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La longue marche vers l'égalité: Selma / The Great Debaters / Lee Daniel's The Butler / I Am not Your Negro Blue Note Records Beyond the Notes They Live By Night Stax, le label soul légendaire On va tout péter Amazing Grace Archie Shepp in Session Swing Time in Limousin • Green BookRagtime • Robert MitchumBlack IndiansDetroitA Great Day in ParisMiles AheadBorn to Be BlueLa La LandAntoine HervéV comme VianTremeJazz RevisitedLouis Armstrong: Good Evening Ev'rybodyJ.M.H. TrioJean-Pierre DerouardAlexis TcholakianArt BlakeyBaden PowellBen Webster & Dexter GordonBenny CarterCharles MingusCharlie ParkerDave BrubeckDexter GordonDuke EllingtonIrio De Paula / Fabrizio BossoJohn ColtraneMiles DavisOmara PortuondoPharoah SandersSarah VaughanThe Jazz O'Maniac


 


© Jazz Hot 2019

A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane)



LA LONGUE MARCHE VERS L’ÉGALITÉ


UN BLUES SANS FIN



«Vos armes sont les mots» (The Great Debaters)




A propos de plusieurs films récemment diffusés sur différentes chaînes de télévision, sur le grand écran des salles de cinéma et disponibles le plus souvent en DVD: Green Book, Selma, The Great Debaters, Lee Daniels’ The Butler,
Ray, King: de Montgomery à Memphis, Detroit, Miracle at St. Anna, I Am Not Your Negro. Quatre de ces films ont déjà fait l'objet de chroniques dans ces colonnes (DetroitRay, Green Book, King), et quatre autres (Selma, The Great Debaters, Lee Daniels' The Butler, I Am Not Your Negro) sont chroniqués ci-dessous après le texte d'introduction…




«Ma mère venait d’un milieu très modeste et elle en avait gardé les habitudes. Plus jeune, elle lavait le linge de familles blanches, pour quelques cents. Et si le travail ne leur allait pas, les gens lui jetaient le linge à la figure pour qu’elle recommence. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’était sa vie quand vous voyez la mère de Ray Charles dans le film Ray (1). J’ai pleuré quand j’ai vu ce film… Toujours est-il que lorsque mon père a fait fortune, il a engagé une bonne. Ma mère l’a renvoyée! Elle ne voulait pas que quelqu’un d’autre s’occupe de la maison.» Mighty Mo Rodgers, Jazz Hot n°684, été 2018

Dans son livre Le diable trouve à faire (The Devil Finds Work: The Dial Press 1976, New York, France: Capricci 2018, traduction Pauline Soulat) James Baldwin (1924, Harlem NYC-1987, St-Paul-de-Vence) donne «sa» lecture, au travers de «son» expérience afro-américaine de la réalité, de films «classiques» qui, pour différentes raisons, l’ont interpellé, qu’il s’y retrouve ou, le plus souvent, qu’il ne s’y retrouve pas du tout. Il précise alors en quoi ces films constituent une déstabilisation, une violence, une modification –voire une dégradation– de l’image de soi par le fait de subir la perception erronée des autres, allant jusqu’au dégoût de soi découlant du simple regard de «l’autre»; il s’agit des deux niveaux d’expériences entre deux populations au sein d’une même nation –les Etats-Unis– (la condition des femmes étant un autre niveau d’expérience) que James Baldwin met en évidence par des extraits commentés de films. Textes et films sont également repris dans le documentaire de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre (I Am Not Your Negro).

Selma
, The Great Debaters, Green Book (8), Lee Daniels’ The Butler, comme Ray (1), King, de Montgomery à Memphis (2), Detroit (3), Miracle à Santa Anna (4), ont précisément en commun de proposer une perception alternative de ce deuxième niveau d’expérience, théorisé par James Baldwin dans I Am Not Your Negro, titre d’un documentaire qui vaut par la présence, l’intelligence et la voix de James Baldwin, de revisiter le langage cinématographique dominant, qu’il soit consensuel ou critique, avec d’autres yeux, d’autres points de vue.

En effet, pour combattre le révisionnisme ambiant (la propension systématisée actuelle à réécrire l’histoire en fonction de la conjoncture, des intérêts du moment, y compris des documentaristes), autant que pour tenter le plus honnêtement possible l’aventure démocratique, il est indispensable, vital, de croiser les perceptions, les expériences de vie. Car celui qui profite d’un privilège, activement en l’acceptant ou passivement ou encore en le contestant parce que c’est simplement une réalité installée de longue date (l’homme par rapport à la femme, la majorité religieuse ou ethnique par rapport à la minorité, le riche par rapport au pauvre, le valide par rapport au handicapé, etc.) a rarement la bonne foi d’admettre l’étendue de l’inhumanité de la condition de ceux-celles qui sont soumis(es). Parce que cela constituerait une «faiblesse» dans le rapport de domination qui, seul, l’anime vis-à-vis de l’autre pour les actifs, par simple préservation du confort autant qu’inconscience pour la plupart, et pour les plus ouverts parce que n’ayant pas conscience de l’autre niveau d’expérience, il est difficile d’en saisir les conséquences au fond de soi, donc d’en envisager le caractère insupportable.

Ainsi, dans Selma qui relate la grande marche pour les Droits civiques à laquelle se joignit Martin Luther King, ou dans les entretiens et les rencontres relatés dans I Am Not Your Negro par James Baldwin, dès qu’une avancée démocratique au nom de l’humanisme le plus essentiel doit être concédée par le pouvoir, sous la pression de ceux qui luttent, pour aller vers l’égalité et l’équité (l’absolu de la justice), ce n’est jamais possible «ici et maintenant» sans contrepartie pour le dominant, invalidant et pervertissant l’avancée elle-même par une concession contradictoire: chaque pénible pas franchi vers la dignité ne l’est qu’obtenu de très haute lutte, et après beaucoup de violences pour ternir l’image de ces luttes exemplaires et justifier une contrepartie. D’où la tension extrême et les émeutes inflammables entre communautés aux Etats-Unis où le pouvoir et l’argent ont toujours été les références de réussite, où la charité ne supporte pas la solidarité et la conquête sociale.

Avec d’autres films comme La Couleur des sentiments (5), La Couleur pourpre (6), Colère en Louisiane (7), Une Saison blanche et sèche (9), Mississippi Burning (10), le cinéma de Spike Lee dans son ensemble, ces films et documentaires sont donc des contributions salutaires à une reconstruction mentale souhaitable du monde qui s’incarne avec les langues parlées, les dialectes, par les accents, dans les gestes, les expressions, les regards, les intonations, les références, les codes culturels, les préjugés de l’éducation selon le temps et le lieu. Mais il faudra encore beaucoup de temps, de livres, de scénarios, de films, de documentaires, pour rééquilibrer, contrebalancer et finalement enrichir la production existante, déjà écrite, filmée, et surtout gravée dans notre inconscient collectif comme sur un microsillon, et qui véhicule le rapport de domination en technicolors.

Si on peut écrire ça à propos de la réalité afro-américaine, cela vaut aussi pour d’autres minorités et pour les femmes –qui sont plus de la moitié de l’humanité– comme l’expliquaient clairement Claude McKay (1889-1948) dans «Un sacré bout de chemin» (A Long Way from Home, 1937, traduit par Michel Fabre, Editions André Dimanche-Marseille 2001: «… pour chaque changement … en direction d’une égalité, les femmes devront se battre en tant que femmes.» page 367), Chester Himes (1909-1984, La Croisade de Lee Gordon) ou James Baldwin (1924-1987) qui ciblent dans leurs ouvrages les dégâts irréversibles sur les plans humains, sociaux, psychologiques mais aussi artistiques et économiques, engendrés par le rapport de domination qui contrevient au besoin fondamental d’égalité sans lequel il n’est pas possible, sauf pour les démagogues, de parler de justice, de liberté, de fraternité ou de démocratie.

Car ces dégâts irréversibles s’aggravent au fil du temps, deviennent plus complexes, plus pervers, le compteur tourne et le cumul augmente. Martin Luther King avait une conscience aigue de cette urgence: «Nous ne pouvons plus attendre… car il est temps d’encaisser notre chèque de retard.» Quand le révérend-prêcheur fait place au révolutionnaire social, même non violent, son propos devient insupportable pour les dominants: il a toujours su qu’il en paierait le prix de sa vie comme cela apparaît dans le film Selma et dans le documentaire King. Un autre fin connaisseur des rapports corrompus de domination, Rudyard Kipling (1865-1936) dans la société anglo-indienne à la charnière XIXe-XXe siècles, avait très tôt formalisé cette inévitable «comptabilité»en écrivant cet aphorisme: «Rien n’est réglé tant que tout n’est pas complètement et équitablement réglé».

Si les dominants se rassurent, corruption et démagogie aidant, dans la période de régression que nous traversons en ce début de XXIe siècle (accroissement de toutes les inégalités, disparition des libertés fondamentales), et si la planète, pas plus que les Afro-Américains ou les femmes, ne prennent le chemin de régler leurs comptes en dépit d’une propagande malsaine et perverse, ces films et ces documentaires, parmi quelques autres, ont choisi de ne pas occulter la réalité et proposent une autre vision de l’humanité…

Hélène et Yves Sportis


1. Ray, de Taylor Hackford, musique Ray Charles, Craig Armstrong, 152mn, 2004, USA
https://www.imdb.com/title/tt0350258/reference
https://www.youtube.com/watch?v=jVHCQfcugdw

2. The Martin Luther King Film Project (King, de Montgomery à Memphis), d’Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress, 175mn,1970, USA, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1864865
https://www.youtube.com/watch?v=-WN1_EEqRpg
https://www.imdb.com/title/tt0065944/

3. Detroit, de Kathryn Bigelow, 143mn, 2017, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#Detroit
https://www.youtube.com/watch?v=OAigWWYe1TE

Miracle at St. Anna4. Miracle at St. Anna (Miracle à Santa Anna), de Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie
https://www.imdb.com/title/tt1046997/
https://www.youtube.com/watch?v=OxZ9NK1YDD4

5. The Help (La couleur des sentiments), de Tate Taylor, d’après Kathryn Stockett, 146mn, musique Thomas Newman, 2011, USA
https://www.imdb.com/title/tt1454029/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=2-aolLbrH8k

6. La Couleur pourpre (The Color Purple), de Steven Spielberg, d’après Alice Walker, Prix Pulitzer 1983, 154mn, musique Quincy Jones, 1985, USA
https://www.imdb.com/title/tt0088939/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=6_OgJ7hB8TE

7. A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), de Volker Schlöndorff d’après Ernest Gaines, 91mn, musique Ron Carter, 1987, USA-RFA
https://www.imdb.com/title/tt0093076/releaseinfo

8. Green Book, de Peter Farrelly, 130mn, musique Kris Bowers, 2018, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#GreenBook
https://www.youtube.com/watch?v=vDFnYOOovp8&list=PLszdKGvlcAUeSOb8fq-BMDSk0Zly4rZVN&index=1

9. A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), d’Euzhan Palcy, d’après André P.Brink, 97mn, musique de Dave Grusin, 1989, USA
https://www.imdb.com/title/tt0097243/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=u3bw7yZmtGI

10. Mississippi Burning, d’Alan Parker, d’après des faits lors du Freedom Summer de 1964, 128mn, musique de Trevor Jones, 1988, USA
https://www.imdb.com/title/tt0095647/fullcredits
https://www.youtube.com/watch?v=987lXKJqHbY

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Selma




SELMA


Selma, film, Ava DuVernay, 2014, 128mn, Cloud Eight Films/Harpo Films/Pathé/Plan B Entertainment, USA/Royaume-Uni


Selma parle de l’impossibilité pour un Afro-Américain en 1965 (population majoritaire en Alabama) de s’inscrire pour voter, malgré le 15e amendement de la Constitution des Etats-Unis ratifié en 1870 qui garantit le droit de vote aux Afro-Américains. Il s’agit donc d’un combat d’arrière-garde ségrégationniste, en réaction directe au Civil Rights Act de 1964 du 3 juillet 1964 (la discrimination est illégale). L’angle particulier de la réalisatrice Ava DuVernay est de faire entrer le spectateur dans le détail concret et pratique des vies, pensées, débats juridiques et politiques qui se croisent, aussi à l’intérieur du Mouvement des Droits Civiques, aussi entre femmes et hommes, au travers de personnages, soit historiques comme Martin Luther King et ceux qui les entourent –famille, amis, opposants–, soit inconnus dans leurs quotidiens heurtés de ce début d’année 1965.

Ils vont former, ensemble, les marches (février-mars) de ceux qui se sont impliqués dans la réflexion, l’organisation, la participation et le partage d'expériences antérieures (depuis décembre 1955, «Montgomery-Rosa Parks», donc depuis dix ans de luttes «non-violentes» mais violentes dans la réalité des faits et des pouvoirs) pour la mise en place de stratégies, d’action ou d’attente, en fonction de l’autocrate local, de l’évaluation de la prise de risque sur les vies des non-violents, en fonction de l’impact médiatico-politique intérieur et international, des négociations en cours avec le pouvoir fédéral lui-même ferraillant avec d'autres pouvoirs –locaux, FBI de J.E. Hoover, mafias, économiques–, de la prison injustifiée, des pressions entre opinions publiques, de l’impact de la religion, des moyens matériels ou de temps nécessaires de formation à la non-violence, de la fatigue et de la lassitude, autant de facteurs aléatoires et combinables pour arriver à inverser le rapport de force.

L’expérience est terrible physiquement et en tensions extrêmes, émotionnellement, mais la marche va jusqu’à Montgomery et obligera à voter un nouveau texte de loi, le Voting Right Act (Loi du 6 août 1965), très contraignant, pour obliger les dominants historiques au moins à respecter la Constitution de l'Union. Un chemin effroyable, à marche forcée, la peur au ventre, car le retour en arrière n’est plus possible; un chemin qui dévoile sans détours les raisons et conditions de l’assassinat ultérieur de Martin Luther King en 1968.

• Martin Luther King, Autobiographie, Textes réunis par Clayborne Carson, 2017
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027125#Luther

28 Mars 1963, I Have a Dream, un rêve d'égalité: Retour sur le discours de Martin Luther King, Jr. (Jazz Hot n°665, 2013)

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The Great Debaters





THE GREAT DEBATERS

LE GRAND DÉBAT




The Great Debaters (Le grand débat), Film, Denzel Washington, 2007, prod. Denzel Washington, 126mn, USA

Melvin Beaunorus Tolson (dans la vraie vie 1898-1966), un enfant de la Harlem Renaissance (selon Alain LeRoy Locke sur l’impérative nécessité pour les Afro-Américains d’être éduqués pour faire valoir leurs talents: The New Negro, 1925), éduqué, diplômé, poète, explique à ses élèves l’importance de maîtriser parfaitement l’art du discours : le langage et l’organisation de la pensée.

Le spectateur est transporté au Wiley College «réservé» aux élèves afro-américains à Marshall au Texas (Etat du Sud), en plein désastre humain suite à la Crise de 1929, dans une atmosphère irrespirable de ségrégation et de lynchage. Le défi du film est de progressivement faire se concentrer l’attention sur l'importance d'un entrainement «au débat», malgré et en raison-même de l’environnement délétère, de montrer la confrontation de ces jeunes apprenants, au langage châtié et à la pensée structurée, à leur soumission à des racistes au vocabulaire limité mais détenteurs puisque blancs du pouvoir «légitime» de vie et de mort: un renversement de situation qui fait également la part belle à une élève qui amène ses outils alternatifs à l’équipe masculine. Une phrase revient en riff pendant tout le film: «à une loi injuste nul n’est tenu d'obéir» mantra de Saint Augustin, philosophe chrétien-berbère d’Algérie qui, en matière de loi «injuste», avait eu le loisir de faire le tour de la question. Le film, grâce à la licence permise à toute œuvre, pousse l’expérience jusqu’à faire débattre et gagner l’équipe de Wiley contre Harvard, université wasp (white anglo-saxon protestant) par excellence, au prix d'un travail acharné sur des années mais qui fait sens, y compris et surtout psychologiquement, pour acquérir les codes et le mental d’«égaux», la force de ne plus se soumettre. Le professeur ne craint pas non plus d’aller «éduquer» les fermiers la nuit pour qu’ils s’organisent et se défendent, quels que soient les risques vitaux encourus.

L’image de soi, le courage de transformer en discours de combat, de mise en accusation de la société, un exercice à l’origine formel et de formation au pouvoir arbitraire des élites, juste pour le besoin d'excitation d’une société qui ne jure que par la rivalité et l'inégalité qu'elle doit générer, sont au cœur du film: ce sont les deux niveaux d’expériences mis en évidence par James Baldwin, entre ceux qui se battent pour écraser les autres (plus ou moins consciemment), et ceux obligés de se battre pour ne pas mourir, qui réinventent une alternative solidaire autant par nécessité vitale que par culture. C'est aussi l'histoire et le fondement du jazz.

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Lee Daniels' The Butler (Le Majordome)


LEE DANIELS’ THE BUTLER

LE MAJORDOME

Lee Daniels’ The Butler (Le Majordome), Film, Lee Daniels, 132mn, 2013, Laura Ziskin Productions et Windy Hill Pictures, USA

Le scénario, inspiré d’une histoire vraie, a le mérite de passer en revue une grande partie des culpabilités de l’Amérique: la maltraitance, le viol, le meurtre, l’exploitation, les injustices de toutes natures, toutes liés à la ségrégation érigée en système, sur quatre générations, et les différentes formes de résistances et aptitudes que les Afro-Américains ont dû développer face à cette violence récurrente pour survivre et se réinventer, de l’observation méfiante des maîtres pour éviter que les situations ne dégénèrent, à l’évasion, en passant par l’action politique des Black Panthers, la fonction armée et violente ou les mouvements pour les droits civiques de non-violents.

Parti de sa Géorgie natale, le Majordome finira par travailler 30 ans à la Maison Blanche et, une fois à la retraite, y sera reçu en tant qu’hôte de marque du nouveau Président Obama. La succession des Présidents américains est une galerie de sept portraits peu recommandables, quelles que soient les apparences qu’ils veulent donner, ou parfois ne veulent même plus se donner la peine de sauver. Le père et le fils, par la distance de leur condition, de leur vécu, de leur différence de ressenti à la soumission, se trouvent en opposition, conflit symbolique fort qui décrit les débats internes à la société afro-américaine, pour décrypter comment le pouvoir blanc peut y compris se servir de ses serviteurs noirs «qui se tiennent bien» comme répond, de manière prémonitoire, James Baldwin à l’évocation de la prophétie de Robert Kennedy, qui promet un «Président noir» dans 40 ans en 1968, qui se réalisera avec l'élection de Barack Obama. Car Barack Obama s'est en effet «bien tenu».

La fin du film permet de rester sur une note d’espoir –le père et le fils se réconcilient dans la lutte solidaire pour l'égalité: le fils qui lui reste devient député, l’autre enfant étant mort au Vietnam–, et avec la lueur de 2008 qui n’aurait pas manqué d’être également ternie, si le bilan des deux mandats de Barak Obama avaient été relatés, compte tenu de la dégradation socio-économique et de sécurité des conditions de vie des Afro-Américains depuis lors, de la dégradation de l'inconscient collectif des Américain(e)s et sa résultante: l'élection de Donald Trump.

Une mécanique infernale qui ressemble à l’absurde d'Albert Camus dont personne ne sort jamais, ni les victimes, ni les bourreaux, par la force séculaire de la reproduction du modèle social inégalitaire à l’œuvre dans toute son inertie perverse. Même sur le plan des relations entre les personnes (hors institutions), rien n’est simple ni jamais acquis dans cette insécurité générale ; la survie consiste à durer, passer les épreuves, par des moyens qui ne sont pas enseignés dans les écoles. Chacun essaie de se frayer un chemin, à tâtons, sans être vraiment sûr de ce qu’il fait, ni pour lui, ni pour les autres.


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I Am Not Your Negro


I AM NOT YOUR NEGRO

JE NE SUIS PAS VOTRE NÈGRE



I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre), Film Documentaire, Raoul Peck, 2016, 93mn, Velvet Film, France/USA/Belgique/Suisse


Raoul Peck a réalisé précédemment Lumumba, inspiré de l'histoire de Patrice Lumumba (indépendance du Congo), ainsi que Le Jeune Karl Marx, sur la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels en Allemagne, à Paris et à Londres. Il a également été ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997. Le cinéaste a été président de la Fémis de 2010 à 2019 (Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son, Université de Paris). 
Le documentaire a remporté de nombreuses récompenses (Oscars 2017, César en 2018, British Academy Film Award 2018…) et a été plébiscité par la presse («Un film qui change la vie», selon le New York Times mis en avant par Arte pour la promotion du film). En France, le film est sorti en salles en 2017 et a été diffusé sur Arte et YouTube sous le titre français de Je ne suis pas votre nègre. En VO, c’est l’acteur Samuel L. Jackson qui donne sa voix au texte; en version française, c’est Joey Starr (rappeur, acteur et producteur).
Les mots essentiels de James Baldwin, la qualité du montage et de la recherche de Raoul Peck, dont la biographie explique en partie la sensibilité, malgré nos quelques critiques, font de ce documentaire une belle réussite, un indispensable pour tou(te)s car c'est une grand moment de philosophie, une leçon de vie, exprimés par James Baldwin avec des mots sincères, directs, clairs et précis totalement dénués de pédanterie, de la perversité, du conformisme et de la bien-pensance d'aujourd'hui; un message particulièrement déterminant pour les amateurs de jazz s'ils veulent approfondir leur connaissance de ce qu'est le jazz. James Baldwin, né à Harlem, est le digne enfant de la Harlem Renaissance, dont il porte l'universalité et l’attachement au Siècle des Lumières. La densité de sa pensée se prête mieux au livre qu’au documentaire, malgré le plaisir de le retrouver à formuler lui-même sa pensée, à moins que l’on ait la volonté de réécouter de nombreuses fois ce documentaire pour saisir toutes les nuances et articulations de pensée…


Coproduit, conçu et réalisé par le réalisateur haïtien Raoul Peck (Port-au-Prince, 1953), ce documentaire se fonde essentiellement sur les écrits (un texte inachevé et inédit de James Baldwin, intitulé «Remember This House») et la parole enregistrée et filmée de James Baldwin dans des émissions (Dick Cavett Show, 1968), à l’occasion de conférences dans des universités comme Cambridge, et sur des images d’actualités de 1950 à nos jours, avec des images également de James Baldwin en compagnie de nombreux participants de la lutte pour les civil rights (Harry Belafonte, Sidney Poitier, Marlon Brando…). Le tout est augmenté d’images d’archives sur le mouvement des civil rights (droits civiques) et les différents mouvements de lutte des Afro-Américains, sur une musique de fond où domine le jazz-blues malgré l’évitable Bob Dylan pour accompagner l’assassinat de Medgar Evers, et parfois une musique dramatique grand public comme pour l’ouverture du documentaire, quelque peu déplacée parce que le leitmotiv de James Baldwin n’est pas la fiction mais la réalité, et que pour un enfant de Harlem, sa réalité, c’est le jazz et le blues qui la traduisent le mieux.

A l’aide des mots de James Baldwin (1924-1987), le réalisateur met en perspective la conquête, jamais acquise par les Afro-Américains, de l'égalité, des civils rights promis pourtant par une constitution républicaine du Siècle des Lumières ancienne de deux siècles, améliorée depuis par la lutte des Afro-Américains. Le récit doit tout au texte de James Baldwin, en projet à l’été 1979 comme expliqué dans un courrier du 30 juin à son éditeur, Jay Acton, sur une autre histoire des Etats-Unis fondée sur la lutte et les assassinats de trois militants, amis de James Baldwin, luttant pour la cause de l’égalité des Afro-Américains en Amérique: Medgar Evers (membre de la National Association for the Advancement of Colored People, 1925-1963, assassiné dans son garage par un membre des White Citizens’ Council, une organisation suprémaciste); Malcolm X (1925-1965, membre de Nation of Islam jusqu’à 1964, puis de sa propre obédience, assassiné par des black muslims avec la complicité passive ou active du FBI); et Martin Luther King (1929-1968, assassiné par un militant suprémaciste, James Earl Ray, thèse parfois contestée). Comme le dit le natif de Harlem: «L’histoire des Noirs en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle histoire.»

Le film vaut d’abord et essentiellement par la parole et les mots, puissants, précis et choisis avec scrupule, nuance et discernement, de James Baldwin, qui déplace l’habituelle thématique médiatique, politique ou universitaire de «la question noire aux Etats-Unis» vers la seule et vraie question qu’impose la réalité des faits: «L’inégalité dans la société américaine est la source de violences dont sont victimes les Afro-Américains». Derrière la redéfinition des problèmes américains à partir de la réalité (les fantasmes du racisme générés par l’action des dominants) plutôt qu’à partir des victimes (les Afro-Américains), se situe le seul avenir de la nation américaine. Plus largement, la confrontation des vécus, du réel («les niveaux d’expériences»), l'abandon de l'immaturité par la population blanche, sont la seule solution pour une future vie commune et pacifique. Par son analyse, chirurgicale de précision (la description très factuelle, avec des mots du quotidien, de ce qu’est être afro-américain aux Etats-Unis: l’inégalité, l’indignité, l'absence de liberté, la négation, la terreur, la violence, la mort au quotidien), James Baldwin éclaircit et intensifie (la cruauté du réel) la réflexion pour qui est en état de la comprendre, qui en a la volonté, c’est-à-dire aussi de sentir dans sa chair, le caractère insupportable de l’inégalité, la négation, l’indignité, l'absence de liberté, la terreur, la violence, la mort au quotidien, même si James Baldwin ne se fait aucune illusion: «Certains Blancs n’ont pas de haine pour les Noirs, ils les ignorent

Il raconte ainsi l’impasse personnelle d’une rencontre amoureuse d’une jeune fille euro-américaine avec laquelle un jeune afro-américain ne peut se montrer en public, partager la rue et le métro, et sa découverte de l’inégalité, de la ségrégation et de la peur: «Nous avons créé une légende à partir d’un massacre. Ça fait un choc à 6-7 ans, alors que vous admirez Gary Cooper, de découvrir que les Indiens, c’est vous!» James Baldwin est féru de cinéma, et le cinéma est souvent l'illustration –c'est particulièrement bien mis en valeur dans ce documentaire– de son analyse de la réalité de la société américaine, pour confronter les «niveaux d'expérience» des populations afro et euro-américaines, une confrontation qui ne se fait pas dans la réalité dans une société ségréguée, empêchant toute prise de conscience par absence de sensibilité, de maturité.

Il évoque les «niveaux d’expérience» (le vécu) différents de la population euro-américaine («les Blancs») et afro-américaines («les Noirs»), et de ce refus, par confort, par corruption, par immaturité cultivée, par esprit ludique et jouissif, par boulimie consommatrice, par volonté donc, pour les uns de comprendre l’indignité de ce que vivent les autres: «Les Blancs sont devenus des monstres moraux.» La solution, que James Baldwin propose toujours malgré son manque d’espoir, passe par le renoncement que s'imposeraient les Euro-Américains eux-mêmes à cette corruption et à cette infantilisation qui consistent à penser comme «naturel» ou «évident» qu’un Euro-Américain possède, en Amérique, par naissance, un statut privilégié par rapport à un Afro-Américain. James Baldwin fait de cette impératif la seule issue de la nation américaine, et reste toujours prudent et réaliste: «Le pays rêve d’une solution finale

Ce décryptage et cette redéfinition des questions, cette pensée alternative qui puise sa force dans la vraie vie, de James Baldwin s’étendent à toutes les réalités d’indignité et aux débats qu’elles soulèvent partout et tout le temps. On parle en Europe, en France, en Allemagne de la «question juive» (sous des formes très perverses encore de nos jours), quand il faudrait parler de la France, de l’Allemagne, etc.; on parle de la «question des femmes», quand il faudrait parler des hommes; de la «question des banlieues», «des pauvres», quand il faudrait parler des dominants, des inégalités, des riches, etc.

Cette parole de James Baldwin est donc lumineuse car elle éclaire d’un jour, d’un angle nouveau, et reste très actuelle, universelle. Comme le montre en partie le documentaire par des images des années 2010, l’Amérique n’a pas évolué sur le fond de manière positive, son inconscient collectif reste inchangé comme l'élection de Donald Trump le confirme. Malgré l’ascension sociale de quelques Afro-Américains, dont le Président Obama élu en 2008 («Si on se tient bien, on peut devenir Président» dit James Baldwin en 1968), 50 ans après la mort de Martin Luther King, Jr., en 2018, la ségrégation, les inégalités sociales, le racisme et le suprémacisme sont restés des tares ancrées au plus profond de l’inconscient collectif américain, et une une réalité douloureuse pour les Afro-Américains, de toutes conditions sociales, de tous les âges, des deux sexes, sur le terrain et dans les têtes, palpable par tout visiteur étranger, génératrices de violences racistes et qui empêchent une solidarité de la nation américaine. De ce fait, la nation américaine n’existe toujours pas, et même, l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, sur le modèle économique américain oligarchique qui accentue les inégalités, et fondées maintenant sur le modèle communautaire religieux entériné par les Etats au service de l’oligarchie, génère l’apparition de fractures béantes au sein des sociétés en Europe, dans des nations millénaires, similaires sans être exactement les mêmes (l’histoire est différente) aux fractures américaines, toujours instrumentalisées par l'ensemble des pouvoirs pour diviser les résistances (cf. le film The Butler).

Le documentaire, écrit à distance de l’auteur, 30 ans après sa mort, pervertit parfois son objectif par volonté quelque peu forcée et anachronique de réécriture ou d’actualisation, pas nécessaire tant la pensée de James Baldwin est limpide, universelle et éternelle. Il instrumentalise aussi par moments (rares) les mots de James Baldwin dans la version française. Par exemple, le mot «negro» doit se traduire par «noir». Il est employé en anglais par les interlocuteurs de Baldwin ou par Baldwin lui-même même s’il en sent le caractère insupportable et le rectifie et/ou le remplace parfois par le concept de «l’homme noir», de «population noire ou blanche» (negro people, white people). Il est alternativement traduit en français par «noir» ou «nègre», avec la volonté d’accentuer le message, car en français, les mots ne portent pas la même connotation. Cette surcharge n’est pas nécessaire; par exemple la question initiale de Dick Cavett à James Baldwin: «Pourquoi les Noirs (negroes) ne sont pas optimistes?» fait bouillir intérieurement James Baldwin qui répond pourtant avec un sourire contrarié et une répartie cinglante:«Tant que les gens parleront de cette manière. La question n’est pas les Noirs (negroes), ici, –et il rectifie– de l’homme noir, ici, mais le sort de ce pays.»). La voix grave de Samuel L. Jackson avec des sous-titres plus scrupuleux plutôt que celle de Joey Starr avec une traduction contestable, aurait davantage servi l'expression par James Baldwin de l’autre «niveau d'expérience».

Dans le film, les mots du titre «I am not your negro» n’existent pas dans les mots de James Baldwin. Ce titre «coup de poing» peut se traduire par «Je ne suis pas votre serviteur, anonyme», un faux sens par rapport au message plus profond et digne de James Baldwin («Je suis un homme»). C'est peut-être le message de Raoul Peck pour accentuer la puissance de son film qu'il doit à James Baldwin. Ça ne s'imposait pas, «Je suis un homme» était tout aussi direct, «punchy» et plus proche du message universaliste de James Baldwin. Citons le passage qui a, semble-t-il, servi à ce titre extrapolé: «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir "un Noir”; parce que je ne suis pas "un Noir”. Je ne suis pas "un Noir”, je suis un homme. Si je ne suis pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?»

Cette pensée, lumineuse, a-t-elle besoin d'autre chose? A-t-elle besoin de jouer sur la traduction en français entre «noir» et «nègre» pour accentuer l'effet? Nous ne le pensons pas. Les qualificatifs de «noir», «blanc», donnés a priori, globalement, comme première description d'un être humain, sans autre explication historique, géographique, biographique, socio-culturelle, sont une ignominie, comme ceux de «juif», d’«arabe», etc., donnés à priori par simple racisme, et passés aujourd'hui dans le langage courant alors que s'exerce, comme jamais, un contrôle liberticide de la pensée et du langage. Pour le comprendre, il faut l’avoir ressenti, c'est-à-dire le prendre en plein visage. Pas besoin de «nègre», «youpin», «rital», «feuj», «beur», etc., pour sentir l’insulte et l'exclusion, les mots «polis» de la bonne société sont aussi «éloquents».

James Baldwin et d’autres ont travaillé à modifier ce vocabulaire fondé sur l’inconscient collectif ségrégationniste et raciste, car les mots sont au quotidien l’expression profonde, enfouie, de la pensée et la base des relations humaines. La volonté, une étape nécessaire, de faire évoluer le vocabulaire pour qui pense, comme James Baldwin que ces termes de «noir» et «blanc» sont indignes de l’être humain, nous a fait préférer à Jazz Hot de choisir de décrire les personnes par leurs actes et quand cela apporte une explication, par l’origine géographique, même lointaine dans le temps (afro-américain), et uniquement quand cela est nécessaire sur les questions touchant justement au racisme aussi bien qu’aux arts, à la politique, l’histoire ou la géographie. Mais ce choix n’est toujours pas partagé, et y compris dans ce documentaire pour la version française. Les qualificatifs de «blanc», de «noir» sont de ces préjugés, irrationnels, que James Baldwin n’a cessé de combattre pour poser la question essentielle: «Si je ne suis pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, vous l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?» Pour comprendre cette pensée, il faut en sentir la douleur au creux de l’estomac, quelle que soit son origine: les fameux niveaux d'expérience de James Baldwin.

Enfin, le film se termine sur un contresens par rapport à son objectif avoué et par rapport à la pensée de James Baldwin: une série de portraits de personnes de tous les âges et de tous les sexes censés représenter la diversité afro-américaine pour «faire penser» (un procédé de propagande, la publicité y a couramment recours, et non de réflexion) qu’ils sont «comme nous», démarche à contresens et complaisante, comme si ces personnes avaient besoin par leur apparence normalisée de se justifier d’exister. Il n’y a dans cette galerie que des personnes «présentables» selon les critères normalisateurs de la société des années 2010. Pas de moches, pas de laids, pas de gros, de mal habillés, d'hirsutes, d’obèses même. C'est la négation de ceux qui ne sont pas dans la norme. James Baldwin n’aurait pas aimé. Heureusement, quelques dernières images et quelques mots de James Baldwin en toute fin nous rappellent l'essentiel de ce bon documentaire.

Un très bon documentaire même, à transcrire car le texte est dense et nécessite relecture, porté par les mots d’un penseur hors normes, James Baldwin, doué de pédagogie, de rigueur intellectuelle, d’honnêteté (le résumé de sa biographie et les raisons de son retour au pays pour payer sa dette), d’humour, de mémoire et d’une rationalité rassurante dans notre époque qui manque de toutes ces qualités.

James Baldwin est mort en France, peut-être par hasard, peut-être par nécessité, car la France, celle des années 1950-1960-1970, qui n’existe plus aujourd’hui –même si ce n’est pas son Harlem familial, avec sa musique, son poulet frit et ses visages– il le dit et le fait comprendre, lui a appris à dominer la terreur, à percevoir, par son expérience, son vécu, ce qu’était l’égalité au quotidien, à penser une alternative. Les idéaux (au moins) de la grande Révolution –l'égalité d’abord car d'elle dépendent les deux autres pieds de cet édifice, la liberté et la fraternité– ont bercé la pensée de la Harlem Renaissance jusqu'à la lutte des civil rights, Martin Luther King et James Baldwin. James Baldwin n’est pas le premier, ni le seul à le sentir et à le dire. Le regretté Ernest Gaines qui vient de disparaître, et avant lui Claude McKay, Chester Himes, Richard Wright, Langston Hugues et quelques autres, artistes et pas seulement, passés par la France, nous racontent dans leurs œuvres avec talent et sincérité leur soif d'égalité.

Ironie de l’histoire, la France, qui cofinance ce film en 2017, a laissé en 2018 des promoteurs immobiliers détruire une grande partie de la maison de St-Paul-de-Vence où a résidé depuis 1970 l’écrivain lors de ses séjours en France, un philosophe indispensable à la richesse de la vie culturelle de son pays d’adoption (local et national) aux côtés des Jacques Prévert, Simone Signoret, Yves Montand, la famille Renoir et quelques autres. Comme aurait pu dire Simone: «La France n’est plus ce qu’elle était…», et ça se sent jusque dans la version française de ce (bon) documentaire.

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Blue Note Records Beyond the Notes

BLUE NOTE RECORDS BEYOND THE NOTES

Blue Note Records Beyond the Notes, Film Documentaire de Sophie Hubert, produit par Mira Film/Eagle Rock Entertainment, 85mn, Suisse-USA, 2018, en version originale sous-titrée (disponible en DVD) https://bluenoterecords-film.com/fr

Blue Note Records Beyond the Notes sort en DVD à l’occasion des 80 ans de la célèbre maison de disques qui organise chaque année son festival, au mois de novembre à Paris. Sa richesse documentaire (interviews passées et récentes, photos, vidéos, extraits des prises de studio non exploitées où l’on peut saisir quelques brefs échanges entre producteurs et musiciens…) en fait un témoignage précieux de cette histoire particulière du jazz, celle de Blue Note, label entré dans la légende comme étant toujours à la pointe des «révolutions» successives, rendues possibles par la personnalité d’Alfred Lion qui liait amitié, cherchait à comprendre son temps, parlait beaucoup avec les musiciens, les encourageait à jouer de nouveaux morceaux, payait les répétitions, pendant que Francis Wolff avait toute latitude pour cadrer ses photos. Son talent de photographe fut aussi indispensable à l’identité artistique de Blue Note, comme celui du graphiste Reid Miles (1927-1993) qui, à partir du milieu des années 1950, créé les visuels des pochettes de disques: une véritable équipe d’artisans d’art. Les archives photographiques de Francis Wolff sont d’ailleurs dévoilées dans le film par Michael Cuscuna (producteur indépendant et consultant depuis 1984 pour Blue Note sur les rééditions, également créateur du label Mosaic Records) qui en est aujourd’hui propriétaire.

Le documentaire
n’évoque que brièvement les circonstances de la création du label et le parcours originel de ses deux figures tutélaires, Alfred Lion (1908, Berlin-1987, San Diego, CA) et Francis Wolff (1907, Berlin-1971, New York, NY) qui se retrouvent à New York pour échapper au nazisme. Lou Donaldson relate souvenirs et anecdotes avec un humour irrésistible, tout comme Rudy Van Gelder (1924-2016)1, le grand ingénieur du son de Blue Note (mais aussi Prestige, Verve…); ils décrivent la proximité des deux producteurs avec les musiciens (on imagine que le racisme dont étaient victimes les Afro-Américains faisaient écho à leur propre parcours); Alfred Lion et Francis Wolff étaient avant tout soucieux d’enregistrer les disques qu’ils avaient envie d’entendre. Lou Donaldson qualifie de crapules les producteurs de l’époque: «sauf Alfred qui respectait tout le monde».

Blue Note, à ses débuts, porte son intérêt sur les musiciens du premier jazz: Albert Ammons, Meade Lux Lewis, Sidney Bechet, James P. Johnson ou encore Sidney DeParis. Puis, comme Charles Delaunay à Paris, les deux amis perçoivent la valeur du bebop émergeant, Alfred Lion se prenant d’une véritable fascination, doublée d’une profonde amitié, pour Thelonious Monk. Débute ainsi une série de quatre longues sessions (1947-1952) bien que la musique de Monk peine à trouver son public. Dans la foulée, deux autres figures du bop, Art Blakey puis Bud Powell rejoignent également Blue Note, tandis que les années 1950 voient l’arrivée d’une foule de jeunes talents dont les noms vont s’inscrire dans l’histoire du jazz: Clifford Brown, Lou Donaldson, Horace Silver, Lee Morgan, Hank Mobley, pour n’en citer que quelques-uns, puis John Coltrane avec l’album Blue Trane (1957, une nouvelle «révolution» pour le label). C’est ainsi, au fil des sessions Blue Note (mais aussi d’autres labels indépendants comme Prestige, Riverside, Atlantic, Contemporary…), que se poursuit en s'élargissant la grande histoire du jazz. Ce foisonnement créatif est favorisé par l’atmosphère conviviale entretenue par Alfred Lion et Francis Wolff vis-à-vis des artistes, lesquels, en confiance, font venir d’autres musiciens, à l'instar d'Ike Quebec et Duke Pearson, véritables recruteurs du label. Herbie Hancock et Wayne Shorter, au détour d’une récente session avec Robert Glasper, longuement filmée, racontent leurs souvenirs avec malice: Art Blakey, Miles, Alfred Lion et Francis Wolff dont Herbie décrit en riant la fameuse petite danse qu’il entreprenait pendant les prises lorsque la musique lui plaisait vraiment. Ils expliquent également que, du fait qu’il n’y avait pas de pression, les deux producteurs laissaient émerger la musique sans entrave pour atteindre le cœur de l’expression. Les moyens du label restent au début artisanaux: Rudy Van Gelder se remémore avec amusement que, durant les six premières années de sa collaboration avec Blue Note (1953-59), le salon de ses parents a tenu lieu de studio d’enregistrement, jusqu’à ce qu’il fasse construire son célèbre studio à Englewood Cliffs, dans le New Jersey.

Les années 1960 sont marquées par l'intensification de la lutte pour les Droits civiques qui imprègne le travail des musiciens2. Elles seront également fécondes avec Grant Green, Jimmy Smith, Dexter Gordon, Freddie Hubbard, Joe Henderson ou les membres du quintet de Miles Davis (qui «adorait» Alfred Lion): Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Mais la belle histoire prend fin en 1966, alors que Blue Note continue d’élargir le spectre du jazz avec les musiciens free (Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette Coleman…). Le documentaire attribue paradoxalement les difficultés du label aux succès inattendus de The Sidewinder (1963) de Lee Morgan et Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver car les distributeurs auraient mis Blue Note sous pression pour ne plus enregistrer qu’en fonction du nombre de ventes. Ce n’est pas la philosophie d’Alfred Lion, qui reste un artisan d’art dans l’âme, et face aux délais de paiement rallongés par les distributeurs et en raison de problèmes de santé, il est contraint, selon le documentaire, de vendre Blue Note à 
Liberty Records, une grande compagnie dont les objectifs sont purement commerciaux. Alfred Lion et Francis Wolff restent un temps sous contrat en tant que salariés de leur repreneur, puis opposé à la méthode de travail, bureaucratique et à la politique mercantile de Liberty Records, Alfred Lion quitte le navire en 1967, tandis que Francis Wolff demeure en place jusqu’à sa mort, en 1971.

Comme pour Stax3, la volonté de prédation de l’industrie musicale, avatar de la société de consommation de masse, a eu raison d’une aventure artistique indépendante, fondatrice dans le jazz. Bien sûr, Blue Note Records, qui passe sous le pavillon d’EMI en 1979 (par le rachat de Liberty Records) puis d’Universal Music en 2012 (EMI étant racheté à son tour) existe toujours, riche du prestigieux catalogue de son âge d’or (lequel constitue encore aujourd’hui 50% des ventes totales du label) et continue de sortir de nouvelles productions. Le documentaire illustre d’ailleurs très bien, à travers l’interview de Bruce Lundvall (1935-2015), président de Blue Note Group entre 1984 et 20114, chargé de réactiver la marque après l’arrêt de 1979, la nouvelle philosophie du label qui cherche à étendre son audience au-delà des seuls amateurs de jazz. Une stratégie qui passe par le hip-hop dans les années 1980 (les DJ utilisant volontiers des samples issus du catalogue Blue Note) ou, au début des années 2000, par la chanteuse pop-folk Norah Jones, devenue le fleuron de l’ère Lundvall. Nouveau président depuis 2012, le musicien et producteur Don Was (1952) se félicite bien sûr de cette évolution hors jazz expliquée aussi par des musiciens d’aujourd’hui, entre jazz et hip-hop: Robert Glasper (p, ep), Ambrose Akinmusire (tp), Marcus Strickland (ts), Lionel Loueke (eg), Derrick Hodge (b) et Kendrick Scott (dm): on apprend par ces jeunes musiciens que la politique des années Reagan (1980-88), consistait à supprimer les programmes éducatifs et artistiques dans les quartiers défavorisés (sans doute jugés trop coûteux), privant toute une génération de l’accès à la pratique instrumentale (ce qui a fortement nuit à la transmission culturelle en matière de jazz), se rabattant sur d’autres outils d’expression (comme le hip-hop). Ils insistent sur le fait que cette carence d’éducation musicale a surtout provoqué, par désœuvrement, une explosion de violence et de criminalité, dont eux-mêmes se sentent les rescapés. Ils craignent encore davantage de violence pour l’avenir s’ils n’arrivent pas à passer le relais aux plus jeunes. C’est l’information la plus inquiétante du documentaire, même si le message en filigrane de la nouvelle «révolution» Blue Note est de conclure que le jazz n’est plus qu’une des étapes de son histoire de la même façon que les grands festivals historiques gardent l’étiquette jazz en programmant des musiques commerciales.
Ce récent film a en tous cas le mérite de mettre en évidence deux modes de production opposés: l'un artistique, l’autre répondant à des impératifs financiers.
rôme Partage et Hélène Sportis

1. Voir nos Tears.
2.
Dont l’albumFree for All d’Art Blakey (février 1964), enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage  au Congress of Racial Equality.

3. Voir notre chronique.
4. Voir aussi son interview dans Jazz Hot n°536(décembre 1996-janvier 1997).

© Jazz Hot 2019




They Live By Night

Les Amants de la nuit

Premier film de Nicholas Ray (1911-1979), produit par John Houseman, RKO, 95 mn, USA, 1948, en version originale sous-titrée, avec Avec Farley Granger, Cathy O'Donnell, Howard Da Silva et Marie Bryant1.
https://www.cinematheque.fr/cycle/nicholas-ray-526.html



Ce roadmovie fait partie de la rétrospective de l’œuvre de Nicholas Ray présentée par la Cinémathèque de Paris du 29 août au 28 Septembre 2019; il est une sorte de matrice d’un Nicholas Ray originel, de sa vie d’avant le cinéma, quand il partageait les expériences jazz, cabaret, littérature et poésie délirante de Max Gordon (1892-1978) au Vanguard, celles d’Alan Lomax (1915-2002) collectant les musiques de l’Amérique pour le Gouvernement, dont «Back Where I Come From» (https://www.loc.gov/item/afc2004004.ms040114/), de sa vie quand il côtoyait Lead Belly et Woody Guthrie, le Group Theatre d’Elia Kazan ou qu’il travaillait sur Voice of America (à partir de 1942), «la voix de l’Amérique», où il avait été recruté par son futur producteur John Houseman. Toutes ces expériences sont regroupées dans ce premier film… un état des lieux de sa construction culturelle.
L’histoire est celle des perdants de l’organisation du monde, jeunes, sans compréhension des règles du jeu imposées par le dessus du panier, qui courent à deux vers leur perte, s’accrochant désespérément l’un à l’autre d’un bout à l’autre du film, en essayant en vain mais sans jamais y renoncer, de tenter la vie de ceux qui ont eu les bons codes à la naissance (entre crise économique, violence familiale et institutions répressives, résultant des observations et vécu du réalisateur). Dans leur course, ils passeront une soirée dans un restaurant chic tenu par la pègre officielle à New Orleans, où chante Marie Bryant («Your Red Wagon», ton «carma» dirait-on aujourd’hui quand le sort s’acharne sur ceux qui s’exposent sans savoir faire autrement), Marie Bryant, qui était aussi une grande danseuse (elle a donné des leçons à Marlon Brando dans l’école de Katherine Dunham), chorégraphe (Gene Kelly) et actrice (https://www.imdb.com/name/nm0117183/); de Louis Armstrong à Duke Ellington, en passant par Lionel Hampton, Ethel Waters, Nat King Cole ou Lester Young entre autres, Marie Bryant était reconnue et adulée.
La magie de ce film réside dans sa valeur documentaire de reconstitution historique de réseaux relationnels très denses et fertiles, à une époque où les données personnelles n’étaient pas des produits à vendre sans paiement, mais des expériences partagées pour créer de l’artisanat d’art sous toutes ses formes par l’émulation et les échanges d’humains en chair et en os.

Hélène Sportis

Marie Bryant interprète "Your Red Wagon" dans une séquence du film


1. Marie Bryant, «Your Red Wagon», séquence du film dans une boîte de New Orleans: https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=eYJOtvWYz8I
Marie Bryant (1919-1978): Jamming the Blues 1944: https://www.youtube.com/watch?v=88PwJX5gyxU








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Stax, le label soul légendaire

Documentaire de Stéphane Carrel et Lionel Baillon, produit par Arte France/Flair Production/Universal Music France, 53 min., France, 2018, en version originale sous-titrée (disponible jusqu’au 24/09/19: www.arte.tv)

L’histoire du label Stax (1957-1975) est celle d’une expérience solidaire mixte peu commune dans une Amérique agitée par les luttes liées au mouvement pour les Droits civiques. Il s’est en effet construit comme creuset incontournable d'une nouvelle création musicale se voulant authentiquement afro-américaine, la «soul music», et comme un acteur à part entière du combat pour la dignité et l’égalité mené par les Afro-Américains (avec de multiples ramifications le liant à un espace artistique et politique bien plus large), bien qu’aucun projet militant ne présidât à sa création. Le documentaire, drôle et émouvant, évoque les fondateurs de Stax, Jim Stewart (1930-), employé de banque amateur de country music, et sa sœur, Estelle Axton (1918-2004), institutrice qui hypothèque la maison conjugale sans avertir son mari pour établir leurs locaux (un studio d’enregistrement et un magasin de disques) dans un cinéma désaffecté du quartier afro-américain de Memphis, Tennessee. Ce qui aurait pu se limiter à un simple choix économique aboutit à une entreprise intercommunautaire, le magasin de disques –tenu par Estelle Axton–, devenant un lieu de vie fréquenté par les gamins et les jeunes musiciens du voisinage. Mieux encore, Estelle recommande à son frère les plus talentueux qui se retrouvent ainsi à enregistrer pour la compagnie qui s'appelle alors Satellite Records. Jim Stewart finit par délaisser la country pour le rhythm and blues et connaît une première réussite commerciale en 1960 avec le duo entre Rufus Thomas (voc) et sa fille Carla (voc): «Cause I Love You» (1960), lequel attire l'attention d'Atlantic Records, la célèbre maison disques fondée par Ahmet Ertegün (Erroll Garner, Ray Charles...), qui noue un premier partenariat avec Satellite Records. Après un deuxième succès important, avec le titre «Last Night», des Mar-Keys (1961)1 -une formation, au départ, de musiciens euro-américains mais qui inclut rapidement des membres afro-américains-, le label prend le nom de Stax (une autre firme du nom de Satellite le poursuivant en justice). Autre «tube» issu de la politique intégrationniste de Stax, celui du quartet «mixte», Booker T. & The M.G.'s (du nom du pianiste/organiste Booker T. Jones) avec «Green Onions» en 1962. Comptant également dans ses rangs Steve Cropper (g), Booker T. & The M.G.'s devient le nouvel orchestre maison2. Steve Cropper accompagne par la suite d'autres artistes venus enregistrer à Memphis, à la demande d'Atlantic: Otis Redding (voc) en 19623 -dont le guitariste évoque le souvenir avec émotion- et le duo Sam & Dave4, lequel se retrouve à collaborer également avec le compositeur du label, Isaac Hayes, recruté en 1964 par sa fréquentation du magasin de disques.

Progressivement, Stax propose une musique plus enracinée et reflétant l’expression de la communauté afro-américaine de Memphis sous l'impulsion d'Al Bell (1940-) dont Jim Stewart (décidément étranger à tout sentiment raciste) fait son bras droit à partir de 1965. En ce sens, Stax est positionné à l’opposé de Motown laquelle cherche à séduire le grand public avec un rhythm and blues édulcoré. Les deux labels n'en sont pas moins emblématiques de cette nouvelle «soul music», rencontre entre le rhythm and blues, le blues, le jazz et le gospel, initiée et popularisée par Ray Charles5. Homme et femme «de bonne volonté», comme aurait dit Martin Luther King, Jim Stewart et Estelle Axton créent ainsi, dans un Tennessee férocement raciste, un environnement artistique non ségrégé. La production musicale du label n'en fait pas moins écho aux événements marquant la lutte pour les Droits civiques, tel «Soul Man» de Sam & Dave en 19676. Un peu plus tôt, en mars 1967, une tournée triomphale en Grande-Bretagne et en France avait pourtant permis aux musiciens de Stax de recevoir une reconnaissance artistique qu'ils ne pouvaient espérer dans leur pays (comme les jazzmen avant eux). 

Mais cette belle histoire humaine et musicale est victime d’un réel tragique et d’une volonté de prédation. Tout d’abord, la brutale disparition d’Otis Redding (10 décembre 1967) et l’assassinat de Martin Luther King (4 avril 1968) causent un véritable traumatisme au sein du label, tandis que le second provoque une dégradation des relations intercommunautaires à Memphis (notamment) et le départ des musiciens euro-américains de Stax. Dans la foulée, Atlantic Records (récemment racheté par Warner) profite d’une clause léonine de son contrat de distribution (signé après l'arrivée d'Al Bell) pour le déposséder de l’intégralité de son catalogue et de la plupart de ses artistes. Pour survivre, le label de Memphis démultiplie les enregistrements (vingt-sept albums en un mois!) grâce à la combativité d’Al Bell, à présent vice-président. De nouveaux musiciens permettent à Stax de se relever, comme les Staple Singers7 et surtout Isaac Hayes (désormais sur le devant de la scène)8. Ce dernier est un partisan pacifique du mouvement «black power», de même que le militantisme d’Al Bell amène Stax à se porter à la pointe de la lutte antiraciste, ce qui entraîne quelques remous en interne (le départ d'Estelle Axton notamment). Un investissement marqué par le meeting-concert «Wattstax»9, du 20 août 1972 à Los Angeles, avec Jesse Jackson, commémorant, in situ, les émeutes de Watts d'août 1965. Mais l’aventure de ce label indépendant et engagé prend définitivement fin en 1975, coulé par son nouveau distributeur CBS Records, souhaitant éliminer un concurrent gênant, avec la complicité du milieu bancaire de Memphis qui fut peu empressé de sauver de la faillite cette firme indépendante, si singulière et remuante10.
Une passionnante leçon de musique, d’histoire, de sociologie, d'économie et de politique: une histoire humaine.

rôme Partage

Wattstax de Mel Stuart (1973)
1. Le documentaire commet une inversion chronologique dans son récit en évoquant le succès des Mar-Keys avant celui de Rufus & Carla («Cause I Love You»: https://www.youtube.com/watch?v=fBzYt1UXKMY).
2. Steve Cropper (né en 1941), membre des Mar-Keys et co-auteur de «Last Night» (https://www.youtube.com/watch?v=FNkXUSt9IRU) est également à l'origine du «Green Onions» de Booker T. & The M.G.'s (https://www.youtube.com/watch?v=gjgjoSsOvi4). Il poursuivra sa collaboration avec Stax jusqu'en 1970. On le retrouve en 1980 dans l'orchestre des
Blues Brothers (et des Blues Brothers 2000, 1998), film de John Landis. Par ailleurs, Booker T. & The M.G.'s composeront la musique du film Uptight (Point noir, 1968) de Jules Dassin, un thriller engagé (à l'image du réalisateur qui fut victime du maccarthysme) sorti juste après l'assassinat de Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=2alRL6oRx7w
3. Venu chez Stax pour conduire le guitariste Johnny Jenkins (1939-2006), Otis Redding (1941-1967) insiste pour chanter à la fin de la session. Sa performance impressionne Jim Stewart qui sort un premier titre sous le nom du chanteur, «These Arms of Mine» (https://www.youtube.com/watch?v=aUaO50nWnvg). Plusieurs autres ballades langoureuses feront la renommée d'Otis Redding qui devient la plus grande vedette de Stax.
4. Le duo constitué par Sam Moore (1935-) et David Prater (1937-1988), surnommé «Double Dynamite», se fait connaître avec «Hold On, I'm Coming» (https://www.youtube.com/watch?v=Fowldx4hRtI). Dans le documentaire, Sam Moore raconte (avec humour) son effroi quand Atlantic l'envoya chez Stax, dans l'Etat sudiste du Tennessee, perspective peu réjouissante pour un Afro-Américain.
5. «The Genius of Soul» développa ce genre à partir du titre «I Got a Woman» dont la mélodie fut empruntée à une chanson gospel, «It Must Be Jesus». Le mot «soul» apparaît pour la première fois avec le titre de l'album
Soul Brothers (1958, Atlantic Records) qui réunit Ray Charles et Milt Jackson. 
6. Lors des émeutes de Détroit (23-27 juillet 1967), parmi les plus meurtrières et destructrices de l'histoire des Etats-Unis, les magasins tenus par des Afro-Américains furent marqués de l'inscription «soul brothers» afin qu'ils soient épargnés par les manifestants. Inspirés par cet événement, Isaac Hayes et le parolier David Porter composèrent «Soul Man» pour raconter la lutte de leur communauté (https://www.youtube.com/watch?v=1EnM8urBBWI).

7. Originaire de Chicago, cette formation familiale a accompagné Martin Luther King notamment pendant les marches de Selma à Montgomery, en mars 1965.
8. Compositeur, pianiste, chanteur, Isaac Hayes accède à la notoriété avec l'album
Hot Buttered Soul (1969: https://www.youtube.com/watch?v=SQegEoll5Lc). Il connaîtra également le succès au cinéma, en signant la musique de Shaft (de Gordon Parks, 1971), récompensée d'un Oscar (https://www.youtube.com/watch?v=kfdW4687b_w), et comme compositeur/acteur dans le film italien Uomi duri (Les Durs, Duccio Tessari, 1974) avec Lino Ventura: https://www.youtube.com/watch?v=riyOBFpc888
9. Le concert dura plus de six heures et réunit pacifiquement plus de 100 000 personnes, avec la participation d'Isaac Hayes, Carla et Rufus Thomas, The Staple Singers, Albert King, entre autres. Il fit l'objet d'un documentaire,
Wattstax (de Mel Stuart, 1973): https://www.youtube.com/watch?v=9xJw7g1wvRw
10. Le catalogue du label fut ensuite exploité par Fantasy jusqu'à son rachat par Concord Records en 2007, lequel sort depuis de nouveaux enregistrements sous le nom de Stax.

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On va tout péter

Documentaire de Lech Kowalski, Revolt Cinéma, Arte France, 2019, 109 min.
www.lechkowalski.com/fr/video/item/53/on-va-tout-peter

Du 13 au 23 septembre, en tournée d’avant-première en France, en présence du réalisateur ou des ex-salariés, sera projeté le documentaire de Lech Kowalski sur le combat digne, solitaire et déterminé des GM&S de l’usine de La Souterraine, pour leurs emplois, qui sortira en salles le 9 octobre, après diffusion sur Arte en juin dernier. La France, démantelée de ses outils de productions et de ses emplois depuis les années 1970 pour se réduire comme une peau de chagrin à une activité touristique stérile, est secouée par les conflits sociaux filmés par des professionnels, parfois incarcérés pour avoir fait leur travail d’information, comme Lech Kowalski en septembre 2017, arrêté pour n’avoir pas coupé les caméras sur injonction policière. Le parquet a «classé sans suite» deux mois plus tard, sans doute suite à une pétition de plus de 400 cinéastes. Lech Kowalski connait «la musique»; il a été l’assistant de Tom Riechman qui a tourné le documentaire poignant sur Charlie Mingus à Greenwich Village (1966-1967, 58 min.) comprenant l’expulsion lamentable de son domicile avec ses affaires sur le trottoir (youtube.com/watch?v=lesvRFiyhLc). En 1984, Lech Kowalski fait le documentaire Rock Soup (La soupe aux cailloux, 81 min., lechkowalski.com/fr/video/item/38/rock-soup), sur l’évacuation manu militari d’un collectif autonome de «sans domicile»  pour récupérer et valoriser une mini parcelle du Lower East Side au sud de New York dont la pression immobilière rapporte tant, que chaque mètre carré doit être privatisé.

Un deuxième documentaire suivra, après l’évacuation, Chico & The People (20 min., lechkowalski.com/fr/video/item/39/chico-the-people), sur l’enregistrement à Tompkins Square de la musique de Rock Soup par Chico Freeman, des musiciens et les personnes victimes de l’évacuation. Cette tournée d’avant-première en présence du réalisateur et des protagonistes, comme l’essence de sa réflexion sur le réel au fil de sa «road-move-vie», rappelleront à ceux qui l’ont vu J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin (2019, 80 min.); car partout ceux qui se battent pour survivre, ne comprendront jamais pourquoi ils seront inexorablement dépossédés du presque rien qu’ils sont vitalement obligés d’essayer de préserver, contre ceux qui ont déjà beaucoup plus qu’il n’en faut pour vivre. Ne résistons pas aux hypothèses de réponses de Jules, berger provençal dans Crésus (Fernandel, Jean Giono, 1960, 100 min.), qui réfléchit à partir des bicyclettes (youtube.com/watch?v=e2tbtRulv0U), des grives et des chachas avec son institutrice… (youtube.com/watch?v=jdgw3puddCg). Tous les films de Lech Kowalski sont disponibles sur son site (lechkowalski.com/fr/).
Hélène Sportis
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Amazing Grace

Documentaire d’Alan Elliott et Sydney Pollack, produit (entre autres) par Sundial Pictures, Al's Records & Tapes Production, 40 Acres & A Mule (Spike Lee), Aretha Franklin…, 87 min., USA, 1972-2018, V.O. sous-titrée. Sortie au cinéma en France le 6 juin 2019; sortie DVD prévue le 6 août 2019.
www.amazing-grace-movie.com

Janvier 1972. Aretha Franklin a 29 ans. The Queen of soul est une star internationale mais également une militante féministe et des Droits civiques1. Ce n’est pas par hasard que la fille du Révérend Clarence LaVaughn Franklin opère un retour aux sources du gospel dans la modeste New Bethel Baptist Church2 située dans le quartier de Watts, à Los Angeles (théâtre des émeutes de 1965). Huit ans après la signature du Civil Rights Act et quatre ans après l’assassinat de Martin Luther King3, la chanteuse donne deux récitals, essentiellement composés de gospels traditionnels les 13 et 14 janvier en vue d’un double album live, Amazing Grace4, qui sera publié par Atlantic Records, et deviendra le plus gros succès commercial de l’histoire pour un disque de gospel (deux millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis). La Warner Bros., propriétaire du label, souhaite également filmer les concerts, espérant renouer avec la lucrative performance du documentaire musical de Michael Wadleigh, Woodstock (1970). Après avoir écarté le réalisateur Jim Signorelli, elle confie à Sydney Pollack (1934-2008)5, le soin de superviser le tournage, lequel accepte au seul nom d’Aretha Franklin. Las, en raison d’une soi-disant «erreur» technique («oubli des claps de début et de fin»: impensables avec Sydney Pollack), la synchronisation entre les images et le son se serait avéré impossible. Quelles que soient les raisons, les bandes restent dans les cartons.

Au début des années 1990, un jeune producteur d’Atlantic Records, Alan Elliott, en apprend l’existence. En 2007, il rencontre Sydney Pollack qui lui donne sa bénédiction pour en racheter les droits à la Warner (Alan Elliott hypothèque sa maison pour cela). Avec les nouvelles techniques numériques, le trésor devient enfin exploitable: en trois semaines, les quelques vingt heures de rushes (répétitions et concerts) sont synchronisées. En 2011, Alan Elliott organise une première projection du film monté. Aretha Franklin l’apprend et engage une procédure judiciaire qui bloque la diffusion du documentaire. Ses raisons demeurant obscures et confirment que l'erreur technique de 1972 n'a sans doute jamais existé. La sortie est donc bloquée jusqu’au décès 
d'Aretha en août 2018. C’est enfin sa nièce, Sabrina Owens, en charge de l’héritage, qui autorise la sortie du film après qu’il ait été visionné par la famille d’Aretha Franklin.

Amazing Grace est un document saisissant, loin des captations léchées de concert que l’on connaît aujourd’hui. Le film, en embrassant musiciens et public comme un tout, immerge totalement le spectateur dans son fauteuil de cinéma au cœur de la petite église. Le public, qui affiche sa ferveur, est ainsi un acteur à part entière (call and response propre à l’église afro-américaine et manifestations vivantes de la foi: pleurs, apostrophes, danses, transes…). De même, Sydney Pollack et ses cadreurs apparaissent régulièrement dans le champ (on voit même le réalisateur prendre des photos), ce qui nous donne l’impression d’assister au tournage lui-même et de vivre véritablement l’expérience. L’office –il ne s’agit pas de concerts– est dirigé, avec un humour irrésistible, par le célèbre pasteur James Cleveland (p, voc), une figure du gospel6. Quant à l’accompagnement, il est fourni sur le plan vocal par le Southern California Community Choir, conduit par Alexander Hamilton, et dont les membres finissent par se muer, surtout au cours de la seconde soirée, en spectateurs transis par la performance d’Aretha Franklin; sur le plan instrumental, on retrouve Ken Lupper (org), Cornell Dupree (eg), Chuck Rainey (eb), Bernard Purdie (dm) et Pancho Morales (perc), des musiciens professionnels déjà réputés.

Au sommet de son expression, Aretha Franklin s’exprime ici dans un contexte ancré dans le réel, au sein de sa communauté et en présence de ses proches: en particulier son père, le très célèbre et imposant C. L. Franklin, et sa mère de substitution, Clara Ward7, le second soir. Le premier, invité à prendre la parole, relate ses souvenirs avec sa fille encore enfant, rappelant que, pour celui qui sait écouter et ressentir, elle n’a jamais été autre chose qu’une chanteuse de gospel. En allant se rasseoir, il lui éponge la figure alors qu’elle s’est installée au piano. On perçoit alors une manifestation ce que ce qui pourrait être l'embarras d'Aretha. Autre séquence marquante de ce documentaire, l’interprétation incandescente par Aretha Franklin du célèbre cantique «Amazing Grace» (à la fin du premier soir) au cours duquel James Cleveland abandonne le piano, submergé par l’émotion, tandis que celle du public est à son paroxysme.
Enfin, quand, durant le morceau «Never Grow Old», le révérend Cleveland prend la parole pour évoquer «cet endroit où les faibles seront hors de portée des méchants», «cet endroit où vont les saints et où ils ne vieilliront pas», on pense à Martin Luther King qui, la veille de sa mort, disait avoir vu la «Terre promise», celle de la fraternité, et qui serait l’issue du combat pour les Droits civiques et pour l'égalité. De fait, bien que jamais nommé, l’ombre du pasteur de Montgomery plane sur l’assemblée.

Débarrassée du contexte show-business et des assistances gigantesques des scènes à grand spectacle, Aretha Franklin, bien qu’au centre de l’action par son talent hors norme, n’a rien ici d’une diva au sens médiatique du terme. Elle rejoint simplement la simplicité, l'authenticité et la puissance de la profondeur d'une expression comme le ferait Mahalia Jackson qui devait décéder quinze jours plus tard. Aretha devient l’une des protagonistes, la plus en vue en raison de sa voix exceptionnelle, de ce témoignage culturel fabuleux, intense, dans un moment collectif et solidaire magnifiquement filmé par Sydney Pollack. Un film essentiel sur l’histoire de la musique et de l’Afro-Amérique8.

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1. Sa célèbre version de la chanson «Respect» d’Otis Redding, en 1967, est devenue un hymne pour ces deux causes. Voir nos Tears (Jazz Hot n°685).
2. Le révérend Clarence LaVaughn Franklin (1915-1984), personnalité éminente au sein de la communauté afro-américaine, exerça son ministère à la New Bethel Baptist Church de Détroit où sa fille prodige fit ses débuts. Militant des Droits civiques, ami de Martin Luther King et de Mahalia Jackson (qui fut l’un des mentors d’Aretha et est décédée peu après l'enregistrement, le 27 janvier 1972 ), il organisa à Détroit, en 1963, une «Walk to Freedom» lors de laquelle le leader afro-américain prononça une première version de son discours I Have a Dream, deux mois avant la marche sur Washington.

3. Aretha fut également un soutien actif du mouvement, donnant de nombreux benefit concerts, notamment en 1963 pendant la campagne de Birmingham. Peu avant son assassinat, Martin Luther King lui remit, à l’occasion d’un concert à Détroit, en présence de son père, le «Southern Christian Leadership Conference Leadership Award» (voir photo et article: dreamdeferred.org.uk).

Lors de ses funérailles, en avril 1968, elle donna une poignante interprétation de «Precious Lord Take My Hand» qu’elle chante également sur
Amazing Grace. Par ailleurs, elle prit fait et cause pour Angela Davis en 1970.
4. Atlantic/Flashback Records 8122-75717-2. Extraits disponibles à l’écoute.

5. La présence de Sydney Pollack
dans ce projet ne doit également rien au hasard: sa filmographie a multiplié les thématiques et les collaborations notamment liées aux Droits civiques: Sidney Poitiers, Quincy Jones (Trente minutes de sursis, 1965), Burt Lancaster (Les Chasseurs de scalps, 1968), On achève bien les chevaux (1969), charge terrible sur la négation de la dignité humaine.
Jazz Hot Spécial 19976. James Cleveland (1931-1991), originaire de Chicago, a eu une carrière à succès en tant que pianiste, chanteur, composeur et arrangeur. Il a sorti de nombreux enregistrements, essentiellement live, pour le label Savoy. Très lié à la famille Franklin (il fut un temps directeur musical de la New Bethel Baptist Church de Detroit et vécut chez les Franklin), ce pédagogue et promoteur très dynamique du gospel fut l’un des soutiens de la jeune Aretha (voir biographie et discographie dans
Jazz Hot n°541).
7. Célébrité du monde du gospel, Clara Ward (1924-1973) fut, avec Mahalia Jackson et Marion Williams, l’autre figure tutélaire qui marqua la jeune Aretha Franklin. Elle fit ses débuts au sein du groupe familial conduit par sa mère Gertrude, The Ward Singers (1931-1952) et effectua le reste de sa carrière sous son nom. Elle entretint une longue liaison avec C.L. Franklin (séparé de la mère d’Aretha depuis ses 6 ans, laquelle décédera quatre ans plus tard) et eut un rôle déterminent dans le déclenchement de la vocation d’Aretha et de ses sœurs.

8. On retrouve dans Jazz Hot de nombreux numéros sur la musique religieuse afro-américaine, en particulier la série «I Hear Music in the Air» du n°531 (1996) au n°542 (1997), n° Spécial 1997.

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Archie Shepp in Session at Arte Studio


Documentaire/concert de David Guedj, produit par Arte France/Oléo Film/Archieball, 50 min., France, 2019, en version originale sous-titrée (disponible sur Arte.tv jusqu’au 13/02/20)

A 82 ans, Archie Shepp raconte sa vie d'homme et retrace son parcours artistique à travers une alternance d’anecdotes et de morceaux joués en studio en compagnie de son quartet (Carl-Henri Morisset, p, Matyas Szandai, b, Steve McCraven, dm). Cet enregistrement, qui a eu lieu le 14 mai 2019, crée une forme d’intimité entre le saxophoniste et le spectateur, tant par la sobriété de sa mise en scène qui permet ainsi d’aller à l’essentiel, au fond du propos, que par le naturel des échanges live entre les musiciens. Les tensions racistes et la condition des Afro-Américains constituent le fil rouge de son récit: du lynchage d’un homme (épisode traumatisant qui a précédé de peu sa naissance), à sa propre peur de marcher dans les rues de New York au bras de sa première épouse, blanche (souvenir se plaçant en parallèle de celui qu’il restitue de Charlie Parker qui, dans la même situation, affichait une décontraction totale). Une thématique illustrée musicalement par un poignant «Sometime I Feel Like a Motherless Child», chanté, ou encore un «Dedication to Bessie Smith's Blues» de sa composition. Archie évoque également John Coltrane, le «grand-frère», Miles Davis ou son propre père, musicien semi-professionnel qui l'a initié au banjo. On retiendra une séquence savoureuse: la démonstration de hambone (ou juba dance, danse remontant à la période de l’esclavage, consistant à se taper ou tapoter jambes, bras, poitrine et joues comme une percussion) donnée par Steve McCraven, dont on perçoit ici la complicité ancienne avec le créateur d’Attica Blues.

Un documentaire qui agit comme un «révélateur» accessible à tous les publics pour arriver à faire le lien entre réalité de la vie, perception sensorielle et expressivité musicale, pour comprendre et ressentir l’origine de la profonde humanité de cet art appelé «jazz».

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Swing Time in Limousin




Swing Time in Limousin


Documentaire de Dilip et Dominique Varma, 
produit par Plus2com! Productions, 75 mn, France, 2018




A voir jusqu’au mardi 11 juin 2019 au cinéma Le Saint André des Arts, Paris 6e, http://cinesaintandre.fr/
en présence des réalisateurs (4 juin) et de Claude-Alain Christophe, président du Hot Club de Limoges (11 juin)


 




Ce documentaire a été réalisé dans le cadre de la série d’événements organisés en 2018-2019, Hot Vienne, Limoges se la joue jazzHarlem à Limoges, autour du legs à la Ville par Jean-Marie Masse (Limoges, 1921-2015, homme de radio, producteur et batteur), de ses archives1. Mais revenons au documentaire qui raconte, sans s'étendre et sans approfondir l'histoire du jazz en France (les amateurs de jazz trouveront les repères avec la création de ce hot club de Limoges en 1948 et la vision du jazz exposée par les acteurs de ce film), la filiation d’Hugues Panassié (donc plutôt en province) au travers d’un groupe d’amis qui se fédèrent autour de rencontres avec des musiciens afro-américains, de concerts, d’un hot club, d’une radio2, de musiciens du cru, dont les enfants deviendront parfois amoureux du jazz, voire musiciens eux-mêmes (comme Pierre et Simon Boyer, l’un saxophoniste, l’autre batteur). 

La maîtrise claire et dense par le montage alterné d’archives, considérables, à traiter avec des regards très récents (Liz McComb, Dany Doriz et Gigi Chauveau, les «décideurs-acteurs» de cette aventure qui continue, chacun avec la sensibilité de sa propre mémoire) permet de reconstituer une chronologie, d’illustrer et d’éclairer les propos sur cette partie de l’histoire de l’implantation du «jazz d’Amérique» en France provinciale, de focaliser sur l’importance des liens humains et de la transmission orale de proximité quand on n’a pas toujours les moyens de mettre en valeur des artistes; le temps, la patience, la volonté, la disponibilité, l’imagination, l’écoute, les collections, les techniques successives, les savoir-faire mis en commun (disques, photographie, film, archivage, organisation, son, radio…), l'amour du jazz sans calcul et sans limite, toujours dans la convivialité de la table et des échanges, compensent largement et avantageusement des moyens professionnels de structures commerciales, car il y a une véritable ligne artistique qui se dégage de cet ensemble. 

Le talent des réalisateurs est surtout, et enfin, d’avoir posé cette première pierre solide pour la reconstitution de l’histoire très singulière d’artistes ségrégués chez eux, accueillis au sein des familles avec une réelle amitié, reconnus, certains mêmes adulés pour leur art, partout en France, et pas seulement à Paris comme on pourrait le penser trop souvent, dans le sillage des armées de libération des deux guerres. Ce qui aurait pu n’être que sinistre (la ségrégation, le racisme des deux côtés de l’Atlantique, les guerres mondiales, des militaires –parfois musiciens– non nationaux stationnés à l’étranger) a muté en véritable fête d’échanges et d’ouverture, révélant l’art du jazz avec ses valeurs: l’universalité, la liberté, la chaleur humaine, le rapprochement de la «tête et du corps» (la danse), retrouvant ainsi une perception enfin complète, un sens et une pratique populaires de l’art: d’indispensables reconquête et réappropriation du réel, dans le monde des apparences.

Ce documentaire reconstitue également une dimension aujourd'hui complètement occultée, c'est-à-dire la dimension véritablement démocratique qui a présidé à la vie du jazz pendant quelques décennies en France (l'histoire des hot clubs, des familles, des ami-e-s, dévoué-e-s au jazz, des organisateurs bénévoles, des collectionneurs, véritables musées vivants capables et responsables de transmission) qui ont, sur le mode associatif et sans subventions, fait vivre le jazz, en toute indépendance depuis les années 1930 jusqu'aux années 1980, et jusqu'à l'accaparement par la politique et par le ministère de la Culture 
de ce secteur du jazz, si valorisant sur le plan marchand et de «l'image», justement par sa dimension artistique indépendante, intègre dans ses motivations, et qui a permis une telle diversité esthétique et d'expressions, y compris dans la mise en valeur d'artistes de différentes générations. Ici, c'est la jazz mainstream, le blues et le gospel, dans d'autres lieux, si on pouvait faire d'autres documentaires aussi denses que celui-là, ce serait le jazz traditionnel, le bebop, le jazz de Django, le free.

Même si aujourd'hui, il en subsiste quelques traces, comme ce hot club de Limoges, cette histoire indépendante et populaire du jazz en France, qui a si bien accompagné le jazz, un art populaire, est aujourd'hui du passé, vaincue par l'esprit mercantile et normalisé de la société de consommation, de masse et de mode, si antidémocratique, et par l'esprit de système d'institutions qui ont perverti l'histoire à grand renfort de subventions et de clientélisme.

Nul doute que les artisans de ce bon documentaire, primé au New York Jazz Film Festival 2018, et invité d’honneur à Sarasota, Floride3, n'ont pas été si loin dans leurs réflexions, et c'est ce qui fait la fraîcheur et la bonne humeur de ce documentaire qui s'attarde sur la dimension humaine et artistique de cette autre «aventure du jazz» (en référence au film de Louis Panassié sorti en 1972), mais qui restitue, sans en avoir l'air, un monde aujourd'hui oublié reposant sur d'autres valeurs, malgré ses imperfections d’alors…

Si et quand le DVD sortira? Nous vous tiendrons évidemment informés!





Green Book


Sur les routes du Sud


Film de Peter Farrelly, musique et coach musical Kris Bowers, avec Mahershala Ali et Viggo Mortensen, produit par Jim Burke/Brian Currie/Peter Farrelly/Nick Vallelonga/Charles B. Wessler, Participant Media, DreamWorks, 130 mn, USA, 2018, en version originale sous-titrée




Ce roadmovie multiprimé, notamment pour le casting, raconte l’histoire (vraie) du chemin improbable de deux nécessités de survies aux antipodes (instruction, métiers, sensibilités, quartiers, communautés, pratiques sociales et individuelles…) et à fronts renversés des idées reçues bien étiquetées (toujours fausses sur «la vie des autres»), pendant huit semaines d’une tournée haute en couleurs dans le sud des Etats-Unis, en 1962. Cette «association» paradoxale forcée a le mérite de contraindre les duettistes (Mahershala Ali et Viggo Mortensen), un pianiste élégant, psychologue et belle plume, et «son» chauffeur, ex-videur de club new yorkais mafieux, enfant du Bronx, à réfléchir sur des expériences/observations partagées, sur les autres et eux-mêmes. 
Le rôle de «pont» qui mettra un peu de douceur dans le rapprochement entre les rugosités de ces deux peurs, est campée par Dolores (Linda Cardellini), la jolie femme cuisinière humaniste à la tête bien structurée de Tony «Lip»(embobineur) Villelonga, qui deviendra la complice indirecte du pianiste Don Shirley au parcours très singulier. 
Un film bien ancré dans le feeling-tone, travaillant la perception du réel des émotions jusqu’à vider tous les abcès, tous les excès, tous les non-dits; jusqu’à rendre nette et indéfectible une amitié qui durera jusqu’à 2013, par décès des deux amis, à moins de deux mois d’intervalle.
Une histoire si humainement forte que, perçue aussi par Nick enfant, le fils de Tony, il l’écrira pour la graver sur l’écran. Le réalisateur Peter Farrelly, descendant de grands parents irlandais immigrants, a le doigté et la précision des nuances de ceux qui portent les épaisseurs de plusieurs vies antérieures. 
Pourquoi le titre Green Book? C’était le nom du guide des lieux (hôtels, restaurants, bars…) réservés aux Afro-Américains dans le Sud pendant la ségrégation, et qui est confié à Tony pour «faciliter» le voyage de l’artiste; l’opscule avait été imaginé et publié par Victor Hugo Green (ça ne s’invente pas), de Harlem, NY (1892-1960), employé des Postes, édité de 1936 -pour les  Afro-Américains qui ont fini aussi par acheter des voitures (pour les profits, pas de ségrégation!) devenues économiquement accessibles et obligatoires pour migrer et trouver du travail par la combinaison « explosive »  du taylorisme, du diesel, du New Deal post-crise de 1929- jusqu’en 1966, deux ans après le Civil Rights Act du 2 juillet 1964 interdisant les discriminations, point d’aboutissement du combat de Martin Luther King.
Au début du film, un indice en forme de clin d’œil à Charles Mingus (une affiche de concert) qui, lui aussi, a été rejeté par les cadres racistes de la musique classique par peur de la concurrence. Un film qui ne laisse rien au hasard, et qui permettra à beaucoup de découvrir un personnage, Don Shirley (1927-2013), le grand pianiste, concertiste, compositeur classique et pas seulement car il se frotta aussi à la musique populaire, un autre André Previn, en quelque sorte, afro-américain au lieu d'euro-américain.
Il eut le privilège et la particularité d'étudier la musique à Leningrad dès l'âge de 9 ans (en 1936, inimaginable!!!) en raison de ses dispositions exceptionnelles pour la musique et le piano en particulier. Il donna son premier concert classique professionnel à 18 ans avec le Boston Pops dans une soirée consacrée à Tchaïkovski. Il a également étudié la psychologie à l'Université, et il l'a pratiqué professionnellement. Sa carrière est donc atypique entre concerts classiques (il fut l'un des trois pianistes solistes invités à la Scala de Milan avec Arthur Rubinstein et Sviatoslav Richter, pour un concert consacré à Gershwin), concerts de jazz (il réalisait une synthèse entre sa manière classique et ses racines très originale), ses activités de psychologue à partir de son expérience musicale. Il connut même un important succès public avec un très beau thème «Water Boy» qui fait directement référence à ses racines afro-américaines, jamaïcaines en particulier. Il multiplia les récitals en mêlant tout ce qui fait sa richesse et sa complexité. Des enregistrements témoignent de sont art.
C'est donc un film, qui pour avoir distrait un important public avec humour et amertume en inversant les rôles dans la société américaine, n'en est pas moins très profond, et d'abord par le caractère authentique de cette histoire qui en dit plus sur les questions sociales, raciales et artistiques qui traversent encore la société américaine que beaucoup d'ouvrages savants. La performance des acteurs est également remarquable.
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019

Pr. Don Shirley
Live 2001, benefit concert in Detroit MI, «Happy Talk» (Rogers-Hammerstein), Robert Field (b)

https://www.youtube.com/watch?v=EQdUljb4tLc
Live 1955, Don Shirley (p), Richard Davis (b), «How High is the Moon» , TV program, Laszlo Pictures
https://www.youtube.com/watch?v=H6XZ7XiNdi8

Biographie audio
https://www.youtube.com/watch?v=uF9zsNlAP5k
https://www.youtube.com/watch?v=-FVl6SfQi-Y


Lost Bohemia, documentaire de Josef Astor, 2010, Laszlo Pictures, USA, 77 mn
https://www.imdb.com/title/tt1763245/fullcredits?ref_=ttpl_ql_dt_1
https://www.youtube.com/watch?v=jptfPNncs-w (minute 0’43'')


Ragtime

Drame historique de Milos Forman (155 min., USA, 1981)
Re-sortie en France le 27 mars 2019

Contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, Ragtime de Milos Forman n’est pas un film musical. Cette œuvre méconnue du cinéaste américano-tchèque, sortie en 1981 (l’année suivante en France), fut un échec commercial et demeura invisible durant plus de trente ans. Elle ressort aujourd’hui au cinéma, dans une version restaurée, et en DVD (Arte Éditions), un an tout juste après la disparition de son auteur. Elle dresse un tableau baroque de la bonne société new-yorkaise de 1906 et, en contre-champ, celle rude mais bouillonnante des émigrés d’Europe de l’Est (l’ascension inattendue de l’un de ces nouveaux arrivants renvoie au propre parcours du réalisateur) et enfin celle de la communauté afro-américaine, vivant déjà au rythme des musiques syncopées. On y suit les destins croisés d’Evelyne, jeune femme en quête d’émancipation, rêvant de s’accomplir dans le milieu du spectacle et d’une paisible famille bourgeoise (le mari, l’épouse et le beau-frère), corsetée dans les conventions, et se trouvant percutée par le combat pour sa propre dignité du pianiste Coalhouse Walker Jr., victime d’une injustice raciste.
Ce qui débute comme une fresque élégante et colorée de la Belle Epoque, se transforme au fil du récit en une critique acide de la société américaine qui, tout en embrassant la modernité et les promesses du XXe siècle naissant, fonctionne encore sur des schémas de pensée inégalitaire face auquel une partie des protagonistes est amenée à se positionner progressivement selon sa morale personnelle.
Ragtime parvient à traiter avec une profondeur certaine, et sans se départir d’une forme de légèreté et d’humour, de la question du choix de vie, par ambition ou par sens moral intégré ou conscientisé.

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© Jazz Hot 2019

 




Robert Mitchum


Nice Girls Don't Stay for Breakfast


Film de Bruce Weber, produit par Nan Bush & Just Blue Films, 90 mn, USA, en version originale sous titrée, sortie en salles le 27 février 2019. http://www.larabbia.com/films/nice-girls-dont-stay-for-breakfast/




Ce portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet 1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars 1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur de New Orleans, Harry Connick Jr. 
Le noir et blanc est l’un de ses moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur, compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses proches, personnels et professionnels. 
Ses fils conducteurs sont les femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de Géorgie;  déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre: un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art authentiquement populaire.
Livre Mitchum x Weber

Mitchum x Weber

par Bruce Weber



Mitchum x Weber, La Rabbia, Paris, parution 20 février 2019, édition numérotée 1500 ex., 68p, format 240mm x 315mm,  http://www.larabbia.com/books/mitchum-x-weber/

Afin de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma, comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi  des perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
Hélène Sportis
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019

Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018

Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.

Hélène Sportis et Jérôme Partage


Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.


© Jazz Hot n°685, automne 2018


 

Detroit
Drame historique de Kathryn Bigelow (143 min., USA, 2017)
Sortie en France le 11 octobre 2017

Ce film réalisé par Kathryn Bigelow sur un scénario de Mark Boal, journaliste, a été sorti en mémoire des 50 ans des événements; il  relate, dans une reconstitution factuelle clinique, plusieurs scènes survenues lors des émeutes de juillet 1967 à Détroit, tant dans des ambiances collectives (scènes de rues, des locaux de polices, concours pour la Motown, tribunaux) que de huis-clos, dont l’une des exactions s’est déroulée à l’Algiers Motel. Ce rappel historique de violence institutionnelle extrême permet une nouvelle fois de mettre en perspective les motifs (raciaux) avec les conséquences multifactorielles graves et durables sur une société, et de comprendre à quel point la trame dramatique d’une situation antérieure donnée ne se redresse jamais, car elle oblige les humains à se dépasser, ce qu’ils ne font que très rarement, surtout quand leurs avantages et privilèges en dépendent. A Detroit plus encore qu’ailleurs aux Etats-Unis, et y compris sous la récente présidence Obama, les difficultés des Afro-Américains, n’ont fait qu’empirer (augmentation des inégalités à la fin de son second mandat), allant jusqu’à la déclaration de  faillite de la ville en juillet 2013: «Motor City» a perdu son industries, ses emplois, 60% de sa population, 90% de sa superficie habitable, la moitié des 40% restants de ses habitants étant sans emploi, ils sont à la rue, les collections d’art sont en péril, les retraites publiques, les prestations de sécurités, sanitaires et sociales ont été drastiquement réduites, mettant des personnes âgées à la porte des maisons de retraites, parfois à la rue aussi. Le bilan  aujourd’hui: les finances municipales seraient assainies au prix de cette saignée, l’automobile a fait place à la mode du moment, l’agriculture bio, surtout quand le prix de la main d’œuvre reprend le chemin des champs de coton. Ce qui fait que certains manipulateurs pensent que Kathryn Bigelow et Mark Boal n’étaient pas «légitimes» pour faire un tel film, est que rappeler les périodes ouvertement honteuses de l’histoire d’un Etat envers ses citoyens, empêche les esprits de s’endormir dans un révisionnisme déculpabilisant. On pourrait croire que la musique, la Motown, ne concerne que les oreilles et le plaisir, c'est pourtant bien plus compliqué...

Jazz Hot

Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

 

A Great Day in Paris
Cinéma Le St André des Arts (Paris 6e), 17 mai 2017

Le 17 mai, Michka Saäl nous conviait à la première du film A Great Day in Parisau cinéma Le St André des Arts à Paris. Cet événement s’inscrit dans le cadre des découvertes de St André, sélection authentique s’il en est, tant A Great Day in Parisest surtout une histoire d’amitié. Tout à commencé en 2008, pour les 50 ans de la fameuse photo «A Great Day in Harlem» d’Art Kane, donnant à Ricky Ford l’idée de reproduire l’évènement à Paris avec des musiciens de Jazz qui vivent en France. Après presque un an de gestation, une photo a enfin été prise à Montmartre, scène immortalisée par le photographe Philip Lévy-Stab. La cinéaste d’origine tunisienne Michka Saäl, formée en histoire de l’art et en sociologie à Paris et en Cinéma à Montréal, passionnée par les liens qui unissent les êtres, a ainsi décidé de réaliser un court-métrage sur l’exil des musiciens de jazz. Ce documentaire, sur la réunion de plus de soixante-dix jazzwomen et jazzmen vivant en France, est entrecoupé d'entretiens avec des musiciens comme John Betsch, Sangoma Everett, Bobby Few, Ricky Ford, Kirk Lightsey, Steve Potts, et quelques autres, réalisés le plus souvent à domicile, favorisant ainsi les anecdotes et l’humour. A cela s'ajoute des prises de vues de Montmartre, lieu de retrouvailles pour cette petite communauté d'artistes; la dernière séquence étant, bien sûr, le moment de la prise de vue sur les marches.

© Patrick Martineau

Ce 17 mai, au cinéma St André des Arts, Sangoma Everett, Bobby Few, et Ricky Ford avaient fait le déplacement, ainsi que Curtis Young, historien du jazz,et quelques amis et fidèles tels que Trevor, Alfie. Le public, très réactif, a ponctué la projection de ses exclamations et de ses rires.Michka Saäl, visiblement très émue, a pris la parole à la fin de la projection pour rappeler la genèse et les étapes de construction du film, après quoi elle fut très applaudie. Bobby et à Ricky sont intervenus pour témoigner à leur tour et ont tenu à remercier Michka pour sa persévérance.

Pour ma part, je suis intervenu au nom de Jazz Hot pour rappeler qu’en 2016, pour célébrer «l’International Jazz Day», la chanteuse Denise King et le danseur chorégraphe Brian Scott Bagley avaient aussi organisé une photo sur l’esplanade du Trocadéro (voir Jazz Hotn°675).

 

Texte et photo: Patrick Martineau

© Jazz Hot n°680, été 2017

 



Miles Ahead
Biographie de Don Cheadle (100 min., USA, 2015)
Sortie en France le 17 juillet 2016 et le 24 janvier 2017 (VOD)

L'idée d’un film sur la vie de Miles Davis est apparue de manière détournée à Don Cheadle en 2006, lorsque le trompettiste a fait son entrée au «Rock and Roll Hall of Fame». Soutenu par le neveu du jazzman, le projet de l'acteur (qui est également un "fan") a manqué de s’interrompre à plusieurs reprises, faute d’argent. Cheadle est cependant parvenu à réunir les fonds nécessaires en 2014, grâce au financement participatif, faisant de ce «biopic» un film complètement indépendant, bénéficiant également de l’appui et de la notoriété de l’acteur britannique Ewan McGregor. Distribué aux Etats-Unis par Sony, propriétaire d’un grand nombre des albums de Miles, à travers sa filiale, Columbia Records, le film a connu une promotion discrète. Il a été présenté en clôture du festival du film de New York, en octobre 2015, avant de sortir, le 1er avril 2016, dans seulement quatre cinémas américains! En France, le film est arrivé dans l’été 2016, de façon tout aussi furtive, si ce n’est l’avant-première organisée à Marseille par le festival Jazz des Cinq Continents. Il est depuis janvier dernier visible en «vidéo à la demande» (VOD).
Plutôt qu’un récit de carrière, Miles Aheadévoque les démons du trompettiste pris dans une course-poursuite, à la recherche d’un enregistrement volé, et épaulé dans sa quête par un journaliste du magazine Rolling Stone, (Dave Braven alias Ewan McGregor). L’action se situe pendant la période de retrait de Miles, à la fin des années soixante-dix, entrecoupée de flash-backs. On notera à ce titre les similitudes avec Born to Be Blue sur Chet Baker. Les deux films choisissant d’aborder (sans doute pour son intensité dramatique) des moments d’extrême vulnérabilité du héros-musicien, d’éloignement de la scène et du public ainsi que l’emprise de la drogue. Ces thèmes – notamment l’addiction – étaient également présents (et pour cause) dans d’autres biopics jazz comme Bird (Clint Eastwood, 1988) ou Ray(Taylor Hackford, 2004). Mais ces long-métrages relataient la vie de leur sujet sur le long-court.
Malgré toute la bonne volonté de Don Cheadle pour incarner le jazzman, restituant ses mimiques, sa voix, ses postures et utilisant même une de ses trompettes, l’histoire peine à décoller et à faire oublier les inexactitudes. Supervisée au départ par Herbie Hancock, la direction musicale du film a été finalement assurée par Robert Glasper et c’est l’élément le plus réussi de cette œuvre! Il faut, par ailleurs, rappeler qu’en 2016, à l’occasion du 90e anniversaire de Miles, le pianiste a également publié Everything’s Beautiful (Columbia-Legacy), un album aux accents jazz, hip hop et soul sur lequel il mêle habilement des enregistrements originaux du trompettiste à des samples inédits, comme des instructions données par Miles en studio après de faux départs.

Michel Antonelli

© Jazz Hot n°679, printemps 2017

 



Born to Be Blue
Biographie de Robert Budreau (97 min., Royaume-Uni, Canada, USA, 2015)
Sortie en France le 11 janvier 2017

Ce «biopic», agrémenté d’éléments de fiction, consacré à Chet Baker, relate la période où l’existence du musicien bascule après ce tristement célèbre épisode de 1966 où le trompettiste est passé à tabac dans un parking. Agression qui lui laisse la mâchoire fracassée, le privant de la capacité de jouer de son instrument. Le film raconte comment sa petite amie, Jane, parvient à lui faire traverser cette épreuve et remonter sur scène.
Dans l’atmosphère glauque d’un Los Angeles à la James Ellroy, l’ange déchu, ancienne belle gueule, cherche à fuir les démons qui le hanteront toute sa vie. Le climat musical est bien restitué et la photographie, qui alterne couleur et noir et blanc, nous fait penser à des pochettes d’albums de l’époque. Ethan Hawke, dans le rôle de Chet, félin déglingué par la drogue, livre une prestation au fil du rasoir et se prête parfaitement à revêtir les oripeaux de l’ex-vedette du jazz weast coast dont le succès reposa davantage sur l’image que sur la qualité du jeu. Le défi est ainsi porté sur la scène du Birdland où il doit s’exécuter devant ses pairs, en l’occurrence Dizzy Gillespie et un Miles Davis assez impitoyable.
Ce film est à voir en parallèle avec Let’s Get Lost (1988) deBruce Weber, formidable documentaire où Chet Baker se livre à cœur ouvert, ôtant tout élan nostalgique vis-à-vis de son personnage. Le titre Born to Be Blue est tiré d’une composition du trompettiste qui a été aussi enregistrée par Grant Green et Freddie Hubbard.

Michel Antonelli

© Jazz Hot n°679, printemps 2017

 



La La Land
Biographie de Damien Chaselle (128 min., USA, 2016)
Sortie en France le 25 janvier 2017

La première vocation de Damien Chazelle (32 ans) était d’être batteur de jazz. Ne s’estimant pas suffisamment talentueux, il s’orienta vers des études de cinéma. L’apprentissage de l’instrument, parfois douloureux, il l’a raconté dans son premier film, Whiplash(2013) qui mettait face à face un maître abusif et son élève. Avec ce deuxième long-métrage, La La Land, Damien Chazelle (également scénariste) place encore une fois son histoire dans un contexte jazz: cette comédie musicale, qui se veut un hommage aux classiques du genre des années 40 à 60, met en scène la rencontre et la relation entre Mia (la touchante Emma Stone), actrice tentant de faire carrière à Hollywood, et Sebastian (le fringuant Ryan Gosling) pianiste de jazz courant le cachet et dont l’ambition est d’ouvrir un club à Los Angeles. Soit deux personnages portés par leur rêve (en l’occurrence le rêve américain, celui qui appelle à s’élever, à accomplir), qui vont bien entendu tomber amoureux, mais également devoir effectuer des choix entre leurs aspirations et leur amour. A ce titre, notamment, le film – largement salué pour ses vertus euphorisantes –, sans être véritablement profond, n’est pas si léger. Sebastian, qui vit au milieu de ses reliques (portrait de Coltrane, etc.), est de ces amateurs de jazz intransigeants qui n’acceptent pas sa mise au goût du jour à des fins commerciales et fustige le grand public trop ignare pour s’y intéresser. Il rêve d’un club où l’on joue un jazz «pur et dur», celui de Basie, de Parker, et dont l’inévitable succès sera l’accomplissement de son grand-œuvre: «sauver le jazz»! Cause perdue pour son ami Keith, leader d’un groupe à la mode (interprété par le musicien de «néo-soul» John Legend), qui lui, à l’inverse, recherche l’adhésion facile du public. Ce décalage assumé de façon bravache (et qui rappelle le discours de beaucoup de jeunes jazzmen parisiens jouant middle jazz) nous rend bien sûr le personnage éminemment sympathique (l’occasion de saluer également le jeu de l’acteur qui est un authentique musicien) tout comme le réalisateur qui parle à travers lui. On est donc d’autant plus déçu, qu’en dehors de quelques scènes de club assez réussies, le jazz soit absent de la bande originale signée de Justin Hurwitz. Comble du ridicule, quand après un morceau très swing, Sebastian se met au piano et exprime ses sentiments pour Mia, il nous inflige la bluette mièvre («Mia & Sebastian’s Theme») qui est la chanson principale du film. Il est fort dommage que le réalisateur n’ait pas mis son propos en pratique en nous servant tout du long de la chanson de Broadway (et pas la meilleure), au demeurant pas très bien chantée par les acteurs. Exception faite du thème d’ouverture, «Another Day of Sun», auquel est associé une excellente scène de danse; les autres manquant malheureusement d’ampleur. Au final, La La Land aligne les bonnes intentions et les références pertinentes (comme la reconstitution, dans une jolie scène finale, du Caveau de La Huchette) mais ne parvient pas à faire aboutir les idées qui auraient constitué sa réussite. Tant pis, on peut toujours se consoler en revoyant un chef d’œuvre de la comédie musicale jazz, tel Stormy Weather.

Jérôme Partage

© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017

 

Cliquez sur la pochette pour visionner un extrait de ce DVDAntoine Hervé
La Leçon de jazz : Keith Jarrett

Long As You Know, You’re Living Yours, Fortune Smiles, Coral, Köln part IIc, Spiral Dance, The Windup, Don’t Ever Leave Me, Bregenz part I, Köln part IIa, Bregenz part II, Stella By Starlight, Over the Rainbow, Basin Street Blues, My Song, Variations in Jazz
Antoine Hervé (p)
Durée: 1 h 38'
Enregistré à Grenoble (38)
RV Productions 122 (Harmonia Mundi)

En public, et seul au piano, Antoine Hervé, dont la réputation musicale n'est plus à faire, se propose d'analyser, commenter et démontrer avec beaucoup d'admiration et d'humour, et un grand sens de la pédagogie, les subtilités et l'originalité du jeu de piano de Keith Jarrett à travers quelques unes de ses œuvres les plus marquantes. La presque totalité des interventions étant filmées en contre-plongée sur le clavier, elles raviront les pianistes amateurs, qui n'ont pas eu la chance de fréquenter les classes de jazz des conservatoires, même s'il existe par ailleurs dans le commerce, de nombreuses transcriptions écrites des disques de Jarrett.

Retraçant tout d'abord la carrière précoce du pianiste et compositeur, il parcourt plusieurs étapes de son œuvre en commençant par la période, encore marquée très "rock", des duos avec Gary Burton, en jouant un medley de «Long As You Know, Fortune Smiles, et Coral» trois thèmes des années 70.
Puis il évoque «Facing You», premier de la longue série des mémorables concerts en solo, enregistrés pour ECM. S'intéressant ensuite au célèbre Köln Concert, il insiste alors sur l'énergie, et le feeling déployés par Jarrett dans cette entreprise, où, souvent installés à la main gauche à la manière d'un ensemble de bongos et de congas,les rythmes sont repris à la main droite par des "notes fantômes", tandis que ce qui reste de doigts libres s'emploie à l'improvisation, à la manière d'un Rakhmaninov façon "rock'n'roll".

La répétition de courtes cellules mélodiques, les chromatismes imbriqués, le souci de faire chanter le piano, la relation fusionnelle avec l'instrument par une gestuelle exubérante à la recherche de "l'énergie", où, les pieds ancrés dans le sol, le buste courbé au dessus des cordes il fait littéralement corps avec le piano, tout cela est lumineusement expliqué. Pour la période du « quartet européen » avec Jan Garbarek, le musicien-conférencier s'attache à décortiquer finement dans «Spiral Dance» et «The Wind Up», les formules rythmiques les plus complexes et l'utilisation des modes pentatoniques propres au style de Jarrett.

Passant ensuite à la longue saga (déjà plus de trente ans d'existence) du trio «Standards», (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette), Antoine Hervé insiste à nouveau sur la dynamique et le toucher particulier déployés pour les phrases «en cloche» (lorsque les notes attaquées avec vigueur, semblent comme disparaître puis revenir). Il relève les accords "parfaits" hérités de l'univers médiéval et baroque que Jarrett semble bien connaître, ainsi que l'influence de Bach, Debussy, Ravel, et même celle des rythmiques particulières des gamelans balinais sur son jeu, sans oublier sa filiation avec le pianiste Paul Bley.

Avant de conclure avec le célébrissime thème de «My Song», les enrichissements harmoniques de la grille d'accords bien connue de «Over the Rainbow» et une interprétation magnifique de «My Romance», Antoine Hervé nous livre (pour «Stella By Starlight») une fine analyse d'une des bottes secrètes de Jarrett. Celle-là même qui fascine les spectateurs les plus assidus de tous ses concerts en trio qui se livrent alors, pendant quelques secondes, au petit jeu de «qui trouvera le premier»... le nom du morceau avant la fin de son "introduction". Jarrett s'ingénie souvent alors, à dissimuler le thème par de multiples ruses faites de variations rythmiques et d'harmonies mystérieuses, jusqu'à ce qu'enfin, après quelques mesures, deux ou trois petites notes ne mettent fin au suspense. Alors, le bassiste et le batteur, peut-être plongés eux aussi jusque là dans la même expectative, rejoignent enfin le pianiste une fois thème , tempo et tonalité révélés, pour un développement lui aussi riche de surprises. Magistrale démonstration qui rend à elle seule ce DVD incontournable. Absolument passionnant!

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°668, été 2014



V comme Vian
Téléfilm de Philippe Le Guay avec Laurent Lucas, Julie Gayet (90 min., France, 2010)
Diffusion: France 2, 15 juin 2011, 20h35

 

C’était la première fois que l’on allait voir la vie de Boris Vian mise sous pellicule. Et on allait voir ce que l’on allait voir. Un an que le film restait dans les tiroirs de France 2, attendant le moment propice. Le moment, c’était mercredi, juste avant l’été, en prémices à l’exposition que la BnF consacrera à Vian en octobre prochain.

Le pari n’était pas évident, et le parti-pris intéressant: le scénario, que l’on doit à Didier Vinson, s’est focalisé sur l’année 1946, année charnière pour Boris Vian qui, tout en exerçant son métier d’ingénieur, écrivit en quelques mois L’Écume des jours, J’irai cracher sur vos tombes etL’Automne à Pékin, tout en consacrant la plupart de ses soirées au jazz.

Le pivot, un peu simpliste, du film, réside dans le fait que l’échec de L’Écume des jours au prix de la Pléiade, décerné par Gallimard à un auteur «maison», marqua pour Boris Vian le début de la fin de sa carrière d’écrivain. On assiste dès lors à une lente descente aux enfers artistique et personnelle.

Le paradoxe de ce V comme Vian, c’est qu’il oscille entre une extrême simplification des situations et des personnages (chez Gallimard, on est vieux, les cheveux sont blancs, et on est souvent agacé par la jeunesse et la fougue des jeunes auteurs, représentés par le seule Boris Vian ; la guerre se résume à un simple échange œufs contre tickets de rationnement…), et une ultra-précision qui perdra les moins vianistes des téléspectateurs (L’affaire Vernon Sullivan est traitée de manière peu compréhensible, les liens entre Boris Vian et le Collège de ‘Pataphysique sont pour le moins énigmatiques…).

Le montage également n’est pas très heureux. Commencer par la fin, relativement à la vie de Vian, il n’y a rien là d’original mais pourquoi pas. Sauf que l’on se perd très rapidement dans la chronologie, et les délires de Boris Vian sur son lit d’hôpital, s’ils prêtent parfois à sourire (l’apparition des deux pontes de chez Gallimard, Arland et Paulan, déguisés comme leurs personnages de L’Automne à Pékin), amènent à une série de scènes inutiles et souvent de mauvais goût (Jean Paulan fantasmé en chirurgien boucher; l’infirmier noir, devenu Vernon Sullivan, qui séduit sa première épouse Michelle).

Autre maladresse dans la réalisation: Philippe Le Guay teste plusieurs genres cinématographiques, sans ne jamais en choisir aucun. On assiste tour à tour à quelques scènes d’animation inutiles, de fausses images d’archives qui se mêlent aux vraies (la découverte du Tabou, par Boris et Michelle Vian comme chacun sait…), et des séquences oniriques mal amenées.

Enfin, à observer les dialogues entre les protagonistes, le téléspectateur éprouve quelques difficultés à se transporter dans le Paris des années 1940: le langage est simplifié, le tutoiement souvent de mise, et il faut revoir cette scène où Vian attrape Sartre et Queneau par l’épaule pour les faire rentrer dans son appartement!

Quelques notes positives toutefois: le jeu subtil des protagonistes (Laurent Lucas incarne avec justesse un Boris Vian malade et désespéré; Julie Gayet et Anne-Lena Strasse campent respectivement et talentueusement Michelle et Ursula, et Arnaud Simon interprète un Major plus vrai que nature), la belle reconstitution des décors majeurs (le Tabou, les Trois Baudets, l’appartement du Faubourg Poissonnière et celui la Cité Véron, tourné sur place), et la jolie et discrète musique de Pierre Bertrand.

Pari raté donc, pour cette première adaptation de la vie de Boris Vian. On attend la prochaine…

 

Christelle Gonzalo

© Jazz Hot n°655, printemps 2011

 

Treme
David Simon et Eric Overmeyer

HBO Home Entrertainment (Warner Bros.)

Plus que des ouvrages pseudo-savants sur le jazz comme il en paraît régulièrement en France, la première saison de la fiction Treme offre une véritable entrée dans le monde du jazz et en particulier de La Nouvelle-Orléans. Cette série, produite par la chaîne HBO et réalisée par les créateurs de The Wire (sur la vie politico-judiciaire de Baltimore), est une superbe fresque de l’après-Katrina. Le titre est révélateur: il s’agit d’un quartier dont la vitalité est particulièrement symbolique de l’importance culturelle de New Orleans (Shannon Powell et Lucien Barbarin- entre beaucoup d’autres- y sont nés). Sur le plan musical, on retrouve d’authentiques performances et apparitions du Rebirth Brass Band, de Coco Robicheaux, Donald Harrison (as), Troy Andrews (tb), Tom McDermott (p), Terence Blanchard, John Boutté (voc), Kermit Ruffins, Allen Toussaint, Dr. John, etc. La musique n’y est pas qu’un prétexte, elle est au cœur du scénario avec le personnage d’Albert Lambreaux (un Indian big chief, joué par le sobre Clarke Peters) et son fils (trompettiste bebop… infidèle à la tradition familiale!), d’Antoine Batiste (tromboniste joué par le truculent Wendell Pierce), du DJ passionné joué par Steve Zahn. On entend toutes les musiques de New Orleans, funk, blues, marching bands, swing, r ‘n b et les propos mêmes des personnages évoquent Jessie Hill, Wynton, Smiley Lewis, Wardell Quezergue… La lutte pour la survie personnelle et pour la survie d’une culture est envisagée sous toutes ses formes, de la protestation politique incarnée par le prof de fac à la virulence incontrôlable joué par John Goodman à la recherche d’un frère perdu dans les méandres de la gestion administrative en passant par une chef de restaurant qui lutte pour son établissement. La densité des références culturelles est impressionnante et elles sont, bien sûr (quand on connaît le savoir-faire cinématographique américain), intégrées à un scénario passionnant où les personnages sont magnifiquement construits, servis par des acteurs et des dialogues attachants. Cette série, par sa pédagogie indirecte, est sans doute la meilleure façon d’entrer dans la culture du jazz.

Jean Szlamowicz
© Jazz Hot n°657, automne 2011

Jazz Revisited
Hazen J. Schumacher

Jazz Museum Bix Eiben Hamburg
www.bixeibenhamburg.com


Un DVD et deux CD nous ont été adressés par ce centre culturel dont le projet de préservation du patrimoine est exemplaire. Il s’agit d’un «work in progress» de centralisation d’archives. Le point de départ vient d’Hazen J. Schumacher Jr de l’Université du Michigan (Ann Arbor) qui a fait don d’environ 1550 bandes magnétiques qui sont les émissions radiophoniques «Jazz Revisited» de 1967 à 1997. L’un des deux volets du DVD que l’on trouve en fait sur Youtube, nous présente Hazen J. Schumacher Jr et son aventure (consacrée aux disques de 1917 à 1947). L’un des principes de l’émission était de présenter des versions différentes d’un même thème, façon ludique de démontrer qu’en jazz c’est la façon de jouer qui importe plus que le thème qui n’est qu’un alibi à l’expression. Le CD JazzBix Sugar nous propose six versions de ce thème par Louis Armstrong, Lee Wiley (voc) avec Muggsy Spanier, Benny Goodman en quartet, Billie Holiday avec Teddy Wilson, et Ziggy Elman. Il s’agit d’un CD hors commerce dont le but est de faire connaître le Jazz Museum. Notons que le Jazz Museum a mis à disposition ces 700 heures et 9000 titres à la Lufthansa pour l’agrément de ses passagers. Pour célébrer l’évènement, JazzBix distribute un CD d’un titre, « Over the Waves » par Sharkey Bonano (tp) & his Sharks of Rhythm, annonçant «The legendary US-radio show will be on air in the airlines». Il semble que d’autres compagnies aériennes peuvent s’adresser au Jazz Museum pour en faire autant. Le Jazz Museum est installé à Hambourg dans des locaux neufs amenés à s’agrandir avec l’arrivée d’autres donations annoncées. Il s’agit pour l’instant de collections privées que l’on centralise, range, classe, avant de devenir d’accès publique. La première partie du DVD de présentation du Museum que vous pouvez aussi trouver sur Dailymotion, présente le lieu. La plus grande partie est logée dans un bâtiment de 1400 m2, répartie en sections (où elle est répertoriée). Actuellement, il y a environ 95 000 78tours, 75000 33tours, 1000 45tours, 6500 cassettes, 150 rouleaux de piano mécanique, 500 disques d’un amateur américain sans renseignements («Secret Jazz»), environ 2000 CD (livrets en cours d’être scannés pour faire un catalogue imagé), 1000 disques pour la radio, les bandes de Schumacher, 4000 livres, 400 photos, 400 photos, des magazines, films et partitions (http://www.bixeibenhamburg.com/stamps/118/118_fr.html). Il y a une section «Besides the jazz» (à côté du jazz), c'est-à-dire la variété de l’époque à laquelle le Jazz Museum se consacre, les «débuts» (1917?) à vers 1960, ce qui touche donc au domaine publique (pour l’instant). Ce que beaucoup rêvent de faire est donc en chantier un peu partout, avec le Jazz Museum de Hambourg ou encore le SwissJazzOrama. Et ceci va demander un investissement en temps humain considérable et qui laisse perplexe. Mais l’obligation de mémoire impose de le faire.
Nous souhaitons succès au Jazz Museum d’Hambourg.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°657, automne 2011

Louis Armstrong
Good Evening Ev'rybody

Titres communiqués sur le boîtier
Enregistré en juillet 1970, Newport
Durée: 1h 32’
Image Entertainment 0602527314020


Un témoignage incontournable qui célèbre la grandeur artistique de Louis Armstrong. On a connu des vidéos (de mauvaise qualité) qui proposaient ces extraits de concert (Newport Jazz Festival 1970. Jazz Antica; Anatomy of a performance). Albert Spevak a refait un montage et la qualité d’image et du son sont parfaites. Le boîtier est imprécis, aussi allons-nous décrire le contenu de ce document exceptionnel. Louis Armstrong qui ne joue pas de trompette est entouré d’un All Star de circonstance: Tyree Glenn (tb), Dave McKenna (p), Jack Lesberg (b), Oliver Jackson (dm) et le remarquable professionnel Bobby Hackett (cnt) qui avec affection pour Satch contrôle le bon déroulement de tout. Il n’y a pas de clarinettiste mais on voit un autre trombone qui nous paraît être Benny Morton. Le DVD débute par la répétition. D’abord, «Hello Dolly» par Louis et le All Star (les séquences musicales sont aérées par des commentaires de Louis Armstrong). On voit Joe Newman saluer Louis, Dizzy lui tendre…le pied. Puis, répétition d’ "Heebie Jeebies» (Bobby Hackett), «Jeepers Creepers» (Joe Newman), «Mack the Knife» (Jimmy Owens), «Them There Eyes» (Wild Bill Davison), «Pennies from Heaven» par Louis avec Hackett, discussion avec George Wein, «Blueberry Hill» par Louis et Hackett (excellent, avec la sourdine straight). A noter qu’à l’inverse d’aujourd’hui où les balances des produits de marketing qu’on nomme stars sont fermées au public, les répétitions de ces créateurs étaient ouvertes, d’où pas mal de monde en scène…ce qui ne perturbe en rien le roi Louis. Atmosphère bon enfant qu’on ne vivra plus.
Le film se poursuit par la répétition de l’Eureka Brass Band dans lequel brille l’alto de Capt John Handy (toujours aussi méconnu des «spécialistes» français) pour ce «The Saints ». Louis s’amuse avec Willie Humphrey (pas moins méconnu chez nous). A noter la présence de Dizzy à la trompette dans cette parade, loin de l’élitisme aujourd’hui de rigueur. Vient un «Just a Closer Walk» par Handy, Jim Robinson, Percy Humphrey (tp), Hackett et Louis qui impose le grandiose à ces quelques notes. Nous passons ensuite dans l’ordre des titres indiqués sur le boîtier aux extraits du concert (courts morceaux en entier, souvent avec l’annonce): «I Want a Little Girl» par DeDe Pierce (cnt, voc) (et le PHJB comptant Capt John Handy, Willie Humphrey, Jim Robinson, Cie Frazier, etc), «Thanks a Million» par Bobby Hackett (Dizzy et Davison se joignent à la coda), «Way Down Yonder» par Joe Newman (Dizzy vient l’embrasser), «I’m Confessin’ », plein d’humour, par Dizzy Gillespie (qui imite Louis), «Them There Eyes» par Wild Bill Davison (Ray Nance et Hackett participent à la coda), «Nobody Knows» par Jimmy Owens (solo de bugle à cylindres joué ad lib –beau, bien que sonnant un peu bas à nos oreilles), «In The Market For You» par Ray Nance (cnt, voc), «Ain’t Misbehavin’» par Dizzy, extraits de «Sleepy Time» par les six trompettes (lead mené par Joe Newman) puis par Louis Armstrong avec Hackett et le All Star qui interprètent ensuite «Pennies from Heaven» et «Blueberry Hill ». Ed Williams annonce Mahalia Jackson qui chante avec ferveur quatre titres. Louis Armstrong la rejoint pour «Just a Closer Walk », ainsi que l’Eureka Brass Band mené par Percy Humphrey et le All Star avec un Hackett qui veille sur tout. Tout ce monde poursuit dans une «Grand Finale» par «The Saints» et «Mack the Knife ». Le film se termine par, bien sûr, «What a Wonderful World» (en répétition). Il y a trois bonus: «Sleepy Time Down South », «Preservation Hall» (DeDe Pierce chante et joue «Bourbon Street Parade ») et l’interview de George Wein, artisan de l’évènement («The Story Behind the Film» avec des extraits des séquences du film). Il y a des manques, comme la prestation du New Orleans Ragtime Orchestra (avec Lionel Ferbos, tp) et celle de l’Eureka Brass Band («Lord Lord Lord », «Panama »). On écoutera les commentaires de Louis Armstrong affirmant que Bobby Hackett est son trompette préféré (ce qu’Hugues Panassié et ses disciples n’ont pas assimilé) et soulignant par ailleurs que dans l’évolution «some play ten notes and not a good one»! Bref on ne s’ennuie pas. Finalement ce DVD est aussi un hommage à l’excellence de Bobby Hackett, fin styliste. Cette nouvelle version est produite en association, notamment, avec la Louis Armstrong Educational Foundation, Inc.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°655, printemps 2011

J.M.H. Trio
Live at the Hocco Jazz Studio

Lady Be Good, Seven Steps to Heaven, Cry Me a River, Cheek to Cheek, The Best Is Yet to Come, Too Young to Go Steady, Just in Time, Have Yourself a Merry Christmas, That Old Black Magic, Never Say Yes, Too Close for Comfort, Bebop Complicity + Interview
Jean-Michel Hauser (dm), Vincent Bourgeyx (p), Pierre-Yves Sorin (b), Virginia Constantine (voc), Patrick Artero (flh)
Enregistré le 14 janvier 2010 à Paris
Durée: 1h 1' + 16' 10 (interview)
Jazzing Complicity sans numéro (www.myspace.com/jmhtrio)


Le DVD live de Jazzing Complicity qui nous donne à entendre le JMH Trio, autrement dit le trio-quartet-quintet (ça dépend des moments), disons le trio à géométrie variable de Jean-Marie Hauser, enregistré au Hocco Club de Paris, est un bon exemple de ce que peuvent donner de bons groupes de boîtes de jazz. Voir ça, sur un grand écran chez soi, est une merveille. On s'y croirait. Jean-Marie Hauser, longtemps batteur d'accompagnement de grands interprètes, est également un excellent batteur de jazz avec un toucher de batterie très élégant et très jouissif. Il joue tout à fait en équilibre avec le bassiste Pierre-Yves Sorin, lui aussi tout en nuances et avec le pianiste Vincent Bourgeyx, au phrasé aérien et vigoureux. Une ambiance jazz de boîte de jazz que vient rehausser la mignonne chanteuse Virginia Constantine, très bonne swingueuse, venue de Londres pour l'occasion. Plus un invité, le bugliste Patrick Artero (Virgina Constantine scatte à l'unisson du bugle sur «Just in Time», une splendeur). Ce jazz mainstream, c'est le jazz comme on l'aime, et il a sa touche de nouveauté, quoi qu'en disent les pisse-froid, qui veulent du neuf à tout prix et s'extasient sur un excrément pour peu qu'il fume encore. Avis à ceux qui vivent loin des caves de Paris ou d'ailleurs, ce DVD, c'est une soirée jazz comme si on y était.

Michel Bedin
© Jazz Hot n°654, hiver 2010

Jean-Pierre Derouard Swing Music Band
Hommage à Count Basie

Titres indiqués à l’image
Guy Bodet, Gilles Relisieux, Pascal Gachet, Ronald Baker (tp), Philippe Desmoulins, Ramon Fossati, Laurent Lair, Vincent Renaudineau (tb), Esaie Cid, Raphaël Illes (as), David Sauzay (ts, cl), Eric Breton (ts), Eric Levrard (bs), Antoine Delaunay (p), Ted Scheips (g), David Salesse (b), Jean-Pierre Derouard (dm)
Enregistré en 2010
Autoproduction (info@jeanpierrederouard.com)


C’est un big band bien dans l’esprit de Basie même si le répertoire regarde aussi du côté de Duke («In A Mellow Tone», «Things Ain’t What They Used To Be» mettant en vedette le remarquable Esaie Cid, dans l’esprit Johnny Hodges) et des standards («All of Me» chanté par Ronald Baker). Les solos de trompette sont assumés par Pascal Gachet («Wind Machine», «Vine Street Rumble»). Laurent Lair (tb) est aussi un bon soliste. La précision du travail de lead trompette est dû à Guy Bodet qui s’impose, tardivement dans sa carrière, comme un spécialiste de cette exigeante discipline («All of Me», etc). Quant au batteur! Une merveille de mise en place, de swing, sans effet gratuit. Jean-Pierre Derouard est un vrai batteur de big band, toujours impressionnant en solo («Wind Machine», «Magic Flea», bonus « Sing Sing Sing» avec Sauzay à la clarinette). Bien filmé et d’une bonne qualité de son, ce DVD est indispensable aux amateurs de big band.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°653, automne 2010

Alexis Tcholakian Trio
Play Time

You Don’t Know What Love Is, I Remember Clifford, E & Y, With a Song in My Heart, For All We Know, God Bless the Child
Alexis Tcholakian (p), Claude Mouton (b), Thierry Tardieu (dm)
Enregistré live au Swan Club de Paris
Durée: 1h 3’ 14’’ + 25’ 2’’ (interview)
Aphrodite Records 106018-7 (www.aphrodite-records.com)


Ce DVD, fort bien réalisé, le premier du label Aphrodite Records, a été enregistré live au Swan Club de Paris, ce qui restitue excellemment l’ambiance particulière des bons clubs de jazz. Un jazz intime, expressif, harmonieux, mainstream, tonique, par le trio piano-basse-batterie d’Alexis Tcholakian. Ce trio est superbe. Au piano, donc, Alexis Tcholakian, qui, dès les premières mesures, n’est plus là, mais dans la musique, avec elle, fredonnant par devers soi en semi-teinte à l’unisson les impros qu’il distille, tout comme le faisait Bud Powell, Oscar Peterson et d’autres. Il fascine, virtuose, mais sans étalage, avec une fluidité, une énergie, qui passent par une grande musicalité et de belles inventions. Ce sont les mêmes caractéristiques pour le contrebassiste Claude Mouton, aussi talentueux aux doigts qu’à l’archet, très impliqué, également, dans sa musique, qui l’absorbe entièrement. Ces deux-là se renvoient la balle, jubilant de satisfaction quand ils ont placé leurs trouvailles. Et pareillement, mais avec davantage de distance, pour le batteur, Thierry Tardieu, qui souligne et porte les accents. Du beau jazz mainstream comme on l’aime, élégant, vigoureux et sans afféterie. Une seule composition, très tendre, du pianiste, «E & Y» au milieu de cinq standards des années 40-50, revus sans aucune trahison. Le trio Tcholakian-Mouton-Tardieu, finalement, est un brillant trio où nul n’écrase personne, où chacun est là pour servir les autres et, par conséquent, pour servir la musique. Un DVD qu’on reverra avec plaisir.

Michel Bedin
© Jazz Hot n°652, été 2010

Art Blakey's Jazz Messengers
Tokyo 1961 + London 1965

11 titres
Art Blakey (dm)
Avec Lee Morgan (tp), Wayne Shorter (ts), Curtis Fuller (tb), Bobby Timmons (p), Jymie Merritt (b) le 11 janvier 1961, Tokyo
et avec Lee Morgan (tp), John Gilmore (ts), John Hicks (p), Victor Sproles (b) le 7 mars 1965, Londres
Durée: 86’
Impro-Jazz 519 (Socadisc)

Art Blakey's Jazz Messengers
Live in San Remo

6 titres
Art Blakey (dm), Freddie Hubbard (tp), Wayne Shorter (ts), Curtis Fuller (tb), Cedar Walton (p), Reggie Workman (b)
Enregistré le 23 mars 1963, San Remo (Italie)
Durée: 53’ 15”
Impro-Jazz 531 (Socadisc)


En dépit de la qualité moyenne des images, voici des documents indispensables à l’amateur de jazz car sont réunies ici parmi les plus beaux combos de Monsieur Blakey. Par la grâce de l’enregistrement d’émissions de télévision (à Tokyo ou Londres) et d’un concert dans le mythique festival de San Remo, on a ainsi une vision non dénuée de nostalgie de ce que fut le grand creuset des Jazz Messengers de 1961 à 1965, sous la forme de trois moutures de luxe. La première, à Tokyo en 1961, est certainement la plus explosive tirée par d’exceptionnels Lee Morgan et Bobby Timons, et poussée par un Art Blakey au sommet de son énergie qui n’a pourtant jamais été faible. Le répertoire («The Summit », «Dat Dere», un incendiaire «A Night in Tunisia», «Yama», «Moanin’ », «Blues March») est à la mesure de ce déferlement et même Wayne Shorter qu’on a vu plus tranquille s’emporte dans cette vague. Jymie Merrit est ce grand bassiste qui a donné aux côtés de Blakey cette couleur explosive sans pareille. Il possède un son très mingusien (puissant marqué par le blues) qui a cette qualité de dynamiser. Les performances du batteur comme celle de Lee Morgan sont hors normes, le sommet de l’Art avec et sans jeu de mot car l’intensité de l’origine côtoie la virtuosité expressive. On note la présence d’un big band local de Nobuo Hara sur deux titres qui aurait pu s’abstenir tant cette musique ne supporte pas l’exécution. Cela dit, ça ne dérange pas l’explosif Lee Morgan (qui mène «Pierre et le loup» dans «Blues March»), ni le swing churchy de Timmons. Si on veut respecter la chronologie, on abordera d’abord le concert de San Remo en 1963 (l’autre DVD), en sextet avec le regretté Freddie Hubbard, les excellents Curtis Fuller, Cedar Walton, Reggie Workman, et toujours Wayne Shorter. Le tempérament est important, et quand les Morgan, Merritt et Timmons ne sont plus là, quelle que soit la puissance de Blakey, le discours s’infléchit vers plus de virtuosité et de suavité, mais beaucoup moins d’intensité, et dans ce nectar des dieux, la mouture de 1961 se situe à un nuage au-dessus.
Retour de Lee Morgan en 1965 dans une formation à l’intensité plus intériorisée («Lamont for Stacy»), marquée par cette tonalité d’époque qui donne plus de gravité à l’ensemble. Pour cette émission présentée par Humphrey Littleton (qui évoque Jazz Hot dans un de ses commentaires), c’est une formation rare avec John Gilmore (dans l’esprit des grands ténors du temps, Rollins et Coltrane) qui deviendra plus tard l’un des piliers de l’orchestre de Sun Ra, le jeune John Hicks qui bien entendu a écouté McCoy Tyner.
La distance qui sépare 1965 de 1961 n’est pas très importante en durée et pourtant il y a un monde entre l’atmosphère presque joyeuse de 1961 et celle tendue de 1965. L’histoire et le quartet de John Coltrane sont passés par là, le nouveau quintet de Miles Davis aussi, et si la musique reste profonde, elle porte moins la marque du leader Art Blakey, dont le jeu est même parfois dénué de ses signatures habituelles pour faire place à des nappes de sons sur ses cymbales. Pour nous résumer, il n’y a rien là que de l’essentiel!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Baden Powell
Velho Amigo

Documentaire
Durée: 54’ 21”
Universal 066 888-9 (Universal)


Réalisé par Jean-Claude Guiter qui nous avait déjà donné à chroniquer Baden Powell, Live (Frémeaux & Associés 4011, cf. Jazz Hot n°631), ce documentaire sous-titré O Universo Musical de Baden Powell est un magnifique film sur l’itinéraire artistique d’un musicien majeur du Brésil. Baden Powell est un grand guitariste et compositeur, on le sait, et ce qui ressort de cette heure passée en sa compagnie, à travers les âges (belles images d’archives avec Pinxinghina, Vinicius de Moraes, Billy Blanco, Pierre Barouh…) et les continents, à Paris ou dans son Brésil natal, avec un retour au village de sa famille, c’est l’idée que la beauté de la musique est une traduction de la personnalité des musiciens. Ce documentaire est très précieux en ce sens qu’il reconstitue la complexité de la construction d’un tel artiste, de l’apprentissage de la musique classique à l’imprégnation d’un environnement de musique populaire, aux rencontres indispensables, et aux prises de risques nécessaires: celle d’abord de partir à l’aventure à Rio, à Paris. C’est ce type de film qui permet d’approcher le processus de la création. Sans oublier le plaisir évident de retrouver en live la simplicité de Baden Powell donnant à entendre une musique d’une grande complexité et pourtant si universellement abordable.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Ben Webster & Dexter Gordon
Tenor Titans: Copenhagen 1969, London 1969

5 titres par le quintet de Ben Webster enregistré à Londres le 20 décembre 1964
Ben Webster (ts), Ronnie Scott (ts), Stan Tracey (p), Rick Laird (b), Jackie Dougan (dm)
4 titres par le quartet de Dexter Gordon enregistrés à Copenhague en mars 1969
Dexter Gordon (ts) Kenny Drew (p), Niels-Henning Ørsted Pedersen (b), Makaya Ntshoko (dm)
Durée: 48’
Impro-Jazz 516 (Socadisc)


Pour la première fois en DVD, mais pas ensemble contrairement à ce que laisse penser l’image de couverture et contrairement aussi au CD du même titre (Tenor Titans) édité par Storyville (Jazz Hot n°546). Nous n’allons pas bouder notre plaisir pour autant de retrouver les deux géants. La partie de Ben Webster, accompagné par une rythmique anglaise, comme il se devait au royaume de Sa Majesté, nous permet de découvrir Stan Tracey au piano et surtout l’excellent Ronnie Scott (sur «Night in Tunisia») qui ne bronche pas devant les assauts et le volume de «Big» Ben, échangeant avec un brio certain. Le répertoire est marqué sans surprise par l’empreinte ellingtonienne («Sunday», «Chelsea Bridge», «Perdido»), avec en plus «A Night in Tunisia» et «Over the Rainbow». Le Titan est fidèle à son surnom du jour, avec un son plus rauque que feutré et cette puissante poésie que ne dit pas son apparence tranquillement massive.
La partie de Dexter est enregistré au Café Montmartre, ce qui constitue en soi un document (l’ambiance y est très «familiale» et jeune), et Dexter est secondé par une formation qui sert aussi parfois son aîné Ben, puisqu’on y retrouve les grands Kenny Drew et NHØP. Le batteur sud-africain Makata Ntshoko est parfaitement à l’aise dans ce contexte. Deux thèmes seulement, mais longs sans fatiguer, un surprenant «Those Were the Days» et un de ses standards «Fried Bananas », toujours aussi réussi avec cette sonorité qui doit tant à son aîné Ben, à Lester Young aussi, et en fait tant au talent de Dexter lui-même, et toujours cette splendide voix swinguant les présentations. Un régal teinté bien sûr de nostalgie pour tant de beauté dans tant de simplicité.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Benny Carter
Symphony in Riffs

Publié en 1989
Durée: 58’
Rhapsody Films (www.rhapsodyfilms.com)


Burt Lancaster est le narrateur de luxe de ce splendide portrait de Benny Carter, une légende du jazz, musicien multi-instrumentiste, le plus souvent connu comme arrangeur, leader de big band et saxophoniste alto; mais il chante et joue aussi excellemment de la clarinette, du ténor, du piano et de la trompette, son instrument favori comme il l’indique dans l’interview qui sert de fil conducteur à cet excellent DVD, brillamment illustré de documents: photos, films, concerts, coupures de presse, témoignages. Ella Fitzgerald, André Previn, Leonard Feather, Quincy Jones et bien d’autres disent tout le bien qu’ils pensent de ce musicien très distingué qui reconnaît d’emblée trois admirations: Louis Armstrong, Duke Ellington et Johnny Hodges.
On le retrouve ici parlant de sa longue vie (1907-2003) riche des rencontres les plus extraordinaires, recevant de multiples récompenses, dont les plus récentes des mains d’un Bill Clinton dont les yeux disent clairement qu’il est à ce moment plus saxophoniste que président. Le portrait n’est ni chronologique, ni thématique, simplement une sorte de tranche de vie qui l’amène dans un club (accompagné par le regretté James Williams), dans des salles de concert à travers le monde, ou dans des lieux symboliques de l’histoire qu’il évoque dans l’interview, l’Apollo avec Ralph Cooper où il retrouve sa jeunesse à la mémoire des belles danseuses de revue, le Savoy Ballroom, les clubs, une évocation aussi de New York, d’Harlem avec images. On revit quelque peu son voyage des années 30 en Europe, la France avec l’épisode du «kidnapping» de sa fille, la Grande-Bretagne. Toutes les évocations sont illustrées de films ou photos d’époque. On part en train à travers les Etats-Unis voyage qui l’amène sur la Côte Ouest à Hollywood au début des années 40, où il s’installe et devient un arrangeur, compositeur très demandé, paraissant parfois à l’écran, composant avec une facilité exceptionnelle (on le voit at home au travail au piano), réussissant indéniablement puisqu’il conduit princièrement une Rolls Royce pour aller à son boulot. On participe avec lui à la longue marche pour la reconnaissance des droits de la population afro-américaine. On refait avec lui les tournées internationales, le JATP, au Japon surtout, on participe à des sessions d’enregistrements au studio RCA de NYC avec les Eddie Lockjaw Davis, Jimmy Heath entre beaucoup d’autres musiciens savants, a des remises de récompenses attribuées par toutes sortes d’instances culturelles, de la musique, du cinéma, des arts. On évoque sa carrière d’enseignant, car Benny Carter est devenu Docteur de nombre d’universités et écoles américaines où il se plaît à faire des conférences (Harvard, Princeton, Rutgers…), à former des jeunes musiciens (Stanley Jordan, Harry Allen…). On part en croisière sur le France rebaptisé Norway avec ses vieux amis, les Clark Terry, Buddy Tate, Illinois Jacquet, Flip Phillips, Red Holloway qui l’ont baptisé le «King», une élection par ses pairs qui en dit long. On le voit évoquer des souvenirs, avec une mémoire phénoménale sur le pont du navire avec Dizzy Gillespie, et toutes ces tranches de vie sont rythmées par son discours musical sinueux et délicatement voluptueux à l’alto, ses douces compositions qui sont autant de standards, le tout marqué du sceau de la distinction, de l’élégance où l’on reconnaît l’importance du modèle ellingtonien avec plus de discrétion car il reste un modeste dans l’âme en référence à ses modèles. Sa vie familiale semble d’ailleurs à l’aune de cet ordonnancement parfait. On peut en savoir plus en consultant son site: www.bennycarter.com.
Ce musicien dont on vient de fêter le siècle (Jazz Hot n°644), doté d’une discographie exceptionnelle et inépuisable, reste pour la plupart des amateurs un monument à découvrir.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Charles Mingus
Live in '64

So Long Eric, Peggy’s Blue Skylight, Meditations on Integration, So Long Eric, Orange Was the Color of Her Dress Then Blue Silk, Parkeriana, Take the ‘A’ Train, So Long Eric (répétition), So Long Eric, Meditations on Integration (répétition), Meditations on Integration
Charles Mingus (b), Eric Dolphy (as), Clifford Jordan (ts), Jaki Byard (p), Dannie Richmond (dm) + Johnny Coles (tp) les
12-13 avril 1964
Enregistré les 12, 13 et 19 avril 1964 en Norvège, Suède et Belgique
Durée: 2h 01’ 35”
Naxos/Jazz Icons 2.119006 (Abeille Musique)


Charles Mingus est effectivement une icône, mais il n’est pas la seule de cet enregistrement. Cette tournée eut une destinée particulièrement malheureuse, avec d’abord Johnny Coles qui dut la quitter pour raison de santé (il est absent le 19 avril), avant surtout qu’Eric Dolphy qui prolongea son séjour en Europe ne disparaisse deux mois plus tard emporté par une crise de diabète alors qu’il se rendait à Berlin. Sa vitalité ici laisse beaucoup de regrets, d’autant que la tonalité de son jeu est de celle qui a le plus coloré l’univers de Mingus. Sur ce plan, ce quintet-quartet, ne présente que des personnalités musicales fortes car, en dehors du leader en pleine force de l’âge, Jaki Byard possède un jeu à nul autre pareil. La complicité de Dannie Richmond avec Mingus sur le plan de la musicalité est aussi remarquable à entendre qu’à voir dans ces trois chapitres européens. Enfin Clifford Jordan, lui aussi disparu, apporte cette puissance du blues qui est l’une des couleurs indispensables à l’univers du grand contrebassiste, compositeur et génie du jazz qu’est Charles Mingus. Ces images sont un moment de poésie, d’émotion où tout est simple, évident et pourtant sophistiqué. Certains musiciens sont irremplaçables.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Charlie Parker
Improvisation

2 DVDs: 14 titres, présentations de Nat Hentoff et Norman Granz, Portrait de Norman Granz par Nat Hentoff, autres rushes de Gjon Mili et interviews d’Hank Jones, Roy Haynes, Jimmy Heath, About Parker: interviews de Jay McShann, Phil Woods, Ira Gitler, James Moody, Slide Hampton, Roy Haynes, Jimmy Heath
Jammin’ the Blues-1944: Harry Edison (tp), Lester Young (ts), Marlow Morris (b), Barney Kessel (g), John Simmons (b), Illinois Jacquet (ts), Marie Bryant (voc), Archie Savage (p), Red Callender (b), Sidney Catlett (dm), Jo Jones (dm)
Mili’Studio Sequence-1950: Ella Fitzgerald (voc), Harry Sweets Edison (tp), Bill Harris (tb), Charlie Parker (as), Coleman Hawkins (ts), Lester Young (ts), Flip Philips (ts), Hank Jones (p), Oscar Peterson (p), Ray Brown (b), Buddy Rich (dm)
At Côte d’Azur-1966: Duke Ellington (p), John Lamb (b), Sam Woodyard (dm)
Montreux Jazz Festival-1977: Roy Eldridge (tp, voc), Vic Dickenson (tb), Al Grey (tb), Benny Carter (as), Zoot Sims (ts), Count Basie (p), Ray Brown (b), Jimmy Smith (dm)
Dizzy Gillespie (tp), Clark Terry (tp), Eddy Lockjaw Davis (ts), Niels Henning Ørsted Pedersen (b), Bobby Durham (dm)
1979. Joe Pass (g)
1979. Ella Fitzgerald (voc), Paul Smith (p), Keter Betts (b), Mickey Rocker (dm)
Enregistré de 1950 à 1979
Durée: 1h 08’ 45” + 1h 22’ 11”
Norman Granz Presents/Eagle Vision EREDV425 (Naïve)


Trente ans de jazz en images provenant des archives de Norman Granz dont les fameuses images (complètes) et photographies de la séance au studio de Gjon Mili en 1950 (post-synchronisée), célèbre photographe et cinéaste ici, il n’y a là que de l’Histoire et de l’Excellence, dans des registres variés. Charlie Parker en live, c’est rare et c’est beau, d’autant qu’il y a à ses côtés un Coleman Hawkins magistral (son chorus sert de thème à l’ensemble des DVDs). Lester Young en live c’est encore plus exceptionnel, d’autant qu’Ella intervient. Ces séances sont célèbres, et les voici sur un simple DVD à la portée de tous. Dans le registre historique, il y a encore le Jammin’ the Blues original de 1944, film «photographique» sur le jazz de Gjon Mili, où Norman Granz est directeur technique, duquel le photographe Herman Leonard s’est inspiré pour bâtir ses atmosphères. C’est essentiel pour tout, les images, cadrages, les musiciens (Lester Young, Red Callender, Harry Edison, Marie Bryant, splendide dans une manière proche de Billie Holiday…) et la musique est belle.
Le reste, pour sembler moins rare, n’en est pas moins fascinant. La lecture de la notice permet de deviner, mais l’écoute du trio d’Ellington jouant «The Shepherd» à la fondation Maeght en guise de «Blues for Joan Miro» en 1966 (repris sur le DVD at Antibes plus haut), de l’orchestre autour du Count en 1977 est une splendeur de swing, avec ses Roy Eldridge, Benny Carter, Ray Brown, etc., comme Dizzy Gillespie et Clark Terry la même année (Ali & Frazier, en référence au célèbre combat de boxe), avec Eddie Davis et la rythmique parfaite Oscar Peterson, NHØP, Bobby Durham, comme Ella en 1979. Il manque bien entendu quelques dieux de l’Olympe du jazz de cet âge d’or finissant, mais il faut avouer que ce film est d’une densité exceptionnelle, un document autant qu’un plaisir.
Les nombreuses interviews (cf. notice) apportent plus (Gitler, Granz, Harry Edison) ou moins de renseignements car les souvenirs sont souvent lointains. Hank Jones en profite même pour nous faire partager son élégant humour sur le chapitre de la mémoire défaillante. Il faut dire que les carrières de ces musiciens sont si remplies par l’extraordinaire qu’on leur pardonnera volontiers quelques oublis à 50 ans de distance.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Dave Brubeck
Live in '64 & '66

10 titres
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Eugene Wright (b), Joe Morello (dm)
Enregistré les 10 octobre 1964 à Bruxelles et 6 novembre 1966 à Berlin
Naxos/Jazz Icons 2.119005 (Abeille Musique)


Filmé pour la télévision belge ou en concert à Berlin, l’élégance de ce quartet, sur tous les registres du blues au traditionnel, des standards aux célébrissimes originaux («Take Five»), a quelque chose de figé qui ne franchit pas l’épreuve du temps. Même si beaucoup apprécient la sonorité polie de Desmond, elle a pris avec le temps ce côté trop caricaturalement propre qui la rend assez immature dans son systématisme en rapport avec les belles sonorités humaines que nous a fournies le jazz de toutes les époques. Dave Brubeck est un expert du jazz qui a bien vieilli et dont la musique a gagné ce qui manquait à son travail de jeunesse, en dépit des réelles innovations qu’il apporta alors. Dans ces vidéos, toujours agréables, on prend bien conscience que les musiques de système (comme le furent partiellement le MJQ, le third stream en général ou ici le quartet de Dave Brubeck) ont indéniablement moins de profondeur que les musiques de culture qui paraissent gagner en beauté avec le temps. C’est une grande leçon artistique, et cela n’enlève rien à la qualité superlative de la technique de ces musiciens. Dave Brubeck en particulier est un maître du piano, qui joue le jazz comme la musique classique, en grand interprète («Koto Song»). Il lui manque alors l’impact du vécu dans son jazz, et c’est sans doute ce qui fait son charme aujourd’hui, car sa très longue carrière lui a permis d’acquérir cette humanité, cette profondeur qui fait les grands artistes plus que les grands interprètes.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Dexter Gordon
Live in San Francisco

On Green Dolphin Street, Polka Dots and Moonbeans, Tanya
Dester Gordon (ts), George Cables (p), Rufus Reid (b), Eddie Gladen (dm)
Enregistré en 1979, San Francisco
Durée: 58’
Impro-Jazz 529 (Socadisc)


Vous pouvez revenir sur la biographie et la discographie de Dexter Gordon dans le Spécial 2007 de Jazz Hot pour situer cet enregistrement qui se place lors du retour at home (aux USA et en Californie) du grand ténor à la fin des années 70, dans un club, le Maintenance Shop. La musique est splendide, en particulier ce lent «Polka Dots» qui restitue toutes les qualités du ténor: une manière de trainer sur le temps, un swing et une sonorité chaleureuse, une économie de notes mais des notes lourdes, émouvantes. La profondeur du ténor trouve dans un beau trio un complément parfait où on remarque la belle virtuosité de George Cables. Cette musique dégage une formidable impression de puissance, comme dans ce long «Tanya» de Donald Byrd, un long blues en mineur.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Duke Ellington
At the Côte d'Azur With Ella Fitzgerald and Joan Miró / The Last Session

Duke Ellington Orchestra, Duke Ellingon Trio, Ella Fitzgerald Trio +
Duke Ellington Orchestra, Duke Ellington Quartet avec Joe Pass (g), Ray Brown (b), Louie Bellson (dm)
Enregistré en été 1966 et le 8 janvier 1973
Durée: 1h 06’ 41” + 1h 36’ 39”
Norman Granz Presents/Eagle Vision EREDV431 (Naïve)


Deux DVDs consacrés à l’un des dix monstres sacrés du jazz, entouré parfois d’une de ses égales en la personne d’Ella Fitzgerald, voilà qui ne peut que générer l’enthousiasme impatient, quels que soient les défauts divers (son, cadrage…) qui émaillent ce véritable document historique.
Le premier de ces DVDs restituent des images de la tournée estivale de 1966 qui amena le Duke Ellington Orchestra (et ses légendes Johnny Hodges, Paul Gonsalves, Cootie Williams, Lawrence Brown, Harry Carney…) pour la première fois au festival d’Antibes-Juan-les-Pins, avec et sans Ella (son trio plus l’Orchestra) selon les jours, et même, curiosité, en trio (John Lamb et Sam Woodyard sur une batterie minimaliste) à la fondation Maeght de St-Paul-de-Vence, ou en ballade avec Joan Miró à travers les jardins peuplés de sculptures monumentales – il y avait une exposition Miró –, échangeant quelques amabilités dont on ne connaîtra pas vraiment le fond. En ouverture, Duke évoque la tournée en France de cette année, sa sensibilité à l’art et à la Fondation Maeght, Billy Strayhorn et Ella, et son sens du récit, sa belle voix, donnent un attrait supplémentaire au fait de le retrouver. Une interview pas essentielle de Nat Hentoff est offerte en bonus.
Le second DVD est une répétition enregistrée du Duke en quartet avec les excellents musiciens notés plus haut sur une série de thèmes plus ou moins habituels, joués dans une configuration inhabituelle, avec le délicat Louie Bellson à tous les sens du terme accompagne avec une attention bienveillante les deux compères Ray et Duke, malgré la présence assez envahissante de Joe Pass qui n’a pas saisi le caractère exceptionnel du moment. Une interview légère de Ray Brown en bonus dénote la dévotion des musiciens non seulement pour la musique du Duke mais également pour le musicien et l’homme. Cette vidéo en studio permet enfin de découvrir, pour les amateurs, Norman Granz at work, grand catalyseur de génies dans le jazz, producteur d’exception, et Stanley Dance, critique émérite de la musique du Duke et du jazz en général.
Par-delà l’anecdotique, ces images nous remettent en mémoire le Duke en live, cette aisance naturelle dans tous les contextes, cette aristocratie délicate qui sait ménager les susceptibilités et obtient avec une force tranquille le résultat qu’elle recherche par la qualité d’une écoute exceptionnelle, et la profondeur d’une musique enracinée, sans concession, que ce soit en big band, en trio ou quartet.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

27 juillet 1966, Joan Miro et Duke Ellington (p) Trio à la Fondation Maeght, St.Paul de Vence, avec John Lamb (b) et Sam Woodyard (dm)
https://www.youtube.com/watch?v=o2VloJlpWzU
https://www.dailymotion.com/video/x5x5bu


Irio De Paula / Fabrizio Bosso
At Teatro Olimpico in Vicenza

Canto de Ossanha, Oh Ba-la-la, Just Friends, Wave, Samba de Verão, Garota de Ipanema, Mack the Knife, You don’t Know What Love Is, Estate
Irio De Paula (g), Fabrizio Bosso (tp) except 1 et 6
Enregistré en mai 2007, Vicenza
Durée: 1h 06’ 17”
Azzurra Production 1036 (www.azzurramusic.it)


Voici réunis en duo, deux musiciens d’exception, de deux horizons sensiblement différents, le Brésil et l’Italie, mais ils ont en commun l’Italie (où Irio s’est installé de longue date), la musique, le jazz en particulier et le lyrisme. Irio, l’Ancien, continue sa savante synthèse où le jazz passe par le filtre de racines brésiliennes totalement actives, sans appauvrissement ou détournement complaisant. Fabrizio, le Jeune, est un trompettiste d’exception, tant par la virtuosité que par la musicalité, la qualité de l’expression, et si vous ne me croyez pas, vous donnerez crédit à un prestigieux confrère, Enrico Rava, qui ne dit rien moins que: «Fabrizio Bosso est certainement l’une des plus belles choses qui soit arrivée au jazz italien dans cette décennie. Je ne me souviens pas d’un trompettiste qui m’ait autant stupéfié ces dernières années, et pas seulement en Italie, je pèse mes mots.» Si vous souhaitez les découvrir, Fabrizio était justement notre invité dans le n°632 où Enrico Rava est en couverture, et Irio nous parlait longuement dans le n°643… La rencontre d’Irio qui réunit les mêmes qualités d’excellence est donc un moment magique dans ce magnifique Théâtre Olympique de Vicenza lors de l’édition festivalière 2007. Irio est un frère de Baden Powell par sa capacité d’occuper l’espace avec sa seule guitare, créant mélodie, improvisation et accompagnement à lui seul. Fabrizio est un digne émule de Wynton Marsalis. Il utilise tous les effets expressifs possibles avec brio et naturel. Il est capable de longueur de phrase sans limite (en souffle continu), et des nuances les plus subtiles comme de l’émotion la plus profonde. Un musicien phénoménal dont la musicalité ne souffre jamais car il reste très italien, il sait faire chanter son instrument, sans démonstration. Fabrizio mérite tous les détours de la terre (Vicenza semble être une ville magnifique) et son entente avec Irio est un instant de grâce dans un décor antique à la mesure de l’événement artistique: quoi de plus naturel que des dieux dans un théâtre olympique.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

John Coltrane
Live in '60, '61 & '65

John Coltrane (ts, ss), avec en 1960 Stan Getz (ts)*, Wynton Kelly (p), Oscar Peterson (p)*, Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm) puis en 1961 Eric Dolphy (as, fl), McCoy Tyner (p), Reggie Workman (b), Elvin Jones (dm); puis en 1965 McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dm)
Enregistré les 28 mars 1960 (Allemagne), 4 décembre 1961 (Allemagne) et 1er août 1965 (Belgique)
Naxos/Jazz Icons 2.119007 (Abeille Musique)


Trois époques, trois dimensions d’une même personnalité exceptionnelle du jazz et pour l’amateur du grand saxophoniste, il n’y a rien à jeter, car l’évolution de la musique, évidente dans cette confrontation, traduit toujours les qualités essentielles de John Coltrane: conviction ou vérité de l’expression, puissance et virtuosité. Aucune des musiques n’est «facile» et le nom même des intervenants en situe le niveau.
Pour la première séance à Dusseldorf, John Coltrane est entouré pour l’interprétation de standards d’une des meilleures sections rythmiques de l’histoire du jazz avec le trio des exceptionnels Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb, et cet enregistrement nous propose en bonus la réunion sur un thème de Stan Getz, Oscar Peterson et Coltrane, ce qui est une curiosité historique pas déplaisante ni privée d’enseignement: Peterson et Coltrane sont deux formidables torrents impétueux du jazz qui emportent tout sur leur passage, même leurs sidemen…
Un an et demi plus tard, la musique est devenue celle de Coltrane, même s’il n’en est pas l’auteur, et son quartet a enfin trouvé en McCoy Tyner et Elvin Jones les deux compléments clés de la sonorité de l’ensemble. Autre plaisir, on note la présence d’Eric Dolphy dont l’apport à l’ensemble n’est pas déterminant mais qui reste toujours un grand plaisir à écouter.
Enfin, à Comblain-la-Tour, en Belgique quatre ans plus tard, nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler l’âge d’or du musicien avec son quartet régulier (le sombre Jimmy Garrison à la basse remplace Reggie Workman): une énergie paroxystique, un extraordinaire McCoy Tyner déterminant pour la musicalité du groupe, un Elvin Jones qui tisse un véritable fond sonore assombri par Garrison, et un Coltrane qui est sur un nuage délivre un feu d’une intensité de conviction rarement atteinte dans le jazz. Sans doute la plus pleinement, originalement coltranienne des trois périodes, avec un «My Favorite Things» d’anthologie (pour le chorus de McCoy) dont nos amis belges survivants pourront rétroactivement goûter toutes les nuances qui ont pu leur échapper sur le moment. Il est vrai qu’assister un tel incendie par seulement quatre musiciens a de quoi étourdir et réchauffer.
Le livret fait appel à la compétence de Michael Cuscuna, Ashley Kahn et les consultants ont pour nom Don Sickler et Hal Miller.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Miles Davis Quintet
Milan 1964

Miles Davis (tp), Wayne Shorter (ts), Herbie Hancock (p), Ron Carter (b), Tony Williams (dm)
Enregistré le 11 octobre 1964, Milan
Durée: 1h
Impro-Jazz 525 (Socadisc)


Il s’agit d’un enregistrement au Teatro Dell’Arte de Milan du Miles Davis Quintet, version première partie des années 60, l’une des moutures les plus célèbres puisque chacun des musiciens est devenu depuis une star à part entière. La tenue de scène encore très classique ne peut cacher ce que cette musique a d’étonnamment actuel. C’est le signe que l’ombre de Miles plane toujours sur le jazz d’aujourd’hui et qu’elle a défini pour de longues années une esthétique et même un état d’esprit de la musique de jazz. Déconstruction du rythme et des mélodies, rupture de la pulsation traditionnelle, place majeure accordée à l’harmonie, recul de l’expressivité naturelle, de la culture native au profit d’une atmosphère décalée… Quand on compare par exemple avec les enregistrements de Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, John Coltrane, Art Blakey et Lee Morgan de la même époque et même plus tardifs, on est frappé par le fait que la voie choisie par Miles dès cette époque invente un monde sonore nouveau, non dépourvu des qualités du jazz (le phrasé reste) mais plutôt de l’esprit de cette musique; une volonté très claire de se situer ailleurs que dans le jazz. Wayne Shorter est encore hésitant, l’ombre de Coltrane dans son jeu est encore sensible, Ron Carter est très appliqué comme Tony Williams. Seul Herbie Hancock a déjà adopté ce nouveau langage et lui apporte une contribution pleine et mûre. Bien entendu, les musiciens ne changent pas de personnalité, mais la musique, elle, a changé de monde. Ce ne sera pas la dernière évolution de Miles, mais cet épisode est de ceux qui ont le plus marqué le futur du jazz tel qu’il se pratique aujourd’hui. On pourrait s’interroger d’ailleurs sur cette propension chez Miles depuis toujours à vouloir sortir son jazz du sillon culturel. C’est sans doute que Miles se sentait plus concerné par l’expression artistique que par l’expression d’une culture et qu’il ambitionnait d’autres publics que celui du seul jazz. Il n’est pas le seul – Louis Armstrong, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Nat King Cole, le MJQ, Ray Charles…– mais les méthodes ont varié. C’est un vieux et grand débat qui revient pour Miles à celui de la forme et du fond, et pour le cas de Miles– une grande carrière et un grand écart esthétique – ce n’est pas aussi tranché; cela explique que la musique de Miles a donné lieu à beaucoup de polémiques.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Omara Portuondo
Live in Montréal

Buena Vista Social Club, Siboney, Hermosa Habana, Tiene sabor, Flor de Amor, Tabu, Amor de mis amores, Drume negrita, No me llores, He venido a decirte, As Time Goes By, Casa calor, Veinte años, Mueve la cintura mulato, Dos gardenias para ti, Besame mucho, La Sitiera, Guantanamera.
Bonus track: Portrait of Omara Portuondo
Enregistré au Festival International de Jazz de Montréal de 2005
EmArcy 7078970 (Universal)


On sait qu’aujourd’hui le titre de Festival de Jazz recouvre des manifestations qui débordent très largement le domaine du jazz. Le festival de Montréal n’échappe pas à ce processus. Omara Portuondo, chacun le sait, n’est pas une jazzwoman mais une des grandes voix de la musique cubaine que beaucoup ont découvert à travers le travail mené par Ry Cooder et son Buena Vista Social. Mais Omara hante les scènes depuis le début des années cinquante lorsqu’elle s’intègre au mouvement du filín à La Havane aux côtés de grands noms comme José Antonio Méndez, Portillo de la Luz, Orlando de la Rosa… et bien d’autres. Sa carrière est parsemée d’enregistrements de qualité.
C’est un plaisir de la découvrir sur ce DVD avec un répertoire puisé parmi les plus grands compositeurs – cubains pour l’essentiel. Sans effets et sans artifices Omara offre une prestation éblouissante avec, outre l’accompagnement de ses musiciens habituels – excellents Thompson (ts, ss), Chicoy (g), F. García (b) et les deux jeunes filles Osiris Valdés et Yelaine Puentes alternant le violon et les chœurs, celui de l’Orchestre de Chambre de Montréal. Omara plane sur cette scène aussi complice de ses musiciens personnels que du luxueux ensemble. Dix-huit thèmes sont au programme et certains ont… du swing comme ce vieux thème de Orestes López «Buena Vista Social Club» (Cette composition n’est pas récente comme certains pourraient l’imaginer à la suite du film). Le Son émerge à travers «Mueve la cintura mulato». «Siboney» rappelle quel grand compositeur était Ernesto Lecuona. «Veinte años» rend hommage à la grande Rita Montaner. «Dos Gardenias» est un thème historique. Et Omara n’oublie pas le thème popularisé par Bola de Nieve «Time Goes By». C’est une partie de l’histoire de la musique cubaine que l’on traverse en visionnant et écoutant ce DVD. Sur le plan photographique le travail est de grande qualité. Les prises de vue sont judicieuses, les moments importants, les moments d’émotion sont bien mis en valeur. Les musiciens ne sont jamais oubliés et la complicité est soulignée. En bonus on peut découvrir Omara en 1955, chantant, avec le Cuarteto Las d’Aida, une publicité pour les cigarettes Winston. Pratique habituelle des années cinquante à Cuba ! Sont proposées quelques belles photographies des années de jeunesse. S’ajoutent des extraits de concerts destinés à présenter le disque Flor de Amor.
Ce DVD devrait constituer une motivation pour partir à la recherche de plus anciens enregistrements d’Omara Portuondo que peu à peu on se décide à rééditer
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Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Pharoah Sanders
Live in San Francisco!

Doktor Pitt, Blues for Santa Cruz, Kazuko*, interview
Pharoah Sanders (ts), John Hicks (p), Walter Booker (b), Idris Muhammad (dm) et Pharoah Sanders (ts), Paul Arslanian (harmonium)*
Enregistré en avril 1981, San Francico et en juillet 1982, Marin Headlands*
Durée: 1h 00’ 28”
Evidence 30182 90009 (Socadisc)


Cet hommage aux regrettés John Hicks et Walter Booker n’est pas une nouveauté mais un rappel de ce que fut ce splendide quartet à l’orée des années 80, quand certains disaient le jazz moribond. Pharoah Sanders a alors trouvé la plénitude de son expression – un savant équilibre entre l’héritage coltranien et une sérénité mélodique qui lui est propre – et il est brillamment secondé par une rythmique de rêve: Hicks-Booker-Muhammad, rien de moins ! Autant dire que l’énergie, la finesse, la virtuosité et la spiritualité sont au rendez-vous à San Francisco. Les thèmes sont longs sans lassitude, l’intensité monumentale portée par une conviction toute coltranienne. C’est de la belle et grande musique, la grande descendance de cet art si rare en dépit des nombreuses revendications souvent abusives. Le livret inexistant ne raconte donc rien de ces concerts mais il reste des images pour apprécier cet ensemble: un développement coltranien, un blues au long court d’une beauté simple (Sanders évoque immanquablement un grand disparu, George Adams) mais tellement complexe si on y réfléchit par ce qu’elle suppose d’enracinement. Quatre musiciens aussi impliqués et possédant leur art, c’est un morceau de soirée à San Francisco qui valait le déplacement.
Curiosité supplémentaire: on découvre un enregistrement de Sanders dans un tunnel abandonné au milieu d’une forêt en compagnie d’un joueur d’harmonium. Les musiciens jouent de la réverbération déjà présente dans les instruments, le tunnel (harmonium) et leur jeu. Une interview, réalisée par Herb Wong, apporte un complément.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

Sarah Vaughan
Live in '58 & '64

Sarah Vaughan (voc) avec Ronnell Bright (p), Richard David (b), Art Morgan (dm) puis Kirk Stuart (p), Buster Williams (b), George Hughes (dm)
Enregistré les 7 juin et 9 juillet 1958 (Pays-Bas et Suède) et le 10 janvier 1964 (Suède)
Naxos/Jazz Icons 2.119004 (Abeille Musique)


On retrouve les qualités vocales exceptionnelles de Sarah Vaughan filmée en trois occasions lors de deux tournées européennes en 1958 (suède et Pays-Bas) puis en 1964 (Suède à nouveau) toujours brillamment entourée de musiciens à son écoute. Nous sommes ici dans l’excellence, et le plaisir est toujours très grand de retrouver par le son et l’image des musicien(ne)s d’un tel niveau. La voix très travaillée de la Diva propose des interprétations originales dont la mise en place est raffinée. Il reste que même dans l’excellence, il y a des nuances, et le vibrato presque classique et un peu systématique de Sarah Vaughan rend parfois ses interprétations artificielles ou les prive de ce supplément d’âme qui est l’esprit de cette musique. Mais ces remarques, très personnelles, plutôt liées à l’écoute comparative de consœurs parfois moins brillantes sur le plan technique mais plus expressives, ne doivent pas empêcher d’écouter l’une des très grandes voix du jazz qui réussit aussi à être émouvante selon les pièces.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010

The Jazz O'Maniac
Sunset Café Stomp

Roland Pilz (cnt, voc), Ullo Bela (tb), Claus Jürgen Möller (cl), Cristoph Ditting (as, ts), Andreas Clement (p), Owe Hansen (bj), Dietrich Kleine-Horst (tu), Gunther Andernach (whb)
Enregistré les 10 et 13 mars 2005, Chicago, Racine (WI)
Durée: 1h 10’ 23”
Delmark DVD 1244


Phil Popsychala organise un Tribute to Bix au Marriott Hotel de Racine. Pour la 16e édition, il a invité un groupe allemand, les Jazz O’Maniacs, fondé en 1966 par le cornettiste Roland Pilz (né en 1948) et qui se consacre à la musique de… Louis Armstrong. Il faut dire que cette manifestation comprend une visite-concert au Meyers Ace Hardware de Chicago connu autrefois sous le nom de Sunset Cafe (puis de Grand Terrace). Et l’on sait que le grand Louis y prit un envol irrésistible. Mais l’alibi du passé ne donne pas forcement du talent aux sympathiques activistes actuels du jazz traditionnel. Ils ont toutefois un rôle humain. Celui, avec des moyens techniques modestes et une culture musicale plus ciblée que celle de leurs modèles, de prodiguer à un public âgé la dose nécessaire et suffisante de souvenirs. Le présent orchestre fonctionne bien dans ce cadre délimité. Le trombone est assez faible, mais s’en sort bien dans «Sweet Muntaz». Le clarinettiste Claus Jürgen Möller est typé Johnny Dodds et brille assez bien dans «Weary Blues» (un peu long) devant quelques danseurs du troisième âge, et dans «Hear Me Talkin’» (le son du piano Korg est affreux). Le répertoire sort des standards rabâchés du jazz traditionnel, ce qui est un bon point, et l’on remarque les bien utiles partitions sur le pupitre («Come On Coot, Do That Thing»,…). Bien sûr les solos sont mémorisés pour faire vrai, et souvent proche de ceux des disques du Hot Five. Du reste, le leader, Roland Pilz joue du cornet et fait un scat dans l’esprit du Louis Armstrong de 1925-27. Ceci est l’essentiel du concert de la Bixfest, mais le DVD commence par l’arrivée en bus à la Meyers Ace Hardware où ces musiciens jouent quelques titres dans un décors pagailleux. Si le tournage fait parfois amateur, la qualité d’image est bonne. Dans ce lieu qui ne brille plus de l’éclat du passé, nos passéistes instrumentaux font le bœuf (avec toutes les approximations que veut le genre) sur «Willie the Weeper» (bien mené par Pilz) et «Blues My Naughty Sweetie Gives to Me» exposé à la Noone par l’invité Norm Field (clarinette système Albert). Dans ce morceau, le passage cornet (un beau Conn modèle Victor gravé) et trompette de Mike Durham et Frank Youngwerth n’est pas mal, mais par contre les deux trombones supplémentaires (Dave Ramey et Frank Gualtieri) ne relèvent pas le niveau de la coulisse. On voit Phil Popsychala faire un petit blabla à ses charmants touristes du jazz. Le DVD est découpé en Play Movie, Audio Setup, Chapter Select, History interview (de David Meyers et Tim Samuelson, de faible intérêt) et Recommandations (publicité pour les CD Delmark).
Ce DVD est pour les inconditionnels du jazz traditionnel et du Hot Five. C’est vrai que nous n’aurons jamais de vidéo du vrai Hot Five de Louis Armstrong.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°651, printemps 2010