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LA LONGUE MARCHE VERS L’ÉGALITÉ
UN BLUES SANS FIN
«Vos armes sont les mots» (The Great Debaters)
A
propos de plusieurs films récemment diffusés sur différentes chaînes de
télévision, sur le grand écran des salles de cinéma et disponibles le
plus souvent en DVD: Green Book, Selma, The Great Debaters, Lee Daniels’ The Butler, Ray, King: de Montgomery à Memphis, Detroit, Miracle at St. Anna, I Am Not Your Negro. Quatre de ces films ont déjà fait l'objet de chroniques dans ces colonnes (Detroit, Ray, Green Book, King), et quatre autres (Selma, The Great Debaters, Lee Daniels' The Butler, I Am Not Your Negro) sont chroniqués ci-dessous après le texte d'introduction…
«Ma mère venait d’un milieu très modeste
et elle en avait gardé les habitudes. Plus jeune, elle lavait le linge
de familles blanches, pour quelques cents. Et si le travail ne leur
allait pas, les gens lui jetaient le linge à la figure pour qu’elle
recommence. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’était sa vie quand
vous voyez la mère de Ray Charles dans le film Ray (1). J’ai pleuré
quand j’ai vu ce film… Toujours est-il que lorsque mon père a fait
fortune, il a engagé une bonne. Ma mère l’a renvoyée! Elle ne voulait
pas que quelqu’un d’autre s’occupe de la maison.» Mighty Mo Rodgers, Jazz Hot n°684, été 2018
Dans son livre Le diable trouve à faire (The Devil Finds Work:
The Dial Press 1976, New York, France: Capricci 2018, traduction
Pauline Soulat) James Baldwin (1924, Harlem NYC-1987, St-Paul-de-Vence)
donne «sa» lecture, au travers de «son» expérience afro-américaine de la
réalité, de films «classiques» qui, pour différentes raisons, l’ont
interpellé, qu’il s’y retrouve ou, le plus souvent, qu’il ne s’y
retrouve pas du tout. Il précise alors en quoi ces films constituent une
déstabilisation, une violence, une modification –voire une dégradation–
de l’image de soi par le fait de subir la perception erronée des
autres, allant jusqu’au dégoût de soi découlant du simple regard de
«l’autre»; il s’agit des deux niveaux d’expériences entre deux
populations au sein d’une même nation –les Etats-Unis– (la condition des
femmes étant un autre niveau d’expérience) que James Baldwin met en
évidence par des extraits commentés de films. Textes et films sont
également repris dans le documentaire de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre (I Am Not Your Negro).
Selma, The Great Debaters, Green Book (8), Lee Daniels’ The Butler, comme Ray (1), King, de Montgomery à Memphis (2), Detroit (3), Miracle à Santa Anna (4), ont précisément en commun de proposer une perception alternative
de ce deuxième niveau d’expérience, théorisé par James Baldwin dans I Am Not Your Negro,
titre d’un documentaire qui vaut par la présence, l’intelligence et la
voix de James Baldwin, de revisiter le langage cinématographique
dominant, qu’il soit consensuel ou critique, avec d’autres yeux,
d’autres points de vue.
En effet, pour combattre le révisionnisme ambiant (la propension
systématisée actuelle à réécrire l’histoire en fonction de la
conjoncture, des intérêts du moment, y compris des documentaristes),
autant que pour tenter le plus honnêtement possible l’aventure
démocratique, il est indispensable, vital, de croiser les perceptions,
les expériences de vie. Car celui qui profite d’un privilège, activement
en l’acceptant ou passivement ou encore en le contestant parce que
c’est simplement une réalité installée de longue date (l’homme par
rapport à la femme, la majorité religieuse ou ethnique par rapport à la
minorité, le riche par rapport au pauvre, le valide par rapport au
handicapé, etc.) a rarement la bonne foi d’admettre l’étendue de
l’inhumanité de la condition de ceux-celles qui sont soumis(es). Parce
que cela constituerait une «faiblesse» dans le rapport de domination
qui, seul, l’anime vis-à-vis de l’autre pour les actifs, par simple
préservation du confort autant qu’inconscience pour la plupart, et pour
les plus ouverts parce que n’ayant pas conscience de l’autre niveau
d’expérience, il est difficile d’en saisir les conséquences au fond de
soi, donc d’en envisager le caractère insupportable.
Ainsi, dans Selma qui relate la grande marche pour les Droits
civiques à laquelle se joignit Martin Luther King, ou dans les
entretiens et les rencontres relatés dans I Am Not Your Negro par
James Baldwin, dès qu’une avancée démocratique au nom de l’humanisme le
plus essentiel doit être concédée par le pouvoir, sous la pression de
ceux qui luttent, pour aller vers l’égalité et l’équité (l’absolu de la
justice), ce n’est jamais possible «ici et maintenant» sans contrepartie
pour le dominant, invalidant et pervertissant l’avancée elle-même par
une concession contradictoire: chaque pénible pas franchi vers la
dignité ne l’est qu’obtenu de très haute lutte, et après beaucoup de
violences pour ternir l’image de ces luttes exemplaires et justifier une
contrepartie. D’où la tension extrême et les émeutes inflammables entre
communautés aux Etats-Unis où le pouvoir et l’argent ont toujours été
les références de réussite, où la charité ne supporte pas la solidarité
et la conquête sociale.
Avec d’autres films comme La Couleur des sentiments (5), La Couleur pourpre (6), Colère en Louisiane (7), Une Saison blanche et sèche (9), Mississippi Burning (10), le cinéma de Spike Lee dans son ensemble, ces films et
documentaires sont donc des contributions salutaires à une
reconstruction mentale souhaitable du monde qui s’incarne avec les
langues parlées, les dialectes, par les accents, dans les gestes, les
expressions, les regards, les intonations, les références, les codes
culturels, les préjugés de l’éducation selon le temps et le lieu. Mais
il faudra encore beaucoup de temps, de livres, de scénarios, de films,
de documentaires, pour rééquilibrer, contrebalancer et finalement
enrichir la production existante, déjà écrite, filmée, et surtout gravée
dans notre inconscient collectif comme sur un microsillon, et qui
véhicule le rapport de domination en technicolors.
Si on peut écrire ça à propos de la réalité afro-américaine, cela
vaut aussi pour d’autres minorités et pour les femmes –qui sont plus de
la moitié de l’humanité– comme l’expliquaient clairement Claude McKay
(1889-1948) dans «Un sacré bout de chemin» (A Long Way from Home, 1937, traduit par Michel Fabre, Editions André Dimanche-Marseille 2001: «… pour chaque changement … en direction d’une égalité, les femmes devront se battre en tant que femmes.» page 367), Chester Himes (1909-1984, La Croisade de Lee Gordon)
ou James Baldwin (1924-1987) qui ciblent dans leurs ouvrages les dégâts
irréversibles sur les plans humains, sociaux, psychologiques mais aussi
artistiques et économiques, engendrés par le rapport de domination qui
contrevient au besoin fondamental d’égalité sans lequel il n’est pas
possible, sauf pour les démagogues, de parler de justice, de liberté, de
fraternité ou de démocratie.
Car ces dégâts irréversibles s’aggravent au fil du temps, deviennent
plus complexes, plus pervers, le compteur tourne et le cumul augmente.
Martin Luther King avait une conscience aigue de cette urgence: «Nous ne pouvons plus attendre… car il est temps d’encaisser notre chèque de retard.»
Quand le révérend-prêcheur fait place au révolutionnaire social, même
non violent, son propos devient insupportable pour les dominants: il a
toujours su qu’il en paierait le prix de sa vie comme cela apparaît dans
le film Selma et dans le documentaire King. Un autre fin
connaisseur des rapports corrompus de domination, Rudyard Kipling
(1865-1936) dans la société anglo-indienne à la charnière XIXe-XXe
siècles, avait très tôt formalisé cette inévitable «comptabilité»en
écrivant cet aphorisme: «Rien n’est réglé tant que tout n’est pas complètement et équitablement réglé».
Si les dominants se
rassurent, corruption et démagogie aidant, dans la période de régression
que nous traversons en ce début de XXIe siècle (accroissement de toutes
les inégalités, disparition des libertés fondamentales), et si la
planète, pas plus que les Afro-Américains ou les femmes, ne prennent le
chemin de régler leurs comptes en dépit d’une propagande malsaine et
perverse, ces films et ces documentaires, parmi quelques autres, ont
choisi de ne pas occulter la réalité et proposent une autre vision de
l’humanité…
Hélène et Yves Sportis
1. Ray, de Taylor Hackford, musique Ray Charles, Craig Armstrong, 152mn, 2004, USA
https://www.imdb.com/title/tt0350258/reference
https://www.youtube.com/watch?v=jVHCQfcugdw
2. The Martin Luther King Film Project (King, de Montgomery à Memphis),
d’Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph
Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress,
175mn,1970, USA, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1864865
https://www.youtube.com/watch?v=-WN1_EEqRpg https://www.imdb.com/title/tt0065944/
3. Detroit, de Kathryn Bigelow, 143mn, 2017, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#Detroit
https://www.youtube.com/watch?v=OAigWWYe1TE
4. Miracle at St. Anna (Miracle à Santa Anna), de Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie
https://www.imdb.com/title/tt1046997/
https://www.youtube.com/watch?v=OxZ9NK1YDD4
5. The Help (La couleur des sentiments), de Tate Taylor, d’après Kathryn Stockett, 146mn, musique Thomas Newman, 2011, USA
https://www.imdb.com/title/tt1454029/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=2-aolLbrH8k
6. La Couleur pourpre (The Color Purple), de Steven Spielberg, d’après Alice Walker, Prix Pulitzer 1983, 154mn, musique Quincy Jones, 1985, USA
https://www.imdb.com/title/tt0088939/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=6_OgJ7hB8TE
7. A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), de Volker Schlöndorff d’après Ernest Gaines, 91mn, musique Ron Carter, 1987, USA-RFA
https://www.imdb.com/title/tt0093076/releaseinfo
8. Green Book, de Peter Farrelly, 130mn, musique Kris Bowers, 2018, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#GreenBook
https://www.youtube.com/watch?v=vDFnYOOovp8&list=PLszdKGvlcAUeSOb8fq-BMDSk0Zly4rZVN&index=1
9. A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), d’Euzhan Palcy, d’après André P.Brink, 97mn, musique de Dave Grusin, 1989, USA
https://www.imdb.com/title/tt0097243/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=u3bw7yZmtGI
10. Mississippi Burning, d’Alan Parker, d’après des faits lors du Freedom Summer de 1964, 128mn, musique de Trevor Jones, 1988, USA
https://www.imdb.com/title/tt0095647/fullcredits
https://www.youtube.com/watch?v=987lXKJqHbY
*
SELMA
Selma, film, Ava DuVernay, 2014, 128mn, Cloud Eight Films/Harpo Films/Pathé/Plan B Entertainment, USA/Royaume-Uni
Selma
parle de l’impossibilité pour un Afro-Américain en 1965 (population
majoritaire en Alabama) de s’inscrire pour voter, malgré le 15e
amendement de la Constitution des Etats-Unis ratifié en 1870 qui
garantit le droit de vote aux Afro-Américains. Il s’agit donc d’un combat
d’arrière-garde ségrégationniste, en réaction directe au Civil Rights Act de
1964 du 3 juillet 1964 (la discrimination est illégale). L’angle
particulier de la réalisatrice Ava DuVernay est de faire entrer le
spectateur dans le détail concret et pratique des vies, pensées, débats
juridiques et politiques qui se croisent, aussi à l’intérieur du
Mouvement des Droits Civiques, aussi entre femmes et hommes, au travers
de personnages, soit historiques comme Martin Luther King et ceux qui
les entourent –famille, amis, opposants–, soit inconnus dans leurs
quotidiens heurtés de ce début d’année 1965.
Ils vont former,
ensemble, les marches (février-mars) de ceux qui se sont impliqués dans
la réflexion, l’organisation, la participation et le partage
d'expériences antérieures (depuis décembre 1955, «Montgomery-Rosa
Parks», donc depuis dix ans de luttes «non-violentes» mais violentes
dans la réalité des faits et des pouvoirs) pour la mise en place de
stratégies, d’action ou d’attente, en fonction de l’autocrate local, de
l’évaluation de la prise de risque sur les vies des non-violents, en
fonction de l’impact médiatico-politique intérieur et international, des
négociations en cours avec le pouvoir fédéral lui-même ferraillant avec
d'autres pouvoirs –locaux, FBI de J.E. Hoover, mafias, économiques–, de
la prison injustifiée, des pressions entre opinions publiques, de
l’impact de la religion, des moyens matériels ou de temps nécessaires de
formation à la non-violence, de la fatigue et de la lassitude, autant
de facteurs aléatoires et combinables pour arriver à inverser le rapport
de force.
L’expérience est terrible physiquement et en tensions extrêmes,
émotionnellement, mais la marche va jusqu’à Montgomery et obligera à
voter un nouveau texte de loi, le Voting Right Act (Loi du 6 août 1965), très contraignant, pour obliger les dominants
historiques au moins à respecter la Constitution de l'Union. Un chemin
effroyable, à marche forcée, la peur au ventre, car le retour en arrière
n’est plus possible; un chemin qui dévoile sans détours les raisons et
conditions de l’assassinat ultérieur de Martin Luther King en 1968.
• Martin Luther King, Autobiographie, Textes réunis par Clayborne Carson, 2017 https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027125#Luther
• 28 Mars 1963, I Have a Dream, un rêve d'égalité: Retour sur le discours de Martin Luther King, Jr. (Jazz Hot n°665, 2013)
*
THE GREAT DEBATERS
LE GRAND DÉBAT
The Great Debaters (Le grand débat), Film, Denzel Washington, 2007, prod. Denzel Washington, 126mn, USA
Melvin
Beaunorus Tolson (dans la vraie vie 1898-1966), un enfant de la Harlem
Renaissance (selon Alain LeRoy Locke sur l’impérative nécessité pour les
Afro-Américains d’être éduqués pour faire valoir leurs talents: The New Negro,
1925), éduqué, diplômé, poète, explique à ses élèves l’importance de
maîtriser parfaitement l’art du discours : le langage et l’organisation
de la pensée.
Le spectateur est transporté au Wiley College
«réservé» aux élèves afro-américains à Marshall au Texas (Etat du Sud),
en plein désastre humain suite à la Crise de 1929, dans une atmosphère
irrespirable de ségrégation et de lynchage. Le défi du film est de
progressivement faire se concentrer l’attention sur l'importance d'un
entrainement «au débat», malgré et en raison-même de l’environnement
délétère, de montrer la confrontation de ces jeunes apprenants, au
langage châtié et à la pensée structurée, à leur soumission à des
racistes au vocabulaire limité mais détenteurs puisque blancs du pouvoir
«légitime» de vie et de mort: un renversement de situation qui fait
également la part belle à une élève qui amène ses outils alternatifs à l’équipe masculine. Une phrase revient en riff pendant tout le film: «à une loi injuste nul n’est tenu d'obéir»
mantra de Saint Augustin, philosophe chrétien-berbère d’Algérie qui, en
matière de loi «injuste», avait eu le loisir de faire le tour de la
question. Le film, grâce à la licence permise à toute œuvre, pousse
l’expérience jusqu’à faire débattre et gagner l’équipe de Wiley contre
Harvard, université wasp (white anglo-saxon protestant)
par excellence, au prix d'un travail acharné sur des années mais qui
fait sens, y compris et surtout psychologiquement, pour acquérir les
codes et le mental d’«égaux», la force de ne plus se soumettre. Le
professeur ne craint pas non plus d’aller «éduquer» les fermiers la nuit
pour qu’ils s’organisent et se défendent, quels que soient les risques
vitaux encourus.
L’image
de soi, le courage de transformer en discours de combat, de mise en
accusation de la société, un exercice à l’origine formel et de formation
au pouvoir arbitraire des élites, juste pour le besoin d'excitation
d’une société qui ne jure que par la rivalité et l'inégalité qu'elle
doit générer, sont au cœur du film: ce sont les deux niveaux
d’expériences mis en évidence par James Baldwin, entre ceux qui se
battent pour écraser les autres (plus ou moins consciemment), et ceux
obligés de se battre pour ne pas mourir, qui réinventent une alternative
solidaire autant par nécessité vitale que par culture. C'est aussi
l'histoire et le fondement du jazz.
*
LEE DANIELS’ THE BUTLER
LE MAJORDOME
Lee Daniels’ The Butler (Le Majordome), Film, Lee Daniels, 132mn, 2013, Laura Ziskin Productions et Windy Hill Pictures, USA
Le
scénario, inspiré d’une histoire vraie, a le mérite de passer en revue
une grande partie des culpabilités de l’Amérique: la maltraitance, le
viol, le meurtre, l’exploitation, les injustices de toutes natures,
toutes liés à la ségrégation érigée en système, sur quatre générations,
et les différentes formes de résistances et aptitudes que les
Afro-Américains ont dû développer face à cette violence récurrente pour
survivre et se réinventer, de l’observation méfiante des maîtres pour
éviter que les situations ne dégénèrent, à l’évasion, en passant par
l’action politique des Black Panthers, la fonction armée et violente ou
les mouvements pour les droits civiques de non-violents.
Parti de
sa Géorgie natale, le Majordome finira par travailler 30 ans à la
Maison Blanche et, une fois à la retraite, y sera reçu en tant qu’hôte
de marque du nouveau Président Obama. La succession des Présidents
américains est une galerie de sept portraits peu recommandables, quelles
que soient les apparences qu’ils veulent donner, ou parfois ne veulent
même plus se donner la peine de sauver. Le père et le fils, par la
distance de leur condition, de leur vécu, de leur différence de ressenti
à la soumission, se trouvent en opposition, conflit symbolique fort qui
décrit les débats internes à la société afro-américaine, pour décrypter
comment le pouvoir blanc peut y compris se servir de ses serviteurs
noirs «qui se tiennent bien»
comme répond, de manière prémonitoire, James Baldwin à l’évocation de la
prophétie de Robert Kennedy, qui promet un «Président noir» dans 40 ans
en 1968, qui se réalisera avec l'élection de Barack Obama. Car Barack
Obama s'est en effet «bien tenu».
La fin du film permet de rester
sur une note d’espoir –le père et le fils se réconcilient dans la lutte
solidaire pour l'égalité: le fils qui lui reste devient député, l’autre
enfant étant mort au Vietnam–, et avec la lueur de 2008 qui n’aurait pas
manqué d’être également ternie, si le bilan des deux mandats de Barak
Obama avaient été relatés, compte tenu de la dégradation
socio-économique et de sécurité des conditions de vie des
Afro-Américains depuis lors, de la dégradation de l'inconscient
collectif des Américain(e)s et sa résultante: l'élection de Donald
Trump.
Une mécanique infernale qui ressemble à l’absurde
d'Albert Camus dont personne ne sort jamais, ni les victimes, ni les
bourreaux, par la force séculaire de la reproduction du modèle social
inégalitaire à l’œuvre dans toute son inertie perverse. Même sur le plan
des relations entre les personnes (hors institutions), rien n’est
simple ni jamais acquis dans cette insécurité générale ; la survie
consiste à durer, passer les épreuves, par des moyens qui ne sont pas
enseignés dans les écoles. Chacun essaie de se frayer un chemin, à
tâtons, sans être vraiment sûr de ce qu’il fait, ni pour lui, ni pour
les autres.
*
I AM NOT YOUR NEGRO
JE NE SUIS PAS VOTRE NÈGRE
I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre), Film Documentaire, Raoul Peck, 2016, 93mn, Velvet Film, France/USA/Belgique/Suisse
Raoul Peck a réalisé précédemment Lumumba, inspiré de l'histoire de Patrice Lumumba (indépendance du Congo), ainsi que Le Jeune Karl Marx, sur la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels en Allemagne, à Paris et à Londres. Il
a également été ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995
à 1997. Le cinéaste a été président de la Fémis de 2010 à 2019 (Ecole
nationale supérieure des métiers de l'image et du son, Université de
Paris).
Le
documentaire a remporté de nombreuses récompenses (Oscars 2017, César
en 2018, British Academy Film Award 2018…) et a été plébiscité par la
presse («Un film qui change la vie», selon le New York Times mis en avant par Arte pour la promotion du film). En France, le film est sorti en salles en 2017 et a été diffusé sur Arte et YouTube sous le titre français de Je ne suis pas votre nègre.
En VO, c’est l’acteur Samuel L. Jackson qui donne sa voix au texte; en
version française, c’est Joey Starr (rappeur, acteur et producteur).
Les
mots essentiels de James Baldwin, la qualité du montage et de la
recherche de Raoul Peck, dont la biographie explique en partie la
sensibilité, malgré nos quelques critiques, font de ce documentaire une
belle réussite, un indispensable pour tou(te)s car c'est une grand
moment de philosophie, une leçon de vie, exprimés par James Baldwin avec
des mots sincères, directs, clairs et précis totalement dénués de
pédanterie, de la perversité, du conformisme et de la bien-pensance
d'aujourd'hui; un message particulièrement déterminant pour les amateurs
de jazz s'ils veulent approfondir leur connaissance de ce qu'est le
jazz. James Baldwin, né à Harlem, est le digne enfant de la Harlem
Renaissance, dont il porte l'universalité et l’attachement au Siècle des
Lumières. La densité de sa pensée se prête mieux au livre qu’au
documentaire, malgré le plaisir de le retrouver à formuler lui-même sa
pensée, à moins que l’on ait la volonté de réécouter de nombreuses fois
ce documentaire pour saisir toutes les nuances et articulations de
pensée…
Coproduit, conçu et réalisé par le réalisateur
haïtien Raoul Peck (Port-au-Prince, 1953), ce documentaire se fonde essentiellement sur les écrits (un
texte inachevé et inédit de James Baldwin, intitulé «Remember This House») et
la parole enregistrée et filmée de James Baldwin dans des émissions (Dick Cavett Show, 1968),
à l’occasion
de conférences dans des universités comme Cambridge, et sur des images
d’actualités de 1950 à nos jours, avec des images également de James
Baldwin en compagnie de nombreux participants de la lutte pour les civil rights (Harry Belafonte, Sidney Poitier, Marlon Brando…). Le tout est augmenté d’images d’archives
sur le mouvement des civil rights (droits civiques) et les différents mouvements de lutte des Afro-Américains, sur une musique de
fond où domine le jazz-blues malgré l’évitable Bob Dylan pour accompagner
l’assassinat de Medgar Evers, et parfois une musique dramatique grand public
comme pour l’ouverture du documentaire, quelque peu déplacée parce
que le leitmotiv de James Baldwin n’est pas la fiction mais la réalité, et que
pour un enfant de Harlem, sa réalité, c’est le jazz et le blues qui la traduisent le mieux.
A l’aide des mots de James Baldwin (1924-1987), le réalisateur met en
perspective la conquête, jamais acquise par les Afro-Américains, de l'égalité, des civils
rights promis pourtant par une constitution républicaine du
Siècle des Lumières ancienne de deux siècles, améliorée depuis par la lutte des
Afro-Américains. Le récit doit tout au
texte de James Baldwin, en projet à l’été 1979 comme expliqué dans un
courrier
du 30 juin à son éditeur, Jay Acton, sur une autre histoire des
Etats-Unis
fondée sur la lutte et les assassinats de trois militants, amis de James
Baldwin, luttant pour la cause
de l’égalité des Afro-Américains en
Amérique: Medgar Evers (membre de la National Association for the
Advancement
of Colored People, 1925-1963, assassiné dans son garage par un membre
des White
Citizens’ Council, une organisation suprémaciste); Malcolm X (1925-1965,
membre
de Nation of Islam jusqu’à 1964, puis de sa propre obédience, assassiné
par des
black muslims avec la complicité passive ou active du FBI); et Martin
Luther
King (1929-1968, assassiné par un militant suprémaciste, James Earl Ray,
thèse
parfois contestée). Comme le dit le natif de Harlem: «L’histoire des Noirs
en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle
histoire.»
Le film vaut d’abord et essentiellement par la
parole et les mots, puissants, précis et choisis avec scrupule, nuance
et discernement, de
James Baldwin, qui déplace l’habituelle thématique médiatique, politique
ou
universitaire de «la question noire aux Etats-Unis» vers la seule et
vraie question
qu’impose la réalité des faits: «L’inégalité dans la société américaine
est la source de violences dont sont victimes les Afro-Américains».
Derrière la redéfinition des
problèmes américains à partir de la réalité (les fantasmes du racisme
générés
par l’action des dominants) plutôt qu’à partir des victimes (les
Afro-Américains), se situe le seul avenir de la nation américaine. Plus
largement, la confrontation des vécus, du réel («les niveaux
d’expériences»), l'abandon de l'immaturité par la population blanche,
sont la
seule solution pour une future vie commune et pacifique. Par son
analyse, chirurgicale de
précision (la description très factuelle, avec des mots du quotidien, de
ce qu’est être afro-américain aux
Etats-Unis: l’inégalité, l’indignité, l'absence de liberté, la négation,
la terreur, la violence, la
mort au quotidien), James Baldwin éclaircit et intensifie (la cruauté du
réel) la
réflexion pour qui est en état de la comprendre, qui en a la volonté,
c’est-à-dire aussi de sentir dans sa chair, le caractère
insupportable de l’inégalité, la négation, l’indignité, l'absence de liberté, la terreur, la violence,
la mort au quotidien, même si James Baldwin ne se fait aucune illusion: «Certains Blancs
n’ont pas de haine pour les Noirs, ils les ignorent.»
Il raconte ainsi
l’impasse personnelle d’une rencontre amoureuse d’une jeune fille euro-américaine avec
laquelle un jeune afro-américain ne peut se montrer en public, partager la rue et le
métro, et sa découverte de l’inégalité, de la ségrégation et de la peur: «Nous avons créé une légende à partir d’un
massacre. Ça fait un choc à 6-7 ans, alors que vous admirez Gary Cooper, de
découvrir que les Indiens, c’est vous!» James Baldwin est féru de
cinéma, et
le cinéma est souvent l'illustration –c'est particulièrement bien mis en
valeur dans ce documentaire– de son analyse de la réalité de la
société américaine, pour confronter les «niveaux d'expérience» des
populations afro et euro-américaines, une confrontation qui ne se fait
pas dans la réalité dans une société ségréguée, empêchant toute prise de
conscience par absence de sensibilité, de maturité.
Il évoque les «niveaux d’expérience» (le vécu)
différents de la population euro-américaine («les Blancs») et
afro-américaines
(«les Noirs»), et de ce refus, par confort, par corruption, par
immaturité cultivée, par esprit ludique et jouissif, par boulimie
consommatrice, par
volonté donc, pour les uns de comprendre l’indignité de ce que vivent
les autres:
«Les Blancs sont devenus des monstres
moraux.» La solution, que James Baldwin propose toujours malgré son
manque
d’espoir, passe par le renoncement que s'imposeraient les
Euro-Américains eux-mêmes à cette
corruption et à cette infantilisation qui consistent à penser comme
«naturel» ou «évident» qu’un Euro-Américain
possède, en Amérique, par naissance, un statut privilégié par rapport à
un Afro-Américain. James Baldwin fait de cette impératif la seule issue
de la nation américaine, et reste toujours prudent et réaliste:
«Le pays rêve d’une solution finale.»
Ce décryptage et cette redéfinition des
questions, cette pensée alternative qui puise sa force dans la vraie vie, de James Baldwin s’étendent à toutes les réalités d’indignité et aux débats qu’elles
soulèvent partout et tout le temps. On parle en Europe, en France, en
Allemagne de la «question juive» (sous des formes très perverses encore de nos jours), quand il faudrait parler de la France,
de l’Allemagne, etc.; on parle de la «question des femmes», quand il faudrait parler des
hommes; de la «question des banlieues», «des pauvres», quand il faudrait parler
des dominants, des inégalités, des riches, etc.
Cette parole de James Baldwin est donc
lumineuse car elle éclaire d’un jour, d’un angle nouveau, et reste très
actuelle, universelle. Comme le montre en partie le documentaire par des
images des années
2010, l’Amérique n’a pas évolué sur le fond de manière positive, son
inconscient collectif reste inchangé comme l'élection de Donald Trump le
confirme. Malgré
l’ascension sociale de quelques Afro-Américains, dont le Président Obama
élu en
2008 («Si on se tient bien, on peut devenir Président»
dit James Baldwin en 1968), 50 ans après la mort de Martin Luther King, Jr.,
en 2018, la ségrégation, les
inégalités sociales, le racisme et le suprémacisme sont restés des
tares ancrées
au plus profond de l’inconscient collectif américain, et une une réalité douloureuse pour les Afro-Américains, de toutes conditions
sociales, de tous les âges, des deux sexes, sur le terrain et dans les têtes, palpable par tout visiteur
étranger, génératrices de
violences racistes et qui empêchent une solidarité de la
nation
américaine. De ce fait, la nation américaine n’existe toujours pas, et même,
l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, sur le modèle
économique américain oligarchique qui accentue les inégalités, et
fondées maintenant sur le modèle communautaire religieux entériné par
les Etats
au service de l’oligarchie, génère l’apparition de fractures béantes au
sein
des sociétés en Europe, dans des nations millénaires,
similaires sans être exactement les mêmes (l’histoire
est différente) aux fractures américaines, toujours instrumentalisées
par l'ensemble des pouvoirs pour diviser les résistances (cf. le film The Butler).
Le documentaire, écrit à distance de l’auteur, 30 ans
après sa mort, pervertit parfois son objectif par volonté quelque peu forcée et anachronique de réécriture
ou d’actualisation, pas nécessaire tant la pensée de James Baldwin est limpide, universelle et éternelle. Il instrumentalise aussi par moments (rares) les mots de James Baldwin dans la version
française. Par exemple, le mot «negro» doit se traduire par «noir». Il est employé en anglais par les interlocuteurs de Baldwin ou par Baldwin lui-même même s’il en
sent le caractère insupportable et le rectifie et/ou le remplace parfois par le concept de
«l’homme noir», de «population noire ou blanche» (negro people, white people).
Il est alternativement
traduit en français par «noir» ou «nègre», avec la volonté
d’accentuer le message, car en français, les mots
ne portent pas la même connotation. Cette surcharge n’est pas
nécessaire; par exemple la question initiale de Dick Cavett à James
Baldwin: «Pourquoi les Noirs
(negroes) ne sont pas optimistes?» fait bouillir intérieurement James
Baldwin qui répond pourtant avec un sourire contrarié et une répartie cinglante:«Tant que les gens parleront de cette
manière. La question n’est pas les Noirs (negroes), ici, –et il rectifie– de l’homme noir, ici, mais le sort de ce
pays.»). La voix grave de Samuel L. Jackson avec des sous-titres plus scrupuleux plutôt que celle de Joey Starr avec une traduction contestable, aurait davantage servi l'expression par James Baldwin de l’autre «niveau d'expérience».
Dans le film, les mots du titre «I am not your negro»
n’existent pas dans
les mots de James Baldwin. Ce titre «coup de poing» peut se traduire par
«Je ne suis pas votre serviteur, anonyme», un
faux sens par rapport au message plus profond et digne de James Baldwin
(«Je suis un homme»). C'est peut-être le message de Raoul Peck pour
accentuer la puissance de son film qu'il doit à James Baldwin. Ça ne
s'imposait pas, «Je suis un homme» était tout aussi direct, «punchy» et plus proche du message universaliste de James Baldwin. Citons le
passage qui a, semble-t-il, servi
à ce titre extrapolé: «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout
d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir "un Noir”; parce que je ne suis pas "un
Noir”. Je ne suis pas "un Noir”, je suis un homme. Si je ne suis pas "un Noir”, et si
vous, les Blancs, l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?»
Cette
pensée, lumineuse, a-t-elle
besoin d'autre chose? A-t-elle besoin de jouer sur la traduction en
français entre «noir» et «nègre» pour accentuer l'effet? Nous ne le
pensons pas. Les
qualificatifs de «noir», «blanc», donnés a priori, globalement, comme
première
description d'un être humain, sans autre explication historique, géographique, biographique, socio-culturelle, sont une ignominie, comme ceux
de «juif», d’«arabe», etc., donnés à priori par simple racisme, et passés aujourd'hui dans le langage courant alors que s'exerce, comme jamais, un contrôle liberticide de la pensée et du langage. Pour le comprendre, il faut
l’avoir ressenti, c'est-à-dire le prendre en plein visage. Pas besoin
de «nègre», «youpin», «rital», «feuj», «beur», etc., pour sentir
l’insulte et l'exclusion, les mots «polis» de la bonne société sont
aussi «éloquents».
James Baldwin et d’autres ont travaillé à
modifier ce vocabulaire fondé sur l’inconscient collectif ségrégationniste et raciste,
car les mots sont au quotidien l’expression profonde, enfouie, de la pensée et la base des relations humaines.
La volonté, une étape nécessaire, de faire évoluer le
vocabulaire pour qui pense, comme James Baldwin que ces termes de «noir» et
«blanc» sont indignes de l’être humain, nous a fait préférer à Jazz Hot de
choisir de décrire les
personnes par leurs actes et quand cela apporte une explication, par
l’origine géographique, même lointaine dans le temps (afro-américain),
et
uniquement quand cela est nécessaire sur les questions touchant
justement au
racisme aussi bien qu’aux arts, à la politique, l’histoire ou la
géographie. Mais
ce choix n’est toujours pas partagé, et y compris dans ce documentaire
pour la version française. Les qualificatifs de «blanc», de «noir» sont
de
ces préjugés, irrationnels, que James Baldwin n’a cessé de combattre
pour poser
la question essentielle: «Si je ne suis
pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, vous l’avez inventé, vous devez vous
demander: pourquoi?» Pour comprendre cette pensée, il faut en sentir la douleur au creux de l’estomac, quelle que soit son
origine: les fameux niveaux d'expérience de James Baldwin.
Enfin,
le film se termine sur un contresens par
rapport à son objectif avoué et par rapport à la pensée de James
Baldwin: une
série de portraits de personnes de tous les âges et de tous les sexes
censés
représenter la diversité afro-américaine pour «faire penser» (un procédé
de propagande, la publicité y a couramment recours, et non de
réflexion) qu’ils sont «comme
nous», démarche à contresens et complaisante, comme si ces personnes
avaient
besoin par leur apparence normalisée de se justifier d’exister. Il n’y a
dans
cette galerie que des personnes «présentables» selon les critères
normalisateurs de la société des années 2010. Pas de moches,
pas de laids, pas de gros, de mal habillés, d'hirsutes, d’obèses même.
C'est la négation de ceux qui ne sont pas
dans la norme. James Baldwin n’aurait pas aimé. Heureusement, quelques
dernières images et quelques mots de James Baldwin en toute fin nous
rappellent l'essentiel de ce bon documentaire.
Un très
bon documentaire même, à transcrire car le texte est dense et nécessite
relecture, porté par les mots d’un penseur hors normes, James Baldwin,
doué de
pédagogie, de rigueur intellectuelle, d’honnêteté (le résumé de sa biographie et les raisons de son retour au pays pour
payer sa dette), d’humour, de mémoire et d’une rationalité rassurante dans
notre époque qui manque de toutes ces qualités.
James
Baldwin est mort en France, peut-être
par hasard, peut-être par nécessité, car la France, celle des années
1950-1960-1970,
qui n’existe plus aujourd’hui –même si ce n’est pas son Harlem familial,
avec
sa musique, son poulet frit et ses visages– il le dit et le fait
comprendre,
lui a appris à dominer la terreur, à percevoir, par son expérience, son
vécu, ce
qu’était l’égalité au quotidien, à penser une alternative. Les idéaux
(au moins) de la grande Révolution –l'égalité d’abord car d'elle
dépendent les deux autres pieds de cet édifice, la liberté et la
fraternité– ont bercé la pensée de la Harlem Renaissance jusqu'à la
lutte des civil rights, Martin Luther King et James Baldwin. James Baldwin n’est pas le premier, ni le seul à le
sentir et à le dire. Le regretté Ernest Gaines qui vient de disparaître, et avant lui Claude McKay, Chester Himes, Richard Wright, Langston Hugues et quelques autres, artistes et pas seulement, passés par la France,
nous racontent dans leurs œuvres avec talent et sincérité leur soif d'égalité.
Ironie de
l’histoire, la France, qui cofinance ce film en
2017, a laissé en 2018 des promoteurs immobiliers détruire une grande
partie de
la maison de St-Paul-de-Vence où a résidé depuis 1970 l’écrivain lors de
ses
séjours en France, un philosophe indispensable à la richesse de la vie
culturelle de son pays
d’adoption (local et national) aux côtés des Jacques Prévert, Simone
Signoret,
Yves Montand, la famille Renoir et quelques autres. Comme aurait pu dire
Simone: «La France n’est plus ce qu’elle était…», et ça se sent jusque
dans la version
française de ce (bon) documentaire.
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BLUE NOTE RECORDS BEYOND THE NOTES
Blue Note Records Beyond the Notes, Film Documentaire de Sophie Hubert, produit par Mira Film/Eagle Rock Entertainment, 85mn, Suisse-USA, 2018, en
version originale sous-titrée (disponible en DVD) https://bluenoterecords-film.com/fr
Blue Note Records
Beyond the Notes sort en DVD à l’occasion des 80 ans de la célèbre maison de disques qui
organise chaque année son festival, au mois de novembre à Paris. Sa richesse
documentaire (interviews passées et récentes, photos, vidéos, extraits des
prises de studio non exploitées où l’on peut saisir quelques brefs échanges
entre producteurs et musiciens…) en fait un témoignage précieux de cette
histoire particulière du jazz, celle de Blue Note, label entré dans la légende comme
étant toujours à la pointe des «révolutions» successives, rendues possibles par la personnalité d’Alfred Lion qui
liait amitié, cherchait à comprendre son temps, parlait beaucoup avec les
musiciens, les encourageait à jouer de nouveaux morceaux, payait les
répétitions, pendant que Francis Wolff avait toute latitude pour cadrer ses
photos. Son talent de photographe fut aussi indispensable à l’identité
artistique de Blue Note, comme celui du graphiste Reid Miles (1927-1993) qui, à
partir du milieu des années 1950, créé les visuels des pochettes de disques: une
véritable équipe d’artisans d’art. Les archives photographiques de Francis
Wolff sont d’ailleurs dévoilées dans le film par Michael Cuscuna (producteur
indépendant et consultant depuis 1984 pour Blue Note sur les rééditions,
également créateur du label Mosaic Records) qui en est aujourd’hui propriétaire.
Le documentaire n’évoque que brièvement les circonstances de la création du label et le
parcours originel de ses deux figures tutélaires, Alfred Lion (1908, Berlin-1987,
San Diego, CA) et Francis Wolff (1907, Berlin-1971, New York, NY) qui se
retrouvent à New York pour échapper au nazisme. Lou Donaldson relate
souvenirs et anecdotes avec un humour irrésistible, tout comme Rudy Van Gelder
(1924-2016)1, le grand
ingénieur du son de Blue Note (mais aussi Prestige, Verve…); ils décrivent la
proximité des deux producteurs avec les musiciens (on imagine que le racisme
dont étaient victimes les Afro-Américains faisaient écho à leur propre
parcours); Alfred Lion et Francis Wolff étaient avant tout soucieux
d’enregistrer les disques qu’ils avaient envie d’entendre. Lou Donaldson
qualifie de crapules les producteurs de l’époque: «sauf Alfred qui respectait
tout le monde».
Blue Note, à ses débuts, porte son intérêt sur les musiciens du premier jazz: Albert Ammons, Meade Lux Lewis,
Sidney Bechet, James P. Johnson ou encore Sidney DeParis. Puis, comme Charles
Delaunay à Paris, les deux amis perçoivent la valeur du bebop émergeant, Alfred
Lion se prenant d’une véritable fascination, doublée d’une profonde amitié, pour
Thelonious Monk. Débute ainsi une série de quatre longues sessions (1947-1952)
bien que la musique de Monk peine à trouver son public. Dans la foulée, deux
autres figures du bop, Art Blakey puis Bud Powell rejoignent également Blue
Note, tandis que les années 1950 voient l’arrivée d’une foule de jeunes talents
dont les noms vont s’inscrire dans l’histoire du jazz: Clifford Brown, Lou
Donaldson, Horace Silver, Lee Morgan, Hank Mobley, pour n’en citer que
quelques-uns, puis John Coltrane avec l’album Blue Trane (1957,
une nouvelle «révolution» pour le label). C’est
ainsi, au fil des sessions Blue Note (mais aussi d’autres labels
indépendants comme Prestige, Riverside, Atlantic, Contemporary…), que
se poursuit en s'élargissant la grande histoire du jazz. Ce foisonnement
créatif est favorisé
par l’atmosphère conviviale entretenue par Alfred Lion et Francis Wolff
vis-à-vis des artistes, lesquels, en confiance, font venir d’autres
musiciens, à l'instar d'Ike Quebec et Duke Pearson, véritables recruteurs du label. Herbie
Hancock et Wayne Shorter, au détour d’une récente session avec Robert
Glasper,
longuement filmée, racontent leurs souvenirs avec malice: Art Blakey,
Miles,
Alfred Lion et Francis Wolff dont Herbie décrit en riant la fameuse petite danse
qu’il
entreprenait pendant les prises lorsque la musique lui plaisait
vraiment. Ils
expliquent également que, du fait qu’il n’y avait pas de pression, les
deux
producteurs laissaient émerger la musique sans entrave pour atteindre le
cœur de l’expression. Les moyens du label restent au début
artisanaux: Rudy Van Gelder se remémore avec amusement que, durant les
six
premières années de sa collaboration avec Blue Note (1953-59), le salon
de ses
parents a tenu lieu de studio d’enregistrement, jusqu’à ce qu’il fasse
construire son célèbre studio à Englewood Cliffs, dans le New Jersey.
Les années 1960 sont marquées par l'intensification de la lutte pour les Droits
civiques qui imprègne le travail des musiciens2.
Elles seront également fécondes avec Grant Green, Jimmy Smith, Dexter
Gordon, Freddie Hubbard, Joe Henderson
ou les membres du quintet de Miles Davis (qui «adorait» Alfred Lion):
Wayne
Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Mais la belle
histoire
prend fin en 1966, alors que Blue Note continue d’élargir le spectre du
jazz avec les musiciens free (Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette
Coleman…). Le documentaire attribue paradoxalement les difficultés du
label aux succès inattendus de The Sidewinder (1963) de Lee Morgan et Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver car les distributeurs auraient mis Blue Note sous pression pour ne
plus enregistrer qu’en fonction du nombre de ventes. Ce n’est pas la
philosophie d’Alfred Lion, qui reste un artisan d’art dans l’âme, et face aux
délais de paiement rallongés par les distributeurs et en raison de problèmes de santé, il est
contraint, selon le documentaire, de vendre Blue Note à Liberty Records, une grande compagnie dont les objectifs sont purement commerciaux.
Alfred Lion et Francis Wolff restent un temps sous contrat en tant que
salariés de leur repreneur, puis opposé à la méthode de travail, bureaucratique et à la politique mercantile de Liberty Records,
Alfred Lion quitte le navire en 1967, tandis que Francis Wolff demeure en place
jusqu’à sa mort, en 1971.
Comme pour Stax3,
la volonté de prédation de l’industrie musicale, avatar de la société de consommation de masse, a eu raison d’une aventure
artistique indépendante, fondatrice dans le jazz. Bien sûr, Blue Note Records, qui passe sous
le pavillon d’EMI en 1979 (par le rachat de Liberty Records) puis d’Universal
Music en 2012 (EMI étant racheté à son tour) existe toujours, riche du
prestigieux catalogue de son âge d’or (lequel constitue encore aujourd’hui 50%
des ventes totales du label) et continue de sortir de nouvelles productions. Le
documentaire illustre d’ailleurs très bien, à travers l’interview de Bruce
Lundvall (1935-2015), président de Blue Note Group entre 1984 et 20114, chargé de réactiver la marque après l’arrêt
de 1979, la nouvelle philosophie du label qui cherche à étendre son audience
au-delà des seuls amateurs de jazz. Une stratégie qui passe par le hip-hop dans
les années 1980 (les DJ utilisant volontiers des samples issus du catalogue
Blue Note) ou, au début des années 2000, par la chanteuse pop-folk Norah Jones,
devenue le fleuron de l’ère Lundvall. Nouveau président depuis 2012, le
musicien et producteur Don Was (1952) se félicite bien sûr de cette évolution
hors jazz expliquée aussi par des musiciens d’aujourd’hui, entre jazz et
hip-hop: Robert Glasper (p, ep), Ambrose Akinmusire (tp), Marcus Strickland
(ts), Lionel Loueke (eg), Derrick Hodge (b) et Kendrick Scott (dm): on apprend
par ces jeunes musiciens que la politique des années Reagan (1980-88),
consistait à supprimer les programmes éducatifs et artistiques dans les
quartiers défavorisés (sans doute jugés trop coûteux), privant toute une
génération de l’accès à la pratique instrumentale (ce qui a fortement nuit à la
transmission culturelle en matière de jazz), se rabattant sur d’autres outils
d’expression (comme le hip-hop). Ils insistent sur le fait que cette carence
d’éducation musicale a surtout provoqué, par désœuvrement, une explosion de
violence et de criminalité, dont eux-mêmes se sentent les rescapés. Ils
craignent encore davantage de violence pour l’avenir s’ils n’arrivent pas à
passer le relais aux plus jeunes. C’est l’information la plus inquiétante du
documentaire, même si le message en filigrane de la nouvelle «révolution» Blue
Note est de conclure que le jazz n’est plus qu’une des étapes de son histoire
de la même façon que les grands festivals historiques gardent l’étiquette jazz
en programmant des musiques commerciales. Ce récent
film a en tous cas le mérite de mettre en évidence deux modes de production opposés:
l'un artistique, l’autre répondant à des impératifs financiers.
Jérôme Partage et Hélène Sportis
1. Voir nos Tears.
2. Dont l’albumFree for All d’Art Blakey (février 1964),
enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à
Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage au Congress of Racial Equality.
3. Voir notre chronique.
4. Voir aussi son
interview dans Jazz Hot n°536(décembre 1996-janvier 1997).
© Jazz Hot 2019
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They Live By Night
Les Amants de la nuit
Premier film
de Nicholas Ray (1911-1979), produit par John Houseman, RKO, 95 mn, USA, 1948,
en version originale sous-titrée, avec Avec Farley Granger, Cathy O'Donnell,
Howard Da Silva et Marie Bryant1.
https://www.cinematheque.fr/cycle/nicholas-ray-526.html
Ce roadmovie fait
partie de la rétrospective de l’œuvre de Nicholas Ray présentée par la
Cinémathèque de Paris du 29 août au 28 Septembre 2019; il est une sorte
de matrice d’un Nicholas Ray originel, de sa vie d’avant le cinéma, quand il
partageait les expériences jazz, cabaret, littérature et poésie délirante de
Max Gordon (1892-1978) au Vanguard, celles d’Alan Lomax (1915-2002) collectant
les musiques de l’Amérique pour le Gouvernement, dont «Back Where I Come
From» (https://www.loc.gov/item/afc2004004.ms040114/), de sa vie quand il
côtoyait Lead Belly et Woody Guthrie, le Group Theatre d’Elia Kazan ou qu’il
travaillait sur Voice of America (à
partir de 1942), «la voix de l’Amérique», où il avait été recruté
par son futur producteur John Houseman. Toutes ces expériences sont regroupées dans
ce premier film… un état des lieux de sa construction culturelle.
L’histoire est celle des perdants de l’organisation du monde, jeunes, sans
compréhension des règles du jeu imposées par le dessus du panier, qui courent à
deux vers leur perte, s’accrochant désespérément l’un à l’autre d’un bout à
l’autre du film, en essayant en vain mais sans jamais y renoncer, de tenter la
vie de ceux qui ont eu les bons codes à la naissance (entre crise économique,
violence familiale et institutions répressives, résultant des observations et
vécu du réalisateur). Dans leur course, ils passeront une soirée dans un
restaurant chic tenu par la pègre officielle à New Orleans, où chante Marie
Bryant («Your Red Wagon», ton
«carma» dirait-on aujourd’hui quand le sort s’acharne sur ceux qui
s’exposent sans savoir faire autrement), Marie Bryant, qui était aussi une
grande danseuse (elle a donné des leçons à Marlon Brando dans l’école de
Katherine Dunham), chorégraphe (Gene Kelly) et actrice (https://www.imdb.com/name/nm0117183/);
de Louis Armstrong à Duke Ellington, en passant par Lionel Hampton, Ethel
Waters, Nat King Cole ou Lester Young entre autres, Marie Bryant était reconnue
et adulée.
La magie de ce film réside dans sa valeur documentaire de reconstitution
historique de réseaux relationnels très denses et fertiles, à une époque où les
données personnelles n’étaient pas des produits à vendre sans paiement, mais des
expériences partagées pour créer de l’artisanat d’art sous toutes ses formes
par l’émulation et les échanges d’humains en chair et en os.
Hélène Sportis
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Stax, le label soul légendaire
Documentaire de Stéphane Carrel et Lionel Baillon, produit par Arte
France/Flair Production/Universal Music France, 53 min., France, 2018, en
version originale sous-titrée (disponible jusqu’au 24/09/19: www.arte.tv) L’histoire du
label Stax (1957-1975) est celle d’une expérience
solidaire mixte peu commune dans une Amérique agitée par les luttes
liées au mouvement
pour les Droits civiques. Il s’est en effet construit comme creuset
incontournable d'une nouvelle création musicale se voulant
authentiquement afro-américaine, la «soul music», et comme un
acteur à part entière du combat pour la dignité et l’égalité mené par les
Afro-Américains (avec de multiples ramifications le liant à un espace artistique et politique bien plus large), bien qu’aucun projet militant ne présidât à sa
création. Le documentaire, drôle
et émouvant, évoque les fondateurs de Stax, Jim
Stewart (1930-), employé de banque amateur de country music, et
sa sœur,
Estelle Axton (1918-2004), institutrice qui hypothèque la maison
conjugale sans avertir son mari pour établir leurs locaux (un studio
d’enregistrement
et un magasin de disques) dans un cinéma désaffecté du quartier
afro-américain
de Memphis, Tennessee. Ce qui aurait pu se limiter à un simple choix
économique aboutit à
une entreprise intercommunautaire, le magasin de disques –tenu par
Estelle
Axton–, devenant un lieu de vie fréquenté par les gamins et les jeunes
musiciens
du voisinage. Mieux encore, Estelle recommande à son frère les plus
talentueux
qui se retrouvent ainsi à enregistrer pour la compagnie qui s'appelle
alors Satellite Records. Jim Stewart finit par délaisser
la country pour le rhythm and blues et connaît une première réussite
commerciale en 1960 avec le duo entre Rufus Thomas (voc) et sa fille
Carla (voc): «Cause I Love You» (1960), lequel attire l'attention d'Atlantic Records, la célèbre maison disques fondée par Ahmet Ertegün (Erroll Garner, Ray Charles...),
qui noue un premier partenariat avec Satellite Records. Après un
deuxième succès important, avec le titre «Last Night», des Mar-Keys
(1961)1 -une formation, au départ, de
musiciens euro-américains mais qui inclut rapidement des membres
afro-américains-, le label prend le nom de Stax (une autre firme du nom
de Satellite le poursuivant en justice). Autre «tube» issu de la politique intégrationniste
de Stax, celui du quartet «mixte», Booker T. & The M.G.'s (du nom du pianiste/organiste Booker T. Jones) avec «Green
Onions» en 1962. Comptant également dans ses rangs Steve Cropper (g), Booker T. & The M.G.'s devient le nouvel orchestre maison2. Steve Cropper accompagne par la suite d'autres artistes venus enregistrer à Memphis, à la demande d'Atlantic: Otis Redding (voc) en 19623 -dont le guitariste évoque le souvenir avec émotion- et le duo Sam & Dave4,
lequel se retrouve à collaborer également avec le compositeur du label,
Isaac Hayes, recruté en 1964 par sa fréquentation du magasin de
disques.
Progressivement, Stax propose une musique plus enracinée et reflétant l’expression de la communauté afro-américaine de
Memphis sous l'impulsion d'Al Bell (1940-) dont Jim Stewart (décidément étranger à tout sentiment raciste) fait son bras droit à partir de 1965. En ce sens, Stax est positionné à l’opposé
de Motown laquelle cherche à séduire le grand public avec un rhythm and blues
édulcoré. Les deux labels n'en sont pas moins emblématiques de cette nouvelle «soul music», rencontre entre le rhythm and blues, le blues, le jazz et le gospel, initiée et popularisée par Ray Charles5. Homme
et femme «de bonne volonté», comme aurait dit
Martin Luther King, Jim Stewart et Estelle Axton créent ainsi, dans un
Tennessee
férocement raciste, un environnement artistique non ségrégé. La
production musicale du label n'en fait pas moins écho aux événements
marquant la lutte pour les Droits civiques, tel «Soul Man» de Sam & Dave en 19676.
Un peu plus tôt, en mars 1967, une tournée triomphale en
Grande-Bretagne et en France avait pourtant permis aux musiciens de Stax
de recevoir une reconnaissance artistique qu'ils ne pouvaient espérer
dans leur pays (comme les jazzmen avant eux).
Mais cette belle histoire humaine et musicale est victime d’un réel
tragique et d’une volonté de prédation. Tout d’abord, la brutale
disparition d’Otis Redding (10 décembre 1967) et l’assassinat de Martin
Luther
King (4 avril 1968) causent un véritable traumatisme au sein du label,
tandis
que le second provoque une dégradation des relations intercommunautaires
à Memphis (notamment) et le
départ des musiciens euro-américains de Stax. Dans la foulée, Atlantic
Records (récemment
racheté par Warner) profite d’une clause léonine de son contrat de
distribution (signé après l'arrivée d'Al Bell) pour le déposséder de
l’intégralité de son catalogue et de la plupart
de ses artistes. Pour survivre, le label de Memphis démultiplie les
enregistrements (vingt-sept albums en un mois!) grâce à la combativité
d’Al
Bell, à présent vice-président. De nouveaux musiciens
permettent à Stax de se relever, comme les Staple Singers7 et surtout Isaac Hayes (désormais sur le devant de la scène)8.
Ce dernier est un partisan pacifique du mouvement «black power»,
de même que le militantisme d’Al Bell amène Stax à se porter à la pointe
de la lutte
antiraciste, ce qui entraîne quelques remous en interne (le départ
d'Estelle Axton notamment). Un investissement marqué par le
meeting-concert «Wattstax»9,
du 20 août 1972 à Los Angeles, avec
Jesse Jackson, commémorant, in situ, les émeutes de Watts d'août 1965.
Mais l’aventure de ce label indépendant et engagé prend
définitivement fin en 1975, coulé par son nouveau distributeur CBS
Records,
souhaitant éliminer un concurrent gênant, avec la complicité du milieu
bancaire de Memphis qui fut peu empressé de sauver de la faillite cette
firme indépendante, si singulière et remuante10.
Une passionnante leçon de musique, d’histoire, de sociologie, d'économie et de politique: une histoire humaine.
Jérôme Partage
1. Le documentaire commet une inversion chronologique dans son récit en évoquant le succès des Mar-Keys avant celui de Rufus & Carla («Cause I Love You»: https://www.youtube.com/watch?v=fBzYt1UXKMY).
2. Steve Cropper (né en 1941), membre des Mar-Keys et co-auteur de «Last Night» (https://www.youtube.com/watch?v=FNkXUSt9IRU) est également à l'origine du «Green
Onions» de Booker T. & The M.G.'s (https://www.youtube.com/watch?v=gjgjoSsOvi4). Il poursuivra sa collaboration avec Stax jusqu'en 1970. On le retrouve en 1980 dans l'orchestre des Blues Brothers (et des Blues Brothers 2000, 1998), film de John Landis. Par ailleurs, Booker T. & The M.G.'s composeront la musique du film Uptight (Point noir, 1968) de Jules Dassin, un thriller engagé (à l'image du réalisateur
qui fut victime du maccarthysme) sorti juste après l'assassinat de
Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=2alRL6oRx7w
3.
Venu chez Stax pour conduire le guitariste Johnny Jenkins (1939-2006), Otis Redding
(1941-1967) insiste pour chanter à la fin de la session. Sa performance
impressionne Jim Stewart qui sort un premier titre sous le nom du
chanteur, «These Arms of Mine» (https://www.youtube.com/watch?v=aUaO50nWnvg). Plusieurs autres ballades langoureuses feront la renommée d'Otis Redding qui devient la plus grande vedette de Stax.
4. Le duo constitué par Sam Moore (1935-) et David Prater (1937-1988), surnommé «Double Dynamite», se fait connaître avec «Hold On, I'm Coming» (https://www.youtube.com/watch?v=Fowldx4hRtI).
Dans le documentaire, Sam Moore raconte (avec humour) son effroi quand
Atlantic l'envoya chez Stax, dans l'Etat sudiste du Tennessee, perspective peu réjouissante pour un Afro-Américain.
5. «The Genius of Soul» développa ce genre à partir du titre «I Got a Woman» dont la mélodie fut empruntée à une chanson gospel, «It Must Be Jesus». Le mot «soul» apparaît pour la première fois avec le titre de l'album Soul Brothers (1958, Atlantic Records) qui réunit Ray Charles et Milt Jackson.
6.
Lors des émeutes de Détroit (23-27 juillet 1967), parmi les plus
meurtrières et destructrices de l'histoire des Etats-Unis, les magasins
tenus par des Afro-Américains furent marqués de l'inscription «soul brothers» afin qu'ils soient épargnés par les manifestants. Inspirés par cet événement, Isaac Hayes et le parolier David Porter composèrent «Soul Man» pour raconter la lutte de leur communauté (https://www.youtube.com/watch?v=1EnM8urBBWI).
7.
Originaire de Chicago, cette formation familiale a accompagné Martin
Luther King notamment pendant les marches de Selma à Montgomery, en mars
1965.
8. Compositeur, pianiste, chanteur, Isaac Hayes accède à la notoriété avec l'album Hot Buttered Soul (1969: https://www.youtube.com/watch?v=SQegEoll5Lc). Il connaîtra également le succès au cinéma, en signant la musique de Shaft (de Gordon Parks, 1971), récompensée d'un Oscar (https://www.youtube.com/watch?v=kfdW4687b_w), et comme compositeur/acteur dans le film italien Uomi duri (Les Durs, Duccio Tessari, 1974) avec Lino Ventura: https://www.youtube.com/watch?v=riyOBFpc888
9.
Le concert dura plus de six heures et réunit pacifiquement plus de 100
000 personnes, avec la participation d'Isaac Hayes, Carla et Rufus
Thomas, The Staple Singers, Albert King, entre autres. Il fit l'objet
d'un documentaire, Wattstax (de Mel Stuart, 1973): https://www.youtube.com/watch?v=9xJw7g1wvRw
10.
Le catalogue du label fut ensuite exploité par Fantasy jusqu'à son
rachat par Concord Records en 2007, lequel sort depuis de nouveaux
enregistrements sous le nom de Stax.
© Jazz Hot 2019
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Du
13 au 23 septembre, en tournée d’avant-première en France, en présence
du réalisateur ou des ex-salariés, sera projeté le documentaire de Lech
Kowalski sur le combat digne, solitaire et déterminé des GM&S de
l’usine de La Souterraine, pour leurs emplois, qui sortira en salles le 9
octobre, après diffusion sur Arte en juin dernier. La France,
démantelée de ses outils de productions et de ses emplois depuis les
années 1970 pour se réduire comme une peau de chagrin à une activité
touristique stérile, est secouée par les conflits sociaux filmés par des
professionnels, parfois incarcérés pour avoir fait leur travail
d’information, comme Lech Kowalski en septembre 2017, arrêté pour
n’avoir pas coupé les caméras sur injonction policière. Le parquet a
«classé sans suite» deux mois plus tard, sans doute suite à une pétition
de plus de 400 cinéastes. Lech Kowalski connait «la musique»; il a été
l’assistant de Tom Riechman qui a tourné le documentaire poignant sur
Charlie Mingus à Greenwich Village (1966-1967, 58 min.) comprenant
l’expulsion lamentable de son domicile avec ses affaires sur le trottoir
(youtube.com/watch?v=lesvRFiyhLc). En 1984, Lech Kowalski fait le documentaire Rock Soup (La soupe aux cailloux, 81 min., lechkowalski.com/fr/video/item/38/rock-soup),
sur l’évacuation manu militari d’un collectif autonome de «sans
domicile» pour récupérer et valoriser une mini parcelle du Lower East
Side au sud de New York dont la pression immobilière rapporte tant, que
chaque mètre carré doit être privatisé.
Un deuxième documentaire suivra, après l’évacuation, Chico & The People (20 min., lechkowalski.com/fr/video/item/39/chico-the-people), sur l’enregistrement à Tompkins Square de la musique de Rock Soup par Chico Freeman, des musiciens et les personnes victimes de
l’évacuation. Cette tournée d’avant-première en présence du réalisateur
et des protagonistes, comme l’essence de sa réflexion sur le réel au fil
de sa «road-move-vie», rappelleront à ceux qui l’ont vu J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin (2019, 80 min.); car partout ceux
qui se battent pour survivre, ne comprendront jamais pourquoi ils seront
inexorablement dépossédés du presque rien qu’ils sont vitalement
obligés d’essayer de préserver, contre ceux qui ont déjà beaucoup plus
qu’il n’en faut pour vivre. Ne résistons pas aux hypothèses de réponses
de Jules, berger provençal dans Crésus (Fernandel, Jean Giono, 1960, 100 min.), qui réfléchit à partir des bicyclettes (youtube.com/watch?v=e2tbtRulv0U), des grives et des chachas avec son institutrice… (youtube.com/watch?v=jdgw3puddCg). Tous les films de Lech Kowalski sont disponibles sur son site (lechkowalski.com/fr/).
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019
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Amazing Grace
Documentaire d’Alan Elliott et
Sydney Pollack, produit (entre autres) par Sundial Pictures, Al's Records &
Tapes Production, 40 Acres & A Mule (Spike Lee), Aretha Franklin…, 87 min.,
USA, 1972-2018, V.O. sous-titrée. Sortie au cinéma en France le 6 juin
2019; sortie DVD prévue le 6 août 2019.
www.amazing-grace-movie.com
Janvier
1972. Aretha Franklin a 29 ans. The Queen of soul est une star
internationale mais également une militante féministe et des
Droits civiques1. Ce n’est pas par hasard que
la fille du Révérend Clarence LaVaughn Franklin opère
un retour aux sources du gospel dans la modeste New Bethel Baptist Church2 située dans le quartier de Watts, à Los
Angeles (théâtre des émeutes de 1965). Huit ans après la signature du Civil Rights Act et quatre ans après
l’assassinat de Martin Luther King3, la
chanteuse donne deux récitals, essentiellement composés de gospels
traditionnels les 13 et 14 janvier en vue d’un double album live, Amazing Grace4,
qui sera publié par Atlantic Records, et deviendra le plus gros succès
commercial de l’histoire pour un disque de gospel
(deux millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis). La Warner Bros.,
propriétaire
du label, souhaite également filmer les concerts, espérant renouer avec
la lucrative performance du documentaire musical de Michael Wadleigh, Woodstock (1970). Après avoir écarté le réalisateur Jim Signorelli, elle confie à Sydney Pollack (1934-2008)5, le
soin de superviser le tournage, lequel accepte au seul nom d’Aretha Franklin. Las, en raison d’une soi-disant «erreur» technique
(«oubli des claps de début et de fin»: impensables avec Sydney Pollack), la synchronisation entre les images et le
son se serait avéré impossible. Quelles que soient les raisons, les bandes restent dans les cartons.
Au début des années 1990, un jeune producteur d’Atlantic
Records, Alan Elliott,
en apprend l’existence. En 2007, il rencontre Sydney Pollack qui lui
donne sa
bénédiction pour en racheter les droits à la Warner (Alan Elliott
hypothèque sa maison
pour cela). Avec les nouvelles techniques numériques, le trésor
devient enfin exploitable: en trois semaines, les quelques vingt heures
de rushes (répétitions et concerts) sont synchronisées. En 2011, Alan
Elliott
organise une première projection du film monté. Aretha Franklin
l’apprend et
engage une procédure judiciaire qui bloque la diffusion du documentaire.
Ses
raisons demeurant obscures et confirment que l'erreur technique de 1972
n'a sans doute jamais existé. La sortie est donc bloquée jusqu’au décès d'Aretha en août 2018. C’est enfin sa nièce,
Sabrina Owens, en charge de l’héritage, qui autorise la sortie du film
après qu’il ait été visionné par la famille d’Aretha Franklin. Amazing Grace est un document
saisissant, loin des captations léchées de concert que l’on connaît
aujourd’hui. Le film, en embrassant musiciens et public comme un tout,
immerge
totalement le spectateur dans son fauteuil de cinéma au cœur de la
petite église. Le public, qui affiche sa ferveur, est ainsi un acteur à
part entière
(call and response propre à
l’église afro-américaine et
manifestations vivantes de la foi: pleurs, apostrophes, danses,
transes…).
De même, Sydney Pollack et ses cadreurs apparaissent régulièrement dans
le
champ (on voit même le réalisateur prendre des photos), ce qui nous
donne
l’impression d’assister au tournage lui-même et de vivre véritablement
l’expérience. L’office –il ne s’agit pas de concerts– est dirigé,
avec un humour irrésistible, par le célèbre pasteur James Cleveland (p,
voc),
une figure du gospel6. Quant à l’accompagnement, il
est fourni sur le plan vocal par le Southern California Community Choir,
conduit par Alexander Hamilton, et dont les membres finissent par se muer, surtout
au cours de la seconde soirée, en spectateurs transis par la performance
d’Aretha Franklin; sur le plan instrumental, on retrouve Ken Lupper (org),
Cornell Dupree (eg), Chuck Rainey (eb), Bernard Purdie (dm) et Pancho Morales
(perc), des musiciens professionnels déjà réputés.
Au sommet de son expression, Aretha Franklin s’exprime ici dans un contexte ancré
dans le réel, au sein de sa communauté et en présence de ses proches: en
particulier son père, le très célèbre et imposant C. L. Franklin, et sa mère de substitution, Clara Ward7,
le second soir. Le premier, invité à
prendre la parole, relate ses souvenirs avec sa fille encore enfant,
rappelant
que, pour celui qui sait écouter et ressentir, elle n’a jamais été autre
chose
qu’une chanteuse de gospel. En allant se rasseoir, il lui éponge la
figure alors qu’elle s’est installée au piano. On perçoit alors une
manifestation ce que ce qui pourrait être l'embarras d'Aretha. Autre
séquence marquante de ce
documentaire, l’interprétation incandescente par Aretha Franklin du
célèbre
cantique «Amazing Grace» (à la fin du premier soir) au cours
duquel James Cleveland abandonne le piano, submergé par l’émotion,
tandis que celle
du public est à son paroxysme.
Enfin, quand, durant le morceau «Never Grow
Old», le révérend Cleveland prend la parole pour évoquer «cet
endroit où les faibles seront hors de portée des méchants», «cet
endroit où vont les saints et où ils ne vieilliront pas», on pense à
Martin Luther King qui, la veille de sa mort, disait avoir vu la «Terre
promise», celle de la fraternité, et qui serait l’issue du combat pour les
Droits civiques et pour l'égalité. De fait, bien que jamais nommé, l’ombre du pasteur de
Montgomery plane sur l’assemblée.
Débarrassée
du contexte show-business et des assistances gigantesques des scènes à
grand spectacle, Aretha Franklin, bien qu’au
centre de l’action par son talent hors norme, n’a rien ici d’une diva au
sens médiatique du terme. Elle rejoint simplement la simplicité,
l'authenticité et la puissance de la profondeur d'une expression comme
le ferait Mahalia Jackson qui devait décéder quinze jours plus tard.
Aretha devient l’une des protagonistes, la plus en vue en raison de sa
voix exceptionnelle, de ce témoignage culturel fabuleux,
intense, dans un moment collectif et solidaire magnifiquement filmé
par Sydney Pollack. Un film essentiel sur l’histoire de la musique et de
l’Afro-Amérique8.
Jérôme Partage
1. Sa célèbre version de la
chanson «Respect» d’Otis Redding, en 1967, est devenue un hymne
pour ces deux causes. Voir nos Tears (Jazz Hot n°685).
2. Le révérend Clarence LaVaughn Franklin
(1915-1984), personnalité éminente au sein de la communauté
afro-américaine,
exerça son ministère à la New Bethel Baptist Church de Détroit où sa
fille
prodige fit ses débuts. Militant des Droits civiques, ami de Martin
Luther King
et de Mahalia Jackson (qui fut l’un des mentors d’Aretha et est décédée
peu après l'enregistrement, le 27 janvier 1972 ), il organisa à
Détroit, en 1963, une «Walk to Freedom» lors de laquelle le leader
afro-américain prononça une première version de son discours I Have a
Dream, deux mois avant la marche sur Washington.
3. Aretha fut également un
soutien actif du mouvement, donnant de nombreux benefit concerts, notamment en 1963 pendant la campagne de
Birmingham. Peu avant son assassinat, Martin Luther King lui remit, à
l’occasion d’un concert à Détroit, en présence de son père, le «Southern
Christian Leadership Conference Leadership Award» (voir photo et
article: dreamdeferred.org.uk).
Lors de ses funérailles, en avril
1968, elle donna une poignante interprétation de «Precious Lord Take My
Hand» qu’elle chante également sur Amazing Grace. Par ailleurs, elle prit
fait et cause pour Angela Davis en 1970.
4. Atlantic/Flashback Records
8122-75717-2. Extraits disponibles à l’écoute.
5. La présence de Sydney Pollack dans ce projet ne doit également rien au hasard: sa filmographie a
multiplié les thématiques et les collaborations notamment liées aux
Droits civiques: Sidney Poitiers, Quincy Jones (Trente minutes de sursis, 1965), Burt Lancaster (Les Chasseurs de scalps, 1968), On achève bien les chevaux (1969), charge terrible sur la négation de la dignité humaine.
6. James Cleveland (1931-1991), originaire de Chicago, a eu une carrière à
succès en tant que pianiste, chanteur, composeur et arrangeur. Il a sorti de
nombreux enregistrements, essentiellement live, pour le label Savoy. Très lié à
la famille Franklin (il fut un temps directeur musical de la New Bethel Baptist
Church de Detroit et vécut chez les Franklin), ce pédagogue et promoteur très
dynamique du gospel fut l’un des soutiens de la jeune Aretha (voir biographie et discographie dans Jazz Hot n°541).
7. Célébrité du monde du gospel, Clara
Ward (1924-1973) fut, avec Mahalia Jackson et Marion Williams, l’autre figure
tutélaire qui marqua la jeune Aretha Franklin. Elle fit ses débuts au sein du
groupe familial conduit par sa mère Gertrude, The Ward Singers (1931-1952) et
effectua le reste de sa carrière sous son nom. Elle entretint une longue
liaison avec C.L. Franklin (séparé de la mère d’Aretha depuis ses 6 ans,
laquelle décédera quatre ans plus tard) et eut un rôle déterminent dans le
déclenchement de la vocation d’Aretha et de ses sœurs.
8. On retrouve dans Jazz Hot de nombreux numéros sur la musique religieuse afro-américaine, en particulier la série «I Hear
Music in the Air» du n°531 (1996) au n°542 (1997), n° Spécial 1997.
© Jazz Hot 2019
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Archie Shepp in Session at Arte Studio
Documentaire/concert de David Guedj, produit par Arte
France/Oléo Film/Archieball, 50 min., France, 2019, en version originale
sous-titrée (disponible sur Arte.tv jusqu’au 13/02/20)
A 82 ans, Archie Shepp raconte sa vie d'homme et retrace
son parcours artistique à travers une alternance d’anecdotes et de
morceaux joués en studio en compagnie de son quartet (Carl-Henri Morisset, p,
Matyas Szandai, b, Steve McCraven, dm). Cet enregistrement, qui a eu lieu le 14
mai 2019, crée une forme d’intimité entre le saxophoniste et le spectateur,
tant par la sobriété de sa mise en scène qui permet ainsi d’aller à l’essentiel,
au fond du propos, que par le naturel des échanges live entre
les musiciens. Les tensions racistes et la condition des Afro-Américains
constituent le fil rouge de son récit: du lynchage d’un homme (épisode
traumatisant qui a précédé de peu sa naissance), à sa propre peur de marcher
dans les rues de New York au bras de sa première épouse, blanche (souvenir se
plaçant en parallèle de celui qu’il restitue de Charlie Parker qui, dans la
même situation, affichait une décontraction totale). Une thématique illustrée
musicalement par un poignant «Sometime I Feel Like a Motherless Child», chanté,
ou encore un «Dedication to Bessie Smith's Blues» de sa composition. Archie
évoque également John Coltrane, le «grand-frère», Miles Davis ou son propre
père, musicien semi-professionnel qui l'a initié au banjo. On retiendra une
séquence savoureuse: la démonstration de hambone (ou juba dance, danse
remontant à la période de l’esclavage, consistant à se taper ou tapoter jambes,
bras, poitrine et joues comme une percussion) donnée par Steve McCraven, dont
on perçoit ici la complicité ancienne avec le créateur d’Attica Blues.
Un documentaire qui agit comme
un «révélateur» accessible à tous les publics pour
arriver à faire le lien entre réalité de la vie, perception sensorielle et
expressivité musicale, pour comprendre et ressentir l’origine de la
profonde humanité de cet art appelé «jazz».
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Swing Time in Limousin
Documentaire de Dilip et Dominique Varma,
produit par Plus2com! Productions, 75 mn, France, 2018
A voir jusqu’au mardi 11 juin 2019 au cinéma Le Saint André des Arts, Paris 6e, http://cinesaintandre.fr/
en présence des réalisateurs (4 juin) et de Claude-Alain Christophe, président du Hot Club de Limoges (11 juin)
Ce documentaire a été réalisé dans le cadre de la série d’événements organisés en 2018-2019, Hot Vienne, Limoges se la joue jazz, Harlem à Limoges, autour du legs à la Ville par Jean-Marie Masse (Limoges, 1921-2015, homme de radio, producteur et batteur), de ses archives1. Mais revenons au documentaire qui raconte, sans s'étendre et sans approfondir l'histoire du jazz en France (les amateurs de jazz trouveront les repères avec la création de ce hot club de Limoges en 1948 et la vision du jazz exposée par les acteurs de ce film), la filiation d’Hugues Panassié (donc plutôt en province) au travers d’un groupe d’amis qui se fédèrent autour de rencontres avec des musiciens afro-américains, de concerts, d’un hot club, d’une radio2, de musiciens du cru, dont les enfants deviendront parfois amoureux du jazz, voire musiciens eux-mêmes (comme Pierre et Simon Boyer, l’un saxophoniste, l’autre batteur).
La maîtrise claire et dense par le montage alterné d’archives, considérables, à traiter avec des regards très récents (Liz McComb, Dany Doriz et Gigi Chauveau, les «décideurs-acteurs» de cette aventure qui continue, chacun avec la sensibilité de sa propre mémoire) permet de reconstituer une chronologie, d’illustrer et d’éclairer les propos sur cette partie de l’histoire de l’implantation du «jazz d’Amérique» en France provinciale, de focaliser sur l’importance des liens humains et de la transmission orale de proximité quand on n’a pas toujours les moyens de mettre en valeur des artistes; le temps, la patience, la volonté, la disponibilité, l’imagination, l’écoute, les collections, les techniques successives, les savoir-faire mis en commun (disques, photographie, film, archivage, organisation, son, radio…), l'amour du jazz sans calcul et sans limite, toujours dans la convivialité de la table et des échanges, compensent largement et avantageusement des moyens professionnels de structures commerciales, car il y a une véritable ligne artistique qui se dégage de cet ensemble.
Le talent des réalisateurs est surtout, et enfin, d’avoir posé cette première pierre solide pour la reconstitution de l’histoire très singulière d’artistes ségrégués chez eux, accueillis au sein des familles avec une réelle amitié, reconnus, certains mêmes adulés pour leur art, partout en France, et pas seulement à Paris comme on pourrait le penser trop souvent, dans le sillage des armées de libération des deux guerres. Ce qui aurait pu n’être que sinistre (la ségrégation, le racisme des deux côtés de l’Atlantique, les guerres mondiales, des militaires –parfois musiciens– non nationaux stationnés à l’étranger) a muté en véritable fête d’échanges et d’ouverture, révélant l’art du jazz avec ses valeurs: l’universalité, la liberté, la chaleur humaine, le rapprochement de la «tête et du corps» (la danse), retrouvant ainsi une perception enfin complète, un sens et une pratique populaires de l’art: d’indispensables reconquête et réappropriation du réel, dans le monde des apparences.
Ce documentaire reconstitue également une dimension aujourd'hui complètement occultée, c'est-à-dire la dimension véritablement démocratique qui a présidé à la vie du jazz pendant quelques décennies en France (l'histoire des hot clubs, des familles, des ami-e-s, dévoué-e-s au jazz, des organisateurs bénévoles, des collectionneurs, véritables musées vivants capables et responsables de transmission) qui ont, sur le mode associatif et sans subventions, fait vivre le jazz, en toute indépendance depuis les années 1930 jusqu'aux années 1980, et jusqu'à l'accaparement par la politique et par le ministère de la Culture de ce secteur du jazz, si valorisant sur le plan marchand et de «l'image», justement par sa dimension artistique indépendante, intègre dans ses motivations, et qui a permis une telle diversité esthétique et d'expressions, y compris dans la mise en valeur d'artistes de différentes générations. Ici, c'est la jazz mainstream, le blues et le gospel, dans d'autres lieux, si on pouvait faire d'autres documentaires aussi denses que celui-là, ce serait le jazz traditionnel, le bebop, le jazz de Django, le free.
Même si aujourd'hui, il en subsiste quelques traces, comme ce hot club de Limoges, cette histoire indépendante et populaire du jazz en France, qui a si bien accompagné le jazz, un art populaire, est aujourd'hui du passé, vaincue par l'esprit mercantile et normalisé de la société de consommation, de masse et de mode, si antidémocratique, et par l'esprit de système d'institutions qui ont perverti l'histoire à grand renfort de subventions et de clientélisme.
Nul doute que les artisans de ce bon documentaire, primé au New York Jazz Film Festival 2018, et invité d’honneur à Sarasota, Floride3, n'ont pas été si loin dans leurs réflexions, et c'est ce qui fait la fraîcheur et la bonne humeur de ce documentaire qui s'attarde sur la dimension humaine et artistique de cette autre «aventure du jazz» (en référence au film de Louis Panassié sorti en 1972), mais qui restitue, sans en avoir l'air, un monde aujourd'hui oublié reposant sur d'autres valeurs, malgré ses imperfections d’alors…
Si et quand le DVD sortira? Nous vous tiendrons évidemment informés!
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019
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Green Book
Sur les routes du Sud
Film de Peter Farrelly, musique et coach musical Kris Bowers, avec Mahershala Ali et Viggo Mortensen, produit par Jim Burke/Brian Currie/Peter Farrelly/Nick Vallelonga/Charles B. Wessler, Participant Media, DreamWorks, 130 mn, USA, 2018, en version originale sous-titrée
Ce roadmovie multiprimé, notamment pour le casting, raconte l’histoire (vraie) du chemin improbable de deux nécessités de survies aux antipodes (instruction, métiers, sensibilités, quartiers, communautés, pratiques sociales et individuelles…) et à fronts renversés des idées reçues bien étiquetées (toujours fausses sur «la vie des autres»), pendant huit semaines d’une tournée haute en couleurs dans le sud des Etats-Unis, en 1962. Cette «association» paradoxale forcée a le mérite de contraindre les duettistes (Mahershala Ali et Viggo Mortensen), un pianiste élégant, psychologue et belle plume, et «son» chauffeur, ex-videur de club new yorkais mafieux, enfant du Bronx, à réfléchir sur des expériences/observations partagées, sur les autres et eux-mêmes.
Le rôle de «pont» qui mettra un peu de douceur dans le rapprochement entre les rugosités de ces deux peurs, est campée par Dolores (Linda Cardellini), la jolie femme cuisinière humaniste à la tête bien structurée de Tony «Lip»(embobineur) Villelonga, qui deviendra la complice indirecte du pianiste Don Shirley au parcours très singulier.
Un film bien ancré dans le feeling-tone, travaillant la perception du réel des émotions jusqu’à vider tous les abcès, tous les excès, tous les non-dits; jusqu’à rendre nette et indéfectible une amitié qui durera jusqu’à 2013, par décès des deux amis, à moins de deux mois d’intervalle.
Une histoire si humainement forte que, perçue aussi par Nick enfant, le fils de Tony, il l’écrira pour la graver sur l’écran. Le réalisateur Peter Farrelly, descendant de grands parents irlandais immigrants, a le doigté et la précision des nuances de ceux qui portent les épaisseurs de plusieurs vies antérieures.
Pourquoi le titre Green Book? C’était le nom du guide des lieux (hôtels, restaurants, bars…) réservés aux Afro-Américains dans le Sud pendant la ségrégation, et qui est confié à Tony pour «faciliter» le voyage de l’artiste; l’opscule avait été imaginé et publié par Victor Hugo Green (ça ne s’invente pas), de Harlem, NY (1892-1960), employé des Postes, édité de 1936 -pour les Afro-Américains qui ont fini aussi par acheter des voitures (pour les profits, pas de ségrégation!) devenues économiquement accessibles et obligatoires pour migrer et trouver du travail par la combinaison « explosive » du taylorisme, du diesel, du New Deal post-crise de 1929- jusqu’en 1966, deux ans après le Civil Rights Act du 2 juillet 1964 interdisant les discriminations, point d’aboutissement du combat de Martin Luther King.
Au début du film, un indice en forme de clin d’œil à Charles Mingus (une affiche de concert) qui, lui aussi, a été rejeté par les cadres racistes de la musique classique par peur de la concurrence. Un film qui ne laisse rien au hasard, et qui permettra à beaucoup de découvrir un personnage, Don Shirley (1927-2013), le grand pianiste, concertiste, compositeur classique et pas seulement car il se frotta aussi à la musique populaire, un autre André Previn, en quelque sorte, afro-américain au lieu d'euro-américain.
Il eut le privilège et la particularité d'étudier la musique à Leningrad dès l'âge de 9 ans (en 1936, inimaginable!!!) en raison de ses dispositions exceptionnelles pour la musique et le piano en particulier. Il donna son premier concert classique professionnel à 18 ans avec le Boston Pops dans une soirée consacrée à Tchaïkovski. Il a également étudié la psychologie à l'Université, et il l'a pratiqué professionnellement. Sa carrière est donc atypique entre concerts classiques (il fut l'un des trois pianistes solistes invités à la Scala de Milan avec Arthur Rubinstein et Sviatoslav Richter, pour un concert consacré à Gershwin), concerts de jazz (il réalisait une synthèse entre sa manière classique et ses racines très originale), ses activités de psychologue à partir de son expérience musicale. Il connut même un important succès public avec un très beau thème «Water Boy» qui fait directement référence à ses racines afro-américaines, jamaïcaines en particulier. Il multiplia les récitals en mêlant tout ce qui fait sa richesse et sa complexité. Des enregistrements témoignent de sont art. C'est donc un film, qui pour avoir distrait un important public avec humour et amertume en inversant les rôles dans la société américaine, n'en est pas moins très profond, et d'abord par le caractère authentique de cette histoire qui en dit plus sur les questions sociales, raciales et artistiques qui traversent encore la société américaine que beaucoup d'ouvrages savants. La performance des acteurs est également remarquable.
Hélène Sportis © Jazz Hot 2019
Pr. Don
Shirley
Live
2001, benefit concert in Detroit MI, «Happy Talk» (Rogers-Hammerstein), Robert Field (b)
https://www.youtube.com/watch?v=EQdUljb4tLc Live
1955, Don Shirley (p), Richard Davis (b), «How High is the Moon» , TV
program, Laszlo Pictures
https://www.youtube.com/watch?v=H6XZ7XiNdi8
Biographie audio
https://www.youtube.com/watch?v=uF9zsNlAP5k
https://www.youtube.com/watch?v=-FVl6SfQi-Y
Lost Bohemia, documentaire de Josef Astor, 2010, Laszlo
Pictures, USA, 77 mn
https://www.imdb.com/title/tt1763245/fullcredits?ref_=ttpl_ql_dt_1
https://www.youtube.com/watch?v=jptfPNncs-w
(minute 0’43'')
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Ragtime
Drame historique de Milos Forman (155 min., USA, 1981)
Re-sortie en France le 27 mars 2019
Contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire,
Ragtime de Milos Forman n’est pas un
film musical. Cette œuvre méconnue du cinéaste américano-tchèque, sortie en
1981 (l’année suivante en France), fut un échec commercial et demeura invisible
durant plus de trente ans. Elle ressort aujourd’hui au cinéma, dans une version
restaurée, et en DVD (Arte Éditions), un an tout juste après la disparition de
son auteur. Elle dresse un tableau baroque de la bonne société new-yorkaise de 1906 et,
en contre-champ, celle rude mais bouillonnante des émigrés d’Europe de l’Est
(l’ascension inattendue de l’un de ces nouveaux arrivants renvoie au propre
parcours du réalisateur) et enfin celle de la communauté afro-américaine,
vivant déjà au rythme des musiques syncopées. On y suit les destins croisés
d’Evelyne, jeune femme en quête d’émancipation, rêvant de s’accomplir dans le
milieu du spectacle et d’une paisible famille bourgeoise (le mari, l’épouse et
le beau-frère), corsetée dans les conventions, et se trouvant percutée par le
combat pour sa propre dignité du pianiste Coalhouse Walker Jr., victime d’une injustice
raciste.
Ce qui débute comme une fresque élégante et colorée de la
Belle Epoque, se transforme au fil du récit en une critique acide de la société
américaine qui, tout en embrassant la modernité et les promesses du XXe siècle
naissant, fonctionne encore sur des schémas de pensée inégalitaire face auquel
une partie des protagonistes est amenée à se positionner progressivement selon
sa morale personnelle. Ragtime parvient à traiter avec une profondeur certaine, et sans se départir d’une forme de légèreté et d’humour, de la question
du choix de vie, par ambition ou par sens moral intégré ou conscientisé.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2019
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Ce
portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet
1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars
1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les
amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste
Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur
de New Orleans, Harry Connick Jr.
Le noir et blanc est l’un de ses
moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et
l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief
ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur,
compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se
dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses
silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses
proches, personnels et professionnels.
Ses fils conducteurs sont les
femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux
intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un
disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une
hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail
captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct
du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie
de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera
l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le
courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de
Géorgie; déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra
paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de
la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit
qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre:
un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines
irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à
un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art
authentiquement populaire.
Mitchum x Weber
par Bruce Weber
Mitchum x Weber, La Rabbia, Paris, parution 20 février 2019, édition numérotée 1500 ex., 68p, format 240mm x 315mm, http://www.larabbia.com/books/mitchum-x-weber/
Afin
de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa
personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les
expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil
de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases
et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car
le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma,
comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que
celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi des
perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très
expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
Hélène Sportis
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019
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Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018
Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.
Hélène Sportis et Jérôme Partage
Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.
© Jazz Hot n°685, automne 2018
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Detroit
Drame historique de Kathryn Bigelow (143 min., USA, 2017)
Sortie en France le 11 octobre 2017
Ce
film réalisé par Kathryn Bigelow sur un scénario de Mark Boal,
journaliste, a été sorti en mémoire des 50 ans des événements; il
relate, dans une reconstitution factuelle clinique, plusieurs scènes
survenues lors des émeutes de juillet 1967 à Détroit, tant dans des
ambiances collectives (scènes de rues, des locaux de polices, concours
pour la Motown, tribunaux) que de huis-clos, dont l’une des exactions
s’est déroulée à l’Algiers Motel. Ce rappel historique de violence
institutionnelle extrême permet une nouvelle fois de mettre en
perspective les motifs (raciaux) avec les conséquences multifactorielles
graves et durables sur une société, et de comprendre à quel point la
trame dramatique d’une situation antérieure donnée ne se redresse
jamais, car elle oblige les humains à se dépasser, ce qu’ils ne font que
très rarement, surtout quand leurs avantages et privilèges en
dépendent. A Detroit plus encore qu’ailleurs aux Etats-Unis, et y
compris sous la récente présidence Obama, les difficultés des
Afro-Américains, n’ont fait qu’empirer (augmentation des inégalités à la
fin de son second mandat), allant jusqu’à la déclaration de faillite
de la ville en juillet 2013: «Motor City» a perdu son industries, ses
emplois, 60% de sa population, 90% de sa superficie habitable, la moitié
des 40% restants de ses habitants étant sans emploi, ils sont à la rue,
les collections d’art sont en péril, les retraites publiques, les
prestations de sécurités, sanitaires et sociales ont été drastiquement
réduites, mettant des personnes âgées à la porte des maisons de
retraites, parfois à la rue aussi. Le bilan aujourd’hui: les finances
municipales seraient assainies au prix de cette saignée, l’automobile a
fait place à la mode du moment, l’agriculture bio, surtout quand le prix
de la main d’œuvre reprend le chemin des champs de coton. Ce qui fait
que certains manipulateurs pensent que Kathryn Bigelow et Mark Boal
n’étaient pas «légitimes» pour faire un tel film, est que rappeler les
périodes ouvertement honteuses de l’histoire d’un Etat envers ses
citoyens, empêche les esprits de s’endormir dans un révisionnisme
déculpabilisant. On pourrait croire que la musique, la Motown, ne
concerne que les oreilles et le plaisir, c'est pourtant bien plus
compliqué...
Jazz Hot
Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018
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A Great Day in Paris
Cinéma Le St André des Arts (Paris 6e), 17 mai 2017
Le
17 mai, Michka Saäl nous conviait à la première du film A
Great Day in Parisau cinéma Le St André des Arts à Paris. Cet événement s’inscrit
dans le cadre des découvertes de St André, sélection authentique
s’il en est, tant A
Great Day in Parisest surtout une histoire d’amitié. Tout à commencé en 2008, pour
les 50 ans de la fameuse photo «A
Great Day in Harlem» d’Art Kane, donnant à Ricky Ford l’idée
de reproduire l’évènement à Paris avec des musiciens de Jazz qui
vivent en France. Après presque un an de gestation, une photo a
enfin été prise à Montmartre, scène immortalisée par le
photographe Philip Lévy-Stab. La
cinéaste d’origine tunisienne Michka Saäl, formée en histoire de
l’art et en sociologie à Paris et en Cinéma à Montréal,
passionnée par les liens qui unissent les êtres, a ainsi décidé
de réaliser un court-métrage sur l’exil des musiciens de jazz. Ce
documentaire, sur la réunion de plus de soixante-dix jazzwomen et
jazzmen vivant en France, est entrecoupé d'entretiens avec des
musiciens comme John
Betsch, Sangoma Everett, Bobby Few, Ricky Ford, Kirk Lightsey, Steve
Potts, et quelques autres, réalisés le plus souvent à domicile,
favorisant ainsi les anecdotes et l’humour. A cela s'ajoute des
prises de vues de Montmartre, lieu de retrouvailles pour cette petite
communauté d'artistes; la dernière séquence étant, bien sûr, le
moment de la prise de vue sur les marches.
Ce
17 mai, au
cinéma St André des Arts, Sangoma
Everett, Bobby Few, et Ricky Ford avaient fait le déplacement, ainsi
que Curtis
Young, historien du jazz,et quelques amis et fidèles tels que Trevor,
Alfie. Le public, très réactif, a ponctué la projection de ses
exclamations et de ses rires.Michka
Saäl, visiblement très émue, a pris la parole à la fin de la
projection pour rappeler la genèse et les étapes de construction du
film, après quoi elle fut très applaudie. Bobby et à Ricky sont
intervenus pour témoigner à leur tour et ont tenu à remercier
Michka pour sa persévérance.
Pour
ma part, je suis intervenu au nom de Jazz Hot pour rappeler qu’en
2016, pour célébrer «l’International Jazz Day», la chanteuse
Denise King et le danseur chorégraphe Brian Scott Bagley avaient
aussi organisé une photo sur l’esplanade du Trocadéro (voir Jazz
Hotn°675).
Texte et photo: Patrick Martineau
© Jazz Hot n°680, été 2017
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Miles Ahead
Biographie de Don Cheadle (100 min., USA, 2015)
Sortie en France le 17 juillet 2016 et le 24 janvier 2017 (VOD)
L'idée
d’un film sur la vie de Miles Davis est apparue de manière détournée à Don
Cheadle en 2006, lorsque le trompettiste a fait son entrée au «Rock
and Roll Hall of Fame». Soutenu par le neveu du jazzman, le projet de
l'acteur (qui est également un "fan") a manqué de s’interrompre à
plusieurs reprises, faute d’argent. Cheadle est cependant parvenu à réunir les
fonds nécessaires en 2014, grâce au financement participatif, faisant de ce «biopic»
un film complètement indépendant, bénéficiant également de l’appui et de la notoriété de l’acteur
britannique Ewan McGregor. Distribué aux Etats-Unis par Sony, propriétaire d’un
grand nombre des albums de Miles, à travers sa filiale, Columbia Records, le
film a connu une promotion discrète. Il a été présenté en clôture du festival
du film de New York, en octobre 2015, avant de sortir, le 1er avril
2016, dans seulement quatre cinémas américains! En France, le film est
arrivé dans l’été 2016, de façon tout aussi furtive, si ce n’est l’avant-première
organisée à Marseille par le festival Jazz des Cinq Continents. Il est depuis
janvier dernier visible en «vidéo à la demande» (VOD).
Plutôt
qu’un récit de carrière, Miles Aheadévoque les démons du trompettiste pris dans une course-poursuite, à la
recherche d’un enregistrement volé, et épaulé dans sa quête par un journaliste
du magazine Rolling Stone, (Dave Braven alias Ewan McGregor). L’action se situe pendant la période de retrait
de Miles, à la fin des années soixante-dix, entrecoupée de flash-backs. On
notera à ce titre les similitudes avec Born
to Be Blue sur Chet Baker. Les deux films choisissant d’aborder
(sans doute pour son intensité dramatique) des moments d’extrême
vulnérabilité du
héros-musicien, d’éloignement de la scène et du public ainsi que
l’emprise de
la drogue. Ces thèmes – notamment l’addiction – étaient également présents (et
pour cause) dans d’autres biopics jazz comme Bird (Clint Eastwood, 1988) ou Ray(Taylor Hackford, 2004). Mais ces long-métrages relataient la vie de leur sujet
sur le long-court.
Malgré toute la bonne
volonté de Don Cheadle pour incarner le jazzman, restituant ses mimiques, sa
voix, ses postures et utilisant même une de ses trompettes, l’histoire peine à
décoller et à faire oublier les inexactitudes. Supervisée au départ par Herbie
Hancock, la direction musicale du film a été finalement assurée par Robert Glasper
et c’est l’élément le plus réussi de cette œuvre! Il faut, par ailleurs,
rappeler qu’en 2016, à l’occasion du 90e anniversaire de Miles, le
pianiste a également publié Everything’s
Beautiful (Columbia-Legacy), un
album aux accents jazz, hip hop
et soul sur lequel il mêle habilement des enregistrements originaux du trompettiste
à des samples inédits, comme des instructions données par Miles en studio
après de faux départs.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°679, printemps 2017
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Born to Be Blue
Biographie de Robert Budreau (97 min., Royaume-Uni, Canada, USA, 2015)
Sortie en France le 11 janvier 2017
Ce «biopic»,
agrémenté d’éléments de fiction, consacré à Chet Baker, relate la période où l’existence
du musicien bascule après ce tristement célèbre épisode de 1966 où le
trompettiste est passé à tabac dans un parking. Agression qui lui laisse la
mâchoire fracassée, le privant de la capacité de jouer de son instrument. Le
film raconte comment sa petite amie, Jane, parvient à lui faire traverser cette
épreuve et remonter sur scène.
Dans l’atmosphère
glauque d’un Los Angeles à la James Ellroy, l’ange déchu, ancienne belle
gueule, cherche à fuir les démons qui le hanteront toute sa vie. Le climat
musical est bien restitué et la photographie, qui alterne couleur et noir et
blanc, nous fait penser à des pochettes d’albums de l’époque. Ethan Hawke, dans
le rôle de Chet, félin déglingué par la drogue, livre une prestation au fil du
rasoir et se prête parfaitement à revêtir les oripeaux de l’ex-vedette du jazz
weast coast dont le succès reposa davantage sur l’image que sur la qualité du
jeu. Le défi est ainsi porté sur la scène du Birdland où il doit s’exécuter
devant ses pairs, en l’occurrence Dizzy Gillespie et un Miles Davis assez
impitoyable.
Ce film est à voir en parallèle avec Let’s Get Lost (1988) deBruce Weber, formidable documentaire où Chet Baker se livre à cœur
ouvert, ôtant tout élan nostalgique vis-à-vis de son personnage. Le
titre Born to Be Blue est tiré d’une
composition du trompettiste qui a été aussi enregistrée par Grant Green et
Freddie Hubbard.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°679, printemps 2017
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La La Land
Biographie de Damien Chaselle (128 min., USA, 2016)
Sortie en France le 25 janvier 2017
La première vocation de Damien Chazelle (32 ans) était d’être batteur
de jazz. Ne s’estimant pas suffisamment talentueux, il s’orienta vers des
études de cinéma. L’apprentissage de l’instrument, parfois douloureux, il l’a
raconté dans son premier film, Whiplash(2013) qui mettait face à face un maître abusif et son élève. Avec ce deuxième long-métrage, La La Land, Damien Chazelle (également
scénariste) place encore une fois son histoire dans un contexte jazz:
cette comédie musicale, qui se veut un hommage aux classiques du genre des
années 40 à 60, met en scène la rencontre et la relation entre Mia (la touchante
Emma Stone), actrice tentant de faire carrière à Hollywood, et Sebastian (le
fringuant Ryan Gosling) pianiste de jazz courant le cachet et dont l’ambition est
d’ouvrir un club à Los Angeles. Soit deux personnages portés par leur rêve (en
l’occurrence le rêve américain, celui qui appelle à s’élever, à accomplir), qui
vont bien entendu tomber amoureux, mais également devoir effectuer des choix
entre leurs aspirations et leur amour. A ce titre, notamment, le film – largement
salué pour ses vertus euphorisantes –, sans être véritablement profond, n’est
pas si léger. Sebastian, qui vit au milieu de ses reliques (portrait de
Coltrane, etc.), est de ces amateurs de jazz intransigeants qui n’acceptent pas
sa mise au goût du jour à des fins commerciales et fustige le grand public trop
ignare pour s’y intéresser. Il rêve d’un club où l’on joue un jazz «pur
et dur», celui de Basie, de Parker, et dont l’inévitable succès sera l’accomplissement
de son grand-œuvre: «sauver le jazz»! Cause perdue pour son
ami Keith, leader d’un groupe à la mode (interprété par le musicien de «néo-soul»
John Legend), qui lui, à l’inverse, recherche l’adhésion facile du public. Ce
décalage assumé de façon bravache (et qui rappelle le discours de beaucoup de jeunes
jazzmen parisiens jouant middle jazz) nous rend bien sûr le personnage éminemment
sympathique (l’occasion de saluer également le jeu de l’acteur qui est un authentique
musicien) tout comme le réalisateur qui parle à travers lui. On est donc d’autant
plus déçu, qu’en dehors de quelques scènes de club assez réussies, le jazz soit
absent de la bande originale signée de Justin Hurwitz. Comble du ridicule,
quand après un morceau très swing, Sebastian se met au piano et exprime ses
sentiments pour Mia, il nous inflige la bluette mièvre («Mia &
Sebastian’s Theme») qui est la
chanson principale du film. Il est fort dommage que le réalisateur n’ait pas
mis son propos en pratique en nous servant tout du long de la chanson de
Broadway (et pas la meilleure), au demeurant pas très bien chantée par les
acteurs. Exception faite du thème d’ouverture, «Another Day of Sun»,
auquel est associé une excellente scène de danse; les autres manquant malheureusement
d’ampleur. Au final, La La Land aligne
les bonnes intentions et les références pertinentes (comme la reconstitution,
dans une jolie scène finale, du Caveau de La Huchette) mais ne parvient pas à faire
aboutir les idées qui auraient constitué sa réussite. Tant pis, on peut
toujours se consoler en revoyant un chef d’œuvre de la comédie musicale jazz,
tel Stormy Weather.
Jérôme Partage
© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017
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Antoine Hervé
La Leçon de jazz : Keith JarrettLong As You Know, You’re Living
Yours, Fortune Smiles, Coral, Köln part IIc, Spiral Dance, The
Windup, Don’t Ever Leave Me, Bregenz part I, Köln part IIa,
Bregenz part II, Stella By Starlight, Over the Rainbow, Basin Street
Blues, My Song, Variations in Jazz
Antoine Hervé (p)
Durée: 1 h 38'
Enregistré à Grenoble (38)
RV Productions 122 (Harmonia Mundi)
En public, et seul au piano, Antoine
Hervé, dont la réputation musicale n'est plus à faire, se propose
d'analyser, commenter et démontrer avec beaucoup d'admiration et
d'humour, et un grand sens de la pédagogie, les subtilités et
l'originalité du jeu de piano de Keith Jarrett à travers quelques
unes de ses œuvres les plus marquantes. La presque totalité des
interventions étant filmées en contre-plongée sur le clavier,
elles raviront les pianistes amateurs, qui n'ont pas eu la chance de
fréquenter les classes de jazz des conservatoires, même s'il existe
par ailleurs dans le commerce, de nombreuses transcriptions écrites
des disques de Jarrett. Retraçant tout d'abord la carrière
précoce du pianiste et compositeur, il parcourt plusieurs étapes de
son œuvre en commençant par la période, encore marquée très "rock", des duos avec Gary Burton, en jouant un
medley de «Long As You Know, Fortune Smiles, et Coral»
trois thèmes des années 70.
Puis il évoque «Facing You»,
premier de la longue série des mémorables concerts en solo,
enregistrés pour ECM. S'intéressant ensuite au célèbre Köln
Concert, il insiste alors sur l'énergie, et le feeling déployés
par Jarrett dans cette entreprise, où, souvent installés à la
main gauche à la manière d'un ensemble de bongos et de congas,les
rythmes sont repris à la main droite par des "notes
fantômes", tandis que ce qui reste de doigts libres s'emploie
à l'improvisation, à la manière d'un Rakhmaninov façon "rock'n'roll".
La répétition de courtes cellules
mélodiques, les chromatismes imbriqués, le souci de faire chanter
le piano, la relation fusionnelle avec l'instrument par une
gestuelle exubérante à la recherche de "l'énergie",
où, les pieds ancrés dans le sol, le buste courbé au dessus des
cordes il fait littéralement corps avec le piano, tout cela est
lumineusement expliqué. Pour la période du « quartet
européen » avec Jan Garbarek, le musicien-conférencier
s'attache à décortiquer finement dans «Spiral Dance»
et «The Wind Up», les formules rythmiques les plus
complexes et l'utilisation des modes pentatoniques propres au style
de Jarrett.
Passant ensuite à la longue saga (déjà
plus de trente ans d'existence) du trio «Standards»,
(avec Gary Peacock et Jack DeJohnette), Antoine Hervé insiste à
nouveau sur la dynamique et le toucher particulier déployés pour
les phrases «en cloche» (lorsque les notes attaquées
avec vigueur, semblent comme disparaître puis revenir). Il relève
les accords "parfaits" hérités de l'univers médiéval
et baroque que Jarrett semble bien connaître, ainsi que l'influence
de Bach, Debussy, Ravel, et même celle des rythmiques particulières
des gamelans balinais sur son jeu, sans oublier sa filiation avec le
pianiste Paul Bley.
Avant de conclure avec le célébrissime
thème de «My Song», les enrichissements harmoniques
de la grille d'accords bien connue de «Over the Rainbow»
et une interprétation magnifique de «My Romance»,
Antoine Hervé nous livre (pour «Stella By Starlight»)
une fine analyse d'une des bottes secrètes de Jarrett. Celle-là
même qui fascine les spectateurs les plus assidus de tous ses
concerts en trio qui se livrent alors, pendant quelques secondes, au
petit jeu de «qui trouvera le premier»... le nom du
morceau avant la fin de son "introduction". Jarrett
s'ingénie souvent alors, à dissimuler le thème par de multiples
ruses faites de variations rythmiques et d'harmonies mystérieuses,
jusqu'à ce qu'enfin, après quelques mesures, deux ou trois petites
notes ne mettent fin au suspense. Alors, le bassiste et le batteur,
peut-être plongés eux aussi jusque là dans la même expectative,
rejoignent enfin le pianiste une fois thème , tempo et tonalité
révélés, pour un développement lui aussi riche de surprises.
Magistrale démonstration qui rend à elle seule ce DVD
incontournable. Absolument passionnant!
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°668, été 2014
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V comme Vian
Téléfilm de Philippe Le Guay avec Laurent Lucas, Julie Gayet (90 min., France, 2010)
Diffusion: France 2, 15 juin 2011, 20h35
C’était la première fois que l’on allait voir la vie de
Boris Vian mise sous pellicule. Et on allait voir ce que l’on allait voir. Un
an que le film restait dans les tiroirs de France 2, attendant le moment
propice. Le moment, c’était mercredi, juste avant l’été, en prémices à
l’exposition que la BnF consacrera à Vian en octobre prochain.
Le pari n’était pas évident, et le parti-pris intéressant: le scénario, que l’on doit à Didier Vinson, s’est focalisé sur l’année 1946,
année charnière pour Boris Vian qui, tout en exerçant son métier d’ingénieur,
écrivit en quelques mois L’Écume des jours, J’irai cracher sur vos tombes etL’Automne à Pékin, tout en consacrant la plupart de ses soirées au jazz.
Le pivot, un peu simpliste, du film, réside dans le fait
que l’échec de L’Écume des jours au prix de la Pléiade, décerné par Gallimard à
un auteur «maison», marqua pour Boris Vian le début de la fin de sa carrière
d’écrivain. On assiste dès lors à une lente descente aux enfers artistique et
personnelle.
Le paradoxe de ce V comme Vian, c’est qu’il oscille entre
une extrême simplification des situations et des personnages (chez Gallimard,
on est vieux, les cheveux sont blancs, et on est souvent agacé par la jeunesse
et la fougue des jeunes auteurs, représentés par le seule Boris Vian ; la
guerre se résume à un simple échange œufs contre tickets de rationnement…), et
une ultra-précision qui perdra les moins vianistes des téléspectateurs
(L’affaire Vernon Sullivan est traitée de manière peu compréhensible, les liens
entre Boris Vian et le Collège de ‘Pataphysique sont pour le moins
énigmatiques…).
Le montage également n’est pas très heureux. Commencer
par la fin, relativement à la vie de Vian, il n’y a rien là d’original mais
pourquoi pas. Sauf que l’on se perd très rapidement dans la chronologie, et les
délires de Boris Vian sur son lit d’hôpital, s’ils prêtent parfois à sourire
(l’apparition des deux pontes de chez Gallimard, Arland et Paulan, déguisés
comme leurs personnages de L’Automne à Pékin), amènent à une série de scènes
inutiles et souvent de mauvais goût (Jean Paulan fantasmé en chirurgien boucher; l’infirmier noir, devenu Vernon Sullivan, qui séduit sa première épouse
Michelle).
Autre maladresse dans la réalisation: Philippe Le Guay
teste plusieurs genres cinématographiques, sans ne jamais en choisir aucun. On
assiste tour à tour à quelques scènes d’animation inutiles, de fausses images
d’archives qui se mêlent aux vraies (la découverte du Tabou, par Boris et
Michelle Vian comme chacun sait…), et des séquences oniriques mal amenées.
Enfin, à observer les dialogues entre les protagonistes,
le téléspectateur éprouve quelques difficultés à se transporter dans le Paris
des années 1940: le langage est simplifié, le tutoiement souvent de mise, et
il faut revoir cette scène où Vian attrape Sartre et Queneau par l’épaule pour
les faire rentrer dans son appartement!
Quelques notes positives toutefois: le jeu subtil des
protagonistes (Laurent Lucas incarne avec justesse un Boris Vian malade et
désespéré; Julie Gayet et Anne-Lena Strasse campent respectivement et
talentueusement Michelle et Ursula, et Arnaud Simon interprète un Major plus
vrai que nature), la belle reconstitution des décors majeurs (le Tabou, les
Trois Baudets, l’appartement du Faubourg Poissonnière et celui la Cité Véron,
tourné sur place), et la jolie et discrète musique de Pierre Bertrand.
Pari raté donc, pour cette première adaptation de la vie
de Boris Vian. On attend la prochaine…
Christelle Gonzalo
© Jazz Hot n°655, printemps 2011
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Treme
David Simon et Eric OvermeyerHBO
Home Entrertainment (Warner Bros.)
Plus que des ouvrages pseudo-savants sur le jazz comme il en paraît
régulièrement en France, la première saison de la fiction Treme offre une véritable entrée dans le monde du jazz et en
particulier de La Nouvelle-Orléans. Cette série, produite par la chaîne HBO et
réalisée par les créateurs de The Wire (sur la vie politico-judiciaire de
Baltimore), est une superbe fresque de l’après-Katrina. Le titre est
révélateur: il s’agit d’un quartier dont la vitalité est particulièrement
symbolique de l’importance culturelle de New Orleans (Shannon Powell et Lucien
Barbarin- entre beaucoup d’autres- y sont nés). Sur le plan
musical, on retrouve d’authentiques performances et apparitions du Rebirth
Brass Band, de Coco Robicheaux, Donald Harrison (as), Troy Andrews (tb), Tom
McDermott (p), Terence Blanchard, John Boutté (voc), Kermit Ruffins, Allen
Toussaint, Dr. John, etc. La musique n’y est pas qu’un prétexte, elle est au
cœur du scénario avec le personnage d’Albert Lambreaux (un Indian big chief,
joué par le sobre Clarke Peters) et son fils (trompettiste bebop… infidèle à la
tradition familiale!), d’Antoine Batiste (tromboniste joué par le
truculent Wendell Pierce), du DJ passionné joué par Steve Zahn. On entend
toutes les musiques de New Orleans, funk, blues, marching bands, swing, r ‘n b
et les propos mêmes des personnages évoquent Jessie Hill, Wynton, Smiley Lewis,
Wardell Quezergue… La lutte pour la survie personnelle et pour la survie d’une
culture est envisagée sous toutes ses formes, de la protestation politique
incarnée par le prof de fac à la virulence incontrôlable joué par John Goodman
à la recherche d’un frère perdu dans les méandres de la gestion administrative
en passant par une chef de restaurant qui lutte pour son établissement. La
densité des références culturelles est impressionnante et elles sont, bien sûr
(quand on connaît le savoir-faire cinématographique américain), intégrées à un
scénario passionnant où les personnages sont magnifiquement construits, servis
par des acteurs et des dialogues attachants. Cette série, par sa pédagogie
indirecte, est sans doute la meilleure façon d’entrer dans la culture du jazz.
Jean Szlamowicz
© Jazz Hot n°657, automne 2011
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Jazz Revisited
Hazen J. SchumacherJazz Museum Bix Eiben Hamburg
www.bixeibenhamburg.com
Un DVD et deux CD nous ont été adressés par ce centre
culturel dont le projet de préservation du patrimoine est exemplaire. Il s’agit
d’un «work in progress» de centralisation d’archives. Le point de départ
vient d’Hazen J. Schumacher Jr de l’Université du Michigan (Ann Arbor) qui a
fait don d’environ 1550 bandes magnétiques qui sont les émissions
radiophoniques «Jazz Revisited» de 1967 à 1997. L’un des deux volets du DVD
que l’on trouve en fait sur Youtube,
nous présente Hazen J. Schumacher Jr et son aventure (consacrée aux disques de
1917 à 1947). L’un des principes de l’émission était de présenter des versions
différentes d’un même thème, façon ludique de démontrer qu’en jazz c’est la
façon de jouer qui importe plus que le thème qui n’est qu’un alibi à
l’expression. Le CD JazzBix Sugar nous propose six versions de ce thème par
Louis Armstrong, Lee Wiley (voc) avec Muggsy Spanier, Benny Goodman en quartet,
Billie Holiday avec Teddy Wilson, et Ziggy Elman. Il s’agit d’un CD hors
commerce dont le but est de faire connaître le Jazz Museum. Notons que le Jazz
Museum a mis à disposition ces 700 heures et 9000 titres à la Lufthansa pour
l’agrément de ses passagers. Pour célébrer l’évènement, JazzBix distribute un
CD d’un titre, « Over the Waves » par Sharkey Bonano (tp) & his Sharks of
Rhythm, annonçant «The legendary US-radio show will be on air in the airlines». Il semble que d’autres compagnies aériennes peuvent s’adresser au Jazz
Museum pour en faire autant. Le Jazz Museum est installé à Hambourg dans des
locaux neufs amenés à s’agrandir avec l’arrivée d’autres donations annoncées.
Il s’agit pour l’instant de collections privées que l’on centralise, range,
classe, avant de devenir d’accès publique. La première partie du DVD de
présentation du Museum que vous pouvez aussi trouver sur Dailymotion,
présente le lieu. La plus grande partie est logée dans un bâtiment de 1400 m2,
répartie en sections (où elle est répertoriée). Actuellement, il y a environ 95
000 78tours, 75000 33tours, 1000 45tours, 6500 cassettes, 150 rouleaux de piano
mécanique, 500 disques d’un amateur américain sans renseignements («Secret
Jazz»), environ 2000 CD (livrets en cours d’être scannés pour faire un
catalogue imagé), 1000 disques pour la radio, les bandes de Schumacher, 4000
livres, 400 photos, 400 photos, des magazines, films et partitions (http://www.bixeibenhamburg.com/stamps/118/118_fr.html).
Il y a une section «Besides the jazz» (à côté du jazz), c'est-à-dire la
variété de l’époque à laquelle le Jazz Museum se consacre, les «débuts» (1917?) à vers 1960, ce qui touche donc au domaine publique (pour l’instant). Ce que
beaucoup rêvent de faire est donc en chantier un peu partout, avec le Jazz
Museum de Hambourg ou encore le SwissJazzOrama. Et ceci va demander un
investissement en temps humain considérable et qui laisse perplexe. Mais
l’obligation de mémoire impose de le faire.
Nous souhaitons succès au Jazz
Museum d’Hambourg.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°657, automne 2011
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Louis Armstrong
Good Evening Ev'rybodyTitres communiqués sur le boîtier
Enregistré en juillet 1970, Newport
Durée: 1h 32’
Image Entertainment 0602527314020
Un témoignage incontournable qui célèbre la grandeur artistique de Louis
Armstrong. On a connu des vidéos (de mauvaise qualité) qui proposaient ces
extraits de concert (Newport Jazz Festival 1970. Jazz Antica; Anatomy of a
performance). Albert Spevak a refait un montage et la qualité d’image et du son
sont parfaites. Le boîtier est imprécis, aussi allons-nous décrire le contenu
de ce document exceptionnel. Louis Armstrong qui ne joue pas de trompette est
entouré d’un All Star de circonstance: Tyree Glenn (tb), Dave McKenna (p), Jack
Lesberg (b), Oliver Jackson (dm) et le remarquable professionnel Bobby Hackett
(cnt) qui avec affection pour Satch contrôle le bon déroulement de tout. Il n’y
a pas de clarinettiste mais on voit un autre trombone qui nous paraît être
Benny Morton. Le DVD débute par la répétition. D’abord, «Hello Dolly» par Louis
et le All Star (les séquences musicales sont aérées par des commentaires de
Louis Armstrong). On voit Joe Newman saluer Louis, Dizzy lui tendre…le pied.
Puis, répétition d’ "Heebie Jeebies» (Bobby Hackett), «Jeepers Creepers» (Joe
Newman), «Mack the Knife» (Jimmy Owens), «Them There Eyes» (Wild Bill Davison),
«Pennies from Heaven» par Louis avec Hackett, discussion avec George Wein, «Blueberry
Hill» par Louis et Hackett (excellent, avec la sourdine straight). A noter qu’à
l’inverse d’aujourd’hui où les balances des produits de marketing qu’on nomme
stars sont fermées au public, les répétitions de ces créateurs étaient
ouvertes, d’où pas mal de monde en scène…ce qui ne perturbe en rien le roi
Louis. Atmosphère bon enfant qu’on ne vivra plus.
Le film se poursuit par la répétition de l’Eureka
Brass Band dans lequel brille l’alto de Capt John Handy (toujours aussi méconnu
des «spécialistes» français) pour ce «The Saints ». Louis s’amuse avec Willie
Humphrey (pas moins méconnu chez nous). A noter la présence de Dizzy à la
trompette dans cette parade, loin de l’élitisme aujourd’hui de rigueur. Vient
un «Just a Closer Walk» par Handy, Jim Robinson, Percy Humphrey (tp), Hackett
et Louis qui impose le grandiose à ces quelques notes. Nous passons ensuite
dans l’ordre des titres indiqués sur le boîtier aux extraits du concert (courts
morceaux en entier, souvent avec l’annonce): «I Want a Little Girl» par DeDe
Pierce (cnt, voc) (et le PHJB comptant Capt John Handy, Willie Humphrey, Jim
Robinson, Cie Frazier, etc), «Thanks a Million» par Bobby Hackett (Dizzy et
Davison se joignent à la coda), «Way Down Yonder» par Joe Newman (Dizzy vient
l’embrasser), «I’m Confessin’ », plein d’humour, par Dizzy Gillespie (qui imite
Louis), «Them There Eyes» par Wild Bill Davison (Ray Nance et Hackett
participent à la coda), «Nobody Knows» par Jimmy Owens (solo de bugle à
cylindres joué ad lib –beau, bien que sonnant un peu bas à nos oreilles), «In
The Market For You» par Ray Nance (cnt, voc), «Ain’t Misbehavin’» par Dizzy,
extraits de «Sleepy Time» par les six trompettes (lead mené par Joe Newman)
puis par Louis Armstrong avec Hackett et le All Star qui interprètent ensuite «Pennies
from Heaven» et «Blueberry Hill ». Ed Williams annonce Mahalia Jackson qui
chante avec ferveur quatre titres. Louis Armstrong la rejoint pour «Just a
Closer Walk », ainsi que l’Eureka Brass Band mené par Percy Humphrey et le All
Star avec un Hackett qui veille sur tout. Tout ce monde poursuit dans une «Grand
Finale» par «The Saints» et «Mack the Knife ». Le film se termine par, bien
sûr, «What a Wonderful World» (en répétition). Il y a trois bonus: «Sleepy Time
Down South », «Preservation Hall» (DeDe Pierce chante et joue «Bourbon Street
Parade ») et l’interview de George Wein, artisan de l’évènement («The Story
Behind the Film» avec des extraits des séquences du film). Il y a des manques,
comme la prestation du New Orleans Ragtime Orchestra (avec Lionel Ferbos, tp)
et celle de l’Eureka Brass Band («Lord Lord Lord », «Panama »). On écoutera les
commentaires de Louis Armstrong affirmant que Bobby Hackett est son trompette
préféré (ce qu’Hugues Panassié et ses disciples n’ont pas assimilé) et
soulignant par ailleurs que dans l’évolution «some play ten notes and not a
good one»! Bref on ne s’ennuie pas. Finalement ce DVD est aussi un hommage à
l’excellence de Bobby Hackett, fin styliste. Cette nouvelle version est produite
en association, notamment, avec la Louis Armstrong Educational Foundation, Inc.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°655, printemps 2011
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J.M.H. Trio
Live at the Hocco Jazz StudioLady
Be Good, Seven Steps to Heaven, Cry Me a River, Cheek to Cheek, The Best Is Yet
to Come, Too Young to Go Steady, Just in Time, Have Yourself a Merry Christmas,
That Old Black Magic, Never Say Yes, Too Close for Comfort, Bebop Complicity +
Interview
Jean-Michel Hauser (dm), Vincent Bourgeyx (p), Pierre-Yves Sorin (b), Virginia
Constantine (voc), Patrick Artero (flh)
Enregistré le 14 janvier 2010 à Paris
Durée: 1h 1' + 16' 10 (interview)
Jazzing Complicity sans numéro (www.myspace.com/jmhtrio)
Le DVD live de Jazzing Complicity qui nous donne à entendre le JMH Trio,
autrement dit le trio-quartet-quintet (ça dépend des moments), disons le trio à
géométrie variable de Jean-Marie Hauser, enregistré au Hocco Club de Paris, est
un bon exemple de ce que peuvent donner de bons groupes de boîtes de jazz. Voir
ça, sur un grand écran chez soi, est une merveille. On s'y croirait. Jean-Marie
Hauser, longtemps batteur d'accompagnement de grands interprètes, est également
un excellent batteur de jazz avec un toucher de batterie très élégant et très
jouissif. Il joue tout à fait en équilibre avec le bassiste Pierre-Yves Sorin,
lui aussi tout en nuances et avec le pianiste Vincent Bourgeyx, au phrasé
aérien et vigoureux. Une ambiance jazz de boîte de jazz que vient rehausser la
mignonne chanteuse Virginia Constantine, très bonne swingueuse, venue de
Londres pour l'occasion. Plus un invité, le bugliste Patrick Artero (Virgina
Constantine scatte à l'unisson du bugle sur «Just in Time», une splendeur). Ce
jazz mainstream, c'est le jazz comme on l'aime, et il a sa touche de nouveauté,
quoi qu'en disent les pisse-froid, qui veulent du neuf à tout prix et
s'extasient sur un excrément pour peu qu'il fume encore. Avis à ceux qui vivent
loin des caves de Paris ou d'ailleurs, ce DVD, c'est une soirée jazz comme si
on y était.
Michel Bedin
© Jazz Hot n°654, hiver 2010
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Jean-Pierre Derouard Swing Music Band
Hommage à Count BasieTitres
indiqués à l’image
Guy Bodet, Gilles Relisieux, Pascal Gachet, Ronald Baker (tp), Philippe
Desmoulins, Ramon Fossati, Laurent Lair, Vincent Renaudineau (tb), Esaie Cid,
Raphaël Illes (as), David Sauzay (ts, cl), Eric Breton (ts), Eric Levrard (bs),
Antoine Delaunay (p), Ted Scheips (g), David Salesse (b), Jean-Pierre Derouard
(dm)
Enregistré en 2010
Autoproduction (info@jeanpierrederouard.com)
C’est un big band bien dans l’esprit de Basie même si le répertoire regarde
aussi du côté de Duke («In A Mellow Tone», «Things Ain’t What They Used
To Be» mettant en vedette le remarquable Esaie Cid, dans l’esprit Johnny
Hodges) et des standards («All of Me» chanté par Ronald Baker). Les solos de
trompette sont assumés par Pascal Gachet («Wind Machine», «Vine Street
Rumble»). Laurent Lair (tb) est aussi un bon soliste. La précision du
travail de lead trompette est dû à Guy Bodet qui s’impose, tardivement dans sa
carrière, comme un spécialiste de cette exigeante discipline («All of
Me», etc). Quant au batteur! Une merveille de mise en place, de
swing, sans effet gratuit. Jean-Pierre Derouard est un vrai batteur de big
band, toujours impressionnant en solo («Wind Machine», «Magic
Flea», bonus « Sing Sing Sing» avec Sauzay à la clarinette). Bien filmé
et d’une bonne qualité de son, ce DVD est indispensable aux amateurs de big
band.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°653, automne 2010
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Alexis Tcholakian Trio
Play TimeYou
Don’t Know What Love Is, I Remember Clifford, E & Y, With a Song in My
Heart, For All We Know, God Bless the Child
Alexis Tcholakian (p), Claude Mouton (b), Thierry Tardieu (dm)
Enregistré live au Swan Club de Paris
Durée: 1h 3’ 14’’ + 25’ 2’’ (interview)
Aphrodite Records 106018-7 (www.aphrodite-records.com)
Ce DVD, fort bien réalisé, le premier du label Aphrodite Records, a été
enregistré live au Swan Club de Paris, ce qui restitue excellemment l’ambiance
particulière des bons clubs de jazz. Un jazz intime, expressif, harmonieux,
mainstream, tonique, par le trio piano-basse-batterie d’Alexis Tcholakian. Ce
trio est superbe. Au piano, donc, Alexis Tcholakian, qui, dès les premières
mesures, n’est plus là, mais dans la musique, avec elle, fredonnant par devers
soi en semi-teinte à l’unisson les impros qu’il distille, tout comme le faisait
Bud Powell, Oscar Peterson et d’autres. Il fascine, virtuose, mais sans
étalage, avec une fluidité, une énergie, qui passent par une grande musicalité
et de belles inventions. Ce sont les mêmes caractéristiques pour le
contrebassiste Claude Mouton, aussi talentueux aux doigts qu’à l’archet, très
impliqué, également, dans sa musique, qui l’absorbe entièrement. Ces deux-là se
renvoient la balle, jubilant de satisfaction quand ils ont placé leurs
trouvailles. Et pareillement, mais avec davantage de distance, pour le batteur,
Thierry Tardieu, qui souligne et porte les accents. Du beau jazz mainstream
comme on l’aime, élégant, vigoureux et sans afféterie. Une seule composition,
très tendre, du pianiste, «E & Y» au milieu de cinq standards des années
40-50, revus sans aucune trahison. Le trio Tcholakian-Mouton-Tardieu,
finalement, est un brillant trio où nul n’écrase personne, où chacun est là
pour servir les autres et, par conséquent, pour servir la musique. Un DVD qu’on
reverra avec plaisir.
Michel Bedin
© Jazz Hot n°652, été 2010
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Art Blakey's Jazz Messengers
Tokyo 1961 + London 196511 titres
Art Blakey (dm)
Avec Lee Morgan (tp), Wayne Shorter (ts), Curtis Fuller (tb), Bobby Timmons
(p), Jymie Merritt (b) le 11 janvier 1961, Tokyo
et avec Lee Morgan (tp), John Gilmore (ts), John Hicks (p), Victor Sproles (b)
le 7 mars 1965, Londres
Durée: 86’
Impro-Jazz 519 (Socadisc)
Art Blakey's Jazz Messengers
Live in San Remo6 titres
Art Blakey (dm), Freddie Hubbard (tp), Wayne Shorter (ts), Curtis Fuller (tb),
Cedar Walton (p), Reggie Workman (b)
Enregistré le 23 mars 1963, San Remo (Italie)
Durée: 53’ 15”
Impro-Jazz 531 (Socadisc)
En dépit de la qualité moyenne des images, voici des documents indispensables à
l’amateur de jazz car sont réunies ici parmi les plus beaux combos de Monsieur
Blakey. Par la grâce de l’enregistrement d’émissions de télévision (à Tokyo ou
Londres) et d’un concert dans le mythique festival de San Remo, on a ainsi une
vision non dénuée de nostalgie de ce que fut le grand creuset des Jazz
Messengers de 1961 à 1965, sous la forme de trois moutures de luxe. La
première, à Tokyo en 1961, est certainement la plus explosive tirée par
d’exceptionnels Lee Morgan et Bobby Timons, et poussée par un Art Blakey au
sommet de son énergie qui n’a pourtant jamais été faible. Le répertoire («The
Summit », «Dat Dere», un incendiaire «A Night in Tunisia», «Yama», «Moanin’
», «Blues March») est à la mesure de ce déferlement et même Wayne Shorter
qu’on a vu plus tranquille s’emporte dans cette vague. Jymie Merrit est ce
grand bassiste qui a donné aux côtés de Blakey cette couleur explosive sans
pareille. Il possède un son très mingusien (puissant marqué par le blues) qui a
cette qualité de dynamiser. Les performances du batteur comme celle de Lee
Morgan sont hors normes, le sommet de l’Art avec et sans jeu de mot car
l’intensité de l’origine côtoie la virtuosité expressive. On note la présence
d’un big band local de Nobuo Hara sur deux titres qui aurait pu s’abstenir tant
cette musique ne supporte pas l’exécution. Cela dit, ça ne dérange pas
l’explosif Lee Morgan (qui mène «Pierre et le loup» dans «Blues March»), ni le
swing churchy de Timmons. Si on veut respecter la chronologie, on abordera d’abord le concert de San Remo
en 1963 (l’autre DVD), en sextet avec le regretté Freddie Hubbard, les
excellents Curtis Fuller, Cedar Walton, Reggie Workman, et toujours Wayne
Shorter. Le tempérament est important, et quand les Morgan, Merritt et Timmons
ne sont plus là, quelle que soit la puissance de Blakey, le discours
s’infléchit vers plus de virtuosité et de suavité, mais beaucoup moins
d’intensité, et dans ce nectar des dieux, la mouture de 1961 se situe à un
nuage au-dessus.
Retour de Lee Morgan en 1965 dans une formation à l’intensité plus intériorisée
(«Lamont for Stacy»), marquée par cette tonalité d’époque qui donne plus de
gravité à l’ensemble. Pour cette émission présentée par Humphrey Littleton (qui
évoque Jazz Hot dans un de ses commentaires), c’est une formation rare avec
John Gilmore (dans l’esprit des grands ténors du temps, Rollins et Coltrane)
qui deviendra plus tard l’un des piliers de l’orchestre de Sun Ra, le jeune
John Hicks qui bien entendu a écouté McCoy Tyner.
La distance qui sépare 1965 de 1961 n’est pas très importante en durée et
pourtant il y a un monde entre l’atmosphère presque joyeuse de 1961 et celle
tendue de 1965. L’histoire et le quartet de John Coltrane sont passés par là,
le nouveau quintet de Miles Davis aussi, et si la musique reste profonde, elle
porte moins la marque du leader Art Blakey, dont le jeu est même parfois dénué
de ses signatures habituelles pour faire place à des nappes de sons sur ses
cymbales. Pour nous résumer, il n’y a rien là que de l’essentiel!
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Baden Powell
Velho AmigoDocumentaire
Durée: 54’ 21”
Universal 066 888-9 (Universal)
Réalisé par Jean-Claude Guiter qui nous avait déjà donné à chroniquer Baden
Powell, Live (Frémeaux & Associés 4011, cf. Jazz Hot n°631), ce
documentaire sous-titré O Universo Musical de Baden Powell est un magnifique
film sur l’itinéraire artistique d’un musicien majeur du Brésil. Baden Powell
est un grand guitariste et compositeur, on le sait, et ce qui ressort de cette
heure passée en sa compagnie, à travers les âges (belles images d’archives avec
Pinxinghina, Vinicius de Moraes, Billy Blanco, Pierre Barouh…) et les
continents, à Paris ou dans son Brésil natal, avec un retour au village de sa
famille, c’est l’idée que la beauté de la musique est une traduction de la
personnalité des musiciens. Ce documentaire est très précieux en ce sens qu’il
reconstitue la complexité de la construction d’un tel artiste, de l’apprentissage
de la musique classique à l’imprégnation d’un environnement de musique
populaire, aux rencontres indispensables, et aux prises de risques nécessaires:
celle d’abord de partir à l’aventure à Rio, à Paris. C’est ce type de film qui
permet d’approcher le processus de la création. Sans oublier le plaisir évident
de retrouver en live la simplicité de Baden Powell donnant à entendre une
musique d’une grande complexité et pourtant si universellement abordable.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Ben Webster & Dexter Gordon
Tenor Titans: Copenhagen 1969, London 19695
titres par le quintet de Ben Webster enregistré à Londres le 20 décembre 1964
Ben Webster (ts), Ronnie Scott (ts), Stan Tracey (p), Rick Laird (b), Jackie
Dougan (dm)
4 titres par le quartet de Dexter Gordon enregistrés à Copenhague en mars 1969
Dexter Gordon (ts) Kenny Drew (p), Niels-Henning Ørsted Pedersen (b), Makaya
Ntshoko (dm)
Durée: 48’
Impro-Jazz 516 (Socadisc)
Pour la première fois en DVD, mais pas ensemble contrairement à ce que laisse
penser l’image de couverture et contrairement aussi au CD du même titre (Tenor Titans)
édité par Storyville (Jazz Hot n°546). Nous n’allons pas bouder notre plaisir pour autant de retrouver les deux
géants. La partie de Ben Webster, accompagné par une rythmique anglaise, comme
il se devait au royaume de Sa Majesté, nous permet de découvrir Stan Tracey au
piano et surtout l’excellent Ronnie Scott (sur «Night in Tunisia») qui ne
bronche pas devant les assauts et le volume de «Big» Ben, échangeant avec un
brio certain. Le répertoire est marqué sans surprise par l’empreinte ellingtonienne
(«Sunday», «Chelsea Bridge», «Perdido»), avec en plus «A Night in Tunisia» et
«Over the Rainbow». Le Titan est fidèle à son surnom du jour, avec un son plus
rauque que feutré et cette puissante poésie que ne dit pas son apparence
tranquillement massive.
La partie de Dexter est enregistré au Café Montmartre, ce qui constitue en soi
un document (l’ambiance y est très «familiale» et jeune), et Dexter est secondé
par une formation qui sert aussi parfois son aîné Ben, puisqu’on y retrouve les
grands Kenny Drew et NHØP. Le batteur sud-africain Makata Ntshoko est
parfaitement à l’aise dans ce contexte. Deux thèmes seulement, mais longs sans
fatiguer, un surprenant «Those Were the Days» et un de ses standards «Fried
Bananas », toujours aussi réussi avec cette sonorité qui doit tant à son aîné
Ben, à Lester Young aussi, et en fait tant au talent de Dexter lui-même, et
toujours cette splendide voix swinguant les présentations. Un régal teinté bien
sûr de nostalgie pour tant de beauté dans tant de simplicité.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Benny Carter
Symphony in RiffsPublié
en 1989
Durée: 58’
Rhapsody Films (www.rhapsodyfilms.com)
Burt Lancaster est le narrateur de luxe de ce splendide portrait de Benny
Carter, une légende du jazz, musicien multi-instrumentiste, le plus souvent
connu comme arrangeur, leader de big band et saxophoniste alto; mais il chante
et joue aussi excellemment de la clarinette, du ténor, du piano et de la
trompette, son instrument favori comme il l’indique dans l’interview qui sert
de fil conducteur à cet excellent DVD, brillamment illustré de documents: photos,
films, concerts, coupures de presse, témoignages. Ella Fitzgerald, André Previn, Leonard Feather, Quincy Jones et bien d’autres
disent tout le bien qu’ils pensent de ce musicien très distingué qui reconnaît
d’emblée trois admirations: Louis Armstrong, Duke Ellington et Johnny Hodges.
On le retrouve ici parlant de sa longue vie (1907-2003) riche des rencontres
les plus extraordinaires, recevant de multiples récompenses, dont les plus récentes
des mains d’un Bill Clinton dont les yeux disent clairement qu’il est à ce
moment plus saxophoniste que président. Le portrait n’est ni chronologique, ni thématique, simplement une sorte de
tranche de vie qui l’amène dans un club (accompagné par le regretté James
Williams), dans des salles de concert à travers le monde, ou dans des lieux
symboliques de l’histoire qu’il évoque dans l’interview, l’Apollo avec Ralph
Cooper où il retrouve sa jeunesse à la mémoire des belles danseuses de revue,
le Savoy Ballroom, les clubs, une évocation aussi de New York, d’Harlem avec
images. On revit quelque peu son voyage des années 30 en Europe, la France avec
l’épisode du «kidnapping» de sa fille, la Grande-Bretagne. Toutes les
évocations sont illustrées de films ou photos d’époque. On part en train à travers les Etats-Unis voyage qui l’amène sur la Côte Ouest
à Hollywood au début des années 40, où il s’installe et devient un arrangeur,
compositeur très demandé, paraissant parfois à l’écran, composant avec une
facilité exceptionnelle (on le voit at home au travail au piano), réussissant
indéniablement puisqu’il conduit princièrement une Rolls Royce pour aller à son
boulot. On participe avec lui à la longue marche pour la reconnaissance des droits de
la population afro-américaine. On refait avec lui les tournées internationales, le JATP, au Japon surtout, on
participe à des sessions d’enregistrements au studio RCA de NYC avec les Eddie
Lockjaw Davis, Jimmy Heath entre beaucoup d’autres musiciens savants, a des
remises de récompenses attribuées par toutes sortes d’instances culturelles, de
la musique, du cinéma, des arts. On évoque sa carrière d’enseignant, car Benny Carter est devenu Docteur de nombre
d’universités et écoles américaines où il se plaît à faire des conférences
(Harvard, Princeton, Rutgers…), à former des jeunes musiciens (Stanley Jordan,
Harry Allen…). On part en croisière sur le France rebaptisé Norway avec ses vieux amis, les
Clark Terry, Buddy Tate, Illinois Jacquet, Flip Phillips, Red Holloway qui
l’ont baptisé le «King», une élection par ses pairs qui en dit long. On le voit
évoquer des souvenirs, avec une mémoire phénoménale sur le pont du navire avec
Dizzy Gillespie, et toutes ces tranches de vie sont rythmées par son discours
musical sinueux et délicatement voluptueux à l’alto, ses douces compositions
qui sont autant de standards, le tout marqué du sceau de la distinction, de
l’élégance où l’on reconnaît l’importance du modèle ellingtonien avec plus de
discrétion car il reste un modeste dans l’âme en référence à ses modèles. Sa
vie familiale semble d’ailleurs à l’aune de cet ordonnancement parfait. On peut
en savoir plus en consultant son site: www.bennycarter.com.
Ce musicien dont on
vient de fêter le siècle (Jazz Hot n°644),
doté d’une discographie exceptionnelle et inépuisable, reste pour la plupart
des amateurs un monument à découvrir.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Charles Mingus
Live in '64So
Long Eric, Peggy’s Blue Skylight, Meditations on Integration, So Long Eric,
Orange Was the Color of Her Dress Then Blue Silk, Parkeriana, Take the ‘A’
Train, So Long Eric (répétition), So Long Eric, Meditations on Integration
(répétition), Meditations on Integration
Charles Mingus (b), Eric Dolphy (as), Clifford Jordan (ts), Jaki Byard (p),
Dannie Richmond (dm) + Johnny Coles (tp) les
12-13 avril 1964
Enregistré les 12, 13 et 19 avril 1964 en Norvège, Suède et Belgique
Durée: 2h 01’ 35”
Naxos/Jazz Icons 2.119006 (Abeille Musique)
Charles Mingus est effectivement une icône, mais il n’est pas la seule de cet
enregistrement. Cette tournée eut une destinée particulièrement malheureuse,
avec d’abord Johnny Coles qui dut la quitter pour raison de santé (il est
absent le 19 avril), avant surtout qu’Eric Dolphy qui prolongea son séjour en
Europe ne disparaisse deux mois plus tard emporté par une crise de diabète
alors qu’il se rendait à Berlin. Sa vitalité ici laisse beaucoup de regrets,
d’autant que la tonalité de son jeu est de celle qui a le plus coloré l’univers
de Mingus. Sur ce plan, ce quintet-quartet, ne présente que des personnalités
musicales fortes car, en dehors du leader en pleine force de l’âge, Jaki Byard
possède un jeu à nul autre pareil. La complicité de Dannie Richmond avec Mingus
sur le plan de la musicalité est aussi remarquable à entendre qu’à voir dans
ces trois chapitres européens. Enfin Clifford Jordan, lui aussi disparu,
apporte cette puissance du blues qui est l’une des couleurs indispensables à
l’univers du grand contrebassiste, compositeur et génie du jazz qu’est Charles
Mingus. Ces images sont un moment de poésie, d’émotion où tout est simple,
évident et pourtant sophistiqué. Certains musiciens sont irremplaçables.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Charlie Parker
Improvisation2 DVDs:
14 titres, présentations de Nat Hentoff et Norman Granz, Portrait de Norman
Granz par Nat Hentoff, autres rushes de Gjon Mili et interviews d’Hank Jones,
Roy Haynes, Jimmy Heath, About Parker: interviews de Jay McShann, Phil Woods, Ira
Gitler, James Moody, Slide Hampton, Roy Haynes, Jimmy Heath
Jammin’ the Blues-1944: Harry Edison (tp), Lester Young (ts), Marlow Morris
(b), Barney Kessel (g), John Simmons (b), Illinois Jacquet (ts), Marie Bryant
(voc), Archie Savage (p), Red Callender (b), Sidney Catlett (dm), Jo Jones (dm)
Mili’Studio Sequence-1950: Ella Fitzgerald (voc), Harry Sweets Edison (tp),
Bill Harris (tb), Charlie Parker (as), Coleman Hawkins (ts), Lester Young (ts),
Flip Philips (ts), Hank Jones (p), Oscar Peterson (p), Ray Brown (b), Buddy
Rich (dm)
At Côte d’Azur-1966: Duke Ellington (p), John Lamb (b), Sam Woodyard (dm)
Montreux Jazz Festival-1977: Roy Eldridge (tp, voc), Vic Dickenson (tb), Al Grey (tb), Benny Carter (as),
Zoot Sims (ts), Count Basie (p), Ray Brown (b), Jimmy Smith (dm)
Dizzy Gillespie (tp), Clark Terry (tp), Eddy Lockjaw Davis (ts), Niels Henning
Ørsted Pedersen (b), Bobby Durham (dm)
1979. Joe Pass (g)
1979. Ella Fitzgerald (voc), Paul Smith (p), Keter Betts (b), Mickey Rocker
(dm)
Enregistré de 1950 à 1979
Durée: 1h 08’ 45” + 1h 22’ 11”
Norman Granz Presents/Eagle Vision EREDV425 (Naïve)
Trente ans de jazz en images provenant des archives de Norman Granz dont les
fameuses images (complètes) et photographies de la séance au studio de Gjon
Mili en 1950 (post-synchronisée), célèbre photographe et cinéaste ici, il n’y a
là que de l’Histoire et de l’Excellence, dans des registres variés. Charlie
Parker en live, c’est rare et c’est beau, d’autant qu’il y a à ses côtés un
Coleman Hawkins magistral (son chorus sert de thème à l’ensemble des DVDs).
Lester Young en live c’est encore plus exceptionnel, d’autant qu’Ella
intervient. Ces séances sont célèbres, et les voici sur un simple DVD à la
portée de tous. Dans le registre historique, il y a encore le Jammin’ the Blues
original de 1944, film «photographique» sur le jazz de Gjon Mili, où Norman
Granz est directeur technique, duquel le photographe Herman Leonard s’est
inspiré pour bâtir ses atmosphères. C’est essentiel pour tout, les images,
cadrages, les musiciens (Lester Young, Red Callender, Harry Edison, Marie
Bryant, splendide dans une manière proche de Billie Holiday…) et la musique est
belle.
Le reste, pour sembler moins rare, n’en est pas moins fascinant. La lecture de
la notice permet de deviner, mais l’écoute du trio d’Ellington jouant «The
Shepherd» à la fondation Maeght en guise de «Blues for Joan Miro» en 1966
(repris sur le DVD at Antibes plus haut), de l’orchestre autour du Count en
1977 est une splendeur de swing, avec ses Roy Eldridge, Benny Carter, Ray
Brown, etc., comme Dizzy Gillespie et Clark Terry la même année (Ali &
Frazier, en référence au célèbre combat de boxe), avec Eddie Davis et la
rythmique parfaite Oscar Peterson, NHØP, Bobby Durham, comme Ella en 1979. Il manque bien entendu quelques dieux de l’Olympe du jazz de cet âge d’or
finissant, mais il faut avouer que ce film est d’une densité exceptionnelle, un
document autant qu’un plaisir.
Les nombreuses interviews (cf. notice) apportent plus (Gitler, Granz, Harry
Edison) ou moins de renseignements car les souvenirs sont souvent lointains.
Hank Jones en profite même pour nous faire partager son élégant humour sur le
chapitre de la mémoire défaillante. Il faut dire que les carrières de ces
musiciens sont si remplies par l’extraordinaire qu’on leur pardonnera
volontiers quelques oublis à 50 ans de distance.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Dave Brubeck
Live in '64 & '6610 titres
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Eugene Wright
(b), Joe Morello (dm)
Enregistré les 10 octobre 1964 à Bruxelles et 6 novembre 1966 à Berlin
Naxos/Jazz Icons 2.119005 (Abeille Musique)
Filmé pour la télévision belge ou en concert à Berlin, l’élégance de ce
quartet, sur tous les registres du blues au traditionnel, des standards aux
célébrissimes originaux («Take Five»), a quelque chose de figé qui ne franchit
pas l’épreuve du temps. Même si beaucoup apprécient la sonorité polie de
Desmond, elle a pris avec le temps ce côté trop caricaturalement propre qui la
rend assez immature dans son systématisme en rapport avec les belles sonorités
humaines que nous a fournies le jazz de toutes les époques. Dave Brubeck est un
expert du jazz qui a bien vieilli et dont la musique a gagné ce qui manquait à
son travail de jeunesse, en dépit des réelles innovations qu’il apporta alors.
Dans ces vidéos, toujours agréables, on prend bien conscience que les musiques
de système (comme le furent partiellement le MJQ, le third stream en général ou
ici le quartet de Dave Brubeck) ont indéniablement moins de profondeur que les
musiques de culture qui paraissent gagner en beauté avec le temps. C’est une
grande leçon artistique, et cela n’enlève rien à la qualité superlative de la
technique de ces musiciens. Dave Brubeck en particulier est un maître du piano,
qui joue le jazz comme la musique classique, en grand interprète («Koto Song»).
Il lui manque alors l’impact du vécu dans son jazz, et c’est sans doute ce qui
fait son charme aujourd’hui, car sa très longue carrière lui a permis
d’acquérir cette humanité, cette profondeur qui fait les grands artistes plus
que les grands interprètes.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Dexter Gordon
Live in San Francisco
On
Green Dolphin Street, Polka Dots and Moonbeans, Tanya
Dester Gordon (ts), George Cables (p), Rufus Reid (b), Eddie Gladen (dm)
Enregistré en 1979, San Francisco
Durée: 58’
Impro-Jazz 529 (Socadisc)
Vous pouvez revenir sur la biographie et la discographie de Dexter Gordon dans
le Spécial 2007 de Jazz Hot pour
situer cet enregistrement qui se place lors du retour at home (aux USA et en
Californie) du grand ténor à la fin des années 70, dans un club, le Maintenance
Shop. La musique est splendide, en particulier ce lent «Polka Dots» qui
restitue toutes les qualités du ténor: une manière de trainer sur le temps, un
swing et une sonorité chaleureuse, une économie de notes mais des notes
lourdes, émouvantes. La profondeur du ténor trouve dans un beau trio un
complément parfait où on remarque la belle virtuosité de George Cables. Cette
musique dégage une formidable impression de puissance, comme dans ce long «Tanya»
de Donald Byrd, un long blues en mineur.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Duke Ellington
At the Côte d'Azur With Ella Fitzgerald and Joan Miró / The Last Session
Duke
Ellington Orchestra, Duke Ellingon Trio, Ella Fitzgerald Trio +
Duke Ellington
Orchestra, Duke Ellington Quartet avec Joe Pass (g), Ray Brown (b), Louie
Bellson (dm)
Enregistré en été 1966 et le 8 janvier 1973
Durée: 1h 06’ 41” + 1h 36’ 39”
Norman Granz Presents/Eagle Vision EREDV431 (Naïve)
Deux DVDs consacrés à l’un des dix monstres sacrés du jazz, entouré parfois
d’une de ses égales en la personne d’Ella Fitzgerald, voilà qui ne peut que
générer l’enthousiasme impatient, quels que soient les défauts divers (son,
cadrage…) qui émaillent ce véritable document historique.
Le premier de ces DVDs restituent des images de la tournée estivale de 1966 qui
amena le Duke Ellington Orchestra (et ses légendes Johnny Hodges, Paul
Gonsalves, Cootie Williams, Lawrence Brown, Harry Carney…) pour la première
fois au festival d’Antibes-Juan-les-Pins, avec et sans Ella (son trio plus
l’Orchestra) selon les jours, et même, curiosité, en trio (John Lamb et Sam
Woodyard sur une batterie minimaliste) à la fondation Maeght de
St-Paul-de-Vence, ou en ballade avec Joan Miró à travers les jardins peuplés de
sculptures monumentales – il y avait une exposition Miró –, échangeant quelques
amabilités dont on ne connaîtra pas vraiment le fond. En ouverture, Duke évoque
la tournée en France de cette année, sa sensibilité à l’art et à la Fondation
Maeght, Billy Strayhorn et Ella, et son sens du récit, sa belle voix, donnent
un attrait supplémentaire au fait de le retrouver. Une interview pas
essentielle de Nat Hentoff est offerte en bonus.
Le second DVD est une répétition enregistrée du Duke en quartet avec les
excellents musiciens notés plus haut sur une série de thèmes plus ou moins
habituels, joués dans une configuration inhabituelle, avec le délicat Louie
Bellson à tous les sens du terme accompagne avec une attention bienveillante
les deux compères Ray et Duke, malgré la présence assez envahissante de Joe
Pass qui n’a pas saisi le caractère exceptionnel du moment. Une interview
légère de Ray Brown en bonus dénote la dévotion des musiciens non seulement
pour la musique du Duke mais également pour le musicien et l’homme. Cette vidéo en studio permet enfin de découvrir, pour les amateurs, Norman
Granz at work, grand catalyseur de
génies dans le jazz, producteur d’exception, et Stanley Dance, critique émérite
de la musique du Duke et du jazz en général.
Par-delà l’anecdotique, ces images nous remettent en mémoire le Duke en live,
cette aisance naturelle dans tous les contextes, cette aristocratie délicate
qui sait ménager les susceptibilités et obtient avec une force tranquille le
résultat qu’elle recherche par la qualité d’une écoute exceptionnelle, et la
profondeur d’une musique enracinée, sans concession, que ce soit en big band,
en trio ou quartet.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Irio De Paula / Fabrizio Bosso
At Teatro Olimpico in Vicenza
Canto de Ossanha, Oh Ba-la-la, Just Friends, Wave, Samba de Verão,
Garota de Ipanema, Mack the Knife, You don’t Know What Love Is, Estate
Irio De Paula (g), Fabrizio Bosso (tp) except 1 et 6
Enregistré en mai 2007, Vicenza
Durée: 1h 06’ 17”
Azzurra Production 1036 (www.azzurramusic.it)
Voici réunis en duo, deux musiciens d’exception, de deux horizons
sensiblement différents, le Brésil et l’Italie, mais ils ont en commun l’Italie
(où Irio s’est installé de longue date), la musique, le jazz en particulier et
le lyrisme. Irio, l’Ancien, continue sa savante synthèse où le jazz passe par
le filtre de racines brésiliennes totalement actives, sans appauvrissement ou
détournement complaisant. Fabrizio, le Jeune, est un trompettiste d’exception,
tant par la virtuosité que par la musicalité, la qualité de l’expression, et si
vous ne me croyez pas, vous donnerez crédit à un prestigieux confrère, Enrico
Rava, qui ne dit rien moins que: «Fabrizio Bosso est certainement l’une des
plus belles choses qui soit arrivée au jazz italien dans cette décennie. Je ne
me souviens pas d’un trompettiste qui m’ait autant stupéfié ces dernières
années, et pas seulement en Italie, je pèse mes mots.» Si vous souhaitez les
découvrir, Fabrizio était justement notre invité dans le n°632 où Enrico Rava
est en couverture, et Irio nous parlait longuement dans le n°643… La rencontre
d’Irio qui réunit les mêmes qualités d’excellence est donc un moment magique
dans ce magnifique Théâtre Olympique de Vicenza lors de l’édition festivalière
2007. Irio est un frère de Baden Powell par sa capacité d’occuper l’espace avec
sa seule guitare, créant mélodie, improvisation et accompagnement à lui seul.
Fabrizio est un digne émule de Wynton Marsalis. Il utilise tous les effets
expressifs possibles avec brio et naturel. Il est capable de longueur de phrase
sans limite (en souffle continu), et des nuances les plus subtiles comme de
l’émotion la plus profonde. Un musicien phénoménal dont la musicalité ne
souffre jamais car il reste très italien, il sait faire chanter son instrument,
sans démonstration. Fabrizio mérite tous les détours de la terre (Vicenza
semble être une ville magnifique) et son entente avec Irio est un instant de
grâce dans un décor antique à la mesure de l’événement artistique: quoi de plus
naturel que des dieux dans un théâtre olympique.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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John Coltrane
Live in '60, '61 & '65
John Coltrane (ts, ss), avec en 1960 Stan Getz (ts)*, Wynton Kelly (p),
Oscar Peterson (p)*, Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm) puis en 1961 Eric
Dolphy (as, fl), McCoy Tyner (p), Reggie Workman (b), Elvin Jones (dm); puis en
1965 McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dm)
Enregistré les 28 mars 1960 (Allemagne), 4 décembre 1961 (Allemagne) et
1er août 1965 (Belgique)
Naxos/Jazz Icons 2.119007 (Abeille Musique)
Trois époques, trois dimensions d’une même personnalité exceptionnelle
du jazz et pour l’amateur du grand saxophoniste, il n’y a rien à jeter, car
l’évolution de la musique, évidente dans cette confrontation, traduit toujours
les qualités essentielles de John Coltrane: conviction ou vérité de
l’expression, puissance et virtuosité. Aucune des musiques n’est «facile» et le
nom même des intervenants en situe le niveau.
Pour la première séance à Dusseldorf, John Coltrane est entouré pour
l’interprétation de standards d’une des meilleures sections rythmiques de
l’histoire du jazz avec le trio des exceptionnels Wynton Kelly, Paul Chambers
et Jimmy Cobb, et cet enregistrement nous propose en bonus la réunion sur un
thème de Stan Getz, Oscar Peterson et Coltrane, ce qui est une curiosité
historique pas déplaisante ni privée d’enseignement: Peterson et Coltrane sont
deux formidables torrents impétueux du jazz qui emportent tout sur leur
passage, même leurs sidemen…
Un an et demi plus tard, la musique est devenue celle de Coltrane, même
s’il n’en est pas l’auteur, et son quartet a enfin trouvé en McCoy Tyner et
Elvin Jones les deux compléments clés de la sonorité de l’ensemble. Autre
plaisir, on note la présence d’Eric Dolphy dont l’apport à l’ensemble n’est pas
déterminant mais qui reste toujours un grand plaisir à écouter.
Enfin, à Comblain-la-Tour, en Belgique quatre ans plus tard, nous
sommes dans ce qu’on pourrait appeler l’âge d’or du musicien avec son quartet
régulier (le sombre Jimmy Garrison à la basse remplace Reggie Workman): une
énergie paroxystique, un extraordinaire McCoy Tyner déterminant pour la
musicalité du groupe, un Elvin Jones qui tisse un véritable fond sonore
assombri par Garrison, et un Coltrane qui est sur un nuage délivre un feu d’une
intensité de conviction rarement atteinte dans le jazz. Sans doute la plus
pleinement, originalement coltranienne des trois périodes, avec un «My Favorite
Things» d’anthologie (pour le chorus de McCoy) dont nos amis belges survivants
pourront rétroactivement goûter toutes les nuances qui ont pu leur échapper sur
le moment. Il est vrai qu’assister un tel incendie par seulement quatre
musiciens a de quoi étourdir et réchauffer.
Le livret fait appel à la compétence de Michael Cuscuna, Ashley Kahn et
les consultants ont pour nom Don Sickler et Hal Miller.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Miles Davis Quintet
Milan 1964
Miles Davis (tp), Wayne Shorter (ts), Herbie Hancock (p), Ron Carter
(b), Tony Williams (dm)
Enregistré le 11 octobre 1964, Milan
Durée: 1h
Impro-Jazz 525 (Socadisc)
Il s’agit d’un enregistrement au Teatro Dell’Arte de Milan du Miles
Davis Quintet, version première partie des années 60, l’une des moutures les
plus célèbres puisque chacun des musiciens est devenu depuis une star à part
entière. La tenue de scène encore très classique ne peut cacher ce que cette
musique a d’étonnamment actuel. C’est le signe que l’ombre de Miles plane
toujours sur le jazz d’aujourd’hui et qu’elle a défini pour de longues années
une esthétique et même un état d’esprit de la musique de jazz. Déconstruction
du rythme et des mélodies, rupture de la pulsation traditionnelle, place
majeure accordée à l’harmonie, recul de l’expressivité naturelle, de la culture
native au profit d’une atmosphère décalée… Quand on compare par exemple avec
les enregistrements de Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, John Coltrane, Art
Blakey et Lee Morgan de la même époque et même plus tardifs, on est frappé par
le fait que la voie choisie par Miles dès cette époque invente un monde sonore
nouveau, non dépourvu des qualités du jazz (le phrasé reste) mais plutôt de
l’esprit de cette musique; une volonté très claire de se situer ailleurs que
dans le jazz. Wayne Shorter est encore hésitant, l’ombre de Coltrane dans son
jeu est encore sensible, Ron Carter est très appliqué comme Tony Williams. Seul
Herbie Hancock a déjà adopté ce nouveau langage et lui apporte une contribution
pleine et mûre. Bien entendu, les musiciens ne changent pas de personnalité,
mais la musique, elle, a changé de monde. Ce ne sera pas la dernière évolution
de Miles, mais cet épisode est de ceux qui ont le plus marqué le futur du jazz
tel qu’il se pratique aujourd’hui. On pourrait s’interroger d’ailleurs sur cette
propension chez Miles depuis toujours à vouloir sortir son jazz du sillon
culturel. C’est sans doute que Miles se sentait plus concerné par l’expression
artistique que par l’expression d’une culture et qu’il ambitionnait d’autres
publics que celui du seul jazz. Il n’est pas le seul – Louis Armstrong, Billie
Holiday, Ella Fitzgerald, Nat King Cole, le MJQ, Ray Charles…– mais les
méthodes ont varié. C’est un vieux et grand débat qui revient pour Miles à
celui de la forme et du fond, et pour le cas de Miles– une grande carrière et
un grand écart esthétique – ce n’est pas aussi tranché; cela explique que la
musique de Miles a donné lieu à beaucoup de polémiques.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Omara Portuondo
Live in Montréal
Buena Vista Social Club, Siboney, Hermosa Habana, Tiene sabor, Flor de
Amor, Tabu, Amor de mis amores, Drume negrita, No me llores, He venido a
decirte, As Time Goes By, Casa calor, Veinte años, Mueve la cintura mulato, Dos
gardenias para ti, Besame mucho, La Sitiera, Guantanamera.
Bonus track: Portrait of Omara Portuondo
Enregistré au Festival International de Jazz de Montréal de 2005
EmArcy 7078970 (Universal)
On sait qu’aujourd’hui le titre de Festival de Jazz recouvre des
manifestations qui débordent très largement le domaine du jazz. Le festival de
Montréal n’échappe pas à ce processus. Omara Portuondo, chacun le sait, n’est
pas une jazzwoman mais une des grandes voix de la musique cubaine que beaucoup
ont découvert à travers le travail mené par Ry Cooder et son Buena Vista
Social. Mais Omara hante les scènes depuis le début des années cinquante
lorsqu’elle s’intègre au mouvement du filín à La Havane aux côtés de grands
noms comme José Antonio Méndez, Portillo de la Luz, Orlando de la Rosa… et bien
d’autres. Sa carrière est parsemée d’enregistrements de qualité.
C’est un plaisir de la découvrir sur ce DVD avec un répertoire puisé
parmi les plus grands compositeurs – cubains pour l’essentiel. Sans effets et
sans artifices Omara offre une prestation éblouissante avec, outre
l’accompagnement de ses musiciens habituels – excellents Thompson (ts, ss),
Chicoy (g), F. García (b) et les deux jeunes filles Osiris Valdés et Yelaine
Puentes alternant le violon et les chœurs, celui de l’Orchestre de Chambre de
Montréal. Omara plane sur cette scène aussi complice de ses musiciens
personnels que du luxueux ensemble. Dix-huit thèmes sont au programme et certains ont… du swing comme ce
vieux thème de Orestes López «Buena Vista Social Club» (Cette composition n’est
pas récente comme certains pourraient l’imaginer à la suite du film). Le Son
émerge à travers «Mueve la cintura mulato». «Siboney» rappelle quel grand
compositeur était Ernesto Lecuona. «Veinte años» rend hommage à la grande Rita
Montaner. «Dos Gardenias» est un thème historique. Et Omara n’oublie pas le
thème popularisé par Bola de Nieve «Time Goes By». C’est une partie de
l’histoire de la musique cubaine que l’on traverse en visionnant et écoutant ce DVD. Sur le plan photographique le travail est de grande qualité. Les prises
de vue sont judicieuses, les moments importants, les moments d’émotion sont
bien mis en valeur. Les musiciens ne sont jamais oubliés et la complicité est
soulignée. En bonus on peut découvrir Omara en 1955, chantant, avec le Cuarteto
Las d’Aida, une publicité pour les cigarettes Winston. Pratique habituelle des
années cinquante à Cuba ! Sont proposées quelques belles photographies des
années de jeunesse. S’ajoutent des extraits de concerts destinés à présenter le
disque Flor de Amor.
Ce DVD devrait constituer une motivation pour partir à
la recherche de plus anciens enregistrements d’Omara Portuondo que peu à peu on
se décide à rééditer.
Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Pharoah Sanders
Live in San Francisco!
Doktor
Pitt, Blues for Santa Cruz, Kazuko*, interview
Pharoah Sanders (ts), John Hicks (p), Walter Booker (b), Idris Muhammad (dm) et
Pharoah Sanders (ts), Paul Arslanian (harmonium)*
Enregistré en avril 1981, San Francico et en juillet 1982, Marin Headlands*
Durée: 1h 00’ 28”
Evidence 30182 90009 (Socadisc)
Cet hommage aux regrettés John Hicks et Walter Booker n’est pas une nouveauté
mais un rappel de ce que fut ce splendide quartet à l’orée des années 80, quand
certains disaient le jazz moribond. Pharoah Sanders a alors trouvé la plénitude
de son expression – un savant équilibre entre l’héritage coltranien et une
sérénité mélodique qui lui est propre – et il est brillamment secondé par une
rythmique de rêve: Hicks-Booker-Muhammad, rien de moins ! Autant dire que
l’énergie, la finesse, la virtuosité et la spiritualité sont au rendez-vous à
San Francisco. Les thèmes sont longs sans lassitude, l’intensité monumentale
portée par une conviction toute coltranienne. C’est de la belle et grande
musique, la grande descendance de cet art si rare en dépit des nombreuses
revendications souvent abusives. Le livret inexistant ne raconte donc rien de
ces concerts mais il reste des images pour apprécier cet ensemble: un
développement coltranien, un blues au long court d’une beauté simple (Sanders
évoque immanquablement un grand disparu, George Adams) mais tellement complexe
si on y réfléchit par ce qu’elle suppose d’enracinement. Quatre musiciens aussi
impliqués et possédant leur art, c’est un morceau de soirée à San Francisco qui
valait le déplacement.
Curiosité supplémentaire: on découvre un enregistrement de Sanders dans un
tunnel abandonné au milieu d’une forêt en compagnie d’un joueur d’harmonium.
Les musiciens jouent de la réverbération déjà présente dans les instruments, le
tunnel (harmonium) et leur jeu. Une interview, réalisée par Herb Wong, apporte
un complément.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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Sarah Vaughan
Live in '58 & '64
Sarah
Vaughan (voc) avec Ronnell Bright (p), Richard David (b), Art Morgan (dm) puis
Kirk Stuart (p), Buster Williams (b), George Hughes (dm)
Enregistré les 7 juin et 9 juillet 1958 (Pays-Bas et Suède) et le 10 janvier
1964 (Suède)
Naxos/Jazz Icons 2.119004 (Abeille Musique)
On retrouve les qualités vocales exceptionnelles de Sarah Vaughan filmée en
trois occasions lors de deux tournées européennes en 1958 (suède et Pays-Bas)
puis en 1964 (Suède à nouveau) toujours brillamment entourée de musiciens à son
écoute. Nous sommes ici dans l’excellence, et le plaisir est toujours très
grand de retrouver par le son et l’image des musicien(ne)s d’un tel niveau. La
voix très travaillée de la Diva propose des interprétations originales dont la
mise en place est raffinée. Il reste que même dans l’excellence, il y a des
nuances, et le vibrato presque classique et un peu systématique de Sarah
Vaughan rend parfois ses interprétations artificielles ou les prive de ce
supplément d’âme qui est l’esprit de cette musique. Mais ces remarques, très
personnelles, plutôt liées à l’écoute comparative de consœurs parfois moins
brillantes sur le plan technique mais plus expressives, ne doivent pas empêcher
d’écouter l’une des très grandes voix du jazz qui réussit aussi à être
émouvante selon les pièces.
Yves Sportis
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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The Jazz O'Maniac
Sunset Café StompRoland Pilz (cnt, voc), Ullo Bela (tb), Claus Jürgen Möller (cl),
Cristoph Ditting (as, ts), Andreas Clement (p), Owe Hansen (bj), Dietrich
Kleine-Horst (tu), Gunther Andernach (whb)
Enregistré les 10 et 13 mars 2005, Chicago, Racine (WI)
Durée: 1h 10’ 23”
Delmark DVD 1244
Phil Popsychala organise un Tribute to Bix au Marriott Hotel de Racine. Pour la
16e édition, il a invité un groupe allemand, les Jazz O’Maniacs, fondé en 1966
par le cornettiste Roland Pilz (né en 1948) et qui se consacre à la musique de…
Louis Armstrong. Il faut dire que cette manifestation comprend une
visite-concert au Meyers Ace Hardware de Chicago connu autrefois sous le nom de
Sunset Cafe (puis de Grand Terrace). Et l’on sait que le grand Louis y prit un
envol irrésistible. Mais l’alibi du passé ne donne pas forcement du talent aux
sympathiques activistes actuels du jazz traditionnel. Ils ont toutefois un rôle
humain. Celui, avec des moyens techniques modestes et une culture musicale plus
ciblée que celle de leurs modèles, de prodiguer à un public âgé la dose
nécessaire et suffisante de souvenirs. Le présent orchestre fonctionne bien
dans ce cadre délimité. Le trombone est assez faible, mais s’en sort bien dans «Sweet
Muntaz». Le clarinettiste Claus Jürgen Möller est typé Johnny Dodds et brille
assez bien dans «Weary Blues» (un peu long) devant quelques danseurs du
troisième âge, et dans «Hear Me Talkin’» (le son du piano Korg est affreux). Le
répertoire sort des standards rabâchés du jazz traditionnel, ce qui est un bon
point, et l’on remarque les bien utiles partitions sur le pupitre («Come On
Coot, Do That Thing»,…). Bien sûr les solos sont mémorisés pour faire vrai, et
souvent proche de ceux des disques du Hot Five. Du reste, le leader, Roland
Pilz joue du cornet et fait un scat dans l’esprit du Louis Armstrong de 1925-27.
Ceci est l’essentiel du concert de la Bixfest, mais le DVD commence par
l’arrivée en bus à la Meyers Ace Hardware où ces musiciens jouent quelques
titres dans un décors pagailleux. Si le tournage fait parfois amateur, la
qualité d’image est bonne. Dans ce lieu qui ne brille plus de l’éclat du passé,
nos passéistes instrumentaux font le bœuf (avec toutes les approximations que
veut le genre) sur «Willie the Weeper» (bien mené par Pilz) et «Blues My
Naughty Sweetie Gives to Me» exposé à la Noone par l’invité Norm Field
(clarinette système Albert). Dans ce morceau, le passage cornet (un beau Conn
modèle Victor gravé) et trompette de Mike Durham et Frank Youngwerth n’est pas
mal, mais par contre les deux trombones supplémentaires (Dave Ramey et Frank
Gualtieri) ne relèvent pas le niveau de la coulisse. On voit Phil Popsychala
faire un petit blabla à ses charmants touristes du jazz. Le DVD est découpé en
Play Movie, Audio Setup, Chapter Select, History interview (de David Meyers et
Tim Samuelson, de faible intérêt) et Recommandations (publicité pour les CD
Delmark).
Ce DVD est pour les inconditionnels du jazz
traditionnel et du Hot Five. C’est vrai que nous n’aurons jamais de vidéo du
vrai Hot Five de Louis Armstrong.
Michel Laplace
© Jazz Hot n°651, printemps 2010
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