
Samedi midi 16 août,
dernier jour des festivités à Buis, l’apéro swing se tint encore place
du Quinconce en présence d’un très nombreux public. Le Parfum de Jazz
All Stars opéra. Tony Russo (tp), Daniel Barda (tb), Baby Clavel (as),
Christian Mornet (p), Alexandre Bès (b) et Hidehiko Kan (dm) étaient
présents, mais également la chanteuse Liza Del Mar ainsi que Prince
Lawsha toujours aussi baryton mais aussi, exceptionnellement, en tant
que batteur. Le groupe reçut le renfort d’Alain Brunet (tp) pour
quelques morceaux. Répertoire de standards mais également de classiques
du jazz. Pendant plus de deux heures, les spectateurs, qui assistaient à
un excellent concert, eurent l’occasion de manifester leur joie en
applaudissant sans retenue les musiciens contents de la fête. Le soir,
au même endroit, à l’heure de l’apéro swing, ce furent les musiciens de
PSM Expérience, un jazz fusion, avec Dominique Bernard (s), Patrick
Avias (g), Nicolas Leseigneur (b) et un jeune batteur de 14 ans, Joseph
Leseigneur, qui se lançaient sur les traces de Miles Davis, Herbie
Hancock… L’assistance, plus familiale, ne bouda pas son plaisir.
La
soirée, qui clôturait le festival 2014 à Buis-les-Baronnies, se tint
dans une Salle des fêtes de la Palun archicomble; malgré le froid, de
très nombreux spectateurs acceptèrent de prendre place en extérieur pour
suivre la Nuit Duke Ellington proposée par le Laurent Mignard Big Band
Duke Orchestra. Après des péripéties ferroviaires ubuesques, tous les
musiciens étaient présents à l’heure dite. Votre serviteur fut invité,
sur la demande du Président Alain Brunet, à présenter ce concert
consacré à l’œuvre de Duke Ellington au cours duquel avait été souhaité
que fût interprété «Concerto for Cootie». Après le bref exposé d’une
dizaine de minutes en présence des membres de l’orchestre, Laurent
Mignard reprit la baguette et la direction de sa formation pour un
concert, en deux parties, de plus de deux heures. La formation, qui a
connu quelques changements depuis un an, était composée de Richard
Blanchet, Sylvain Gontard, Jérôme Etcheberry et Benjamin Belloir (tp);
Michaël Joussein, Michaël Ballue et Jerry Edwards (tb); Didier Desbois
(as), Aurélie Tropez (cl), Fred Couderc (ts, ss), Geoffroy Gesser (ts),
Philippe Chagne (bs); Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b), Julie
Saury (dm) et Laurent Mignard (cond). Comme à son habitude en bon MC,
Laurent présenta avec humour et précision les pièces interprétées et les
solistes. La première partie commença, comme il se doit, avec
l’indicatif de l’orchestre de Duke, «Take the 'A' Train» (1941) composé
par Billy Strayhorn. On enchaîna avec «Don’t Get Around Much Anymore»
(Duke Ellington-1941) qui permit de présenter un musicien de chaque
section de l’orchestre: Michaël Joussein (tb), Philippe Chagne (bs),
Jérôme Etcheberry (tp), Geoffroy Gesser (ts) et Aurélie Tropez (cl).
Mignard laissa l’assistance dans l’expectative d’une curiosité,
l’arrangement de Billy Strayhorn sur la composition de Sacha Distel, «La
belle vie», standardisée dans sa version américaine, «The Good Life»;
Didier Dubois (as) s’y est fait remarqué. Suivit une excellente version
de «In a Mellow Tone» (Duke Ellington-1940) avec deux belles
interventions d’Etcheberry (tp) et Desbois (as). Ce fut alors le moment
tant attendu de «Concerto for Cootie» (Duke Ellington-1940). Cette pièce
difficile et délicate dans sa mise en place, est un authentique chef
d’œuvre de la musique tant dans la perfection de son écriture que dans
l’interprétation de Cootie Williams (tp). Elle est peu souvent
interprétée par les trompettistes; elle fut surtout connue dans sa
version chantée, notamment par Al Hibbler avec Duke en 1944 et plus tard
dans sa version de référence par Ella Fitzgerald, sous le titre «Do
Nothing Till You Hear From Me» après avoir reçu des paroles de Bob
Russell en 1943. Malgré quelques petits détails, Jérôme Etcheberry (tp)
la joua magnifiquement avec beaucoup de feeling et un grand lyrisme dans
sa version de référence enregistrée du 15 mars 1940. Le public l’a fort
justement et longuement applaudi. L’orchestre donna ensuite la
composition de Duke et Juan Tizol «Caravan» (1936), dans son
orchestration de 1946 au Carnegie Hall. Avec beaucoup de talent et une
belle réussite, Couderc et Gesser mirent un point d’honneur à relever le
défit de Ben Webster, Paul Gonsalves et consorts sur «Cotton Tail»
(1940). Puis, à l’exemple du saxophoniste baryton Harry Carney dont
c’était le morceau de bravoure, Philippe Chagne (bs) fut le soliste de
«Sophisticated Lady» (Duke Ellington-1933): belle mélodie interprétée
très classiquement avec une grande sensualité. Et l’orchestre enchaîna
avec un «Things Ain’t What They Used to Be» jubilatoire, cher au Rabbit,
avec des chorus bien envoyés de Didier Desbois (as). Dans
l’orchestration de 1959, Bruno Rousselet (b) reprit le principe du solo
concertant avec orchestre dans un chorus d’une grande clarté sur la
composition de Duke et Swee Pea «Satin Doll» (1953). La première partie
se termina sur un medley classique du maestro «Kinda Dukish»
(Ellington-1953)/ «Rockin’ Rhythm»(Duke Ellington, Harry Carney-1930)
mené de main de maître par Philippe Milanta en verve, relayé par Aurélie
Tropez, Michaël Joussein et Richard Blanchet. Le public, qui avait été
régalé, a longuement applaudi. Après l’entracte «généreusement
octroyé à l’assistance» par le MC, la seconde partie explora un
répertoire moins connu et surtout musicalement plus élaboré, emprunté
pour l’essentiel à la Far East Suite. Le premier thème, «Skin
Deep» (1951) fut composé par le batteur Louie Bellson lorsqu’il faisait
partie de l’orchestre du Duke. Dans la discrétion mais avec beaucoup
d’autorité, Julie Saury fit merveille sur ses tambours. Ce fut ensuite
les quatre mouvements de l’œuvre écrite par Duke et Billy à l’occasion
de leur mission de diplomatie culturelle au Proche et Moyen-Orient pour
le compte du State Department en 1963: «Mount Harissa» (solo
lascif de Frédéric Couderc); «Bluebird of Dehli» (solo délicieusement
poétique d’Aurélie Tropez); «Amad» aux accents orientalistes
réinterprétés; Didier Desbois (as) évoqua les mystères de l’Orient
mythique dans une version bien sentie d’«Isfahan». Sylvain Gontard fit
découvrir une partition rarement jouée de la Degas Suite,
extraite d’un court métrage documentaire consacré au peintre, «Daily
Double» (Ellington-1968). Philippe Milanta subjugua l’assistance avec un
solo intense d’inspiration debussyste, «The Single Petal of Rose»
(Ellington; Strayhorn-1959), pièce à l’origine dédiée à Elizabeth II au
début des années 1950 et qui fut plus tard intégrée à la Queen Suite.
L’orchestre termina sa prestation avec l’indicatif, «Take the 'A'
Train» au cours duquel Milanta, Edwards et Courderc sont intervenus avec
le talent qu’on leur connaît. Ce fut un remarquable concert consacré à
la musique que le Duke Ellington Orchestra joua de manière ininterrompue
pendant cinquante années: programme parfaitement équilibré en la
présentation de ses périodes et de ses multiples sensibilités. Le
Laurent Mignard Big Band, déjà très au point dans sa maîtrise de cette
musique, a encore gagné en maturité dans son appropriation du répertoire
ellingtonien. Après un long rappel, le Duke Orchestra donna en bis
«Jam With Sam», pour lequel Laurent Mignard demanda à Tony Russo (tp)
et Daniel Barda (tb) présents dans la salle de se joindre à l’orchestre.
Plusieurs musiciens prirent des chorus. L’assistance, au comble du
bonheur, gratifia les artistes d’une standing ovation méritée de plusieurs minutes.
Ainsi
se termina la semaine Duke Ellington du festival Parfum de Jazz à
Buis-les-Baronnies. La manifestation se poursuivit la semaine suivante: à
La Garde Adhémar (le 20/08 avec Anne Sila & Magnetic Orchestra,
puis David & Thomas Enhco; 21/08 avec le Pop in Swing de Pink Turtle
Septet); puis à Saint-Paul-Trois-Châteaux avec (22/08 avec Ray Lema
Quintet, David Linx & Diederik Wissels Quartet; 23/08 avec Swing à
La Nouvelle-Orléans et le Daniel Sidney Bechet Quintet). N’eussent
été les caprices des dieux, versatiles dans leur météorologie estivale
qui n’autorisait pas les soirées en plein air, le public n’eut pas à
regretter ses présences à cette manifestation de grande qualité et
demeurée simple; les artistes ont été formidables dans leur
disponibilité, remarquables dans leurs prestations. Le succès de Parfum
de Jazz fut justifié de par sa programmation équilibrée et
judicieusement didactique, de par la qualité d’accueil de ses
organisateurs attentifs et affables. Ce festival aux dimensions encore
humaines mérite d’être plus largement connu et fréquenté.
Félix W. SportisTexte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
Saint-Jean-Cap-Ferrat, Alpes-Maritimes
Saint Jazz, du 11 au 14 août
Troisième
édition pour ce petit (300 chaises, seulement), mais ambitieux
festival, sous les pins parasols, face à la mer, dans les Jardins de la
Paix, au bout du Cap.
Le 11 août le batteur André Ceccarelli –
parrain du festival et adepte des pique-niques du nouvel an sur la plage
voisine – présente un trio composé de Jean-Michel Pilc (p) et Thomas
Bramerie (b). D'emblée, un «All Blues» en 11 temps annonce la couleur,
on ne versera pas dans la facilité. Suivront, en deux sets de près d'une
heure chacun, quelques compositions figurant dans Twenty, le récent disque du trio: «Cry Baby», «Old Devil Moon», «Ne me quitte pas», «Straight No Chaser», «Things Are» (variation sur «All the Things You Are»), On green dolphin street, Blue Monk (avec des incrustations de «It Ain't Necessarily So»), «Returning», «Someday My Prince Will Come», «Nardis» (avec des traces de «Salt Peanuts» et de «Fly Me to the Moon») et «Bye Bye Blackbird» en rappel. Le
jeu du pianiste est un prodige d'inventivité: alternance de phrases
lyriques, de traits rapides, de citations savantes (thèmes de Monk,
souvent) ou décalées («La Marseillaise», «Le Temps des cerises»),
de brisures rythmiques, de changements de tempo, de variations
harmoniques audacieuses et, tout cela, toujours dans le registre de la
surprise et de l'humour. Pas de quoi toutefois mettre en difficulté un
contrebassiste aussi aguerri que Thomas Bramerie et un batteur de la
trempe d' André (ici on l'appelle affectueusement «Dédé»)
Ceccarelli, constamment à l'écoute et prompt à réagir à toutes les
situations avec l'élégance et la subtile efficacité qui le
caractérisent. Beau succès, pour une belle entrée en matière.
Changement de climat le 12 août avec Nikki et Jules:
Nicole Rochelle (voc), Julien Brunetaud (p et voc), Bruno Rousselet
(b), Julie Saury (dm). L'un et l'autre flirtent avec le blues, le rhythm
and blues, le boogie woogie, le répertoire de Broadway et la chanson
française, dans un show très agréable et très accessible, où se mêlent
les reprises et les compositions personnelles. Nikki, qui fut la
«Joséphine Baker» du spectacle de Jérôme Savary ne manque pas de talent
vocal, et sa présence magnétique en scène capte tous les regards. Jules
lui donne la réplique de fort belle manière, tout en assurant les
parties de piano et d'orgue (à l'aide d'un clavier imitant le B3 Hammond
de façon tout à fait stupéfiante). Le bassiste (guitare basse
«vintage», façon Höfner violin), assure discrètement le nécessaire (et
quelques jolis solos), et Julie Saury passe d'un style à l'autre avec
une aisance déconcertante pour lier l'ensemble et fournir un swing très
convaincant. Joli succès pour une soirée tous publics de grande qualité.
Retour
au jazz plus «progressiste» le 13 août avec Moutin Factory Quintet :
François Moutin (b), Louis Moutin (dm), Thomas Enhco (p), Christophe
Monniot (as et sopranino), Manu Codjia (g). Les deux frères jumeaux,
leaders de la formation, présentent les compositions de Lucky People, leur dernier CD: «Lucky People», «Dragon Fly», «Forgiveness», «You'll Be Fine», «Monk's Medley» (en duo basse batterie) et «A
Busy Day». Musique complexe, profonde, exigeante, où les thèmes à
multiples tiroirs sont développés en suites de cycles au déroulement
semblant imprévisible, mais où tout est habilement balisé par la basse
et la batterie. Mis en confiance par leur familiarité avec ce petit bout
de côte (c'est là, qu'enfants, ils ont appris à nager diront-ils, et
leur maître nageur est d'ailleurs présent dans l'assistance), et par
l'écoute attentive d'un public captivé, les jumeaux se permettent toutes
les audaces, dans une sorte de free très maîtrisé, où la liberté de
chacun des trois solistes (à la personnalité très forte et très diverse)
semble totale. Voilà qui tranche singulièrement avec la musique plus
formatée et bien moins créative, entendue le plus souvent cet été dans
les «grands» festivals voisins. Deux heures de concert intense. Un grand
moment musical.
Ambiance plus détendue autour de chansons
populaires le 14 août. En première partie, le Toulousain Philippe Léogé
propose sa version personnelle très lyrique en piano solo de ce qu'il
nomme son «french standards songs book» qui va de Claude Nougaro
(surtout), à Charles Trenet, Edith Piaf, Sacha Distel et Gilbert Bécaud.
Très applaudi, comme il se doit. Seconde partie en chanson,
encore, avec: «Timeles Rhapsodies», le show de Jilly Jackson (voc),
accompagnée de fort belle manière par Béatrice Alunni (p et
arrangements), Marc Peillon (b), Alain Ruard (dm), et… quelques cigales.
La chanteuse se réapproprie un répertoire très influencé par la comédie
musicale et les succès intemporels de stars de la pop music: entre
autres «Jardin d'hiver» (Salvador), «Take a Walk on the Wild Side» (Lou
Reed), «These Boots Are Made for Walking» (Nancy Sinatra), «Roxane»
(Sting), «Rolling in the Deep» (Adele), «My Heart Belongs to Daddy»
(immortalisé par Marilyn Monroe), «Fever» (Peggy Lee). Conclusion en
douceur pour un festival réussi, dont Marc Peillon, l'homme orchestre,
musicien et directeur artistique, prépare déjà la prochaine édition.
Daniel Chauvet photos © Jean-Pierre Lamouroux by courtesy © Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Rossignol-Tintigny, Belgique
Gaume Jazz, 8 au 10 août 2014
Faut
être très courageux en Belgique pour suivre les festivals d’été, la
pluie s’invitant à presque tous les rendez-vous. Alors que je la
supportais en riant en 1959 à Comblain-la-Tour, elle me procure,
cinquante-cinq ans plus tard, beaucoup moins d’enthousiasme! Le Gaume
Jazz célébrait, lui, trente étés (sic) et une santé vivifiée à
l’Orval – bière trappiste savoureuse de l’abbaye toute proche. NB: on
dit un Orval et non pas une Orval. Donc: un Orval et des Orvals et
surtout pas des orvaux! Un, deux, trois et bonjour les dégâts!
Courageux,
mais pas téméraire, j’avais suivi les conseils de l’Institut Royal
Météorologique et fait l’impasse sur la première soirée qui vit Michel
Jonasz braver les éléments déchaînés. Déchaînés, les Amitiés
Belgo-Palestiniennes l’étaient aussi, déclarant à qui voulait les
entendre que les organisateurs s’étaient affichés pro-israéliens en
conviant huit musiciens d’un pays qui bombarde leurs frères. Le
Président des Jeunesses Musicales et le Directeur du festival ont
répondu aux provocations par un communiqué soulignant que plus de trente
nations se sont succédé aux podiums, que programmation et patronage
étaient arrêtés bien avant le conflit, que le jazz est une musique
universelle et tolérante en dehors de toute idéologie partisane, que,
cette fois encore, un musicien marocain (Majid Bekkas) tenait la vedette
le samedi soir. Las, pour prévenir toute manifestation inopportune, la
police locale avait déployé quelques agents alentour. Rien à signaler.
Circulez!
Après
la pluie vient le beau temps et, dans cette Lorraine Belge souvent
préservée (notre Midi à nous), nous avons joui, samedi, d’un ciel
radieux. En matinée, quelques concerts off se déroulaient en
proximités, à Montmédy (F), Meix-dvt-Virton (B), Prouvy (B) et dans la
superbe basilique d’Avioth (F). Dès 15 heures, dans le superbe parc de
Rossignol (la bien-nommée), la chorale des «P’tits Gaumais du Jazz»
ouvrait sur Charles Trenet accompagnée par Yves Teicher, le plus
manouche de nos violonistes («Que reste-t-il de nos amours?»).
Après
cette joyeuse entrée non dépourvue de swing, on se pressait dans la
petite salle du centre culturel pour écouter le quartet israélien d’Ofri
Nehemya (dm). Le batteur d’Avishai Cohen, 19 ans, avait rassemblé
autour de lui trois musiciens très jeunes, dont Gadi Lehavi (p): 16 ans.
En ouverture, les harmonies d’«After the Big One» m’apparurent comme
une démarcation osée de «Maiden Voyage». Le groupe est parfaitement en
place, les compositions et les arrangements sont bien charpentés («Break
Trough» de Nehemya). On apprécie les solos inspirés du guitariste
Shachar Elnatan («Burned»), la justesse et le tempo imparable de Tal
Maschiach (b). Le drive autoritaire d’Ofri Nehemya (dm) est déjà digne
des meilleurs ainés. Nonobstant le manque de maturité du pianiste, on
peut dire que ces musiciens peuvent former de beaux projets d’avenir.
Il
est impossible de suivre tous les concerts qui se succèdent sur les
cinq scènes avec, de temps à autre des prestations doublées, car
conditionnées par l’étroitesse de certains lieux: la salle du Centre
Culturel et l’église de Rossignol. Le chapiteau est réservé aux têtes
d’affiche, aux grandes formations et aux créations, comme ces
judicieuses cartes blanches offertes à Igor Géhenot (p, 25 ans) et Alain
Pierre (dm, 25 ans). Le trio d’Igor Géhenot compte à présent sur
l’expérience et l’efficacité de Philippe Aerts (b) et Teun Verbruggen
(dm) («Joe’s Dream»). En invité, Lorenzo Di Maio (g) se distingua
notamment avec «Santiago»: une œuvre composée par le pianiste liégeois
alors qu’ils effectuaient une tournée au Brésil. C’est en tournée aussi
qu’Igor découvrit un surprenant quatuor polonais: «Atom String Quartet».
Ces cordistes aux patronymes imprononçables ont en quelques heures
écrit et nimbé les œuvres de backings surprenants de swing. On les
découvrira le lendemain en quatuor acoustique dans l’église de
Rossignol. La musique d’Igor Géhenot est délicate, fraîche, limpide,
enjôleuse comme cette valse lente: «Sound For Eden». «Crush»,
«Interlude», «Au Lac», «Lena». Les originaux séduisent. Autant de titres
qu’on aura le plaisir de redécouvrir en octobre à la sortie du premier
album d’Igor qui sera publié par Igloo.
Afrikän Protoköl, dans le
parc et Big Nowhere, dans le chapiteau n’eurent pas le bonheur de
recueillir mes applaudissements. Le premier groupe a le défaut de son
métissage: une rythmique africaine très présente et des harmonies
simples et répétitives qui laissent peu de place aux solistes pour
créer. Toine Thys (ts) et Laurent Blondiau (tp) s’amusent peut-être
beaucoup, mais leurs talents s’expriment mieux dans des projets plus
riches. Quant au big band franco-belgo-américain Big Nowhere: je
m’interroge sur la motivation qui décida tous ces pouvoirs publics (Jazz
d’Or, DRACAlsace, la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Conseil Général
du Bas-Rhin, la Ville de Strasbourg, l’Adami et la Spedidam) à soutenir
une quinzaine de jeunes musiciens et un slammeur (Eli Finberg) autour
d’une musique beaucoup trop lisse. Poésie ou pwèt-pwèt-camion? Les
métissages sont la marque de fabrique de Jean-Pierre Bissot, le
directeur du festival gaumais (lire l’interview par ailleurs). Je
n’y suis pas opposé viscéralement quand le résultat est au rendez-vous.
Mais, il fallait patienter quatre heures encore pour écouter le dernier
alliage, celui de Manu Hermia (as,fl) et Majid Behkkas (oud). Cette
attente aurait pu hypothéquer nos plaisirs du lendemain. Dodo donc!
Le
lendemain, après avoir cédé à quelques vagabondages touristiques
(Orval, Avioth, Montmédy), nous nous sommes précipités, Pierre et moi,
sous la chaire de vérité de l’église de Rossignol, curieux d’écouter
entre deux gros orages le quatuor de cordes formé par…( je vous les
donne dans le désordre et une seule fois): Krzysztof Lenczowski (cello),
Dawid Lubowicz, Mateusz Smoczynski et Michal Zaborski (violons). Les
compères tirent de leurs instruments toutes les ressources possibles:
cordes frottées, effleurées, glissées, grattées (pizzicatos) ou
percutées, caisses frappées, harmonies et harmoniques, chants et
contrechants, solos, duos, trios, appels et réponses… Les leads
tournent, les rythmes varient, les arrangements surprennent («Too
Late»). Les fidèles sont envoûtés. L’étude n’a pas amidonné les
exécutants; l’ouverture musicale passe par le classique et les folklores
polonais, espagnol, irlandais… qui se marient au jazz avec
enthousiasme. L’ approche singulière est envoûtante et nouvellement
groovy. Sous la nef, les catéchumènes, crient et applaudissent à tout
rompre. Hallelujah!
La
deuxième carte blanche du festival était offerte au jeune batteur
Antoine Pierre. Antoine, qui accompagne déjà de très grands solistes,
comme Philip Catherine, vient d’obtenir son master «jazz» au
Conservatoire Royal de Bruxelles. Avant qu’il ne fasse le grand saut
vers la grosse pomme, Jean-Pierre Bissot, lui a tendu une carte qu’il a
saisie à deux mains, sûr de lui et de son avenir. Son premier invité –
il assurera tout le concert – n’était autre que l’immense Enrico
Pieranunzi (p). Le premier thème abordé en trio, «Here’s That Rainy
Day», ne pouvait être mieux choisi après la drache diluvienne qui venait
d’embouer la prairie. A la basse, on retrouve notre meilleur bassiste,
Philippe Aerts. Au fil des thèmes, les invités se succèdent apportant
avec eux une de leurs compositions; Enrico Pieranunzi: «Blue Wash»,
Papa-Alain Pierre (g): «You Always Inspire Me», Steve Houben: «Winter
Lakes»; puis Philippe Aerts et Antoine Pierre avec «Who Has Planted This
Street in That Building Forest»). Arrivé pour le troisième morceau,
Jean-Paul Estiévenart (tp) tint la vedette avec une grande assurance
tout au long du concert. L’attaque est nette; le jeu: dense; le discours
coule sans hésitation, inspiré. On ne peut plus ignorer ce trompettiste
qui, sans doute, est le meilleur de sa génération.
Par la suite,
nous avons dû subir le show de Gubb: un grand ensemble suédois dirigé
par le multi-instrumentiste Alle Möller. La musique ne décollant pas
vraiment, nous irons écluser notre dernier Orval sous la tente et dans
l’attente de Francesco Bearzatti (cl, ts) avec son projet «Monk ‘N
Roll». Le souffleur et son compagnon trompettiste: Giovanni Falzone,
m’avaient beaucoup plu en 2012 à Coutances, avec leur projet «X Suite
For Malcolm» et la carte blanche de Baptiste Trottignon (p). Malgré
«Bemsha Swing», «Round Midnight» et «Trinkle Trinkle», nous n’avons pu
adhérer aux accompagnements totalement rock de Danilo Gallo (eb) et Zeno
de Rossi (dm). Le collage binaire des rythmiciens est une injure aux
belles compositions de Thelonious Monk, n’en déplaise à Francesco et
Giovanni. Déception!
Faut-il pour ça jeter le Gaume Jazz
Festival avec l’eau du bain? Certes non! La programmation de Jean-Pierre
Bissot est aventureuse, mais elle ouvre sur des rencontres improbables
et des découvertes impensables en d’autres lieux. On ne peut tout aimer
mais il faut tenter d’écouter d’autres choses. Cela débouche sur des
surprises, comme celle du quatuor «Atom String». Les prestations des
musiciens de la jeune génération belge: Jean-Paul Estiévenart, Antoine
Pierre, Igor Géhenot et Lorenzo Di Maio réjouissent et nous redonnent
grande confiance en l’avenir. Félicitons Jean-Pierre Bissot pour les
avoir hissés sur le pavois.
Jean-Marie Hacquier
Photos Pierre Hembise
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Langourla, Côtes-d'Armor
Jazz in Langourla, 8-10 août 2014
Cette
année, le festival de jazz de Langourla avait rendez-vous avec son
histoire. A sa première édition en 1996, dans cette petite commune des
Côtes-d'Armor, la programmation est confiée à Dany Doriz autour de la
musique swing puis, en 2003, le festival prend le tournant d’un jazz
atmosphérique avec Marie-Hélène Buron. Cette année, les festivaliers ont
assisté à une édition qui réunit les deux origines jazziques du
festival à l’affiche Dany Doriz et Olivier Le Goas, Louis Sclavis.
Sous
le beau Théâtre de Verdure, cette ancienne carrière réaménagée en salle
de concert en plein air, c’est Olivier Le Goas (dm) qui donne le coup
d’envoi de cette édition. Avec Yoann Loustalot (tp, flh), Bruno Angelini
(p) et Frédéric Chiffoleau (b), il joue les compositions de Kenny
Wheeler, «Deer Wan», «Ma belle Hélène», «Gnu», «Gentle Piece». Le set
est aérien et, en même temps, intime. Les musiciens décrivent souvent
une impression de flottement et d’apesanteur qu’ils ont depuis la scène
du Théâtre de Verdure recouvert. Ici, c’est réussi, à tout point de vue.
Discret et efficace, subtil et expressif, Olivier Le Goas fait décoller
la scène. Loustalot au bugle est impeccable. Angelini (p) et Chiffoleau
(b) sont parfaits. Curieusement, la composition de ce quartet est quasi
inédite. A l’entendre, il est difficile de croire que ces musiciens ne
jouent pas ensemble depuis des années. «Everybody’s Song But My Own»
conclut ce superbe hommage à la musique de Kenny Wheeler.
La
transition musicale est un challenge. Voilà Dany Doriz et voilà dix ans
qu’il n’est pas retourné à Langourla. La dernière fois, il en était le
directeur artistique. Il faut croire que cette année, Marie-Hélène Buron
a souhaité entendre du swing en terre bretonne.
Comme
le savent les habitués du Caveau de La Huchette, le vibraphoniste est
toujours bien accompagné. Ce soir-là, il était accompagné de Dave
Blenkhorn (g), Patrice Galas (p), Nicolas Grymonprez (tb), David Salesse
(b) et Jean-Pierre Derouard (dm), sans oublier l’invité du sextet, Manu
Dibango (ts). Le spectacle commence. Les standards défilent. La joie de
ce jazz vivant envahit le Théâtre de Verdure. De Benny Goodman à Sidney
Bechet en passant par Duke Ellington, Dany Doriz en met plein la vue
avec sa musicalité à toute épreuve et son humour corrosif. Si les
spectateurs savourent, Serge Recoursé est aux premières loges. L’ancien
propriétaire du café Le Narguilé – qui accueille toujours les jam
sessions – et passionné de swing, organisait des concerts de jazz à
Langourla et avait, en 1995, soufflé l’idée d’un festival… Les musiciens
de Doriz sont aussi efficaces, avec la précision de David Salesse (b),
le bouillonnement de Patrice Galas (p), les interventions gracieuses de
Dave Blenkhorn (g), l’énergie et l’humour de Jean-Pierre Derouard (dm)
et la formidable chaleur de Nicolas Grymonprez (tb). Quand Manu Dibango
(ts) monte sur scène, c’est pour revenir aux sources du jazz. Deux beaux
duos marquent le set, l’un avec Galas (p) sur «Que reste-t-il de nos
amours?», l’autre au vibraphone avec Doriz sur «Always». Les deux
complices se retrouvent sur le même instrument, le vibraphone étant le
premier instrument du saxophoniste. La soirée s’achève en beauté.
Le lendemain, samedi 9 août, le café Le Narguilé accueillait le concours «Tremplin blues jazz», qui se poursuivait
jusqu’au dimanche. Le lauréat sera invité l’année suivante au festival.
Si ce type de concours attire souvent des profils divers, de qualité
variable, cette édition nous a réservés de belles surprises. A commencer
par le Amel Amar Trio, lauréate 2014. Amel Amar (voc), Berny (b) et
Jean-Baptiste (g) interprètent des standards. La musique est légère et
joyeuse. On se laisse emporter dans ce set puisant dans le jazz et la
soul.
L’autre
découverte est le Brian Ruellan Sextet. Autour du leader, on trouve
Ludovic Ernault (as), Olivier Pellan (dm), Simon Désert (b), Baptiste
Grisel (p) et Maxence Ravelomanantsoa (ts). Les amateurs de Ricky Ford
(ts) et des orchestre de jazz ont déjà entendu Ruellan (tp) et
Ravelomanantsoa dans le contexte de Ze Big Band; deux musiciens qui
baignent donc déjà largement dans le bebop. On se souvient aussi de
Ludovic Ernault (as), qui lançait le début de l’édition 2013 du festival
avec son quintet et avec, entre autres, Simon Désert (b). Ruellan
présente ici ses compositions («Ritornella», «Mila», «La Caravane du
sel», «Un pot au feu», «Pearl») et une autre de Baptiste Grisel (p)
intitulée «Giordano». La qualité des mélodies, la solidité des
arrangements et la maîtrise technique impeccable des musiciens nous
ramènent à l’effervescence des premières années de Blue Note. Voilà un
leader et des musiciens à suivre de très près.
En début de
soirée, le Trio Cigale jouait à quelques pas du Théâtre de Verdure.
Composé de Alban Schäfer (g), Charles Blandin (g) et Sophie Druais (b,
voc), le trio joue des standards, comme «Daphné» de Django ou «L-O-V-E»
de Cole Porter. On joue aussi «Premier bal» de Sidney Bechet et quelques
compositions de Schäfer («Poussin»). L’esprit de ce jazz est joyeux et
communicatif. Une invitation au partage.
Groove
Catchers lance la soirée sous le Théâtre de Verdure. Bastien Weeger
(sax), Antoine Guillemette (b) et Johan Barrer (dm) brassent les genres
musicaux, jazz, funk, rock. Le trio joue des compositions («Method 44»),
des reprises (Curtis Mayfield, Jimi Hendrix) et invite Julien Stella
(bcl, beat box) à se joindre à eux. Il puise dans le rock son énergie et
tire du funk son tempérament. Le public est électrisé et très
enthousiaste.
Ici encore, la transition musicale relève du défi avec le Louis Sclavis Silk Quartet, qui présente son nouvel opus, Silk and Salt Melodies, paru en août chez ECM. Atlas, le trio de
Sclavis
(bcl), avec Benjamin Moussay (p, key) et Gilles Coronado (g), accueille
le percussionniste iranien Keyvan Chemirani. Si l’édition 2014 du
festival a débuté avec un retour aux sources du swing, il se poursuit
avec la ligne éditoriale propre à Marie-Hélène Buron, du jazz comme
exploration de territoires. Dès son premier titre, «L'homme sud»,
Sclavis nous entraîne aux confins de l’orient, qui résonne avec le
tombak de Chemirani. Les compositions du clarinettiste sont à elles
seules une invitation au voyage: «Cortège», «Le parfum de l'exil»,
«Dance for horses», «L'autre rive», «Dust and dogs», «Sel et soie».
Sclavis mélange les traditions et les rythmes pour creuser le sillon de
ces routes de la soie et du sel. Le voyage progresse, les paysages
changent de couleurs comme à chacune des éditions du Festival de
Langourla.
Mathieu Perez
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
La Petite-Pierre, Bas-Rhin
Au Grès du Jazz, 7-17 août 2014
Le
15 août 2014 à 21h, avait lieu l’un des nombreux concerts programmés au
Festival Au Grès du Jazz, à La Petite-Pierre, dans le Bas-Rhin, au cœur
du Parc Natural des Vosges. Ce festival maintenant bien connu en Alsace
présentait sa 12e saison du 7 au 17 août et
mérite une attention toute particulière. Dirigé avec poigne par Guy
Hergott, assisté par une secrétaire fort efficace et de nombreux
bénévoles avenants, ce festival ne manque pas d’offrir une programmation
jazz (Roy Hargrove, Gregory Porter…), ce qui n’est malheureusement
plus le cas dans bon nombre de manifestations qui s'en réclament.
Bref,
le jazz était tout à l’honneur ce soir-là avec le groupe mythique, The
Cookers, formé de David Weiss (tp), Eddie Henderson (tp), Billy Harper
(ts), Jaleel Shaw (as), George Cables (p), Cecil McBee (b) et Billy Hart
(dm). Les racines de ce groupe sont liées à l’esprit des «batailles» de
trompettes entre Lee Morgan et Freddie Hubbard ainsi qu’à celles de
saxophones qui ont émaillé l'histoire du jazz. Dans le numéro n° 658 de Jazz Hot, Billy Harper affirme que «lorsque vous appelez un orchestre 'The Cookers' c’est automatiquement un groupe dans cet esprit».
Le
public attentif d’environ 950 personnes est accueilli par une cordiale
bienvenue avant que le concert ne débute sur «Capra Black» de Billy
Harper. Un solo de saxophone ténor hautement spirituel suivi par la
trompette très en phase et redoutable d’expression. George Cables sobre,
tendre et génial comme à son habitude, sans aucun doute l’un des très
grands pianistes du jazz, nous livre un solo somptueux.
L’enchaînement
se fait par «Peacemaker» de Cecil McBee, un solo d’Eddie Henderson à la
trompette avec sourdine, d’une grande intensité émotionnelle, non dénué
d’humour et de pétillant. Jaleel Shaw (non annoncé dans le programme
papier mais remplaçant Donald Harrison), que l’on peut retrouver aussi
dans les groupes de Roy Haynes ou de Tom Harrel, pour ne citer qu’eux,
livre un long solo et développe un jeu et un son profonds et resplendissants au saxophone alto. George Cables est toujours aussi subtil, et la
symbiose parfaite avec Cecil McBee et Billy Hart crée une magie sans
cesse renouvelée qui pénètre jusqu’au tréfonds de l’âme.
Suit
«Croquet Ballet» de Billy Harper; la musique atteint les couches de la
stratosphère et ne manque pas d’évoquer John Coltrane et son Interstellar Space;
puis vient une intervention de David Weiss, dense et construite sur une
architecture digne des grands maîtres. Jaleel Shaw prodigue un solo
d’une beauté stupéfiante soutenu par un sens de l’écoute qui l’est tout
autant. Le thème finit en quartet avec les deux trompettistes et les
deux saxophonistes, certainement pour nous rappeler l’origine de ce
groupe, sur un arrangement de Billy Harper, exaltant et fin comme
l’ambre.
Le
concert se poursuit avec «Farewell Mulgrew», thème de George Cables
arrangé par David Weiss, qui s’ouvre par une magnifique intervention du
piano avant que la batterie et la contrebasse n’entrent de façon
magistrale pour jouer avec une élégance admirable. «Slippin’ &
Slidin’», thème de Cecil McBee arrangé par David Weiss, vient se glisser
dans le programme, un blues original qui laisse la parole à tout le
groupe.
Le concert se conclut sur un thème de Freddie Hubbard, «The Core» (Congress of Racial Equality),
également arrangé par David Weiss, où chaque musicien n’hésite pas à
prendre des risques, avec une superbe et longue introduction en solo de
Cecil McBee où la puissance et l’intensité des vibrations tout autant que l'authenticité pourraient fendre le marbre. Cecil nous
raconte une histoire, la sienne, avec son jeu «vital», comme chaque
musicien ce soir-là. Un solo d’Eddie Henderson éblouissant d’inventivité
et doté d'un splendide son, fait monter la tension et impulse une
énergie dont Billy Harper s’empare lors de son tour de parole pour
donner le plus profond de lui. On peut y entendre la filiation de Trane,
sans aucune imitation. Un jeu ponctué qui respire, un son aiguisé qui
ouvre profondément le cœur et l’esprit. Jaleel Shaw est lui aussi touché
par la grâce et reste dans la lignée de son prédécesseur! S’ensuit une
extraordinaire intervention de Billy Hart, dont les cymbales
s’emplissent de couleurs lumineuses jusqu’à atteindre leur acmé, dotées
d'une spiritualité singulière. Billy Hart nous entraîne vers un voyage
au plus profond de l’Afrique. Les musiciens comme la salle en reste
subjugués.
Pour le rappel, David Weiss offre, pour notre grand
plaisir, une de ses compositions, «Three Fall» avec un solo très
recherché. George Cables fait couler ses notes, la musique respire, une
musique mystique qui explore les contrées lointaines. David Weiss est un
excellent leader, très respectueux, et laisse beaucoup d’espace à des
musiciens légendaires dans un concert qui l’était également, dans un
environnement propice à l’écoute et à la rêverie.
Il est à
souhaiter que le jazz soit solidement fixé au grès de La Petite-Pierre
pour les décennies à venir et que le jazz ne deviendra pas «tous les
jazz» car le jazz restera toujours singulier! On attend avec impatience
l’édition 2015.
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Ospedaletti, Italie
Jazz sotto le Stelle, 7 au 9 août 2014
C'était, cette année, la 10e édition de ce précieux festival de la Riviera italienne, tout près de
San Remo, à moins d'une heure de Nice, une occasion rêvée de découvrir
quelques excellents jazzmen italiens, trop rarement présentés de notre
côté des Alpes.
Avec des moyens pourtant limités, Umberto Germinale, le directeur artistique – et photographe bien connu des lecteurs de Jazz Hot – avait cette fois encore mis au point un programme de qualité. Trois
concerts à 21h30 à l'Auditorium Communale (un petit amphithéâtre à
l'antique, quelques mètres au-dessus des flots, sous les palmiers et les
pins parasols, où l'assise est rude… Mais les coussins fournis avec une
entrée à 10 euros rendent la vie belle sous les étoiles), plus un
concert gratuit sur une place, au cœur de la vieille ville et une master
class de trompette par Enrico Rava, une légende en Italie et bien
au-delà.
Le
7 août, Alessandro Collina (p), Marc Peillon (b), et Rodolfo Cervetto
(dm) entouraient le trompettiste Fabrizio Bosso pour un émouvant hommage
à la musique de Michel Petrucciani, curieusement et bien injustement
oubliée chez nous, donnant une version live de Michel on Air,
un CD tout récemment enregistré à Gênes, qui regroupe quelques thèmes
écrits par le pianiste disparu il y a 15 ans et quelques autres faisant
partie de sa play list favorite et du répertoire de Duke Ellington.
Sur
des arrangements personnels très originaux mais respectueux de l'esprit
de l'auteur, avec qui ils se sentent des «affinités méditerranéennes»,
et avec une fougue réjouissante et un dynamisme communicatif, les quatre
musiciens enchaînent: «Brazilian like», «Take the 'A' Train», «Hidden
Joy», «Little Peace in C for You», «It's a Dance», «Guadeloupe Play Me»,
«Cantabile», et «In a Sentimental Mood» (en rappel) pour près d'une
heure et demie d'un concert d'une grande intensité.
Le trio rythmique
affiche une cohésion exemplaire; ils jouent souvent ensemble, notamment
avec Andy Gravish (tp) et Michael Campagna (ts) dans le quintet 5 A.M.
C'est du velours pour le trompettiste, au son proche d'un bugle dans les
graves et aux aigus très brillants, qui se lance à corps perdu dans une
suite d'improvisations ébouriffantes. Volubile, lyrique et débordant
d'imagination, ce garçon comme dénué de limite technique, semble ne
laisser que le temps de reprendre son souffle à ses accompagnateurs,
tous trois, par ailleurs, excellents solistes. «Ovation debout» fort
méritée.
Le 8 août était programmé Aires Tango 20 anni. La soirée a vu sur scène l'ensemble italo-argentin Aires Tango à l'occasion du 20e anniversaire du groupe. Dans un monde ainsi changeant et frénétique que
celui du jazz, il est rare de voir une formation qui vit longtemps et,
si on en juge par l'intensité musicale, la routine est bien loin de les
atteindre.
Si Javier Girotto, les premières années, dominait avec son
étonnante technique au sax soprano et à sa naturelle effervescence
latine, aujourd'hui la formation a une prédilection pour le collectif.
Le pianiste Alessandro Gwis assisté par une section rythmique très douée
– Marco Siniscalco (b) et Michele Rabbia (dm) – obtient plus de solos,
et le résultat final y gagne. Emouvante est la dédicace aux Madres de Plaza de Mayo (les Mères de la place de Mai) par un musicien qui a vécu six ans d'une
dictature qui a assassiné tant de jeunesse dans son peuple.
La
tâche de terminer ce beau festival était réservée au grand trompettiste
Enrico Rava avec son New Quartet formé de Francesco Diodati (g),
Gabriele Evangelista (b) et Enrico Morello (b).
Comme
disait justement le directeur artistique Umberto Germinale dans sa
présentation, presque tous les grands leaders aiment s'entourer de
jeunes musiciens, leur tracer la route vers la maturité, et utiliser
leurs idées neuves et fraîches pour enrichir son propre projet.
Si
Evangelista est déja un nom affirmé parmi les bassistes de jazz en
Italie, le vrai choc a été la maturité et versatilité de Francesco
Diodati. Le jeune guitariste de Rome (31 ans), leader du groupe Neko,
est un musicien qui, partant d'une parfaite connaissance de la
tradition, produit un langage original unissant melodie et
expérimentation, utilisant l'électronique sur son instrument.
Il faut retourner au projet Electric Five,
avec Domenico Caliri et Roberto Cecchetto, pour trouver Enrico Rava
entouré de guitaristes, et aujourd'hui ses compositions profitent des
lignes mélodiques de Diodati et d'une rythmique qui alterne puissance et
finesse.
Le trompettiste, âgé de 75 ans, joue ses classiques ainsi
que des nouveaux morceaux, mais il aime offrir au public les standards
«Dear Old Stockholm» et «My Funny Valentine», liés indissolublement à
Miles Davis et à Chet Baker qui reste deux de ses héros.
Encore une
fois, Ospedaletti confirme être le meilleur festival de la Ligurie
occidentale et, comme disait le titre de cette année, ONE MORE!
Daniel Chauvet et Adriano Ghirardo
Photos © Jacopo Gugliotta by courtesy of Jazz sotto le Stelle
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Pertuis, Vaucluse
Festival de Big Band, 4 au 9 août 2014
En ce début d'août, se déroulait le désormais traditionnel festival estival de Big Band de Pertuis. Pour cette 16e édition, en guest star: Richard Galliano, accompagné pour l'occasion de
l'excellent Big Band 31. Entre cuivres et jazz, retour sur un festival
qui poursuit un travail d'enracinement en profondeur et de transmission autant par son accessibilité pour le public que par sa vocation pédagogique, big band oblige.
C'est
un cadre paradisiaque, bercé par le chant des cigales et le soleil du
Midi. Installé dans le Lubéron, pas très loin d'Aix-en-Provence, le
Festival de Big Band de Pertuis pourrait être la halte idéale pour
touriste parisien en manque de (belle) musique. Pourtant, pas l'ombre
d'un panama à notre arrivée. Dans la magnifique cour de l'école
communale, jadis hospice: 1400 places par soir, dont 950 assises.
C'est
que le festival est ici bien implanté, et les fidèles sont nombreux et
impatients de découvrir la programmation concoctée pour eux par le
directeur du festival, Léandre Grau. «Je décide chaque année seul de la
programmation», nous explique-t-il avec sa bonne humeur contagieuse.
«Les trois premiers soirs sont gratuits, car je tiens avant tout à ce
que notre festival reste populaire. Depuis 1999 et la création du
festival, nous avons deux priorités absolues: que ce rendez-vous soit
ouvert à tous, et le respect des 100 à 120 musiciens qui se produisent
pendant six soirées chez nous.» Avec un budget d'à peine 120 000€,
octroyé majoritairement par la commune et la communauté du Pays d'Aix,
le festival ne pourrait vivre sans la quarantaine de bénévoles qui
l'animent: «Nous consacrons la totalité du budget aux salaires des
musiciens, aux dépenses de logistique, de frais de bouche, de
communication. Les recettes des concerts payants sont entièrement
réinvesties en prévision de l'année suivante.» Ici, contrairement à
d'autres festivals, la motivation n'est clairement pas la starisation et
les paillettes: «Mon souhait est vraiment d'offrir de la musique, à
chacun. 15 € pour aller écouter Richard Galliano et le Big Band 31,
c'est ma contribution à l'éducation populaire musicale.»
Car il est
là, le tour de force de Léandre Grau. Amateurs de très bon niveau
côtoient artistes de renommée internationale, formations d'envergure
européenne, groupes locaux de copains, grands classiques du jazz et
écritures plus audacieuses. Cette richesse transparaît à la lecture d'un
programme de six soirées de big band, avec deux parties. Après trois
premières soirées gratuites (absents, nous en avons eu des échos),
dédiées principalement à des groupes régionaux, dont le Big Band de
Pertuis dirigé par Léandre Grau lui-même, et présenté par le parrain du
Festival, l'éminent Dr es big band, Gérard Badini, ou le Little
Big Brass de l'IMFP de Salon de Michel Barrot, ou encore le Ladies Jazz
Orchestra, big band totalement féminin à l'exception de son chef
Jean-Jacques Illouz, le jeudi soir est consacré à la musique populaire
cubaine et à la salsa, avec deux groupes: Son del Salon et Diabloson qui
a invité le grand Orlando Poleo pour une soirée muy caliente.
Le
vendredi, le Jazz Group D6, un ensemble professionnel composé d'anciens
élèves de la classe de jazz du regretté Guy Longnon au conservatoire de
Marseille, nous offre un répertoire essentiellement puisé dans l'album Kind of Guy enregistré en 2013, hommage au «type» qu'était Longnon, disparu en
début d'année, et principalement composé de ses arrangements. Du James
Williams, Herbie Hancock, Clifford Brown, Miles Davis-Bill Evans,
Mingus, Rollins et autre Thelonious Monk joués avec émotion et talent
par un tentet de poids: Éric Surménian (cb), Philippe Jardin (dm),
Christian Bon (g), Yves Laplane (p), Romain Morello (tb), José Caparros
(tp), Gérard Murphy (s), François Garbit (as), Antonio Valdès (ts),
Bruno Berbérian (bs).
La deuxième partie de soirée se révéle
étonnante, mais séduisante, avec Mizikopéyi, un big band tout droit venu
des Antilles et créé par l'ancienne star du zouk, Tony Chasseur. Ami
lecteur, toi qui bute sur ces mots avec stupeur et incompréhension, ne
referme pas cette page! Car même si l'auteure de ces lignes confesse une
passion honteuse mais tenace pour la musique zouk, sa pathologie est
suffisamment rare pour qu'elle admette la valeur (souvent aléatoire)
d'un tel genre. Et ce vendredi soir, dans l'Enclos de la Charité de
Pertuis, c'est un tout autre couplet. La surprise passée, l'enthousiasme
témoigné par le public ravi prouve que le pari un peu fou entrepris par
Tony Chasseur en créant le premier big band antillais est non seulement
réussi, mais constitue un vrai succès populaire. Entre les rythmes
traditionnels caribéens et les sonorités de La Nouvelle-Orléans, le
tambour des congas et le talent des cuivres, on pourra regretter la trop
grande profusion d'arrangements et le côté "sinatresque" de notre
showman, au demeurant fort sympathique et d'une grande maîtrise
technique.
Le festival se clôturait le samedi soir
sur deux groupes animés par des solistes de renom: Daniel Zimmermann
avec son Septet, et le très attendu Richard Galliano, accompagné du Big
Band 31.
Le tromboniste, compositeur, arrangeur, Daniel
Zimmermann – proche d'Archie Shepp, Manu Dibango… – a offert à un public
nombreux, mais quelque peu désemparé, l'intégralité de son disque Bone Machine sorti en 2012. Huit compositions originales pour trombones, à
l'écriture contemporaine et aux titres elliptiques («Flying Pachyderme»,
avec un très beau trombone basse, ou encore «Schyzophrenia») que
l'artiste viendra expliquer entre chaque morceau.
Après
des applaudissements polis, le public trépigne: Galliano va se produire
d'une minute à l'autre. Mais il devra patienter encore un peu, puisque
le big band dirigé par le talentueux et bouillant Philippe Léogé ouvre
seul ce concert de clôture avec la populaire «On the Sunny Side of the Street», avant d'enchaîner sur «Effendi» de McCoy Tyner. La précision subtile des musiciens est bluffante et
notamment grâce à la disposition anticonformiste des cuivres et bois,
nous sommes là aux antipodes du big band «en paquet», comme dirait Richard.
Le
public ne s'y méprend pas et accueille sous des applaudissements
chaleureux l'accordéoniste qui entre en scène. Malgré l'imposante
formation de cuivres, l'accordéon se détache avec force, clarté et
justesse. Personne n'empiète sur son voisin, et l'équilibre qui se
dégage de l'étreinte inattendue d'un accordéon et d'un big band est un
délice de plaisir et d'émotion. La façon qu'a Galliano d'enlacer son
instrument et la sensualité qui s'en dégage semblent galvaniser les
musiciens, qui accompagnent avec brio ses créations spécialement
arrangées pour eux. Après «10 years ago» et «rue de Maubeuge», du nom de l'adresse parisienne de l'accordéoniste, on écoute les yeux brillants et les oreilles ravies «Poème» et «Michelangelo 70», un morceau à l'ambiance clairement «générique de film».
Le
premier set s'achève et après que le public se soit remis de ses
émotions à la buvette, le concert reprend avec «Teulada», magnifique
interprétation d'un morceau composé en Sardaigne, «Take Eleven», «Giselle», en hommage à sa femme, et enfin l'émouvant et sublime «Tango pour Claude», une composition de Galliano qui a donné, avec des paroles, la chanson «Vie Violence» de Nougaro. Le chef d'orchestre, comme emporté, semble à tout moment
éclater en sanglots, et on essuie discrètement une larme d'émotion. Les
dernières notes se consument, quelques instants suspendus, et le public
applaudit à tout rompre. La magie qui s'est créée entre l'accordéoniste,
l'orchestre et le public se dissout pour laisser place à des sourires
béats et émus. Richard Galliano reviendra avec l'orchestre pour un
rappel bien mérité et improvisera, complice, sur «Vent d'Espagne», une composition originale du saxophoniste et leader du Big Band 31, Jean-Michel Cabrol.
On ressortira de ce concert purifié(e) et ému(e), rempli d'un bonheur
simple que seule la musique peut procurer à celui qui l'écoute.
Opale Crivello
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Javea, Espagne
Festival Internacional Xàbia Jazz, 2-4 août 2014
Il
fallait oser programmer le 2 août, en ouverture d’un festival de jazz
doté d’une bonne réputation acquise au long d’un parcours de quatorze
ans, un orchestre de jeunes! Le Xàbia Jazz l’a fait et n’a aucune raison
de le regretter.
Le
Sant Andreu Big Band, dirigé avec classe et abnégation par le
saxophoniste et contrebassiste catalan Joan Chamorro depuis six ans,
rassemble une trentaine de garçons et filles de 7 à 19 ans, maîtrisant
remarquablement bien leurs divers instruments, se relayant au fil des
thèmes. Deux des stars (-lettes) de la formation sont bien connues: la
trompettiste Andrea Motis (à ses heures sax alto), 18 ans et la
saxophoniste alto, soprano, baryton, Eva Fernández 19 ans. Toutes deux
ont également des talents de chanteuses. Mais autour figurent d’autres
petites pépites musicales comme la toute jeune Rita Payes, trombone et
voix, 14 ans, pour laquelle Chamorro prépare – comme il l’a fait pour
Andrea et Eva – un enregistrement (Joan Chamorro presenta a…). On a pu
apprécier également les saxophonistes Marçal Perramon, 14 ans, ténor et
Eduard Ferrer, baryton. A mentionner également la jeune guitariste et
banjoïste Carla Motis et le contrebassiste Pau Galgo, 12 ans, qui tous
deux ont assumé parfaitement l’intégralité du concert.
Le travail vocal
est également remarquable, notamment celui des plus jeunes filles
(Rita, Elsa Armengou, Paula Berzal…) qui arrivent à se forger des voix
«américaines». Le répertoire du big band est éclectique, ce qui permet à
ses membres de se former à divers genres ayant traversé l’histoire du
jazz. Le public a pu apprécier «Cheek to Cheek», «Minor Blues», «All of
Me», «Moon Indigo», «Ain't What You Do», «Unchain My Heart»…
Une
première réflexion s’impose. Il est probable que de ce groupe seuls
quelques-uns finiront jazzmen ou jazzwomen. Mais dans une dizaine
d’années pour les plus âgés, quel jazz pourront-ils offrir? Cette
remarque n’est d’ailleurs pas réservée aux membres du Sant Andreu Big
Band mais a une portée plus générale. Ils savent «interpréter» du jazz
mais l’histoire de ces jeunes est tellement éloigné des conditions
socio-historiques qui ont présidé à sa naissance, l’ont fait grandir et
évoluer qu’ils pourraient bien jouer un jazz coupé de ses racines, une
musique devenue «classique».
Mais encore une fois, sans préjuger de
l’avenir, il faut donner un beau coup de chapeau à Chamorro pour son
travail.
Ceci étant dit il existe aujourd’hui des musiques
vivantes mais qui sont bien ennuyeuses! Et l’on ne peut pas dire que la
prestation, le jour suivant, de Carmen Souza et de son quartet ait
déchaîné les passions. Des applaudissements polis ont sanctionné chacun
des thèmes malgré les efforts de Carmen pour tenter d’animer le concert.
Evidemment, il est difficile aujourd’hui d’imaginer un Festival de
Musiques Cap-Verdiennes et associées («associées» car il y a de
nombreuses incursions vers d’autres genres dans le répertoire de la
chanteuse portugaise), et il faut bien que cette «musique du monde»
(comme si les autres étaient d’ailleurs!) trouve une place pour se faire
entendre, et comme désormais le mot jazz permet tout, autant que les
«musiciens du monde» en profite, mais quand même! Il y a un gouffre
entre ce que propose Carmen Souza et le jazz même si évidemment, comme
pour la plupart des musiques (du monde!) celui-ci y a introduit sa
marque. On relève parmi les thèmes «África», plus dynamique et vivant
que les autres, que la chanteuse à dû reprendre en rappel.
Pour
terminer, dans la nuit du 4 août, sous un clair de lune, Christian
Scott, avec ses curieuses trompettes, était présent à la tête de son
sextet sur la scène de la Plaça de la Constitució. Très nombreux la
veille pour Carmen, le public l’est moins pour cette soirée. Les absents
ont bien tort mais peut-être ne sont-ils pas amateurs de jazz ou
n’ont-ils pas encore été touchés par la gloire montante du jeune
Néo-Orléanais.
Scott vient précédé d’une réputation de jazzman
irrespectueux, touchant un peu à tous les genres de la modernité, rock,
rap, hip hop, afro…, mais nous ne l’avons pas trouvé si iconoclaste
qu’annoncé ou qu’écouté dans ses disques, offrant un jazz empreint de
blues, actuel, très énergique, avec une belle sonorité, dans lequel on
perçoit véritablement un héritage, un vécu, un message: Scott exprime
encore ce qui a présidé à la naissance et à l’évolution du genre. On
remarque aussi dans certains des thèmes un travail de questions-réponses
comme celui que l’on trouve dans la musique cubaine qui rappelle les
origines africaines du jazz. Ses solos, comme ceux de ses deux
partenaires le saxophoniste alto Braxton Cook et la flûtiste Elena
Pinderhugues ne sont pas seulement des notes bien léchées, jetées en
l’air, mais font sens. Elles sont chargées d’histoire du jazz et
d’histoire tout court. Le passage par l’école (Berklee) a sans aucun
doute enrichi le jeu, mais c’est bien dans le creuset de La
Nouvelle-Orléans qu’il faut trouver la sève qui alimente Christian
Scott. La section rythmique, Lawrence Fields (p), Kriss Funn (b) et
Corey Fonville (dm), bien rodée, offre un support de haut niveau pour
les prestations du leader, de Braxton et d’Elena mais ses membres se
sont aussi distingués comme solistes de qualité. Plusieurs thèmes joués à
Javea n’apparaissent pas (à notre connaissance) dans les précédents
enregistrements de Scott. Nous avons beaucoup apprécié le thème
d’ouverture «Jihad Joe», «New Orléans Love Song», «Eye of the
Hurricane», «New Heroes»…
Scott
a également présenté, en guest, son épouse la chanteuse Isadora Mendez
pour deux belles ballades «Georgia» et «Isadora».
Une autre réflexion
s’impose. Si Eva Fernández, Andrea Motis ont devant elles une tâche
immense pour pouvoir intégrer, assimiler intellectuellement l’histoire
américaine qui a permis l’émergence et le développement du jazz et devra
nourrir leur musique, il existe toujours aux Etats-Unis des jeunes
comme Christian Scott, Braxton, Corey, Lawrence, Kriss qui naissent dans
le chaudron louisianais ou se sont abreuvés de son bouillon et n’ont
pas ces démarches à faire, le vécu étant là, pesant de tout son poids
sur la manière de comprendre, sentir, concevoir et jouer le jazz. Elena
Pinderhugues n’est pas plus âgée que les deux jeunes catalanes, n’a
peut-être pas plus de bagage musical mais, à l’heure de s’exprimer, de
prendre ses solos, s’appuyant sur son histoire – même à travers un
filtre blanc –, elle nous projette dans un autre monde: celui d’une
musique exprimant le passage d’un peuple de Noirs africains tenus en
esclavage vers celui d’un peuple Noir américain (presque) libre et
citoyen avec tout ce que ce passage peut comporter de luttes, de
déchirements, de transformations psychologiques, mentales, matérielles,
religieuses, sociologiques, de défaites et de conquêtes… Un passage
toujours en cours qui permet au jazz de rester une musique vivante et
aux jazzmen de créer.
Sans aucun doute, ce XIVe Xábia Jazz, dont il faut saluer l’opiniâtreté d'organisateurs luttant
pour sa survie, au-delà des sympathiques ou excellentes prestations
présentées, a alimenté – au moins pour celui qui écrit ces lignes – le
questionnement permanent que l’on peut et devrait avoir sur le jazz et
son avenir.
Patrick Dalmace
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Ystad, Suède
Ystad Sweden Jazz Festival, 30 juillet-3 août 2014
Avec cette 5e édition, le festival d’Ystad a atteint une certaine maturité. Se
répartissant sur cinq journées entières (de 11h jusqu’à 3h du matin, les
soirs de jam-session) avec plus de quarante concerts essaimés sur
plusieurs lieux, dont certains nouveaux cette année, le festival, qui
tient à conserver son caractère convivial, a aussi atteint sa taille
critique. La programmation est le domaine du directeur artistique, Jan
Lundgren (Jazz Hot n° 666) qui cultive un équilibre entre jazz mainstream et d’autres formes de jazz ou musiques périphériques, entre
artistes américains (têtes d’affiche généralement), musiciens
scandinaves et plus largement européens, de même qu’entre jazzmen et
jazzwomen (parité toute scandinave!).
Nous avons
suivi les trois dernières journées du festival, les deux premières ayant
notamment aligné le duo Birgit Lindberg (p) et Monica Dominique (p),
Isabella Lundgren (voc), Anders Ekdahl (p, qui dirigeait un chœur
interprétant le Sacred Concert de Duke Ellington), ainsi que
Joshua Redman et Charles Lloyd. A noter, par ailleurs, que le festival
s’est doté cette année d’un programme à l’intention des plus jeunes,
bien qu’il nous faille remarquer que l’assistance (en particulier sur
les grands concerts du théâtre et de l’hôtel Saltsjöbad) ne porte pas
majoritairement des culottes courtes. Le vieillissement du public du
jazz (et plus précisément du public d’amateurs de jazz) étant une
réalité en Suède comme en France.
Le 1er août, au concert de 11h, dans la cour de Per Halsas Gård, nous avons
découvert Kristin Korb (b, voc), originaire de Californie et installée
au Danemark depuis plusieurs années. Honorable disciple de Ray Brown,
bonne vocaliste, fort bien soutenue par Magnus Hjorth (p) et Snorre Kirk
(dm), elle a interprété les standards avec un swing savoureux
(«Whirly-Bird», «Travelling Groove Merchant», «Green Dolphin Street»),
et a notamment livré une intéressante version de «I Feel Good» sur tempo
lent. Elle a également proposé une de ses compositions, «57 Boxes»,
jolie ballade sur son emménagement au Danemark. L’élégance, la sobriété
et la rythmique impeccable du trio de Kristin Korb procurent un plaisir
qu’il ne convient pas de bouder.
L’après-midi, dans le fort chic
hôtel Saltsjöbad, c’est une autre instrumentiste-vocaliste américaine
qui se produisait, Diane Schuur (p, voc), laquelle avait d’ailleurs
emprunté à Kristin Korb son batteur Snorre Kirk, puisqu’en lieu et place
de Willie Jones III et des autres accompagnateurs américains annoncés
sur la plaquette du festival, ce sont des sidemen scandinaves qui ont
entouré la pianiste: Jacob Fisher (g) et Mads Vinding (b). Le show de
Diane Schuur (qu’on a peu l’occasion de voir en Europe) est bien rôdé:
des standards – de la chanson de Broadway («Here’s That Rainy Day»), une
composition de Michel Legrand, une autre de Jobim, etc.) – servis par
une voix puissante et un toucher de piano swinguant, le tout entrecoupé
de petits apartés humoristiques avec le public. Mais si la prestation
est de qualité, elle n’est pas non plus véritablement excitante. Trop
attendue sans doute. Le groove de Willie Jones aurait certainement
relevé la sauce, bien que les musiciens présents n’aient pas démérités
et en particulier Jacob Fischer qui a mené un excellent dialogue avec la
pianiste et livré des solos délicats. Et c’est finalement sur son tube,
«Louisiana Sunday Afternoon», que Diane Schuur a donné le meilleur
d’elle-même, avec une indéniable énergie.
Changement d’ambiance
avec le concert d’Abdullah Ibrahim à 20h, à l’Ystads Teater. On a su que
le pianiste avait mis à rude épreuve la grande gentillesse des
volontaires du festival par ses caprices de diva. On ne s’est donc pas
étonné que les photos soient totalement proscrites pendant la prestation
du maître. On a même pu se demander si on avait le droit de rester dans
la salle, tant il a semblé jouer avant tout pour lui-même. Il n’en
reste pas moins qu’Ibrahim porte l’art du piano solo à un haut niveau,
avec des altérations rythmiques et des ambiances poétiques. Le récital
fut mené sans pause entre les thèmes et dura moins d’une heure. De
belles inspirations mais quelques longueurs aussi, malgré tout.
Personnage
incomparablement plus souriant, John Scofield donnait le deuxième
concert de la soirée. Flanqué de son Überjam Band (Avi Bortnick, g, Andy
Hess, b, Terence Higgins, dm), le guitariste – qu’on a connu dans un
registre plus cérébral – s’est amusé avec un plaisir évident, à la
frontière du blues-rock et de la fusion (avec batterie pléthorique et
pédales d’effets). Les titres joués («Snake Dance», «Boogie Stupid», «Al
Green Song») provenaient essentiellement de son dernier album, Überjam Deux, sorti en 2013. Petit bémol, la musique lourdement chargée en décibels a fini par nous donner envie d'oxygéner nos tympans.
Le
2 août, le premier concert du jour à Per Halsas Gård a réuni un
all-stars de musiciens suédois, acteurs historiques de la scène jazz
scandinave, laquelle a accueilli beaucoup de musiciens américains, dont
le batteur de cette formation, Ronnie Gardiner (né en 1932), qui en fait
partie depuis cinquante ans. Celui-ci a, tout au long de sa carrière,
accompagné ses compatriotes de passage en Suède, et a également tourné
pendant plusieurs années avec Lisa Ekdhal (voc). Pour le reste, ce
Swedish Statemen Jazz Group était composé de Kurt Järnberg (tp, né en
1932) qui a formé son big band au début des années 60; Gunnar Lidberg
(vln, né en 1929) qui a joué avec les figures du jazz suédois (Lars
Erstrand, vib, Bengt Hallberg, p); Erik Norström (ts, né en 1935) qui a
accompagné Stan Getz, Dexter Gordon et Dizzy Gillespie; Roland Keijser
(ts, fl, né en 1944), un musicien éclectique qui a navigué du jazz au
folk et a exploré la musique nord-africaine et turque; Bosse Broberg
(tp, né en 1937), longtemps membre du Gugge Hedrenius (p) Big Blues Band
et qui a dirigé le département jazz de la Sveriges Radio; Nisse
Engström (p, né en 1931) qui est revenu au jazz après une carrière de
médecin; Arne Wihelmesson (b, né en 1937) qui s’est produit avec Benny
Goodman, Judy Garland et Ben Webster. On a eu grand plaisir à écouter
cet octet qui a enchaîné les standards avec un enthousiasme communicatif
(«On Green Dolphin Street», «Now’s the Time», etc.). Le drumming de
Ronnie Gardiner en a été l’un des atouts maître, ainsi que les
interventions de Roland Keijser au ténor comme à la flûte (sur «Song for
My Father»).
Plus tard, dans le cadre intimiste d’une salle de
l’Ystads Konstmuseum, un duo français était à l’affiche: Smoking Mouse
de Christophe Girard (acc) et Anthony Caillet (euphonium, tp, flh), deux
bons instrumentistes de la sphère des musiques improvisées. Si la
partie la plus free de leur prestation – avec notamment une reprise pop
(Radiohead) – se noyait dans un déluge de notes, nous avons en revanche
apprécié quelques belles mélodies composées par Christophe Girard, dont
«Ballad for Jay».
Au
concert de 20h du Ystads Teater, Jan Lundgren faisait sa première
apparition en tant que pianiste à la tête d’un quartet réunissant le
Suisse Grégoire Maret (hca), les Danois Jesper Lundgaard (b) et Alex
Riel (dm). Maret, qui a notamment appartenu au groupe de Cassandra
Wilson, évoque évidemment Toots Thielemans, dont il est un digne
héritier. Le dialogue avec Lundgren fut riche et intéressant, notamment
sur un morceau du folklore suédois, «Swedish Lullaby», tandis que le
reste de la rythmique a assuré un accompagnement certes fin mais sans
relief. Lundgren a par ailleurs de nouveau prouvé qu’il sait swinguer
quand il s’attaque au répertoire jazz, avec un superbe «‘Round Midnight»
interprété en solo.
La
formation suivante était celle d’Enrico Rava (tp) qui, avec son quintet
(Gianluca Petrella, tb, Giovanni Guidi, p, Gabriele Evangelista, b,
Fabrizio Sferra, dm) a produit une musique sous tension, extrêmement
nerveuse. Parmi les jeunes et talentueux musiciens qui entouraient Rava,
se distinguait nettement Petrella, excellent dans sa manière de donner
la réplique à son aîné («Tutu»), lequel figure toujours parmi les
meilleurs leaders européens. Un jazz captivant et qui se permet même de
sourire avec un savoureux «Quizás, Quizás, Quizás» en guise de rappel.
Le
3 août, dernier jour du festival, nous avons tendu une oreille
distraite en direction du Jukka Perko Streamline Jazztet, insipide
formation finlandaise qui avait heureusement l’avantage de se produire
dans la si coquette cour pavée de Per Halsas Gård. On a tout de même
relevé un «Blue Rondo a la Turk» sur lequel le quartet s’est révélé plus
à son aise.
Et
si le charme d’un festival comme Ystad réside aussi dans l’occasion
qu’il offre d’apprécier comparativement des formations, l’amplitude
était extrême à l’écoute du quintet de Roy Hargrove (tp, flh, voc). La
métaphore footballistique, en cette année de coupe du monde, dirait que
ce quintet ne jouait pas dans la même division… Quelle dream team sur la
scène de l’hôtel Saltsjöbad! L’incandescent Justin Robinson (as) –
qu’on a notamment entendu auprès de Willie Jones III – compère idéal pour
le trompettiste; Sullivan Fortner (p) et son toucher made in New
Orleans; le très attentif Ameen Saleem (b) et le groovissime Quincy
Phillips (dm). Hargrove, impérial à la trompette comme au bugle, a
proposé une musique très dense, haletante, un jazz de la plus grande
intensité; son expression ne manquant pas pour autant d’une belle
sensibilité sur les ballades. Ce concert a aussi été l’occasion de
découvrir un Hargrove chanteur, dévoilant une voix feutrée mais bien
posée, aux accents de crooner sur «Never Let Me Go». Un concert
absolument épatant qui s’est terminé en rappel sur un blues rock and
roll explosif. Quel régal!
Difficile ensuite de redescendre de
l’Olympe du jazz pour le quartet mollasson de Fanny Gunnarsson (p, voc) –
programmé au Hos Morten Café – et à ses chansons mélancoliques.
Le
soir, à l’Ystads Teater, la Danoise Sinne Eeg (voc) a donné une
sympathique prestation. Encore une fois, voici une belle vocaliste, un
peu maniérée, mais dont la langue n’est pas le jazz. Pour autant, on ne
passe pas un mauvais moment; la rythmique, également danoise, fait
proprement le boulot; on se laisse emmener de «The Windmills of Your
Mind» de Michel Legrand (joli duo voix/contrebasse) à un «What a Little
Moonlight Can Do» assez enlevé.
Et c’est avec le trio de Jan
Lundgren (Mattias Svensson, b, Zoltan Csösz, dm) que le festival s’est
achevé, pour une rencontre récréative avec le big Band de Bengt-Arne
Wallin (tp), une figure du jazz suédois, notamment auteur de musiques de
film, et qui, à 88 ans, affiche une forme impressionnante. Ponctuant
chaque morceau d’anecdotes qui ont beaucoup amusé les suédophones,
Wallin a tenu sa baguette avec énergie. On a apprécié autant les
interprétations pétaradantes du big band sur les compositions de son
leader que les interventions plus intimistes du trio de Lundgren. Un bon
spectacle, plein de swing.
Coda
Paroles de bénévoles
Cette 5e édition de l’Ystad Sweden Jazz Festival était l’occasion de faire un
premier bilan et de discuter avec ceux qui animent avec dévouement et
bonne humeur ce bel événement. Thomas Lantz, le président du festival, l’a fondé avec Jan Lundgren (et à son initiative) en 2010, après avoir été maire de la ville. Il
est également le directeur de l’Ystads Teater: «Nous pourrions grossir
davantage. Mais je pense que c’est déjà un peu trop. C’est difficile de
gérer quarante-cinq concerts sur cinq jours. D’ailleurs, je n’ai pas eu
le temps de voir tous les musiciens, et ça m’ennuie. Nous allons nous
ajuster l’année prochaine. En 2012, nous avons atteint les 7000
spectateurs et nous en sommes sur cette édition à 8000. Nous marchons
sur trois jambes: avec le soutien des sponsors, le soutien
institutionnel et le travail des volontaires. Préparer l’avenir, c’est
penser à ma succession: j’ai bientôt 70 ans. Je peux continuer encore
cinq ans, mais il va falloir trouver un relais.»
Pour les journalistes présents à Ystad, le festival c’est d’abord le sourire d’Itta Johnson, chargée des relations de presse: «Je suis arrivée sur la 2e édition du festival. Lors de la 1ère,
j’étais dans le public! J’étais tellement enthousiaste que je suis
allée voir les organisateurs et que je leur ai demandé s’ils n’avaient
pas besoin de moi. Mon père était un guitariste de jazz finlandais, j’ai
donc grandi avec cette musique. La communication, c’est mon métier. Je
travaille à la mairie d’Ystad. Mais le festival, c’est juste pour le
plaisir.» Autre rencontre, avec Bo Lönnerblad (ingénieur à la retraite), qui a notamment en charge la logistique des
concerts se tenant à Per Halsas Gård le matin: «Je dois m’assurer que
tout se passe bien, qu’il y a ce qu’il faut dans les loges des musiciens
et même faire attention à nettoyer les déjections des oiseaux sur les
bancs quand le public arrive. Et ça recommence le lendemain! J’étais là à
la création du festival, avec Thomas et Jan, je gérais la comptabilité.
Mais ça me prenait trop de temps alors j’ai voulu devenir un simple
bénévole. C’est Thomas qui m’a embarqué dès la création de ce festival,
bien qu’il ne connaisse pas le jazz moderne, celui que fait Jan. Alors
que moi, j’écoute cette musique depuis mon adolescence. Je ne sais pas
s’il connaît Miles Davis ou Coltrane. Il aurait pu aussi bien monter un
festival de musique classique! (rires) Mais c’est un grand
professionnel, il a des idées excellentes.» Des idées, en effet, Thomas
Lantz n’en manque pas. Il envisage ainsi la création d’une édition
d’hiver consacrée exclusivement aux jazzwomen. «Quand j’ai une idée,
généralement elle se réalise.» assure-t-il avec un sourire. Affaire à suivre…
Jérôme Partage
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Marciac, Gers
Jazz in Marciac, 28 juillet au 17 août 2014
Pour le 37e JIM, le festival
couvre trois semaines pleines et déborde le 15 août. C’est, depuis un
moment déjà, le Festival Bis (Place du village et Lac) qui joue les
prolongations. Ce n’est pas un off, mais en lui-même un vrai
festival avec ses inconditionnels (souvent moins fortunés) qui ne
viennent que pour lui. Gratuit, il se déroule chaque jour de 10h45 à
19h45, selon la même diversité des genres, et toujours avec un excellent
niveau artistique: Patrick Diaz Quintet, Philippe Duchemin, Paul Chéron
Septet, Alain Jean-Marie, Mississippi Jazz Band – émouvant hymne à la
mémoire de Serge Oustiakine le 4 –, Stéphane Séva, Jazz à Bichon,
Jean-Michel Proust, Mourad Benhammou, Raphaël Chevalier-Duflot ReBop
Quintet, Niki & Jules, Samy Daussat, le Coquettes 6tet de Louis
Laurain (tp), les frères Jean & Benjamin Dousteyssier, cl &
as-ts, répertoire John Kirby & Raymond Scott, Mecanica Loca, Nicolas
Gardel, lead tp-, etc. Face à lui, le soir, il y a l’historique
Chapiteau à partir de 21h jusqu’au 12 août (arrêt des accréditations) et
un peu décalée la programmation à L’Astrada, du 30 juillet au 14 août, à
partir de 21h30. Par ailleurs, il y eut, le 15 août, Craig Adams à
l’église (que nous avions vu à Ascona), un stage-master classes (29
juillet au 6 août) et un off dans divers lieux comme La Petite
Auberge et Le Petit Gascon. Nous nous en tenons aux évènements musicaux.
Autant dire qu’un chroniqueur, le plus dévoué soit-il à ses lecteurs,
ne peut être partout. Etant
donné les difficultés d’accès aux balances du chapiteau pour la presse
accréditée, nous n’illustrons ce texte qu’avec des artistes qui nous ont
généreusement laissé faire notre travail…
Le 28, le festival (chapiteau) est lancé sous le signe de la guitare…amplifiée. Pour nous, le meilleur moment aura été le bis
de Lucky Peterson (première partie) rejoint par Joe Satriani (vedette
de la seconde partie) dans un «Johnny Be Good» de Chuck Berry bien venu.
La
foule comme le lendemain soir, 29, pour deux duos. J‘étais trop mal
placé pour apprécier les improvisations libres et hors tempos d’Herbie
Hancock-Wayne Shorter. Concernant le saxophoniste (seulement soprano),
on se reportera à notre compte-rendu de l’an dernier. Hancock nous a
délivré sur le Korg d’étonnants moments d’imposture. Contraste avec le
duo Chick Corea et à la contrebasse, Stanley Clarke qui a proposé un
programme travaillé, une musique construite et d’indéniables moments de
virtuosité instrumentale.
Toujours
le succès de fréquentation le 30 dédié à la trompette. D’abord en
première partie, Christian Scott, artiste néo-orléanais qui joue avec
énergie dans la lignée de Freddie Hubbard sur des instruments Adams de
son design, une trompette à pavillon coudée très percutante et un
hybride mi-bugle mi-cornet pour une ballade, «Isadora» (du nom de son
épouse chanteuse). Braxton Cook (as) a une sonorité qui rappelle Jackie
McLean. Les souffleurs étaient complétés par une flûtiste de 19 ans,
Elena Pinderhughes, recrutée récemment et débordante de virtuosité. L’environnement
rythmique n’est pas ternaire pas plus que celui d’Ibrahim Maalouf qui
pratique une musique mêlant sonorités arabes et hard rock. Il exerce une
fascination sur le public, d’une part grâce à sa sonorité (il fait un
traitement du son non seulement avec le quatrième piston pour ¼ et ¾ de
tons, mais aussi par l’abaissement incomplet des pistons), d’autre part
par le caractère répétitif des motifs joués parfois selon le procédé de
l’appel-réponse avec un fameux trio de trompettes (Youenn Le Cam, Yann
Martin, Martin Saccardy).
Juillet se termine pour nous à
L’Astrada avec en première partie Melissa Aldana (ts) en trio avec Pablo
Menares (b) et Francisco Mela (dm). Souvent coltranienne (sans le
lyrisme), elle a terminé par un sympathique hommage à Sonny Rollins. La
seconde partie par le Belmondo Family Sextet a proposé des standards
(«Skylark», etc.) et «Méditation» de Massenet remarquablement
interprétés par Stéphane Belmondo (dans la continuité de Freddie
Hubbard… Quel son de bugle!) en compagnie du frère Lionel (ts, arr) et
du père Yvan (bs). Bons arrangements et bon drumming de Jean-Pierre
Arnaud.
Le lendemain, 1er août, L’Astrada
accueillait les cuivres. Tout d’abord LPT3 dont c’est le quatrième
passage à Marciac. Flanqués d’Andy Emler (p) en invité, Jean-Louis
Pommier (tb: intro avec plunger et multiphonie dans «Urgence Piston») et
François Thuillier (tu, «Fondeur d’Hélice») sont reconnus dans le
milieu des cuivres pour leur aptitude à pousser leur instrument dans les
limites du possible. En deuxième partie, avec l’Harmonie de Bayonne
(méritante et motivée), ils ont abordée une œuvre de 35’ d’Andy Emler
faisant jouer en soliste successivement le tuba (parfois multiphonique),
puis le trombone depuis les coulisses et le piano. Un plaisir de jouer
pour tous. Mais un concert assez court car terminé alors que sous le
chapiteau (moins de monde) la seconde partie d’une soirée vocale et
marathon n’était pas achevée (les minauderies de Youn Sun Nah dans des
chants traditionnels et folk en compagnie de Vincent Peirani, acc, et
Ulf Wakenius, g).
Nous avons retrouvé Vincent Peirani lors de la
prestation de Daniel Humair en quartet qui a révélé, le 2 août, le
meilleur d’Emile Parisien (ss). En seconde partie, Didier Lockwood a
fêté ses 40 ans de carrière. D’abord avec l’Orchestre de Chambre du CRR
de Toulouse: une composition de Lockwood dans le style de Bach,
«Jazzuetto» (co-soliste Liebe, vln), des standards («Sometimes My Prince
Will Come», «In a Sentimental Mood») et un «Barbizon Blues» que a
secoué le chapiteau. Après un duo avec l’incroyable Médéric Collignon
(cnt, voc), Lockwood a proposé un programme substantiel en compagnie
d’Antonio Farao (p), Darryl Hall (b), Manu Katché (dm) et parfois
Collignon qui lui a permis de démontrer l’étendue d’une superbe
virtuosité.
Le 3 août a mis le sax alto (et soprano) à l’honneur
avec Jay Beckenstein de Spyro Gyra (numéro à la Marcus Miller de Scott
Ambush), puis avec Kenny Garrett en quintet (percussionniste sans
utilité) d’abord coltranien et modal pour finir plus racoleur comme
l’aurait été un Maceo Parker.
La première partie du 4 août sous
chapiteau fut assurée par un orchestre hétérogène dans un genre hybride
mais qui nous a fait vivre de bons moments comme «All Blues» avec une
démonstration de jeu de conques par Steve Turre (excellent travail de
Rafael Paseiro, b). Cet ensemble mené par Orlando Maraca Valle (fl)
regroupe des musiciens intéressants comme la Japonaise Sayaka (vln), le
Cubain Harold Lopez-Nussa (p) et l’Américain Brian Lynch (tp, sous
employé).
Le 5 août, avant le bon concert du quartet d'Ahmad
Jamal «drivé» par les superlatifs Reginald Veal (b) et Herlin Riley (dm)
(«Silver», «Blue Moon», etc.), Nicholas Payton (tp, Rhodes) a abordé
les Sketches of Spain (dont Concierto de Aranjuez, «Saeta»
– avec sa fanfare de trompettes et le chant langoureux du soliste –,
«Solea»). Du gros travail car on a dû adapter les relevés à
l’instrumentation de l’Ensemble Instrumental de Gascogne: 4 trompettes
(Nicolas Gardel, Pascal Drapeau, Raynald Colom, Mickael Chevalier),
trois cors (Julien Blanc, Baptiste Germser, Pierre-Yves Le Masne), deux
trombones (Sébastien Arruti, Gaëtan Martin), un tuba (Maxime Duhem),
trois flûtes, un hautbois, un basson, une clarinette, une harpe et des
timbales, le tout dirigé par Hervé Sellin remplaçant au pied levé Bob
Belden. Nicholas Payton a évoqué (des inflexions, la sourdine harmon) et
jamais copié Miles Davis. Sa maîtrise de la trompette est totale, avec
un timbre de qualité (trompette Bach vintage des années 1950, embouchure
Greg Black). Il a intercalé des moments en trio (Vicente Archer, b,
Bill Stewart, dm, dans «Stablemates» de Benny Golson) et nous a fait la
surprise de chanter (et très bien) «When I Fall in Love» avec
l’orchestre.
Le 6 août, nous avons apprécié à leur balance
(L’Astrada) le chanteuse Nathalie Blanc et l’orchestre de Philippe
Petrucciani (g), fils de Tony et frère de Michel. Les excellents
arrangements sur les musiques de Michel et Philippe Petrucciani sont
bien servis, notamment par l’équipe de souffleurs d’où se dégagent
Stefano Cantini (ts, ss) et surtout Christophe Leloil (tp, fgh: qualité
de son et de mise en place). Le soir sous chapiteau fut vocal.
D’abord Cécile McLorin-Salvant (grande tessiture, beau timbre, style
personnel) avec un trio dont l’excellent Aaron Diehl (p): répertoire
original de chansons défendues par Bert Williams, Valaida Snow, Judy
Garland… Damia! Son «Minnie the Moocher» fut en tout point réussi. Dee
Dee Bridgewater n’a pas tiré la couverture à elle puisque son but est
de lancer le groupe de Theo Croker (tp, petit-fils de Doc Cheatham),
solide disciple de Freddie Hubbard: thèmes d’Horace Silver, Abbey
Lincoln, Michael Jackson. Pour nous les réussites furent les blues:
«Blue Monk» (effets de pédale wah-wah de Theo Croker) et «God Bless a
Child» (bons solos de Irwin Hall, as, Croker et Michael King, org).
Le 7 août à L’Astrada, les Headbangers, ensemble rock-funk préféré du festival bis
2013 (cf. compte-rendu) a confirmé son niveau exemplaire (avec un
Ferdinand Doumerc lyrique, as, ts, fl). Nicolas Gardel, trompettiste
remarquable (qualité de son, tessiture, sens de phrasé) est l’auteur des
arrangements très attrayants. Le Medium Ensemble de Pierre de Bethmann,
qui a suivi, est d’une nature plus abstraite (à noter l’utilisation de
la voix, sans parole, comme un instrument). L’orchestre bénéficiait
d’une belle section de cuivres (Sylvain Gontard, tp-fgh, Denis Leloup,
tb, Camille Lebrequier, cor, Joris Vidal, tu) pour un travail de section
pas évident (écriture de pianiste). Le bugle et le trombone n’ont eu
droit qu’à un seul solo («Effet tatillon»). A 1h du matin, devant un
chapiteau bondé et enthousiaste, Jamie Cullum proposait un aspect
musical plus proche des masses (excellent et fidèle Rory Simmons,
tp-flh).
Le 8, un violent orage n’a pas empêché le concert sous
le chapiteau, délicatement lancé dans la lignée MJQ par Stefon Harris
(vib, marimba) et le trio Kenny Barron («Softly as In a Morning
Sunrise», etc.). A noter un «Rain» en piano solo. Puis, pour la
troisième fois à Marciac, Richard Galliano et le Quintet de Wynton
Marsalis ont donné leur approche des répertoires de Billie Holiday
(«Them There Eyes» – Walter Blanding, ts –, «What a Little Moonlight Can
Do», «Strange Fruit») et d’Edith Piaf («La Foule», «Padam», «L’Homme à
la Moto», la très attendue «Vie en Rose» en 1er bis). A noter un moment très Erroll Garner par Dan Nimmer («Sailboat in the Moonlight»).
Le
9 août le chapiteau accueille d’abord Evan Christopher (cl) toujours
virtuose dans un programme traditionnel: «Farewell Blues» où la
rythmique brille – David Blenkhorn, g, Sébastien Girardot, b, Guillaume
Nouaux, dm –, «Dear Old Southland» dédié à Lionel Ferbos, «I Grew Too
Old to Dream» pour Guillaume Nouaux en soliste, et de compositions de
Django («Féérie», «Low Cotton» en souvenir de Barney Bigard, «Songe
d’automne» en souvenir d’Hubert Rostaing – fameux jeu de balais!). Puis
le divertissement parlé, chanté, gratté de Thomas Dutronc permit
d’apprécier quelques solos de Bireli Lagrène, mais aussi de Rocky
Gresset (g). Solide fondation proposée par Jérôme Ciosi (g, bj) et David
Chiron (b). Tout ce monde-là a donné, notamment, un «Tiger Rag» avec
Aurore Voilqué (vln).
La
soirée du 10 s’est passée à L’Astrada sous le signe du saxophone. En
première partie Benoît Berthe (as, ss) en quartet a surtout joué ses
compositions. Nous préférons son style à l’alto («There’ll Never Be
Another You»). Son bis fut "Stablemates” de Benny Golson, star de la deuxième partie. Benny
Golson n’est pas seulement une sonorité de sax ténor qui compte, un
compositeur de thèmes qui ne vieillissent pas, c’est aussi un beau
parleur (anglais compréhensible par tous grâce à une bonne diction). En
Quintet avec Eric Alexander (ts, coltranien), il a conçu son programme
pour raconter son histoire qui évoque ici et là des noms qui ont fait
date: «Take the 'A' Train», «Whisper Not», «I Remember Clifford» (sans
Alexander), «Mr P.C.» de Coltrane, «Evidence» de Monk (par le trio
superlatif: Joan Monné, p, Ignasi Gonzalez, b, Jo Krause, dm), «Nearness
of You» (sans Golson), «Killer Joe», «Along Come Betty» et pour le bis triomphal «Blues March». Pas une seconde d’ennui, merci Mr. Golson!
C’est
le bon chanteur de «pop-soul music», Gregory Porter qui ouvre la soirée
du 11, avec le lyrique et volubile Yosuke Sato (as). Ici et là,
influence gospel, voir discrètement de Ray Charles et de bons riffs à
deux sax (avec Samy Thiébault, ts). Puis c’est la «création» annoncée
par le Septet Wynton Marsalis. On reconnait vite la Marciac Suite:
«For My Kids of the College» (pour piano solo, magnifié par Dan
Nimmer), «Jean-Louis is Everywhere» (belle alternative entre Elliot
Mason, tb, et Walter Blanding, bcl), «Guy Lafitte» (joué dans l’esprit
par Walter Blanding, ts), «Sunflowers». Après «Armagnac Dreams» (qui mit
en valeur Ali Jackson, dm), Wynton Marsalis a joué un mouvement pour
trompette et rythmique, «Mademoiselle de Gascogne», de toute grandeur
sur tempo lent (un chant bien soutenu par les lignes de basse de Carlos
Henriquez, dans lequel il alterne les effets pistons mi-courses avec
l’influence classique genre Concerto d’Aranjuez). Bien sûr il y eut le cérémonial des 4 bis (dont un où Ted Nash, as, s’est beaucoup donné).
Le
12, après la prise d’otage des thèmes de Parker par la torride
Géraldine Laurent (as) en trio, David Weiss nous a proposé ses Cookers,
sorte de all-stars bop avec Billy Harper (ts), Eddie Henderson (tp, lead
en section), Jaleel Shaw (as), George Cables (p), Cecil McBee (b),
Billy Hart (dm) dans un répertoire signé Harper, Cables, McBee et
Freddie Hubbard. Musique dense, jouée «ff», avec une sonorisation un peu
trop poussée: en ce sens ce bop est hard.
Le dernier concert à
L’Astrada, le 14 concernait des musiques sans étiquette. D’abord
Initiative H, H comme Haudrechy de son prénom David (ss), compositeur
dont l’écriture pour les cuivres (Nicolas Gardel, lead tp; graves
généreux de Lionel Ségui, btb) comme pour les sax (Ferdinand Doumerc,
as, Gaël Pautric, bs) est très classique. A la masse orchestrale, il
ajoute des sons électroniques. Dans «Murder Drome», nous avons apprécié
les solos de trompette de Cyril Latour (influencé par Wynton Marsalis)
et Nicolas Gardel. En deuxième partie nous avons retrouvé Julien
Alour (tp) hors de son univers personnel, plongé dans le Vaudou de
Jacques Schwarz-Bart (ts), Moonlight Benjamin (voc), Claude Saturne
(perc). Les points forts nous semblent être «Contredanse» et «Banda».
Comme elle a commencé (avec Lucky Peterson), la 37e
édition s’est terminée avec le blues: le toujours efficace Nico Wayne
Toussaint (hca, voc) (l’Espagnol Paul San Martin, né en 1979, est en
solo, p-voc, un disciple de Little Brother Montgomery… inespéré!).
La fréquentation fut élevée malgré la crise et un temps souvent pluvieux qui rendait le festival un peu morose.
Michel Laplace Texte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
CODA Concert in the dark
Mercredi
6 août, à l’Astrada, le JIM avait programmé le trio du pianiste
barcelonais, Ignasi Terraza, avec Pierre Boussaguet (b) et Esteve Pi
(dm). Ce fut l’occasion pour le public de découvrir un répertoire peu
connu, comportant plusieurs compositions originales de Terraza («Give Me
Another», «An Emotional Dance», «Imaginant Miro», «Rain Falling»,
«Oscar Will»…) et de Boussaguet («Blues for Gouvernor», «Bouss Lope» et
surtout «Mother Land» une pièce solide très inspirée d’Astor Piazzola…)
mais aussi quelques standards comme «Cuando vuelva a tu lado» (1934),
une composition de la Mexicaine Maria Grever, qui connut son heure de
gloire lorsqu’elle fut reprise par Andy Russell pendant la guerre en
1944 sous le titre «What Difference a Day Made» et en 1959 par Dinah
Washington couronnée par un Grammy Award. Au-delà de la clarté des
thèmes et de leur superbes interprétations par des musiciens de talent,
c’est l’expérience vécue par le public qui fut intéressante: Jazz in the Dark!
En effet, étant aveugle, Terraza a voulu faire partager son vécu
musical à l’assistance: les musiciens jouèrent donc dans l’obscurité et
les spectateurs devinrent auditeurs, partageant avec lui les ressorts de
l’imaginaire que libère la seule écoute de la musique. L’expérience
fut, à n’en pas douter, une grande réussite puisque le public en
redemanda, sans beaucoup de succès malheureusement; les organisateurs
n’ont en effet pas accordé le bis traditionnel, ce qui ne manqua
pas d’en courroucer plusieurs tout acquis à cette nouvelle approche,
depuis que les festivals de musique se sont métamorphosés en
organisation de spectacles. La formation fut particulièrement soudée et
cohérente dans le contenu musical. Esteban Pi a accompagné avec beaucoup
de légèreté et d’attention des interprétations travaillées et même
complexes. Boussaguet est resté le contrebassiste merveilleux qu’on
connaît et qui s’investit dans ce trio. Quant à Ignasi, il est en pleine
maturité, et sa manière donne à sa musique tout l’espace qu’elle
requiert. Sa musique y a gagné une grande sérénité et une profondeur que
l’urgence de la jeunesse cachait un peu autrefois. Ce fut un beau
concert de jazz plein de surprises heureuses.
Félix W. Sportis © Jazz Hot n° 669, automne 2014
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La Seyne-sur-Mer, Var
Jazz au Fort Napoléon, 24-25 juillet 2014
Ah!
quel bonheur de se retrouver dans l’enceinte du Fort Napoléon pour ce
festival 2014 qui a bien failli ne pas avoir lieu, mais deux concerts
ont été «sauvés»! Nous en reparlerons. Donc pas d’ouverture officielle
avec des élus et autres personnalités. Le bar est quand même ouvert,
avec une petite restauration, ce qui permet de flâner et discuter entre
amateurs avant le concert de 21h30.
Bien que le festival ne durât
que deux jours, on retrouva les traditionnelles expositions avec cette
année les propositions d’affiches de Muriel Poli ; Jazz on LP, la
collection de J.-P. Ricard, sur le thème des chanteuses: on redécouvre
des noms oubliés, et c’est un voyage dans le graphisme des années 40/50,
avec les Pin-Ups, les tenues et les poses d’époque; les peintures de
Vincent Muraour dont les œuvres sont parfaitement abouties. Il y a
toujours sa fascination pour le buste, le visage, mais esquissés,
mystérieux, presque abstraits, jouissant cependant d’une intensité
forte, dans des couleurs impressionnistes; Il y règne un bel équilibre,
un envoûtement, qui touchent immédiatement le regardeur. Et puis
l’Espace livres et disques autour du jazz. Tout cela dans l’éphémère,
comme une impro.
En
ce 24 juillet, c’est Eric Reed Trio qui monte sur scène pour la
première partie. On retrouve un habitué des lieux en la personne du
contrebassiste Darryl Hall, avec Mario Gonzi à batterie. Eric Reed, né
en 1970 dans une famille de musiciens, a commencé le piano dès l’âge de 2
ans. Il jouera assez régulièrement avec Wynton Marsalis de 1990 à 1995,
et fera partie du Lincoln Center Jazz Orchestra de 1996 à 1998 ; c’est
dire que c’est un musicien ancré dans la tradition. D’ailleurs, il
déclare que «sans le swing et le blues» on ne peut pas parler de jazz.
On sait qu’il est un admirateur d'Horace Silver, Dave Brubeck,
Thelonious Monk et surtout d’Ahmad Jamal dont il se rapproche assez. Ce
soir, au Fort, il multiplia les longues intros en piano solo, jouées ad
libitum, souvent en contrepoint des deux mains, puis déclenchant le
swing pour faire entrer le contrebassiste et le batteur ; ce dernier
jouait d’un jeu foisonnant, avec des roulements sur les toms qui vous
clouent dans le tempo, et un drive de derrière les fagots. Quant à
Darryl, il fait merveille à la pompe, produisant ce son chantant et pur,
très lyrique dans les solos. Un «Tea for Two» époustouflant lança la
machine. Puis Eric Reed prit la parole pour annoncer qu’ils allaient
jouer «Peace» d’Horace Silver, pour lui rendre hommage, ainsi qu’à
Charlie Haden récemment disparu, et à tous les passagers morts dans les
accidents d’avion ces jours derniers. Interprétation tendue, soulful,
avec un solo de la contrebasse d’une émotion prenante. Malgré tout,
cette première partie restait dans l’ensemble assez formelle, de beaux
et grands moments certes, mais pas vraiment le grand frisson.
Puis
Eric Reed introduisit Mary Stallings qui apparut vêtue de blanc avec
une grosse fleur bleue épanouie sur son chemisier, elle s’avança sur le
devant de la scène d’une démarche lente, souple et élégante. Et dès
qu’elle prit le micro, avant même la première note, l’atmosphère
changea. Le groupe avait trouvé son âme. Elle prit possession des cœurs
avec «Sweet and Lovely». Tous les thèmes seraient à citer, mais il y eut
deux sommets : le premier sur «Black Magic» et le second sur «Round
About Midnight» : Mary, seule avec le pianiste, assise délicieusement
sur un haut tabouret, en connivence parfaite avec Eric, elle devient le
thème, «saxophonise» les notes, y met tant d’âme qu’elle en fait un
spiritual. Une voix pure, avec du grain, une grande souplesse dans les
changements de registre, les variations de timbre et d’intensité, sur
toute sa tessiture qui va du grave contralto à l’aigu soprano, et une
façon de tenir la note d’une beauté inouïe. Elle chante les mots avec
tout le poids du sens, avec une diction parfaite. Elle cisèle, swingue,
avec une décontraction à la Lester Young. Et par dessus tout ça, il y a
la beauté de sa gestuelle : les mouvements des bras, des mains, sont un
enchantement. Le tout dans la retenue et la sobriété. Du grand art. Et
les musiciens n’avaient plus qu’à se laisser porter et à l’accompagner
dans cet instant de grâce ; ce qu’ils firent, admirablement.
Le
25: Kirk Lightsey (p), Tibo Soulas (b) et Sangoma Everett (dm),
hilares, prennent possession de la scène. Il y a de la liesse dans
l’air. Ils attaquent le premier morceau en trio et vont se provoquer,
chacun essayant de surprendre les autres, et y réussir, s’esclaffant de
plus belle, et repartant dans des envolées joyeuses. Puis Gary Bartz
apparaît, grand, mince, hiératique, souriant, un look à la Sonny
Rollins. Il pose les deux saxes (alto et soprano courbe) devant les
micros, salue le public, prend l’alto, et c’est parti avec ses joyeux
compères. Il rira souvent lui aussi, mais d’une façon discrète. On
l’attendait, car on sait qu’il a joué avec avec Max Roach, Art Blakey et
les Jazz Messengers, McCoy Tyner, Jackie McLean, Shirley Horn, Kenny
Barron, pour ne citer que les plus grands. On ne fut pas déçu, malgré
quelques ratées et baisses d’intensité dans les premiers morceaux. Il
joue de l’alto avec une technique et un son de ténor sur un phrasé
fragile, ce qui donne parfois une impression de flottement. Mais
finalement il maîtrise parfaitement tout cela, avec un fort lyrisme. Son
jeu de soprano n’est pas loin de celui de l’alto, mais avec des notes
plus longues, plus tenues. Le trio qui le soutenait vaut le détour.
Kirk
Lightsey – qui lui aussi a joué avec pas mal de grosses pointures, et
souvent au Fort – tout en riant sans cesse, joue magnifiquement et
sérieusement. Ce soir, il était dans l’énergie, le swing, le grand
soutien du saxophoniste, et il envoya aux étoiles quelques beaux solos,
d’un lyrisme très intériorisé. Tibo Soulas est un contrebassiste
terrien, c’est le gras de l’accent du sud-ouest qui passe dans les
cordes de sa contrebasse. Une pompe d’acier, et des solos rageurs. Reste
Sangoma Everett, bien connu chez nous puisqu’il vit entre la France et
la Suisse. Il a déjà côtoyé quelques grands noms du jazz dont Dizzy
Gillespie, Johnny Griffin, Yusef Lateef, Branford Marsalis, Liz McComb,
Bobby McFerrin, Archie Shepp, Tommy Flanagan, Eddy Louiss, Enrico Rava.
Un jeu foisonnant sur trois toms et les cymbales avec un usage intensif
de la grosse caisse ; musicien extraverti, flamboyant, décontracté et
swinguant, sans cesse à la relance, à la pulse. De grands moments de
lyrisme sur «Ask Me Now» et surtout au soprano sur «Si tu vois ma mère»
de Bechet, à la fois hommage au maître et ode à la nuit. Autre moment
intense et recueilli avec «A Song of Loving Kindness», dont Gary chanta
le refrain d’un belle voix grave, un peu comme un mantra. Un amusant
«Donkey Dust» composé par le pianiste. Et puis un prenant «Soulstice».
Un
concert un peu inégal mais très prenant dans l’ensemble. La joie des
musiciens, et leur musique, nous évitèrent de sombrer dans la tristesse
et l’amertume devant ce qui était sûrement la fin d’une belle aventure:
Jazz au Fort Napoléon. Ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’on vit
s’éloigner le Fort, caché petit à petit par les arbres en descendant la
colline, et qu’on eut une pensée de soutien pour Robert Bonaccorsi.
Requiem pour un festival défunt
L’an
dernier je concluais ma chronique par ces mots : «Ce festival
intimiste, l’un des plus passionnants, existera-t-il encore l’an
prochain ? Pas sûr hélas.» Eh bien il est à peu près certain que 2014
sera le dernier. Comme on le dit depuis l’Antiquité: tout ce qui est né
sur la terre mourra un jour. C’est une question d’échelle de temps. Pour
ce festival sa durée de vie aura été de 36 ans si on compte les débuts
où il s’appelait «Jazz à la Seyne-sur-Mer», et 30 ans sous sa forme
actuelle de «Jazz au Fort Napoléon». D’ailleurs il est à noter que les
médias locaux ont repris cette année l’appellation «Jazz à La Seyne…» Un
signe!
De neuf jours à deux concerts par soir plus les
après-concerts, et parfois des animations en ville, on était tombé à 6
puis 5, avec seulement un concert par soir. Et en 2014 ce Festival
failli être annulé, cependant deux jours ont été sauvés in extremis,
grâce à l’action du nouvel adjoint à la culture. On sent bien qu’il
n’y a pas du côté des édiles une volonté de garder vivant ce festival.
En période de crise c’est toujours la culture qu’on sacrifie ; du moins
celle qui fait patrimoine. Certes la ville de La Seyne-sur-Mer est
pauvre, endettée. Elle n’a pas su, ou pas pu, à l’image de La Ciotat, se
reconvertir après la fermeture des Chantiers Maritimes. Et la crise
continue… Hélas!
C’est en 1978 que Robert Bonaccorsi créa Jazz à La Seyne qui offrait un concert par mois et se tenait au théâtre Apollinaire, au centre ville. C’est
en 1980 que Jazz à la Seyne prend la forme d’un festival en été.
Festival dans lequel le tout jeune Michel Petrucciani fit ses débuts. Il
y eut aussi au programme Michel Portal, André Jaume qui devint un
partenaire attitré, et coopérateur. Bernard Lubat devait être là, mais
il fut remplacé par Aldo Romano, et c’est là que se concrétisa l’amitié
entre Aldo et Michel. En 1985 le festival monta au Fort Napoléon et
prit le nom de «Jazz au Fort Napoléon». On y vit le meilleur du jazz
avec des pointures du monde entier, et surtout la venue de grands
jazzmen américains, de ceux à qui l’on doit cette musique, qui en sont
des figures historiques, et qui souvent ne passaient nulle part
ailleurs. C’est cette programmation haut de gamme qui assura la renommée de Jazz au Fort Napoléon. J’ai parcouru pas mal de pays pour couvrir des festivals de jazz, partout on savait ce qu’était Jazz au Fort Napoléon,
et je ne sais combien de grands musiciens m’ont dit leur grand désir
d’y être invités. Ce festival est l’un des plus beaux fleurons de la
Seyne-sur-Mer, il fait partie de son patrimoine, aussi bien que le Fort
Napoléon lui-même, et quelques autres joyaux. Et c’est ce Festival qui
va disparaître. Il y a de quoi pleurer de désespoir. Je me fais le
porte-parole du public, de ceux qui sont venus me dire leur amertume; je
prêche pour l’aventure de l’art vivant, et parce que, à force de
toujours regarder vers le bas, on finira par tomber, dans l’inculture et
le triomphe de la bêtise.
Serge Baudot Texte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
San Sebastian, Espagne
Jazzaldia San Sebastian, 23-27 juillet 2014
Malgré la proximité du 50e anniversaire, le 49e
Jazzaldia n’a pas été une simple édition de préparation. Non seulement
par la solidité du programme mais aussi par la bonne distribution des
scènes et concerts de façon à ce que le jazz eût son espace propre et
prédominant, sans être noyé dans les autres musiques. Et cela, par les
temps qui courent, est déjà beaucoup.
Le Jazz Band
Ball a ouvert par le triple set simultané de l’excellente Columbia Big
Band, le trio du grand saxophoniste Víctor de Diego et la charmante
chanteuse René Marie, qui a présenté son nouveau disque, I Wanna Be
Evil, un hommage à l'artiste américaine Eartha Kitt. Ibrahim Electric et
Snarky Puppy ont été les faces opposées de ce qu’on pourrait dénommer
un jazz moderne et jeune. George Clinton (Funkadelic/Parliament) s’est
fait remarquer, et cela était bien une sorte de réunion de famille avec
le patriarche. De Maggot Brain à One Nation ou Atomic Dog, tout a été
une grande célébration.
La
journée du jeudi 24 devait s'ouvrir avec un concert important mais un
peu indigeste pour certains avec l'heure et demie d'improvisation de
Muhal Richard Abrams au Théâtre Victoria Eugenia. Si Abrams a démontré
quelque chose, c'est que sa proposition minimaliste, conceptuelle, d'une
immersion progressive dans une musique improvisée qui envahissait
l'espace petit à petit est un pari très risqué, encore radical
aujourd’hui. Mais il ne s’agit que de musique finalement… Quelques jours
plus tard est apparue au Kursaal la pionnière Toshiko Akiyoshi – à qui
cette édition a octroyé le Prix Donostiako Jazzaldia – qui a plu tout
autant que les concerts d’Eric Reed au Basque Culinary Center… Tout
était de la musique, mais différente, de mondes complémentaires jamais
opposés, en plus quand il s’agit du jazz…
La
nuit promettait encore, avec le souvenir du passage de la Tribe
d’Enrico Rava au Festival les années précédentes. Donc, le quintet a
allumé la mèche de la première journée à la place de «La Trini» avec un
trompettiste un tantinet bridé par les aventures du jeune pianiste
Giovanni Guidi et du non moins juvénile Gianluca Petrella, mais laissant
toujours percevoir qu’il tient toujours la baguette avec la fermeté
flexible de celui qui connaît les ressorts pour faire d'un concert une
expérience mémorable. Une leçon de jazz sans feux d’artifice, mais avec
l’expérience des planches, le groupe d'Enrico Rava a fait comprendre que
la nuit allait être à eux, même si le public était venu pour l'étoile
Bobby McFerrin, présentant un mélange de gospel et de country assez
particulier.
Le lendemain sur la même scène, le projet Sketches of Spain
de Nicholas Payton, avec l’Ensemble instrumental de Gascogne, a
clairement déçu. Manque de cohésion de l’orchestre ou manque d’idées de
Payton lui-même, la sauce n'a pris à aucun moment à vrai dire.
Heureusement,
au deuxième set la bande de John Scofield est arrivée, témoignant que
Überjam est l’une des bandes les plus funkies de la planète. Le
guitariste déplie son art et que la fête commence!
Comme
celle qui s’est déroulée au Kursaal, l’après-midi, avec le duo de Chick
Corea et Stanley Clarke (à qui s’est joint en fin de soirée McFerrin en
bis obligé sur «Spain»). On a ecouté «La Fiesta», «After the Cosmic
Rain» et une excellente version de «Waltz for Debby». Un vrai Return to
Forever qui a fait les délices du Kursaal plein à craquer.
Il
restait encore la nuit qui offrit une lecture des Ten Freedom Summers
que Wadada Leo Smith avait arrangé pour son Golden Quartet. Concert
attendu, avec la présence d’Anthony Davis au piano, le groupe s'est
laissé porter par la puissance de Wadada. Le concert a eu des moments de
tension avec le trompettiste désireux que tout soit comme il
l’attendait, donnant le meilleur de lui-même. Le pari des responsables
du festival pour des projets si ambiteux dont la musique du très
respecté compositeur de Leland (Mississippi), dit beaucoup sur la
responsabilité d’exposer les multiples facettes que le jazz a offert
dans le temps.
En même temps, au Musée San Telmo, le
pianiste Iñaki Salvador et le saxophoniste Andrzej Olejniczak ont
présenté un beau concert où ils ont commémoré le disque qu’ils avaient
enregistré ensemble il y a 20 ans: Catch.
Le
lendemain, on n’a pu qu’applaudir le Toshiko Akiyosi et Lew Tabackin
Quartet. Du jazz orthodoxe joué avec orthodoxie face à un public
orthodoxe. Le fragment d'histoire jazzistique qu'ils livrent n'a pas son
pareil.
L’Orchestre d’Hommes-Orchestres a quitté en cette
occasion l’ombre de Tom Waits pour enlacer celle de Kurt Weill pour le
projet Cabaret Brise-Jour. Ils et elles ont déployé une imagination
débordante et beaucoup d’humour.
Bizarre nuit que celle
du samedi 25 à La Trini (en partie pour les problèmes de son qui ont
frappé les deux sets) avec le groupe de Dave Holland, puissant et
imaginatif, malgré le son électrifié du guitariste Kevin Eubanks
couvrant le piano de Craig Taborn. Dommage.
Le
Sun Ra Centennial Arkestra sous la sempiternelle devise «The Space is
the Place» a joué une musique folâtre, joyeuse et humoristique pleine de
lamés et de panaches égyptiens acheté en gros par le nonagénaire
Marshall Allen. S'il est vrai que la poudre d'étoiles octroie la
longévité, le fêtard saxophoniste en a pour un moment.
La
dernière journée allait être tranquille. On attendait la nuit des
Dames, et la place s’est habillée en gala pour recevoir la grande Dee
Dee Bridgwater qui se chargeait d'offrir un abrégé du meilleur jazz
vocal, celui qui va depuis les classiques («Fine and Mellow», «A Foggy
Day» ou «Afro Blue») jusqu’à Michael Jackson ou Stevie Wonder («I Can’t
Help It» et «Living for the City»). Déployant une énergie toujours aussi
étonnante sur scène, Dee Dee s’est entourée pour l’occasion de jeunes
talents dont le trompettiste Theo Croker et le saxophoniste Irwin Hall.
Ils ont dynamité la scène.
L’intéressante proposition de
Kristin Asbjørnsen, la chanteuse norvégienne, requérait un autre temps
et un autre lieu: on ne peut pas tout appeler jazz, et elle doit bien le
savoir.
L’après-midi,
au Kursaal, Bugge Wesseltoft et ses amis avaient présenté leur
proposition musicale avec Erik Truffaz et Dan Berglund en tête. De gros
rythmes, des textures pour une musique qui entrelace l'expérimentation
contemporaine avec les ressources de l’improvisation du jazz
traditionnel. Le jazz a été un jour une musique dansante, l’esprit de
ces friends ne fait que le confirmer.
Un nouveau concert du
pianiste Iñaki Salvador au Musée San Telmo, cette fois-ci en compagnie
du trompettiste Maciej Fortuna, a mis fin à cette édition du Jazzaldia.
Comme
nous l’avons dit, l’année prochaine marquera les 50 ans d’histoire du
festival. Peu peuvent en dire autant, qui plus est dans les conditions
d'excellence et d'innovation de la manifestation annuelle de San
Sebastian.
Lauri Fernández et Jose Horna
Texte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Foix, Ariège
Jazz à Foix, 21-27 juillet 2014
La 14e édition du Festival Jazz à Foix, organisée par l’association Art’Riege, dans la cité au pied du beau château comtal, est devenu un
rendez-vous aujourd’hui incontournable. L’accueil chaleureux des
nombreux bénévoles, le cadre et la qualité de la programmation sous la
houlette du président Eric Baudeigne et d’Alain Dupuy-Raufaste, donnent
une cohérence intelligente des choix et à l’esprit d'une manifestation
qui se veut toujours à la fois originale, exigeante et ancrée dans la
grande tradition afro-américaine du jazz. Cette spécificité, si rare en
France de nos jours, est l'un des critères qui distingue Jazz à Foix de
la plupart des festivals de jazz.
L’orage
gronde sur la chaîne pyrénéenne quand Eric Baudeigne, directeur et
maître de cérémonie omniprésent, décide que le concert d’ouverture aura
lieu sur la scène abritée de l’Estive. Une soirée qui conforte l'image
d’authenticité comme chaque année où une ou plusieurs légendes viennent
enrichir la mémoire de Foix en notes bleues. Deux ténors au programme: Benny Golson et Ricky
Ford, mêlant deux légendes et générations du jazz, d'Art Blakey à
Charles Mingus, aux liens intemporels et subliminaux car cette culture
est celle de la transmission et de la création permanente. On retrouve
entre les deux parties ce sens naturel de l’adaptation de la superbe
rythmique amenée par le splendide pianiste de Detroit Kirk Lightsey, la
contrebasse essentielle de Gilles Naturel et les baguettes subtiles de
Doug Sides. La complicité entre le pianiste et Ricky Ford ne date pas
d’hier et rappelle le superbe duo Reeds and Keys de 2003
(Jazz Friends Productions). Le saxophoniste garde de son expérience
mingusienne un profond goût pour l’exploration de sa large palette
sonore donnant à ses interventions une expressivité marquée et une
énergie de tous les instants. A l’image d’un Coleman Hawkins ou d'un
Sonny Rollins, il tire l’ensemble de sa rythmique vers un retour aux
racines du blues en se jouant des idiomes bop et modal avec brio. Le
swing est également au centre de son jeu avec une inflexion à la Rollins
sur un thème latin, avant de poursuivre sur un des sommets du concert
«Ricky’s Bridge» où il laisse exprimer tout son lyrisme avec une belle
citation du fameux «Fables of Faubus» de Mingus. Maîtrise et musicalité
sont la marque de fabrique du quartet qui se vérifie autour du thème
«Milestrane». Il y a un peu de Booker Ervin chez Ricky Ford, notamment
dans son approche de l’instrument et l’utilisation de gammes modales.
D’ailleurs, l’un et l’autre font partie de cette tradiiton mingusienne
si énergique et originale (George Adams, Eric Dolphy, Clifford Jordan…).
En
seconde partie, on se retrouve face à l’histoire du jazz, celle du hard
bop, dont Benny Golson est l'un des grands représentants, compositeurs
et arrangeurs. A 85 ans, il cultive l’élégance, sa sonorité de velours
légendaire laissant percer une fragilité qui rend encore plus émouvante
l'économie de notes et la douceur du son que l’âge génère. Les notes
semblent glisser sur des phrases longues et sinueuses. Compositeur
majeur de son époque, Benny Golson excelle sur ses ballades telles que
«I Remember Clifford» ou «Whisper Not» en tempo médium. Dans ce
contexte, le jeu de Kirk Lightsey prend une autre dimension en ayant
plus d’espace pour s’exprimer et un cadre plus lyrique. Sa longue
introduction sous le regard admiratif du leader amène une version
d'anthologie de «Spring Is Here» tout aussi émouvante que sa version en
solo sur le superbe «Lightsley Live». Du beau, du grand piano, où l’on
retrouve toutes les facettes d'un pianiste dans une forme
exceptionnelle. La rythmique tourne à merveille, la sonorité boisée de
Gilles Naturel et le drive puissant de Doug Sides donnat à ce second set
une profondeur exceptionnelle. Il faut dire qu’elle épaule Benny Golson
depuis plus de 10 ans lors de ses tournées européennes.
La jam
finale entre les deux ténors sur «Mr. PC» (Paul Chambers) rappelle
l'épopée du jazz à Philadelphie, une conclusion évidente de cette belle
soirée tant John Coltrane a exercé d'influence sur les protagonistes du
soir. «Take the 'A' Train» de Duke Ellington vient parachever un concert
bien construit, car nos deux leaders sont de grands arrangeurs,
compositeurs, et Ricky Ford est un maître es big band (il fit partie de
«l'Orchestra», cf. Jazz Hot n° 667).
Le
lendemain, sous un ciel plus serein, la scène de l’Ecole Lucien Goron
accueillait la formation Alma Sinti pour un hommage au guitariste et
créateur de la formation Patrick Saussois qui nous a quittés en 2012. Un
projet amené par Samy Daussat, Jean-Claude Laudat et Jean-Yves
Dubanton, trois anciens compagnons de Patrick Saussois, dans ce qu’on
peut appeler une histoire française du jazz empruntant à Django
Reinhardt et au swing musette typiquement parisien des années 30-40 (Gus
Viseur…). Dubanton absent, c'est l’accordéon de Jean-Claude Laudat qui
apporta la couleur de l’ensemble, Samy Daussat se chargeant des chorus
de guitares. La musicalité et le swing prennent le pas sur la virtuosité
propre à cette branche du jazz. «Venez donc chez-moi», couleur musette,
précède un «Jo Swing» composition de Patrick Saussois pour Jo Privat.
«Alma Sinti», qui est aussi le titre du premier album de la formation,
aux couleurs bossa démontre l’attachement de l’auteur à l’aspect
mélodique des compositions. Remplaçant au pied levé Jean-Yves Dubanton,
Rudy Rabuffetti fit proprement le travail dans une première partie aux
allures familières et sympathiques. On regrettera que ce projet ne colle
pas davantage à ce que fut Alma Sinti, le groupe, qui dégageait plus de
puissance, scénographique en particulier. L’arrivée de Yorgui Loeffler
apporta une plus grande énergie et une touche de virtuosité, mêlant
standards de Django et compositions de Patrick Saussois. «Nuages» et
«Daphné» en rappel ont ravi le public, toujours aussi fan de la musique
de Django.
L'ange
de la note bleue était avec nous ce mercredi soir: la musique d’Eric
Reed respire la tradition pianistique afro-américaine. Celle du gospel
de son enfance dans l’église baptiste où officiait son père pasteur,
mais aussi dans une approche rythmique du piano proche de McCoy Tyner
voire des conceptions orchestrales du trio d’Ahmad Jamal. Il est avec
Marcus Roberts le pianiste qui aura le plus marqué le septet de Wynton
Marsalis. Pour ce premier set en trio, il explore un répertoire de
classiques des comédies musicales tels «Maria» ou «Tea for Two» mais
aussi «Round About Midnight», expliquant au passage l’origine du thème
«Solar» qu’il va interpréter, qui est en fait le «Sunny» du guitariste
Chuck Wayne, détourné par Miles Davis. Sa longue introduction fait place
à une superbe intervention mélodique de Darryl Hall (b) dont la
«walkin'» est un modèle du genre. Le pianiste évoqua également avec
émotion et respect la disparition d’Horace Silver et de Charlie Haden,
deux figures emblématiques du jazz moderne, confortant ainsi ce lien
entre les générations si important dans le jazz. L’arrivée,
en seconde partie, de la chanteuse Mary Stallings à la carrière
confidentielle éleva les débats d’un set de très grande qualité. Un
parcours riche sur la scène des clubs de la Côte Ouest où l’on croise
Ben Webster, Earl Hines, Teddy Edwards, Gillespie et des enregistrements
avec Count Basie, Harry Sweets Edison, Monty Alexander, Gene Harris et
depuis 2007 une collaboration soutenue avec Eric Reed. A 75 ans, cette
chanteuse originaire de San Francisco, semble quelque peu délaisser le
timbre à la Dinah Washington de ses premiers albums pour un chant plus
proche de Shirley Horn. Une superbe vocaliste au phrasé sophistiqué et à
la sensibilité mélodique peu commune sur les standards qu’elle
réinvente tels que «It Could Happen to You» ou «Exactly Like You». Un
swing implicite qu’elle développe suivant le thème comme ses versions
bluesy de «Thrill Is Gone» et «All Night Long» sans oublier son émouvant
hommage à Billie Holiday sur «Billie’s Gone». Le sommet étant son
magnifique duo avec Eric Reed sur «Love You Madly» illustrant son
impeccable maîtrise des nuances. Un pur régal!
La scène
de l’Estive retiendra le lendemain la présentation du président
d’honneur Renaud Marcailhou d'Aymeric où se mêle improvisation et
poésie, invoquant la soirée à venir à l’image d’un tableau de Paul
Gauguin aux colorations des Caraïbes.
Il
semblait presque évident d’inviter le saxophoniste baryton Xavier
Richardeau tant le musicien est attaché au festival, et a été l’un des
plus fidèles depuis le début de l’aventure de Jazz à Foix. Après des
projets ambitieux autour de sa relecture du répertoire du pianiste
Freddie Redd lors d’un séjour new-yorkais, mais aussi ses autres
productions en leader comme Hit and Run et Everlastin’ Waltz avec
son quintet et sextet où l’on croise toute une génération d’excellents
musiciens creusant le sillon d’un jazz post-bop tels Fabien Mary (tp),
Pierre Christophe (p), Jean-Philippe Bordier (g), Yves Brouqui (g),
Nicolas Rageau (b), Mourad Benhammou (dm) mais aussi le clavier d’Alain
Jean Marie, le leader semble être aujourd’hui dans une impasse. Son goût
prononcé pour les rythmes des Antilles oriente sa musique vers une
variété jazzy. Après avoir accompagné la chanteuse Tricia Evy, il
renouvelle l’expérience avec la chanteuse Véronique Hermann-Sambin
originaire de la Guadeloupe. Venant d’un univers autre que le jazz, elle
sauve les apparences dans un répertoire créole guadeloupéen proche de
la variété où les interventions de Xavier Richardeau sont d’une
neutralité surprenante pour un tel musicien. Sa rythmique n’est pas en
reste avec les remplissages insipides du pianiste Frédéric Nardin.
L’arrangement binaire du classique «Sweet Georgia Brown» nous éclaira un
peu plus sur le phrasé parfois approximatif de la chanteuse d'un
ensemble décevant dans le cadre d'un festival de jazz, même si
l'assistance, «bon public», accueillit avec bienveillance la prestation. L’arrivée
en seconde partie du danseur Fabien Ruiz fut assurément, et en regard
de la première partie, un moment de grâce dans cette soirée. Le
chorégraphe et coach de tap dance du film aux 5 oscars The Artist
nous fit partager sa passion et son talent par son côté pédagogue sans
aucune lourdeur. Il s’exprime dans un registre faisant une large place
au côté afro-américain de la danse de claquettes, rappelant les hoofers
des années 20 et 30 qui se réunissaient à Harlem au fameux Hoofer club.
L’élégance, le sens du swing et de l’improvisation se retrouvent dans
cet art rythmique et mélodique qui est aussi musical que sportif. Ses
échanges avec le batteur Samuel Hubert sur «Someday My Prince Will Come»
reste un modèle du genre, sorte de clin d’œil aux légendaires Baby
Laurence, Jimmy Slyde, Chuck Green ou Bunny Briggs.
Excursion
dans l'Espagne andalouse le 25 juillet dans cette édition, avec un
spectacle (à l'Estive en raison d'un orage intense) en hommage au grand
Paco De Lucia, disparu cette année, dont le talent, hors jazz bien sûr, a
cependant irradié dans ces contrées proches de l'Espagne et dans le
jazz. On se souvient qu'il a donné la réplique à Wynton Marsalis sur la
scène du Festival de Vitoria, en Espagne. Cette soirée était aussi
l'histoire de la rencontre de Bernardo Sandoval et d'Eric Baudeigne, une
amitié qui a fait du guitariste et chanteur le parrain de cette
édition. Bernardo est un habitué de la scène toulousaine, sa route
croise et recroise le jazz depuis de nombreuses années bien que son
idiome s'en distingue. Pour cette soirée hommage, il avait convié
Antonio Ruiz et Serge Lopez, deux excellents guitaristes-chanteurs de
cette tradition du flamenco. Le spectacle prit une tonalité encore plus
ibérique quand les pinceaux d'Edmond Baudoin (qui ont illustré l'affiche
de cette édition) se joignirent aux cordes et aux voix, illustrant de
belles esquisses de toros et de danseuses de flamenco une scène
déjà généreusement colorée des accents de Bernardo Sandoval et de ses
compagnons. Un beau spectacle, très visuel, fort bien accueilli par un
nombreux public enthousiaste pour la chose espagnole, et qui oublia
l'espace d'un soir le jazz pour apprécier une autre expression musicale
plus familière.
Retour au jazz et sur la scène de l'Ecole Lucien Gouron, le 26, et c’est
l’altiste américain Gary Bartz qui s’illustra dans la formule du
quartet qu’il affectionne. On se souvient dans ce contexte de son
superbe live au Birdland (1990 Candid) avec le pianiste Kenny
Barron. Débutant sur «Uncle Bubba» un blues «monkien» en hommage à
Lester Young, le leader s’exprime dans un style post-parkerien avec une
sonorité privilégiant le registre grave de l’instrument. Si le hard bop
de ses débuts auprès de Blakey, Max Roach sont les bases de sa
personnalité, malgré quelques expériences dans la fusion suivant le
maître Miles Davis, c’est certainement ses collaborations avec McCoy
Tyner qui ont fini de modeler son style. Son traitement des standards
tels que «Speak Low», «Star Eyes» laisse exprimer son lyrisme et son
sens de la mélodie avec quelques inflexions coltranienne. Autour de
Gary Bartz et du pianiste Kirk Lightsey, revenu à Foix pour ce concert,
on trouve un Tibo Soulas (b), régional de l'étape, très énergique, et un
bon Sangoma Everett (dm), toujours très musical au sourire éclatant
qu'il partage avec Kirk Lightsey. Le pianiste est un sideman idéal,
sorte d’assurance tout risque pour tout leader, de par la riche palette
de son jeu tout en nuances, par sa puissance. C'est aussi un soliste de
grande classe, un pianiste rare comme l'a fait remarquer Benny Golson en
début de semaine. La version du «Si tu vois ma mère» de Sidney
Bechet au soprano par Gary Bartz reste un sommet de musicalité tout
comme «Ask Me Now» de Monk et «Soulstice» qu’il a enregistré avec McCoy
Tyner. Le blues est toujours en filigrane comme sur le «Donkey Dust» du
pianiste Kirk Lightsey clôturant au soprano un bon concert. Les thèmes
s’enchaînent, sans pratiquement d'arrêt, donnant une unité à l’ensemble
et permettant au public de s'immerger dans l'atmosphère: «C’est surtout
pour garder l’énergie et trouver de nouveaux chemins», explique Gary
Bartz.
L’Anachronic
Jazz Band, 39 ans après sa création, reste unique dans sa démarche de
s’exprimer dans le langage jazzique des années 20 dans un répertoire
moderne bop et au-delà. Après un long silence, 2 vinyles et un article
élogieux dans le New-York Times, ce fut le grand retour l'année dernière, avec quelques concerts à la clef et un disque Back in Town (Jazz aux Remparts) au large succès d’estime. L’Anachronic
est toujours dirigé par le pianiste Philippe Baudoin et le
saxophoniste, clarinettiste et arrangeur Marc Richard. C’est d’ailleurs
l'une de ses compositions, «Cooking the Frog», sur les harmonies
«d’After You’ve Gone» que débute le concert. On retrouve avec bonheur
cette légèreté teinté d’humour autour du maître de cérémonie Daniel Huck
plus scatteur que jamais. La version de «‘Round Midnight» de 1976 qui
est un classique du groupe est au programme tout comme le nouvel
arrangement de Patrick Artero (tp) dans l’esprit du Hot Five d’Armstrong
du «Remember Rockfeller at Attica» de Mingus. On se régale de
redécouvrir un thème de Monk arrangé au piano par Philippe Baudoin dans
l’esprit de Jelly Roll Morton, ou sa composition «Le temps se meurt de 4
à 6» où l’ombre d’Ellington plane sur des citations du «Four on six» de
Wes Montgomery, le tout sur un arrangement à trois clarinettes : un
régal ! Ainsi, le fameux «For Lena and Lennie» de Quincy Jones arrangé
par Marc Richard comme s’il avait été composé pour Bix met en valeur la
fluidité du jeu de Patrick Artero. André Villéger (ts) est également de
la partie côté arrangement avec «Confirmation» de Parker et son
démarquage «26/2» de Coltrane, tout comme le «Take 5» de Desmond qui
passe à 4 temps sur «Take 4». Le sommet est le fameux «Salt Peanuts» de
Gillespie illuminant un superbe chase entre l’alto de Daniel Huck plus
parkérien que jamais et le ténor d’André Villéger. Sylvain Glévarec (dm)
a, quant à lui, parfaitement assimilé le vieux style avec un jeu de
caisse claire à l’ancienne qui le voit s’illustrer longuement sur le
final, «Anthropology» de Parker et Gillespie. L’avenir du jazz réside
aussi dans l’exploration de son riche patrimoine, la preuve en est
apporté à chaque concert de jazz, particulièrement de cette splendide
formation, heureuse conclusion d'une excellent cru de Jazz à Foix.
Les
festivaliers et les autres, qui flânent le long des allées de
Villote, croisent de temps à autres les infatigables du marching band,
Tiger Jazz, qui sillonnent la ville avec Philippe Bayle (ss), Eric
Martignoles (tb), Yves Ousset (bj, voc), Marc Pannetier (Sousaphone),
parfois soutenus par le cornettiste Jacques Sallent. Ils donnèrent une
fort belle prestation à St-Pierre-de-Rivière, localité proche de Foix,
où l'esprit néo-orléanais vivait dans l'esprit et dans la forme, avec un
Philippe Bayle «à la Bechet» et un excellent cornettiste, Jacques
Sallent, in the tradition.
Sous
la Halle ou sur les allées de Villote, aux terrasses des cafés de la
ville, le festival «off» bat son plein autour de formations locales
(Swing 007, Marque Brothers, Struts, Bernard Vidal, Blue Mango Sound…).
Notons en fin de semaine, cette année, le trio invité de la
chanteuse Sarah Holtrop. Si le format «guitare, voix, contrebasse» est
pourvu d’une certaine prise de risque rappelant Sheila Jordan ou Myriam
Klein, le répertoire éclectique comporte quelques faiblesses donnant
parfois dans une pop, fade à notre sens. Paul Simon, Sting, McCartney
côtoient Enrico
Rava, Wes Montgomery, mais c’est cette composition originale sur un
texte de Bukowski qui reste finalement la plus intéressante car
originale et personnelle. Une mise en place rythmique travaillée et une
certaine capacité à
tenir la scène font de Sarah Holtrop – la
fille du dessinateur Willem – un talent à suivre.
Aux
alentours de
18h au village jazz et après les concerts du soir, dans l’enceinte de
l’Ecole Lucien Gouron pendant toute la semaine, et pendant que
les bénévoles s’activent autour de la restauration, c’est l’excellent
trio du pianiste Pierre Christophe qui revisite le book des standards
avec swing et énergie, épaulé par Julien Duthu (b) et Christian Tonton
Salut. Pierre Christophe, ancien élève de Jaki Byard, à l’attaque
précise et au sens du swing naturel, mérite qu'on s'attarde dans
l’after hours.
De fait, des jeunes et moins jeunes viennent participer aux jams,
parfois les musiciens qui viennent de jouer sur la grande scène
s'attablent pour écouter, et sont ainsi accessibles à l'ensemble du
public, et on y a vu revenir Ricky Ford en famille, en fin de semaine,
sa fille Maya participant avec bonheur à la jam…
Jazz à
Foix, c'est aussi une galerie, animée par Michèle Ginoulhiac, avec des
expositions de dessins et de photos où déambule un public curieux, avec
des invités prestigieux en la personne d'Edmond Baudoin et Willem.
Ce dernier propose maintenant depuis quelques années ses dessins dans
une exposition permanente où l’on retrouve cette année les performances
d’Edmond Baudoin et les photographies d’Odile Malagane.
Jazz à Foix, c'est également des
stands, un restaurant animé par une belle équipe de bénévoles, dont des
élèves, une atmosphère conviviale où la ville entière vient discuter de
tout et de jazz, du concert de la veille ou du lendemain, où jeunes et
moins jeunes sont enfin réunis pour un moment rare de plaisir et de
travail partagé, l'un étant la récompense de l'autre, et bien sûr pour
la découverte du jazz, des musiciens.
En ce dimanche de fin de festival, le public est plus discret aux alentours de 18h, marquant la clôture de cette 14e
édition de Jazz à Foix. Le directeur Eric Baudeigne vient évoquer sur
la scène de l’Ecole Lucien Goron la distance qu’il a décidé de prendre
avec le festival et l'association qui l'organise, avec
des remerciements à l’ensemble des acteurs du
festival, les partenaires, les bénévoles, les amis. Eric Baudeigne a
avancé certaines explications, plus ou moins déterminantes de sa
décision, confirmée dans une interview
à La Dépêche, d'où il ressort essentiellement un manque de reconnaissance et de
volonté
politique autour d'un événement pourtant majeur de l'été à Foix et en
Ariège, et, sur le plan du jazz, d'importance nationale et
internationale car les festivals de cette qualité, et avec une telle
antériorité et constance, sont rares.
Nous
espérons que cette décision n'est que le fruit passager d'un moment de
lassitude après une semaine de travail acharné, car Eric Baudeigne,
l'âme de ce festival, a imprimé une état d'esprit très jazz (le sens du
partage, la transmission, avec les jeunes élèves en particulier, l'accueil,
la modestie, l'exigence artistique…) avec une telle personnalité et un
tel rayonnement qu'il nous semble salutaire que les édiles de cette
belle ville de Foix, très élogieux sur le festival, prennent en compte
le contenu de son discours et la dimension de l'événement pour apporter
un soutien plus consistant à même de faire revenir sur sa décision le
directeur aussi emblématique de Jazz à Foix.
Cette année voit la
disparition d'autres festivals de jazz historiques (La Seyne-sur-Mer…),
certains autres oublient le jazz qui figurent pourtant dans leur
appellation; il serait dommage et incohérent de laisser disparaître, par manque d'ambition culturelle,
un événement d'une telle richesse, qui illumine l'été de la cité
fuxéenne, alors que pendant la semaine, l'Adjointe à la Culture, Mme
Pascale Canal, a remis le «pavé» de la Ville de Foix aux deux
dessinateurs, Willem et Edmond Baudouin, invités du Festival, et a
insisté à plusieurs reprises sur la qualité, le travail remarquable de
l'association, le dévouement de l'équipe et l'importance culturelle de
Jazz à Foix.
David Bouzaclou et Yves Sportis
photos © David Bouzaclou et Yves Sportis
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Toulon, Var
Jazz à Toulon, 18 juillet-8 Août 2014
Déjà la XXVe
édition de Jazz à Toulon, lequel pendant ses premières années
s’appelait « Jazz is Toulon ». On se souvient que pour la première
édition Michel Petrucciani avait prêté son concours, lançant ainsi sur
la planète ce grand festival voulu par François Trucy, Maire de Toulon à
cette époque, sur proposition de Jean-Pierre Colin, et développé sous
la houlette de Daniel Michel et de son équipe du COFS (Comité officiel
des fêtes et des sports). Le but étant d’animer des quartiers de la
ville en apportant du jazz, et le meilleur, auprès des habitants, et ce
gratuitement. Il y eut bien des formules en parallèle aux grands
concerts du soir. Des Workshops menés par de grands jazzmen, avec le
sympathique concert final, devant l’Opéra de Toulon, qui mettait en
valeur les stagiaires et faisait se terminer le Festival dans une fête
joyeuse ; des concerts en tournées dans plusieurs villes et villages du
Var ; les formidables après-concerts à l’hôtel Holiday Inn, où tant de
musiciens de passage sont venus faire le bœuf. La crise économique a
fait se resserrer tous les budgets, mais Toulon a réussi à conserver 12
grands concerts dans différents quartiers de la ville, ainsi que les
concerts d’après-midi sur les places Camille Ledeau et Pierre Puget, et
des workshops dans la rue animés par l’excellent trio Jazz ON –
Jean-Jacques Garsault (g), Marc Tosello (b), Lucien Chassin (dm) – qui
permettent aux musiciens amateurs de venir s’exprimer avec un grande
rythmique et recevoir de judicieux conseils. Cette année il y avait
une nouveauté les samedis 19 et 26 juillet avec le groupe Cordes
Sensibles, du jazz manouche, qui se déplaçait selon un itinéraire précis
au centre ville, dont les marchés, tout au long de la journée. Gros
succès public. Pour ses 25 ans d’existence, Jazz à Toulon revendique
plus de 1,2 million de spectateurs, la venue de plus de 2000 artistes en
plus de 300 concerts gratuits et nomades, puisque chaque concert se
tient sur une place différente.
En ouverture une
première rencontre sur un bateau ancré au port, rencontre du jazz et des
40 ans des Bateliers de la rade, avec la remarquable chanteuse
Angélique Nicolas, accompagnée par Jean-Jacques Garsault qu’on devait
retrouver le lendemain avec le Trio Jazz On à l’hôtel Holiday Inn pour
le lancement officiel.
En route pour la parade!
I8
juillet. Grand départ, Place de la Liberté, avec Tania Maria qui avait
fait partie du premier festival Jazz is Toulon. Joie de la retrouver,
déception d’un concert sans relief. Elle était entourée de Marc Bertaud
(b), Hubert Colau (dm), Caio Mamberti (perc). Elle apparaît toute vêtue
de blanc et s’installe derrière son piano qu’elle va marteler pendant
deux heures en balançant la tête. C’est une sempiternelle enfilade de
phrases, à peu près toujours les mêmes. Chez certains, le swing est
inversement proportionnel à l’intensité de la gesticulation. Le
percussionniste illuminé joue avec tous ses objets pour donner quelques
couleurs latinas, le bassiste enfile des notes, et fort heureusement le
batteur, avec un solide drumming, arrive à maintenir tout ça en place.
Finalement les moments les plus vivants ont été les deux thèmes
brésiliens, « Bahia » et un autre, repris en chœur par la foule en
réponse. Et la foule déborda de bonheur. Alors…
19
juillet, Place Bouzigue. Charmante place sous les platanes et le
tintamarre des cigales. Reprise par Olivier Leroy de son hommage à Ray
Charles (1930-2004), commémorant ainsi les dix ans de sa disparition.
Et pour cela, il s’est entouré de son compagnon de route depuis 13 ans,
le remarquable pianiste Stéphane Bernard, du contrebassiste Jean
Cortez, du saxophoniste Guy Lopez et du batteur Thierry Larosa ;
autrement dit quelques fleurons des jazzmen vivant dans le Sud.
Pour
le morceau d’introduction apparaissent les quatre musiciens, costume et
cravate noirs, chemise blanche, puis Olivier Leroy bondit sur scène,
costume blanc, chemise et cravate rose. Belle présentation. Olivier
Leroy agit en showman, il s’empare immédiatement de la scène, doué d’une
belle présence. D’entrée; il entre en communication avec le public, et
on note la belle connivence entre les musiciens, et le plaisir de se
trouver là à jouer ensemble. Tout cela se fait simplement, avec le
sourire, une facilité bon enfant toute de simplicité, et la
distanciation d’un humour léger. Alors entre chaque morceau Olivier
Leroy raconte avec amour et passion le parcours musical du grand
disparu, nous le rendant proche, avec les grands moments de sa vie et de
sa musique, ponctués de quelques anecdotes amusantes, comme quand Ray
Charles a voulu conduire sa voiture et a foncé droit dans le mur d’en
face. On suivra ainsi tout au long du concert la carrière de Ray. Depuis
ses 7 ans et la mort du frère noyé dans une bassine, dont il se sent
responsable et qui va entraîner sa cécité. Les débuts, les rapports avec
les producteurs, les labels comme Atlantic, sa Georgia natale (né à
Albany), comment furent recrutées les Raelets. Olivier rappelle que Ray
avait aussi joué du saxophone, en plus du piano et de l’orgue. Sa
passion pour les femmes, et comment il s’est emparé des différents
styles de la musique noire, et même du rock and Roll et de la country
des Blancs. Tout cela illustré par les grands « Hits » du chanteur
depuis «What’d Say», «I
Got a Woman» jusqu’à des reprises des Beatles, un somptueux «Yesterday»
avec un inoubliable contrechant du pianiste ou bien «Imagine» de John
Lennon, pour clore le spectacle sur un message de paix. Au début du
concert on sentait beaucoup de retenue vocale et soudain sur «Georgia on
My Mind», c’était parti, l’osmose avait lieu, et Olivier Leroy se donna
à fond, avec un engagement total et une belle sincérité. Il devait nous
dire en coulisses que souffrant d’une laryngite, il se retenait au
début car il avait peur que sa voix le lâche. Quand vint le tour de
«Hit the Road Jack», la foule féminine se transforma spontanément en
Raelets en chantant le fameux refrain, «No more, no more, no more».
Olivier sut mettre la chose à son profit et à en faire un beau moment de
partage avec le public. D’autres grands moments avec «Drown in My Own
Tears», «I Can’t Stop Loving You», «Mess Around», «Hallelujah I Love Her
So», et un prenant «Unchain My Heart», qu’avait popularisé un certain
Joe Cocker.De beaux solos de la part du pianiste, du saxophoniste
dont une belle envolée à la flûte. Le contrebassiste est d’une
efficacité rythmique absolue, et le batteur met toute la chose en place,
relançant et soutenant le chanteur avec une facilité et un à propos
dignes d’éloges. Et jamais d’outrecuidance. On reste dans la sobriété et
la musique, au service de l’expression du groupe et du chanteur, qui
n’essaie pas d’imiter Ray Charles, mais l’interprète à sa manière.Un beau et bon concert propre à satisfaire toutes les couches du public, débordant la place jusqu’au rond-point!
21
juillet. Sur cette grande place populaire du Pont-du-Las qui reçoit le
marché tous les matins, devant l’église Saint-Joseph, devait avoir lieu
le célèbre duo au sommet des deux guitaristes Biréli Lagrène et Sylvain
Luc. Biréli Lagrène ayant déclaré forfait pour cause de maladie, Sylvain
Luc organisa au pied levé un trio avec André Ceccarelli à la batterie
et Thomas Bramerie à la contrebasse. Je ne sais ce qu’aurait donné le
duo mais le trio fut fantastique. Un sylvain Luc heureux et débonnaire
apparut sur scène entre ses deux guitares. Il maîtrise toutes les
techniques de la guitare, à un point tel qu’on se demande comment il en
est arrivé à ce degré, d’autant qu’il joue avec une facilité apparente
confondante. Il joue le plus souvent à la façon guitare classique, ou
espagnole, avec les cinq doigts de la main droite, ce qui lui permet de
jouer plusieurs voix à la fois, des contrechants, et aussi au médiator
où il brille là encore, utilisant rarement les pédales. Il crée de la
mélodie et des accords inédits tout au long du manche, et parfois à la
vitesse de la kalachnikov. Il sait être d’un fort lyrisme sur les
ballades. Et par dessus tout ça, le goût du blues. Dès les premières
notes, c’était gagné, on savait que ce serait un grand concert. D’abord
les trois musiciens sont amis et ont l’habitude de jouer ensemble ;
l’échange entre eux faisait plaisir à voir. Les sourires, les regards,
l’attention que Sylvain porte à ce que jouent les autres, sa façon de
les provoquer, droit dans les yeux, de les relancer. C’est ainsi que
Thomas Bramerie a joué comme jamais, partant dans des solos, des
contrepoints admirables. Et Ceccarrelli était aux anges de laisser
parler son drumming très fin avec ces jeunes-là. Des morceaux de Miles
Davis joués assez façon Miles électrique, avec cette retenue rythmique,
et des idées à perte de vue. Une interprétation sublime de «Sous le ciel
de Paris», avec d’infinies variations, un «In a Sentimental Mood»
démarré sur un rythme boléro après une longue introduction ad libitum
guitare seule, puis on passe par des rythmes et des tempos qui
s’enchaînent d’une façon si naturelle, que tout cela semble écrit. Et
pourtant non, ce sont de longues improvisations, au feeling; mais avec
cet impact-là, cette qualité-là, cette musicalité-là, cette inspiration,
seuls de grands jazzmen comme ceux de ce trio peuvent le réaliser. Et
c’est là que le jazz est beau!
22
juillet. Place Victor-Hugo, devant l’opéra resplendissant de ses
lumières, les musiques des îles caraïbes et des Antilles françaises
prenaient tout l’espace et les corps avec le groupe Sakesho : Mario
Canonge, de la Martinique au piano, Jean-Philippe Fanfant, de La
Guadeloupe, à la batterie, Michel Alibo, de la Martinique, à la basse
électrique, et Andy Narell l’Américain de l’étape, né dans le Queens à
New York, le musicien qui a fortement contribué à hisser le steel-drum
(originaire des Caraïbes) à la hauteur des autres instruments. On
s’attendait bien sûr à un concert joyeux et qui chaloupe, et la foule
qui débordait de la place ne fut pas déçue. Mario Canonge, éblouissant,
s’est donné à corps perdu sur son clavier, dans un style mi-jazz,
mi-caraïbe, encore qu’il se soit tourné plus volontiers vers le jazz
depuis le groupe Rhizome, avec un jeu puissant reposant sur des
block-chords martelés, et une main droite assez chantante et répétitive.
Le joyeux contrebassiste fit partie de Sixun, il n’a rien perdu de son
ascendant jazz-rock-fusion, affectionnant le thumbing, pour lancer des
phrases percutantes. Le souriant batteur est du genre acier trempé: sa
mise en place exemplaire, son drumming sobre, bien posé sur le temps,
avec une frappe nette et acérée, permettent aux trois autres de
s’exprimer en toute sérénité et jusqu’au délire, sans jamais dérailler.
Quant à Andy Narell, qui utilisait ici deux steel-drums, il arrive à
faire chanter cet instrument assez ingrat presqu’à l’image d’une
guitare, ou d’une mandoline. De plus, comme il regorge de belles idées
mélodiques et d’un lyrisme chaleureux, il colle parfaitement à la flamme
de ses trois compères. Le quartet fait preuve d’une cohésion parfaite.
23 juillet :
Stefano di Battista & Flavio Boltro Quintet, place Louis Blanc au
bas du Cours Lafayette, devant l’église Saint-François-de-Paule.Le
Cofs avait fait un sondage auprès de spectateurs pour savoir quels
groupes ils souhaiteraient revoir parmi ceux qui étaient venus ici
depuis 25 ans. Ces deux musiciens eurent la faveur du public, ce qui les
incita à rejouer ensemble, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis 25 ans,
et ils s’entourèrent d’Eric Legnini (p), Rosario Bonaccorso (b) et de
leur grand copain niçois André Ceccarelli (dm).C’est la furia
italienne, l’allégresse, la joie, l’exultation qui entrent en scène avec
cinq allumés du jazz. Et après un bref contact avec la foule, Battista
embouche son soprano, et c’est parti pour deux heures de jazz
ineffables. Les sondés ont eu raison dans leur choix ! Ceccarelli s’est
défoncé comme jamais, tant les quatre autres poussaient à l’extrême. Je
ne l’avais jamais entendu aussi swinguant, aussi riche de toutes sortes
de figures, et quel maître des balais : bref du grand Ceccarelli.
Legnini est un pianiste très fin, avec un sens harmonique qui donnait
une couleur impressionniste à ce quintet pourtant marqué hard bop,
surtout par les prestations de Boltro, avec un phrasé rapide ponctué de
notes growlées, et une inspiration sans faille. Bonaccorso (né en 1957)
est moins connu chez nous, il s’inspira d’abord de Scott La Faro et
Eddie Gomez, puis de Ron Carter chez Miles, et toute la tribu des grands
contrebassistes jusqu’à Charlie Haden. Il a joué avec toute la crème
des Italiens et des Américains, a enregistré pour les plus grands
labels. Il reste dans la grande tradition de la contrebasse jazz tout en
développant des pompes et des phrases personnelles d’une belle
inspiration, et il est à l’écoute et à la pousse des solistes. Avec ces
quatre-là, en forme éblouissante, et dans le bonheur de jouer ensemble,
Battista ne pouvait faire que des étincelles, ce qu’il fit, et même un
feu d’artifice, après avoir tenu un long monologue d’un comique achevé
pour présenter les musiciens, expliquer la formation du quintet, de dire
sa joie d’être là, tout cela en franco italien, qui provoqua le rire et
la sympathie du public. (En coulisse après le concert, il me demanda
spontanément s’il n’en avait pas trop fait, trop longtemps, ajoutant
qu’il n’y pouvait rien, que quand il se sentait bien il agissait comme
ça. Je le rassurai, lui disant que le public ici adorait ça, et que
personnellement j’avais beaucoup ri. Que cela n’avait en rien nuit à la
musique, au contraire!)Mais comme ces musiciens sont des gens
sérieux, ils avaient beaucoup répété la veille, et encore l’après midi
avant le concert. Car ils ont avant tout le respect du public. A l’alto,
Battista atteint la virtuosité de Charlie Parker, qui fut son premier
maître. Mais il s’en est dégagé. Une puissance de son sidérante, des
envolées fulgurantes coupées par des ruptures, pour repartir aussitôt,
un lyrisme contenu sur les ballades, le sens de la mélodie, une
inspiration constante, le swing of course, et la chauffe. «Un uragano di
applausi del publico» pour finir, et encore après, un rappel d’enfer.Malheureusement
je n’ai pu assister au concert du 24 avec Philippe Crettien Quartet
(mais je l’ai entendu aux apéros concerts) ni à celui du 25 avec le
Nicolas Folmer «Horny Tonky» avec Antoine Favennec (s), Laurent
Coulondres (p), Thomans Coeuriot (g), Laurent Vernerey (b) et Yoann
Schmidt (dm).26
juillet : John Scofield et son Uberjam Band sur un podium de star du
rock sur les plages du Mourillon. Un énorme camion grue à droite et un
autre à gauche de la scène qui maintiennent en l’air chacun un chapelet
d’enceintes, quelques dizaines de projecteurs doués de mouvements et de
changements de couleurs. Autant le dire tout de suite, le son et la
présentation scénique étaient de haute qualité.C’est un John
Scofield souriant, détendu, qui se présente à nous, avec une seule
guitare, sa fidèle Ibanez bleu ciel. Autour de lui Terence Higgings à la
batterie, Andy Hess à la basse électrique et Avi Bortnick à la deuxième
guitare et aux samplers, dont il n’abusera pas, ajoutant de temps en
temps quelques couleurs rythmiques ou sonores, parfaitement en
adéquation avec ce qui se jouait sur scène. Ce quartet joue une musique
«blues-funk-jazzrock», solide, sans fioritures vaines, ni gesticulations
superfétatoires, et qui sait aussi jouer des nuances. On rentre dedans
et on y reste. Après le concert, John Scofield en plus de me dire son
bonheur d’avoir joué devant un si grand public, m’avoua son étonnement
que dans un concert gratuit les gens soient restés jusqu’au bout :
«Waooh! They don’t pay, and they stay!»Le batteur est un roc, un
bloc typique de ce style, drumming simple et carré, ponctués de
roulements sur tous les toms, de claquements de cymbales, bref, ça vous
colle à la terre. Le bassiste fait péter les graves et lance des traits
fulgurants. Quant à Avi Bortnick, le deuxième guitariste, il assure à la
perfection son rôle rythmique et coloriste, et des solos riches et bien
construits.On sait la carrière de Scofield, avec plus de 30 disques
sous son nom; rappelons quand même son passage chez Miles Davis, et son
trio avec Bill Cobbam et George Duke, qui expliquent certainement sa
musique d’aujourd’hui.Le concert démarra au sommet, et y resta, avec
«Boogie Stupid», ce qui en dit long sur l’humour de John Scofield. Ses
titres sont souvent bizarres ou amusants. Il m’a confié que ses ancêtres
d’Angleterre venaient en fait de Normandie, d’Escoville, qu’ils
s’appelaient Ecoville, et que le nom se serait ainsi transformé en
Scofield. On ne s’étonnera plus de son goût pour le jeu sur les mots, ou
les sens. On eut droit à un splendide «Endless Summer» et un prenant
«Al Green Song» dans lesquels le partage entre les musiciens faisait
merveille. Il n’y eut pas moments faibles.C’est 5 ou 6000 personnes qui hurlèrent pour un rappel, qui fut long et très chouette.27
juillet. Place Marcel Deydier au centre du Mourillon pour l’habituel
concert «Coup de cœur» pour terminer le Festival de juillet, avant de le
reprendre début août. En fait il s’agit de donner un coup de pouce à un
musicien issu de la région, et ayant déjà quand même fait ses preuves.
Le jeune pianiste Enzo Carniel possède le parfait profil. Fils d’un
contrebassiste estimé, médaillé d’or du Conservatoire de Marseille, il a
déjà fait parler de lui dans pas mal de lieux et de contextes divers,
et enregistré un disque sous son nom House of Echo (Cordes et
Ames). Il se produisait avec Marc Antoine Perrio à la guitare, Simon
Tailleu à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie. Ce quartet
écrit et arrange ses propres morceaux. Il pratique un jazz qui joue sur
la distance en développant de longues séquences allant crescendo, un peu
à la façon du Miles de Bitches Brew, juste pour donner une idée.
Les compos et les arrangements sont bien goupillés, les musiciens ont
le temps de s’exprimer, il y a une belle cohésion. Le schéma est par
contre trop répétitif, longue intro piano solo, puis basse batterie,
puis la guitare, etc. Il faudrait peut-être de temps en temps rompre
avec une autre approche, mais c’est leur choix. En tout cas, il y a un
beau et fort travail. Allez les Petits! comme disait Roger Couderc en
commentant les matches de rugby, vous êtes bien partis pour faire du
beau et bon jazz.8
août : Sur la haute place Besagne quatre garçons entrent en scène,
minces, élégants, discrets, rappelant un peu Les Beatles à leurs débuts.
D’emblée, le courant passe avec le public, un silence total se fait.
C’est Olivier Bogé Quartet avec Tony Paeleman, qui a fait partie de
l’ONJ, pianiste lumineux, sensuel, à l’aise dans le majeur-mineur, qui
donne un prenant relief à ses impros mélodiques, il est assez dans la
mouvance Brad Mehldau, avec une curiosité musicale tous azimuts. Nicolas
Moreau joue dans la cour de Charlie Haden, expression minimaliste, son
chantant, créant de merveilleux contrechants ou des repons au
pianiste ; il se fond dans le jeu du saxophone, et à la batterie le
sublime canadien, Karl Jannuska, un drumming foisonnant, extrêmement
mobile, mélangeant les figures, jouant des dynamiques et des contrastes,
capable de swinguer le martèlement rock, boostant le groupe sans cesse;
pas un seul solo, voilà qui est bien ; sa prestation est tellement
riche que ce serait superfétatoire. Il est dans le prolongement de Brian
Blade, la même richesse dans la litote. J’ose dire qu’il est le
meilleur batteur que j’ai entendu depuis longtemps. Ajoutons qu’il joue
avec le gotha du jazz, qu’il apparaît dans une septantaine de disques
dont quatre comme leader. Olivier Bogé revenait chez lui à Toulon. Je
l’ai connu tout gamin. Il a fait ses dents aux après-concerts de Jazz à
Toulon, aussi bien au piano qu’au saxophone. Garçon assez timide, il
avait le culot de venir aux concerts avec son sax alto, et au rappel il
demandait au leader s’il pouvait jouer avec le groupe. Je me souviens
qu’à La Cadière d’Azur, Bob Garcia l’avait laissé monter sur scène pour
un morceau et lui avait dit de rester tant il avait été impressionné.
Depuis, il a travaillé dur, il a affronté Paris, puis il est même allé
faire un disque sous son nom à New York The World Begins Today
(Naïve 2013) avec Tigran Hasmayan (p), Sam Minaie (b) et Jeff Ballard
(dm), c’est dire s’il sait choisir ses batteurs ! Il est également un
compositeur remarquable. Tous les morceaux du concert sont de lui. Une
écriture basée d’abord sur la mélodie, le chant intérieur, avec un
lyrisme ouvert à la façon des mélodies celtiques. Il a atteint sa
maturité musicale dans un jeu d’alto avec un fonctionnement shorterien,
un esprit coltranien, et quelque chose de la fragilité forte, de la
décontraction de Paul Desmond. Pas d’esbroufe, toujours dans le vif du
sujet, à fond dans sa musique, partant dans de longues phrases
extatiques. C’est dire que le concert ne pouvait être que de grand cru.
C’est une musique de groupe, écrite, d’une mise en place irréprochable,
avec le sens des nuances, des crescendos-decrescendos et surtout du
beau. Ces quatre garçons se connaissent, sont amis, jouent ensemble
depuis quelques années, tout cela passe dans la musique. Olivier Bogé
créa un grand moment d’émotion en se mettant au piano, car il est aussi
un excellent pianiste, pour jouer un thème en l’honneur de sa fille :
long chant jarrettien qui toucha la foule au cœur. On entendit beaucoup
de morceaux inédits et remarquables, qui seront sur le prochain disque.Formidable
pour clore un festival, car ce fut un grand concert, le plus intense du
festival ; rien que de la musique, de la grande, du vrai jazz
d’aujourd’hui qui reste dans la lignée des origines, le batteur a des
petits roulement new-orleans aux petits oignons, et ce genre
d’événement, créé par des jeunes gens vous met le baume au cœur: on se
dit que peut-être rien n’est perdu, quant à l’avenir.Les
apéros concerts Sur les places Camille Ledeau et Pierre Puget à 17h30:
Il s’agit de concert sous les platanes et les micocouliers sur deux
places agréables qui sont traversée par l’artère la plus commerçante de
la ville, la rue d’Alger. C’est dire qu’il y a un grand passage
d’auditeurs éphémères, mais devant le podium on peut prendre place sur
l’une des dizaines de chaises offerte, où s’attabler à l’un des bistros.18
juillet : Cosimo & Co pour différentes sortes de blues avec Pascal
Cosimo (voc, g), Lionel Mollo (hca), Claude Giovanelli (b), Eric Berger
(dm). 19 juillet : Du blues pur et dur avec Magic Buck en solo dans la grande tradition du guitariste-chanteur-harmoniciste.22
juillet : Johanna Caparros Quartet menée par la jeune Johanna avec Loïs
Cordeuil à la guitare, Luc Mas à la contrebasse et Philippe Jardin à la
batterie. Johanna chante en anglais, en brésilien (avec de bons
accents) et en français, des standards de jazz et des chansons diverses
comme «Que reste-t-il de nos amours» («I Wish You Love») de Trénet. Elle
possède une certaine puissance vocale, avec de beaux graves, du grain
et du charme. Elle est très à l’aise sur scène (trop sûrement). Il lui
reste à travailler le scat pour être une parfaite chanteuse de jazz. Et
le saxophone! Concert sympathique avec de bons musiciens, dont un solide
batteur.23
juillet : Le Boston All Stars, c’est Philippe Crettien au ténor avec
de jeunes musiciens déjà très pointus, de la région de Boston: Patrick
Mottaz, fin guitariste, Sean Farias remarquable bassiste à la pompe et
en solo, et Michael Connors batteur puissant, à la relance fulgurante.
Philippe Crettien a beaucoup évolué dans son jeu de ténor; partant d’une
inspiration Coltrane-Shorter, la rencontre de Warne Marsh lui a fait
quitter le vibrato, pour une sonorité droite, plus douce et plus souple
avec des montées et des descentes sans accrocs. Il n’a rien perdu de son
lyrisme, ni de son punch, au contraire. On a pu goûter à toutes ses
qualités dans une longue intro, seul, démarré ad libitum, façon ballade,
puis tempo rapide, inspiration bebop quand la rythmique entre en jeu,
et ça pulse. Une autre belle ballade «Les vins de Corse». Un «Saint John
Caraïbe» façon calypso-funk, avec un beau solo de guitare, entre
autres. Tous les thèmes sont des originaux des musiciens. Une fort belle
prestation, comme mise en oreille pour le concert du groupe qui aura
lieu le lendemain au Quai du Parti, sur le Port de Toulon.Rappelons
que Philippe Crettien fit partie du premier festival avec Dave Zino (b),
Bill Lowe (tb, tba), Bob Gullotti (dm), John Medeski qui est maintenant
l’un des pianistes-organistes phares, accueilli dans le monde entier.
Ces gens-là, plus quelques autres, assuraient, en plus des concerts, les
Workshops qui connurent un grand succès et permirent l’éclosion de
quelques jazzmen, dont les saxophonistes Olivier Témime et Olivier
Bogé.24 juillet: Laurent Minguzzi (g) Quartet, groupe
franco-italien, avec Romain Nassini (p), Milchel Molines (b), Sébastien
Necca (dm).25 juillet : Place aux jeunes avec Robert Persi Trio, le pianiste joue avec Sofian El Mabrouk (b) et Stéphane Adsuar (dm). Pour
ses 25 ans, Jazz à Toulon aura été un bon cru, avec du jazz
haut-de-gamme. Qu’en soit remerciés Daniel Michel pour ses choix et sa
ténacité depuis 25 ans; ses équipes qui triment chaque jour sous le
soleil pour assurer le concert du soir; et les dames du COFS qui
assurent l’intendance. «A l’an que ven que se siam pas mai que siguem pas mens…»
Serge Baudot
Texte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
Toucy, Yonne
Toucy Jazz Festival, 18-19 juillet 2014
Ricky
Ford n’avait pas besoin de créer un festival pour entrer dans
l’histoire du jazz. Mais peut-on empêcher un homme de rêver? A son
retour d’Istanbul, où il a enseigné pendant dix ans, apporter du jazz
loin des sentiers battus des grands circuits n’était qu’une rêverie,
comme il nous le racontait dans Jazz Hot n° 668. Cette vision
s’est réalisée en 2008 par un concert à l’église d’un petit village de
l’Yonne, à Toucy; puis, en 2009, par la confection d’un festival de deux
jours réparti autour de trois lieux, le Parc de la Glaudonnerie pour
les têtes d’affiche, l’atelier de création du saxophoniste pour des duos
et la place de l’Hôtel de Ville pour les découvertes. Et chaque été,
depuis six ans, Ricky Ford et toute son équipe invite des musiciens
fabuleux à se produire dans l’intimité d’un festival de jazz artisanal
où tous les savoir-faire se rassemblent pour une seule cause, le jazz.
Rhoda Scott (2009), Benny Golson (2010), Archie Shepp et Ravi Coltrane
(2011), Ran Blake et Bobby Few (2012) sont venus partager leur musique.
Et, pour les cinq ans du festival, Rhoda Scott avait promis de revenir;
ce fut chose faite avec une superbe soirée, qui compta aussi sur le
blues de La Velle, et un public très enthousiaste. Cette année, Ze Big
Band et Alain Jean-Marie étaient à la tête d’une édition
particulièrement réussie. Le festival de jazz de Toucy est à coup sûr un
festival qui compte dans le paysage actuel, et il est la preuve qu’un
festival de jazz à la programmation férocement authentique, à l’état
d’esprit libre et conscient de son histoire est toujours possible.
Le
concert d’ouverture au Parc de la Glaudonnerie était assuré par le Jazz
Cookers Workshop avec, autour de son leader Mathieu «Matchito» Caldara
(dm), Pierre «Pierro» Carvalho (ts), Maxime Jaslier (as, ss), Clément
Prioul (p) et Arthur Hennebique (b). Les festivaliers se souviennent du
Workshop aux éditions précédentes quand il passait sur la place de
l’Hôtel de Ville et de ce bel hommage à Booker Ervin et Bobby Few avec
«Tyra», devant le pianiste même. Cette fois, le Workshop est à
l’affiche. Créé en 2009 autour du répertoire de Charles Mingus, le
quintet interprète des titres comme «Sue’s Changes», «Duke
Ellington’s Sound of Love», puis ouvre vers George Adams ou Ricky Ford
et son incontournable «Dexter». Le Workshop, qui a gagné en solidité,
n’a jamais été aussi à l’aise dans cet exercice. La passion de Mingus et
celle de jouer sa musique est bien présente. Chacun a la place de
s’exprimer. L’énergie qui sort de cette première partie ne pouvait mieux
ouvrir le festival avant de laisser place à Ze Big Band, qui contient
aussi des accents mingusiens. Et la musique de Mingus n’aura pas plané
qu’au festival. Le 2 juillet dernier, sur la péniche L’improviste,
à Paris, le ténor rendait un hommage survolté au contrebassiste avec
Tom McClung (p), Peter Giron (g), Douglas Sides (dm), sans oublier Jimmy
Owens (tp) venu faire le bœuf.
Il
suffit d’écouter la performance somptueuse de Ze Big Band dans la
seconde partie de la soirée pour comprendre la contribution de Ricky
Ford en leader et en compositeur. Mais il a fallu attendre quelques
éditions pour que ZBB revienne à Toucy. On se souvenait de sa
performance en 2012. Le ténor avait alors arrangé le répertoire de Ran
Blake (Jazz Hot n° 666), son ancien professeur à la New England
Conservatory of Music de Boston, son ami et son compagnon de route. Ce
soir-là, le pianiste entendait ses pièces jouer pour la seconde fois par
un orchestre. Et Ford n’en était pas à son coup d’essai. S’il n’avait
ni composé ni arrangé de musique pour le Duke Ellington Orchestra avec
Mercer Ellington (1974-1976), il a écrit pour Lionel Hampton et son big
band (1980-1982). D’ailleurs, voir le répertoire authentique de
musiciens – surtout de pianistes – arrangé pour la première fois pour un
orchestre est une des passions et des contributions de Ricky Ford. Il
l’a fait chaque année, de 1985 à 1996, avec le big band qu’il dirigeait à
Brandeis University, près de Boston, dans le Massachusetts. Il a ainsi
arrangé la musique de Mary Lou Williams, Walter Bishop, Jr., Harold
Ashby, Amina Claudine Myers, Abdullah Ibrahim, Steve Lacy, les albums
enregistrés avec Mingus, Dave Burrell, Mal Waldron et Ran Blake. Cette
année, Ze Big Band joue l’œuvre de Ford. A peine sorti de
l’enregistrement de Sacred Concert (2013), le ténor s’est plongé dans l’écriture de Sketches of Brittany, impressions musicales du musicien de cette région de France. L’œuvre a été créée le 13 mars dernier au festival Jazz à Vitré.
Connaissant le tempérament explosif du leader, il était tout naturel de
jouer les deux pièces pour l’ouverture du festival de Toucy. Le premier
set se composait donc de la première moitié de Sacred Concert, le second d’un avant-goût des Sketches of Brittany, avec Sketches of Puisaye.
Les deux compositions ressemblent à Ricky Ford et embrassent le bop, le
blues, le gospel avec toujours cette puissance, cette maîtrise, cette
fougue. Si Ford assure la direction artistique de ZBB, le ténor peut
compter sur la complicité de Fred Burgazzi (tb), son chef d’orchestre,
pour driver ces formidables musiciens que sont Marc Delouya (dm),
Frédéric Guesnier (b), Dexter Goldberg (p), Eric Meyer (tb), Ronan Simon
(tb), François Tavard (tb), Sébastien Boyer (tuba), Yannick Grimault
(bs), Maxence Ravelomanentsoa (ts), Jacques Ravenel (ts), François
Charenton (as), Jean-Michel Pinot (as), Benjamin Belloir (tp), Benoît
Gaudiche (tp), Eric Mussotte (tp) et Brian Ruellan (tp). Ils sont
dix-huit musiciens. A les écouter, ils ont l’air deux fois plus
nombreux. Le jeu de l’orchestre est fiévreux, plein de grâce et d’une
formidable profondeur. Si, comme soliste, Ricky Ford est percutant, Fred
Burgazzi (tb) prend son envol et déploie tout son jeu avec chaleur et
intensité. «Peut-être l'histoire universelle n'est-elle que l'histoire des diverses intonations de quelques métaphores»
se demandait Borgès dans un de ses textes. Cette phrase du poète résume
l’approche du ténor du big band et du jazz… Pour saluer, Ricky Ford
présente son saxophone en guise de remerciement. Vous souvenez-vous de
Nipper? Le fox-terrier de La Voix de son Maître qui tend
l’oreille devant le gramophone? Avec son humour dévastateur, Ricky Ford
promène son saxophone, tel Nipper, le walking sax… pour sortir de scène.
Samedi
matin, c’est jour de marché. Les passants passent et, attirés par la
musique jazzant de la galerie 14, jettent un œil et une oreille au duo
Rasul Siddik (tp) et Katy Roberts (p). Le plus souvent, ils s’assoient
pour écouter l’un des deux sets, prévus à 10h et à 14h. Le cadre se
prête bien à l’exercice. Entre les notes de musique, ce sont des regards
qui scrutent, sondent, appellent les passants et les musiciens. Qu’ils
soient perdus ou tourmentés, rêveurs ou nostalgiques, les portraits et
les visages d’Ismail Yildirim, peintre turc, vivant en France depuis
1982, sont autant de figurants et de spectateurs. Certains pensent que
le visage s’offre à l’autre dans son dénuement, comme offert sans
défense. Et qui mieux que Rasul Siddik pour jouer sans artifice et sans
masque. La rencontre se produit bien avec le public. Le trompettiste et
la pianiste interprètent, corps et âme, les grands standards. Sa
chaleur, son élégance, son groove rendent les solos de Siddik aussi
touchants que lumineux. Les touches de Roberts sont délicates et
ouvertes. La complicité est bien là. Quand Siddik pose sa trompette,
c’est pour chanter, «Misty» et «Lush Life». Le blues comme on n'en
entend que chez les musiciens qui jouent avec leurs tripes et qui va
droit au cœur. Les sets se poursuivent avec une grande émotion.
A
quelques pas de là, place de l’Hôtel de Ville, Fred Burgazzi (tp)
retrouve Maxence Ravelomanentsoa (ts), Frédéric Guesnier (b), Dexter
Goldberg (p) et Marc Delouya (dm) pour jouer les morceaux qu’ils aiment.
C’est une jam session. On joue ce qu’on aime, comme on l’aime. Puis, en
fin d’après-midi, à l’heure où les têtes d’affiche commencent à faire
leur balance, la place de l’Hôtel de Ville se vide petit à petit.
L’occasion est trop belle. Ricky Ford se lance dans un long solo.
D’ouragans en cascades, le saxophoniste poursuit sa perpétuelle
recherche musicale. On suit dans ces solos le musicien en pleine
exploration créative. Au bout d’une heure d’une énergie acharnée, Ford
est rejoint par un adolescent à l’alto saxophone. Il a 14 ans et
s’appelle Emile Hinton. Tous les musiciens qui suivent le festival ont
déjà vu le jeune musicien, le fils de Giles Hinton, le cordon bleu du
festival. Rare sont les occasions d’assister à la naissance d’un
musicien naturel. En voilà une. Emile Hinton est un musicien né, aussi à l’aise au saxophone qu’au duo improvisé. Un talent à suivre.
Le
Trio Boomer lance la seconde soirée du festival au Parc de la
Glaudonnerie. Autour de Hamza Touré (ts, ss), on retrouve Nicolas Bauer
(b) et Pierre Mangeard (dm). Touré est un musicien qui s’intéresse à
tous les horizons de la musique, du jazz au ska en passant par le funk.
Cet ancien élève de Ricky Ford, qui a étudié avec le ténor à la Istanbul
Bilgi University, présente un répertoire personnel. Comme Touré,
Mangeard (dm) et Bauer (b) ont des inspirations multiples qui les
portent vers les musiques et les groove d’Afrique. Les compositions,
parfois sombres, nous plongent dans une atmosphère singulière.
La
soirée se poursuit. Et qui mieux qu’Alain Jean-Marie pour succéder à
Ricky Ford et Ze Bid Band pour clore cette édition en beauté? Avec
Gilles Naturel (b), Philippe Soirat (dm) et Xavier Desandre-Navarre
(perc), le pianiste a invité la chanteuse Sara Lazarus à se joindre à la
fête.
Tout
commence avec «Señor Blues», un hommage à Horace Silver, disparu le 18
juin 2014. Le ton est donné. Le concert sera résolument ancré dans le
jazz le plus bop, constitutif de l’être d’Alain Jean-Marie. Avec des
standards, «Come Rain, Come Shine», «Meaning of the Blues», un retour à
Silver avec «Nica’s Dream», «Cape Verdean Blues», en passant par
«Arrival» de Horace Parlan, le Parc de la Glaudonnerie s’enflamme.
Durant deux sets, le pianiste joue avec une musicalité éclatante.
Elégant, plein de finesse et délicat, Alain Jean-Marie porte Sara
Lazarus au sommet quand il se fait un sideman à l’attention exacerbée.
La maîtrise technique des musiciens est incomparable, avec la précision
de Naturel (b), le swing de Soirat (dm) et les interventions explosives
de Xavier Desandre-Navarre (perc). Même s’il ne joue pas ses
compositions ce soir-là, le jeu d’Alain Jean-Marie, comme celui de ses
musiciens, est riche et généreux. Un dernier morceau, et Ricky Ford
monte sur scène pour refermer cette édition éblouissante.
Mathieu Perez Texte et photos © Jazz Hot n° 669, automne 2014
Marseille, Bouches-du-Rhône
Festival de Jazz des Cinq Continents, 17-26 juillet 2014
Pour
sa 15e édition, le festival de Jazz des 5 Continents à choisi un
programme copieux étalé sur 10 journées, avec un jour de relâche et une
soirée gratuite décentralisée hors des Jardins du Palais Longchamp. La
programmation est sans surprises avec les grandes têtes d'affiches des
tournées estivales et quelques découvertes. La première soirée se
déroule sur l'Esplanade du J4 près du Mucem avec le seul musicien
marseillais de la décade, Christophe Leloil, et le musicien tunisien
seul représentant africain Dhafer Youssef avec Nils Petter Molvaer qui
propose son Bird Requiem. Dès le lendemain, le festival réintègre son
espace au dessus du Palais Longchamp.
Vendredi
18 juillet: Le premier concert met déjà la barre très haut. Cécile
McLorin-Salvant présente son nouveau spectacle «WomanChild» du nom de
son nouveau disque qui lui a permis de gagner le titre de meilleur album
de l'année pour Down Beat et pour Jazz Hot, et à la fois
la meilleure chanteuse et la meilleure étoile montante du chant, ainsi
que le titre d'étoile montant du jazz. Cécile McLorin-Salvant qui a déjà
conquis la France devient la chanteuse recherchée dans le monde entier,
et c'est mérité. Sa prestation scénique s'est encore améliore depuis
les dernier concerts : elle est de plus en plus à l'aise, et son
répertoire est très bien choisi avec des standards de jazz, des
compositions personnelles et une chanson de Barbara. Parfaitement
accompagnée par Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b) et Jamison Ross (dm), à
24 ans à peine et après une fulgurante carrière, elle s'est hissée au
niveau des grandes chanteuses de jazz, sans en copier aucune, apportant
également au répertoire de superbes chansons comme « Le front posé sur
tes genoux » où elle a composé la musique sur « Rondel » un texte de la
poétesse haitienne Ida Faubert. Sa musique colle parfaitement à ce très
beau texte, et apporte une nouvelle ouverture aux standards qu'elle
s'approprie tout en restant très proche de l'esprit des originaux. Ce
très beau concert montre une artiste en devenir qui cherche à
approfondir et peaufiner son approche personnelle de la musique.
Ahmad
Jamal a trouvé une nouvelle formation qui lui convient parfaitement :
Herlin Riley a rejoint le quartet après un passage chez Wynton Marsalis
et quelques autres orchestres, Reginald Veal se partage désormais entre
Dianna Reeves et Ahmad Jamal, et Manolo Badrena demeure fidèlement dans
l'orchestre. Si l'on retrouve le pianiste tel qu'il était avec Idris
Muhammad (dont le décès a été annoncé quelques jours plus tard), de
temps en temps, malgré les sonorisations un peu trop violentes, on
retrouve le toucher aérien qui en avait fait un pianiste à part dans les
années 50. Les musiciens montrent un véritable plaisir à jouer
ensemble. Le trio est parfaitement soudé et Manolo Badrena apporte de
larges couleurs à l'ensemble, avec des interventions toujours à bon
escient et le plus souvent suscitées par son leader. C'est un véritable
plaisir de retrouver Ahmad Jamal dans de telles dispositions. Une
première soirée de luxe.
Samedi 19 juillet: Dès les
premières notes de l'Electro DeLuxe Big Band, il est évident que les
décibels vont couvrir toute velléité de nuance : le moindre riff des
trompettes est douloureusement ressenti tandis que les basses résonnent
dans la poitrine. Pourtant l'orchestre est tout à fait remarquable,
parfaitement soudé. La mise en place est parfaitement réglée et les
interventions de James Copley, le chanteur, bien venues même si le côté
crooner de certaines de ses interventions est parfois en discordance
avec le funk puissant de l'ensemble. Mais le funk est une manière
rythmique de traiter la musique et l'assourdissement systématique
n'apporte qu'une perte dans l'intérêt porté à la musique.
Le
niveau sonore ne baisse pas beaucoup lorsque Trombone Shorty prend
possession de la scène. Mais le groupe est nettement moins nombreux, et
la douleur un peu plus supportable. Il débute comme toujours au trombone
et adopte ce funk caractéristique de la Nouvelle-Orléans qui irrigue
désormais toute la musique populaire de la ville. C'est d'abord vers le
côté spectacle que se tourne le tromboniste, et la mise en scène de sa
musique est parfaitement étudiée. Il passe ensuite à la trompette où il
apparaît souvent beaucoup plus intéressant qu'au trombone; il chante
également mêlant musique de la Nouvelle-Orléans, rock, funk tous
typiques de la Cité du Croissant ou plutôt de Big Easy autre surnom de
la ville qui convient parfaitement à la production de Troy Andrews:
facile d'accès, entraînante, séduisante parfois. Même s'il reprend des
standards de la ville, Trombone Shorty s'éloigne du jazz pour proposer
un R'n'B actuel, efficace et encore une fois un peu trop sonorisé.
Dimanche
20 juillet: Coupler dans un même concert Sergio Mendès et George
Clinton peut paraître un peu bizarre tant les univers sont différents.
Loin des autres musiciens qui ont fondé la Bossa Nova, Sergio Mendes se
place plutôt du côté de la variété du Brésil, reprenant les chansons des
grands créateurs de cette musique. Rien de bien nouveau donc, mais une
mise en place d'une grande justesse, une volonté d'apporter du plaisir
au public et la nécessité de rester en accord avec son époque par
l'adjonction d'un rappeur avant le retour à un final beaucoup plus
classique avec deux morceaux ultra connus de la musique brésilienne.
Sergio Mendes propose un beau travail séduisant et sans aucune
surprise.
George Clinton a lui beaucoup changé. Le temps est loin
où, avec son complice Bootsie Collins, il enflammait les scènes avec
les groupes Parliament ou Funkadelik. Le P-Funk d'aujourd'hui paraît
beaucoup plus sage : là où régnait la folie avec les tenues délirantes
et le joyeux désordre apparent de la quinzaine de musiciens sur scène,
il reste aujourd'hui une machine parfaitement huilée où le spectacle se
déroule sans temps mort, les morceaux s'enchaînant les uns aux autres
sans laisser le temps aux auditeurs de souffler. Et la magie du funk
fonctionne toujours, même si George Clinton conserve un simple bonnet
sans la coiffure avec les rubans multicolores. Ce spectacle est une
bonne surprise tant on avait pu voir des formations que ne portaient que
la nostalgie des groupes précédent. Il semble ici que l'esprit flotte à
nouveau sur une formation retrouvée.
Mardi
22 juillet: La pause du lundi a été bienvenue pour évacuer le souvenir
des sonos tonitruantes (au sens propre du terme) des deux soirées
précédentes. Le duo Herbie Hancock-Wayne Shorter n'est pas une
nouveauté : dix ans auparavant les deux musiciens avaient déjà tourné
ensemble explorant de manière très approfindie, à la limite du
reconnaissable les thèmes les plus connus des deux musiciens. Cette
tournée avait été baptisé « The Forensic Tour » (forensic = autopsie)
par les inconditionnels des deux musiciens tant les thèmes sont fouillés
de l'intérieur, malaxés, réduits à leur plus simple expression pour en
extraire leur essence. Ce travail commencé en 2004 par les deux
musiciens n'est que la continuation en quartet du travail de Wayne
Shorter. Le concert débute de la même manière. Herbie Hancock est à
l'écoute d'un Wayne Shorter qui paraît toujours imprévisible, toujours à
la recherche de l'expression la plus concise, et donc la plus proche de
l'essentiel de la musique. Le pianiste plus volubile se coule dans la
recherche de son partenaire. La seule nouveauté par rapport à la tournée
de 2004 n'est pas la recherche de la musique la plus épurée possible,
mais l'apparition dun clavier électrique dont Hancock est l'un des
grands spécialistes. Il est également utilisé avec un peu plus de
volubilité, mais reste cependant dans le ligne adoptée au piano
acoustique. Le concert n'est pas facile d'accès et, malgré la grande
qualité de la musique et le très grand plaisir que nous avons pu
éprouver, les quelques sifflets accompagnant la fin du concert sont
assez compréhensibles de la part d'un public dérouté et peu intéressé
par cette musique, mais qui, heureusement, refuse de laisser le
consensus hypocrite prendre le pas sur son esprit critique.
La
rencontre entre le pianiste cubain Roberto Fonseca et la chanteuse
guitariste Fatouma Diawara, née en Côte d'Ivoire de parents maliens,
était a priori très prometteuse même s'il y a toujours le risque que les
musiciens se côtoient sans que leur musique fusionne. Et c'est un peu
ce qui se passe : le côté cubain prend le pas sur le côté africain avant
de s'effacer pour laisser toute la place au côté africain. Malgré tout,
l'accord entre les deux musiques se fait sans concession aucune et
cette juxtaposition produit quelques beaux moments. Fatoumata Diawara
est une belle chanteuse et son jeu de guitare s'accorde parfaitement à
sa voix. Même s'il n'y a pas fusion (impossible?) des deux musiques, la
rencontre a lieu malgré tout grâce à la qualité d'écoute de chacun
d'eux.
Mercredi
23 juillet: Christian Scott est certainement l'un des plus doués des
musiciens émergents de la Nouvelle-Orléans. Contrairement à Trombone
Shorty, il a choisi de rester dans le jazz. Neveu de Donald Harrison, il
a fait parti comme son oncle des Indians partie prenante du Mardi Gras
de New Orleans. Après son superbe disque Christian aTunde Adjuah,
il revient avec un sextet augmenté de son épouse Isadora Scott pour un
morceau. Jouant tour à tour des deux trompettes qu'il a lui même
contribué à mettre au point, il propose une musique très construite
avec des interventions toujours très justes tant de sa part que de
Braxton Cook au saxo alto (et parfois aux percussions) et surtout Elena
Pinderhugues, jeune flutiste de 19 ans, véritable découverte tant ses
solos sont d'une grande pertinence à la fois sur plan mélodique et
rythmique. Son sens aigu du swing complète une superbe front line
emmenée de main de maître par Christian Scott, qui parle nettement moins
que par le passé et laisse la musique s'expliquer elle-même. Fortement
inscrite dans le jazz actuel, sans détour vers l'électricité, la
formation de Christian Scott s'affirme comme l'une des plus cohérentes
et des plus prometteuses de sa génération.
Gregory
Porter continue lui aussi dans la voie qu'il s'est tracé lorsqu'il a
commencé de chanter après avoir avoir abandonné une carrière sportive.
Il se situe dans la tradition soul, non celle du revival d'aujourd'hui,
mais celle des années 50 initiée par Ray Charles. Il a également des
tentations de crooner, et sa belle voix de baryton lui permet de trouver
un registre qui lui convient particulièrement. Il est sans nul doute
l'un des chanteurs de jazz le plus accompli aujourd'hui. La seule
restriction viendrait de son orchestre pas toujours à la hauteur du
chanteur et qui parfois le freine même s'il reste dans la stricte
tradition du jazz. Mais ceci n'altère pas le plaisir renouvelé qu'on
ressent à chacune de ses chansons.
Jeudi
24 juillet: Le quartet de Jacky Terrasson n'est celui annoncé dans les
programmes : si Minino Garay est bien présent, Thomas Bramerie (b) et
Lukmil Perez (dm) remplacent les musiciens prévus. Stéphane Belmondo est
bien là avec une conque, la trompette et le bugle. Après un début au
piano acoustique et quelques échanges avec ses musiciens, Jacky
Terrasson passe au clavier électrique, laissant largement s'exprimer
Minino Garay et Stéphane Belmondo. Si la musique a quelques accents
latins, elle reste dans le courant principal du jazz, parfaitement
soutenue par Thomas Bramerie qui assure à l'ensemble une grande
cohésion. Il permet ainsi au pianiste quelques expérimentations et
aventures intéressantes. Mais, malgré des moments passionnants,
l'ensemble ne décolle jamais et on reste un peu frustré par une
formation un peu inaboutie.
Depuis qu'il a quitté Return to
Forever, le très électrique groupe de fusion de Chick Corea, Al di Meola
est progressivement revenu à la musique acoustique pour aboutir à ce
groupe auxquels les cubains Gonzalo Rubalcaba et Orlando Maraca Valle
appartiennent de manière permanente. Beaucoup plus libre que sur
l'instrument électrique, Al di Meola laisse parler son lyrisme naturel
dans une musique qui fusionne les influences nord et sud-américaines. Il
laisse une belle place à Gonzalo Rubalcaba qui développe lui aussi un
lyrisme très expressif. Lorsque la flûte d'Orlando Maraca Valle entre à
son tour, l'ensemble prend une dimension encore plus mélodique au grand
plaisir du guitariste très heureux au sein de cette musique acoustique
où il peut exprimer toutes les nuances tant mélodiques que rythmique de
sa musique. Il ramène toujours le côté latin de la musique vers le jazz
et ses deux invités le rejoignent avec un évident plaisir.
Vendredi
25 juillet: Le trompettiste Ibrahim Maalouf a reçu une carte blanche
pour occuper toute la soirée avec son groupe et de nombreux invités. La
soirée, à guichets fermés, commence avec le propre groupe du
trompettiste pour une musique de fusion très électrique plus tournée
vers l'occident que vers l'orient. Puis chaque invité vient proposer
deux morceaux avec Ibrahim Maalouf, à l'exception de Thomas Dutronc qui a
droit à quatre thèmes, deux instrumentaux et deux chantés. Avec Michel
Portal, le trompettiste se dirige tranquillement vers le free jazz, mais
reste résolument mélodique. Tour à tour, Eric Legnini, Vincent Segal au
violoncelle viendront, chacun avec sa propre musique apporter la
réplique au trompettiste. La rencontre avec la chanteuse d'origine
nigériane Asa (prononcez Acha) est certainement la plus
surprenante tant par sa voix prenante que par le duo qu'elle donne à la
trompette avec Ibrahim Maalouf. Thomas Dutronc propose sa propre musique
avec ses morceaux vedettes : «Comme un manouche sans guitare», «J'aime
plus Paris» et un nouveau titre (conçu à l'apéro comme il se plaît à le
signaler). Invité par le chanteur-guitariste, Ibrahim Maalouf peine à
trouver sa place dans cette musique, restant toujours à la marge du
morceau. Après un retour vers le groupe initial assez funk avec une
section de trois trompettes (et un biniou sur un morceau), le final
réunit l'ensemble des musiciens. Il est difficile de se faire une idée
de la musique personnelle d'Ibrahim Maalouf qui a su se couler avec
délices dans celle de ses invités. Ce genre de soirée a toujours un côté
patchwork et parfois frustrant tant on aimerait que l'hôte aille plus
loin avec chacun des invités. Il a un peu trop effacé sa propre musique
pour aller plus loin avec celle de ses amis, et cette diversité ne
laisse pas toujours apparaître la ligne directrice de sa musique.
Samedi
26 juillet: La dernière soirée devait être consacrée à la guitare avec
Jeff Beck et Lucky Peterson. Comme dans la plupart des lieux où Jeff
beck était prévu c'est souvent Joe Satriani qui le remplace. D'emblée,
le niveau sonore s'affirme à nouveau redoutable. Le guitar hero distille
un blues matiné de heavy metal sur des tempos rapides tout au moins au
début. La musique n'a pas beaucoup de nuances et se perd souvent dans un
vacarme assourdissant («le lobby des appareilleurs auditifs a encore
frappé» nous dira un ami de Jazz Hot rencontré ce soir là). Après
plusieurs changements de guitares, enfin arrive quelques morceaux au
tempo médium avec un niveau sonore presque acceptable. Le blues est
souvent à l'origine de cette musique, mais le niveau sonore en masque
souvent les principales qualités. Dommage.
Lucky Peterson a
visiblement retrouvé la forme. Il débute comme toujours à l'orgue jouant
debout le plus souvent, débordant de vitalité avec un plaisir évident
de jouer. Il est avec Buddy Guy l'un des grands du blues urbain de
Chicago, mais sa musique n'a rien de folklorique. Lorsqu'il prend la
guitare, il passe un long moment au milieu du public qui ne manque pas
d'apprécier cette communion même si la musique n'est pas toujours du
meilleur niveau.
Avec quelques dix sept concerts en neuf jours,
le Festival de Jazz des 5 Continents, malgré les difficultés et les
pressions diverses pour appeler jazz tout et n'importe quoi, maintient
une programmation où le jazz occupe encore sa place. Une assistance
fournie a assisté à quelques concerts exceptionnels dans un très beau
lieu où seule peut être regrettée l'absence originelle de sièges. Une
belle quinzième édition.
Guy Reynard
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Vitoria-Gasteiz, Espagne
Festival de Jazz de Vitoria-Gasteiz, 14-19 juillet 2014
Le programme de ce 38e
Festival de Vitoria était par certains côtés quelque peu surprenant
pour les habitués de ce deuxième grand rendez-vous d’été avec le jazz au
Pays Basque, le jazz cédant progressivement la place au Mendizorroza
(la grande scène) à des musiques festives comme il le fait de plus en
plus souvent un peu partout en Europe.
La première
journée, dédiée au gospel, présentait un seul set: Take 6. Un
Mendizorroza bondé a applaudi généreusement le sextet vocal, qui, avec
ses prodigieuses voix, a offert au public de grands moments de rythme et
de blues. Son répertoire varié («Stand by Me», «Smile», «Spread Love»,
«Hallelulja I Love Her So»…) et la collaboration du public, ont fait de
ce concert inaugural un bon hors-d’œuvre pour entamer le Festival.
Le
même jour, le Théâtre Principal ouvrait les séances du Jazz del siglo
XXI avec le guitariste Sylvain Luc et le saxophoniste David Binney sous
la rubrique «Konexioa» (Connection). Appuyés par le batteur et
violoncelliste Jean-François 'Titi' Dufour, ils nous ont offert un beau
concert où les morceaux composés par Luc et Binney, si différents en
principe, s'unissaient grâce au génie du trio.
La deuxième journée, au Théâtre Principal, Kris Bowers démontrait qu'il est l'un des plus importants jeunes pianistes actuels.
De
son coté, Mendizorroza a ouvert son double set avec la présentation du
disque de Chano Domínguez et Niño Josele. La rencontre était partie
d’une idée du réalisateur Fernando Trueba. Le résultat a été un disque
où le piano de jazz et la guitare flamenca échangent sur un ample
répertoire – «Django» (Lewis), «Je t'attendrai» (Legrand), «Olha Maria»
(Jobim/de Moraes/Buarque), «Two for the Road» (Mancini), «Because»
(Lennon/ McCartney)…– qui s’éloigne des étiquettes. Ils on fini, comme
c'était à prévoir, avec un hommage au récemment décédé Paco de Lucía
(«Canción de Amor», «Zyriab»).
Le deuxième set a fait place à
Darcy James Arque`s Secret Society, une Big Band qui a misé sur les sons
sophistiqués, une amalgame de cultures et un autre détour du jazz par
des accords très particuliers où, parfois, ils nous ont fait nous
souvenir du Vienne Art Orchestra, de l’Orchestre de María Schneider et
même de la bande de Goran Bregovic. Le seul point négatif qu’on peut
signaler fut la faible assistance au Complexe omnisports.
La
troisième journée commençait avec le concert d’Andrea Motis & Joan
Chamorro Group au Théâtre Principal. Andrea chante bien le swing, elle
joue (moyennement) de la trompette, de l’alto et du soprano, elle fait
un tabac à chaque concert et ses vidéos sur YouTube ont de milliers de
visites. Mais il s'agit d'un jazz facile, accessible au grand public,
sans autres perspectives. De toute façon, le public présent a aimé le
concert.
A Mendizorroza, la situation n'était pas meilleure pour
le jazz. Au programme un double set qui n'avait rien à voir avec le
Jazz: Noa (un bon concert de folk / world music) et Miguel Poveda,
chanteur de flamenco et «copla». Pas un seul clin d'œil au Jazz.
Pour
la quatrième journée, le Crash Trio de Melissa Aldana au Principal
présentait un concert plein d'idées où la saxophoniste démontra qu'elle a
quelque chose à dire et que son développement comme musicienne ne
s'arrête pas.
A
Mendizorroza, le Festival avait organisé ce qui ressemblait à l'ancien
pique-nique néo-orléanais en plein air. Malheureusement, le show de
Trombone Shorty laissait de côté les nuances – on peut parler d'un vrai
massacre de morceaux comme «On the Sunny Side of the Street» ou «St.
James Infirmary» – et faisait couler un déluge funky de décibels et de
lumière plus valable pour un concert-fête en plein air à la nuit
tombante.
Peu après est venu sur scène le groupe de Dr. John
pour un hommage à la musique de Louis Armstrong. Avec les cuivres des
élèves de l’école Musikene, sous la direction de la tromboniste Sarah
Morrow, et avec l'incorporation de Trombone Shorty dans le premier
morceau, le concert a démarré avec «Wonderful World» et «Mack the Knife»
colorés par les bayous et le vaudou. Des échos de blues et de rhythm
and blues ont teinté des morceaux tels que «Memories of you» ou
«Motherless Child» de l'atmosphère du bayou. Ce n’était pas un concert
bruyant comme le précédent, mais la qualité suintait des notes du piano,
des touches du hammond, et de «Wrap Your Troubles in Dreams». C’est le
résultat de beaucoup d'années d'expérience d'un artiste qui a laissé
pour la fin les sujets les plus classiques: «When the Saints Go Marching
In» et «Lay My Burden Down» se sont entrelacés, enchaînés par un solo
de trombone avec sourdine de Sarah Morrow, et finissant le show sur
«Such a Nite».
À sa cinquième journée, le Théâtre
Principal a présenté le trio du pianiste Baptiste Trotignon qui se
substituait au quartet de Russell Gunn. Ils n'ont pas déçu l'audience.
A
Mendizorroza, le quartet formé par Richard Bona, Manu Katché, Stefano
Di Battista et Eric Legnini a offert un répertoire où le jeu musical
entre les musiciens et la brillance des solos de Di Battista ont rempli
de jazz de bonne qualité un set où Bona s'est beaucoup plus exprimé
comme bassiste que comme chanteur.
Après eux, est arrivé le
spectacle de Las Vegas joué par Paul Anka, qui est apparu parmi le
public en chantant son super-célèbre chanson "Diana”. Son projet a été
un parcours de ses grands succès et de thèmes d’Eric Clapton, Nirvana,
Van Halen ou Tom Jones, avec plus ou moins fortune, accompagné d’un bon
orchestre qui s’est adapté à la réalité actuelle de la voix du chanteur.
Une nuit au néon où il a chanté et a fait chanter, où il a dansé et a
fait danser. Le public avait ce qu'il était venu chercher.
Le
Théâtre Principal a fait ses adieux avec la chanteuse Cécile
McLorin-Salvant, récemment récompensée pour l'Association de
Journalistes Américains du Jazz comme meilleur chanteuse de l'année. Une
voix bien timbrée et un vaste registre qui est en train de devenir une
référence de premier ordre.
La
Nuit Cubaine a mis le point final du festival au Mendizorroza. Au
premier set, Chucho Valdés a offert un répertoire inégal, avec des
moments de grande qualité – la dédicace à son père, Bebo Valdés – mais
aussi avec d’autres temps dans lesquels le folklore a pris trop de
place. Chucho a accompagné au deuxième set Omara Portuondo pour une
chanson d’Armando Manzanero. A partir de là, le set est resté aux mains
du Buenavista Social Club et à sa débauche de rythmes cubains. Les
meilleurs moments ont été donnés par Eliades Ochoa et Barbarín Torres,
avec des chansons très connues qui ont changé le Complexe omnisports en
grande piste de danses latines.
Un point final très coloré
pour un festival où il y a eu du très bon jazz, souvent au Théâtre
Principal, moins à Mendizorroza, pas mal aux jam-sessions de l'hôtel
avec le Trio de David Kikoski. Le problème reste la répartition des
concerts sur les scènes. Si le seul critère des entrées commande, le
jazz peut y perdre, et c’est une réalité qui touche l’ensemble des
festivals.
Lauri Fernández et Jose Horna
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Sète, Hérault
Jazz à Sète, 14-19 juillet 2014
Après
un démarrage rapide dès l'annonce du programme de Jazz à Sète 2014, les
réservations ont subi une chute brutale lors de l'annonce des actions
des intermittents annulant plusieurs manifestations montpellieraines.
L'annonce de l'annulation du concert de Jeff Beck, déjà complet, a
supprimé la soirée la plus rentable financièrement. N'ayant pu assister
qu'aux deux premières journées où l'affluence a été tout à fait
correcte, il nous est difficile de savoir si le festival se trouve
déficitaire. En tout cas les deux journées auxquelles nous avons assisté
ont été une parfaite réussite sur le plan musical.
Lundi
14 juillet. Après de longues années passées au piano acoustique, Brad
Mehldau se lance avec Mark Guiliana dans l'aventure électrique.
D'emblée, le pianiste se place dans le contexte de ses concerts solo et
semble jouer sans se préoccuper de son partenaire. Outre le piano
acoustique et l'indispensable fender rhodes, il utilise un synthétiseur
ancien dont la programmation produit des sons bizarres et une assise
rythmique que complète le batteur mark guiliana. Longtemps membre du
trio d'avishai cohen, il a participé aux formations de Jason Lindner,
Donny McCaslin, Brad Shepjik, Lionel Loueke et de la chanteuse gretchen
parlato. Il a enregistré avec Brad Mehldau Mehliana : Taming of the
Dragon. Cette contraction des deux noms en un nouveau patronyme du duo
rend bien compte du projet. Mark Guiliana maintient une écoute attentive
de la musique de son partenaire et selon la direction prise par
celui-ci il adapte son propre jeu, soulignant et changeant les couleurs
de l'ensemble. Brad Mehldau propose tout d'abord une musique assez
répétitive, que le jeu de son partenaire rend encore plus hypnotique. La
deuxième partie du concert est plus ouverte et la musique prend enfin
d'autres directions avec une plus grande aération, même si le pianiste
continue ses expériences, jouant simultanément en acoustique et en
électrique dans une perpétuelle recherche harmonique au travers de ses
instruments anciens. Même si parfois la musique est un peu trop dense et
manque de respiration, l'entente des deux musiciens rend le duo assez
passionnant, même si on voit pas trop quel avenir peut avoir ce genre de
projet séduisant mais probablement éphémère.
Hiromi
Uehara ne change pas la formule qui lui a conquis un large public. Son
trio project demeure basé sur ses performances pianistiques, sur le jeu
solide du bassiste Anthony Jackson et la batterie toujours très rock de
simon philips. Capable de tout jouer du classique au jazz en passant par
les standards de la pop music, hiromi ne choisit pas réellement une
direction. Elle possède une grande technique, mais semble la mettre
seulement en avant pour une musique brillante mais souvent une peu
vaine. Son jeu très physique gomme toutes les nuances et elle choisit
rarement de jouer des ballades. Ne choisissant pas de direction musicale
au sein d'un même morceau, elle donne l'impression d'un patchwork qui
entraîne l'auditeur dans un ouragan de notes où de nombreuses citations
montrent certes l'étendue de ses connaissances musicales mais n'apporte
pas grand chose au morceau en cours. Heureusement quelques envolées de
basse d’Anthony Jackson permettent une respiration bien venue dans un
concert ébouriffant mais qui apparaît très vite un peu vain.
Mardi
15 juillet. Joshua Redman a reformé le quartet avec lequel il a déjà
tourné et enregistré il y a une dizaine d'année. Avec le fidèle pianiste
Aaron Golberg, le bassiste Reubens Rogers et le batteur Gregory
Hutchinson, il semble que la musique doive rependre là où elle a été
laissée lors des précédents concerts. C'est oublier que certains
musiciens ont eu des expériences différentes, et que joshua redman lui
même a évolué. Il débute par quelques pièces dans un immédiat post hard
bop. Sa sonorité s'est affinée ; certes elle est toujours
reconnaissable, mais elle tend vers plus de maturité. C'est le cas en
particulier sur un superbe Stardust où le thème est juste annoncé par
quelques accords caractéristiques et Une longue improvisation suit
avant un retour vers l'exposé du thème. Greg Hutchinson est sans doute
le batteur qui convient le mieux à Joshua Redman tant il sait à la fois
apporter les couleurs complémentaires au saxophoniste et insuffler
l'énergie nécessaire au groupe, tandis que reuben rogers charpente
l'ensemble par son solide jeu de contrebasse. Sète est souvent le cadre
d'interventions inopinées de musiciens au sein d'autres formations et
pour le rappel brad Mehldau, en vacances dans l'Ile Singulière, vient
reformer le quartet des débuts des deux musiciens. La musique part alors
sur des voies différentes choisies par les deux musiciens qui montrent
un grand plaisir à se retrouver.
John
Scofield a lui choisi de reformer son groupe Überjam douze ans après la
nomination de ce groupe aux grammy awards. Si le guitariste est un
grand musicien de blues, il est également un musicien de jazz complet
qui a beaucoup enregistré de musiques avec des recherches de sonorités
alternatives au cours des années 70 avant que miles davis ne le ramène
vers le blues au début de la décennie suivante. Ce groupe Überjam est un
parfait exemple de sa musique : à la tête d'un quartet à
l'instrumentation très rock, il propose une musique où se mêle blues,
jazz, rhythm and blues et d'autres variations encore, jamais trop
éloignées du blues. Parfait musicien de fusion, il est l'un des maîtres
du jazz issu du blues qui reste toujours proche de ses racines.
Guitariste virtuose, John Scofield ne s'est pas contenté d'un guitariste
rythmique : avi bortnick a montré qu'il peut prendre de superbes solos
magistralement accompagnés par son leader. Andy Hess à la basse et Louis
Cato complètent la section rythmique jusqu'à ce que Claude Hudson Butch
Trucks, membre fondateur du Allman Brothers Band vienne compléter
l'orchestre à la fin du concert, jammant avec l'orchestre, et Louis Cato
qui n'a pas quitté la scène pour autant.
Ainsi se terminait une
soirée riche en surprises et en musiques de grandes qualité. Jazz à Sète
qui existe depuis de longues années mérite le détour sur la route des
festivals tant pour le site tout à fait exceptionnel où les musiciens
ont derrière eux la mer, que pour une programmation toujours très
alléchante et qui tient largement ses promesses.
Guy Reynard
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Pescara, Italie
Pescara Jazz, 11-28 juillet 2014
Après avoir traversé de nombreuses difficultés liées au soutien des institutions, Pescara Jazz a célébré la 42e édition avec un programme qui se déroulait à des dates et dans des
endroits différents. Le noyau principal du programme a été comme
toujours le Teatro D’Annunzio.
Avec
le support du récent «Alive», Hiromi semble avoir consolidé son
approche multiforme de la poétique du trio. Très structurées
harmoniquement et méticuleusement agencées sur le piano rythmique, les
compositions évoquent le jazz-rock, elles se colorent d’une teinte
progressive dans les ouvertures mélodiques et les passages plus
emphatiques, virant du côté de la tradition jazzistique dans les
improvisations du piano à travers lesquelles filtrent Peterson, Tatum et
Corea. Simon Philipps lui fait une digne opposition, prodigue de
puissantes dynamiques et de figures imaginatives. Dans ce contexte
l’aiguille de la balance penche vers Anthony Jackson, avec les lignes
développées sur son instrument à six cordes.
Représenter Mingus
présente indubitablement un risque. Mais Ricardo Brazzale avec le Lydian
Sound Orchestra a gagné le pari. Les contenus de The Black Saint and
the Sinner Lady sont restitués dans le plein respect des traits
distinctifs de Mingus: des mélodies d’une ample respiration aux
séduisants aspects ellingtoniens; les fiévreuses tensions harmoniques;
les tonitruantes polyphonies; la dialectique serrée entre les sections
et les solistes, dans lesquelles se détache Mattia Cigalini (as); les
renvois au New-Orleans à travers l’effet growl des cuivres; l’amour du
flamenco, incarné par la guitare de Juan Lorenzo.
Bepi
D’Amato (cl) et Tony Pancella (p) ont offert un set de facture exquise,
mettant en lumière les liens solides entre Ellington et Monk. Leur
brillant et leur interaction pondérée amènent de façon indolore
«Isfahan» dans l’implantation de «Ask Me Now». En même temps «It
Don’t Mean a Thing», «Monk’s Mood», «Thelonious» et un fragment
d’ «Ugly Beauty» s’articulent avec une logique convaincante. Elève de
Tony Scott et héritier idéal de Buddy De Franco, D’Amato produit une
vaste gamme de nuances, spécialement dans une émouvante version de
«Chelsea Bridge».
Billy
Cobham en est encore resté à un concept dépassé du jazz-rock. Bien que
la musique, trop structurée et pauvre en dynamique, manifeste une plus
grande respiration harmonique et mélodique eu égard au passé, la
batterie reste le centre moteur impérieux. C’est à Christophe Cravero et
Camelia Ben Naceur (kb) qu’est confié un gros travail de couture, à
Jean-Marie Ecay (g) et Michael Mondesir (elb) un rôle plus
conventionnel, tandis que le steel pan de Junior Gill mène une fonction
pas seulement coloriste.
Stefano
Bollani (p) et Hamilton de Hollanda (mand) proposent une intelligente
distraction exaltant la virtuosité, ciselant les mélodies de différentes
provenances avec goût et inventivité: chôro, Retrato em branco e
preto, Berimbau, Guarda che luna, Oblivion.
Pour le projet Colors of a Dream,
Tom Harell a conçu un renversement des rôles qui ouvre de nouveaux
scénarios. Le support du piano étant éliminé, il a confié aux soufflants
(bugle et trompette, le contralto de Jaleel Shaw et le ténor de Wayne
Escoffery) la tâche d’organiser de spartiates implants harmoniques. Les
contrebasses de Ugonna Ukegwo et Esperanza Spalding bâtissent des lignes
denses et souples, énonçant parfois les thèmes en alternant toujours
les solos et l’accompagnement. Il en jaillit un épais tissu par le tapis
multiforme proposé par Jonathan Blake (dm). Dans tous les cas où ils
sont accolés à la voix Mrs. Spalding, les soufflants s’aventurent sur
les grilles harmoniques complexes et les périlleux dessins mélodiques,
en développant les propositions.
Provenant
de l’expérience pop Simona Molinari a présenté un ambitieux hommage à
Ella Fitzgerald avec Claudio Filippini (p), Fabrizio Pierleoni (b) et
Fabio Colella (dr). Bien que dotée d’une voix éduquée, la chanteuse ne
possède pas le patrimoine technique et la sensibilité nécessaires pour
chanter du jazz : «Someone to Watch over Me», «The Man I Love», «‘Round
Midnight» se réduisent à un plat exercice scolaire.
La
prestation fort acclamée de Al Jarreau fut d’une autre essence:
Entertainer habile et véritable acrobate, capable d’embrasser swing,
ballade, soul et funky, mêlant scat, vocalese, beatboxing, il fait
revivre des classiques comme «Take Five» et «Blue Rondo à la Turk» de
Brubeck et encore «Mas que nada» de Jorge Ben. Avec des accompagnateurs
impeccables : Joe Turano (as, ts, b), Larry Williams (b, fl), John
Calderon (g), Chris Walker (elb), Mark Simmons (dm). A 74 ans, Jarreau
sait encore jouer (s’amuser) comme un enfant. Avec le même esprit
ludique qui reflète la philosophie de Pescara Jazz.di Pescara Jazz.
Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
Foto © Paolo Iammarone
by courtesy of Pescara Jazz
© Jazz Hot n° 669, autunno 2014
Antibes/Juan-les-Pins, Alpes- Maritimes
Jazz à Juan, 11 au 20 juillet 2014
10
soirées dont 3 gratuites, une fréquentation payante en hausse de 13%,
soit 26000 spectateurs dans la pinède Gould et presque autant pour les
concerts du «off» en fin d'après-midi dans la petite pinède et la place
De Gaulle et, le 17 juillet, la présence d'une dizaine de marching-bands
dans les rues de la ville. Pour les organisateurs, le bilan du 54e Jazz à Juan est plus que positif.
Les
chroniqueurs de la «presse spécialisée» (d'ailleurs moins nombreux que
d'habitude, c'est peut-être un signe), sont plus mitigés. Une grande
part des concerts officiels étant réservée à des musiques dites
«voisines» (The Family Stone, Chic, Nile Rodgers, Beth Hart, Alex
Hepburn, Imelda May, Booker T. Jones, Joss Stone, Setenta, Pedro
Martinez, Orquesta Aragon), qui échappent pour le moins à leur domaine
de compétence. Quant aux prestations de l'hyper star Stevie Wonder
(concert complet depuis des mois, d'où la présence de plusieurs milliers
«d'auditeurs» à l'extérieur de l'enceinte... heureusement, la sono
était généreuse), celle du crooner et grand maître de la guitare George
Benson, celle du sympathique chanteur et pianiste Jamie Cullum, enfin
celle du chanteur et pianiste (il fut un temps celui du quintet de Kyle
Eastwood) Jon Regen, toutes très justement applaudies, ce sont avant
tout des shows «d'entertainment», même si l'on y trouve des échos de
jazz... Ces réserves étant faites, le programme comportait aussi
quelques concerts plus conformes aux attentes des amateurs de jazz «purs
et durs»...
Le 13 juillet, en vedette «américaine», donc
pour une heure pile de concert, la frêle Youn Sun Nah, lauréate en 2005
des Révélations de Jazz à Juan a littéralement subjugué l'auditoire,
venu pourtant pour écouter la star anglaise de pop-jazz Jamie Cullum.
Accompagnée avec une attention proche de la dévotion par Ulf Wakenius
(g), Vincent Peirani (acc) et Simon Tailleu (b), elle a donné un concert
assez proche de celui de Nice l'été dernier (chroniqué dans Jazz Hot).
La fragilité émanant de sa personne contrastant avec la fougue (et la
tessiture) de vocalises dignes d'une diva lyrique et les acrobaties
rythmiques insensées en font une chanteuse totalement inclassable, au
charme certain.
Le 14, trois valeureux guitaristes, en
première partie de soirée, qui, comme le plus souvent en comportait
trois, ce qui n'est pas toujours l'idéal car engendrant parfois une
certaine frustration. Romane, qui ne cachait pas sa fierté d'être coopté
par ses deux fils, Richard et Pierre Manetti, ont donné une version
live de Guitar Family Connection, leur dernier CD, en
interprétant sept des onze titres du disque (le temps leur étant
compté), dans le même bel esprit d'écoute mutuelle et de partage, et où
tout cliché de virtuosité gratuite propre au genre est banni au profit
d'une musicalité d'une grande élégance.
En
fin de soirée, le très attendu Preservation Hall Jazz Band a quelque
peu déçu les attentes, du moins, de tous ceux qui, comme moi, ne sont
jamais allés à La Nouvelle-Orléans... L'histoire des bananes de Sartre
aurait-elle quelquechose de vrai ? En hommage à Sidney Bechet, dont ils
avaient été très émus de découvrir la statue à quelques pas de la
pinède, ils commencèrent avec une version assez approximative de l'hymne
local «Dans les rues d'Antibes». Plus à l'aise ensuite avec, entre
autres, «Dippermouth Blues», «Tootie Ma», «Glory Land», «Peanuts Vendor», «St. Louis Blues», «Half Way», «That's It», «Dear Lord»,
ils ne surent pourtant pas éviter quelques clichés racoleurs confinant
parfois à la caricature, et que l'on croyait réservés aux orchestres de
«revival» amateurs européens. Glissandi de trombone systématiques, et
citations incongrues de Michel Legrand..., growls du trompettiste à tout
propos, par ailleurs très brillant dans les aigus et parfait dans les
introductions des thèmes, sax ténor assez quelconque, soubassophone
abusant d'effets de barrissements d'éléphants et qui doublait
curieusement un contrebassiste (en formation?) assez inexistant. Un
excellent pianiste et un batteur remarquable, heureusement,
complétaient, et parfaitement dans le style, la formation dont les
membres sont restés anonymes (seconds couteaux ou fugueurs discrets?).
Qu'importe, le concert était gratuit et le feu d'artifice splendide!
Le
15 juillet étant annoncée comme «la» grande soirée jazz, la pinède
était complète (ce que l'on mesure au nombre de spectateurs debout
derrière les barrières... et à la longueur de la file d'attente devant
les buvettes). Première partie pour Stacey Kent (voc, g) délicieuse et
précieuse vestale du temple de la bossa-nova (qu'elle en soit bénie),
accompagnée par Jim Tomlinson (ts, fl), clone assez réussi du grand Stan
Getz (et son mari à la ville), Graham Harvey (p), Calum Gourlay (b) et
Josh Morrison (dm). Elle enchaîne avec respect et finesse les grands
standards du genre de Marcus Valle, Antonio Carlos Jobim, Vinicius de
Moraes, Baden Powell, un Gainsbourg inattendu («Ces petits riens»),
quelques thèmes de son époux et de Kasuo Ishiguro, son parolier
habituel et, pour conclure, le dernier succès d'Henri Salvador («Jardin d'hiver»). Un set quasi murmuré et tout en délicatesse.
Changement
radical d'ambiance ensuite, avec un all stars européen récemment
constitué pour allumer d'autres feux d'artifice... sur les scènes de
l'International Jazz Festival Organization (dont font partie aussi,
entre autres, Monterey, Montreux, Newport, Vienne, Vitoria-Gasteiz,
Wien, Montréal et Istanbul). Qu'on en juge: Manu Katché (dm), Richard
Bona (eb), Eric Legnini (p, Fender Rhodes) et Stefano Di Battista (as,
ss)... sauf que la poudre n'est pas encore bien sèche. Chacun est très
brillant certes, trop même en ce qui concerne le batteur d'une présence
envahissante vite lassante, et le bassiste, en solo permanent. Du coup
le pianiste et le saxophoniste, pourtant véritables et valeureux
jazzmen, sans doute ravis par ailleurs de partager la scène avec deux
vedettes de cette trempe, semblent en retrait, comme presque tétanisés
par l'événement. Si le le lyrisme chaleureux du saxophoniste s'épanouit
pleinement sur ses propres compositions («Under Her Spell», «Valentina») et sur celle du pianiste («Old and Grey»), il semble moins à l'aise sur celles du batteur («November 99», «Keep On Trippin», «Clubbing»),
aux harmonies assez basiques. Le pianiste lui, s'en tire avec les
honneurs. Toujours inspiré, et réussissant même à aligner plusieurs
chorus vertigineux sur une suite de quatre, voire de deux malheureux
accords (le métier!). Quant au bassiste (et chanteur), ses interventions
sont aussi étourdissantes de virtuosité que pauvres en émotion (la
sobriété des lignes de basse de Charlie Haden nous manque déjà...), et
son improvisation vocale sur une comptine africaine en solo et machine à
boucles qui duplique et répète ses phrases pour donner l'impression
qu'il est au sein d'une chorale n'a guère qu'un intérêt anecdotique...
Une heure d'une musique qui, finalement, ne laissera que peu de traces
dans la mémoire des festivaliers...
Enfin,
vint le duo très attendu: Chick Corea (p) Stanley Clarke (b).
Totalisant un nombre de passages impressionnant à Juan (huit pour l'un,
six pour l'autre), ils ne s'y étaient pourtant jamais produits ensemble.
Leur propos était de tenter une approche acoustique de la musique
glanée dans la douzaine d'albums gravés par Return to Forever, le
célèbre groupe de jazz-fusion créé par le pianiste en 1972, dissout en
1977 recréé en 1983-1984, puis à nouveau dissout et reformé en
2008-2010, et dont Stanley Clarke, à la basse d'abord puis à la basse
électrique plus conforme aux canons de l'époque, fut le seul membre
permanent tout au long des aventures mouvementées de la formation.
Sans
toujours retrouver leur nom, le public reconnaît les thèmes et
applaudit dès leur introduction, la plupart étant devenus des standards
enseignés dans les classes de jazz. «Sometimes Ago, «La Fiesta», «After», «The Cosmic», «Rain Waltz», «Spain»
entre autres. Si l'on avait un peu oublié, à tort, le véritable talent
de Stanley Clarke à la contrebasse, celui de Chick Corea au piano
acoustique est toujours resté constant dans l'excellence. Toucher
précis, articulations dynamiques, grand sens rythmique. Un régal. Même
lors de son interprétation inattendue de «Waltz For Debby», en hommage à
Bill Evans, un de ses pianistes favoris dit-il en évoquant l'époque où
tout jeune il allait écouter Rollins, Miles, Coltrane, Blakey à
New-York. Sans aucun doute le meilleur concert du festival. Il paraît
que Chick Corea et Herbie Hancock songent à reformer leur duo. On en
salive déjà.
Le
18 juillet en première partie de Stevie Wonder , le baryton Gregory
Porter n'avait pas la tâche facile. Il semble pourtant qu'il s'en soit
remarquablement sorti à en juger par les applaudissements (la foule
étant trop dense pour espérer trouver un poste d'observation adéquat) et
par le fait que Stevie Wonder l'ait ensuite invité à le rejoindre sur
scène pour improviser avec lui sur «Amazing Grace», «Harmony», «Aint No Sunshine When She's Gone», «Get Up Stand Up», In the Ghetto»»,
pendant plus d'un quart d'heure. Même entendue de très loin, quelle
voix magnifique! Quant à Stevie Wonder, son concert somptueux de plus de
deux heures montra une fois de plus (malgré quelques soucis de cordes
vocales), quel fantastique musicien, chanteur, compositeur et showman,
et quel homme de convictions pacifistes, et généreuses il est , truffant
son concert de longs appels scandés et repris par le public contre la
guerre et le terrorisme, pour la tolérance (entre autres: «we can live
in harmony», repris à l'envie). Quel grand monsieur, et quel superbe
concert!
C'est une tradition à Juan, le dernier soir est
toujours consacré au Gospel, et, le 21 juillet, le concert avait beau
être gratuit, il ne manquait pas de panache avec Naomi Shelton & The
Gospel Queens. Venue de Brooklyn, une petite formation (orgue Hammond,
guitare, guitare basse, batterie et trois choristes) entoure la
chanteuse à la voix généreuse, mais sans emphase, pour un récital de pur
gospel, au répertoire assez original et de très haute tenue. Conclusion
idéale pour cette 54° édition de Jazz à Juan.
Daniel Chauvet
Photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
St-Cannat, Bouches-du-Rhône
Jazz à Beaupré, 11-12 juillet 2014
A une quinzaine de kilomètres au nord d’Aix-en-Provence, s'est tenue, dans le beau parc du château de Beaupré à St-Cannat, la Xe édition du Beaupré Jazz Festival. Les parents de cette belle
manifestation, Chris Brégoli et Roger Mennillo, ont cette année reçu les
applaudissements aussi prolongés que mérités du public pour cette œuvre
culturelle que leur association, Art-Expression, tient à bout de bras
avec la complicité active des autorités communales et de leur hôte, les
propriétaires du domaine vinicole. D’ordinaire très orienté piano, cette
année avec le Monty Alexander Trio, le festival a repris l'orientation
de 2013, avec Dianne Reeves, en mettant l’accent sur la voix : Rachel
Ratsizafy et Dena Derose. Avec cette dernière, également pianiste, Jesse
Davis, le grand saxophoniste alto, partagea la vedette de la seconde
soirée.
Vendredi 11, sous un vent glacial comme seul la Provence
peut en connaître certaines nuits d'été, la soirée présentée dans
l’enthousiasme par Jean Pelle commença avec le quartet de Rachel
Ratsizafy. Celle-ci n’est plus une inconnue dans le monde du jazz ; son
dernier album Out of This World (Aneddemilonze 91211) et son très réussi Live à l'Archipel (Blue Saphir 1060, Jazz Hot n°633) l’ont installée. Accompagnée par un
excellent trio, tout à fait dans la tradition, nourrie de gospel song,
Rachel a eu le grand mérite de donner un excellent concert en
interprétant des classiques («Solitude»), des standards («Out of This
World», «Moon River», «Exactly Like You»…) et même l’adaptation d'un
morceau des Beatles («And I Love Him»). Du beau travail. Rachel a
conservé toute l'expressivité vocale qui l'avait déjà fait remarquer
dans le groupe Jazzpel ; «la chanteuse Rachel Ratsizafy a en effet, une
telle densité dans la voix, une telle conviction, dans ce qu’elle
chante», avait déjà souligné le regretté Michel Bedin dans la chronique
de son opus Let Them Talk (Jazz Hot, Supplément n°622).
Elle fut très bien soutenue par un excellent trio. Cédric Chauvau (p),
qui connaît cette littérature musicale, lui est tout dévoué depuis
l’origine. Samuel Hubert (b) fit un travail sobre et efficace. Quant à
Jean-Pierre Derouard, autre complice des débuts, il fut remarquable tant
dans son accompagnement attentif à l'ensemble et au soliste que dans
ses interventions en solo très construites et appréciées par le public.
C’est
tout aussi frigorifié que le Monty Alexander Trio entama la seconde
partie. Le programme emprunta à plusieurs des albums publiés par Monty
depuis les années 2000 : Steaming Hot (2004), Saturday Night (2009), Harlem Kingston Express vol 1 & 2 (2011 et 2014), Uplift 1 et 2 (2011 et 2012), The Duke Ellington Song Book (2014)… Le public a applaudi «Fungii Mama», «Hurricane Come and Gone»,
«Renewal», «Eleuthra», «No Woman no Cry», «Love You Madly», «Night Mist
Blues», «I’ll Never Stop Loving You», «Never Let Me Go», «SKJ», «Things
Ain’t What They Used to Be»… truffant ses improvisation de citations
bien amenées («Just Squeeze Me», «C Jam Blues», «Don’t Get Around Much
Anymore», «Love for Sale»…). Pince sans rire, il évoqua cette «soirée
d’été un peu fraîche» et enchaîna sur «Summertime» (Gershwin) pour
introduire «Estate» (Bruno Martino & Bruno Brighetti) en invitant la
chanteuse Caterina Zapponi à se joindre au groupe : même sans être
totalement imprévu, une bien belle disponibilité à improviser
l’improviste ! Le style coloré, la manière chatoyante et la liberté
musicale de Monty Alexander ont trouvé dans la rigueur complice de
Hassan Shakur (b) et la souplesse rythmique d’Obed Calvaire (dm) des
soutiens complémentaires particulièrement efficaces. Le public en a fini
par oublier le froid ; il ne quitta les lieux qu’à regret après
plusieurs rappels et une standing ovation sous les vénérables platanes
du parc qui dansaient sous… le vent.
La Saturday night fut à
peine plus clémente quand le D6 du Conservatoire de Marseille prit
possession de la scène avec José Capparos (tp), Gérard Murphy (as),
Antonio Valdès (ts), Romain Morello (tb), Bruno Berberian (bs),
Christian Bon (g), Yves Laplane (p), Sam Favreau (b) et Philippe Jardin
(dm). La musique un peu complexe du programme n’est pas toujours
parvenue à faire oublier le Mistral qui n’a cessé de perturber les
musiciens dans leur lutte pour conserver leurs partitions emportées
comme feuilles en automne.
Pendant
le second set, Eole ne se montra guère moins empressé dans ses
emportements. Dena DeRose (voc, p), Jesse Davis (as), Darryl Hall (b) et
Willie Jones III (dm) eurent d’autant plus de mérite pour retenir le
public qui leur réclama des pièces enlevées et rapides pour «se
réchauffer». Ils donnèrent un programme très largement inspiré par ceux
de Dena auquel vint s’adjoindre le saxophoniste : «Sunday in New York»,
en trio, ouvrit le concert. Puis ce fut «You Stepped out of a Dream»,
«Travelin’ Light», «A time for Love»… La formation donna une version
assez remarquable de «On the Green Dolphin Street» ; dans sa
construction, le solo de Jesse fut tout à fait exceptionnel, le trio le
soutenant formidablement. Sans être une cantatrice, Dena DeRose chante
bien et en place, avec une recherche intelligente dans l’interprétation.
C’est surtout une formidable pianiste dont le jeu puissant et bien
senti s’inscrit dans la tradition des interprètes qui swinguent. Son
accompagnement soutient sans étouffer et ses solos sont à la fois très
élaborés et d’approche facile par leur clarté. Son jeu, sans maniérisme,
est direct et assuré. En cette soirée glaciale, la clarté de son
toucher ne fut pas le moins impressionnant. Darryl Hall (b), emmitouflé,
assura sa partie avec talent comme toujours. Willie Jones III fut égal à
lui-même, parfait. Quant à Jesse Davis, ce fut, comme chaque fois, un
bonheur de réentendre ce saxophoniste dont l’univers reflète toute la
finesse et le lyrisme de l’école de La Nouvelle-Orléans.
After
hours, ce fut le même plaisir de retrouver et d’échanger avec Jordi
Suñol, le manager d’IJP. Il a pour partie contribué à l’élaboration de
ce programme. Toujours aussi passionné de jazz, il n’était guère plus
optimiste que l’an dernier sur le devenir des festivals de jazz. Malgré
les caprices de Zeus, on ne peut que se féliciter de la conscience
professionnelle des artistes dont les prestations furent en tout point
remarquables. Le public enthousiaste composé de fidèles, dont le nombre
croît d’année en année, ne s’y est pas trompé ; il est venu plus
nombreux encore qu’en 2013. Jazz à Beaupré 2014 a donc connu un grand
succès. La programmation, comme chaque fois, était de qualité avec,
cette année, l’heureuse découverte Dena DeRose. En 2015, Jazz à Beaupré
soufflera ses 10 bougies.
Félix W. Sportis
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Monségur, Gironde
Les 24h du Swing de Monségur, 4-6 juillet 2014
Pour sa 25e édition, le festival de Monségur, en Gironde, a tenté le constant
équilibre entre continuité et innovation. La bastide accueille ses
concerts dans deux lieux principaux, la halle et le village swing
auxquels s’agrègent de nombreuses animations, notamment dans les
différents cafés de la place. Tout étant à quelques pas, l’amateur peut
facilement profiter de tous les concerts.
Sous la
halle, le vendredi soir, la soirée consacrée au jazz vocal a démarré par
un choix audacieux, avec l’Haïtienne de La Nouvelle-Orléans issue des
Carolina Chocolate Drops, Leyla McCalla (voc, cello, bjo), accompagnée
par Raphaël Imbert (bcl, ss) et Thomas Weinrich (pedal steel g). De
l’évocation de Langston Hughes au folklore cajun, la musique de Leyla
McCalla a quelque chose de lancinant et de mélancolique qui est très
séduisant, surtout agrémenté des couleurs apportées par Raphaël Imbert,
même si sa poésie un peu statique et minimaliste manque parfois
d’ampleur.
En seconde partie, Anthony Strong (p, voc) s’est
montré convainquant avec son quintet (Graeme Flowers, tp; Jon Shenoy,
ts; Tom Farmer, b; Seb de Krom, dm). Showman dynamique et musicien
précis, il s’exprime à la confluence de Curtis Stigers et Jamie Cullum,
autour du blues et des standards dans la lignée modernisée de Sinatra.
Une belle soirée variée et tonique.
Le
lendemain, la halle montrait toute son ambition question swing avec le
Basie Bunch de Raphaël Lemmonnier (p). Michel Pastre (ts), Daniel Huck
(as, voc), Philippe Guignier (g), David Salesse (b) et Robert Ménière
(dm). C’était un groupe d’experts qui sait monter en puissance,
notamment grâce au beau mélange de rugosité hawkinsienne et de fluidité
lesterienne de Michel Pastre. Avec
cette superbe rythmique, intelligemment organisée par le pianiste
niçois, les interventions d’Angie Wells (voc) ont parachevé cet
excellent set.
L’enchaînement
avec Scott Hamilton (ts) était dans l’ordre des choses. L’esprit du
jazz de Roy Eldridge et Lionel Hampton a été fermement exprimé par une
rythmique catégorique: Philippe Duchemin (p), Patricia Lebeugle (b) et
Didier Dorise (dm) ont fourni le tapis de swing le plus intense qui soit
pour les interventions de Dany Doriz (vib) et Scott Hamilton. Toujours
volubile et inventif, Dany Doriz est d’une musicalité parfaitement
adaptée au répertoire sur lequel Scott Hamilton a créé de belles phrases
hargneuses («Cotton Tail», «Amen» de Donald Byrd, «Airmail Special»,
«Jumpin’ at the Woodside»).
Le
même soir au village swing, Francis Bourrec (ts) a rendu hommage à
Michael Brecker. Autour de «Song for Bilbao», «African Skies», «Naima»,
«Let’s Walk», «Uncle Bob», «Bullet Train», il possède la sonorité et
l’agressivité musicale adéquates. La pulse musclée de Peter Giron (b) et
le drumming solide, précis et coloré d’Antoine Pagagnotti ont mis en
valeur les interventions d’une grande musicalité, souvent tynérienne,
d’Olivier Hutman (p). Son dialogue avec le lyrisme vigoureux du leader
fut d’une grande élégance.
Le
dimanche, malgré la pluie obligeant à un repli sous la halle, Philippe
Duchemin (p) a su emmener le public jusqu’à la standing ovation. Avec
Christophe (b) et Philippe (dm) Le Van, il a donné libre cours à ses
inspirations petersonniennes («Cake Walk», «Hymn to Freedom») tout en
développant son expression autour de Michael Petrucciani («Cantabile»)
ou des standards («Caravan»). Alimenté par une rythmique précise,
présente et percussive, le leader a montré sa maîtrise, sa puissance et
son envie de jouer, à la confluence jubilatoire d'Oscar Peterson,
Phineas Newborn, Art Tatum… Il n’a pas oublié Corea («Armando’s Rumba»),
«Old Man River» ou «Work Song»pour un répertoire à la fois varié,
cohérent et d’une grande efficacité.
La chanteuse des
Platters, Ella Woods, a ensuite rendu hommage à Ella Fitzgerald. Avec
Dominique Degalle (p), Frédéric Dinquant (b) et Gérome Ville Franque
(dm), elle s’est exprimée sur «Autum Leaves», «This Bitter Earth»,
«Satin Doll», «Mack the Knife», «How High the Moon» avec une voix
chaleureuse et sans démonstration excessive. Sa culture gospel apporte
une approche originale à ce répertoire (un «When Sunny Gets Blue»très
soul) — comme quoi on peut inlassablement aborder les grandes
compositions du jazz quand on a quelque chose à dire… Les Saholin Temple
Defenders ont conclu le festival sur une note funk à la James Brown qui
a fait danser la halle dans la bonne humeur.
Monségur
est un festival qui a de la constance et qui trouve de remarquable
ressources pour s’adresser au grand public sans sacrifier l’ancrage dans
le jazz et l’exigence de sa programmation. C’est une approche généreuse
dont les ajustements permanents ne cessent d’être prometteurs. On
attend l’an prochain avec impatience…
Jean Szlamowicz
Photos Serge Fageot
by courtesy of 24h du Swing de Monségur
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Getxo, Espagne
Getxo Jazz, 2-6 juillet 2014
L’actrice et chanteuse Natalia Dicenta a inauguré le 38e Festival International de Jazz de Getxo. Accompagnée de son sextet,
Natalia a interprété des thèmes de son premier disque, Colours. Son
show a été un voyage dans le temps et l’espace où elle a abordé le jazz
des années 50 («Funny», de Nat King Cole), la soul («Just The Way You
Are» de Billie Joel), le blues («Just For a Thrill») et même une paire
de boléros en duo au piano et à la guitare, les jazzifiant. Elle a
poursuivi avec «For Once in My Life», et a égayé à nouveau l’ambiance
avec un léger et rapide «Fly Me to the Moon», un brillant pot-pourri de
Cole Porter en fin du concert et en bis, un «Summertime» funky. Parmi
ses musiciens, on peut signaler Vicente Borland (p) et Marcelo Peralta
(s).
La deuxième journée, le légendaire batteur Jack De
Johnette a donné un concert d’un abord difficile, mais, sous le
chapiteau de la place Biotz Alai rempli aux trois quarts, peu ont quitté
la salle. Un public curieux, de qualité, récompensa par des ovations
croissantes les interprétations du trio complété par Ravi Coltrane et
Matt Garrison. Le concert de sept pièces alla crescendo, débutant par
des explorations free improvisées (des sons, des coups de baguette, des
gammes du soprano…) et, malgré la sensation de récherche brouillonne, on
décela du fond et de la substance. Ainsi, dans ces divagations
astrales, proches de Sun Ra, avec les mélodies servies par Ravi
Coltrane, le répertoire s’est progressivement imposé depuis l’original
collectif «Atmosphere» jusqu’aux reprises «Footprints» de Wayne
Shorter, «Spiral»John Coltrane et jusqu'à l'épilogue marqué par une
ballade lyrique de Miles Davis, «Blue in Green», avec DeJohnette au
piano, et couronné par une reprise acide de Lee Morgan («The
Sidewinder»), et en bis «Countdown» de Coltrane, avec Ravi comme soliste
principal.
Getxo
Jazz a permis de découvrir la pianiste Hiromi, qui n’a laissé aucun
répit. De fait, le public n’a pu reprendre ses esprits qu’à la sixième
pièce en solo, «Place to Be», lyrique, avec des inflexions de Bach,
écoutée dans un silence parfait. Huit pièces, la plupart en tension
permanente, donnèrent un orage d’idées hypertechniques, millimétrées et
étonnantes («Warrior»), avec peu d’espace pour les conventions du jazz
(vélocité, cascade de notes…). Hiromi passa du progressif («Dreamer») à
la révérence à Herbie Hancock, au solennel et troublant, au populisme
sur un blues faisant appel au public, avant de retourner à sa
démonstration technique, plus récréative qu’artistique, peut-être plus
adroite que profonde, mais toujours accrocheuse («Alive») et
spectaculaire, jouant débout, et donnant en bis un réjouissant «Life
Goes On».
Michel
Camilo a fait le plein à sa troisième intervention en trio au Getxo
Jazz, après ses visites de 2002 et 2009. Cette fois, le pianiste
dominicain a renoncé à être tout le temps assourdissant grâce à un
répertoire choisi, sur tempo lent, des standards, comme le bis en
solitaire, «The Frim Fram Sauce», immortalisé par le Nat King Cole Trio.
Il a débuté avec un blues dynamique et gai («Yes»), et a poursuivi sa
recherche mélodique sans la tension habituelle («A Place in Time») pour
revenir au troisième thème sur une avalanche de notes en duel avec la
batterie («Mano a mano»). Après un petit répit («Naima» de John
Coltrane), les deux moments forts sont arrivés: un supercool «The
Sidewinder» de Lee Morgan (que Jack DeJohnette avait déjà joué) avec
syncope néo-orléanaise, et le dansant «See You Later» plein
d’expressivité latine soutenu par le bon travail de Cliff Almond (dm) et
de Lincoln Goines (b) qui n’ont pas fait d’ombre au chef. Après un
répit romantique («My Secret Place»), Camilo a abandonné son doigté
vertigineux sur ‘On Fire’ pour laisser de la place à ses partenaires et à
l’improvisation.
Il n’y avait plus de billet depuis
longtemps pour le dernier des cinq jours du 38e Getxo Jazz, le concert
de Diego El Cigala était au-delà des frontières du jazz, mais bien chez
lui en Espagne, et au Pays basque.
Dans
l’autre scène du Festival (Troisième Millénaire), il faut souligner les
concerts de Juan Ortiz Quartet, David Pastor & Nuu Roots et,
surtout, le Zas ! Trio de Baldo Martínez (b), Carlos González (dm) et
Marcelo Peralta (as); trois musiciens vétérans bien engagés non
seulement dans le jazz, mais aussi dans les questions sociales et
politiques du moment (la crise, les droits civils, la liberté
d’expression).
En
ce qui concerne le concours européen de groupes, le jury a donné le
prix à l’Ylativ Algo Quintet, un groupe germano-russe, crée au
Conservatoire de Leipzig, qui a fait un concert timide, calculé, soumis
en permanence à la lecture des partitions qui l’entouraient. Il est
difficile dans ces conditions de démontrer quoi que ce soit dans le jazz
même quand on se dit influencé par Mark Turner, Dave Liebman ou Billy
Hart. Le public a préféré Lukas Gabric Group, quatre jeunes investis
dans divers clubs de New York, qui ont offert un concert retentissant et
direct, sans concession ni partition, maîtrisant aussi bien le hard bop
que le blues. Le seul accord entre le jury et le public a concerné le
prix du meilleur soliste attribué à Lukas Gabric (ts).
Des
situations comme celle-ci nous rappellent un texte connu de Jean-Paul
Sartre, dédié au Nick’s Bar de New York: «(…) il y a un gros homme qui
s’époumone à suivre son trombone dans ses évolutions, il y a un pianiste
sans merci, un contrebassiste qui gratte ses cordes sans écouter les
autres. Ils s’adressent à la meilleure part de vous-même, à la plus
sèche, à la plus libre, à celle qui ne veut ni mélancolie ni
ritournelle, mais l’éclat étourdissant d’un instant. Ils vous réclament,
ils ne vous bercent pas.»
Lauri Fernández et Jose Horna
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Vienne, Isère
Jazz à Vienne, 27 juin-14 juillet 2014
Pour sa 34e édition, Jazz à Vienne a connu un final éblouissant avec la venue de
Stevie Wonder, malheureusement réservé à quelques milliers de « Happy
Few » car les places se sont arrachées en quelques jours dès l'annonce
de ce concert. Cet événement mettait un point d'orgue à la quinzaine
très fournie où le Théâtre antique et les multiples scènes drainent
chaque année des milliers de spectateurs. Comme c'est l'habitude depuis
quelques années, la programmation s'élargit à toutes les musiques
voisines du jazz et celui-ci voit son acception s'étendre de plus en
plus pour englober de nombreuses musiques de plus en plus éloignées de
ses racines et de son esprit.
Jeudi
3 juillet : Quincy Jones a passé trois jours à Vienne et, le jour du
concert, il présentait une première partie formée de quatre de ses
jeunes protégés : le pianiste Justin Kauflin est certainement le plus
intéressant, mais demande à être revu dans des conditions plus
extensives. Nikki Yanofsky semble se diriger vers une répertoire plus
pop que jazz alors que sa voix se coule parfaitement dans un répertoire
jazz. Andreas Varady est certainement un guitariste intéressant, mais le
trio familial n'est certainement pas le contexte le plus à même de le
mettre en valeur tant son père et surtout son jeune frère, ne sont pas à
un niveau suffisant pour ce concert où jamais il ne laisse percevoir
ses origines manouches, se mettant simplement dans les pas des grands
guitaristes historiques américains (Barney Kessel, Kenny Burrell, George
Benson). Le pianiste cubain Alfredo Rodriguez est lui aussi un artiste
en devenir et son jeu de piano, entre jazz et musique cubaine demande à
prendre une direction plus affirmée et plus personnelle. Cette jeune
génération chapeautée par Quincy Jones est très certainement en devenir à
l'exception de Nikki Yanofski qui a déjà largement pris son envol et a
déjà laissé de côté les voies du jazz pour un musique nettement plus
rémunératrice.
Dans une belle deuxième partie, The Amazing
Keystone Big Band reprenait les compositions et arrangements de Quincy
Jones. Cet orchestre, basé dans la région lyonnaise, s'affirme comme
l'une des meilleures jeunes formations. L'ensemble a répété la veille
sous la direction de Quincy Jones qui a retrouvé, 56 ans après, le
vibraphoniste Michel Hausser. Un grand moment d'émotion pour deux
octogénaires toujours impliqués dans la musique. Le big band a fait
preuve d'une grande cohésion, même si parfois la rythmique ne joue pas
tout à fait son rôle. Mais lorsque pour un morceau Quincy Jones prend la
baguette pour diriger l'orchestre, celui-ci conserve la cohésion et la
rigueur dont il faisait preuve jusqu'alors et trouve une vigueur
nouvelle en gommant quelques petits défauts. Il s'en suit un moment
presque magique où l'ensemble mené par Jon Boutellier atteint un niveau
jusqu'alors inégalé. Tout au long de cette journée, Quincy Jones a
montré une grande disponibilité, une gentillesse et une volubilité
agréable aux anglophones, mais frustrante pour les autres car il
laissait peu de place pour d'éventuelle traductions. Il n'a pas manqué
de rappeler le rôle joué par Charles Delaunay, lors de sa première venue
en Europe en 1953 avec le grand orchestre de Lionel Hampton.
Vendredi
4 juillet : Vienne renoue cette année avec la soirée blues, ainsi que
quelques jours plus tard avec la soirée brésilienne. Thomas
SchoefflerJr. est un homme orchestre qui vient de publier avec Daddy's not Going Home.
Il présente une courte présentation du spectacle qu'il propose au Club
de Minuit. A la guitare, à l'harmonica il présente une musique entre
blues et folk parlant de ses expériences sur la route dans la tradition
des musiciens itinérants qui ont aujourd'hui presque tous disparu.
Le
Tedeski Trucks Band se situe lui aussi dans la tradition en vigueur
depuis les années 50-60 où les musiciens blancs, se réclamant du blues
ont fondé le rock and roll, musique proche du blues mais souvent plus
simple et plus accessible à un public blanc. Rares sont les femmes qui
ont réussi dans ce milieu très masculin. Pourtant, Susan Tedeschi
associée dans la vie et sur la scène à Derek Trucks, a réussi le pari de
maintenir un groupe de blues rock dans la grande tradition du Allman
Brothers Band. Avec beaucoup d'énergie, des guitares omniprésentes, le
groupe est plus proche du rock que du blues.
Buddy Guy demeure
l'un des derniers géants du blues. Il possède un style inimitable issu
de la tradition de Chicago dont il est l'un des grands représentants. A
côté de ses propres compositions, il propose un panorama des œuvres des
anciens musiciens de blues (Muddy Waters, Willy Dixon et bien d'autres)
s'affirmant comme le gardien de la tradition. A partir de cette soirée,
la pluie s'est invitée presque tous les soirs et associée au refus des
photos – pour les professionnels, pas pour le public qui s'en donne à
cœur joie avec les téléphones portables ! –, elle ne permet pas
d'illustrer cette soirée.
Samedi
5 juillet : L'Apollo Theater, le célèbre music hall de Harlem, fête ses
80 ans. Deux des trois spectacles de la soirée sont consacrés à ce lieu
mythique avec tout d'abord l'un des jeunes gagnants de l'Apollo Amateur Night où s'affrontent des musiciens non professionnels. A 14 ans, Matthew
Whitaker, organiste aveugle ouvre la soirée comme il l'avait fait à
l'Apollo en première partie de Stevie Wonder. Seul sur scène avec un
orgue Hammond B3, il fait preuve de beaucoup de dextérité sur son
instrument distillant quelques morceaux où les grands anciens, Jimmy
Smith en particulier, ne sont pas absents. Mais avant de juger le jeune
prodige il faudra le revoir dans un contexte non solitaire où il pourra
présenter sa musique de manière certainement moins démonstrative.
Ben
l'Oncle Soul était déjà présent sur la scène de Vienne quelques années
auparavant. Il est cette fois ci accompagné par les Monophonics, un
groupe de musiciens californiens. Son spectacle qui proposait une soul
un peu nonchalante et avant tout mélodique, s'en trouve désormais
nettement plus énergique, flirte avec le blues et les musiques de la
Côte Ouest des Etats-Unis avec l'adjonction d'une section de cuivres.
Malgré tout, notre Oncle Soul continue à proposer une musique
essentiellement commerciale : contrairement à ses homologues américains
il n'a pas été élevé dans les églises où le gospel est le berceau de la
soul music.
Par contre Charles Bradley, Sharon Jones et les
orchestres de la Daptone Soul Revue ont cette expérience et leur
spectacle illustre parfaitement les grandes heures de la célèbre salle
de Harlem. Il s'agit véritablement d'une revue avec un Maître de
Cérémonie qui lance les artistes et donne une cadence effrénée au
spectacle. Si Sharon Jones n'était pas une inconnue malgré ses quelques
années de silence dues à la maladie contre laquelle elle a
victorieusement lutté. Elle revient avec une énorme énergie et un grand
plaisir de retrouver la scène. Dans son spectacle se retrouvent les
racines de la musique noire : gospel, soul, funk. Charles Bradley a été
une véritable découverte pour beaucoup de spectateurs. Survivant de la
soul des années 70, avec une ressemblance assumée avec James Brown, il a
enregistré son premier disque à 62 ans pour le label Daptone Records.
Lui aussi propose une musique soul actuelle, basée sur la tradition et
mêlant soul et funk comme le faisait James Brown. Les différents
orchestres : les Dap Kings, The Extraordinaires, Antibalas et les
Sugarman, ne sont pas seulement là pour mettre en valeur les solistes,
mais montrent que cette musique est parfaitement vivante et en constante
évolution. Cette revue a largement enthousiasmé le public et aurait
sans nul doute pu remplir toute la soirée à elle-seule.
Dimanche
6 juillet : Cette soirée consacrée aux guitaristes avait déjà commencé
sous de mauvais auspices. Jeff Beck avait annulé toute sa tournée, et il
est remplacé soit par Joe Satriani, soit par Lucky Peterson. Invitée de
dernière minute, la pluie laisse cependant Frédéric Pellerin, alias They Call Me Rico présenter son blues solitaire. Assis derrière une grosse caisse, il
joue de la guitare, avec une prédilection pour le dobro, il chante le
blues de la route au confluent du rock, du blues et du folk.
Les
premières gouttes tombent dès le début du concert de Lucky Peterson.
Celui-ci, aminci (pas trop quand même) a retrouvé une meilleure forme.
Après un début à l'orgue qu'il joue souvent debout, il prend la guitare
et part bientôt dans le public malgré le temps maussade. Cela donne un
très long morceau et certainement trop long tant les répétitions sont
nombreuses. Mais ce morceau n'est pas destiné à la postérité, c'est
plutôt une belle volonté de satisfaire le public partie prenante du
spectacle. Après maintes pérégrinations, Lucky Peterson retrouve la
scène et donne quelques chansons avec des solos de guitare nettement
plus resserrés et plus percutants.
La pluie ne lâche pas Joe Satriani
dont le show bien rodé est plus celui d'un guitar hero que d'un
musicien de blues. Pourtant sa musique tourne autour du blues, mais le
son est plus proche du heavy metal que du son traditionnel du delta ou
de Chicago. Certes Joe Satriani est un excellent musicien, mais sa
musique se situe plus dans le rock que dans le blues ou le jazz.
Lundi
7 juillet : Avec Jamie Cullum et Thomas Dutronc, le jazz fait un retour
tout en douceur sur la scène du Théâtre antique. Le chanteur anglais
propose d'entrée une suprise : enregistrant un disque live, il
est accompagné d'un grand orchestre pour cette seul soirée. Il fait
malgré tout son numéro habituel avec jeu au piano avant l'escalade de
l'instrument et saut sur la scène. Mais le récital commence
véritablement avec l'entrée de l'orchestre. Jamie Cullum va désormais
jouer avec sa formation et proposer une musique nettement plus jazz.
Thomas
Dutronc a toujours aimé se couler dans la musique manouche et son
premier succès, «Comme un manouche sans guitare», témoigne de cette
volonté de revenir à la chanson telle qu'elle fut pratiquée dans les
années 30 tant par Mireille que par Jean Sablon. Avec un quartet formé
par Rocky Gresset (g), Jérome Ciosi (g), David Chiron (b), Thomas
Dutronc (g, voc) a invité Angelo Debarre (g). Mêlant les instrumentaux
et les chansons, Thomas Dutronc propose une musique en apparence
décontractée permise par la complicité évidente avec ses musiciens.
L'apport d'Angelo Debarre permet de reconstituer un quintet qui n'est
pas sans rappeler son prédécesseur sans jamais chercher à le copier. Sa
voix et ses attitudes rappellent parfois celles de son père, mais là
s'arrête la comparaison car Thomas Dutronc se veut à la fois chanteur et
instrumentiste, et il réussit parfaitement cette synthèse.
Mardi
8 juillet : Pour notre dernière soirée à Vienne, trois orchestres
français étaient au menu grâce au soutien de la Spedidam. La Moutin
Factory ouvre la soirée qui marque le retour du jazz sur la scène du
Théâtre antique. Curieusement les leaders des trois formations sont des
batteurs. Les jumeaux François Moutin (b) et Louis Moutin (dm) ont fait
appel à Thomas Enhco (p), Christophe Moniot (as) et à Manu Codja (g).
Membres du Baby Boom de Daniel Humair, ces deux derniers musiciens
croisent leur ancien leader qui leur succède. Leur musique oscille entre
un jazz dominée par le swing, mais ne s'interdit pas des ouvertures
vers le free et les musiques actuelles.
Après avoir longtemps
animé son Baby Boom, Daniel Humair revient à une formule plus classique
même si l'accordéon de Vincent Peirani n'est pas l'un des instruments
les plus courants. Emile Parisien est au saxo ténor et au soprano et
Jérome Regard à la basse. Longtemps membre de différentes formations
depuis les années 50, Daniel Humair n'a cessé de s'inscrire dans une
musique en mouvement transcendant les courant du hard bop au free jazz.
Ce quartet est dans la continuité de cette démarche ou Vincent Peirani
propose une riche trame harmonique, tandis que Emile Parisien peut ainsi
improviser librement grâce à une rythmique riche où Daniel Humair tient
à la fois son rôle de leader, mais surtout d'incitateur.
La
dernière formation sous la houlette du très médiatique Manu Katche est
une sorte de All Star européen avec Stefano Di Battista (as), Eric
Legnini (p, kb) et Richard Bona (b). Très vite, il est évident que les
sidemen prennent en main le concert et le tirent vers l'afro beat que
développe Eric Legnini, et dans lequel se glisse naturellement Richard
Bona. Eric Legnini délaisse le grand piano pour se consacrer
exclusivement au Fender Rhodes où il continue à phraser comme sur le
piano acoustique. Stefano Di Battista, volubile et précis comme à son
habitude, se place lui aussi dans la ligne tracée par le bassiste.
Groove et swing irriguent la musique, et le grand mérite de Manu Katche
est de se mettre dans les traces de ses partenaires et de ne pas essayer
de donner une autre direction à la musique. Le quartet fonctionne
parfaitement, même si un meilleure cohésion aurait permis d'atteindre un
niveau plus élevé. Malheureusement les conditions actuelles du jazz ne
permettent pas aux orchestres de mûrir et l'on en reste toujours un peu à
la fraîcheur de la spontanéité.
Le jazz a continué encore le
lendemain avec Kenny Garrett, Bobby McFerrin et surtout la All Night
Jazz avec Tom Harrell et Gregory Porter. Chaque soir les intermittents
ont mis en avant leurs problèmes sans perturber le spectacle, et le
public les a soutenus en applaudissant largement leurs interventions.
Seuls certains concerts sur les scènes gratuites ont été annulés sans
mettre en danger l'équilibre économique du festival. Cependant il est à
craindre que la part du jazz continue de se réduire à Vienne, comme
ailleurs.
Guy Reynard
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Corbeil-Essonnes, Essonne
Les Couleurs du Jazz, 21 juin au 6 juillet 2014
Pour cet été 2014, le festival
arborait une fois de plus une couleur très swing, avec à son
programme Jeff Hoffman et Leslie Lewis, ou le pianiste de blues Kenny
Wayne. Mais c'est la soirée du 28 juin qui devait être le point
d'orgue de cette édition, avec la célébration du 70e anniversaire
du Débarquement allié en Normandie, dont l'affiche demeurait une
surprise. Il fallait bien un groupe franco-américain pour faire
honneur à l'événement. Ce fut donc le quintet de Dany Doriz (vib),
composé de Pascal Thouvenin (ts), Boris Blanchet (ts), Patrice Galas
(org) et Didier Dorise, renforcé par le trio vocal des Sweet System
et, surtout, le grand Scott Hamilton (ts). La surprise a été
quelque peu gâchée par le déluge qui s'est abattu ce soir-là sur
Corbeil-Essonnes, réduisant le public à un carré d'irréductibles
serrés sous un barnum. Qu'importe ! Les courageux ont été
récompensés de leur présence par un Scott Hamilton au mieux de sa
forme, qui a fait son entrée au son de « La Boîte de jazz »
de Michel Jonasz, chanson dans laquelle il est cité (ce qui lui vaut
d'être connu au-delà du cercle des amateurs de jazz). Une soirée
humide, mais fort sympathique !
Jérôme Partage
Photo Georges Herpe
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
Ascona, Suisse
JazzAscona 2014-Hello Dolly!, 19 au 29 juin 2014
Que
Nicolas Gilliet dédie son festival à Louis Armstrong, donc au jazz
(comprendront ceux qui le désirent), est presque à contre-courant en
2014 ! Bravo ! Et bien sûr, la trompette avait tout à gagner avec un tel
projet. Brefs rappels : le lieu est splendide et il y a des offres
(exposition, musique, film, etc) dès 11h (restaurants, hôtels, etc.).
Certes c’est un peu au-dessus des moyens financiers d’un Français de
base, mais halte-là à toute considération politique et place à la
musique!
Nous avons commencé notre séjour (avec 5 podiums le
long du Lac, chacun se fait «son» programme) par le Ella-Louie Tribute
Band (le 21) composé de Eileina Dennis (voc), Leon Brown (tp, voc),
Leslie Martin (p), Todd Duke (g),Kerry Lewis (b), Gerald French (dm),
(from New Orleans). Comme on s’en doute, pas d’imitation, mais de
l’évocation. Très bon programme. Quinze titres dont nous soulignerons
ceux-là : «April in Paris» (tempo très lent) avec un solo de trompette
qui est en fait la mélodie dans le registre médium-grave avec une
sonorité soignée (basse à l’archet derrière).Un «Don’t Be That Way» qui
balance bien. Sans Miss Dennis, Leon Brown s’est octroyé 3 titres en
soliste : «All of Me» (très bon solo qui s’aventure dans l’aigu), «I
Cover the Waterfront» (bon exposé à la Armstrong avec un son large, très
bon phrasé vocal), «La Vie en rose» (succès auprès du public). Avec
Eileina Dennis, Leon Brown interprète «Gee Baby» où ici aussi ce jeune
trompette (avec potentiel) construit un solo crescendo qui aboutit au
registre aigu maîtrisé. Signalons enfin «Stomping at the Savoy» pour
terminer le show, où, c’est la seule fois, Eileina Dennis évoque le
timbre et le phrasé d’Ella Fitzgerald ; Leon Brown est moins cohérent
dans son solo où l'on relève toutefois une note tenue avec shake de bon
aloi dans ce contexte. Mention spéciale au pianiste, concis, inspiré et
très swing. On ne regrette pas d’être venu. Le 24, les mêmes ont joué
dans le même ordre les mêmes morceaux (sauf deux). Vu aussi le 23, Leon
Brown en quartet cette fois, sous son nom (les mêmes, sans guitare). Il
sembla plus lui-même, dévoilant un côté bop dans son solo sur
«Undecided» et une très bonne assimilation du style cubain (genre
Chocolate Armenteros) où ses aigus s’imposent dans «Nature Boy» joué
«latin» (très bon solo de style cubain de Leslie Martin). A l’inverse,
c’est en spectateur que Leon Brown est venu écouter le 26, Todd Duke et
Leslie Martin donner un programme de standards dans le genre Wes
Montgomery en compagnie de nos excellents Sébastien Girardot (b) et
Guillaume Nouaux (dm).
La
soirée du 22 semblait compromise sous la pluie à 20h après un orage
comme Ascona sait aussi faire dès 16h. Mais «the show must go on» et
Kermit Ruffins est venu assumer sa prestation devant des irréductibles.
Kermit, bon chanteur, n’est pas techniquement le meilleur trompettiste
de La Nouvelle-Orleans, mais il a du métier pour mener un spectacle,
évidemment sous le symbole Armstrong; il commence par un «Sleepy Time»
un peu trop lent et termine par un court «Struttin’ with SBQ». Il
enchaîne sur un bon tempo avec «Pennies From Heaven», introduit à la
trompette, sans forcer, et en collant à la mélodie. Le pianiste
Yoshitaka Tsuji est excellent (beaucoup de notes mais sans perdre son
sujet, et avec dynamisme et swing). La rythmique tourne bien avec ces
musiciens (Kevin Morris, b, Derrick Boum-Boum Freeman, dm-voc), plus à
l’aise dans le funk festif (question de génération). En trio, Tsuji, a
assuré un «Cantaloupe Island» très apprécié. Surprise, le 24, le groupe a
joué sans sono, un programme totalement différent («Jeepers Creepers»,
«Exactly Like You», «Ain’t Misbehavin’») avec un Kermit Ruffins détendu,
qui chanta peu mais a joué beaucoup de trompette (sans forcer)… hélas
devant une poignée de spectateurs.
Le New Orleans Swamp Donkeys
Traditional Jass Band est un groupe Dixieland de (très) jeunes dont deux
phénomènes, le sousaphone Wes Anderson IV et le trompette James
Williams qui a des moyens («West End Blues», citation de «Potato Head
Blues» dans «Facebook Blues», le 26), toutefois son chant à la Armstrong
est caricatural. Gregg Stafford s’est forgé un style très personnel
tout en restant ancré dans la tradition la plus stricte (c’est donc
possible). Il s’est produit avec les Steamboat Stompers de Munich
(Piazzetta, le 25 et 26 : «Lou-i-sia-na-e», «Avalon» ; Pontile, le 27 :
«What A Friend We Have in Jesus») où on remarque Martin Seck (p)et
Frédéric Cotting (très bonnes lignes de basse).
Bien sûr, le
plus spectaculaire fut le concert anniversaire de JazzAscona (30 ans) :
Trumpet Summit for Louis Armstrong (Torre, le 26) en dehors des dates
anniversaires du maître. Une soirée bien pensée, présentée par Rossano
Sportiello (également le pianiste, extraordinaire, du groupe) qui a mis
en valeur cinq virtuoses de la trompette (Marcus Belgrave, Gregg
Stafford, Wendell Brunious, Leroy Jones Jr., Nicholas Payton) ainsi que
le tromboniste-chanteur Lucien Barbarin («Rockin’ Chair» avec Wendell
Brunious, «Shine» avec Leroy Jones). 19 titres qu’il n’est pas possible
ici de détailler. Signalons «Some of these Days» (Marcus Belgrave et
Gregg Stafford), «Someday» (Leroy Jones), «Cornet Chop Suey» et «West
End Blues» (Nicholas Payton et Wendell Brunious), «Stardust» (Nicholas
Payton… pensait-il à Brownie décédé un 26 juin). Il faut citer
«Chinatown My Chinatown» en piano solo par l’éblouissant Rossano
Sportiello et une évocation Ella-Louis par Joan Belgrave avec Wendell
Brunious. Les cinq trompettes ont joué ensemble «Struttin’ with SBQ»,
«Joe Avery’s Piece» et «When the Saints» (avec en plus Leon Brown, James
Williams, Travis Hill, Aurelien Barnes,tp). Pas question de chercher
qui aurait pu être le meilleur. Tous ont donné le meilleur. Et aucun
n’est un copy cat de Louis Armstrong. C’est l’esprit et non la lettre
qui fut admirablement restitué.
Deux domaines qui ne sont
étrangers ni à Louis Armstrong, ni à l’histoire d’Ascona (depuis le
fondateur du festival, Hannes Anrig) : le gospel et les Brass Bands de
tradition néo-orléanaise. Le gospel fut représenté par Craig Adams (p,
voc) & the Voices of New Orleans (dont un choriste est
trompettiste), le 25 ; ils ont bien terminé avec «The Saints» (Travis
Hill, Aurelien Barnes, tp), «Oh, Happy Day», «What a Wonderfull World»
(Adams seul) et «Be Alright», la salle ayant été «chauffée» au préalable
par Niki (Nicolle Rochelle) & Jules (Julien Brunetaud) bien
soutenus par Bruno Rousselet (b) et Julie Saury (dm) dans un répertoire
allant d’Edith Piaf à Muddy Waters. Le 23 (devenu 24), il y eut un
décapant «Brass Band Battle» à Elvezia, entre le (100% féminin) Original
Pinettes Brass Band mené par la jeune Veronique Dorsey (tp), et
l’impressionnant New Breed Brass Band (Aurelien Barnes, tp, Ron Westray,
tb) dont la vedette est Travis «Trumpet Black» Hill (tp, voc), en
progrès depuis son apparition ici l’an dernier («St. James Infirmary»,
etc.).
Ce que l’on doit à Louis Armstrong pour le solo jazz, on
le doit pour l’orchestration à Duke Ellington. Il était donc bien venu
de l’honorer avec The Duke Ellngton Orchestra dirigé par Tommy James
(p) : une bonne soirée (dans le cadre des «Ascona Specials» payants) au
Torre (le 23). Des arrangements respectueux du Duke avec quelques bons
solistes : «Take the 'A' Train» (Shareef Clayton, tp), «The Mooche»
(exposé à 4 clarinettes et un sax alto, solo sobre et dukien du leader),
«Black & Tan Fantasy» (tp solo Kevin Bryan, par ailleurs solide
lead de la section), «Satin Doll» (Alvin Walker, tb), «In a Sentimental
Mood» (Shelley Paul, ts), «Mood Indigo» (Walker, tb, Chris Albert, tp,
Morgan Price, cl), jusqu’au bis «Things Ain ‘t What They Used to Be» (ce
qui n’est pas faux, sauf à Ascona).
Louis
Armstrong a aussi influencé toutes les variétés américaines et, dans
cette optique, la présence au Torre, le 27, de la fille de Ray Charles,
Sheila Raye Charles (voc) avec l’UJO Orchestra (très jeunes musiciens)
d’Uros Perich (p, voc) & les Divettes n’est pas incongrue. Perich
est une copie à la lettre de Ray Charles («Busted», «Hit the Road,
Jack», etc.), tandis que Sheila Raye chante (bien) avec naturel sans
imitation («Hallelujah, I Love Her So», «Unchain My Heart», «What I
Say»). Globalement un bon spectacle.
A signaler encore, le retour à
Ascona selon la volonté du public de Gunhild Carling (tp, tb,
voc,…pipeau, tap dance).Nous n’avons pu l’entendre que le 21, à une heure tardive, avec cet Internatonal Jazzband (dont David Budway, ex-pianiste de Liza
Minnelli, curieux mais efficace). Un «show» surexcité. Gunhild a une
présence scénique indiscutable, très excentrique. Elle chante bien et
compose (un bon titre dédié à Ascona). Son jeu de trombone musclé n’est
pas du meilleur goût (mais est-ce le but?). Son style de trompette n’est
pas sans évoquer Valaida Snow et, plus généralement, le «son» des
années 1930 («Do You Remember», «Slow and Passionate Melody», etc.). A
noter son solo de flûte à bec sur «It Don’t Mean a Thing If Ain’t Got
That Swing».
Du côté français, The Primatics (le 22) comme leur nom
l’indique rendent hommage à Louis Prima avec tous les tics de cet
artiste de variétés qui eut son heure de gloire. Dans le genre, assis
sur une rythmique solide (Simon Boyer, dm, Fabien Saussaye, p, Stéphane
Barral, b), le trombone Marc Delhaye chante comme Prima. Ici, le
répertoire italien de Prima fait, et pour cause, un tabac. La formation
est complétée par Drew Davies qui est un Sam Butera (que j’ai vu à
Ascona) très convaincant, et par le sous-estimé Gilles Berthenet,
trompette, qui a peu de solos, mais quand il en a c’est remarquable
(«Basin Street Bues», «When You’re Smiling» et une intro trompette-drums
sur «Sing Sing Sing»).
Toujours dans le divertissement, le retour à
Ascona de l’amusant Joep Peeters (as, vib, voc) au sein d’un Breda Jazz
Festival Band (Antoine Trommelen, ss-ts, Harry Kanters, p, etc)
notamment le 23 à Torre (répertoire bien arrangé de «Flamingo» à la
Bostic, «Rock Around the Clock», «Ice Cream», etc.).
Plutôt
genre Carmen McRae, la chanteuse autrichienne, Emma Pask (le 24) est
très bien entourée, notamment par le bien connu Dado Moroni (p),
l’excellent Roland Guerin (b) et un virtuose anglais, Mark Nightingale
(tb).
Pour les jazz-bands européens, signalons (le 25) le Maryland
Jazzband de Cologne que dirige depuis des années Doggy Hund (tb, style
Louis Nelson) avec ici une front-line complétée par John Defferary (cl)
et le sobre et efficace Joris de Cock (tp, voc) («Just a Little While»,
«I’ve Got a World on a String»).
Du côté «métissage», nous
remarquons que Thomas L’Etienne et Uli Wunner (Gumbo Carioca) obtiennent
un résultat intéressant pour certains titres comme «Struttin’ with SBQ»
(2 clarinettes), «I‘m Walkin’» (sax ténor et alto), «I Want My Way»
(avec Lillian Boutté et Denise Gordon, voc) sur un rythme samba (trois
brésiliens).
Vous aurez constaté ici et là des noms de jazzmen,
parfois encore jeunes, qui vous sont inconnus en France. C’est un des
points d’intérêt de JazzAscona.
Le 22 juin, fut projeté au Cinéma Otello un film produit par Alexandra della Porta Rodiani, Ascona’ Soul, 30 Years of Jazz (en italien) avec documents d’archives qui démontre l’évolution sur des
principes de base, une constance et détermination, pour un bilan
artistique unique et remarquable.
Vidéos
Conférence Trumpet Summit
https://www.youtube.com/watch?v=QaLZqoCWEKQ&feature=share
Duke Ellington Orchestra
https://www.youtube.com/watch?v=zSi4i6EOIu0
Kermit Ruffins
https://www.youtube.com/watch?v=lHmWANuJxtg
Michel Laplace
Texte et photos
© Jazz Hot n° 669, automne 2014
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Saint-Gaudens, Haute-Garonne
Jazz en Comminges, 28 mai-1er juin 2014
Depuis plus de dix ans le jazz envahit Saint-Gaudens, en hommage au regretté Guy Lafitte. Le Off
se déroule toute la journée dans la ville et le soir la scène du Parc
des Expositions du Comminges reçoit les concerts du festival. Avec cette
année une journée supplémentaire, la manifestation prend une autre
envergure avec une plus grande ouverture à des musiques proches du jazz
sans empiéter sur le courant principal de cette musique. Le public a
largement suivi une programmation qui partant de l'improvisation à
travers les siècles, voyageait des Etats-Unis à Cuba en passant par
l'Italie, la France et la Jamaïque.
Mercredi 28 mai.
Le
premier concert portait comme titre «le Jazz et la Pavane». Il alignait
sur la même scène un quatuor de musique ancienne et un quintet de jazz.
Alors que l'improvisation a pratiquement disparue de la musique
classique européenne, elle tenait une grande place dans la musique
ancienne et la musique baroque. Et c'est quasi naturellement qu'elle a
retrouvé sa place dans le jazz qui fut, au commencement, une musique de
tradition orale. Mais là s'arrête la comparaison. Si les musiciens de
jazz arrivent à reprendre et s'approprier les thèmes de la musique
ancienne dans leur propre idiome, les deux musiques coexistent sans
jamais fusionner. Déjà la disposition scénique où les deux formations se
partagent les deux côtés de la scène n'est pas très favorable aux
échanges (à la fin du concerts pendant quelques instants Daniel Lassalle
et Denis Leloup échangeront sacqueboute et trombone tout en restant
respectivement dans leur domaine). C'est surtout rythmiquement que les
deux musiques diffèrent, et il est finalement heureux que chacun reste
dans son domaine. Yasuko Bouvard, peu visible derrière ses claviers,
fournit une basse continue à l'orgue tandis que le clavecin demeure bien
ténu et laisse comprendre pourquoi le piano forte a été adopté. Claude
Egea à la trompette et Denis Leloup au trombone développent de belles
idées, ce dernier n'hésitant pas à effectuer quelques incursion vers la
musique libre.
Virginie
Teychené progresse de concert en concert dans le registre qu'elle a
choisi. Son domaine de prédilection est celui des standards du jazz que
tout le monde a dans l'oreille et dont elle donne des interprétations
tout à fait personnelles. Devant un trio très cohérent – Stéphane
Bernard (p), Gérard Maurin (b) et Jean-Pierre Arnaud (dm) – elle
distille sa vision des chansons choisies avec un soin particulier. Elle a
une parfaite mise en place qui favorise la mélodie sans jamais se
départir de l'indispensable swing qui irrigue toutes ses
interprétations. Elle n'essaie pas de moderniser les thèmes très connus
qu'elle a choisis, mais à chaque fois elle cherche à aller plus loin
dans le sens profond de la chanson. Elle sait mettre en scène sa
musique, chose peu aisée lorsqu'on occupe seule le devant de la scène.
Elle est heureusement soutenue par Jean-Pierre Arnaud dont la batterie
apporte les couleurs adaptées à la musique ; Gérard Maurin charpente
l'édifice tandis que Stéphane Bernard apporte les harmonies nécessaires
tant aux chansons de jazz qu'aux compositions personnelles et à la
musique brésilienne, partie intégrante de la large panoplie de la
chanteuse. Dans le domaine où elle a choisi d'évoluer, Virginie Teychené
occupe désormais une place remarquée.
Jeudi 29 mai
Terri
Lyne Carrington ouvre la soirée avec un quartet qui reprend les thèmes
joués par Duke Ellington, Charles Mingus et Max Roach, sur l'album Money Jungle.
Revenant d'une période de jazz fusion, puis d'une collaboration avec
Herbie Hancock, elle a choisi le saxophoniste alto Antonio Hart, le
pianiste Aaron Parks et le bassiste Zach Brown. Ce quartet acoustique se
coule dans la tradition du post hard bop où le plus souvent après un
bref exposé du thème par les quatre musiciens, chacun prend tour à tour
un solo assez extensif. Si Aaaron Parks s'affirme comme un pianiste en
pleine progression, Antonio Hart semble en être resté à ses années
d'apprentissage où le solo est avant tout un moyen de faire admirer ses
capacités techniques. Ici on reste un peu sur sa faim tant les
possibilités qu'il montre mériteraient d'être développées au profit de
la musique. Le jeu de Terri Lyne Carrington est brillant et elle prend à
cœur son rôle de leader. Mais sa volonté de demeurer maître de la
musique la rend parfois envahissante. C'est dommage car malgré ces
quelques réserves le quartet reste toujours intéressant, la musique
d'excellent niveau, mais on aimerait un peu plus d'implication
collective.
Contrairement
à son père, Bebo Valdes, disparu l'année dernière qui avait émigré
après la révolution castriste, Chucho Valdes avait choisi de demeurer à
Cuba. Il a ainsi fondé le célèbre groupe Irakere et a largement
contribué au développement du jazz latin sur l'île. Fidèle aux scènes
européennes avec ses petites formations, il développe une musique où
s'entrecroisent les racines rythmiques et mélodiques cubaines, le jazz
et la musique classique européenne. Et c'est exactement ce qu'il propose
lors ce concert dans une fusion de ces divers éléments où parfois l'un
d'entre eux prend brièvement le dessus sans qu'il en devienne le thème
principal. L'absence du trompettiste le pousse à s'appuyer encore plus
sur la rythmique – Rodney Barretto (dm), Yaroldy Abreu(perc) et Dreiser
Durruthy (bata), Gaston Joya (b). Ce manque évident chamboule un peu
l'ordonnance du concert où Chucho Valdes laisse une plus grande place
aux percussions qui deviennent elles aussi créatrices de mélodies. Vers
la fin du concert une partie du public s'est levé pour venir danser
devant la scène tant cette musique joyeuse en appelle à l'expression
corporelle autant qu'à l'écoute attentive.
Vendredi 30 mai
Le
quartet est annoncé sous le seul nom de Wycliffe Gordon. Pourtant, dès
les premères notes du concert, une double direction avec le pianiste
Eric Reed devient évidente. Les musiciens se sont rencontrés dès leur
entrée dans le septet de Wynton Marsalis. Ce sont donc de vieux
complices qui perpétuent le travail commencé quelques trente ans plus
tôt par Wynton Marsalis. Darryl Jones à la basse et Mario Gonzi à la
batterie complètent la formation. L'ensemble se situe dans le post hard
bop très actuel où les influences du gospel affleurent constamment. Dès
le premier thème la différence avec le quartet de Terri Lyne Carrington
est évidente. Si ses morceaux étaient composés d'une suite de solos
reliés par l'omniprésence de la batterie, ici au contraire nous sommes
dans la musique d'un ensemble et les solos découlent naturellement de
l'osmose des quatre musiciens. De plus, la musique est mise en scène par
une présentation rapide non dénuée d'humour suffisamment brève et
expressive pour permettre d'entrer dans le morceau. Le swing, l'énergie,
l'humour et surtout l'interplay des quatre musiciens portent la
musique à un très haut niveau. Ils donnent une belle leçon de jazz sans
jamais tomber dans la démonstration pédagogique, mais simplement en
prenant un plaisir évident à jouer pour nous offrir un concert de très
haut niveau.
Monty
Alexander est lui aussi un adepte du plaisir de jouer et de partager
avec le public. Il n'oublie pas également qu'il est natif d'une île qui a
donné naissance a une forme musicale dérivée du blues et du R'n'B, le
reggae : un nouveau glissement rythmique amplifiant le balancement de la
musique avec ou sans le swing donne cette couleur inimitable à cette
musique. Son orchestre, le Harlem Kingston Express, juxtapose deux
formations issues des deux musiques : un trio de jazz avec Dennis
Mackrel à la batterie et Hassan Shakur à la basse et une quartet de
reggae avec Andy Bassford (g), Leon Duncan (b) et Karl Wright perché au
milieu d'une énorme batterie qui contraste avec l'équipement classique
de Dennis Mackrel. La plupart des morceaux commencent par du jazz et
progressivement le piano de Monty Alexander annonce le changement et le
quartet reggae succède au jazz. Si les musiciens de jazz continuent à
jouer sur la partie Kingston, par contre lors du retour vers Harlem les
musiciens de reggae abandonnent la partie : les deux musiques ne sont
pas compatibles sur plan rythmique. Seul Monty Alexander avec son jeu
d'une fluide virtuosité peut faire le passage d'une musique à l'autre et
il s'y montre particulièrement à l'aise, mais il démontre
l'impossibilité de fusionner sans base rythmique commune.
Samedi 31 mai
Luigi
Grasso est aujourd'hui agé de 28 ans, mais il a déjà une longue
carrière derrière lui. Remarqué par Wynton Marsalis, puis par la Berklee
School of Music lors de l'Umbria Jazz Festival, il a reçu une bourse
pour étudier à la Berklee School of Music à Boston. Mais c'est nul doute
sa rencontre avec Barry Harris qui a orienté sa carrière. En effet,
Luigi Grasso est totalement impliqué dans le bebop et visiblement
Charlie Parker est son idole. Il se présente à la tête d'un quartet où
son frère Pasquale Rosso est à la guitare, complété par deux musiciens
américains Ari Roland à la basse et Keith Balla à la batterie. Alors que
Luigi joue avec le son dur et l'énergie des boppers, son frère Pasquale
possède un son de guitare beaucoup plus doux, où la mélodie règne en
maître. Ce contraste entre les deux frères est souligné par la sûreté de
la rythmique qui soutient efficacement les ensembles et les solistes.
Même si l'une de ses compositions s'intitule «To Bird with Love7, jamais
Luigi Grasso ne tombe dans la copie (qui d'ailleurs ne peut être que
pâle) et son quartet n'évoque jamais un quelconque revival tant les
musiciens sont imprégnés de cette musique. Il réussit d'ailleurs la
performance de faire chanter le public en demande-réponse sur «Stompin'
at the Savoy» sans jamais déraper. Déjà à la tête de quatre disques
personnels, Luigi Grasso est sans nul doute le musicien à suivre tant
avec le Big Band de Michel Pastre qu'avec ce quartet de fort belle
facture.
Dianne
Reeves demeure l'une des plus grandes chanteuses de jazz actuelle. Sa
voix lui permet d'être à l'aise non seulement dans tous les styles de
jazz, mais également du côté du Brésil ou de l'Afrique. Ce sont toutes
ces pistes qu'elle a exploré lors de ce concert aussi bien avec ses
quatre accompagnateurs qu'en duos avec le pianiste Peter Martin, puis
avec son bassiste de longue date Reginald Veal. Si ce dernier a joué
dans le septet de Wynton Marsalis, tous deux appartiennent à ce que Jazz Hot avait
pu appeler la « Génération Marsalis » qui à l'évidence vieillit bien.
Le guitariste brésilien Roméo Lubambo et la batteur Terreon Gully
complètent la formation. Si l'amateur de jazz préférerait la voir
explorer plus profondément une seule piste, le concert s'adresse avant
tout au public qui apprécie largement cette diversité. Dianne Reeves
n'est pas une ethnomusicologue et sa vision de l'Afrique est certes
basée sur la connaissance de cette musique, mais aussi et surtout sur la
vision plus ou moins fantasmée qu'en ont les Afro-Américains. Sur
chacun des styles elle veille à bien respecter l'esprit de la musique,
ce qui donne parfois une impression de patchwork, mais sans jamais nuire
à l'émotion qui se dégage de la musique : la passion qu'elle met à
respecter l'esprit de chaque morceau lui permet de parfaitement se
l'approprier et d'en donner l'interprétation la plus émouvante possible.
Il a fallu un début d'extinction de voix pour qu'elle écourte un rappel
qui venait conclure une très beau concert.
Avec une journée
supplémentaire, Jazz en Comminges a trouvé un parfait équilibre entre
tradition et modernité et parfois aussi transversalité. Le public qui a
largement répondu présent tant pour les concerts de la salle du parc des
Expositions que pour le Off a montré son attachement à une
manifestation amoureusement organisée par toute l'équipe. A noter
l'invitation donnée à un jeune trio – Christian Li (p), Jared Henderson
(b), Roberto Giaquinto (dm) – tout frais émoulu de la Berklee School,
bourré de connaissances et de talents auquel il ne manque que
l'indispensable expérience extensive de la scène.
Guy Reynard
Texte et Photos © Jazz Hot n° 668, été 2014
Vicenza, Italie
New Conversations Vicenza Jazz, du 9 au 17 mai 2014
Visual & Visionary Jazz.
Sur l’Arka de Sun Ra, à travers les anciennes et les nouvelles
avant-gardes. C’était la proposition, un peu trop audacieuse, du titre
imaginé par le directeur artistique Riccardo Brazzale, pour la XIXe
édition du festival de Vicenza, dans la tentative de situer les
ferments innovateurs issus de la conception visionnaire développée par
Sun Ra à partir de la seconde moitié des années 50. Un thème difficile à
dérouler avec cohérence dans le cadre d’un programme aussi riche, comme
toujours réparti entre le Teatro Olimpico, le Teatro Comunale, le Bar
Borsa, avec l’ajout de la Villa Ghislanzoni Curti. En fait seules les
deux dernières soirées ont fourni des indications pertinentes.
A
la première représentation en public, le quartet composé de Taylor Ho
Bynum (tp, flg, corn, tb), Mary Halvorson (g), Benoît Delbecq (p) et
Tomas Fujiwara (dm) a révélé une essence de vraie parité collective,
jusqu’au niveau des compositions. Dans une dimension qui prévoit des
parties écrites fortement structurées et de substantielles parts
d’improvisation libre, émergent de fugaces traits mélodiques, de
dynamique et de timbre estampillés musique de chambre, d’allusions au
rock indépendant à travers de tonitruantes progressions rythmiques et de
distorsions guitaristiques. Halvorson et Delbecq tissent d’inlassables
trames anguleuses, construisant avec Fujiwara des parcours accidentés
sur lesquels Bynum sème en conscience un langage qui va de l’aube du
jazz jusqu’aux expériences d’Anthony Braxton, son génie tutélaire, et le
maître de Fujiwara et de Mary Halvorson.
Dans le São Paulo
Underground – avec les Brésiliens Guilherme Granado (synth, samples) et
Mauricio Takara (dr, cavaquinho) – Rob Mazurek a repéré le contexte
idéal pour approfondir ses intuitions lumineuses. La nette empreinte de
Don Cherry, certains renvois à Miles Davis pour l’adoption de la
sourdine et de quelques climats électriques, l’hérédité de l’AACM de
Chicago – des traits distinctifs dans l’approche du trompettiste – se
greffent sur les trames obsessives élaborées par les synthétiseurs
analogiques avec de denses lignes de basse et sur des loops générés par
des échantillonneurs, qui se traduisent tantôt en bandes itératives,
tantôt en canevas chromatiques changeants, soulignés par les figures
puissantes et inépuisables de la batterie. L’utilisation fonctionnelle
de l’électronique préfigure une sorte de transe moderne, abstraction de
rites tribaux ataviques. On y perçoit des traces d’une Afrique
ancestrale, de mélodies latino-américaines et de ces explorations
pionnières conduites par Sun Ra sur les claviers.
L’emploi
discret et efficace de l’électronique joue un rôle non secondaire dans
le piano solo de Wayne Horvitz, qui place en interface du clavier un
laptop de façon à altérer le son, toujours avec une mesure extrême,
comme on le voit avec les pianos préparés. De toute manière l’analyse se
concentre sur le piano et sur la redéfinition de la performance du
soliste. En fait Horvitz privilégie une approche sèche, privée
d’ornements virtuoses mais riche d’un sens de l’économie sonore qui
donne naissance à des phrases pondérées et prégnantes, dans une
dialectique fertile avec des pauses et des silences significatifs. Une
telle introspection rappelle indirectement le monde de Paul Bley, et
peut se teindre souvent du feeling du blues, citer Sun Ra («Tapestry
from an Asteroid») et aborder aussi des aires du contemporain, avec des
échos de Stockhausen et Feldman, grâce au fréquent recours au piano et
au pianissimo.
Sous
la conduite joyeuse du nonagénaire Marshall Allen, l’Arkestra continue à
se faire porteur du message clairvoyant de Sun Ra, démontrant combien
son fondateur avait puisé dans la tradition des big bands avec
perspicacité et métamorphosé des éléments des orchestres de Fletcher
Henderson et de Duke Ellington. Le swing torrentiel que produit une
pulsation inexorable concourt à la dimension expressive, kaléidoscopique
et flamboyante ; ainsi que les échanges et les appels et réponses entre
les anches et les cuivres, et la dialectique interne aux sections ; le
blues qui se matérialise dans le chant halluciné d’Allen (débiteur aussi
de Johnny Hodges et Benny carter) et Knoel Scott (as), de James Stuart
(ts) et Danny Ray Thompson (bs, fl). L’impact massif des cuivres est
impressionnant : Cecil Brooks (tp), Dave Davis (tb) et Vincent Chancey
(flh). Puis le jeu de piano du jeune Farid Barron surprend, synthèse de
modal, de stride et de blues, une sorte de version renouvelée de Jaki
Byard.
Dans l’acte de l’Arkestra prévalent aussi bien le sens de la
communauté que le caractère ludique qui trouve d’autres expressions dans
les costumes bigarrés, les riffs exécutés par les musiciens qui se
promènent (comme une espèce de marching band astral), dans les pas de
danse et les comptines hagardes de «We Travel the Spaceways». Avec le
plaisir de faire de la musique ensemble ce qui aujourd’hui est une
marchandise rare.
Enzo Boddi Traduction : Serge Baudot Photo © Francesco Dalla Pozza by courtesy of Vicenza Jazz © Jazz Hot n° 668, été 2014
Liège, Belgique
Mithra Jazz à Liège, 8-10 mai 2014
Avec
Paolo Conte pour une première soirée sold out réservée aux sponsors,
nous dirons que le jeudi 8 mai comptait pour du beurre et nous passerons
au sujet principal : le jazz.
C’est déjà la vingt-quatrième
année que ce festival se tient dans les cinq salles du Palais des
Congrès de la Cité Ardente avec, comme modèle : le North Sea Jazz
Festival de La Haye (Rotterdam à présent). Avec des salles de 1000, 500
et 200, une salle des fêtes de +/- 2000 et un petit club en cave,
l’ambition, à la mesure, vise néanmoins qualité et diversité. La
densité (vingt-trois groupes en deux soirs) : reste encore et toujours
le problème récurrent de ce rendez-vous en bords de Meuse. Les concerts
se chevauchent. Il est impossible de tout voir et de tout écouter. Il
faut donc impérativement faire des choix ou faire comme beaucoup :
quitter son siège à la fin d’un morceau et changer de salle à la
stupéfaction des artistes qui s’interrogent sur le niveau de leur
prestation. « Ai-je si mal joué ? Est-ce que ma musique ne leur plait
pas » ?
Au fil des années, la présence de Jean-Marie Peterken,
l’initiateur, s’est faite plus discrète. La jeune équipe des Ardentes
(le festival rock en aval) est venue renforcer celle des débuts : Albert
Sauer, Alain Ranzy, Jacques Braipson… Restent : Jean-Pol Schroeder et
Danielle Baeb de la Maison du Jazz. Quant aux sponsors initiaux issus du
passé métallurgique - Arcelor-Mittal ou la Fabrique Nationale d’Armes :
ils ont été remplacés par ceux des nouvelles technologies : le
Laboratoire Mithra, créateur d’un nouveau stérilet. Quel beau
paradoxe : le stérilet au service de la création ! Heureusement, nous
n’avons écouté que très peu de solos stériles car, qu’ils soient d’ici
ou d’ailleurs les musiciens ont vraiment donné le meilleur d’eux-mêmes.
Parmi
les Belges, nous avons aimé, d’abord : le trio de Jean-Paul Estiévenart
(tp) avec Sam Gerstmans (b) et Antoine Pierre (dm). Les musiciens sont
de plus en plus fusionnels. Même si l’impulsion première vient du
trompettiste-compositeur, on notera l’énergie et l’inspiration de tous à
l’intérieur de ce trio pianoless. Grégory Houben (tp, flh) et Fabian
Fiorini (p) présentaient live le fruit de leur nouvel opus : « Bees And
Bumblebees » (Igloo) : une happy culture affirment-ils avec une bonne
dose de théâtre et d’humour (costumes d’apiculteurs, poulet à la
rôtissoire, projection de rushes en fond d’écran, salle au noir, etc.).
On peut y voir une manière d’allier les étincelles surréalistes du
pianiste avec les ondes chaudes et classiques du trompettiste ; comme si
Olivier Messiaen avait rencontré Chet Baker et Gilberto Gil.
Intéressant ? Oui, mais cette union des contraires peut-elle durer ? Au
Club des Congressistes, José Bedeur (b) était venu fêter ses
quatre-vingt printemps avec quelques amis : Gino Lattuca (tp), Michel
Massot (tub), Michel Mainil (bs), Philippe Leblanc (ts), Pierre Bernard
(fl), Charles Loos (p) et Bruno Castellucci (dm). Ce fut l’occasion de
réécouter un musicien éclectique dans un répertoire assez classique fait
de ses compositions (« Quarte sur table ») et de
quelques standards (« Valse Hot », « Fascination Rhythm », « Along Came Betty »). Le
temps et les choix imposèrent l’impasse sur le quintet de Joachim
Caffonnette (p), le trio de Pierre de Surgerès (p) et le quartet de
Robin Verheyen (ts, ss) qu’accompagnaient pourtant : Bill Carrothers
(p), Drew Gress (b) et Dré Pallemaerts (dm).
Le talent de Cécile
McLorin Salvant (voc) avait éclaté l’été dernier au Gent Jazz Festival.
La confirmation devait venir des amateurs sudistes (Wallons). Elle est
arrivée ! La demoiselle a pris beaucoup d’assurance sur un répertoire
qui mêle lyrics de Broadway et prêches à la manière d’Abbey Lincoln. On
admire l’amplitude et la maîtrise de la voix mais aussi le ressenti
profond avec « Le Front caché sur tes genoux » du poète haïtien Ida
Salomon Faubert : une balade qu’on imagine sortie tout droit du « Jardin
d’Hiver » d’Henri Salvador. Le choc de la première soirée, le vendredi,
est arrivé dès 20 heures avec le duo extraordinaire formé par Kenny
Barron (p) et Dave Holland (b). De thème en thème l’intensité du
discours ira crescendo. « Conference of The Birds », « Second Toughts »,
puis un dedicated to Ed Blackwell … Les deux artistes alternent leurs
compositions. Complices, ils se répondent avec leur identité propre :
légère, riche mais sobre pour le pianiste ; dense et volubile pour le
contrebassiste. Kenny Barron rappelle, par son jeu, Duke Ellington et
Oscar Peterson, puis il émaille son solo d’une digression rythmique à la
Fats Waller. Dave Holland lui répond ; il danse derrière la basse alors
que sa main droite multiplie les triolets. C’est un régal de la
première à la dernière note. On fut bien moins surpris par la prestation
du Kenny Garrett Quintet. L’altiste est apparu un peu en-deça de ce
qu’on espérait de lui. Pas de surprises, pas de critiques non plus.
Juste lui : coltranien mais pas trop. Faut dire aussi qu’on aurait aimé
garder en mémoire, jusqu’au bout de la nuit : la prestation idyllique du
duo Barron-Holland. Et pendant ce temps-là, dans la Salle des Fêtes,
Thomas Dutronc (g,voc) et ses musiciens conviaient sur scène quelques
dizaines de jeunes femmes en folie.
Samedi, j’ai brièvement
découvert le trio du pianiste israélien Shai Maestro. Cet ancien
accompagnateur d’Avishai Cohen déroule un jazz teinté de traditions
klezmer et orientales. Il me faudra certainement réécouter ce trio
original sur la durée et dans de bonnes conditions avant de vous livrer
mon appréciation. On a retrouvé Paolo Fresu (tp, flh) avec son Devil
Quartet. Rien n’a changé dans la musique du trompettiste sarde, ni le
répertoire (« Monte Perpetuo », « La Folie Italiana ») ni les beaux
effets au travers du synthé, ni la longue note tenue – trop longtemps –
en respiration circulaire. C’est bien beau quand même ! Avec Archie
Shepp (ts, ss, voc) et les vingt musiciens de l’Attica Blues Big Band on
se serait cru à La Nouvelle-Orléans un jour de Mardi Gras. Le vieux
routier n’a rien perdu de son timbre déchirant au sax comme dans la
voix. Le souffle reste puissant, les roots omniprésents. Derrière lui,
avec lui et en solos, les jeunes souffleurs frenchies s’emboîtent avec
jubilation. François Théberge (ts) Sebastien Llado (tb) et le premier
trompette s’interpellent en quatre-quatres et en backings derrière la
vedette ; les trois chanteuses répondent et ponctuent les discours ;
Reggie Washington (b, eb) soutient un tempo appuyé, inébranlable ; Famoudou Don Moye grimasse et défonce ses fûts. L’ambiance est au zénith
(« Goodbye Sweet Pop », « The Sky Of My People », « Blues For Robert
Georges Jackson », « Arms »). Elle retombe malheureusement à l’occasion
d’un seul morceau chanté et joué au piano par Amina Claudine Myers.
Heureux
d’avoir retrouvé un beau programme dans un festival qui honore la ville
de mon âme et, un peu grisé sans doute, j’en ai perdu mes lunettes.
L’an dernier, c’était mon portable. Bientôt, ce sera ma raison !
« Oufti », comme on dit à Liège (Note du traducteur : oufti = sapristi) !
Jean-Marie Hacquier
photo © Jos Knaepen
© Jazz Hot n°668, été 2014
Estoril, PortugalEstoril Jazz du 3 au 11 mai 2014
C’est
en décembre 2013 qu’on annonça à Duarte Mendonça, le directeur
fondateur du festival « Estoril Jazz » qui en est à sa 23e édition sous
sa formule actuelle, la réduction des subventions pour 2014 ; il fut
donc obligé de supprimer deux concerts, ce qui réduisit le festival à
seulement quatre concerts. L’alibi de la crise crée ses ravages
culturels dans toute l’Europe. Heureusement la qualité était au
rendez-vous, sur les quatre concerts, trois furent exceptionnels.Le
festival était dédié cette année à la mémoire de la pianiste Marian
McPartland (1920-2013), et à Norman Granz (1918-2001), créateur du
fameux JATP. D’ailleurs Duarte Mendonça peut-être considéré comme le
Norman Granz du Portugal, créant souvent pour son festival des groupes à
la façon JATP, ainsi cette année pour le premier concert avec l’Eric
Alexander UK All Stars, tout à fait dans la tradition granzienne, avec
en plus l’ambition de rejouer la rencontre Stan Getz-J.J. Johnson.
Autour de l’excellent ténor étaient réunis le tromboniste Mark
Nightingale, dans un style assez proche de J.J. Johnson, John Donaldson
au piano, Arnie Somogyi à la contrebasse et Winston Clifford à la
batterie, qui fut la révélation de ce concert, batteur capable de
nuances, d’un puissant soutien, et d’un swing irréfragable. Le quintette
s’est donc approprié quelques thèmes immortalisés par le célèbre
groupe : « Blues in the closet » bien enlevé, « My funny Valentine »
pris sur tempo médium-rapide, sans beaucoup d’âme hélas, « Yesterdays »
avec un beau solo très chaud du tromboniste, « Billy’s Bounce » avec un
ténor du feu de dieu, et quelques autres thèmes. Le contrebassiste joue
d’une pompe aérienne très chantante ; il est le pilier du groupe.
Prestation bien dans la tradition du JATP en somme, mission accomplie
par l’Eric Alexander UK All Stars pour le plus grand plaisir du public.Les
duos peuvent être une solution de facilité pour les festivals en mal de
subventions, mais il y eut des duos formidables, et des chefs-d’œuvre
depuis les débuts du jazz, qu’on se rappelle King Oliver-Jelly Roll
Morton, ou encore Louis Armstrong-Earl Hines (Weatherbird 1928). Eh
bien, avec les deux duos du festival on était pratiquement sur ces
hauteurs là.Deuxième
concert avec, donc, un duo de poids : Kenny Barron-Dave Holland, deux
Jazz Heroes avec un passé à faire se pâmer tout jazzman débutant, et les
autres ! Leur programme était basé sur leurs propres compositions à
l’exception de « Segment » de Charlie Parker pour un solo d’anthologie
de Dave Holland, « Day Dream » de Billy Strayhorn en ballade pleine de
retenue et de profondeur, et « If I should loose you » de Ralph Rainger
en rappel de toute beauté. Un autre moment fort fut l’interprétation de
« Wheeler » de Kenny Barron en hommage à Kenny Wheeler. Le jeu raffiné,
surprenant, d’un swing imperturbable de Kenny Barron fait merveille, et
il pourrait dire de lui-même, paraphrasant Henri Calet qui écrivait:
« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. », « Secouez-moi, je suis
plein de blues ». Quant à Dave Holland c’est merveille que de le voir
heureux derrière sa contrebasse, dont il joue finalement à la façon d’un
guitariste, d’ailleurs sa position, si on l’imagine assis, serait celle
effectivement d’un guitariste. Il utilise les quatre doigts de la main
droite, ce qui lui donne une dextérité et une vélocité incomparable, et
une grande richesse de voicing dans les accords. Ce duo n’était pas un
bassiste qui accompagne un pianiste mais un véritable ensemble. Le plus
impressionnant c’était leurs « chases » quand l’un joue quelques
phrases, l’autre les reprend, s’en empare et les développe, et le
premier rebondit et ainsi de suite, avec une hauteur et une qualité
d’inspiration à couper le souffle.Troisième concert, avec
pour la première fois à « Estoril Jazz » un groupe italien ;
malheureusement celui-ci a été un peu décevant. Il s’agissait du
Francesco Cafiso Quarteto, le leader au sax alto, Mario Schiavone au
piano, Giuseppe Bassi à la contrebasse et Roberto Pistolesi à la
batterie. La déception est venue de Francesco Cafiso lui-même :
excellent technicien de l’alto, mais il manque complètement
d’inspiration et d’idées dans ses impros. Ses solos sont tous bâtis sur
le même processus, il enfile des phrases montantes-descendantes avec
saut brutal dans l’aigu, ou dans le grave, des staccatos, etc. Il alla
même jusqu’à martyriser « Body and Soul ». Le batteur manque totalement
de swing. Bref la mayonnaise n’a pas pris ; ce sont des choses qui
arrivent.Dernier
concert avec un autre duo de choc, complètement différent du premier,
pour un jazz assez particulier, mais pas inattendu, quand on connaît les
deux musiciens, toujours à la recherche d’aventures musicales, Dave
Douglas et Uri Caine avec quelques morceaux de leur disque « Present
Joys, » dans lequel ils utilisent des thèmes de « The Sacred Harp
Tradition » dont certains chants vieux de 300 ans (ce qui est vieux pour
les Etats-Unis), ainsi que d’autres de leurs propres compositions issus
de la même veine. Là aussi, comme avec Barron-Holland, il n’y a pas un
musicien qui accompagne l’autre, mais un véritable ensemble à deux voix.
Tous deux jouèrent acoustique, ce qui est un rare plaisir d’entendre le
son des instruments dans leur vérité. Dave Douglas est un maître de la
trompette : son cuivré, maîtrise de toute la tessiture, phrasé délié,
attaques impeccables, dextérité, et surtout une imagination infinie.
Uri Caine est un pianiste complet, aussi à l’aise dans le piano
romantique, que dans tous les styles de piano jazz. Ces chants sont
abordés d’une façon très intense, quasi religieuse, à tel point qu’on
entend souvent de véritables gospels, d’autres fois on croirait avoir à
faire à un « lied ». Parfois la trompette dans le grave rejoint le
violoncelle, voire la voix humaine, avec d’époustouflantes montées en
douceur vers l’aigu. Le tout avec un sens des nuances, du poids des
silences, de la majesté de la musique.Duarte Mendonça a été l’un
des pionniers, à Cascais (qui jouxte Estoril) notamment, un lieu
historique, car en novembre 1971 il s’y est déroulé le premier festival
de jazz au Portugal, qui apportait une grande bouffée d’air frais dans
le marasme culturel de ce pays sous la dictature salazariste (après
Salazar mort en 1970 ce fut certainement pire avec Caetano) qui dominait
le Portugal depuis 1933. Il a fallu la Révolution des Œillets du 24
avril 1974 (fêtée cette année avec de magnifiques et immenses photos
relatant ce fait historique, dans les rues et sur les places de
Lisbonne) pour que les Portugais retrouvent leur liberté. Donc pendant 3
ans ce festival de Cascais a été un point de résistance, la foule (plus
de 10 000 personnes) venait s’y défouler en jazz. Il y eut d’autres
personnages important pour le développement du jazz : Joao Braga, Heitor
Lourenço, mais surtout Duarte Mendonça, qui reprit le flambeau, et
continue, 40 ans après, à faire vivre le jazz, et à produire ce bijou de
festival qu’est « Estoril Jazz ». On ne comprend pas que les édiles, et
les instances officielles, n’aient pas l’ambition de défendre et
d’aider ce festival qui fait partie du patrimoine portugais. Les
générations passent, la mémoire s’efface, de plus en plus vite, hélas.Serge Baudot
Texte et photos © Jazz Hot n° 668, été 2014
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Colmar, Haut-Rhin Colmar Fête le Printemps, 4 au 21 avril 2014
Depuis
quelques années l'Office du Tourisme de Colmar a décidé de fêter le
printemps en musique, en organisant des concerts de musique classique.
Depuis deux ans, une manifestation intitulée Sinti Swing and Co
vient compléter cette programmation. Cette jeune manifestation puise sa
programmation principalement dans le bassin rhénan, mais laisse une
place à toutes les musiques de la communauté des gens du voyage qu'ils
soient gitans, tziganes, manouches ou romani. Le jazz n'est donc pas le
seul invité de ce festival assez unique en France, mais il en est aussi
une partie qui parfois fédère ces différentes traditions. Chaque soirée
est en général divisée en deux sets avec une formation différente pour
chacun d'eux. Les quelques jours passés à Colmar nous ont permis de voir
sept formations différentes qui représentent une revue de détail des
musiques actuelles sinti, jazz et autres dénominations.
11 avril.
Les deux concerts de cette journée ont été les plus ancrés dans le
jazz. Le quartet dirigé par le guitariste Wawau Adler est assez proche
du Quintette du Hot Club de France, dans l'esprit du moins. Si la
musique est différente de celle de Django Reinhardt, elle s'inscrit
largement dans le swing des années trente. Le quartet met en avant deux
solistes : le guitariste et la violoniste Eva Slongo (qui parlant
français traduit les annonces de son leader). Au travers de leurs
improvisations se redessine le paysage manouche déjà évoqué par Django.
Le lyrisme n'est jamais absent de chacun des solos même si Joël Locher
le bassiste et Robert Weiss à la guitare rythmique apportent un soutien
nettement plus discret que la pompe manouche qui caractérisait le
quintet de Django et Grappelli. Le quartet propose une musique
chatoyante où la mélodie demeure l'élément prédominant.L'atmosphère
change pour le deuxième concert où le trio orgue, guitare et batterie
s'écarte plus de la tradition manouche. André Ceccarelli à la batterie
rappelle un précédent trio avec Joey DeFrancesco et Bireli Lagrene où
trois musiciens virtuoses se déchaînaient sur leurs instruments en
d'énergiques duos et jeux à trois. Ici au contraire, le trio se place
dans l'esthétique du bebop et hard bop des années 50 sans rechercher la
démonstration personnelle mais plutôt un son d'ensemble dans la
tradition manouche rhénane avec Jermaine Landsberger à l'orgue Hammond
et Paulo Morello à la guitare, tandis qu'André Ceccarelli apporte toute
la tradition du jazz. Sur des sonorités manouches transposées dans
l'univers du jazz américain des années 50. Le trio propose une musique
où la rythmique tient une place beaucoup plus importante et pousse
largement la mélodie. Cette musique est assez proche des derniers
concerts de Django Reinhardt au club Saint-Germain où il commençait à
s'intéresser au bebop vers une esthétique différente de celle qui est
devenue la référence du swing manouche.12 avril.
Le groupe 7'O Swing annoncé sur les programmes comme un duo
violon-guitare et accordéon, devient un trio avec le guitariste
rythmique Gigi Reinhardt. Martin Weiss leader de la formation occupe une
double place de soliste : il débute à la guitare avant d'enchaîner au
violon tandis que sa compagne Carmen Hey distille à l'accordéon le swing
sinti et la grande tradition du musette. Ici les quatre musiciens sont
nettement plus loin du jazz, mais peut-être rappellent-ils cet
entre-deux où dans les bistrots au nord de Paris les manouches
participaient aux orchestres de bal, et où certains d'entre eux
combinaient leur swing aux valses et javas. L'accordéon apporte la base
musette de la musique, la guitare de Gigi Reinhardt un soutien plus
mélodique que rythmique. L'accordéon et le violon s'accordent
parfaitement pour développer le lyrisme des mélodies teintées des
couleurs musette et manouches pour une musique intimiste mais qui recèle
une belle énergie.Avec
Roby Lakatos c'est toute la variété hongroise et la grande musique
tzigane que développe un orchestre parfaitement rodé où apparaît
l'instrument le plus caractéristique de la musique hongroise : le
cymbalum. Sorte de piano ouvert où les touches et les marteaux ont
disparu et sont remplacés par de petites mailloches qui frappent
directement les cordes ; cet instrument donne un son cristallin qui
détermine la couleur de la musique. Roby Lakatos propose un jeu d'une
grande versatilité. Le répertoire tzigane, classique hongrois et plus
largement européen, la musique russe, trouve en ce violoniste un
brillant interprète, parfois un peu trop démonstratif, avec un spectacle
bien rodé qu'il emmène parfaitement en arpentant la scène et
distribuant les solos tant à Laszlo Balogh le guitariste qu'à Jeno
Lisztes le joueur de cymbalum ou à Kalman Cseki un pianiste
percussionniste.
Lorsqu'il
appelle Myriam Fuks, présentée comme la reine de la chanson yiddish, ce
sont deux cultures proches et parfois en voie d'extinction qui se
rencontrent. Avec une belle voix chaude elle détaille les joies et les
malheurs d'une culture que l'holocauste a presque fait disparaître.
Avec beaucoup d'humour, elle présente en français les chansons qui
racontaient la vie des petites gens des villages et ghettos de l'Europe
de l'est. Et lorsque Roby Lakatos et Myriam Fuks font semblant de
découvrir que leurs deux cultures portent les mêmes sonorités, on peut
comprendre que souvent les minorités opprimées portent en elles une
pulsion particulière, ce décalage rythmique qui est parfois le swing.13 avril.
Le dimanche présente deux concerts du guitariste Samson Schmitt qui a
réuni deux formations différentes avec des musiciens manouches et
quelques musiciens de jazz qui viennent d'autres voies du jazz. Samson
est le fils de Dorado et le Tchavolo Schmitt son oncle. Il appartient
donc à une famille de musiciens comme de nombreux manouches pour qui la
musique est une passion et une belle source de revenus. Pour perpétuer
cette tradition, Samson Schmitt inclut son frère Bronson à la guitare et
sa fille Steffi, huit ans vint chanter deux chansons. La première
partie est consacré à un orchestre à géométrie variable avec le
tromboniste David De Vrieze et le violoniste Alexandre Cavalière et
plusieurs guitares rythmiques. La musique de Samson Schmitt est très
personnelle dans sa sonorité qui demeure quels que soient les
interprètes même si cette première partie avec de nombreux musiciens
manque un peu d'unité. La deuxième partie compte un orchestre
beaucoup plus stable avec surtout Pierre Blanchard au violon qui se
coule avec plaisir dans la musique du guitariste. Ludovic Beier à
l'accordéon apporte un autre lyrisme à la musique. Et plus tard le
pianiste hollandais Peter Beets apporte la touche swing nécessaire en
complément à Pierre Blanchard plus moderne dans sa façon d'aborder la
musique. Samson Schmitt, sans chercher la virtuosité développe une
musique très personnelle où, sans abandonner la tradition, il creuse sa
propre voie. La jam session finale qui regroupe les onze musiciens
présents sur scène n'apporte rien de plus à un spectacle agréable où les
invités ont un peu pris le pas sur la cohésion de l'orchestre.
15
avril. Un seul concert est prévu ce mardi qui est également notre
dernière soirée à Colmar. Le violoniste Yardani Torres Maiani porte lui
la tradition espagnole des gitans. Mais son orchestre marque une volonté
d'intégrer l'ensemble des musiques des différentes traditions, des
tziganes aux gitans. Son orchestre qu'il a appelé « Les Princes du Bac
Sauvage » en référence à un quartier des Saintes Maries de la Mer
comporte deux guitaristes Roma Gilles Moffat et Enge Helmstetter ainsi
que Fabyan Andreescu au cymbalum et Karim Alami au chant. Sa musique se
promène au quatre coins de l'Europe, de l'Espagne aux confins de la
Roumanie. La musique est très variée du flamenco dont les influences
arabes sont rehaussées par la présence du chanteur marocain Karim Alami.
La variété gitane est évoquée par des mélodies qui rappellent celles
des Gypsy Kings, les voisins arlésiens. Les musiques d'Europe de l'est
sont également bien présentes et la virtuosité de Yardani Torres Maiani
tend à créer une sorte de musique classique des gens du voyage, un peu
comme le fait Roby Lakatos.Colmar Fête le Printemps propose une
belle revue de détail de toutes les musiques manouche, tziganes, gitanes
qui, quel que soit le nom qu'on leur donne sont d'abord basées sur la
dextérité sinon la virtuosité des guitaristes et des violonistes. Il
semble se dégager une volonté de fusion de ces différentes traditions à
l'heure où la sédentarisation pourrait couper les différente familles
les unes des autres. Ces musiques restent largement familiales et le
jazz n'est qu'un élément parmi d'autres. Mais tous demeurent liés par la
tradition et la liberté.
Guy Reynard Texte et photos © Jazz Hot n° 667, printemps 2014
Bergame, Italie Bergamo Jazz, 21-23 mars 2014
Pour sa 26e édition, la troisième et la dernière sous la direction artistique d’Enrico Rava, Bergamo Jazz a pleinement confirmé une identité arrivée à maturité. Comme d’habitude les concerts avaient lieu au Teatro Donizetti, à l’Auditorium della Libertà et au GAMeC, les dix concerts ont été joints aux grands événements musicaux de recherche et proposés aux jeunes émergents, selon une ligne désormais affirmée.
Parmi les grands concerts au Donizetti, on doit signaler quelques déceptions. Le quartet de Joshua Redman n’a pas exprimé la cohésion et l’intensité habituelles. Redman a maintenant standardisé son binaire en un post bop moderne où la technique prévaut souvent au désavantage de l’âme. On apprécie le travail sur le registre grave du ténor, certains traits intimistes et l’entente avec Aaron Goldberg (p), Reuben Rogers (b) et Gregory Hutchinson (dm), spécialement sur les tempos rapides. Quant aux standards, aux exécutions scolaires de «Stardust» et «Bloomdido», s’oppose un « Let it be » ardent et viscéral qui suinte son essence gospel.
Dédié à Nino Rota, Il Bidone de Gianluca Petrella reste un projet inachevé, suspendu par des phases libres, des atmosphères vaguement felliniennes, et des citations des thèmes originaux mais qui ne conduisent pas à des développements efficaces. Avec son quintet et l’invité norvégien Mathias Eick (tp), Trilok Gurtu propose un assemblage mal assorti d’éléments jazzistiques, avec une empreinte superficielle du Davis électrique et des références à la tradition classique indienne. Musique conventionnelle, aux traits plastifiés, exhibition vide de technicismes dans lesquels se perd la maîtrise du percussionniste.
Myra Melford, Dave Douglas et Tom Harrell et le duo Michel Portal-Vincent Peirani ont offert une bien autre qualité. Avec le quintet Snowy Egret, la pianiste espace des passages atonaux aux collectifs d’extraction free, des thèmes fortement structurés en clés rythmiques avec des éclairs mélodiques jusqu’à des traces de blues et de boogie. La construction de puissantes pédales, de denses articulations et de tempos fluctuants a été confiée à Stomu Takeishi (elb) et Ted Poor (dm) ; la tâche de tisser des trames élaborées à Liberty Ellman (g) ; et celle de délivrer un chant profond de nuances timbrées et stylistiques à Ron Miles (cnt).
A la richesse harmonique et mélodique des thèmes de Harrell, Douglas s’adjoint la variété d’inspiration des protagonistes qui parvient à un équilibre admirable avec la poétique du collègue ainsi qu’avec l’opposition entre le phrasé éclatant de la trompette et les traits intimistes du bugle. Un équilibre valorisé par la finesse harmonique de Luis Perdomo (p), par les lignes prégnantes de Linda Oh (b) et les figures chatoyantes d’Anwar Marshall (dm).
Capables de transfigurer leurs instruments respectifs, Michel Portal et Vincent Peirani ont donné vie à une intelligente forme d’amusement : chants chorals, valses musettes, échos populaires, formes rythmiques balkaniques et afrocubaines, qui se succèdent en un kaléidoscope de résolutions de timbres.
Quant aux événements présentés à l’Auditorium della Libertà, le quintet de Nate Wooley (tp) puise dans le legs de l’Eric Dolphy d’Out to Lunch. Wooley prend des éléments de Don Cherry, Lester Bowie et Bill Dixon pour façonner son timbre, exploitant les surcharges et les sons parasites, instaurant avec Josh Sinton (bcl) une dialectique jouée sur les contrepoints, les oppositions et les amalgames, scandés par le swing fluctuant d’Eivind Opsvik (b) et Harris Eisenstadt (dm). Profitant des fréquents changements de métriques et des installations harmoniques variables, Matt Moran (vib) ouvre de nouvelles perspectives avec la profondeur de l’introspection.
Le Russ Johnson-Ken Vandermark Quartet est un collectif de compositeurs qui reprend les tendances de l’avant-garde de Chicago : analyse scrupuleuse des timbres ; improvisations libres d’origines free ; scansions soutenues gérées par Timothy Daisy (dm) et comprenant aussi des éléments funky et rock. L’interaction entre Johnson (tp) et les anches de Vandermark : un clarinettiste qui s’appuie sur des registres extrêmes entre Jimmy Giuffre et Anthony Braxton; un ténor anguleux qui se souvient d’Archie Shepp et d’Albert Ayler; un baryton utilisé d’un point de vue rythmique. Le violoncelle de Fred Lonberg-Holm construit de puissantes pédales et produit des timbres de guitares avec l’aide de la distorsion.
Parmi les jeunes présentés, Enrico Zanisi (p) propose un degré élevé d’interplay avec Joe Rehmer (b) et Alessandro Paternesi (dm). L’infrastructure classique, l’utilisation des arpèges et du langage harmonique, adjointes à une sensibilité mélodique remarquable, engendrent de possibles parallèles avec la poétique d’Enrico Pieranunzi.
Joao Lobo a démontré dans un set en soliste comment la batterie pouvait être une source éclectique de timbres inusités, avec l’aide d’objets et d’accessoires et la construction de modules de base sur lesquels se superposent des trames polyrythmiques en référence à une Afrique ancestrale.
Encore une fois, Bergamo Jazz a réservé d’agréables surprises dans les événements parallèles.
Enzo Boddi Traduction : Serge Baudot Photos © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz Festival
© Jazz Hot n° 667, printemps 2014 |
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