Jazz Movies (les films-recherche chronologique)
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JAZZ MOVIES
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© Jazz Hot 2024
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Ron Carter
A la recherche des notes justes (Finding the Right Notes)
Documentaire de Peter Schnall (réalisation et production:
Partisan Pictures/DVD PBS), 107 min., USA, 2022,
Tourné entre 2017 et 2022, ce très bon documentaire sur Ron Carter de Peter Schnall nous fait percevoir l’essence d’un artiste habité par le son, musicien dans
l’âme, compositeur, jazzman et messenger conscient de son rôle, de son
devoir de garder la musique en vie, le jazz, pour les autres. Cette biographie nous
fait comprendre l’essence d’un humain et de ce qui l’a constitué. Le réalisateur
(et directeur de la photographie), questionne et travaille en profondeur les
relations (in)humaines dans la société américaine, celles aussi entre l’artiste
et le collectif live dans lequel il s’insère, mais surtout le rôle de
l’art dans la transmission des valeurs philosophiques, notamment la notion de
«juste», à la croisée de la «justesse» (des notes), de la «justice» (des
hommes), et donc de l’intégrité indispensable pour lutter contre le dysfonctionnement
systémique social. Avec Ron Carter, «l’homme en quête du juste», et pas
seulement pour les notes bleues qui lui donnent la sérénité, Peter Schnall a un
interlocuteur, un coréalisateur, davantage qu’un «sujet». Ron Carter dit sans
détours: «Combien de temps ai-je envie de
poursuivre la lutte, ou de faire partie de la lutte?» au moment de ses 80
ans, alors qu’il a déjà traversé le champ de mines de la vie.
Le pianiste Jon Batiste joue le rôle du Candide 2.0 partant
découvrir un continent de vécu, de rigueur, de discipline, de maîtrise,
d’épaisseur et de don de soi, un monde si différent du sien, de son être à lui,
Jon Batiste; il interroge un monde structuré en voie de disparition, dans la
concurrence désordonnée des apparences qui règnent sur notre planète. Pourtant,
par son immersion familiale dans le jazz, le jeune pianiste de NOLA pourrait
être –ce qu’il n’est pas, son début d’œuvre en atteste– le bon expérimentateur
au piano ou avec les mains, être l’héritier d’une perception au-delà de l’instrumentiste
surdoué testant des éléments rythmiques et harmoniques dont Ron Carter veut
donner la compréhension à l’image.
Le fil conducteur choisi par Ron Carter est la ségrégation,
le racisme, qui l’ont forcé, étant né en 1937 à Ferndale, MI, non loin de
Detroit, à devenir bassiste de jazz, alors qu’il voulait être violoncelliste
classique, et donc à se dépasser jusqu’à côtoyer l’excellence en participant à
créer un nouveau langage, car comme il l’énonce clairement: «On est tous égaux jusqu’à la fausse note, et
là, on n’est plus si égaux». Son parcours nous en rappelle de nombreux
autres, de Charles Mingus à Nina Simone pour ne citer qu’eux.
De concerts en témoignages, d’archives en auto introspections,
le portrait de Ron Carter se dessine: de son père qui avait dû travailler plus
que dur pour éduquer ses huit enfants et leur construire une maison, aux
voyages inquiétants où tout peut arriver à cause de la couleur de peau, en
passant par le racisme guindé des orchestres classiques qui refusent l’embauche
du meilleur violoncelliste parce qu’il est Afro-Américain. Ces touches
d’informations construisent, au fil des récits, au fil des expressions, des
images, ce qui a bâti un Ron Carter: une détermination endurante, une curiosité
sans limite, une honnêteté vitale pour lui-même: trouver la juste note,
d’autres combinaisons de notes, chercher les défauts, rester patient et arriver
à ses fins.
Plusieurs musiciens interviennent dans le documentaire dont
George Benson, Russell Malone qui vient de disparaître en laissant Ron Carter et Donald Vega terminer seuls leur
tournée au Japon, réactivant la douleur de la perte, après celles de sa
première épouse, Janet Hasbrouch, en 2000, celle de son fils Myles en 2018
alors qu’il joue dans les festivals d’été, sans compter ses amis musiciens partis,
nombreux à la période du covid, une période de gestion sanitaire par
interruption des relations humaines dont on saisit l’impact mortifère dans la
communauté du jazz qui vit du contact, du live.
Parmi les autres témoignages apportés (cf. casting IMDB et roncartermovie.com cités
en entête), dont Sonny Rollins, Herbie Hancock, Buster Williams, Christian
McBride, Stanley Clarke a cette très fine et tendre observation sur son ami: «Même quand il est sérieux, il y a quand même
du comique». Une autre qualité de Ron Carter est son élégance organisée
poussée jusqu’à un art de vivre avec les autres, la considération qu’il leur
accorde, mais aussi l’exigence demandée en retour à chacun, comme l’importance
de chaque détail de son environnement: son appartement rangé, avec des objets
d’arts qui le ressourcent quand la vie secoue, le décompte précis en tête du
nombre de ses disques (à l’époque 2221, sans compter plus de 50 sessions non parues), le
classement alphabétique de ses albums en leader pour trouver ses idées
rapidement… Tout un monde d’équilibre et d’harmonie pour garder le cap de ses
objectifs au milieu du tumulte: «C’est
comme ça que la musique vit, quand les gens en veulent… qu’ils veulent de la
musique dans leur vie. Quand vais-je me lasser d’être celui qui les aide?»
A la fin, à Jon Batiste qui le questionne sur la recherche qui semble être sa première préoccupation: «Qu’est-ce-que le succès?»,
Ron Carter répond avec une leçon de sagesse dont il a le secret: «Le chemin que j’ai
pris me plaît, mes derniers efforts étaient honnêtes, chaque note jouée était sincère…
chaque occasion que j’ai de jouer, de trouver un nouvel arrangement de notes,
pour moi, c’est ça le succès.» Un ange passe…
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Wham-Re-Bop-Boom-Bam
The Swing Jazz of Eddie Durham
Documentaire de Kris Hendrickson/Loren Schoenberg
(PBS/NPR/WVIA/Chiaroscuro Records), 56 min., USA, version anglaise
Sortie le 1er février 2024 aux Etats-Unis sur le réseau de
l’American Public Television (250 stations sur les Etats-Unis)
Ce documentaire intéressant
comprend des archives riches en photos, vidéos, affiches, disques(1), sur Eddie Durham (comp,arr,g,tb, 19
août 1906, San Marco, TX – 6 mars 1987, New York, NY). La reconstitution et une
mise à disposition publique de ce patrimoine ont été rendues possibles grâce au
travail initial essentiel de conservation active par sa famille, notamment
Topsy Durham, sa fille, qui porte le prénom d’un de ses titres fétiches chez
Count Basie en 1937.
D’autre part, la mise en
scène de ces archives est bien valorisée par la réalisation claire et un
montage rythmé de Kris Hendrickson, comme
par l’apport de Loren Schoenberg (s), qui, par son vécu musical et d’enseignant,
sa mission de messenger, s’attache à
faire vivre le jazz dans tous ses projets comme le National Jazz Museum in
Harlem. Cette équipe d’afficionados d’Eddie
Durham, arrangeur créatif à la personnalité pétillante et profonde, montre un
parcours attentif et perceptif aux aventures et expériences humaines traduites dans
son expression artistique. Le documentaire comprend des interventions sur les
différentes facettes de son art et anecdotes ainsi que les témoignages d’étudiants
à Juilliard qui ont travaillé des arrangements d’Eddie jamais enregistrés: un
son, une respiration swing, autant de défis et de gages d’une nouveauté
réjouissante à vivre, à ressentir au sein-même d’un orchestre.
Le
film nous transporte dans sa biographie, depuis son Texas profond, avec un père
surnommé «Bronco» (sauvage!), violoniste métayer très bricoleur qui fera bouger
sa famille pour la nourrir, mais aussi pour produire le Durham Brothers
Orchestra comprenant Joe (b), Allen (tb), Roosevelt (vln,p,g), Earl (p), Clyde
(b), Sylvester (p-org) puis plus tard Eddie (g,tb): un apprentissage accéléré
de la vraie vie débrouillarde, et de l’art du jazz enraciné dans le blues et la
danse. Eddie en retirera une intelligence agile et inventive, productive dans
le repérage des atouts de chacun pour les combiner dans une énergie collective
fusionnelle, ce qu'il fait aussi facilement qu’il comprend une panne et répare sa
voiture ou construit un meuble. Pas étonnant qu’il ait été l’arrangeur d’«In
the Mood» pour le Glenn Miller Orchestra, un hymne rythmico-mélodique au
ronronnement envoutant pour des générations de danseurs. Car c’est une époque
où le jazz et la danse ne font qu’un, comme pratique sociale de tous les moments, un réconfort
indispensable contre l’Amérique des insécurités des plus démunis, de la
ségrégation, de la crise de 1929 qui, elle, prend fin au tournant 1937-1938, à
la faveur de la réactivation de l’industrie de guerre, un fléau chassant
l’autre. De 1924 à 1939, Eddie fait son chemin, dort dans les bus, fait la route
avec les cirques, les minstrels,
saisit sa chance au sein des Territory Bands, la pépinière ambulante des jazzmen
en herbe, des Blues Devils de Walter Page (b,tu,bar,lead, 1900-1957) comprenant
entre autres Count Basie et Jimmy Rushing au sein de l’orchestre de Bennie Moten à Kansas City(2): tous les talents (Ben Webster, Lester Young…) finissent par se
regrouper autour de Count Basie en 1935. Après un furtif passage chez Cab
Calloway, Eddie poursuit chez Jimmie Lunceford et rejoint de nouveau Count Basie en 1937. A partir de 1938, il fait des
arrangements pour Ina Ray Hutton (orchestre féminin), Glenn
Miller avec les Inks Spots, Artie Shaw, Benny Goodman.
On est en pleine Swing Era avec des ballrooms (dont le Savoy à Harlem) remplis de centaines de personnes, et pour faire entendre le
potentiel rythmique et les solos de guitare dans les big bands, Eddie avait
commencé à amplifier électriquement le son depuis le début des années 1930: grâce
à ses longs doigts, il laisse libre cours à son imagination qui lui permet de développer en
parallèle des chorégraphies instrumentales pour accentuer visuellement l’effet
swing du call & response, des riffs entre les différentes sections
instrumentales, un spectacle de la scène qui dope encore l’ambiance dans la salle avec les lindy hoppers qui voltigent sur la piste. Le 18 mars 1938, Eddie grave le premier
enregistrement de guitare électrifiée («Laughing at Life» sur une Gibson ES150) avec le
Kansas City Five composé de Freddie Green (g), Buck Clayton (tp), Walter Page
(b), Jo Jones (dm), pour Milt Gabler, le disquaire et patron actif du label Commodore à New York. Pendant qu’Eddie
peaufine la rythmique souple et blues de ses arrangements avec guitare,
l’Amérique a retrouvé du travail et l’Europe y émigre pour fuir les fascismes,
ramenant les derniers musiciens américains installés à Paris où ils ont été
adulés depuis 1918: l’atmosphère de fête effrénée qui précède la Seconde Guerre a
ainsi traversé l’Atlantique et dure jusqu’à l’attaque de Pearl Harbour (7 décembre
1941) où la mobilisation militaire consécutive va donner à Eddie l'opportunité de détecter et combiner les points forts individuels
dans ses arrangements, pour dynamiser le potentiel collectif des
orchestres féminins(3) qui remplacent les hommes partis: ce seront les Sweethearts
of Rhythm, les Durhamettes, les Darlings of Rhythm, les Syncoettes, The Eddie
Durham All-Girl Orchestra accompagnant Ella Fitzgerald à l’Apollo. Le
documentaire en profite pour faire une focale sur le rôle des femmes instrumentistes dans le jazz
dès l'origine, dont la magnifique Mary Lou Williams.
Après guerre, Eddie poursuit son travail dans un orchestre féminin et compose. Puis il se met en semi-retraite
le temps de fonder une grande famille de cinq enfants, tout en ayant des activités
souvent bénévoles (écriture et dépôt de partitions Ascap pour des tiers, maison ouverte aux
musiciens jeunes ou chevronnés) et participe aux festivals de la Cavalcade of Jazz
(1945-1958) à Los Angeles, CA. Eddie accompagne Buddy Tate (1969), apparaît
dans L’Aventure
du Jazz de Louis Panassié (1972), fait partie du Harlem Blues
& Jazz Band créé par Al Vollmer en 1973, et part jouer en France avec les Buck Clayton Count’s Men en 1983. Il
fête ses 80 ans à la Saint Peter’s Church de New York, puis au retour d’une
croisière jazz en Scandinavie quelques mois plus tard, il décède d’une crise
cardiaque. Il n’était jamais malade et toujours très calme disent ses proches. Eddie
Durham a eu une belle vie car il a su bien la remplir, apprenant des autres autant qu’il leur faisait partager son expérience
artistique et de vie.
Le
film conclut sur son héritage actuel dans sa ville natale de San Marco qui a
donné son nom au parc où est organisé l’Eddie Durham Festival avec le Calaboose African
American Museum, à la
Texas State University, à Columbia University et Juilliard (New York), lors de
la célébration annuelle de sa musique au Hill Country Jazz Festival d’Austin,
TX, et grâce au All Star éponyme mené par Doug Lawrence (s,lead).
Alors
souhaitons à ce documentaire de franchir les frontières des USA, et au jazz
d’accroître sa mémoire, en reconstituant la vie de ses artistes et de leurs
œuvres par des moyens de conservation moins captifs, futiles et éphémères que
les réseaux sociaux auto-effaçables de l’air du temps. Les proches et les
amateurs sont souvent les meilleurs remparts contre les pertes de pans entiers
de l’histoire des arts étrangement peu protégés quand ils ne sont pas
académiques mais populaires.
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2024
1. Cf. DAHR/Discography of American Historical Recordings:
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City of a Million Dreams
Parading for the Dead in New Orleans
Documentaire
de Jason Berry (réalisation et production, Spirit Tide), 90 min., USA, en
anglais avec une version sous-titrée en français, 2021, sorti aux Etats-Unis,
Royaume Uni
Bande annonce et site officiel: https://cityofamilliondreams.com
Détails de la production: www.imdb.com
City of a Million Dreams est tiré d’un livre (2018) éponyme de Jason Berry dont le sous-titre est: «A History of
New Orleans at Year 300», alors que le sous-titre du film est: «Parading
for the Dead in New Orleans». Jason est un journaliste d’investigation,
écrivain, réalisateur, et l’idée d’avoir pris pour le documentaire, l’axe et
l’histoire des parades funéraires de la ville, devenues légendaires, sont un
prisme intéressant pour retracer la construction spirituelle et artistique corrélée
à l’énergie de New Orleans, qu’elle soit la conséquence de son esprit rebelle, résistant,
faisant face aussi bien à la nature déchaînée –ouragans ou épidémies–, qu’aux
hommes déshumanisés –de l’esclavage à la ségrégation, la corruption ou la misère–,
mais venant aussi de l’ancrage dans ses ancêtres, les spirits, qui transmettent aux vivants la force d’espérer, de lutter,
de se dépasser pour essayer sans relâche de créer un monde plus juste.
A New
Orleans, les déshérités luttent contre l’adversité, en ralliant les morts, les vivants
et ceux à naître, agrégeant toutes les fois et rites protecteurs (syncrétisme religieux) contre les
forces maléfiques en général bien réelles et concrètes dans un vécu difficile, ralliant les traditions
indiennes aux différentes églises en passant par le vaudou ou les pratiques
sociales de toutes les communautés, notamment afro-américaine et sicilienne par
la pratique du jazz (dont le gospel et le blues), de la danse voire de la transe,
avec cette particularité de croire dans le surnaturel profane malgré
l’interdiction des clergés institués, le désespoir faisant feu de tout bois,
avec un bon sens sans exclusive!
Le documentaire comprend un très grand nombre
de belles archives dont les second lines lors des enterrements célèbres comme celui de Danny Barker (bjo,g, comp,
enseignant), une reconstitution des rites chorégraphiés à Congo Square, et la
trame narrative conduite en paroles et musique par Michael White (cl, comp, lead,
historien),
tant pour les aspects jazz qu’humains, et parfois jusqu’à un niveau très intime
quand il nous parle de sa vie «d’après 2005» ou que nous entrons avec lui dans
son domicile dévasté après l’ouragan Katrina, de même que dans son hommage poignant à
Deborah Cotton, journaliste consultante sur le film, une amie, décédée en 2017, des suites d’une fusillade entre gangs, lors d’une parade de fête des mères en
2013. Elle était venue d’Hollywood à New Orleans, peu avant Katrina en 2005,
pour écrire sur la cuisine; elle y est restée pour la cuisine, mais surtout pour
chroniquer avec finesse et admiration les second
lines, fanfares et Mardi Gras, les social
aid and pleasure clubs, signant Deb Big Red Cotton, en référence aux chants
des Black Indians. Dans son blog sur Gambit
Weekly, Deborah mettait en évidence ce lien indéfectible entre pratique
culturelle et entraide sociale, devenant une des activistes de la restauration
culturelle et sociale des rues de New Orleans après Katrina. A la suite de la
fusillade, elle avait milité pour inciter à réformer la justice pénale dans le
sens d’une meilleure réinsertion, d’un suivi plus attentif des jeunes notamment,
rendant visite en prison à celui qui l’avait blessée, car elle se sentait davantage survivante d’une situation
très dégradée du fait de l’abandon par l’Etat local mais surtout fédéral, que
victime d’une balle perdue d’un gamin qui ressemblait à son neveu.
Un des
aspects très captivant du film est la perception de la chaleur humaine dans ces
entrelacs sans cesse renaissant de couleurs, de mise en musique et en danse de
l’espace public, avec ses codes respectueux mais surtout affectueux vis-à-vis
des morts, pour les accompagner dignement vers ce monde qui ne peut être que meilleur que celui dans lequel ils ont vécu; de là-bas, ils seront une aide et un soutien précieux. Rappelons qu’à
l’époque des confinements-covid, Jazz at Lincoln Center, très new orleans du fait de la présence de
Wynton Marsalis, avait enregistré à distance, évidemment avec Dr. Michael
White, une marche funèbre pour un Memorial For Us All, c’est dire qu’on ne
rompt pas facilement avec les traditions: ne pas bien accompagner les morts est
inhumain, à New Orleans en particulier mais pas seulement.
Au fil des street parades et murals (peintures),
Jason Berry montre et décrypte une autre façon d’aborder la vie, en solidarité plutôt qu’en concurrence impitoyable. Cette manière est le fruit d’une lente maturation
de la douleur au fil des siècles, qui donne plus de sagesse et de poids aux
actes du quotidien, l’humain transcendant parfois l’horreur en beauté
collective, comme la naissance du jazz à New Orleans.
Le travail sur ce film a
duré 22 ans, incluant donc la période covid où il n’y eut plus de parades, second lines et Mardi Gras pendant 18 mois jusqu’à
l’automne 2021. Souhaitons à ce beau documentaire déjà multiprimé (New Orleans,
Harlem, Sarasota…) de trouver rapidement un distributeur en France; il est des leçons de vie, universelles, qui sont essentielles, et dont la France comme le reste du monde ont grand besoin dans la période d'effacement totalitaire que nous traversons…
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Nothing But a Man
Un homme comme tant d'autres
Film
de Michael Roemer (réalisation, production: Roemer/Young/Du Art Films Laboratories), 90
min., USA, en anglais, 1964, actuellement à l’Action Christine à Paris 6e ou disponible en blu-ray
Vient de ressortir au cinéma (pour la première fois en
France) Nothing But a Man, une
pépite oubliée du passé, avec toute sa pulpe, sa densité, sa réalité, une force
et une épaisseur percutant sévèrement la superficialité du XXIe siècle virtuel aux débats nombrilistes et ethnocentrés. L’histoire se passe en
Alabama(1) au tout début de la Lutte
pour les Droits civiques (1954-1968), alors que chaque Afro-Américain ne sait
pas encore vraiment comment gérer les situations avec le dominant qui le
contraint jusque dans ses moyens de subsistance: un calcul psychologique subtil,
entre survie biologique immédiate et exigence d’une vie pleine, avec le respect
des valeurs humanistes du dominant envers le dominé; un calcul aussi ajusté en
fonction du risque, de la peur, du courage individuel et collectif. Film au
budget serré de 230 000$, chaque participant est payé 100$ par semaine; côté
musique, c’est un jeu de relations qui permet d’acheter à Berry Gordy, Jr.
(1929, Detroit, MI) pour 5000$ quelques disques des jeunes vedettes de la Motown pour la bande son, mais cette
rencontre n’est pas un hasard total dans ce bouillonnement activiste de l’année
1963 où le jeune producteur-fondateur du label mythique de Detroit a aussi discuté
avec le Dr. Martin
Luther King, Jr. au
début de l’année, pour conserver/préserver les droits d’enregistrement de la
Marche sur Washington du 28 août, après avoir enregistré le discours du leader une
première fois deux mois avant, à Detroit sur Gordy Records, en juin,
précisément à la période du début de tournage(1): car l’engagement pour essayer de sortir les USA de sa violence
institutionnelle ségrégationniste est le fait d’un milieu restreint mais très
mobilisé en politique, dans les secteurs économique, juridique, religieux, social et artistique, dans la diversité du jazz, dans la photo, le théâtre, la poésie, la peinture, le cinéma,
c’est un microcosme dans un microclimat qui va permettre de gagner enfin quelques
points sur les plus forts. Les deux acteurs principaux Ivan Dixon et Abbey Lincoln(2) comme le
reste du casting sont aussi très impliqués dans le Mouvement: le tournage
s’interrompt donc le 28 août pour que tous puissent aller à la Marche sur Washington pour l’emploi et la
liberté conduite par Martin Luther King, Jr. Quand le film arrive en
production à la mi-septembre, l’attentat du Ku Klux Klan à l’église baptiste de
Birmingham, AL, tue quatre adolescentes. La réalité a de nouveau dépassé la
fiction.
Le film combine la puissance des histoires universelles et le
regard clinique de la lèpre raciste: Josie, la fille institutrice du révérend
conservateur n’aime pas voir son père composer avec le pouvoir local pour
ce que lui pense être le moins mal pour sa paroisse; elle tombe amoureuse d’un
ouvrier du rail itinérant, un syndicaliste inséré dans un collectif de travail
soudé, Duff, qui n’a pas l’habitude de «composer», bien qu’ayant été informé
que le dernier lynchage mortel dans la localité remonte à huit ans. Ils
décident de se marier contre les avis aux raisons multiples de l’entourage, et
se retrouvent immédiatement confrontés aux risques supplémentaires quand il
s’agit de construire une vie de famille dans une société d’apartheid, sans protection sociale, utilisant le refus de travail vital en lynchage
modernisé pour mater les fortes têtes.
Le thème universel –l’amour en climat
hostile–, donne à Michael Roemer et Robert M. Young (1924, New York) une trame efficace
dont le scénario, les dialogues et cadrages cisellent les moindres nuances de
perceptions et de réactions qui interagissent au sein de la communauté
afro-américaine en cette période de gestation pour faire advenir une société
moins injuste. Pour affiner le trait et être au plus près de la réalité des
différentes stratégies humaines selon les personnalités face à la violence
raciste, Michael Roemer et Robert M. Young s’immergent trois mois au sein d’une
communauté en Alabama grâce à la NAACP, afin de bien saisir, sans trahir, l’acuité
de chaque posture face à l’indignité, au danger mortel, et suivre les
dynamiques de situations qui en découlent. Le résultat est du cinéma réel, vivant,
incarné, d’une authenticité faisant décerner au film deux prix à la Mostra de
Venise 1964; la légende dit que c’était le film préféré de Malcolm X
(1925-1965), mais il n’a pu être diffusé que dans les écoles et églises
afro-américaines à sa sortie.
Dès l’introduction du film, le spectateur est
immergé dans le travail sur les voies et submergé par les prêches et transes à
l’église baptiste; la suite l’emporte dans un torrent: pas une image, une
expression, un geste, ou un mot, inutile
ou à côté: une perfection de réalité, crue, un uppercut au cerveau, sauf pour
ceux qui n’en ont pas comme les deux assis juste derrière ce jour de projection à Paris, entre souvenirs de
vacances et jeux de séduction: un autre rappel à la dure réalité de notre
siècle, futile à en vomir, les deux niveaux d’expérience disait le clairvoyant
James Baldwin.
Le regard extralucide, comme au-delà des visages, au cœur de
la réflexion intime, rappelle les photos saisissantes de Francis Wolff(4), qui, comme Michael Roemer, a fui Berlin à la dernière limite en 1939… Michael a
pu bénéficier à 11 ans des Kindertransport,
une exfiltration de 10000 enfants allemands juifs par les Britanniques, et
retrouvera sa mère à Boston en 1945. Après
des études de littérature anglaise à Harvard où Michael Roemer rencontre Robert
M. Young –natif de New York et assurant la photo dans ce film–, son port
d’attache est l’Université de Yale, de 1966 à 2016, faisant profiter ses
étudiants de son esprit vif, de son immense culture et de sa profondeur
d’analyse. Il réalise en parallèle d’autres films ou documentaires indépendants,
ou à vocation pédagogique (plus d’une centaine), toujours soucieux de qualité
et de cohérence, utilisant par exemple la musique de Django Reinhardt à des
moments précis de son film introspectif Vengeance Is Mine (1984). Un de ses premiers documentaires TV avec son ami Robert Young, commandé par NBC en 1962, portait sur la pauvreté et la mafia dans un bidonville
de Palerme en Sicile(4): le résultat est
si percutant que NBC le refuse par
peur de choquer la «sensibilité» américaine(!), sans doute du second degré. Mais
l’expérience leur est néanmoins profitable car Nothing But a Man sera produit en indépendant pour avoir comme on
disait alors sur le plan symbolique, le final
cut, un terme de montage illustrant la liberté d’aller au bout de ses idées
sans pression financière, politique ou de bien-pensance, les plaies du cinéma
hollywoodien, accentuées à partir du maccarthysme (1946). Après avoir vécu très
longtemps à Yonkers (NY), à 95 ans, Michael Roemer vit sa retraite dans le
Vermont, amusé de se savoir le sujet de nouvelles curiosités avec la ressortie
de ses films, sans doute très lucide sur son temps, et sans aucun doute même sur
celui d’aujourd’hui, s’agissant par exemple de bien différencier la liberté d’être
de l’addiction d’avoir. Quand le film est ressorti aux Etats-Unis en 1993 (trente ans après, il y avait eu prescription de son offense aux dominants!), la Library of Congress l’inscrit en 1994 au National Film Registry. En 2004, le film est sorti en DVD aux Etats-Unis et Camélia le distributeur en France pense le sortir en DVD à la fin de l’année en version originale sous-titrée, à suivre donc.
Hélène Sportis
1. Film tourné à
Atlantic City et Cape May entre juin et début septembre 1963, dans le New
Jersey: on se rappelle les tensions et risques de tournage pour le film I Hate Your Guts/The Intruder de
Roger Corman (1961).
2. Abbey Lincoln est alors mariée depuis 1962 avec Max Roach lui-même très engagé dans le Mouvement des
droits civiques. Abbey Lincoln et Jazz Hot:
n°195, février 1964, n°232, juin 1967, n°381, février 1981, n°485, janvier 1992, n°524, octobre 1995, n°652, été 2010.
3. Francis Wolff (1907, Berlin - 1971, New York)
arrivé d’Allemagne nazie en octobre 1939, aura aussi cette particularité de
photographier l’indicible sur le visage et dans les yeux des musiciens afro-américains,
un effet miroir chez ceux qui ont senti l’haleine nazie dans leur dos et su à
quel point être interdit de travail est une condamnation à mort. Comme Michael
Roemer, Francis Wolff a choisi de faire de son art, l’observation, un outil
précieux pour documenter le jazz chez Blue Note dont il était une des figures tutélaires, et où il est mort pour essayer de préserver un parfum d’indépendance de
production, après et malgré les reventes successives financières du label à
partir de 1965.
4. Le titre du documentaire est Cortile Cascino dont les rush seront utilisés en
1993 par le fils de Robert Young et sa belle-fille Susan Todd, pour faire un
documentaire complémentaire avec la femme filmée en 1961 dont la vie ne s’est
pas améliorée, ce sera Children
of Faith, Life and Death in a Sicilian Family primé au Festival de Sundance (Utah), le festival du film
indépendant repris par le Sundance Institute fondé par Robert Redford en 1985.
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Ariaferma
Film de Leonardo Di Costanzo (coproduction italo-suisse, 2021), 117 min., en italien et sarde
Sortie le 16 novembre 2022, notamment au Grand Action (5e) à Paris
Le réalisateur italien de l’Intrusa (2017) –film poignant de réalisme et d'humanisme qui puise sa matière dans le quotidien de la région de Naples et utilise la maestria du documentaire– réitère avec un splendide opus, Ariaferma, qui se déroule au sein d’une prison en cours de désaffectation, enserrée par les montagnes pelées de Sardaigne, dans un temps suspendu par l’attente, où douze prisonniers et leurs gardiens insécurisés restent piégés ensemble, sans autre nourriture que des boîtes, sans autre issue que de s’entendre a minima pour sortir du bourbier où les autorités les ont laissés. On pense instantanément à la phrase de Martin Luther King: «Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous mourrons tous ensemble comme des idiots.». Sans aller à la fraternité, entre le chef des gardiens, psychorigide, campé par Toni Servillo et Silvio Orlando, dans le rôle d’un mafieux qui porte des revendications et des solutions, s’instaure la simple logique de la survie de tous, avec ou sans la coopération de tous, avec des étincelles de convivialités véhiculées par la cuisine italienne, dans un climat où la tension hostile reste forte, y compris au sein de chaque groupe des prisonniers et des gardiens. Le réalisateur a intelligemment mis ses deux premiers rôles à total contre-emploi pour créer l’atmosphère d’inconfort pesant et d’équilibre précaire. Les chants sardes scandent le récit comme dans un drame antique. Les prises de vues sont effectivement théâtrales, parfois poétiques, et toujours symboliques. Douze prisonniers aux profils complexes, comme dans la vraie vie, sont servis par leurs interprètes: douze, assis autour d’une table avec l’Ispettore (le gardien-chef), une scène christique à la lueur de lumières de fortune. Un huis clos qui donne à réfléchir sur l’organisation chaotique de notre société construite sur la destruction tous azimuts avec son accumulation sans fin de dégâts, et pas seulement dans le système carcéral.
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Hargrove
L'urgence de vivre…
Dernière tournée –mais la réalisatrice ne le sait pas– en
2018, l’écran ouvre sur l’Italie (Pérouse, Sorrente), on passe au New Morning-Paris
(dernier concert du trompettiste le 16 octobre 2018, le jour de ses 49 ans) et
à Sète. Puis on remonte dans le temps, avec Roy Hargrove qui parle de ses
débuts d’enfance, de son père collectionneur de disques qui partage ses
découvertes avec son entourage; on va à Cuba où le trompettiste prodige est accueilli
comme un nouveau Dizzy, vivant sans limite la musique afro-cubaine, comme son
prédécesseur, amateur de rythmes et danseur comme lui. Roy Hargrove avait rendu
un hommage à
Dizzy dans Jazz Hot…
Filmé, avec sa complicité, dans son quotidien, Roy savoure une
glace sur une place où les vibrations musicales de tous les musiciens du
festival la bonifie, comme la pizza à Greenwich Village; il chante en marchant,
s’achète des chaussures, des vêtements, explique sa conception du jazz, du rythme,
plaisante avec tout le monde. On voit que l’Italie lui plaît. Il est l’exact
contraire de la star!
Roy Hargrove jouant à la fenêtre de son hôtel en Italie © Eliane Henri by courtesy
Le documentaire capte parfaitement sa disponibilité, sa
bonne humeur face à un état de santé devenu compliqué pour les déplacements et être au top chaque soir. Mais quand la musique commence, tout change, c’est
magique: «Quand on démarre et que la
première note joue, je sors de mon propre corps… Si vous jouez du jazz, c’est
le chemin le plus court pour être un musicien complet car vous avez tous les
éléments, juste là, vous avez le rythme, vous avez l’harmonie, et même le
style… J’essaie d’apprendre tous les mots des songs car si vous connaissez les mots, vous pouvez vraiment jouer la mélodie. Mais ce n’est pas
simple, il faut rechercher dans les shows de Broadway quand ça a été écrit…
Shirley Horne est probablement mon interprète préférée… Chanter les paroles, c’est déjà jouer… Les standards, c’est la poésie des récits de nos
grands-parents, oubliée aujourd’hui.» Comme tout bon pédagogue, Roy phrase
«Prisoner of Love», se délecte des mots, délivrant le rythme et la magie de
cette chanson populaire.
Plus loin dans le documentaire, il reparle de son
père, de son grand-père, de sa famille, et de leurs rapports à la musique. Le montage
choisi par Eliane Henri est narratif, enrichi des sources, en regard du récit, par Roy Hargrove lui-même, y compris sur des situations tendues, comme avec son
manager, sorte de second père, ou tristes concernant l’impact de sa santé sur sa vie d’artiste, ou
philosophiques s’agissant de ses relations avec Dieu, son «collaborateur».
Des
musiciens qui l’ont côtoyé (Sonny Rollins, Antonio Hart, Wynton Marsalis,
Herbie Hancock, Gerald Cannon, Christian McBride, Frank Lacy …) expliquent
comment il remplissait parfaitement son rôle de messenger auprès des plus jeunes venus l’écouter, l’observer en
club, sans avoir jamais été enseignant dans une école; comment il ne vivait
que par et pour la musique jusqu’au petit matin, jouant du piano ou de la
trompette, quel que soit son état. Ils parlent également sans détour de tout ce
qui cohabite avec le jazz: l’alcool, la drogue, les conditions de vie, le
combat quotidien des artistes pour créer, exister, survivre, et surtout ce que
la musique puise dans l’artiste lui-même à tout instant, pour offrir son
expression, la plus vraie et la meilleure possible, au public, Roy, lui-même, rassurant
et tirant la même exigence des musiciens du groupe... Roy Hargrove est aussi
filmé seul jouant à sa fenêtre d’hôtel la nuit, un des instants de grâce
absolue du film, repris en coda.
Puis on le retrouve quelques jours après, au
soleil, devant la fontaine monumentale du Palais Longchamp de Marseille pour la
fin de sa tournée, prêt pour son dernier concert, mais aussi prêt à rentrer des
festivals, épuisé. Marseille, où il a commencé sa carrière de tournées à 17 ans, arrivant
tout droit de son Texas, avec la sensation d’être immergé en pays de culture,
buvant du bon vin, mangeant de la viande délicieuse, allant déguster les
meilleurs fruits de mer, et ayant un public qui le retient jusqu’au bout de la
nuit. Il sait que d’autres jazzmen avant lui ont été adoptés par la France, et
il ressent leur présence.
Les prises de vues d’Elaine Henri sont belles, colorées,
contrastées, que ce soit dans les villes, sur la Méditerranée, les plans de Roy
Hargrove ou des concerts. Des photos d’époque documentent encore la
compréhension de ce jeune homme, artiste et bohème à l’extrême, resté frais malgré
la profondeur de sa conscience, l’épaisseur de sa vie, drôle, curieux, tendre, joyeux
contre vents et marées, avec ses éclats de rire sans fard, ses yeux habités et
rêveurs, ses récits de griot comme ses chorus, inspirés et nourris par les spirits,
les gens invisibles, l’attention de ceux qui l’entourent dont il capte chaque
onde, chaque vibration. Sa perception est tous azimuts à un niveau insondable,
et c’est rare de pouvoir palper à ce point ce qui fait un artiste d’exception
comme Roy Hargrove, qui se livre ainsi sans peur, jusque dans ses rapports avec
la mort, en visite au cimetière St-Pierre de Marseille: sans doute le résultat
de sa complicité amicale de 28 ans avec la réalisatrice Elaine Henri qui a
réussi un film humain, dense, spontané, juste et rythmé, avec une manière de tourner très
blues, en prise directe avec la vie réelle.
Roy Hargrove visitant le cimetière St-Pierre de Marseille © Eliane Henri by courtesy
Jazz Hot a
rencontré Roy Hargrove plusieurs fois, notamment pour le n°489 de mai 1992 avec
Antonio Hart en couverture figurant dans le film, mais aussi le regardant réfléchir
et commenter les discographies de Clifford Brown, Lee Morgan, Howard McGhee, Fats Navarro, Booker Little… tournant les
pages du Jazz Hot Spécial
2006 comme
on ouvre une malle aux trésors dont il connaît déjà beaucoup de pierres précieuses. Jazz Hot était également à ce dernier festival à Marseille
en 2018.
Eliane Henri a été très inspirée d’avoir demandé à Roy
Hargrove de nous laisser ce témoignage indispensable de l’auteur lui-même, de
sa vie, de son être, de son œuvre transmise en temps réel, et même de son
au-revoir car il savait son temps très compté.
Hélène Sportis
Roy Hargrove et Jazz Hot:
les interviews sont répertoriées dans le n°685-2018
...et de nombreux comptes rendus de concerts, festivals,
chroniques de disques et DVD sont également à lire dans Jazz Hot…
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Ran Blake, image extraite du film © Antoine Polin by courtesy
Antoine POLIN
Ran Blake, Living with Imperfection
Ran Blake est un Messenger comme on
n'en fait plus. Musicien et compositeur d’exception, il est un pilier du New
England Conservatory of Music, à Boston. Pédagogue infatigable, il y enseigne
depuis 1967, où il a créé le Department of Third Stream Studies, rebaptisé
Contemporary Improvisation Department. Il a développé une pédagogie personnelle:
la musique à l’oreille, dans une approche de la musique plus intuitive, afin d'approfondir l’écoute et la mémoire musicale. Toujours attentif aux plus jeunes, il
prend plaisir à jouer et enregistrer avec ses élèves et anciens élèves (on
pense évidemment à Ricky Ford). Tout cela, sans jamais perdre de vue sa vie de musicien. Il a élaboré
une esthétique très originale, véritable synthèse des évolutions du jazz, et a
beaucoup enregistré, des trios et des duos (avec Claire Ritter, Sara Serpa, Christine Correa et, bien sûr, Jeanne Lee).
Le jeune guitariste, enseignant et réalisateur
Antoine Polin a eu l’idée de lui consacrer un documentaire Living
With Imperfection (durée: 67 min.) où l’on retrouve le Ran Blake qu’on
connaît: cinéphile, pédagogue, anxieux, attentif, rêveur, hypersensible. Un
film passionnant, d’une grande justesse, qui éclaire les facettes du
pianiste qui se prête au jeu avec sincérité. Malgré l’âge, rien ne freine ses nombreuses
activités (concerts, enregistrements, enseignement). Antoine Polin le filme au
plus près, saisit des instants formidables. Comme il nous le raconte dans cette interview, ce film est aussi
l’histoire de sa rencontre avec un aîné. Ran Blake a l’âge de Jazz Hot. Il est né le 20 avril 1935.
Avec un peu d’avance, nous lui souhaitons un joyeux anniversaire. Avant de lire
l’interview d’Antoine Polin, nous conseillons la lecture de l’entretien que
nous avait accordé Ran Blake et, bien sûr, l’écoute de ses disques pour se mettre dans le mood.
Propos recueillis par Mathieu Perez
Images du film et photos by courtesy of Antoine Polin
© Jazz Hot 2022
Antoine Polin
© Photo X, by courtesy of Antoine Polin
Jazz Hot: Quand rencontrez-vous Ran Blake? Connaissiez-vous sa musique, sa vie, son
parcours?
Antoine
Polin:J’ai rencontré Ran Blake à Tours en 2007 lors d’un stage. Je
connaissais son premier disque avec Jeanne Lee, The Newest Sound Around,
mais c’est à peu près tout. Dans ce stage, je l’ai vraiment découvert. Il nous
a parlés pendant une semaine de la relation qu’il établissait entre le cinéma
et la musique. C'était très étonnant mais surtout très enrichissant.
Qu’est-ce
qui vous touche le plus dans son œuvre? Avez-vous un disque, un thème, une de
ses compositions de prédilection?
Ce
qui me touche le plus dans l’œuvre de Ran, c’est sa cohérence, son identité
forte quel que soit le répertoire qu’il interprète. Comme beaucoup de grands
artistes, on le reconnaît tout de suite quand il joue, mais Ran a quelque chose
de plus: il a creusé un style qui lui est propre, sans compromis, une
esthétique qui est restée la même depuis les années 1960 (voire 1950): il n’y a
pas de «phase» dans la carrière de Ran Blake, juste une évolution très claire
et linéaire de son jeu. Un disque: The Blue Potato and Other Outrages. Un
morceau: «The Short Life of Barbara Monk».
Qu’est-ce
qui vous a donné envie de réaliser un film sur lui, en particulier? A-t-il été
d’accord immédiatement?
J’ai
toujours été très intéressé par le documentaire et le portrait en particulier.
J’ai fait part de mon projet à Ran en 2015. Il a tout de suite montré un grand
enthousiasme.
Entre
votre premier contact avec lui et le début du tournage, il s’est passé combien
de temps?
J'ai
fait un premier repérage photo à Boston en 2016. A l’époque, je n’étais ni
financé, ni produit. Aller tourner aux USA aurait été délicat financièrement. Alors, j’ai organisé une tournée en France en 2017 pour Ran.
Cette tournée que j’ai filmée (mais qui n’est pas dans le film), m’a servi de
repérage: il s’agissait pour moi de voir comment Ran se comportait devant la
caméra et donc quel film j’allais pouvoir faire.
Combien
de semaines a duré le tournage? Cela s’est-il passé durant un ou plusieurs
voyages? A quelles dates?
Au total,
le tournage a duré quatre mois, répartis sur trois voyages en 2018 et 2019.
J’ai choisi l’hiver, l’été et l’automne pour capter différentes atmosphères,
intérieures et extérieures.
C’est
un film autofinancé?
Mon
film est produit par Jean-Marie Gigon (SaNoSi Productions), ce qui m'a
permis (entre autres) de structurer la recherche de financements. J’ai eu
des aides de la SACEM, de la SCAM, du CNC de la Région Centre… que de dossiers…
si j’avais su!
Vous
étiez seul durant le tournage à vous occuper du son et de la caméra?
Oui,
j’étais seul. Evidemment, un preneur de son aurait été plus lourd dans le
budget, donc aurait potentiellement réduit le temps de tournage, mais la raison
principale est qu’il fallait que je sois seul pour établir cette confiance
entre Ran et moi et ainsi pouvoir vraiment filmer l’intime.
Face
à la caméra, Ran s’est-il prêté au jeu facilement? Dans le film, on le voit
dans sa vie de tous les jours, travaillant au lit, regardant des films…
Avait-il des craintes d’être montré ainsi?
Dès
le premier jour, Ran a complètement accepté la caméra. Il n’y prêtait quasiment
jamais attention. Il me faisait confiance. J’insiste vraiment sur cette notion
de confiance car même si je n’apparais pas à l’écran, ce film est aussi une
rencontre selon moi. Je suis le musicien qui fait un film sur le musicien qui
est passionné de cinéma. Le contact fut très naturel et Ran me laissait filmer
comme je l’entendais.
Ran Blake, image extraite du film © Antoine Polin by courtesy
Votre
film est une véritable méditation sur la vie, la vieillesse, la mort, la
mémoire. La nature et la structure du film s’est-elle précisée au fur et à
mesure du tournage ou aviez-vous une idée précise du film que vous vouliez
faire?
Effectivement,
à travers le portrait de Ran Blake, j’ai fait un film sur la vieillesse, sur la
mémoire, mais pas sur la mort. D’un corps fatigué, Ran scrute le passé, avec
ses réussites, ses regrets, ses joies et ses tristesses. Mais, à 87 ans, il est
toujours plein de projets, il aime toujours découvrir des films, rencontrer des
gens, enseigner, perfectionner son art… il est hyper actif. J’ai trouvé ça très
beau, très inspirant et je n’ai jamais vu le côté dégradant de la vieillesse.
Ce thème (la vieillesse) et cette réflexion sont apparus pour moi très tôt dans
le tournage. C’est évidemment aussi un film sur la solitude et la question de
sa nécessité à un accomplissement artistique si personnel.
Qu’est-ce
qui vous a le plus étonné en tournant ce film?
Ran
Blake. Comme ce que je dis plus haut: son appétit pour la vie, les rencontres,
la musique, les musiques, les films… Je ne m’attendais pas à ça.
Nous
connaissons la passion de Ran pour le cinéma. Ce qui est passionnant dans votre
film, c’est de voir à quel point sa créativité est stimulée par les vieux films.
Notamment lorsqu’il évoque le story-board de sa playlist avant un concert puis
se perd dans son monde. Saisir ce moment très intime dans la vie d'un artiste,
c’est un moment magique pour le réalisateur?
Oui,
tout à fait. Il y a eu un certain nombre de moments comme celui-ci lors du
tournage, où mes poils se sont hérissés. Pour moi le temps s’arrêtait, j’étais
avec lui. Il était impossible de faire de la mise en scène avec Ran, ça ne
marchait jamais. Alors j’ai filmé, filmé… jusqu’à ce que la caméra devienne
invisible. C’est comme ça que j’ai pu filmer ces moments que je trouve si
beaux. J'aurais aimé tous les mettre, mais il faut faire des choix… Je pense en
ressortir dans le futur sous forme de petits extraits.
A-t-il
été difficile de sélectionner les séquences montrées dans le film? Vous deviez
avoir des heures de rushes? L’avez-vous interrogé, par exemple, sur Mary Lou
Williams?
J’avais
120 heures de rushes… mais le montage du film s’est fait très naturellement, en
sept semaines, avec mon ami monteur Adrien Faucheux. Avec Ran, nous avons
évoqué énormément de sujets, de films, de musiciens… Pour moi, ils sont
présents dans mon film quand Ran, à maintes reprises, établit des listes de
noms des personnes qui l’ont marqué. On ne parle pas en détail dans le film de
Mary Lou Williams (ou d’autres musiciens) car très vite, ces discussions,
certes intéressantes, devenaient pointues et se seraient adressées à des
musiciens ou connaisseurs. Ce n’est pas le but de mon film. Il s’adresse
effectivement aux musiciens et connaisseurs, mais pas uniquement. Je l’espère!
Comment
procédiez-vous, vous l'interrogiez, le suiviez, le laissiez parler?
Je
l’ai suivi partout, j’étais chez lui une très grande partie de la journée et de
la soirée. Je l’interrogeais parfois, mais de manière très vague, j’aimais le
laisser aller où il voulait. Ran est le roi de la digression, mais ses propos
finissent toujours par faire sens, c’est ce que j’aimais et ce que je
recherchais.
Jeanne Lee et Ran Blake
© Photo X, by courtesy of Antoine Polin
Autre
trait fondamental de la personnalité de Ran que vous saisissez, c’est lorsqu’il
dit être «drogué au passé» et qu’il évoque notamment sa relation amicale,
musicale, amoureuse même avec Jeanne Lee. C’est la seule séquence où il y a une
archive?
Oui.
Je ne voulais pas faire de biographie: je trouve ça très délicat à faire en
documentaire. Archives, photos qui bougent au montage, interroger des personnes
connues qui parleraient de lui en disant combien Ran est formidable et
raconteraient des anecdotes. On voit ça souvent, et ça ne m’intéresse pas
vraiment. Le livre me paraît un support plus approprié pour une biographie.
D’ailleurs une bio’ de Ran Blake va sortir bientôt, écrite par Leo McFadden. Si
j’ai tout de même inséré une archive d’un concert avec Jeanne Lee, c’est que
cette femme, dont il a été extrêmement proche, représente encore énormément pour
lui, et ce, quotidiennement, c’est fou! Chez lui, elle vit encore. Ce qui
m’intéresse, c’est comment cette drogue (le passé) agit sur lui aujourd’hui.
Un
aspect très important de son quotidien est l’enseignement. Il est diminué
physiquement, mais continue à enseigner au New England Conservatory, à Boston,
et transmet son savoir, toujours disponible pour enregistrer avec les musiciens
plus jeunes et ses anciens élèves. La séquence est brève dans le film. Comment les
étudiants le perçoivent-ils?
Oui,
Ran est très impliqué dans l’enseignement et très concerné par les jeunes
générations de musiciens. Cette séquence est courte dans mon film pour
plusieurs raisons. Tout d’abord car filmer seul une classe entière avec une
caméra et un système de prise de son efficace mais sommaire relève du défi,
voire de l’impossible… Ensuite, la pédagogie de Ran Blake est très originale,
mais basée sur la mémoire et le travail sur du long terme. Filmer deux ou trois
cours n’a pas de sens. Il faudrait faire un film entier là-dessus pour rendre
compte de l’intérêt de cette évolution. Ses cours n’ont rien à voir avec des
cours de musique habituels. Il était donc nécessaire pour moi de montrer
l’implication de Ran dans la pédagogie et son intérêt qu’il porte à la jeune
génération, mais difficile à creuser: ça ne serait pas le même film.
Ran
est un mentor pour beaucoup de jeunes. Comme Gunther Schuller l'a été pour lui
pendant très longtemps. Les étudiants suivent généralement Ran durant toutes
leurs études et même après. Son enseignement se dispense sur le long terme. Il
a écrit un livre très bien là-dessus, Primacy of the Ear, qui traite de
l’apprentissage musical en général et non sur la technique musicale à
proprement parler.
Ran Blake avec des étudiants, image extraite du film © Antoine Polin by courtesy
A
la fin du film, on voit se préparer pour jouer au Kitano, à New York. Puis, on découvre Ran au piano, mais dans une autre salle de concert. Pourquoi ce
choix?
Ah,
vous connaissez soit le Kitano, soit le New England Conservatory, ou les deux!
Effectivement, c’est un petit tour de magie de cinéma. Le Kitano est un endroit
très cher et luxueux. Vous pensez bien qu’ils ne m’ont pas autorisé à filmer au
premier rang. J’étais donc dans le fond, loin, avec des têtes devant moi. L’image
est sans intérêt, même si la musique est belle. Et, puis, j’adore cette version
de «Douce Nuit» que Ran joue au concert que j’ai choisi de mettre à la fin de
mon film. C’est magnifique!
Que
pense Ran du film?
C’est
une question qu’on me pose souvent après avoir vu mon film et je me demande
pourquoi, car ce n’est pas toujours le cas quand j’assiste à des rencontres après
des documentaires du type «portraits». Je trouve ça très intéressant car ça
signifie, peut-être, que le spectateur s’est posé cette question en voyant ces
images, que quelque chose l’a peut-être dérangé en pénétrant dans l'intimité
d'un vieil homme affaibli. La vieillesse nous concerne tous, et nous
l’embrassons avec plus ou moins d’allégresse. C’est peut-être un moyen pour le
spectateur de demander: «Comment ça fait de se regarder quand on est vieux et
affaibli»? Ou alors il veut tout simplement savoir si Ran a aimé le film? Avec
ce film, j’ai rencontré un vrai ami. Nous avons été très proches durant ce long
tournage. Cette amitié très vite solidement forgée a balayé tout de suite toute
forme d’admiration, de déséquilibre relationnel pour laisser place à un respect
mutuel très naturel. Nous sommes amis, il me manque énormément.
Y
a-t-il des dates de projection prévues?
Le
film poursuit sa belle vie dans les festivals, nous cherchons activement des
moyens de le diffuser, notamment aux Etats-Unis, avec la production. Un pressage DVD aura lieu, mais
la date n’est pas encore connue.
INFORMATIONS:
www.sanosi-productions.com
https://vimeo.com/518961923
https://www.youtube.com/watch?v=J2cAHaAb6eM
Site, livre, musique, chaînes YouTube et deux vidéos de Ran Blake
https://www.ranblake.com
Livre: Primacy of the Ear
https://soundcloud.com/ran-blake
https://www.youtube.com/channel/UCDBnH3rpKvNZ_lWrZIDYByg/playlists
https://www.youtube.com/channel/UCqjCJBQNjg6hwECZh2XuWHg
https://www.youtube.com/channel/UCQPB8g-BARRYE2gwWbzvbIQ
https://www.youtube.com/channel/UCEftQktDaBqBcACzGMXOlLA
New England Conservatory: https://www.youtube.com/watch?v=axwt6Fp5qRE
Archives INA, «Jim Crow», juillet 1963, Antibes-Juan-les-Pins:
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i06349872/ran-blake-jim-crow
RAN BLAKE ET JAZZ HOT: n°306-1974, n°342-1977, n°667-2014, n°674-2015, Jazz Hot 2019, Jazz Hot 2019,
Jazz Hot 2019, Jazz Hot 2021
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Buster WILLIAMS
Bass to Infinity
Documentaire
d’Adam Kahan (réalisation et production), 91 min., USA, version anglaise,
sorti en festivals en novembre 2019
Le
monde de Buster Williams vu par Buster Williams, est le matériau documentaire de
choix que nous offre Adam Kahan, bassiste à ses heures. Le résultat produit sur
le spectateur est suffisamment alternatif par un rendu naturel comme sans écran,
et étonnant par la proximité du réel (textures visuelle et sonore), pour être signalé
en premier lieu: ce travail à quatre mains réalisateur-artiste est très pertinent,
car on entre dans la vie et l’esprit très structurés du bassiste qui fêtera ses
80 ans le 17 avril 2022. Le film est lumineux par la spontanéité des rires avec
Benny Golson ou Lenny White entre deux plages musicales, et dense dans sa
perspective temporelle longue par
l’enracinement des parcours artistiques partagés avec Kenny Barron, son cadet
d’un an, ou Larry Willis, de 1942 comme Buster, car ils ont connu et travaillé
avec certains des pères fondateurs du seul art inventé, mais pas toujours respecté,
par le nouveau monde: le jazz.
Buster Williams chez le luthier
image extraite de Buster Williams: Bass to Infinity d’Adam Kahan
Enfin, on pénètre tout à la fois dans des lieux
savamment choisis, car quasi-vitaux pour l’artiste, comme chez David Gage
Strings, facteur de contrebasses, ou au Nation Jazz Museum d’Harlem, dans les
clubs et au Lincoln Center, ou à WBGO Radio avec un présentateur admiratif,
Christian McBride, en s’immergeant dans le jazz comme démarche artistique,
partie intégrante d’un tissu social dense et chaleureux, avec l’indispensable prise
de conscience du temps: celui qui fait l’apprentissage par l’expérience
commune, la profondeur, la maturité, la patine, l’art, le patrimoine, une
civilisation.
Ce «tout» est l’héritage collectif du jazz, collectivement
enrichi par les apports successifs de ses artistes, chacun étant déjà inscrit
dans cet ensemble, dans une sensation cinétique et infinie comme le swing ou le
phrasé du blues ou du gospel. C’est aussi très réjouissant de retrouver Buster,
dans la plénitude de son existence sereine d’artiste accompli et toujours
curieux, le regard pétillant, tel qu’il était lors de son interview par Jazz
Hot en 2001 (cf. notes), il y a juste
20 ans, comme si le temps (et la médiocrité des temps dont il parlait alors)
n’avait pas barre sur lui, n’avait pas eu raison de son intégrité et de sa
mission, participer et transmettre.
Buster Williams en action, image extraite de Buster Williams: Bass to Infinity d’Adam Kahan
La qualité de prise de son, les splendides gros plans, les clins d’œil cinématographiques (notamment à Hellzapoppin, H.C.
Potter, 1941), les informations documentaires et la discrétion bienvenue de
l’équipe de tournage à saluer, sont autant de points forts qui projettent le
spectateur dans cette impression de faire directement partie de l’intimité de
l’artiste avec ceux qu’il a choisis d’associer à cette aventure de tournage, jusque
dans sa pratique spirituelle ou sa fête d’anniversaire familiale. La
construction, le découpage et le montage du film impulsent également un rythme,
en plus des magnifiques parties jazz (live informel, archives, concerts) et des
échanges parlés et chantonnés. Le séquençage du récit quasi-initiatique, par le
maître-conteur Buster, de sa première tournée avec Gene Ammons et Sonny Stitt, scande
le documentaire lui-même avec un effet drôle et à rebondissements, pour relater
une aventure finalement assez rude pour un débutant confronté à ses héros dépendants
d’addictions diverses: une leçon de vie de quelques semaines, avec à l’image,
une animation (réalisée par Matt Smithson) ponctuant visuellement les intonations
redevenues juvéniles de l’apprenti jazzman découvrant la vraie vie sur
bande-son originale d’époque.
Larry Willis et Buster Williams, conversation, image extraite de Buster Williams: Bass to Infinity d’Adam Kahan
Le
documentaire est aussi parcouru de discussions,
de mots, de sons et d’images qui insistent sur l’importance en art de la
perception, celle du bruit du toucher du bois de la basse par un
musicien, ou le «parfum» laissé
par sa façon de jouer, les différentes sortes de vibrations, rondes et
chaudes
de la basse, des voix qui chantent, racontent ou méditent, du tintement
rituel bouddhiste,
ou de celles du feeling, souvent invisibles pour le public, mais
essentielles entre
jazzmen pour jouer en connexion, en totale confiance, pour libérer une
énergie
osmotique. Buster revient aussi sur ses perceptions fondatrices chéries
des
odeurs de cuisine du week-end, mêlées à la musique d’Ellington en
disques ou de
son père jouant de la basse; son père qui lui a transmis, en plus de
l’instrument,
du jazz et du plaisir des jams à la maison, une discipline de vie qui
seule
amène à la beauté, par la résistance à l’effort, par l’exigence pour
peaufiner
sans se lasser.
Dans
le monde de Buster, tout change tous les jours et c’est ça la magie de sa
pratique; chaque jour est une nouvelle aventure, chaque solo, une composition
originale, une pensée neuve, mais avec toujours comme responsabilité pour le
bassiste, d’être l’arc boutant, le support permanent du groupe, vision qu’il
partage avec son ami bassiste comme lui, Rufus Reid, et avec Herbie Hancock, racontant
comment Buster a ré-impulsé de l’énergie à leur sextet fatigué de la tournée,
par son introduction sur «Toys», déclenchant un set magique. Buster a un autre incontournable
dans son art, le lyrisme mélodique qui doit venir du cœur, comme chez Dexter
Gordon, Ben Webster, Art Farmer, et que tout vrai artiste travaille, de soir en
soir, pour découvrir quelque chose de plus. Le lyrisme mélodique qu’il a appris
avec des chanteuses sans concession sur la perfection à atteindre, Sarah
Vaughan, Nancy Wilson, Betty Carter, Shirley Horn; Sarah qui lui a acheté la basse
de ses rêves, mais dont l’oreille infaillible repérait la mauvaise note dans le
big band.
Benny Golson et Buster Williams, conversation, image extraite de Buster Williams: Bass to Infinity d’Adam Kahan
Dans le film, Carmen Lundy donne cette dimension de la voix jazz dans
un joli duo sur «But Beautiful» avec la basse de Buster. De thèmes joués en
histoires chorales, tous les spirits du jazz sont conviés et participent au
documentaire, pour rappeler que Thelonious Monk, Elmo Hope et Bud Powell
entretenaient
une véritable conversation musicale, de même que Duke Ellington et James
P.
Johnson, et c’est ainsi que Buster en revient à ce langage jazz, né du
maillage généreux et solide entre artistes,
entre générations, par delà les distances et le temps, un patrimoine
étendu à
la société entière par ses valeurs humanistes. La complicité avec Lenny
White, Larry Willis et Benny Golson est évocatrice. Dans ce mouvement
continuel
d’échanges et transmissions, les artistes produisent pour tous au sein
du
collectif jazz, et Buster sait que ce qu’il peut produire à la basse est
infini
et s’inscrit dans une histoire, que cela ne dépend que de son engagement
libre et
de son imagination.
Quant à Adam Kahan(1),
il avait sorti un premier opus autour d’un de ses héros, Rahsaan Roland Kirk, un
documentaire primé, réalisé entre 1999 et 2014, The Case of the Three Sided Dream(2), et nous attendons la sortie de son troisième opus jazz sur Sun
Ra.
Hélène Sportis
*
1. Site Vimeo d’Adam Kahan: https://vimeo.com/user7599031
Adam Kahan
est né le 30 mai 1966 à Stamford, CT, et a suivi un cursus en littérature
anglaise et des cours de cinéma en auditeur libre au City College de San
Francisco, CA mais il s’est principalement formé à l’ancienne, en autodidacte,
sur le tas. Il a appris le piano avec sa mère professeur de musique, puis la
trompette et la basse électrique (punk rock), et il est ensuite passé à la basse
acoustique devenue son instrument de prédilection, en même temps qu’il
s’ouvrait au jazz. Enfin, Adam a vécu en France (1996-1999) du côté de Grenoble
et Lille. Il habite depuis 1999 à New York. Il vient de recevoir sa première
subvention du National Endowment of Humanities pour son troisième documentaire
sur Sun Ra qui sortira prochainement.
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Billie
Documentaire
de James Erskine, produit par Altitude/Reliance Entertainment Company-REP
Documentary/New Black Films/Belga Productions/Concord/BBC Music on
Screen/Polygram Entertainment, 96 min., Royaume Uni,
en version originale sous-titrée, sorti les 5 septembre 2019 (USA) et
30 septembre 2020 (France)
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=gHdCDAftsmQ
https://www.imdb.com/title/tt8019486/fullcredits?ref_=tt_cl_sm#cast
Avec Billie, le réalisateur britannique James
Erskine nous embarque dans une passionnante enquête chorale à deux voies/voix, autour
du destin croisé de deux femmes au parler-vrai qui les mènera toutes deux à un
décès prématuré, à vingt-quatre ans d’écart (en 1959 pour Billie Holiday),
comme si la révélation de vérités, toujours dangereuses pour les dominants,
menait invariablement à la tragédie. A l’ouverture du film, Linda Lipnack Kuehl
vient de décéder au petit matin du 6 février 1978, à Washington DC. Professeur
de lycée, elle écrivait aussi des articles (par exemple dans Paris Review)
notamment sur les droits des femmes, et, en 1969, elle avait commencé à interviewer
des personnes ayant côtoyé Billie Holiday dans toutes sortes de circonstances,
en raison de sa passion depuis ses 14 ans pour la chanteuse, déclenchée alors qu’elle
écoute l’album The Essential Billie
Holiday-The Carnegie Hall Concert, enregistré par Norman Granz (agent-producteur-activiste
anti-ségrégation qui enregistrera Billie à partir de 1952 et créateur du JATP) pour
son label Verve en 1956 (sorti en 1961, deux ans après le décès de Billie et
dans la période de mutations-charnière USA-Europe du producteur).
Neuf ans
d’enregistrements, de recoupements, de jeux de pistes, pour que Linda se
rapproche de la réalité d’Eleanora Fagan devenue Billie Holiday entre 1915 et 1959.
Au moment de donner vie au portrait, la mort empêche, une seconde fois, de
mettre en perspective cette réalité d’une artiste ségréguée, mondialement adulée, avec les pouvoirs malsains de son pays.
Linda était fille de syndicaliste, son père était issu d’une famille
d’immigrants, juive non pratiquante du Bronx, tout comme Lewis Allan (de son vrai
nom Abel Meeropol, 1903-Bronx, NY-1986 Longmeadow, MA) instituteur-activiste,
avant d’être connu comme l’auteur du célèbre brulot «Strange Fruit», magnifiquement
estampillé par la voix de Billie à partir de 1939, sorte de «Ballade des
pendus» (François Villon, 1431-1463) sur les lynchages mis en scène par la hideuse nébuleuse du
Ku Klux Klan. La culture de la révolte courageuse qui délie les langues malgré
les risques est sans doute le fil d’Ariane qui relie la plupart des protagonistes
de l’histoire; Lewis écrira d’autres chansons qui seront aussi son gagne-pain,
lui permettant d’adopter les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg exécutés en
1953 par le maccarthysme, l’autre démon de l’Amérique.
Le plus touchant, dans
cette réalisation également bien travaillée sur le plan sociologique en
iconographie, est la reconstitution méticuleuse avec laquelle une équipe
internationale a œuvré: le producteur Barry Clark-Ewers a pu retrouver les deux
cents heures de bandes audio, et, avec James Erskine qui rêvait de faire un
film sur Billie, ils ont intelligemment intégré la famille de Linda pour
comprendre son cheminement de pensée et enchâsser judicieusement sa découverte du
parcours de son idole dans la narration de leur film; une coloriste de talent
brésilienne, Marina Amara, et la société Red Chillies, spécialisée en colorisation d’images
en Inde, une des patries du cinéma, une équipe en
Belgique et une autre au Royaume-Uni, ont conjugué leurs talents pour un
étalonnage couleurs réussi et un montage pertinent afin de restituer Billie
dans sa vraie vie, jouant sur les contrastes avec les séquences conservées en
noir et blanc pour alterner l’incarnation de Lady Day, le récit des proches et
le matériau impressionnant (ap)porté par Linda. Le choix des chansons
sous-titrées à dessein, documentées à l’écran, est complété par des photos et
fragments d’interviews intercalés à propos, pour faire apparaître les facettes
de la personnalité façonnée par les conditions d’existence de l’artiste depuis
son enfance: un indispensable et complexe travail d’allers-retours, miroir
entre le réel et l’interprétation vocale, car Billie chantait son malheur et
son bonheur, sa vie, celle de son entourage, sans fioriture ni pleurnicherie; sa
perception profonde et directe constituait l’expression brute de son feeling qui
pénétrait le public sans filtre1. Les sons et documents visuels d’époque nous
présentent la réalité dans son jus: sa mère, une pauvre femme, son père fêtard
et absent, son cousin fataliste sur la funeste destinée des adolescentes de
rues, ses ami-e-s d’enfance et du métier, ses contacts professionnels trop souvent
à double tranchant, ses proxénètes bruts de décoffrage, ses amant-e-s, ses
maris intéressés, ses enquêteurs dont ceux du Bureau des narcotiques pour
lesquels sa célébrité en faisait une bonne cliente pour leur pub’: une galerie
de portraits de l’Amérique dans toutes ses composantes sociales, pour le
meilleur et le pire, sans fard, où la pseudo-bonne-morale est toujours du côté
du pouvoir et du dollar.
Du sexe à l’argent en passant par le racisme, la prison,
les addictions ou l’expression artistique, dans chaque rapport de domination,
les questions de la journaliste se font insistantes pour arriver à démêler avec
précision ce qui a fait que Billie ne pourra se libérer qu’en mourant d’avoir
trop vécu, trop vite, trop lutté, trop fort, sans jamais se préserver des
prédateurs de toutes sortes, dans une adversité polymorphe, sans jamais se
renier, sans se cacher ses culpabilités non plus, son seul démon intérieur.
Bessie Smith, Louis Armstrong, Lester Young2, Billy Eckstine, Tallulah Bankhead ou
Orson Welles seront des points d’ancrage et de réconfort pour Billie mais
insuffisants pour s’y cramponner au-delà de 44 années vécues à 100 km/heure et
dans ce qu’elle considérait «en toute liberté», c’est-à-dire pour décider seule
de sa musique et d’elle-même, sachant qu’elle n’avait aucune prise sur tout le
reste.
Linda a eu l’intuition d’enregistrer des personnages peu connus
aujourd’hui comme Milt Gabler (qui a osé graver «Strange Fruit» sur son label
Commodore le 20 avril 1939 à New York alors qu’elle n’était pas dans sa maison
de disques), ou Barney Josephson, l’activiste précurseur de l’anti-ségrégation affichée
et pratiquée dans ses deux Café Society, ce qui le mènera à leurs pertes pendant
la chasse aux sorcières.
Un point très intéressant du documentaire permet
d’éclairer concrètement la personnalité ambiguë du producteur John Hammond
(héritier fortuné, ayant bien intégré le rapport de domination pour en tirer le
meilleur parti), par le biais d’un témoignage très raide du légendaire Jo Jones (1911,
Chicago-1985, NY, a travaillé avec Count Basie, Teddy Wilson, Lester Young, Ray
et Tommy Bryant) concernant sa nuisance à l’endroit de Billie. Car Billie était tout, sauf une
faible femme, et si elle prenait des coups, elle savait aussi en donner, au
propre comme au figuré, et avec des dominants, ça se paie toujours sur la
durée. Dans le film, on voit son expression de visage changer quand elle chante
à Paris, plus sûre et moins sur le qui-vive, ses yeux pétillent comme ceux
d’une gamine qui est là où elle voulait, contre vents et marées.
Mais les trêves sont de trop courtes durées pour consolider les rêves d'une autre
vie: sa chanson préférée, dit-elle de sa voix unique comme une empreinte,
«Don’t Explain», explique tout, entre le possible et l’impossible qu’elle a
tenté. N’ayant pas réussi à terminer son troisième divorce avant son décès, son
dernier mari-maquereau héritera de tout.
La fin du film se referme sur Linda comme elle l’avait ouvert.
En février 1978,
Linda s’était rendue à Washington pour voir un concert de Count Basie,
interviewé lui aussi sur Billie, mais au fil des entretiens, il était
devenu un
proche, très proche… de Linda. Pourquoi Linda est morte un jour de
blizzard avec son masque de nuit sur la figure? Sa «petite» sœur le
raconte aujourd’hui
avec une perception profonde des faits et enjeux, une «vérité», encore
et
toujours, comme pour reprendre le flambeau de Billie et Linda contre le
rouleau
compresseur qui détruit tout quand il est en danger.
Dans une de ses interviews
reprises dans le film, Billie dit l’essentiel: «j’ai toujours su que je
savais chanter mais que ça ne rapportait pas»; si elle parle souvent de son
travail avec modestie comme un artisan qui fait de son mieux pour donner le
meilleur au public, cette phrase montre qu’elle savait aussi s’évaluer en tant
qu’artiste ségréguée dans son pays: Billie était réaliste et combative
pour ce qui comptait pour elle, loin des clichés de la bien-pensance sur la
marginalité de cette «pauvre» Billie, plus rassurante morte déchue que flamboyante dans sa liberté débridée.
Un film à ne pas
manquer!!! Si nous retrouvons le chemin de la liberté collective et démasquée des
salles obscures, ou si le film sort en DVD ou en streaming en restant chacun-e isolé-e devant notre écran; «Rien n’est jamais acquis à l’homme… Sa vie Elle
ressemble à ces soldats sans arme, Qu’on avait habillés pour un autre destin… Ce
qu’il faut de malheur pour la moindre chanson…», un poème écrit en 1946 par
Louis Aragon sur la complexité de la condition humaine en butte au système de
pouvoir, si vrai pour Billie, toujours vrai pour nous aujourd’hui.
1. «Enfin, Billie
Holiday vient en France… La voix de Billie, espèce de philtre insinuant,
surprend à la première audition… Billie chante comme une pieuvre. Ça n’est pas
toujours rassurant d’abord; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec
huit bras. Et ça ne lâche plus». Boris Vian, Jazz Hot n°85, février 1954.
Billie chante à
Pleyel (salle historique des concerts du Hot Club) le 1er février 1954.
Elle reviendra à Paris en 1958, peu de temps avant son décès et celui de Boris,
en 1959 tous les deux, lui le 23 juin à 39 ans, elle le 17 juillet à 44 ans,
tous les deux de problèmes cardiaques, tous les deux n’ayant cessé de lutter
pour repousser les limites face au venimeux conformisme normé.
2. Le 6 février 1959 –interview publiée dans le n°142 de Jazz Hot (avril 1959)– Lester Young confiait à François Postif: «Je sais que je vais
mourir avant un an.» Et il est en effet lui aussi décédé d’une crise
cardiaque le 15 mars 1959, quatre mois et 2 jours avant Billie, sa
jumelle par la destinée, en liberté d’esprit et musicale, de lutte
contre le rouleau compresseur, d’usure et d’expression. Lester avait 49
ans, et lui aussi n’avait pas sa langue dans sa poche: l’interview est
un rappel au réel cinglant, en 1959, la liberté de parole se paie cash.
«C’est toujours la même chose, partout où vous êtes. Vous luttez pour
vivre jusqu’à ce que la mort vous délivre, et alors vous avez gagné… Les
gens sont si mesquins et trouillards… Je vivais chez elle (Billie),
quand je suis arrivé à New York en 1934… Elle m’apprenait comment me
débrouiller dans la ville, vous savez, quand ça ne va pas tout seul…
Elle est toujours ma Lady Day.» Charlie Mingus interviewé par Linda dans
le film ne s’y trompe pas : la chasse institutionnelle faite contre
Billie ne concernait pas la drogue! La
télépathie était telle entre Billie et Lester que les musiciens qui ont
eu le privilège de les voir ensemble, en scène et hors scène, notaient
la rareté de leurs dialogues et pourtant l'incroyable entente musicale,
humaine et la proximité de sensibilité qui les unissaient au-delà des
mots. A la mort de Lester, lors de la cérémonie, on prête à Billie
d'avoir murmuré qu'elle serait la suivante à disparaître… Ce qui fut le
cas dans une année 1959 chargée en disparitions majeures.
BILLIE HOLIDAY & JAZZ HOT: N°25-1938, N°40-1950, N°70-1952, N°85-1954, N°86-1954, N°114-1956, N°139-1959,N°147-1959, N°272-1971, N°363/364-1979, N°366-1979, N°367-1979, N°430-1986, N°498-1993, N° Spécial 2000, Sup. Internet N°625-2005, Sup. Internet N°630-2006, N°651-2010, N°671-2015
Site officiel de Billie Holiday: https://billieholiday.com/billie-holiday-timeline
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Louis Panassié en 2018 © Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy
Louis PANASSIÉ
Ethnographie & Jazz: au nom du père
Louis Panassié est né le 29 mai 1934. Il est le fils
d’Hugues Panassié (1912-1974), cofondateur de Jazz Hot avec Charles Delaunay, Pierre Nourry et quelques autres. Cinéaste autodidacte, il a eu un
parcours tout sauf académique: il quitte l’école à 17 ans pour partir à l’aventure,
d’abord dans les commandos-parachutistes de la Marine nationale puis pour de
longs périples (tour de l’Afrique à moto, Paris-Hong Kong en jeep…). Ainsi, ses
premiers documentaires retracent ses différents voyages: L’Afrique insolite (1956-57), L’Asie
quotidienne (1959-60), Hommes et
paysages de Grèce (1961-62), Le
Guatemala (1962), Ceylan, l'île
resplendissante (1964-65), Terres et
peuples mexicains (1966-67), jusqu’à L’Aventure
du jazz qu’il tourne entre 1969 et 1972. Une parenthèse
dans la carrière du documentariste qui ne reviendra plus au jazz par le
cinéma, mais fonde le label Jazz Odyssey comptant une quinzaine de
références. Ce travail mené sous la supervision d'Hugues Panassié, aura
permis l’enregistrement de séquences inestimables pour la mémoire du
jazz.
La
filmographie de Louis Panassié est davantage marquée dans les décennies
suivantes par des films s’intéressant aux régions françaises (L’Âme corse, 1976-78; Splendeurs de la Provence, 1990-91) et
au catholicisme (Le retour vers Dieu,
1987; Le père Guy Gilbert et la bergerie
de Faucon, 2011).
Rencontre avec un personnage attachant, naturel et drôle, d'une humilité qui tranche avec les avis parfois péremptoires, même quand ils sont pertinents, d’Hugues
Panassié, un personnage essentiel de l'aventure du jazz –le film et
l'histoire du jazz cette fois, et pas seulement en France– quoi qu'en
dise la critique révisionniste en chaire à la Sorbonne et ailleurs aujourd'hui et depuis maintenant 70 ans.
Si on peut considérer Charles Delaunay comme un grand architecte du
jazz en tant qu'art aujourd'hui universel, un de ceux qui ont compris
dès l'origine que c'était un art en gestation, donc en mouvement et avec
ses dynamiques sociales et politiques, Hugues Panassié a eu le mérite
essentiel de définir avec précision ce qui identifie le jazz sur le plan
esthétique et expressif, avec un souci de précision
quasi-ethnographique et quasi-musicologique dans lequel il s'est parfois
trop enfermé, car un art populaire vivant n'est pas figé dans un cadre
ethnographique. Le «quasi» est là pour dire qu'il a œuvré en pionnier
amateur et non en universitaire (le jazz a plus besoin d'amateurs
savants que d'universitaires sclérosés), ce qui le rapproche
indubitablement de Louis Panassié, son fils, à double titre:
l’ethnographie intuitive et la curiosité fertile sans complexe.
Le
fils rend un tendre et juste hommage à la connaissance du jazz de son
géniteur, sans masquer tout à fait la distance qui les séparait, une
relation plus de respect que d'amour traditionnel entre père et fils, et
une déférence certaine pour la sensibilité au jazz du critique de jazz.
Il rend aussi, avec beaucoup d'honnêteté, à César ce qui lui
appartient, en particulier ce relationnel du père avec les musiciens
fondateurs du jazz qui ont permis l'existence de ce film extraordinaire,
à un moment clé où Louis Armstrong, Rosetta Tharpe, Duke Ellington
parmi d'autres sont encore de ce monde. Ils vont disparaître, comme
Hugues Panassié au début des années 1970, et ils peuvent témoigner,
grâce à ce film, du plus grand événement artistique du XXe siècle sur le plan qualitatif et humain.
Près de cinquante ans après sa première présentation à la Salle Pleyel, L'Aventure du jazz demeure une rareté. Le film, qui n'a jamais fait l'objet d'aucune
sortie VHS ou DVD semble-t-il, n'a été vu depuis qu'à l'occasion de
projections privées, notamment pour des écoles de musique. Il en a
longtemps été ainsi par la volonté du discret Louis Panassié d'autant
que les musiciens avaient gracieusement participé au tournage par amitié
pour Hugues Panassié, ce qui excluait toute exploitation commerciale du
film. Un accord avec l'ensemble des ayants droit reste à trouver pour
permettre aujourd'hui une large diffusion de ce précieux témoignage.
En attendant, sortira début décembre, en DVD, Near the Legends (SR Films), un documentaire de 52 min. réalisé par Sandro Raymond, dans lequel Louis Panassié raconte son Aventure du jazz et celle de son père, de larges extraits du film d'origine à l'appui.
Propos recueillis par Mathieu Perez
Photos Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy,
Archives Louis Panassié by courtesy
© Jazz Hot 2020
Jazz Hot: L’Aventure du jazz n’est pas votre
premier film. Avant cela, vous avez parcouru le monde pour réaliser des
documentaires. Comment est née votre vocation?
Louis Panassié: Un
jour à Montauban, vers 1955, j’ai vu une vieille Harley-Davidson à vendre. Je
me suis dit qu’il serait intéressant de l’acheter sans avoir l’idée de ce que
j’allais en faire. Très rapidement, j’ai compris qu’il fallait que je me
construise un projet: ce serait un tour de l’Afrique en Harley-Davidson. C’était
une aventure sportive. Je suis parti seul, avec deux caméras 16mm et un petit
stock de pellicules. Voilà comment ça a commencé. Avec le temps, je me suis mis
à affiner mon approche cinématographique. L’une des plus élaborées s’est faite
en Corse, en 1979-1980. Je suis un des rares «Français» (du continent) qui aient réalisé un film
où les Corses se reconnaissent…
Dès vos premiers
films, vous partez à l’aventure, et vous vous intéressez à d’autres cultures: le
Guatemala (1962), le Sri Lanka (1965), le Mexique (1967), etc.
J’étais à la recherche d’une approche un peu folklorique
qui, cinématographiquement, avait de l’allure. Au Guatemala ou au Mexique, il s’agissait
de sociétés indiennes très authentiques. Je n’ai pas le certificat d’études ni le baccalauréat; je
n’ai pas fait d’études universitaires. Pour autant, je me suis rendu compte que
le travail d’ethnographe –qui consiste à recueillir des images– était à ma
portée, parce que j’étais un bon photographe. Mon premier film, L’Afrique insolite, a été présenté avec
l’aide de l’Education nationale. Il a été montré à sept mille enfants de 8-10
ans, par groupe de mille, dans de très grandes salles. Le film a fait les quelques
sous qui ont permis un deuxième voyage: à Saigon, en 1959. Je suis parti avec
ma première épouse, Claudine.
Vous avez formé un tandem
avec votre épouse Claudine dès vos débuts dans le cinéma.
Quand je me suis marié, elle avait 17 ans. Pour le voyage en
Asie, elle est partie avec moi. Elle était bonne photographe. Quand on a
commencé à présenter le film sur la Grèce, en 1961, elle faisait le commentaire
avec moi. On a continué comme ça pendant très longtemps.
Claudine et Louis Panassié sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Pourquoi ce choix
d’un cinéma ethnographique?
N’ayant pas fait de longues études, je me suis retrouvé dans
l’obligation de me pencher avec tendresse et curiosité sur la vie des individus
que j’étais en train de filmer. Ce qui m’amène à oser dire que je dois d’être celui
que je suis aujourd’hui grâce à ceux que j’ai rencontrés, filmés et écoutés en
n’ayant pas d’a priori.
Vous aviez des liens
avec des cinéastes comme Jean Rouch?
Non, j’ai toujours vécu en marge du monde cinématographique.
On m’a aussi reproché de ne pas faire un travail d’ethnologue. Le
documentariste Mario Ruspoli était très critique à mon égard. L’ethnologue
creuse profond en fonction de son savoir. Moi, je n’avais pas ce savoir.
Comment vous
êtes-vous retrouvé à travailler à la télévision?
J’ai réussi à vendre mes films tournés au Guatemala et au Mexique à la BBC ainsi qu’à des chaînes
importantes du Canada et de Suisse. J’ai aussi fait des interludes, des shorts de trois minutes. L’ORTF m’en a acheté pas mal. Mais ça
n’allait pas plus loin... En 1968, l’acheteuse de films à la télévision
canadienne anglaise m’a dit qu’elle appréciait mes films, mais que je manquais
de bagages cinématographiques. Elle m’a proposé de me former pendant une
semaine à l’approche réalisation, direction de la photographie, montage, son,
production... En cinq jours, j’ai appris la technique en vitesse accélérée.
Jusque-là, je travaillais avec une caméra muette.
Pourquoi vous
êtes-vous intéressé au jazz après tant de films tournés à travers le monde?
Mon père me disait avec regret que personne n’avait
additionné des images de gens performant, encore dynamiques et à la hauteur, alors
qu’ils étaient âgés. Mon père doutait que j’arrive à faire ce film... Après ma
formation technique à la télé canadienne, je me suis demandé ce que j’allais
faire avec ce que je venais d’apprendre, et je savais les regrets de mon père quant
à l’absence de documents consistants sur un certain nombre de musiciens. Dans
le film, Louis Armstrong donne une prestation sans équivalent. Il raconte sa
vie et chante a cappella. Le destin de ce film tient à une semaine de stage!
Le point de départ deL’Aventure du jazz était de tourner
un film pour diffuser le jazz au grand public avec des interviews et des
séquences musicales, c’est ça?
Oui, ça a été un conflit avec mon père. Quand je me suis
lancé, je lui ai dit que je voulais le filmer. Il m’a dit d’aller d’abord aux Etats-Unis
et que si, à mon retour, je manquais d’images, je pourrais le filmer. Je lui ai
répondu que cela ne m’intéressait pas parce que je voulais, de façon un peu
naïve, qu’on le voie du fait qu’on
n’aborderait pas les grands thèmes qui auraient pu intéresser les amateurs avertis.
Je souhaitais que mon film amène des gens au jazz. Mon père disait le «vrai
jazz», moi la musique populaire. C’est exactement la même chose. Si vous voulez
savoir par quoi je suis touché musicalement, je vous dirais par la musique qui
arrive à mon cœur. J’étais avantagé probablement par le fait que je n’ai pas
intellectualisé mon approche de la musique de jazz. Le jazz, c’est une manière
de battre et une manière de jouer.
Votre film est, en
quelque sorte, le prolongement du livre La Bataille du jazz1 d’Hugues Panassié, sorti en 1965. Le séquençage du film suit
le livre.
C’est un livre remarquable.
L’Aventure du jazz est un document historique exceptionnel. Nombre
de musiciens sont morts peu de temps après le tournage (1969-1972): Charlie
Shavers (1971), Mezz Mezzrow (1972), Rosetta Tharpe (1973), Duke Ellington (1974), Milt
Buckner (1977)... Comment aviez-vous pris contact avec eux?
Mon père leur avait écrit. Quand j’arrivais, je me
présentais comme le fils d’Hugues Panassié avec un anglais très approximatif.
Sans cette introduction, ça n’aurait pas été possible. J’ai commencé à filmer
en 1969. Un an plus tard, j’ai montré les rushes à New York à tous les
musiciens qui avaient participé, y compris Louis Armstrong, pour qu’ils voient
ce qui avait déjà été fait.
Le film a été tourné
en trois voyages aux Etats-Unis: en 1969, 1970 et 1972.
Le premier voyage s’est fait avec beaucoup de difficulté. Je
devais trouver des musiciens disponibles au moment où j’avais besoin d’eux. Ce
n’était pas évident. Une autre grosse tranche de travaux était en 1970. J’étais
limité par le manque d’argent, parce qu’il n’y avait pas de producteur. Et
c’était assez complexe... On a présenté une première version. Un peu d’argent
est rentré. En 1972, j’ai filmé Duke Ellington, les Stars of Faith à
Philadelphie, Jo Jones avec George Benson et Jimmy Slyde. Je souhaitais
insister sur les danseurs, par rapport à ce que pensait mon père et les
musiciens. Jo Jones dit à un moment que l’œil du musicien observe ce que fait
le danseur et que plus le danseur est génial, plus le musicien est heureux dans
l’improvisation. Là, on est dans un univers qui est très loin de celui des concerts.
Je n’ai jamais filmé les musiciens en concert. Je n’ai utilisé aucune archive.
Les gens qui voient le film aujourd’hui sont étonnés d’un climat inhabituel.
Pourquoi ne pas avoir
filmé les musiciens en concert?
Dans un concert, je n’aurais rien pu contrôler. Rien! Or, je
voulais obtenir les meilleurs résultats en suivant tout ce que mon père avait
préparé. J’avais loué le Half-Note2 pour l’occasion.
Hugues Panassié s’est-il beaucoup investi dans le choix des musiciens?
Mon père m’avait suggéré certains regroupements de musiciens,
les morceaux qu’il faudrait faire jouer en fonction des musiciens que je
réussirais à regrouper. Il me précisait même le tempo à suivre. Moi, je n’y
connaissais rien, j’étais perdu. Donc, il s’est créé une collaboration très
originale. Et on voulait un film relatant au mieux ce qui pouvait correspondre
aux chapitres qui nous intéressaient. C’était tellement difficile d’avoir la
moindre certitude de réussir ce que mon père voulait... John Lee Hooker et
Memphis Slim ont été filmés chez mon père. J’ai eu de la chance.
Duke Ellington sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Quand vous demandiez
aux musiciens de jouer tel morceau, à tel tempo, ils acceptaient?
Oui. Par exemple, mon père considérait comme très surprenant
«Chinoiserie» que joue Duke Ellington et son orchestre. Ça déconcerte beaucoup
de personnes. Je ne sais pas ce qui l’a poussé à demander ce morceau. Je ne lui
ai pas posé la question.
Sur votre site web,
vous publiez une correspondance avec votre père. Il n’aimait pas le
téléphone...
Quand mon père est mort, j’ai récupéré ses lettres. Comme je
craignais que ces lettres ne soient perdues, je les ai données à la
bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue3. A chaque fois que j’étais dans une
situation critique –quand il fallait remplacer un musicien qui était prévu, par
exemple– je lui téléphonais. Il était anti-téléphone, c’est Madeleine Gautier
qui répondait. Pendant le tournage, il s’est mis à accepter le téléphone quand
c’était moi. A chaque fois, il répondait à mes demandes dans l’instant, et il ne
se trompait jamais.
Dans l’une de ces
lettres, il raconte qu’il est épaté de la scène tournée dans l’église de
Philadelphie, parce que cela n’avait jamais été fait.
Jamais fait, il faut se méfier... Mais l’avoir fait avec de
beaux cadrages, c’est possible…
Comment s’est déroulé
le tournage?
Il fallait travailler très vite, nous n’avions pas d’équipe.
Au maximum, on était trois: ma femme, Claudine, était responsable des prises de
son –en n’étant pas ingénieur du son– sur un Nagra4, elle avait la
responsabilité de trois micros. On a eu du pot!
Le rapport avec les musiciens
que vous avez filmés était-il chaleureux?
Ah, oui! Ma décontraction a dû me rendre service. Et puis,
j’ai quelques racines noires dans la famille. Il y a des cheveux crépus…
Il est intéressant de
voir comment des amitiés nées au début des années 1930 entre Hugues Panassié et
ces musiciens ont perduré pendant quarante ans.
Duke connaissait mon père depuis toujours. J’étais
impressionné. Et son orchestre était une grosse machine. Mon père tenait
absolument à ce qu’il soit présent dans le film. Quand Louis Armstrong commente
le blues, il le fait avec tellement d’humanité et de simplicité! On arrive à
l’humanité profonde de cet homme-là. C’est la vie même. Mon père et lui
s’écrivaient régulièrement.
Dans le film, Louis
Armstrong chante «Do You Know What It Means to Miss New Orleans?» a cappella,
dans une belle séquence, et aussi «That’s My Desire» en français.
Je savais que je ne pourrais pas lui faire jouer de
trompette. J’avais espéré lui faire jouer quelque chose dans l’embouchure
seulement. Ça n’est pas venu. Très normalement, il a proposé une illustration a
capella. Au point que lors d’une émission de télévision, tournée peu avant sa
mort, où il fallait une illustration qui n’avait pas été préparée, il a dit: «Je vous propose de chanter a capella comme
je l’ai fait dans le film que Louis Panassié est en train de tourner». Un
témoin me l’a rapporté.
Claudine Panassié et Louis Armstrong sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Louis Armstrong, Duke
Ellington, Lionel Hampton étaient parmi les amis les plus anciens d’Hugues
Panassié.
Il faut regarder les premières couvertures de Jazz Hot. Ça situe la richesse des
relations entre eux.
Hormis Armstrong,
quels musiciens présents dans le film étaient les plus proches de votre père?
Buck Clayton, Sister Rosetta Tharpe, Memphis Slim, Milt
Buckner, Jo Jones…
Votre père avait-il
un regret particulier sur un musicien qui n’avait pu être dans le film?
Earl Hines.
Qui sont les Panassié
Stompers, composés de Buck Clayton (tp),
Eddie Barefield (as), Budd Johnson (ss), Vic Dickenson (tb), Tiny Grimes (g),
Sonny White (p), Milt Hinton (b), Jimmy Crawford (dm)?
C’étaient huit solistes de qualité qui avaient, tous, le droit
de considérer que l’orchestre devait porter le nom de l’un des huit. Donc, on a
eu l’idée de les appeler «Panassié Stompers».
Pourquoi avoir choisi
de tourner dans une église de Philadelphie plutôt qu’à Harlem?
Parce que Sister Rosetta Tharpe habitait à Philadelphie. Les
Stars of Faith aussi5.
Dans son livre,
Hugues Panassié explique le rôle essentiel de la batterie dans le jazz. Dans
votre film, les batteurs sont très présents. Pour le cinéaste, ce devait être
un plaisir de filmer Cozy Cole et Jo Jones…
Un bon batteur, c’est un cinéma extraordinaire!
Dans votre film, vous
filmez les solos en entier, ce qui est passionnant pour le spectateur.
Sauf que quelquefois les caméras se déchargeaient en cours
d’interprétation. Car, comme il n’y avait pas eu de répétition –les musiciens
n’ont jamais accepté d’en faire– je ne pouvais pas savoir de combien de
pellicules j’allais avoir besoin. Dans le film, dans la séquence du blues, tout
d’un coup, on est obligé de shunter le son alors qu’il y a un trompettiste qui
se débrouille drôlement bien. On me l’a reproché... Mais soit il fallait
supprimer le morceau, soit supprimer cette intervention du trompettiste dans
son chorus, soit shunter le son...
Vous rendiez-vous
dans des clubs de New York lorsque vous ne tourniez pas?
Non, les
dancings étaient fermés. Mon père avait connu ça: le jazz comme musique
de danse. J’allais voir Edgar Battle (tp) à Harlem…
Mais il ne restait plus grand-chose de ce que mon père avait pu
connaître...
Dans une interview
très complète à Thierry Maligne (Filmer le jazz)6, vous racontez qu’Hugues Panassié s’est aussi beaucoup
investi dans le montage du film.
J’ai dit à mon père: «Vous
sentez des choses que je ne suis pas capable de sentir avec la même profondeur
et la même exaltation dans les interprétations filmées par moi. Je vous demande
de faire le plan du film, que je respecterai».
A quel moment
avez-vous eu cette conversation avec lui?
Dès qu’on a eu les premiers rushes.
Louis, Claudine et Hugues en tournage dans le bureau
d'Hugues Panassié © Photo X,
Archives Louis Panassié by courtesy
Comment l’avez-vous
convaincu de le filmer, lui qui était si réticent à cette idée?
Je lui ai dit que si je ne le filmais pas, je ne ferais pas
le film. D’ailleurs, il n’aimait pas les séquences où il est interviewé, mais il
a été très touché par ce que les musiciens disaient de lui et de son travail.
Il n’y a pas d’équivalent filmé pour Charles Delaunay ou d’autres.
Comment se sont organisées
les sessions de montage avec votre père?
On lui montrait les rushes à l’état brut. Il les a vus trois
ou quatre fois. Il disait ce qui lui plaisait le plus, et je notais tout ce
qu’il me demandait.
Quelle a été la
réaction d’Hugues Panassié quand il a vu le film une fois monté?
Il a été ébloui! Il n’en revenait pas. Il ne pensait pas que
j’y arriverais, parce qu’il savait que je n’étais pas un amateur de jazz.
Pourquoi n’êtes-vous
pas un amateur de jazz?
Si vous me demandez de parler des musiciens, j’ai eu une
expérience personnelle avec eux. Pour le reste, je suis ignare. J’ai fait une
ou deux fois le stage de Montauban. J’écoutais et j’ai entendu du jazz toute ma
vie, mais je ne suis jamais entré dans cette chapelle. Si la musique touche mon
cœur, si j’ai envie de taper des mains, si je suis joyeux et heureux devant ce
que j’entends, c’est que c’est bon. Je suis toujours revenu à la musique du
cœur.
Dédier le film au «peuple
noir», c’était votre idée ou celle de votre père?
C’est mon idée, mon style à moi. C’est comme pour mon film
sur la Corse, je l’ai dédié au peuple corse.
Le film est à la fois
un document historique et une façon d’illustrer la pensée d’Hugues Panassié.C’est aussi une déclaration d’amour à votre
père…
Ce film est une déclaration de respect à mon père. Faire un
film sur mon père était mon intention première. J’ai voulu que mon père soit
filmé, et qu’il réponde à des questions qu’un amateur pointu pourrait considérer
comme banales en matière de jazz.
Quelle relation
aviez-vous avec lui pendant la préparation du film?
Ça nous a rapprochés. C’était une relation raisonnable,
respectueuse, traditionnelle entre un père et son fils, mais pas plus. A partir
du moment où le film a commencé, on a eu une relation complètement différente: cinq
années au top.
Vous avez aussi créé
les disques Jazz Odyssey.
Les disques Jazz Odyssey marchaient bien. Quand mon père est
mort, j’ai cherché parmi ses amis qui pourrait prendre la relève, mais je n’ai
trouvé personne. Mon père est mort deux fois. En 1972-1973, j’ai organisé
soixante concerts avec Milt Buckner et Jo Jones. Trente en duo, en France,
Suisse et Belgique. J’étais avec eux tout le temps. Puis, trente autres avec
Buckner, Jones et Jimmy Slyde.
Comment a été reçu
le film à sa sortie?
En 1971, quand L’Aventure
du jazz a été prêt, la deuxième chaîne, qui passait des brèves à 19h30, a
accepté de passer des extraits du film. Je n’ai pas toujours su faire ce qu’il
aurait fallu pour que la télévision française s’intéresse davantage à mes
films, avec une restriction pour L’Aventure
du jazz. J’ai demandé une autorisation limitée d’utilisation aux musiciens,
qui me donnait la possibilité de passer le film seulement quand j’étais
présent.
Sur la question de la
diffusion du film, nous renvoyons les lecteurs à votre interview publiée dans Filmer le jazz6. Comment les spectateurs
ont-ils réagi?
Quand j’ai
présenté le film à Pleyel, on était dans un
climat de polémique qui perdurait, et qui était soigneusement entretenu
par
certaines personnes. Mais, à partir de ce moment-là, il y a eu un début
de
reconstruction de l’image de mon père. Quand je demandais aux
spectateurs
quelle partie ils préféraient, celle avec les explications de mon père
ou la
séquence musicale, tout le monde disait les explications. Quand je
montrais le
film à des enfants et que je leur posais la même question, ils me
disaient les
danseurs et les batteurs. A la salle Pleyel, en 1971 et 1974, le film a
été
présenté 72 fois. Ça a été très difficile au départ… Comme il fallait
trouver
des spectateurs, on a décidé avec des amis, en 1972, de distribuer cent
mille
tracts dans les restaurants universitaires. Et ça a déclenché une
multitude de
nouveaux spectateurs, des jeunes. Ça leur a plu. Ils en ont parlé autour
d’eux, et il y a eu un monde fou. On a même été programmés dans Le Grand Échiquier de Jacques Chancel. Mais au moment de la
programmation, une grève a éclaté… L’émission est reportée de quatre ou
six
semaines. Après sa diffusion, une foule s’est bousculée pour aller voir
le film, mais c’était la fin de la programmation à Pleyel, et on ne
pouvait pas
ajouter d’autres projections... C’était un coup dur. Ça résume les aléas
des
espoirs qu’on peut mettre dans une émission de télévision.
Vous me disiez que
vous n’avez jamais été satisfait du titre «L’Aventure du jazz».
Il y avait un conflit chez les spectateurs potentiels sur le
titre du film et la présence du blues et du gospel, parce qu’ils me disaient
que le blues et le gospel, ça n’est pas du jazz. (Rires) La souffrance de toute ma vie a été de ne pas savoir trouver
un titre pour le film. «L’aventure du jazz», ça n’est pas un bon titre, parce
que vous ne savez pas ce que vous allez voir. C’est dur pour un réalisateur...
Vous continuez de
présenter ce film à travers le France. Que ressentez-vous en le revoyant?
Ce qui est épanouissant pour moi, c’est la qualité technique
du film qui, tant d’années plus tard, laisse à penser qu’il est relativement
récent. Ce n’est pas un film daté. Et, pourtant, il a été tourné entre 1969 et 1972!
1. Hugues Panassié, La Bataille du jazz,
Albin Michel, 1965
2. Jazz-club de New York en activité de 1957 à 1974 en deux localisations.
3.
La Bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue détient les archives
d'Hugues Panassié qu'elle a racheté à sa mort le 8 décembre 1974, sous
l'impulsion de son maire d'alors, Robert Fabre, amateur de jazz et par
ailleurs célèbre pour avoir été l'un des trois signataires du Programme
commun de gouvernement, au nom du Parti radical (de gauche), avec
François Mitterrand (Parti socialiste) et Georges Marchais (Parti
communiste français), signé en 1972, qui fut dénoncé en 1977.
4.
Le Nagra est un magnétophone à bande, inventé en 1951 par un ingénieur
polonais, Stefan Kudelski, qui devint une légende à partir des années
soixante, réunissant une qualité d'enregistrement de haut niveau avec un
format très réduit, rendu célèbre par la CIA dans sa version noire («SN» pour série noire) et par la série télévisée américaine Mission Impossible (Mission: Impossible). En 1972, il devait s'agir du Nagra IV-S (stéréo) qui permettait la synchronisation son-images.
5. Sister Rosetta Tharpe (voc, g), 1915-1973 est morte à Philadelphie. Les Stars of Faith sont un groupe vocal de gospel de Philadelphie formé en 1958 par d'anciens membres des Clara Ward Singers: Marion Williams, Frances Steadman, Kitty Parham, Henrietta Waddy et Esther Ford. La composition du groupe a évolué avec le temps: Mattie Harper a remplacé Esther Ford en 1960. Marion Williams a quitté le groupe en 1965 pour une carrière de soliste. Dorothy Blackwell est arrivée en 1967 et Sadie Keys, la fille de Frances Steadman, en 1968, et le groupe n'a cessé d'évoluer avec le temps.
6. Filmer le jazz, sous la direction de Thierry
Maligne, Presses universitaires de Bordeaux («L’Aventure du Jazz, un film
à quatre mains», entretien avec Thierry
Maligne, pp. 97-146), 2011
*
CONTACT: https://sites.google.com/site/louispanassie/home
Chaîne YouTube de Louis Panassié : https://www.youtube.com/user/Panassie19/videos
HUGUES PANASSIÉ & JAZZ HOT: n°660-2012, n°661-2012
Hugues Panassié est bien entendu omniprésent dans Jazz Hot de 1935 à 1939, puis de 1945 à 1947 (date de la rupture au sein des hot clubs et de Jazz Hot), dans les tribunes, les articles de fond, les chroniques de disques.
MUSICIENS ET DANSEURS FILMÉS DANS L’AVENTURE DU JAZZ:
Louis Armstrong, Eddie Barefield Orchestra (Eddie
Barefield, Bernard Upson, Milt Sealey, Joe Marshall), Edgar Battle, George
Benson avec Jo Jones et le tap dancer Jimmy Slyde, Milt Buckner et Jo Jones,
Cozy Cole, Duke Ellington Orchestra, Lionel Hampton, John Lee Hooker, Cliff
Jackson, Mezz Mezzrow, Panassié Stompers (Buck Clayton, Eddie Barefield, Budd
Johnson, Vic Dickenson, Tiny Grimes, Sonny White, Milt Hinton, Jimmy Crawford), Charlie Shavers, Zutty Singleton,
Memphis Slim, Willie «The Lion» Smith, Stars of Faith, Buddy Tate Orchestra
(Pat Jenkins, Ben Richardson, Buddy Tate, Eli Robinson, George Baker, Ted
Sturgis, Cozy Cole), Sister Rosetta Tharpe, Dick Vance Orchestra, les danseurs
Gigi Brown et Edward Johnson, les danseurs de Lou Parks.
EXTRAITS DU FILM Les musiciens parlant d'Hugues Panassié
https://www.youtube.com/watch?v=UBaWmM2jGhw
Milt Buckner (org), Jo Jones (dm), «La Belle Claudine»
Gigi Brown et Edward Johnson dansent sur «Boogie Chillun» de John Lee Hooker
Jo Jones (dm) «Caravan»
CATALOGUE
JAZZ ODYSSEY par Jérôme Partage
LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 1, Jazz Odyssey 001, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)
LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 2, Jazz Odyssey 002, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)
LP 1969-73. Jo Jones, The
Drums, Jazz Odyssey 008 (=CD Frémeaux & Associés 5672)
LP
1969-74. Willie Smith/Milt Buckner/Jo Jones/John lee Hooker/Billy Butler/Al Casey/Cliff Jackson/Sister Rosetta Tharpe/Charlie Shavers, Inédits, Jazz Odyssey 014
45t 1971. Memphis
Slim/Sister Rosetta Tharpe, Jazz Odyssey 003
LP
1971. Milt Buckner/Jo Jones, Deux géants du jazz, Jazz Odyssey 004 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
LP 1972. Willie Smith/Jo Jones, The Lion and the Tiger, Jazz Odyssey 006
(=CD Frémeaux & Associés 5678)
LP 1972. Milt Buckner/Jo
Jones, Buck and Jo, Jazz Odyssey 007 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
45t 1972. Little Mary, Jazz
Odyssey 101
LP
1973-74. Milt Buckner/Jo Jones, Blues for Diane, Jazz Odyssey 011 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
LP 1974. Willie
Smith/Jo Jones, Le Lion, le Tigre et la Madelon, Jazz Odyssey
009
LP
1974. Jo Jones/Zutty Singleton/Cozy Cole/Michael Silva, Drums Odyssey, Jazz Odyssey 010
LP 1974. Billy Butler/Al Casey, Guitar Odyssey, Jazz Odyssey 012 (=CD Frémeaux &
Associés 5689)
LP
1974. Olive Brown, The New Empress of the Blues, Jazz Odyssey 013
|
Da 5 Bloods
Frères de sang
Film de Spike Lee, musique
Terence Blanchard, produit par 40 Acres & A Mule Filmworks , Rahway Road
Productions, 154 min., USA, en version originale sous-titrée, sorti
le 12 juin 2020 sur Netflix,
Bande annonce et
extraits: https://www.netflix.com/fr/title/81045635
https://www.imdb.com/title/tt9777644/soundtrack
https://www.imdb.com/title/tt9777644/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
A juste titre, James
Baldwin disait qu’il attendait une «autre» production cinématographique qui
aborde l’histoire du point de vue du «deuxième niveau d’expérience» et Spike Lee
est certainement un des représentants les plus prolifiques de ce cinéma en contrepoint,
construisant son travail comme une mosaïque faite de focus sur des événements
de l’histoire américaine, filmés sous un autre angle. Ce qui est toujours très
juste dans sa façon d’aborder le récit, est que partant de références et de
codes culturels afro-américains, Spike Lee arrive directement au cœur de l’éternel
humain, et qu’au-delà de la saveur et des clins d’œil propres à l’Afro-Amérique,
les thématiques et enjeux sont évidemment les histoires de tous, aussi universelles que La femme du boulanger de Pagnol, un chef-d’œuvre intemporel.
Le film raconte une
histoire simple, ce sont toujours les meilleures pour broder et approfondir,
comme sur les standards de jazz: quatre vétérans afro-américains de la guerre du Vietnam y
retournent une génération après (un côté Vingt
ans après d’Alexandre Dumas), pour ramener les restes du corps de leur chef
de groupe, aussi leur chef spirituel, Stormin’ Norman («La Tourmente»), mort
accidentellement lors d’une attaque; mais pas seulement… Ils sont aussi à la
recherche d’un «trésor», des lingots d’or tombés du ciel qu’ils ont enterrés
dans la jungle pour financer le combat des droits civiques de cette époque, selon le
souhait de leur chef. Le groupe est rejoint par le fils de Paul, torturé par ses
fantômes, ses aigreurs de vie, et curieusement soutien de Donald Trump: ce fils
s’appelle David, quête l’attention de son père et assure la fonction symbolique
en tant que professeur d’histoire.
Ce rôle est sans doute celui que
Spike Lee
aurait pu endosser s’il avait été plus jeune comme dans ses premiers
films:
celui de l’observateur qui va aller au bout de cette jungle touffue
d’empilements d’intérêts et de conflits à démêler et à régler pour
sortir dignement
de l’affaire, par l’analyse des tenants et aboutissants d’un conflit
entre
nations, s’emboîtant en poupées russes jusqu’aux tourments
psychologiques
individuels, en passant par les luttes collectives et les racismes
multiples, parfois inattendus. Chaque personnage (américain, français,
vietnamien du Sud
et du Nord) symbolise une sensibilité de cette guerre du Vietnam, des
problématiques parfois paradoxales, des façons de penser qui mutent au
fil des
circonstances.
Cette manière chorale de tourner le scénario rappelle le beau Miracle at St. Anna (Spike Lee, musique
de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie) sur la campagne d’Italie,
jusqu’au surnaturel qui intervient ici aussi en flashs d’explication, en
compléments d’information, de même que les images d’archives sociales
et
politiques, qui jalonnent la Grande Histoire, ponctuent les souvenirs
personnels
et enrichissent encore le débat.
Enfin, le film rend hommage au cinéma (Apocalypse Now, peut-être aussi à cause
de Marlon Brando, l’ami d’Harry Belafonte, un des argentiers des droits civiques, l’ami
de Spike Lee, la mémoire vivante dans BlacKKKlansman, Spike Lee, 2018),
aux Temptations de Detroit, le groupe
mythique de la Motown, en reprenant leurs prénoms: Otis (Williams), le
parrain médecin amoureux d’une alors-prostituée locale, David (Ruffin) le
fils-fil conducteur du récit, Melvin (Franklin) le chercheur d’or, Eddie (Kendricks)
le vendeur de voitures crâneur et ruiné, et Paul (Williams), le névrosé
trumpiste. Norman (Whitfield) étant leur auteur-compositeur de textes plus
engagés et là, le penseur-chef au combat, fédérateur de tous les instants.
La
France est représentée par ses deux faces, la deuxième génération campée par
une fille de la grande bourgeoisie ex-coloniale essayant de compenser ce qu’a
fait sa famille sur place, par son ONG de déminage, et l’ancienne génération
jouée par un Jean Reno corrompu et manipulateur post-colonial à souhait.
Comme
souvent chez Spike Lee, le côté shakespearien de la mise en scène horlogère se conjugue avec l’autre
versant du théâtre, Bertolt Brecht, qui interrompt le récit par des faits réels
marquants pour faire interagir et réfléchir le spectateur séance tenante. A
l’évidence, une façon alternative de filmer, une perception différente du réel,
un feeling plus direct qui auraient
intéressé le cinéphile-philosophe et compagnon du Dr. Martin Luther King, Jr., James
Baldwin.
Le
hasard étant
facétieux, le film est sorti pendant les manifestations de protestation
«Black
Lives Matter», suite à l’assassinat filmé de George Floyd, en pleine
campagne
électorale masquée, confinée et chahutée aux Etats-Unis, avec un mode de
diffusion par ordinateur individuel révélateur des mutations, pas
forcément du goût des cinéphiles qui préfèrent les salles obscures, mais
alors que le confinement de la vie économique et sociale empêche de s’y
rendre –le cas encore aujourd’hui,
car l’obligation du port du masque en salle est une atteinte aux libertés publiques.
On
repasse alors, chez soi, du film au quotidien, avec la sensation insolite que la
situation est encore plus fragile aujourd’hui qu'à la période de la Guerre du Vietnam;
à croire que les humains n’apprennent jamais rien de ceux qui les gouvernent… «Une
guerre ne se finit jamais, ni dans la tête, ni dans la réalité» dit un des
frères de ce sang versé sans compter. Le film se termine sur un remake de la guerre pour le magot, puis
sur une note plus optimiste d’un trésor qui trouve finalement des chemins humanistes.
Spike Lee reste fan des fins apaisées, au moins en partie, ne serait-ce-que
pour redonner du sens là où il n’y en a plus du tout.
|
Musiques de l'âme
Deux documentaires sur Arte
Aretha Franklin - Soul
Sister est un
documentaire récent (de France Swimberge, production Program33/Arte, 2020,
France, 52min.) sur le parcours d’une femme dont «le deuxième niveau d’expérience»
(James Baldwin) a fondé l’inspiration, l’expressivité et le caractère
irréductible. Le film met en perspective tous les filtres de cette star
jusqu’au bout du cortège de Cadillac roses prévu pour son enterrement: de sa
ville de Detroit, MI, aux avant-postes des combats pour les droits civiques dans
le laboratoire de l’industrie taylorisée, produisant talents musicaux, rythme
et salles de spectacles à profusion, jusqu’à sa lutte en tant que fille, femme,
mère, promotrice de sa communauté maltraitée, pour imposer le r-e-s-p-e-c-t, et
sœur de cœur d’Angela Davis, une communiste en Amérique. Une documentation
visuelle accompagne les interviews, notamment des images d’Aretha au piano, de
ses mains, de son image sur les murals de sa ville.
A voir avant le 1er décembre 2021.
https://www.arte.tv/fr/videos/090610-000-A/aretha-franklin-soul-sister
A la manière tzigane (de János Darvas,
production EuroArts/MDR/Arte, 2020, Allemagne, 53 min.) est un voyage au pays des primas qui sont des solistes si
exceptionnels qu’ils reconnus comme chefs spirituels par leur communauté. Leur
liberté musicale sans borne est la clé de leur virtuosité qui fascine Claude
Debussy en 1910 lors d’un voyage en Hongrie, lui faisant dire à propos de Béla
Radics (1867-1930, Hongrois): «Ce violoniste joue comme un démon… il aime
beaucoup plus la musique que nous.», et Maurice Ravel qui essaie d’approcher au
plus près de l’âme sensible de la violoniste Jelly d'Arányi (1893-1966) avec la
rhapsodie Tzigane écrite en 1924. Deux
musiciens Barnabás Kelemen (violoniste) et Lajos Sárközi Jr. (multi-instrumentiste)
issus de cette lignée nous racontent cette histoire de la musique: Pali Pertis
(1906-1947), grand-père de Barnabás Kelemen, a fait le voyage jusqu’à Paris à
l’été 1939 (Django Reinhardt était à Londres) et Jëno Farkas (1899-1949) jouait
alors dans les cafés réputés de Budapest et dans les films allemands.
A voir
avant le 27 novembre 2020.
https://www.arte.tv/fr/videos/089114-000-A/a-la-maniere-tzigane
Jazz du voyage: l’accent, le son et l'attaque de l’Europe Centrale et Orientale
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France, Pierre «Baro» Ferret, Marcel Bianchi (g), Louis Vola (b), «Tears», 1937
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly, Premier mouvement du concerto en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, 1937
Django Reinhardt solo, «Parfum», 1937
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France en live, «J’attendrai», Londres été 1939
Joseph Reinhardt, Stephane Grappelli, Vivian Villerstein, Babik Reinhardt, Eugene «Ninine» Vees, Mitzo et Loulou Weiss, Emmanuel Soudieux...
Marius Preda «Straight no Chaser»
Art Tatum et György Cziffra
Stochelo ROSENBERG, Florin NICULESCU, Rocky GRESSET, «Les yeux noirs»
Jascha Heifetz, «Bess you is my woman now», «My Man’s Gone Now» (Gershwin's Porgy and Bess, arr. Heifetz)
Trio Rosenberg, «Nuages» en Hongrie
Angelo Debarre, Ranji Debarre, Miraldo Vidal (g), Fabrizio Montemarano (b), Monteroduni, Italie, 2014
Les points communs entre les
deux pratiques sociales de la musique sont nombreux, allant des conditions de
vie des deux communautés à leur liberté débridée, en passant par le moyen de
transmission orale (Aretha dit ne pas lire la musique et apprendre de sa sœur,
et les jeunes de Lajos ont un apprentissage peu conventionnel), les deux mettant
l’accent l’imprégnation par l’échange humain pour percevoir le feeling. Pas sûr que ces âmes hypersensibles
se formeraient avec la distanciation a-sociale et les masques… L’art sans
ferment l’humain se résume décidément à une exécution!
|
Les années 68
1968: The Global Revolt
Documentaire de Don Kent (1968: The Global Revolt), produit par Arte, Artline Films, Gebrueder Beetz Filmproduktion, Griga Filmes, 194 min., 2018, Allemagne-France-Norvège
https://www.arte.tv/fr/videos/072424-001-A/les-annees-68-1-2
https://www.arte.tv/fr/videos/072424-002-A/les-annees-68-2-2
https://www.imdb.com/title/tt8448848/fullcredits?ref_=ttrel_ql_1
https://www.youtube.com/watch?v=Ok-pnBszF94
Un documentaire en deux parties, Les années 68, est actuellement disponible sur Arte: partie 1: La vague (1965-1969) et Partie 2: L'explosion (1970-1975), de 97 min. chacun. Le réalisateur Don Kent,
digne héritier britannique des chroniqueurs historiques (il a vécu la
période), a su mettre en évidence qu’un sujet (privé ou public,
philosophique ou scientifique), un art, une expression n’existent pas
seuls, en suspension dans l’air, a nihilo, in abstracto,
en un seul point circonscrit, sur la planète; il illustre aussi le fait
que les réactions de causes à effets ne s’arrêtent pas aux portes des
patelins, provinces ou Etats, à l’intérieur de notre seule petite
planète percluse de géostratégies d’intérêts divergents. De l’esthétique
(au sens étymologique de perception profonde), aux arts populaires et à
la politique: il y a zéro pas, c’est la vie dans ses différentes
expressions. Des protestions pour les Droits civiques à celles contre la
Guerre du Vietnam, aux revendications de libre parole des étudiants,
des opprimés sociaux, économiques, culturels, politiques (dont les
femmes, homosexuel/le/s et combats pour la planète), soutenus par
d'autres moins opprimés, mais tous ensemble défenseurs de libertés
fondamentales et de la gestion des ressources, aux expériences
alternatives d’Etats non alignés revendiquant l’auto-détermination, le
droit à l’auto-défense (Black Panthers réfugiés et Festival Panafricain
d’Alger, 1969), il s’agit d’un continuum de réflexion humaine
universelle, d’une recherche collective, d’une quête Peace & Love, parfois drôle, mais le plus souvent dangereuse du fait de la violence «légitime» (ou non) de la répression étatique.
Ce
travail, bien fait, montre le niveau consistant et profond des luttes
populaires internationales d’alors, des Pays de l’Est aux Etats-Unis en passant par Cuba,
de la Chine au Japon, de l'Amérique-du-Sud à l’Afrique et l’Europe,
quand aujourd’hui la vie cérébrale se concentre dans l'écran des jeux
vidéos/réseaux sociaux/TV/smartphone, en disant sans vergogne: «Vous
n’avez pas honte de nous léguer ce monde dans cet état!». Ce véritable reset mental (nettoyage-réinitialisation de données) provoquant l'effacement mémoriel après cette décennie de brain storming (émulation
imaginative collective pour trouver des idées-solutions alternatives)
–seul socle de conscience historique pour continuer à défendre les
libertés individuelles et collectives– ce reset mental
donc, a aujourd’hui détruit massivement la Terre et les humains au lieu
de contenir a minima l’appétit des dominants démultiplié par les
algorithmes; il est certain que garder le linge numérique sans se
mouiller correspond davantage au regain du «Moi» nombriliste
des quatre dernières décennies, en s’illusionnant sur le fait que si je
ne m’occupe de rien et de personne, les prédateurs ne s’occuperont pas
de moi, et je vivrais en paix en m’autodisculpant du fait que je pourrais
polluer, voyager, profiter, sans rien détruire, sans voir la misère, sans voir la vie dans sa réalité, les assassinats politiques (un très beau blues d’Otis Spann pour Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=jduG-J9972E)1: faut-il être puéril pour y croire?
Les
enfants désirés (modification notable due aux droits à la contraception
et à l’avortement à cette époque) post 1968 vont être élevés dans cette
insouciance Peace & Love, de
la conquête d’une idée du bonheur dans la démocratie, caressée par
leurs parents, déjà grands-parents aujourd’hui, leur ôtant toute
résistance endurante à la violence d’Etat par jeunisme érigé en ennemi
de la mémoire populaire, statuant que les «acquis» de naissance sont dus
et peuvent être remplacés par des placebos de libertés virtuelles, et
qu’avoir une (im)posture alimentaire suffit à se déculpabiliser, quand
d’autres crèvent d’inégalités et de pollutions dues à la consommation de
masse: la conscience –l’intérêt, la conviction?– de classe, du statut
social confèrent aux privilégiés le droit de chérir leur somnolence
plutôt que s’exposer, avec un peu de courage, au moins par la pensée et
la parole: il a fallu deux mois de bataille pour confronter l’opinion et
les Etats concernant l’abandon inadmissible des plus faibles dans le
meurtre collectif que nous connaissons actuellement au sujet d’un virus.
Comme le formule clairement Erri de Luca, écrivain italien: «la
génération suivante n’a rien gardé de l’expérience révolutionnaire,
elle l’a refusée en bloc, elle l’a ignorée en bloc… ce genre d’héritage
ne se transmet pas, on s’en empare ou non… tout le monde s’occupe de ses
petites affaires… j’appartenais à une génération anti-fasciste, c’était
quelque chose que nous avaient transmis nos parents, ceux qui avaient
souffert non seulement de vingt ans de fascisme mais aussi de la guerre
où le fascisme les avaient entraînés… on a dû finalement accepter de
s’engager dans un combat bien plus important qu’une simple révolte… En
1969, la police italienne tirait sur les ouvriers et les travailleurs
agricoles qui manifestaient, c’était une police fasciste... il n’y a pas
eu d’épuration après guerre... les fascistes étaient restés en place.»
Ces
idées nous font instantanément penser au cinéma italien des années
1970, sans concession pour les dominants et les dominés, raide dans les
moindres travers de ceux qui se plaignent sans jamais s’impliquer, raide
avec le terrorisme d’Etat, le rapport frontal de domination, le pouvoir
(attentat de Piazza Fontana en 1969, «stratégie de la tension»). Tom Zé (avec Caetano Velozo, Gilberto Gil, mouvement tropicaliste politico-musical contre la dictature brésilienne né en 1967) dit avec un bon sens lapidaire: «Sous une dictature, penser est un crime.» Evidemment! Mais ce qui va sans le dire, va encore mieux en le disant. Les images d’archives et témoins directs sont encore là –de toutes opinions– et parlent, ne les ratez pas! S’endormir
dans le confinement cérébral est le seul virus réellement mortel pour
l’humanité –c’est notre actualité de 2020– mais ça, la pensée unique
aura toujours intérêt à le taire!
Hélène Sportis
1. Lyrics de «Blues for Martin», 1968, écrit lors de l’assassinat de Martin Luther King
Otis Spann (p, voc, 21 mars 1924 ou 1930, Jackson ou Belzoni, MI - 24 avril 1970, Chicago, IL)
Oh, did you hear the news
Coming out of Memphis Tennessee yesterday?
Yes fellows, I know you had to've heard the news
That happened down in Memphis Tennessee yesterday
There came a sniper
And wiped Martin Luther King's life away
On the 4th of April in the year 1968
On the 4th of April in the year 1968
You know there come a mean man
Pop a bullet through Dr. King's head
Oh, when his wife and kids came down
All they could do is moan
Oh, when his wife and kids came down
All they could do is moan
Now the world's in a revolt
‘Cause Dr. King is gone.
Oh, as-tu entendu les infos
Venant de Memphis Tennessee hier?
Oui les gars, je sais que vous devez avoir entendu les infos
De ce qui s'est passé hier à Memphis Tennessee
Un tireur d’élite est venu
Effacer la vie de Martin Luther King
Le 4 avril de l'année 1968
le 4 avril de l'année 1968
Tu sais qu'un homme mal intentionné
A tiré une balle dans la tête du Dr King
Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Maintenant le monde est révolté
Car Dr King n’est plus.
© Jazz Hot 2020
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I Called Him Morgan
Documentaire de Kasper Collin, produit par Kasper Collin Produktion/Submarine Deluxe/Film Rise, 92 min., 2016, Suède-USA, en version originale sous-titrée, sorti le 27 juillet 2017 sur Netflix
https://www.imdb.com/title/tt4170344
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=yxLByThNvWU
La récente disparition de Jymie Merritt (1926-2020, voir nos «Tears»), qui fut le contrebassiste de Lee Morgan (1938-1972, Jazz Hot Spécial 2006), est l’occasion de revenir sur le documentaire I Called him Morgan dans lequel il intervient: un drame shakespearien qui se déroule entre le fleuve Hudson et l’East River. Une tragédie qui mène Lee Morgan, trompettiste surdoué, à une fin violente et prématurée, à seulement 33 ans. Ce long-métrage haletant est construit uniquement sur les récits des protagonistes et témoins directs, essentiellement des musiciens et des proches, dont le principal —autour duquel s’est bâti le film et qui nous est parvenu de façon quasi miraculeuse– est celui d’Helen More-Morgan, l’épouse de Lee, auteur des coups de feu qui le blessèrent mortellement dans la nuit du 18 au 19 février 1972.
Les circonstances ayant permis le recueil de sa parole sont une histoire dans l’histoire. On doit ce précieux témoignage à un jeune professeur, Larry Reni Thomas qui donne des cours sur les civilisations anciennes à des adultes dans un lycée de Wilmington, en Caroline-du-Nord, à la fin des années 1980. Parmi eux, une dame, d’une soixantaine d’années, qui n’a semble-t-il pas suivi de grandes études mais d’une grande vivacité d’esprit. Celle-ci lui apprend, alors qu’il se présente à elle comme étant aussi animateur de radio jazz, qu’elle est la femme de Lee Morgan, celle-là même dont tout admirateur du trompettiste connaît la terrible responsabilité. Larry Reni Thomas propose à Helen Morgan de l’interviewer. Mais ce n’est que huit ans plus tard, à sa propre demande, que le professeur et présentateur pourra enregistrer son récit de vie sur une cassette audio. L’interview se déroule en février 1996. Hélène décèdera en mars.
Vingt ans après, le réalisateur suédois et amateur de jazz –déjà auteur d’un My Name Is Albert Ayler en 2006– Kasper Collin (né en 1972), nous fait revivre l’histoire de ce couple qui ne réchappe pas des terribles épreuves individuelles traversées avant même de se former. Née en 1926 dans une zone rurale de la Caroline-du-Nord, Helen a un premier enfant dès 13 ans, puis un second l’année suivante. Déterminée à vivre une autre vie, elle abandonne la garde de sa progéniture non désirée à ses grands-parents et s’installe en ville, à Wilmington, NC. A 17 ans, elle épouse un homme de deux fois son âge (rencontré la semaine précédente!), mais qui meurt noyé. Helen s’installe alors à proximité de sa belle-famille, à New York. Avec autant d’énergie que de débrouillardise, elle y fait sa place. Elle se construit une vie de femme indépendante qui fréquente qui lui plaît et fait ce qu’elle veut; ce qui ne l’empêche pas de renouer avec son fils aîné, Al Harrisson, qu’on entend également dans le film, qui vient la trouver à 21 ans. En outre, le monde du jazz l’attire: elle fréquente les clubs et les jam-sessions. Cuisinière hors-pair, elle tient salon et table ouverte dans son petit appartement, au sud de Central Park, près du Birdland, où les amis –et notamment les musiciens– se succèdent, persuadés de l’excellence du gueuleton, alors que leur pitance n’est pas toujours assurée.
C’est ainsi que Lee Morgan se retrouve au domicile d’Helen More un soir d’hiver, en 1967. Le jeune prodige de Philadelphie, qui a déjà à son actif une brillante carrière de sideman et de leader1, est en plein déshérence, rongé par la drogue. Il a mis son manteau au clou pour se payer une dose, ne travaille plus. Helen tombe amoureuse de Lee, qui a à peu près l’âge de son fils, et le prend en charge. Ils emménagent dans le Bronx, loin des autres musiciens; Helen l’envoie en cure de désintoxication, le remet au travail. Elle est sa femme; c’est un mariage de fait, sans officialisation institutionnelle. Elle est sa confidente, son infirmière, sa gouvernante et son manager, prenant aussi la direction de ses affaires: c’est elle qui signe les contrats et organise tout. Lee revient à la vie et au firmament du jazz. Il s’investit, à l’initiative de son ami, le contrebassiste Paul West, dans la transmission vers les jeunes musiciens, lui-même se sentant très reconnaissant de l’enseignement des Anciens au sein du Jazzmobile Workshop. Il s’implique politiquement dans la lutte pour les Droits civiques2. Le couple connaît une période de bonheur; Lee compose pour sa femme «Helen’s Ritual»3. Mais Lee demeure une personnalité fragile. Il est toujours dépendant de la drogue et peut-être aussi étouffé par l’amour trop «maternel» d’Helen. Il entame une liaison avec une amie de jeunesse, Judith Johnson qui livre aussi sa version des faits dans le documentaire. Le drame survient le soir du 18 février 1972: Lee Morgan est programmé avec son groupe au Slugs’ Saloon, dans l’East Village. New York est prise dans une tempête de neige et Lee a failli ne pas arriver; il a eu un accident de voiture avec Judith sur le chemin. Helen a décidé de venir ce soir-là, et une altercation éclate entre les trois protagonistes. Lee met Helen dehors, mais elle revient à l’intérieur un pistolet à la main, celui que Lee lui a donné, elle tire. Lee meurt le matin du 19 février de l’arrivée trop tardive de l’ambulance bloquée par la neige.
Plaidant coupable, Helen Morgan écope d’une courte peine. Quelques années plus tard, elle quitte New York pour revenir à Wilmington. Là, elle s’investit au sein de l’église de quartier pour aider les autres. Toujours pleine de ressources, elle devient une personnalité de premier plan au sein de la communauté. Parmi les prises de paroles à la fois drôles, touchantes, extrêmement précises et sensibles des musiciens –Billy Harper, Jymie Merritt, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Charli Persip, Tootie Heath, Larry Ridley–, qui chacune éclairent le parcours de Lee Morgan et la vie de couple avec Helen, l’intervention finale de Paul West livre la conclusion de ce drame: «J’étais fâché contre elle. C’était ma première réaction, la haine. J’étais fâché contre elle d’avoir commis cet acte sur quelqu’un que je considérais comme un ami, quelqu’un qui a tellement contribué à notre musique dans sa courte vie. (…) Cela dit, je ressentais de la compassion. Parce que j’avais conscience que c’était cette femme qui avait littéralement sorti cet homme du caniveau. (…) Et c’est elle qui lui a permis de redevenir un artiste, un être humain.»
I Called him Morgan est l’inéluctable tragédie de deux vies difficiles, de deux fortes personnalités sur fond de jazz, de vie nocturne et d'intensité des sentiments. C'est aussi et surtout le portrait, remarquablement porté à l'écran, d'une femme qui a forgé sa destinée par sa seule volonté, et a passé la majeure partie de sa vie à exercer des solidarités de proximité avec autant d'énergie que d'intelligence.
Jérôme Partage
1. Originaire de Philadelphie (un creuset qui restera très présent dans son parcours par le choix de ses partenaires), Lee Morgan s’est imposé par une maturité musicale exceptionnelle, dès l’âge de 18 ans, d’abord dans le big band de Dizzy Gillespie (1956-58), puis au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey (1958-61, puis 1964-65). Parallèlement, il commence à enregistrer sous son nom pour le label Blue Note dès 1956. Le gamin talentueux et insouciant qui –à l’image de ses copains, dont Charli Persip qui évoque son souvenir dans le documentaire– aime les habits à la mode, les voitures et les jolies filles, commence à consommer de l’héroïne durant son premier passage chez les Messengers et doit quitter le groupe (ainsi que le pianiste Bobby Timmons) en 1961, épuisé par la drogue. Il se met alors en retrait durant près de deux ans, retournant à Philadelphie, période durant laquelle il tente, semble-t-il, de «décrocher». Il opère un retour en force en décembre 1963 en enregistrant un disque majeur, The Sindewinder (Blue Note). Mais alors qu’il a débuté une seconde carrière où se manifeste un formidable renouvellement artistique, Lee Morgan est rattrapé par ses démons (à la suite d’une overdose, il se brûle même gravement à la tête en tombant inconscient contre un radiateur), lesquels l'ont de nouveau mis en marge de la scène jazz lorsqu'il rencontre Helen More en 1967. Voir sa biographie et discographie détaillée dans le Jazz Hot Special 2006.
2. Jymie Merritt compose à sa demande le titre «Angela», en hommage à Angela Davis, qui figure sur son ultime enregistrement du 28 janvier 1972 (We Remember You, voir chronique dans Jazz Hot n°490-1992): https://www.youtube.com/watch?v=P4XYhNr4RVo
3. Ce titre apparaît dans l’album Caramba (1968, Blue Note).
© Jazz Hot 2020
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En Política
En Politique
Documentaire
de Jean-Gabriel Tregoat et Penda Houzangbe, produit par petit à
petit production, DHR/AVIFCinemas, Vosges Télévision, 2018, 107mn, France,sortie le 18 mars 2020
Ce documentaire
(le second de ce tandem) est tourné dans les Asturies (nord-ouest de
l’Espagne), à l’occasion des élections «autonomiques» (dans les communautés autonomes) de 2015, mais
impressionne d’emblée par sa portée universelle et intemporelle (depuis l’Antiquité) de toute situation où de
nouveaux venus en politique institutionnelle –là au Parlement des Asturies–
même rompus au militantisme actif moderne, se retrouvent à négocier ferme,
surtout avec eux-mêmes, pour savoir jusqu’où ne pas aller pour ne pas se corrompre,
ne pas renier son programme ni trahir l’électorat, et arriver à cibler
l’objectif essentiel: obtenir des contreparties incertaines dans des
marchandages pour commencer à peser, mais avec le risque de compromission, ou préserver
l’intégrité pour tenter de gagner les élections suivantes afin de vraiment
changer la façon de faire de la politique.
Le film ouvre sur une partie de
football métaphorique présentant les protagonistes, leur engagement, la solidarité,
les aléas de la vie publique et suit les partisans de Podemos dans leurs échanges avec des électeurs, avec les
questions toujours pendantes: «Comment
trouver de la crédibilité quand on n’a jamais été élu, et une fois élue, que
faire pour la gauche (disloquée) quand elle arrive au pouvoir, même
numériquement majoritaire, si un de ses partis s’est déjà discrédité dans des
liaisons dangereuses?»
Les ressorts dramatiques, du fait des enjeux réels pour
la population luttant avec très peu d’atouts contre les dégâts de la crise de
2008 (en Espagne, la tension politique est restée palpable depuis 1937), vient
aussi du travail imaginatif de construction narrative pour donner à «tout»
voir dans un éventail de nuances très ouvert, de la voix off d’un journaliste imaginaire qui observe, renseigne le spectateur sur des éléments rajoutant de la
complexité, aux débats tous azimuts, internes, entre partis, au
sein du Parlement, voire avec d’anciens camarades «de la rue», en
passant par les incontournables tweets qui montrent l’effet délétère de ce type
de communication instantanée.
Au fil de la crise financière qui a tout
contaminé jusqu’aux comportements des individus dans ce chaos régressif, plusieurs
réalisateurs œuvrent pour dégager des pistes de réflexions sur nos temps
modernes de régression sociale, moins poétique que chez Charlot, des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes (2015, 3 parties) dont l’imaginaire
débridé porte la misérable réalité du Portugal,
à J’veux du soleil (2019, 76mn), road movie de Gilles Perret et François
Ruffin sur l’épisode des
Gilets Jaunes en France, en passant par Adults
in the Room (2015, 124 mn) de Costa Gravas,
retraçant l’autre facette de l’Europe mettant à genou la Grèce. Le combat, les
espoirs et la dynamique politique pour «l’après» sont des thèmes de
prédilections pour les réalisateurs de documentaires et de fictions depuis
toujours, avec sans doute la prime au néo-réalisme italien dont le Nous nous sommes tant aimés d’Ettore
Scola (1974, 124 mn) restera un chef d’œuvre aigre-doux d’analyse sociale et
politique sur le «avant, après». De l’autre côté de l’Atlantique,
la tension dans le berceau du jazz qui aurait
pu être le «nouveau» monde en 1776, puis en 1865, puis en 1964,
vient de cette difficulté à penser cet «après» démocratique, sans
rapport de domination. En Política continue cette tradition d’analyse approfondie des mécanismes de pouvoir et des
possibilités de le morceler, de l’équilibrer, de le partager, indispensable
pour la démocratie actuellement en péril dans la mondialisation, donc aussi en
Europe, car lorsque le minimum de sécurité vitale n’est plus assuré, l’individu
n’a plus l’esprit à réfléchir «l’après» avec d’autres, il se
concentre sur sa propre survie, son espace mental rétrécit, et le contrat
social, porté à bout de textes par nos philosophes des Lumières, vole en
éclats. Rendez-vous au cinéma le 18 mars, comme pour fêter l’anniversaire du
début de la Commune de Paris en 1871, une xième période de l’histoire qui a
rêvé l’«après».
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I Hate Your Guts / The Intruder
Film de Roger Corman (5 avril 1926, Détroit, MI), produit par Gene (24
septembre 1927, Détroit, MI) et Roger Corman, Los Altos Productions 1961, 80mn,
USA, musique Herman Stein (1915-2007), avec William Shatner, Frank Maxwell,
Charles Barnes, Leo Gordon
(disponible sur Arte.tv jusqu'au 16 mai 2020).
https://www.youtube.com/watch?v=ijFwO0iuIeY(bande annonce)
https://www.youtube.com/watch?v=zwgMuDQzm2I (film complet en VO non sous-titré)
https://www.imdb.com/title/tt0055019/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
Ce film s’inspire,
en 1961, des événements de Little Rocks, AR, en 19571, d’une actualité encore
brûlante, puisque l’année qui précède le tournage, des élèves afro-américains
n’avaient encore pas pu intégrer le lycée de Sikeston, MO, où la production du
film plante son décor pendant trois semaines très inquiétantes pour tous.
Autant dire que la tension n’a pas besoin d’être feinte puisque la force de
cette fiction réside dans la réalité de la ségrégation vécue au jour le jour,
celle qu’on ne peut pas simuler, la peur réelle au fond des yeux qui ne peut
être «jouée», qui transpire sur la peau, la haine des dominants
pathologiques dans les sourires carnassiers, les rires vulgaires, dans la
méchanceté qui dispute la galerie de portraits au crétinisme clinique.
Comme
pour ses autres films, Roger Corman, a l’efficacité de sa formation
d’ingénieur
et le talent des dramaturges antiques: pas un mot ni une expression
fugace inutile, la foule raciste est recrutée sur place et n’a pas
besoin de
«formation» dramatique car elle est «parfaite» dans le
rôle; la musique est d’une implacable pesanteur malsaine sauf dans trois
scènes
où des airs parkériens aèrent un peu l’atmosphère; rien n’est laissé au
hasard, toutes les idées sont exploitées jusqu’à la corde (sans jeu de
mots). Les
problématiques abordées sont le drame américain, du racisme dans toutes
ses dimensions à la loi du plus fort classique (argent, sexe, âge,
corruption, armes,
attentats), en passant par le péril rouge (judéo-communiste pour être
précis). Le proviseur du lycée est campé par
Charles Beaumont, l’écrivain du roman dont il a tiré lui-même aussi le
scénario
pour le film2. Tout est en place pour régler son compte au Sud profond.
Est-il besoin de rajouter
qu’en 1960, Gene Corman, le frère cadet coproducteur du film, travaille avec
Harry Belafonte (l’infatigable activiste grand argentier pour le Mouvement des
droits civiques, encore aux côtés de Spike Lee en 2018 dans BlacKKKlansman) sur le disque My Lord What a Mornin’3 dont le
livret est écrit par Langston Hughes (1902-1967), le poète de la Harlem
Renaissance poursuivi pour communisme, et qui a vécu à Paris, comme Roger Corman,
25 ans plus tard. Car dans l’Amérique de la chasse aux sorcières, l’espace
rétrécit tant que les courageux se connaissent, se soutiennent, même s’ils
pensent différemment, le propre de la démocratie pour ceux qui la pratiquent.
A
propos de courage, le titre initial I
Hate our Guts est de loin le meilleur car le film s’attache à faire la
«gamme Pantone» de toutes les formes de lâchetés et de
«tripes» (guts)
justement, de l’individu à la foule, de celui qui croit être un grand homme (le
rôle de L’Intrus, titre resté au film
pour la postérité), en fait un nazillon à la petite semaine qui hait ceux qui
ont du courage, à celui qui est bien dans sa peau, voudrait vivre en paix, avec
la modestie de son métier de camelot-vendeur-bonimenteur mais seul fin
psychologue pour pouvoir rétablir le contrat social en douceur dans un pays explosif.
Il y a aussi le
journaliste qui va d’abord se soumettre à son actionnaire-potentat local, avant
d’arriver à comprendre ce qu’il doit faire en conscience contre la ségrégation
et de le payer le prix fort. La partition des femmes du film est aussi large et
souvent même plus complexe.
Enfin, la palme du courage et de la maturité
revient à Joey, l’élève qui va s’avancer «dans la vallée de la
mort», scène qui rappelle Marlon Brando, encore un soutien de Martin Luther King, dans son martyre Sur les Quais d’Elia Kazan (1954), vallée où son révérend vient de laisser la vie lors de l’explosion de son église, scène
prémonitoire de la réalité de cet attentat du 15 septembre 1963 dans
une église de Birmingham en Alabama qui tua 4 jeunes filles et en blessa
22 autres, connue des amateurs de jazz par l’émouvante composition «Alabama» de John Coltrane, autre soutien de Martin Luther King.
Lorsqu’on
voit la perfection de ce film à petit budget,
dans un cadrage et une photo magnifiques en noir et blanc, théâtral
comme un drame antique, avec une narration et une analyse aussi aboutie,
on se demande comment le cinéma dépense souvent autant d’argent pour ne
rien dire. A ne rater sous aucun prétexte.
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LA LONGUE MARCHE VERS L’ÉGALITÉ
UN BLUES SANS FIN
«Vos armes sont les mots» (The Great Debaters)
A
propos de plusieurs films récemment diffusés sur différentes chaînes de
télévision, sur le grand écran des salles de cinéma et disponibles le
plus souvent en DVD: Green Book, Selma, The Great Debaters, Lee Daniels’ The Butler, Ray, King: de Montgomery à Memphis, Detroit, Miracle at St. Anna, I Am Not Your Negro. Quatre de ces films ont déjà fait l'objet de chroniques dans ces colonnes (Detroit, Ray, Green Book, King), et quatre autres (Selma, The Great Debaters, Lee Daniels' The Butler, I Am Not Your Negro) sont chroniqués ci-dessous après le texte d'introduction…
«Ma mère venait d’un milieu très modeste
et elle en avait gardé les habitudes. Plus jeune, elle lavait le linge
de familles blanches, pour quelques cents. Et si le travail ne leur
allait pas, les gens lui jetaient le linge à la figure pour qu’elle
recommence. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’était sa vie quand
vous voyez la mère de Ray Charles dans le film Ray (1). J’ai pleuré
quand j’ai vu ce film… Toujours est-il que lorsque mon père a fait
fortune, il a engagé une bonne. Ma mère l’a renvoyée! Elle ne voulait
pas que quelqu’un d’autre s’occupe de la maison.» Mighty Mo Rodgers, Jazz Hot n°684, été 2018
Dans son livre Le diable trouve à faire (The Devil Finds Work:
The Dial Press 1976, New York, France: Capricci 2018, traduction
Pauline Soulat) James Baldwin (1924, Harlem NYC-1987, St-Paul-de-Vence)
donne «sa» lecture, au travers de «son» expérience afro-américaine de la
réalité, de films «classiques» qui, pour différentes raisons, l’ont
interpellé, qu’il s’y retrouve ou, le plus souvent, qu’il ne s’y
retrouve pas du tout. Il précise alors en quoi ces films constituent une
déstabilisation, une violence, une modification –voire une dégradation–
de l’image de soi par le fait de subir la perception erronée des
autres, allant jusqu’au dégoût de soi découlant du simple regard de
«l’autre»; il s’agit des deux niveaux d’expériences entre deux
populations au sein d’une même nation –les Etats-Unis– (la condition des
femmes étant un autre niveau d’expérience) que James Baldwin met en
évidence par des extraits commentés de films. Textes et films sont
également repris dans le documentaire de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre (I Am Not Your Negro).
Selma, The Great Debaters, Green Book (8), Lee Daniels’ The Butler, comme Ray (1), King, de Montgomery à Memphis (2), Detroit (3), Miracle à Santa Anna (4), ont précisément en commun de proposer une perception alternative
de ce deuxième niveau d’expérience, théorisé par James Baldwin dans I Am Not Your Negro,
titre d’un documentaire qui vaut par la présence, l’intelligence et la
voix de James Baldwin, de revisiter le langage cinématographique
dominant, qu’il soit consensuel ou critique, avec d’autres yeux,
d’autres points de vue.
En effet, pour combattre le révisionnisme ambiant (la propension
systématisée actuelle à réécrire l’histoire en fonction de la
conjoncture, des intérêts du moment, y compris des documentaristes),
autant que pour tenter le plus honnêtement possible l’aventure
démocratique, il est indispensable, vital, de croiser les perceptions,
les expériences de vie. Car celui qui profite d’un privilège, activement
en l’acceptant ou passivement ou encore en le contestant parce que
c’est simplement une réalité installée de longue date (l’homme par
rapport à la femme, la majorité religieuse ou ethnique par rapport à la
minorité, le riche par rapport au pauvre, le valide par rapport au
handicapé, etc.) a rarement la bonne foi d’admettre l’étendue de
l’inhumanité de la condition de ceux-celles qui sont soumis(es). Parce
que cela constituerait une «faiblesse» dans le rapport de domination
qui, seul, l’anime vis-à-vis de l’autre pour les actifs, par simple
préservation du confort autant qu’inconscience pour la plupart, et pour
les plus ouverts parce que n’ayant pas conscience de l’autre niveau
d’expérience, il est difficile d’en saisir les conséquences au fond de
soi, donc d’en envisager le caractère insupportable.
Ainsi, dans Selma qui relate la grande marche pour les Droits
civiques à laquelle se joignit Martin Luther King, ou dans les
entretiens et les rencontres relatés dans I Am Not Your Negro par
James Baldwin, dès qu’une avancée démocratique au nom de l’humanisme le
plus essentiel doit être concédée par le pouvoir, sous la pression de
ceux qui luttent, pour aller vers l’égalité et l’équité (l’absolu de la
justice), ce n’est jamais possible «ici et maintenant» sans contrepartie
pour le dominant, invalidant et pervertissant l’avancée elle-même par
une concession contradictoire: chaque pénible pas franchi vers la
dignité ne l’est qu’obtenu de très haute lutte, et après beaucoup de
violences pour ternir l’image de ces luttes exemplaires et justifier une
contrepartie. D’où la tension extrême et les émeutes inflammables entre
communautés aux Etats-Unis où le pouvoir et l’argent ont toujours été
les références de réussite, où la charité ne supporte pas la solidarité
et la conquête sociale.
Avec d’autres films comme La Couleur des sentiments (5), La Couleur pourpre (6), Colère en Louisiane (7), Une Saison blanche et sèche (9), Mississippi Burning (10), le cinéma de Spike Lee dans son ensemble, ces films et
documentaires sont donc des contributions salutaires à une
reconstruction mentale souhaitable du monde qui s’incarne avec les
langues parlées, les dialectes, par les accents, dans les gestes, les
expressions, les regards, les intonations, les références, les codes
culturels, les préjugés de l’éducation selon le temps et le lieu. Mais
il faudra encore beaucoup de temps, de livres, de scénarios, de films,
de documentaires, pour rééquilibrer, contrebalancer et finalement
enrichir la production existante, déjà écrite, filmée, et surtout gravée
dans notre inconscient collectif comme sur un microsillon, et qui
véhicule le rapport de domination en technicolors.
Si on peut écrire ça à propos de la réalité afro-américaine, cela
vaut aussi pour d’autres minorités et pour les femmes –qui sont plus de
la moitié de l’humanité– comme l’expliquaient clairement Claude McKay
(1889-1948) dans «Un sacré bout de chemin» (A Long Way from Home, 1937, traduit par Michel Fabre, Editions André Dimanche-Marseille 2001: «… pour chaque changement … en direction d’une égalité, les femmes devront se battre en tant que femmes.» page 367), Chester Himes (1909-1984, La Croisade de Lee Gordon)
ou James Baldwin (1924-1987) qui ciblent dans leurs ouvrages les dégâts
irréversibles sur les plans humains, sociaux, psychologiques mais aussi
artistiques et économiques, engendrés par le rapport de domination qui
contrevient au besoin fondamental d’égalité sans lequel il n’est pas
possible, sauf pour les démagogues, de parler de justice, de liberté, de
fraternité ou de démocratie.
Car ces dégâts irréversibles s’aggravent au fil du temps, deviennent
plus complexes, plus pervers, le compteur tourne et le cumul augmente.
Martin Luther King avait une conscience aigue de cette urgence: «Nous ne pouvons plus attendre… car il est temps d’encaisser notre chèque de retard.»
Quand le révérend-prêcheur fait place au révolutionnaire social, même
non violent, son propos devient insupportable pour les dominants: il a
toujours su qu’il en paierait le prix de sa vie comme cela apparaît dans
le film Selma et dans le documentaire King. Un autre fin
connaisseur des rapports corrompus de domination, Rudyard Kipling
(1865-1936) dans la société anglo-indienne à la charnière XIXe-XXe
siècles, avait très tôt formalisé cette inévitable «comptabilité»en
écrivant cet aphorisme: «Rien n’est réglé tant que tout n’est pas complètement et équitablement réglé».
Si les dominants se
rassurent, corruption et démagogie aidant, dans la période de régression
que nous traversons en ce début de XXIe siècle (accroissement de toutes
les inégalités, disparition des libertés fondamentales), et si la
planète, pas plus que les Afro-Américains ou les femmes, ne prennent le
chemin de régler leurs comptes en dépit d’une propagande malsaine et
perverse, ces films et ces documentaires, parmi quelques autres, ont
choisi de ne pas occulter la réalité et proposent une autre vision de
l’humanité…
Hélène et Yves Sportis © Jazz Hot 2020
1. Ray, de Taylor Hackford, musique Ray Charles, Craig Armstrong, 152mn, 2004, USA
https://www.imdb.com/title/tt0350258/reference
https://www.youtube.com/watch?v=jVHCQfcugdw
2. The Martin Luther King Film Project (King, de Montgomery à Memphis),
d’Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph
Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress,
175mn,1970, USA, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1864865
https://www.youtube.com/watch?v=-WN1_EEqRpg https://www.imdb.com/title/tt0065944/
3. Detroit, de Kathryn Bigelow, 143mn, 2017, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#Detroit
https://www.youtube.com/watch?v=OAigWWYe1TE
4. Miracle at St. Anna (Miracle à Santa Anna), de Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie
https://www.imdb.com/title/tt1046997/
https://www.youtube.com/watch?v=OxZ9NK1YDD4
5. The Help (La couleur des sentiments), de Tate Taylor, d’après Kathryn Stockett, 146mn, musique Thomas Newman, 2011, USA
https://www.imdb.com/title/tt1454029/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=2-aolLbrH8k
6. La Couleur pourpre (The Color Purple), de Steven Spielberg, d’après Alice Walker, Prix Pulitzer 1983, 154mn, musique Quincy Jones, 1985, USA
https://www.imdb.com/title/tt0088939/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=6_OgJ7hB8TE
7. A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), de Volker Schlöndorff d’après Ernest Gaines, 91mn, musique Ron Carter, 1987, USA-RFA
https://www.imdb.com/title/tt0093076/releaseinfo
8. Green Book, de Peter Farrelly, 130mn, musique Kris Bowers, 2018, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#GreenBook
https://www.youtube.com/watch?v=vDFnYOOovp8&list=PLszdKGvlcAUeSOb8fq-BMDSk0Zly4rZVN&index=1
9. A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), d’Euzhan Palcy, d’après André P.Brink, 97mn, musique de Dave Grusin, 1989, USA
https://www.imdb.com/title/tt0097243/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=u3bw7yZmtGI
10. Mississippi Burning, d’Alan Parker, d’après des faits lors du Freedom Summer de 1964, 128mn, musique de Trevor Jones, 1988, USA
https://www.imdb.com/title/tt0095647/fullcredits
https://www.youtube.com/watch?v=987lXKJqHbY
*
SELMA
Selma, film, Ava DuVernay, 2014, 128mn, Cloud Eight Films/Harpo Films/Pathé/Plan B Entertainment, USA/Royaume-Uni
Selma
parle de l’impossibilité pour un Afro-Américain en 1965 (population
majoritaire en Alabama) de s’inscrire pour voter, malgré le 15e
amendement de la Constitution des Etats-Unis ratifié en 1870 qui
garantit le droit de vote aux Afro-Américains. Il s’agit donc d’un combat
d’arrière-garde ségrégationniste, en réaction directe au Civil Rights Act de
1964 du 3 juillet 1964 (la discrimination est illégale). L’angle
particulier de la réalisatrice Ava DuVernay est de faire entrer le
spectateur dans le détail concret et pratique des vies, pensées, débats
juridiques et politiques qui se croisent, aussi à l’intérieur du
Mouvement des Droits Civiques, aussi entre femmes et hommes, au travers
de personnages, soit historiques comme Martin Luther King et ceux qui
les entourent –famille, amis, opposants–, soit inconnus dans leurs
quotidiens heurtés de ce début d’année 1965.
Ils vont former,
ensemble, les marches (février-mars) de ceux qui se sont impliqués dans
la réflexion, l’organisation, la participation et le partage
d'expériences antérieures (depuis décembre 1955, «Montgomery-Rosa
Parks», donc depuis dix ans de luttes «non-violentes» mais violentes
dans la réalité des faits et des pouvoirs) pour la mise en place de
stratégies, d’action ou d’attente, en fonction de l’autocrate local, de
l’évaluation de la prise de risque sur les vies des non-violents, en
fonction de l’impact médiatico-politique intérieur et international, des
négociations en cours avec le pouvoir fédéral lui-même ferraillant avec
d'autres pouvoirs –locaux, FBI de J.E. Hoover, mafias, économiques–, de
la prison injustifiée, des pressions entre opinions publiques, de
l’impact de la religion, des moyens matériels ou de temps nécessaires de
formation à la non-violence, de la fatigue et de la lassitude, autant
de facteurs aléatoires et combinables pour arriver à inverser le rapport
de force.
L’expérience est terrible physiquement et en tensions extrêmes,
émotionnellement, mais la marche va jusqu’à Montgomery et obligera à
voter un nouveau texte de loi, le Voting Right Act (Loi du 6 août 1965), très contraignant, pour obliger les dominants
historiques au moins à respecter la Constitution de l'Union. Un chemin
effroyable, à marche forcée, la peur au ventre, car le retour en arrière
n’est plus possible; un chemin qui dévoile sans détours les raisons et
conditions de l’assassinat ultérieur de Martin Luther King en 1968.
• Martin Luther King, Autobiographie, Textes réunis par Clayborne Carson, 2017 https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027125#Luther
• 28 Mars 1963, I Have a Dream, un rêve d'égalité: Retour sur le discours de Martin Luther King, Jr. (Jazz Hot n°665, 2013)
*
THE GREAT DEBATERS
LE GRAND DÉBAT
The Great Debaters (Le grand débat), Film, Denzel Washington, 2007, prod. Denzel Washington, 126mn, USA
Melvin
Beaunorus Tolson (dans la vraie vie 1898-1966), un enfant de la Harlem
Renaissance (selon Alain LeRoy Locke sur l’impérative nécessité pour les
Afro-Américains d’être éduqués pour faire valoir leurs talents: The New Negro,
1925), éduqué, diplômé, poète, explique à ses élèves l’importance de
maîtriser parfaitement l’art du discours : le langage et l’organisation
de la pensée.
Le spectateur est transporté au Wiley College
«réservé» aux élèves afro-américains à Marshall au Texas (Etat du Sud),
en plein désastre humain suite à la Crise de 1929, dans une atmosphère
irrespirable de ségrégation et de lynchage. Le défi du film est de
progressivement faire se concentrer l’attention sur l'importance d'un
entrainement «au débat», malgré et en raison-même de l’environnement
délétère, de montrer la confrontation de ces jeunes apprenants, au
langage châtié et à la pensée structurée, à leur soumission à des
racistes au vocabulaire limité mais détenteurs puisque blancs du pouvoir
«légitime» de vie et de mort: un renversement de situation qui fait
également la part belle à une élève qui amène ses outils alternatifs à l’équipe masculine. Une phrase revient en riff pendant tout le film: «à une loi injuste nul n’est tenu d'obéir»
mantra de Saint Augustin, philosophe chrétien-berbère d’Algérie qui, en
matière de loi «injuste», avait eu le loisir de faire le tour de la
question. Le film, grâce à la licence permise à toute œuvre, pousse
l’expérience jusqu’à faire débattre et gagner l’équipe de Wiley contre
Harvard, université wasp (white anglo-saxon protestant)
par excellence, au prix d'un travail acharné sur des années mais qui
fait sens, y compris et surtout psychologiquement, pour acquérir les
codes et le mental d’«égaux», la force de ne plus se soumettre. Le
professeur ne craint pas non plus d’aller «éduquer» les fermiers la nuit
pour qu’ils s’organisent et se défendent, quels que soient les risques
vitaux encourus.
L’image
de soi, le courage de transformer en discours de combat, de mise en
accusation de la société, un exercice à l’origine formel et de formation
au pouvoir arbitraire des élites, juste pour le besoin d'excitation
d’une société qui ne jure que par la rivalité et l'inégalité qu'elle
doit générer, sont au cœur du film: ce sont les deux niveaux
d’expériences mis en évidence par James Baldwin, entre ceux qui se
battent pour écraser les autres (plus ou moins consciemment), et ceux
obligés de se battre pour ne pas mourir, qui réinventent une alternative
solidaire autant par nécessité vitale que par culture. C'est aussi
l'histoire et le fondement du jazz.
*
LEE DANIELS’ THE BUTLER
LE MAJORDOME
Lee Daniels’ The Butler (Le Majordome), Film, Lee Daniels, 132mn, 2013, Laura Ziskin Productions et Windy Hill Pictures, USA
Le
scénario, inspiré d’une histoire vraie, a le mérite de passer en revue
une grande partie des culpabilités de l’Amérique: la maltraitance, le
viol, le meurtre, l’exploitation, les injustices de toutes natures,
toutes liés à la ségrégation érigée en système, sur quatre générations,
et les différentes formes de résistances et aptitudes que les
Afro-Américains ont dû développer face à cette violence récurrente pour
survivre et se réinventer, de l’observation méfiante des maîtres pour
éviter que les situations ne dégénèrent, à l’évasion, en passant par
l’action politique des Black Panthers, la fonction armée et violente ou
les mouvements pour les droits civiques de non-violents.
Parti de
sa Géorgie natale, le Majordome finira par travailler 30 ans à la
Maison Blanche et, une fois à la retraite, y sera reçu en tant qu’hôte
de marque du nouveau Président Obama. La succession des Présidents
américains est une galerie de sept portraits peu recommandables, quelles
que soient les apparences qu’ils veulent donner, ou parfois ne veulent
même plus se donner la peine de sauver. Le père et le fils, par la
distance de leur condition, de leur vécu, de leur différence de ressenti
à la soumission, se trouvent en opposition, conflit symbolique fort qui
décrit les débats internes à la société afro-américaine, pour décrypter
comment le pouvoir blanc peut y compris se servir de ses serviteurs
noirs «qui se tiennent bien»
comme répond, de manière prémonitoire, James Baldwin à l’évocation de la
prophétie de Robert Kennedy, qui promet un «Président noir» dans 40 ans
en 1968, qui se réalisera avec l'élection de Barack Obama. Car Barack
Obama s'est en effet «bien tenu».
La fin du film permet de rester
sur une note d’espoir –le père et le fils se réconcilient dans la lutte
solidaire pour l'égalité: le fils qui lui reste devient député, l’autre
enfant étant mort au Vietnam–, et avec la lueur de 2008 qui n’aurait pas
manqué d’être également ternie, si le bilan des deux mandats de Barak
Obama avaient été relatés, compte tenu de la dégradation
socio-économique et de sécurité des conditions de vie des
Afro-Américains depuis lors, de la dégradation de l'inconscient
collectif des Américain(e)s et sa résultante: l'élection de Donald
Trump.
Une mécanique infernale qui ressemble à l’absurde
d'Albert Camus dont personne ne sort jamais, ni les victimes, ni les
bourreaux, par la force séculaire de la reproduction du modèle social
inégalitaire à l’œuvre dans toute son inertie perverse. Même sur le plan
des relations entre les personnes (hors institutions), rien n’est
simple ni jamais acquis dans cette insécurité générale ; la survie
consiste à durer, passer les épreuves, par des moyens qui ne sont pas
enseignés dans les écoles. Chacun essaie de se frayer un chemin, à
tâtons, sans être vraiment sûr de ce qu’il fait, ni pour lui, ni pour
les autres.
*
I AM NOT YOUR NEGRO
JE NE SUIS PAS VOTRE NÈGRE
I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre), Film Documentaire, Raoul Peck, 2016, 93mn, Velvet Film, France/USA/Belgique/Suisse
Raoul Peck a réalisé précédemment Lumumba, inspiré de l'histoire de Patrice Lumumba (indépendance du Congo), ainsi que Le Jeune Karl Marx, sur la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels en Allemagne, à Paris et à Londres. Il
a également été ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995
à 1997. Le cinéaste a été président de la Fémis de 2010 à 2019 (Ecole
nationale supérieure des métiers de l'image et du son, Université de
Paris).
Le
documentaire a remporté de nombreuses récompenses (Oscars 2017, César
en 2018, British Academy Film Award 2018…) et a été plébiscité par la
presse («Un film qui change la vie», selon le New York Times mis en avant par Arte pour la promotion du film). En France, le film est sorti en salles en 2017 et a été diffusé sur Arte et YouTube sous le titre français de Je ne suis pas votre nègre.
En VO, c’est l’acteur Samuel L. Jackson qui donne sa voix au texte; en
version française, c’est Joey Starr (rappeur, acteur et producteur).
Les
mots essentiels de James Baldwin, la qualité du montage et de la
recherche de Raoul Peck, dont la biographie explique en partie la
sensibilité, malgré nos quelques critiques, font de ce documentaire une
belle réussite, un indispensable pour tou(te)s car c'est une grand
moment de philosophie, une leçon de vie, exprimés par James Baldwin avec
des mots sincères, directs, clairs et précis totalement dénués de
pédanterie, de la perversité, du conformisme et de la bien-pensance
d'aujourd'hui; un message particulièrement déterminant pour les amateurs
de jazz s'ils veulent approfondir leur connaissance de ce qu'est le
jazz. James Baldwin, né à Harlem, est le digne enfant de la Harlem
Renaissance, dont il porte l'universalité et l’attachement au Siècle des
Lumières. La densité de sa pensée se prête mieux au livre qu’au
documentaire, malgré le plaisir de le retrouver à formuler lui-même sa
pensée, à moins que l’on ait la volonté de réécouter de nombreuses fois
ce documentaire pour saisir toutes les nuances et articulations de
pensée…
Coproduit, conçu et réalisé par le réalisateur
haïtien Raoul Peck (Port-au-Prince, 1953), ce documentaire se fonde essentiellement sur les écrits (un
texte inachevé et inédit de James Baldwin, intitulé «Remember This House») et
la parole enregistrée et filmée de James Baldwin dans des émissions (Dick Cavett Show, 1968),
à l’occasion
de conférences dans des universités comme Cambridge, et sur des images
d’actualités de 1950 à nos jours, avec des images également de James
Baldwin en compagnie de nombreux participants de la lutte pour les civil rights (Harry Belafonte, Sidney Poitier, Marlon Brando…). Le tout est augmenté d’images d’archives
sur le mouvement des civil rights (droits civiques) et les différents mouvements de lutte des Afro-Américains, sur une musique de
fond où domine le jazz-blues malgré l’évitable Bob Dylan pour accompagner
l’assassinat de Medgar Evers, et parfois une musique dramatique grand public
comme pour l’ouverture du documentaire, quelque peu déplacée parce
que le leitmotiv de James Baldwin n’est pas la fiction mais la réalité, et que
pour un enfant de Harlem, sa réalité, c’est le jazz et le blues qui la traduisent le mieux.
A l’aide des mots de James Baldwin (1924-1987), le réalisateur met en
perspective la conquête, jamais acquise par les Afro-Américains, de l'égalité, des civils
rights promis pourtant par une constitution républicaine du
Siècle des Lumières ancienne de deux siècles, améliorée depuis par la lutte des
Afro-Américains. Le récit doit tout au
texte de James Baldwin, en projet à l’été 1979 comme expliqué dans un
courrier
du 30 juin à son éditeur, Jay Acton, sur une autre histoire des
Etats-Unis
fondée sur la lutte et les assassinats de trois militants, amis de James
Baldwin, luttant pour la cause
de l’égalité des Afro-Américains en
Amérique: Medgar Evers (membre de la National Association for the
Advancement
of Colored People, 1925-1963, assassiné dans son garage par un membre
des White
Citizens’ Council, une organisation suprémaciste); Malcolm X (1925-1965,
membre
de Nation of Islam jusqu’à 1964, puis de sa propre obédience, assassiné
par des
black muslims avec la complicité passive ou active du FBI); et Martin
Luther
King (1929-1968, assassiné par un militant suprémaciste, James Earl Ray,
thèse
parfois contestée). Comme le dit le natif de Harlem: «L’histoire des Noirs
en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle
histoire.»
Le film vaut d’abord et essentiellement par la
parole et les mots, puissants, précis et choisis avec scrupule, nuance
et discernement, de
James Baldwin, qui déplace l’habituelle thématique médiatique, politique
ou
universitaire de «la question noire aux Etats-Unis» vers la seule et
vraie question
qu’impose la réalité des faits: «L’inégalité dans la société américaine
est la source de violences dont sont victimes les Afro-Américains».
Derrière la redéfinition des
problèmes américains à partir de la réalité (les fantasmes du racisme
générés
par l’action des dominants) plutôt qu’à partir des victimes (les
Afro-Américains), se situe le seul avenir de la nation américaine. Plus
largement, la confrontation des vécus, du réel («les niveaux
d’expériences»), l'abandon de l'immaturité par la population blanche,
sont la
seule solution pour une future vie commune et pacifique. Par son
analyse, chirurgicale de
précision (la description très factuelle, avec des mots du quotidien, de
ce qu’est être afro-américain aux
Etats-Unis: l’inégalité, l’indignité, l'absence de liberté, la négation,
la terreur, la violence, la
mort au quotidien), James Baldwin éclaircit et intensifie (la cruauté du
réel) la
réflexion pour qui est en état de la comprendre, qui en a la volonté,
c’est-à-dire aussi de sentir dans sa chair, le caractère
insupportable de l’inégalité, la négation, l’indignité, l'absence de liberté, la terreur, la violence,
la mort au quotidien, même si James Baldwin ne se fait aucune illusion: «Certains Blancs
n’ont pas de haine pour les Noirs, ils les ignorent.»
Il raconte ainsi
l’impasse personnelle d’une rencontre amoureuse d’une jeune fille euro-américaine avec
laquelle un jeune afro-américain ne peut se montrer en public, partager la rue et le
métro, et sa découverte de l’inégalité, de la ségrégation et de la peur: «Nous avons créé une légende à partir d’un
massacre. Ça fait un choc à 6-7 ans, alors que vous admirez Gary Cooper, de
découvrir que les Indiens, c’est vous!» James Baldwin est féru de
cinéma, et
le cinéma est souvent l'illustration –c'est particulièrement bien mis en
valeur dans ce documentaire– de son analyse de la réalité de la
société américaine, pour confronter les «niveaux d'expérience» des
populations afro et euro-américaines, une confrontation qui ne se fait
pas dans la réalité dans une société ségréguée, empêchant toute prise de
conscience par absence de sensibilité, de maturité.
Il évoque les «niveaux d’expérience» (le vécu)
différents de la population euro-américaine («les Blancs») et
afro-américaines
(«les Noirs»), et de ce refus, par confort, par corruption, par
immaturité cultivée, par esprit ludique et jouissif, par boulimie
consommatrice, par
volonté donc, pour les uns de comprendre l’indignité de ce que vivent
les autres:
«Les Blancs sont devenus des monstres
moraux.» La solution, que James Baldwin propose toujours malgré son
manque
d’espoir, passe par le renoncement que s'imposeraient les
Euro-Américains eux-mêmes à cette
corruption et à cette infantilisation qui consistent à penser comme
«naturel» ou «évident» qu’un Euro-Américain
possède, en Amérique, par naissance, un statut privilégié par rapport à
un Afro-Américain. James Baldwin fait de cette impératif la seule issue
de la nation américaine, et reste toujours prudent et réaliste:
«Le pays rêve d’une solution finale.»
Ce décryptage et cette redéfinition des
questions, cette pensée alternative qui puise sa force dans la vraie vie, de James Baldwin s’étendent à toutes les réalités d’indignité et aux débats qu’elles
soulèvent partout et tout le temps. On parle en Europe, en France, en
Allemagne de la «question juive» (sous des formes très perverses encore de nos jours), quand il faudrait parler de la France,
de l’Allemagne, etc.; on parle de la «question des femmes», quand il faudrait parler des
hommes; de la «question des banlieues», «des pauvres», quand il faudrait parler
des dominants, des inégalités, des riches, etc.
Cette parole de James Baldwin est donc
lumineuse car elle éclaire d’un jour, d’un angle nouveau, et reste très
actuelle, universelle. Comme le montre en partie le documentaire par des
images des années
2010, l’Amérique n’a pas évolué sur le fond de manière positive, son
inconscient collectif reste inchangé comme l'élection de Donald Trump le
confirme. Malgré
l’ascension sociale de quelques Afro-Américains, dont le Président Obama
élu en
2008 («Si on se tient bien, on peut devenir Président»
dit James Baldwin en 1968), 50 ans après la mort de Martin Luther King, Jr.,
en 2018, la ségrégation, les
inégalités sociales, le racisme et le suprémacisme sont restés des
tares ancrées
au plus profond de l’inconscient collectif américain, et une une réalité douloureuse pour les Afro-Américains, de toutes conditions
sociales, de tous les âges, des deux sexes, sur le terrain et dans les têtes, palpable par tout visiteur
étranger, génératrices de
violences racistes et qui empêchent une solidarité de la
nation
américaine. De ce fait, la nation américaine n’existe toujours pas, et même,
l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, sur le modèle
économique américain oligarchique qui accentue les inégalités, et
fondées maintenant sur le modèle communautaire religieux entériné par
les Etats
au service de l’oligarchie, génère l’apparition de fractures béantes au
sein
des sociétés en Europe, dans des nations millénaires,
similaires sans être exactement les mêmes (l’histoire
est différente) aux fractures américaines, toujours instrumentalisées
par l'ensemble des pouvoirs pour diviser les résistances (cf. le film The Butler).
Le documentaire, écrit à distance de l’auteur, 30 ans
après sa mort, pervertit parfois son objectif par volonté quelque peu forcée et anachronique de réécriture
ou d’actualisation, pas nécessaire tant la pensée de James Baldwin est limpide, universelle et éternelle. Il instrumentalise aussi par moments (rares) les mots de James Baldwin dans la version
française. Par exemple, le mot «negro» doit se traduire par «noir». Il est employé en anglais par les interlocuteurs de Baldwin ou par Baldwin lui-même même s’il en
sent le caractère insupportable et le rectifie et/ou le remplace parfois par le concept de
«l’homme noir», de «population noire ou blanche» (negro people, white people).
Il est alternativement
traduit en français par «noir» ou «nègre», avec la volonté
d’accentuer le message, car en français, les mots
ne portent pas la même connotation. Cette surcharge n’est pas
nécessaire; par exemple la question initiale de Dick Cavett à James
Baldwin: «Pourquoi les Noirs
(negroes) ne sont pas optimistes?» fait bouillir intérieurement James
Baldwin qui répond pourtant avec un sourire contrarié et une répartie cinglante:«Tant que les gens parleront de cette
manière. La question n’est pas les Noirs (negroes), ici, –et il rectifie– de l’homme noir, ici, mais le sort de ce
pays.»). La voix grave de Samuel L. Jackson avec des sous-titres plus scrupuleux plutôt que celle de Joey Starr avec une traduction contestable, aurait davantage servi l'expression par James Baldwin de l’autre «niveau d'expérience».
Dans le film, les mots du titre «I am not your negro»
n’existent pas dans
les mots de James Baldwin. Ce titre «coup de poing» peut se traduire par
«Je ne suis pas votre serviteur, anonyme», un
faux sens par rapport au message plus profond et digne de James Baldwin
(«Je suis un homme»). C'est peut-être le message de Raoul Peck pour
accentuer la puissance de son film qu'il doit à James Baldwin. Ça ne
s'imposait pas, «Je suis un homme» était tout aussi direct, «punchy» et plus proche du message universaliste de James Baldwin. Citons le
passage qui a, semble-t-il, servi
à ce titre extrapolé: «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout
d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir "un Noir”; parce que je ne suis pas "un
Noir”. Je ne suis pas "un Noir”, je suis un homme. Si je ne suis pas "un Noir”, et si
vous, les Blancs, l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?»
Cette
pensée, lumineuse, a-t-elle
besoin d'autre chose? A-t-elle besoin de jouer sur la traduction en
français entre «noir» et «nègre» pour accentuer l'effet? Nous ne le
pensons pas. Les
qualificatifs de «noir», «blanc», donnés a priori, globalement, comme
première
description d'un être humain, sans autre explication historique, géographique, biographique, socio-culturelle, sont une ignominie, comme ceux
de «juif», d’«arabe», etc., donnés à priori par simple racisme, et passés aujourd'hui dans le langage courant alors que s'exerce, comme jamais, un contrôle liberticide de la pensée et du langage. Pour le comprendre, il faut
l’avoir ressenti, c'est-à-dire le prendre en plein visage. Pas besoin
de «nègre», «youpin», «rital», «feuj», «beur», etc., pour sentir
l’insulte et l'exclusion, les mots «polis» de la bonne société sont
aussi «éloquents».
James Baldwin et d’autres ont travaillé à
modifier ce vocabulaire fondé sur l’inconscient collectif ségrégationniste et raciste,
car les mots sont au quotidien l’expression profonde, enfouie, de la pensée et la base des relations humaines.
La volonté, une étape nécessaire, de faire évoluer le
vocabulaire pour qui pense, comme James Baldwin que ces termes de «noir» et
«blanc» sont indignes de l’être humain, nous a fait préférer à Jazz Hot de
choisir de décrire les
personnes par leurs actes et quand cela apporte une explication, par
l’origine géographique, même lointaine dans le temps (afro-américain),
et
uniquement quand cela est nécessaire sur les questions touchant
justement au
racisme aussi bien qu’aux arts, à la politique, l’histoire ou la
géographie. Mais
ce choix n’est toujours pas partagé, et y compris dans ce documentaire
pour la version française. Les qualificatifs de «blanc», de «noir» sont
de
ces préjugés, irrationnels, que James Baldwin n’a cessé de combattre
pour poser
la question essentielle: «Si je ne suis
pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, vous l’avez inventé, vous devez vous
demander: pourquoi?» Pour comprendre cette pensée, il faut en sentir la douleur au creux de l’estomac, quelle que soit son
origine: les fameux niveaux d'expérience de James Baldwin.
Enfin,
le film se termine sur un contresens par
rapport à son objectif avoué et par rapport à la pensée de James
Baldwin: une
série de portraits de personnes de tous les âges et de tous les sexes
censés
représenter la diversité afro-américaine pour «faire penser» (un procédé
de propagande, la publicité y a couramment recours, et non de
réflexion) qu’ils sont «comme
nous», démarche à contresens et complaisante, comme si ces personnes
avaient
besoin par leur apparence normalisée de se justifier d’exister. Il n’y a
dans
cette galerie que des personnes «présentables» selon les critères
normalisateurs de la société des années 2010. Pas de moches,
pas de laids, pas de gros, de mal habillés, d'hirsutes, d’obèses même.
C'est la négation de ceux qui ne sont pas
dans la norme. James Baldwin n’aurait pas aimé. Heureusement, quelques
dernières images et quelques mots de James Baldwin en toute fin nous
rappellent l'essentiel de ce bon documentaire.
Un très
bon documentaire même, à transcrire car le texte est dense et nécessite
relecture, porté par les mots d’un penseur hors normes, James Baldwin,
doué de
pédagogie, de rigueur intellectuelle, d’honnêteté (le résumé de sa biographie et les raisons de son retour au pays pour
payer sa dette), d’humour, de mémoire et d’une rationalité rassurante dans
notre époque qui manque de toutes ces qualités.
James
Baldwin est mort en France, peut-être
par hasard, peut-être par nécessité, car la France, celle des années
1950-1960-1970,
qui n’existe plus aujourd’hui –même si ce n’est pas son Harlem familial,
avec
sa musique, son poulet frit et ses visages– il le dit et le fait
comprendre,
lui a appris à dominer la terreur, à percevoir, par son expérience, son
vécu, ce
qu’était l’égalité au quotidien, à penser une alternative. Les idéaux
(au moins) de la grande Révolution –l'égalité d’abord car d'elle
dépendent les deux autres pieds de cet édifice, la liberté et la
fraternité– ont bercé la pensée de la Harlem Renaissance jusqu'à la
lutte des civil rights, Martin Luther King et James Baldwin. James Baldwin n’est pas le premier, ni le seul à le
sentir et à le dire. Le regretté Ernest Gaines qui vient de disparaître, et avant lui Claude McKay, Chester Himes, Richard Wright, Langston Hugues et quelques autres, artistes et pas seulement, passés par la France,
nous racontent dans leurs œuvres avec talent et sincérité leur soif d'égalité.
Ironie de
l’histoire, la France, qui cofinance ce film en
2017, a laissé en 2018 des promoteurs immobiliers détruire une grande
partie de
la maison de St-Paul-de-Vence où a résidé depuis 1970 l’écrivain lors de
ses
séjours en France, un philosophe indispensable à la richesse de la vie
culturelle de son pays
d’adoption (local et national) aux côtés des Jacques Prévert, Simone
Signoret,
Yves Montand, la famille Renoir et quelques autres. Comme aurait pu dire
Simone: «La France n’est plus ce qu’elle était…», et ça se sent jusque
dans la version
française de ce (bon) documentaire.
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BLUE NOTE RECORDS BEYOND THE NOTES
Blue Note Records Beyond the Notes, Film Documentaire de Sophie Hubert, produit par Mira Film/Eagle Rock Entertainment, 85mn, Suisse-USA, 2018, en
version originale sous-titrée (disponible en DVD) https://bluenoterecords-film.com/fr
Blue Note Records
Beyond the Notes sort en DVD à l’occasion des 80 ans de la célèbre maison de disques qui
organise chaque année son festival, au mois de novembre à Paris. Sa richesse
documentaire (interviews passées et récentes, photos, vidéos, extraits des
prises de studio non exploitées où l’on peut saisir quelques brefs échanges
entre producteurs et musiciens…) en fait un témoignage précieux de cette
histoire particulière du jazz, celle de Blue Note, label entré dans la légende comme
étant toujours à la pointe des «révolutions» successives, rendues possibles par la personnalité d’Alfred Lion qui
liait amitié, cherchait à comprendre son temps, parlait beaucoup avec les
musiciens, les encourageait à jouer de nouveaux morceaux, payait les
répétitions, pendant que Francis Wolff avait toute latitude pour cadrer ses
photos. Son talent de photographe fut aussi indispensable à l’identité
artistique de Blue Note, comme celui du graphiste Reid Miles (1927-1993) qui, à
partir du milieu des années 1950, créé les visuels des pochettes de disques: une
véritable équipe d’artisans d’art. Les archives photographiques de Francis
Wolff sont d’ailleurs dévoilées dans le film par Michael Cuscuna (producteur
indépendant et consultant depuis 1984 pour Blue Note sur les rééditions,
également créateur du label Mosaic Records) qui en est aujourd’hui propriétaire.
Le documentaire n’évoque que brièvement les circonstances de la création du label et le
parcours originel de ses deux figures tutélaires, Alfred Lion (1908, Berlin-1987,
San Diego, CA) et Francis Wolff (1907, Berlin-1971, New York, NY) qui se
retrouvent à New York pour échapper au nazisme. Lou Donaldson relate
souvenirs et anecdotes avec un humour irrésistible, tout comme Rudy Van Gelder
(1924-2016)1, le grand
ingénieur du son de Blue Note (mais aussi Prestige, Verve…); ils décrivent la
proximité des deux producteurs avec les musiciens (on imagine que le racisme
dont étaient victimes les Afro-Américains faisaient écho à leur propre
parcours); Alfred Lion et Francis Wolff étaient avant tout soucieux
d’enregistrer les disques qu’ils avaient envie d’entendre. Lou Donaldson
qualifie de crapules les producteurs de l’époque: «sauf Alfred qui respectait
tout le monde».
Blue Note, à ses débuts, porte son intérêt sur les musiciens du premier jazz: Albert Ammons, Meade Lux Lewis,
Sidney Bechet, James P. Johnson ou encore Sidney DeParis. Puis, comme Charles
Delaunay à Paris, les deux amis perçoivent la valeur du bebop émergeant, Alfred
Lion se prenant d’une véritable fascination, doublée d’une profonde amitié, pour
Thelonious Monk. Débute ainsi une série de quatre longues sessions (1947-1952)
bien que la musique de Monk peine à trouver son public. Dans la foulée, deux
autres figures du bop, Art Blakey puis Bud Powell rejoignent également Blue
Note, tandis que les années 1950 voient l’arrivée d’une foule de jeunes talents
dont les noms vont s’inscrire dans l’histoire du jazz: Clifford Brown, Lou
Donaldson, Horace Silver, Lee Morgan, Hank Mobley, pour n’en citer que
quelques-uns, puis John Coltrane avec l’album Blue Trane (1957,
une nouvelle «révolution» pour le label). C’est
ainsi, au fil des sessions Blue Note (mais aussi d’autres labels
indépendants comme Prestige, Riverside, Atlantic, Contemporary…), que
se poursuit en s'élargissant la grande histoire du jazz. Ce foisonnement
créatif est favorisé
par l’atmosphère conviviale entretenue par Alfred Lion et Francis Wolff
vis-à-vis des artistes, lesquels, en confiance, font venir d’autres
musiciens, à l'instar d'Ike Quebec et Duke Pearson, véritables recruteurs du label. Herbie
Hancock et Wayne Shorter, au détour d’une récente session avec Robert
Glasper,
longuement filmée, racontent leurs souvenirs avec malice: Art Blakey,
Miles,
Alfred Lion et Francis Wolff dont Herbie décrit en riant la fameuse petite danse
qu’il
entreprenait pendant les prises lorsque la musique lui plaisait
vraiment. Ils
expliquent également que, du fait qu’il n’y avait pas de pression, les
deux
producteurs laissaient émerger la musique sans entrave pour atteindre le
cœur de l’expression. Les moyens du label restent au début
artisanaux: Rudy Van Gelder se remémore avec amusement que, durant les
six
premières années de sa collaboration avec Blue Note (1953-59), le salon
de ses
parents a tenu lieu de studio d’enregistrement, jusqu’à ce qu’il fasse
construire son célèbre studio à Englewood Cliffs, dans le New Jersey.
Les années 1960 sont marquées par l'intensification de la lutte pour les Droits
civiques qui imprègne le travail des musiciens2.
Elles seront également fécondes avec Grant Green, Jimmy Smith, Dexter
Gordon, Freddie Hubbard, Joe Henderson
ou les membres du quintet de Miles Davis (qui «adorait» Alfred Lion):
Wayne
Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Mais la belle
histoire
prend fin en 1966, alors que Blue Note continue d’élargir le spectre du
jazz avec les musiciens free (Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette
Coleman…). Le documentaire attribue paradoxalement les difficultés du
label aux succès inattendus de The Sidewinder (1963) de Lee Morgan et Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver car les distributeurs auraient mis Blue Note sous pression pour ne
plus enregistrer qu’en fonction du nombre de ventes. Ce n’est pas la
philosophie d’Alfred Lion, qui reste un artisan d’art dans l’âme, et face aux
délais de paiement rallongés par les distributeurs et en raison de problèmes de santé, il est
contraint, selon le documentaire, de vendre Blue Note à Liberty Records, une grande compagnie dont les objectifs sont purement commerciaux.
Alfred Lion et Francis Wolff restent un temps sous contrat en tant que
salariés de leur repreneur, puis opposé à la méthode de travail, bureaucratique et à la politique mercantile de Liberty Records,
Alfred Lion quitte le navire en 1967, tandis que Francis Wolff demeure en place
jusqu’à sa mort, en 1971.
Comme pour Stax3,
la volonté de prédation de l’industrie musicale, avatar de la société de consommation de masse, a eu raison d’une aventure
artistique indépendante, fondatrice dans le jazz. Bien sûr, Blue Note Records, qui passe sous
le pavillon d’EMI en 1979 (par le rachat de Liberty Records) puis d’Universal
Music en 2012 (EMI étant racheté à son tour) existe toujours, riche du
prestigieux catalogue de son âge d’or (lequel constitue encore aujourd’hui 50%
des ventes totales du label) et continue de sortir de nouvelles productions. Le
documentaire illustre d’ailleurs très bien, à travers l’interview de Bruce
Lundvall (1935-2015), président de Blue Note Group entre 1984 et 20114, chargé de réactiver la marque après l’arrêt
de 1979, la nouvelle philosophie du label qui cherche à étendre son audience
au-delà des seuls amateurs de jazz. Une stratégie qui passe par le hip-hop dans
les années 1980 (les DJ utilisant volontiers des samples issus du catalogue
Blue Note) ou, au début des années 2000, par la chanteuse pop-folk Norah Jones,
devenue le fleuron de l’ère Lundvall. Nouveau président depuis 2012, le
musicien et producteur Don Was (1952) se félicite bien sûr de cette évolution
hors jazz expliquée aussi par des musiciens d’aujourd’hui, entre jazz et
hip-hop: Robert Glasper (p, ep), Ambrose Akinmusire (tp), Marcus Strickland
(ts), Lionel Loueke (eg), Derrick Hodge (b) et Kendrick Scott (dm): on apprend
par ces jeunes musiciens que la politique des années Reagan (1980-88),
consistait à supprimer les programmes éducatifs et artistiques dans les
quartiers défavorisés (sans doute jugés trop coûteux), privant toute une
génération de l’accès à la pratique instrumentale (ce qui a fortement nuit à la
transmission culturelle en matière de jazz), se rabattant sur d’autres outils
d’expression (comme le hip-hop). Ils insistent sur le fait que cette carence
d’éducation musicale a surtout provoqué, par désœuvrement, une explosion de
violence et de criminalité, dont eux-mêmes se sentent les rescapés. Ils
craignent encore davantage de violence pour l’avenir s’ils n’arrivent pas à
passer le relais aux plus jeunes. C’est l’information la plus inquiétante du
documentaire, même si le message en filigrane de la nouvelle «révolution» Blue
Note est de conclure que le jazz n’est plus qu’une des étapes de son histoire
de la même façon que les grands festivals historiques gardent l’étiquette jazz
en programmant des musiques commerciales. Ce récent
film a en tous cas le mérite de mettre en évidence deux modes de production opposés:
l'un artistique, l’autre répondant à des impératifs financiers.
Jérôme Partage et Hélène Sportis
1. Voir nos Tears.
2. Dont l’albumFree for All d’Art Blakey (février 1964),
enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à
Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage au Congress of Racial Equality.
3. Voir notre chronique.
4. Voir aussi son
interview dans Jazz Hot n°536 (décembre 1996-janvier 1997).
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