Larry Willis, Smoke Jazz Club, New York, 2018 © Mathieu Perez
Larry WILLIS
Unforgettable
Larry Willis vient de nous quitter le 29 septembre 2019 (cf. sa nécrologie), ne nous laissant pas le temps de publier de son vivant ses derniers propos que nous avions recueillis en novembre 2017 à l'occasion du passage à Paris de son trio avec Blake Meister (b) et Eric Kennedy (dm). L'interview prolonge la précédente publiée dans le Jazz Hot n°586 en 2001, et donc la nécrologie que nous venons de lui consacrer. Ce sera ainsi notre hommage à ce bel artiste, jazz jusqu'au bout des ongles, c'est-à-dire accessible, humain, généreux, toujours souriant et heureux de transmettre ce que ses aînés lui ont transmis plus ce que lui-même a apporté au jazz, autant sur le plan artistique que philosophique, avec cette indispensable modestie en regard d’une œuvre artistique de première importance qui rendent Larry Willis inoubliable pour ceux qui ont eu le bonheur de l'écouter et le plaisir de l'approcher…
Propos recueillis par Mathieu Perez
Photos © Mathieu Perez
© Jazz Hot 2019
Jazz Hot: Ecrire sa musique, enregistrer ses
compositions, défendre ses droits, vous vous battez pour ça depuis toujours.
Larry Willis: Jimmy Owens m'a beaucoup aidé dans ce sens. Je le connais
depuis le lycée! Il a étudié avec Donald Byrd qui a été un proche de Gigi Gryce. Tous
les trois ont beaucoup fait pour défendre le droit des musiciens. Le premier
disque sur lequel j'ai joué est Right
Now! avec Jackie McLean pour Blue Note. Jackie a enregistré deux de mes thèmes.
Alfred Lion et Francis Wolff voulaient mes droits d’auteur. A l’époque, je
n’avais pas de maison d’édition musicale, mais je connaissais Donald et Gigi
parce qu’il y avait un gars que j’avais rencontré dans une salle de répétition,
lorsque nous étions tous deux étudiants à la Manhattan School of Music: il
s'appelle Herbie Hancock! Donald Byrd l’avait fait venir à New York. Et donc,
plutôt que de donner ma musique à Blue Note, la maison d’édition qu’Herbie
avait créée pour lui a publié mes compositions. Blue Note était furieux contre
moi! Puis, j'ai créé ma propre maison d'édition musicale. Une fois que c’était
fait, Herbie m’a rendu mes compositions. Donc, si nous nous entraidons de la
sorte, les musiciens peuvent se protéger. Mais le problème, c’est qu’ils ne se
sentent pas concernés. La plupart se préoccupent de jouer, pas du business. Le jazz, c’est un business aussi. C’est comme avec les
athlètes professionnels, vous pensez que vous ne vieillirez jamais, par conséquent,
vous n’y pensez pas. J'ai accepté le fait que je suis musicien et pour les
affaires, j'ai un manager. Mais beaucoup de musiciens se débrouillent tout
seuls...
Que ce soit votre formation Heavy Blue Band
ou le collectif Heads of State, vous jouez le plus souvent avec des musiciens
que vous connaissez depuis très longtemps.
Cela
se résume à un mot: la confiance. Je joue avec des gens que je connais depuis
longtemps parce que je sais de quoi ils sont capables. J’ai joué pendant vingt
ans avec un contrebassiste, que je ne nommerai pas. Durant la période où l’on a
travaillé ensemble, mon répertoire n'a pas beaucoup changé. Malgré ça, il
montait sur scène, posait la musique devant lui et continuait à faire des
erreurs! On aurait pu penser qu’il connaîtrait la musique par cœur, alors, je
lui ai fait la réflexion. Car, lorsque vous lisez la musique, vous vous
déconnectez automatiquement du public, alors que vous êtes censé communiquer
avec lui. J'ai décidé de changer de contrebassiste... Quand j'ai rencontré Blake Meister pour la première fois, il est venu jouer chez moi. J'avais préparé des
trucs pour lui, il est venu préparé; il connaissait tout mon répertoire.
C'était une façon de me montrer que travailler avec moi, ça voulait dire quelque
chose pour lui, et qu'il respectait la musique.
Qui a
formé Heads of State?
Au
départ, c’était mon groupe. Paul Stache, le patron de Smoke et de Smoke
Sessions Records1, m'a demandé de proposer une formation qui pourrait être
commercialisable. J'ai pensé à un All-Stars qui rendrait hommage à McCoy Tyner –un des plus grands pianistes de tous les temps– avec Gary Bartz, Al Foster et Buster
Williams. Car, collectivement, nous aurions beaucoup plus d'impact. Je leur ai
proposé de former un collectif, mais, au fur et à mesure, les egos des uns et
des autres se sont manifestés. Buster Williams a rendu les choses difficiles, cela a eu un effet négatif sur la musique. Nous avons décidé collectivement de
cesser de travailler avec lui. Puis, Gary a rendu les choses difficiles aussi.
Du coup, Heads of State ressemble à un groupe de jam sessions, parce que nous
n’avons pas notre propre musique. Pour avoir sa propre musique, il faut
travailler. Mais il faut d’abord mettre de côté son ego. C’est ça, faire partie
d’un collectif.
Joe Ford (ss) et Billy William (dm)
avec Heavy Blue Band de Larry Willis,
Smoke Jazz Club, New York, 2018 © Mathieu Perez
Avec quels musiciens jouez-vous depuis
le plus longtemps?
Al
Foster est le premier batteur avec lequel j'ai joué; nous nous sommes
rencontrés quand nous étions adolescents. Nous jouions avec Eddie Gomez et Jimmy
Owens. J'ai joué très longtemps avec Joe Ford; j’ai beaucoup de respect pour
lui. Il connaît très bien ma personnalité musicale. Vous savez, j'apprends des
autres musiciens, cela m'aide à grandir. Joe Ford, Al Foster, Eddie Gomez ou
encore Victor Lewis, sont des musiciens ouverts. Ils ont leurs propres idées,
leurs concepts musicaux et ils sont eux-mêmes compositeurs.
A quel âge avez-vous commencé à composer de la
musique?
Au
lycée; mon regretté grand frère était diplômé en composition de la Manhattan
School of Music; il s’intéressait à Benjamin Britten, Samuel Barber, Aaron
Copland, etc. Vous savez, le jazz ne m’a pas intéressé avant ma dernière année
au lycée. Miles Davis est la raison pour laquelle je joue du jazz. Un jour, un
copain a apporté Kind of Blue2. Ah!… Je
n'avais jamais entendu un son pareil! C’est ce que je voulais faire! Miles
était mon idole. Je l'ai rencontré en 1961 ou en 1962, alors que j’étais étudiant.
Il m'a donné le meilleur conseil de ma vie: «Little Willis –Miles m'appelait «Little Willis»–, t’as beaucoup de talent, mais
trouve ton propre son.» Parce qu’une fois que vous avez votre propre son,
vous pouvez jouer ce que vous voulez. Personne ne peut remettre ça en question parce que c’est vous. Tous les gens formidables que j'ai connus ont un point
commun: ils sont uniques. Je ne suis pas Herbie, je ne suis pas Chick Corea, ni
Bill Evans, ni Bud Powell, ni Wynton Kelly, etc. J’essaie d’être le meilleur Larry
Willis que je puisse être.
C’est vers les pianistes de Miles Davis que
vous vous êtes tourné?
Oui, en
remontant jusqu’à Red Garland. Mes influences les plus profondes sont Wynton
Kelly et Bill Evans. A mesure que j’ai mûri, j’ai repensé au conseil de Miles. Gil
Evans a dit un jour que Miles était le premier, depuis Louis Armstrong, à avoir
changé le son de la trompette; et il avait raison. Les conseils de Miles me
paraissaient encore plus justes parce que j’ai commencé comme chanteur. Et
c’est ainsi qu’il m’apparaissait: il avait l'air de chanter à la trompette.
Dès votre premier disque Right Now! (1965), avec Jackie McLean, vous enregistrez deux
compositions originales: «Poor Eric» et «Christel’s Time»…
«Poor
Eric», je l’ai écrite en hommage à Eric Dolphy. En fait, c'est Jackie qui a nommé la
chanson comme ça; je l’avais appelée autrement… Mais je n’ai pas écrit ces thèmes
spécifiquement pour cet album. Je jouais avec Jackie à l'époque. Un jour, il a
décidé qu'il était temps pour moi d'enregistrer.
Comment avez-vous rencontré Jackie McLean?
Par
l'intermédiaire de son fils René McLean. Jackie participait à deux programmes
pour la jeunesse à New York. Un jour, il a donné un concert de jazz dans le
parc d'East River Drive. J’y suis allé. Il y avait aussi René, Alan Silva et
d'autres. Jackie m'a entendu. Il n’a pas été seulement un mentor pour moi, c’était
un deuxième père, et je suis resté très proche de la famille McLean. Lorsque
j'ai rencontré Jackie, il venait d'enregistrer One Step Beyond avec Bobby Hutcherson, Grachan Moncur III, Eddie
Khan et Tony Williams. Bobby est parti, et Jackie a décidé de changer de
groupe. J'avais 18 ou 19 ans. Jackie est venu chez mes parents et a demandé à
ma mère la permission de me prendre avec lui en tournée. Elle a accepté; elle savait que je vivais pour la musique. C’est ainsi que ma relation avec
Jackie a commencé.
De qui se composait le groupe?
De
ceux qui sont sur Jacknife (1965, cf. la discographie parue avec les larmes/tears du regretté Larry Willis): Charles
Tolliver, Larry Ridley, Jack DeJohnette, Jackie et moi. Jackie a joué avec
Miles quand il était adolescent. Il se rappelait d'où il venait. Il a toujours
été à la recherche de jeunes talents.
Avez-vous participé à l’aventure de l’«Artists
Collective», le centre culturel que Jackie McLean a fondé avec sa femme Dolly à
Hartford?
Non,
quand Jackie a déménagé à Hartford, j'ai commencé à jouer avec Blood, Sweat &
Tears.
Dans son interview à Jazz Hot (n° 677), Charles Tolliver nous disait qu’il gardait le
souvenir d’une session «assez tranquille» en parlant de la session
d’enregistrement du thème «Soft Blue» avec Lee Morgan pour l’album Jacknife. Et vous?
Laissez-moi
vous raconter comment cela a commencé. Une semaine avant l’enregistrement de ce
disque, on jouait au North End Lounge, à Baltimore, un club qui appartenait au
père de Gary Bartz. Avec Jackie, on apprenait à la dure. Un soir, on se
retrouve au bar entre deux sets. On se met à parler des trompettistes; Tolliver
déclarait que les seuls jeunes trompettistes qui comptent vraiment sont Freddie
Hubbard et lui; Jackie lui parle de Lee Morgan; Tolliver dit «Lee est fini», parce
que Lee traversait une période difficile. On avait une journée de répétition
prévue chez Blue Note. Quand j’arrive , qui je vois? Deux trompettistes! (Rires) C’est comme ça que ça s’est
passé! Je n'attendais pas que Charles dise autre chose que ce
qu'il a dit. (Rires)
Vous avez joué avec Lee Morgan par la
suite...
C’est
grâce à Jackie. Avant cette session d’enregistrement, Lee ne m'avait jamais
entendu jouer.
Sur Jacknife(1965), Jackie McLean a enregistré vos thèmes «High Frequency» et «The Bull Frog».
Il vous les avait demandés?
Oui. Avant
l’enregistrement, il m'a dit: «Viens
comme tu es. Ne t’inquiète pas de faire des erreurs. Je ne te donnerai rien que
tu ne puisses jouer.» Pour Right Now!,
j’avais été tellement nerveux… J’étais ce gamin de 22 ans qui avait l'occasion
d’enregistrer avec Jackie McLean… Et pour Blue Note! Je connaissais la
réputation d’Alfred Lion. Il était capable d’annuler une session s’il n’aimait
pas ce qu’il entendait. Je pense que le premier thème que nous avons enregistré
était «Right Now».
Vous étiez aussi avec Jackie à l’inauguration
du Slugs’, dans l’East Village.
On a
été le premier groupe à jouer au Slugs’; dans le groupe, il y avait aussi John
Ore et J.C. Moses. Jackie vivait à un pâté de maisons et demi du club. Il avait
aussi un groupe avec Lee Morgan, Paul Chambers, Clifford Jarvis et moi. A cette
époque, on jouait jusqu'à 4h du matin. Un soir, lors du dernier set, Kenny
Dorham arrive et fait le bœuf avec nous. Kenny et Lee se sont lancés dans une battle! Je n’oublierai jamais ça! (Rires)
Larry Willis, Smoke Jazz Club,
New York, 2018 © Mathieu Perez
Quand on regarde votre discographie en
leader, on s’aperçoit de l’étendue de votre répertoire de compositions
originales.
J’ai
toujours écrit de la musique. Mais l’idée d’un répertoire n’était pas prévue, c’est
venu avec mes différentes expériences.
Vous n’étiez pas un musicien activiste, mais
vous avez toujours été proche de musiciens engagés.
Quelqu’un
comme Jackie a été très actif dans la communauté. Il faisait partie des
programmes pour la jeunesse HARYOU-ACT, qui était le résultat de la fusion
entre Harlem Youth Opportunities Unlimited (HARYOU) et Associated Community Teams
(ACT). Jackie m'a même donné son poste d'enseignant. Vous savez, je suis un
enfant des années 1960, et j'ai grandi dans une maison avec un environnement
chrétien où l’on m'a appris que, même si nous ne sommes pas toujours égaux, nous
sommes un.
Votre thème «Children of Harlem», que Gary
Bartz a enregistré dans Episode One en 1994, évoque ce thème de l’héritage.
J'ai
grandi dans un quartier très dynamique. Beaucoup de musiciens et d’athlètes y
vivaient. Il y avait John Carlos, qui a fait partie de l'équipe olympique
d'athlétisme, qui a concouru à Mexico et remporté une médaille de bronze. Il y
avait une dame qui avait épousé le célèbre joueur de baseball, Roy Campanella. Joe
Louis vivait dans le quartier. Une fois, j'ai rencontré Jackie Robinson3 dans le
hall de l'Apollo Theater, qui parlait à Cannonball Adderley avec qui j'ai joué
plus tard. Au lycée, je jouais au basket contre des gars qui ont intégré les
Harlem Globetrotters et la NBA.
Vous avez toujours été en contact avec vos
racines afro-américaines?
Mes
parents ont toujours veillé à ce que nous sachions quelles étaient nos racines
et l’histoire de notre famille.
Il y avait beaucoup de clubs de jazz dans
votre quartier?
Il y
en avait huit ou neuf. J'étais en contact avec la musique sept jours par
semaine, à distance de marche de chez moi.
A quel âge allez-vous dans un club de jazz
pour la première fois?
Mon
frère m'a emmené entendre Miles Davis au Café Bohemia, j'étais mineur. Il m'a
eu dans le club en quelque sorte, il y jouait avant de commencer à jouer à
Vanguard. La musique m'a captivé.
De qui se composait la formation de Miles
Davis?
Paul Chambers, Philly Joe Jones,
Red Garland, John Coltrane.
Hugh Masekela compte parmi vos plus
anciens amis.
Hugh
Masekela m'a introduit à la culture sud-africaine. Miriam Makeba m'a présenté à
ma première femme. Hugh a pu étudier à la Manhattan School of Music grâce au
parrainage d’Harry Belafonte qui était et reste un grand activiste. Mes
parents viennent de Caroline-du-Nord. Enfant, au début des années 1950, j'ai
vécu la ségrégation. J’ai appris à être fier de mes parents et de ma famille.
Récemment, on a joué avec Heads of State à Richmond, en Virginie. Une partie de
ma famille ayant quitté la Caroline-du-Nord pour la Virginie, treize membres sont
venus assister à ce concert. C'était formidable de les voir!
Que vous a dit Hugh Masekela au sujet de son
éveil au jazz en Afrique du Sud?
Hugh
a grandi dans le système de l'apartheid. Il connaissait le pasteur Trevor
Huddleston, un activiste, qui a même été expulsé d'Afrique du Sud. Ce
pasteur connaissait Louis Armstrong. Il a dit à Louis qu’il connaissait ce
jeune musicien qui rêvait de jouer de la trompette. Comme Louis ne pouvait pas entrer
en Afrique du Sud parce qu’il était noir, il a envoyé au pasteur Huddleston une
trompette pour Hugh. C’était la première trompette d’Hugh. Une
fois à New York, Hugh m'a présenté au seul professeur de piano que j’ai eu,
John Mehegan. Il connaissait l’Afrique du Sud où il avait fait une tournée grâce
au Département d’Etat américain. Et il s'est fait expulser pour s’être associé
à des Noirs! La commission McCarthy4 a aussi enquêté sur John. C'était un fervent
communiste. La première leçon que j'ai eue avec John, il m'a dit quelque chose
qui a été ensuite le moteur de toute mon expérience musicale. Il m’a demandé
quel genre de pianiste je voulais être. Je ne savais pas quoi répondre... Il a
dit: «Disons-le autrement. Si tu veux être une star comme Art Tatum ou Oscar
Peterson, tu dois apprendre à jouer du Rachmaninov. Ça, c’est ce qu’il y a de
plus difficile pour le piano. Ce n’est pas tout, il faut aussi avoir les dispositions
qui permettent de jouer ça. Oscar Peterson a de grandes mains. Les tiennes sont
petites.» Puis, John m'a demandé si je voulais être un musicien éclectique. En
utilisant ce mot «éclectique» il voulait me faire prendre conscience du
nombre de styles et de concepts musicaux qui existaient. Ça m’a permis d’être ouvert aux autres musiques que le jazz et à celle que Hugh apportait avec lui d’Afrique
du Sud.
Dans votre premier
album en leader, A New Kind of Soul(1970), vous avez fait appel à trois trompettistes: Jimmy Owens, Joe Newman,
Marvin Stamm. Pourquoi?
Cela
avait à voir avec le son du bugle. C’est un son plus sombre, plus doux. J'ai
donc décidé de réunir ces trois musiciens, de les faire jouer ensemble. Et
ça a fonctionné.
Larry Willis Band, Jeremy Pelt, Blake Meister, Joe Ford,
Smoke Jazz Club, 2018 © Mathieu Perez
Pourquoi avoir attendu trois ans avant d’enregistrer Inner Crisis (1973), votre deuxième
album en leader?
J’avais
beaucoup de gigs. Et, très franchement, aucun label n’était intéressé à
m'enregistrer. A ce moment-là, je me souciais peu de faire des disques. Inner Crisis a été enregistré peu de
temps après mon arrivée à Blood, Sweat & Tears.
Pourquoi le choix du ténor Harold Vick?
Quand
j’ai rencontré Harold, j’ai découvert qu’il était de Rocky Mount, à 24 miles de
là où étaient nés mes parents. Notre lien n’était pas que musical, mais j'aimais
la façon dont il sonnait. Je ne connais que deux saxophonistes qui ont fait
quelque chose de différent de Coltrane. Harold Vick et Booker Ervin. Il y avait
un autre type de cri dans leur son.
Vous enregistrez Inner Crisis au piano électrique. Quel était votre rapport à cet instrument,
alors méprisé par beaucoup de musiciens?
A
cette époque, j’avais pris la place de Joe Zawinul chez Cannonball Adderley. Ma
relation avec le piano électrique a été suscitée par ma relation avec Herbie.
Lorsqu'il est parti en Europe avec Miles en 1963, il est revenu avec un
allume-cigarette électrique. Il a toujours aimé les gadgets, la technologie en
général. Herbie et moi étions très proches. Jimmy Cobb avait l'habitude de dire:
«Si vous voulez trouver Larry, appelez
Herbie». (Rires) J'étais avec lui
le soir où il a rencontré sa femme, Gigi, nos familles étaient proches. Quand j’allais
à Chicago, je rendais visite à ses parents. Aujourd’hui, nous ne nous parlons
plus. Ça ne m’empêche pas de l’aimer.
Est-ce que Mwandishi a eu un impact sur vous?
Non,
cette musique ne m’a jamais fait de l’effet. Et le truc de la fusion, je le
vois comme une tentative de gagner de l'argent. Quand je fais des disques avec
des gens comme Eddie Gómez, Victor Lewis, je sais à qui j’ai affaire, je peux
compter sur eux, ils vont me dire si je ne sonne pas bien. Je ne suis pas sûr
que ça arrive quand on travaille avec des stars du rock.
Les thèmes jazz enregistrés par Blood, Sweat
& Tears, c’est à vous qu’on les doit?
J'ai
commencé comme pianiste de répétition. Lorsque j'ai rejoint le groupe, Joe
Henderson faisait partie de la formation. Je connaissais Joe, j'avais
enregistré son disque Multiple. Puis,
on m'a demandé de faire des arrangements. J’ai écrit celui de «Django» de John
Lewis sur New Blood, mon premier
album avec Blood, Sweat & Tears. Je jouais alors en club avec Al Foster et
Earl May. Un soir, des membres du groupe sont passés, on avait joué «Maiden
Voyage» (une composition d'Herbie Hancock). Lew Soloff a suggéré que Blood, Sweat & Tears l’enregistre, j’ai
fait l’arrangement. Lorsque le disque est sorti, Herbie m’a appelé pour me
remercier, il avait reçu un chèque de 9000 dollars, ce qui lui a permis de verser
un acompte pour acheter sa maison en Californie. Il savait que le groupe
n'aurait pas enregistré cette chanson si je n’avais pas été là.
Parlez-nous de Blood, Sweat & Tears?
Le
niveau des musiciens était très élevé. Bobby Colomby, un des fondateurs du
groupe, et ses frères baignaient dans le jazz. Harry était le manager de Monk.
Joe, qui a été mon manager à un moment donné, travaillait avec des maisons de
disques comme Prestige. Il était également trompettiste. Bobby a commencé par
vouloir devenir batteur de jazz. C’est Max Roach qui lui a donné sa première
batterie. Je suis aussi allé à l'école avec Fred Lipsius, un autre des
fondateurs du groupe. C’est un excellent saxophoniste. Ce groupe pourrait jouer
aussi bien des chansons d'Eric Clapton que de Billie Holiday. Puis, comme tous les autres groupes à succès, tout s'est crispé. J’ai failli porter plainte contre Bob James parce qu'il voulait prendre le crédit de mon thème «Heavy Blue» (More Than Ever, 1976).
Lequel de vos thèmes jouiez-vous le plus avec Blood, Sweat & Tears?
«Inner
Crisis». On
n’arrêtait pas. On tournait partout, jusqu’en Australie et en Malaisie. Nous
avons fait une tournée mondiale en 1974, 1975. Grâce à Blood, Sweat & Tears,
j’ai joué dans des endroits du monde où un groupe de jazz ne serait jamais allé.
Larry Willis, Smoke Jazz Club, 2018
© Mathieu Perez
Quels rapports entreteniez-vous avec les musiciens de
jazz dans ces années?
Une
fois, lors d’une soirée chez Walter Booker (b) à New York, où il y avait Herbie,
Joe Zawinul, etc. Un pianiste, que je ne nommerai pas, nous a critiqués devant
tout le monde. Il disait que nous étions des vendus. (Rires)
Dans quel état d'esprit étiez-vous en
quittant Blood, Sweat & Tears?
J'avais
faim de jazz! J'avais tellement faim de jazz que lorsque le groupe n’était pas
en tournée, je jouais au Stryker’s5, à New York, avec Walter Booker et Al Foster (dm, Jazz Hot N°670).
Ça préservait ma santé mentale! (Rires)
Qu'avez-vous ressenti lorsque Woody Shaw a
enregistré votre thème «Isabel, the Liberator» (1978)? Il l'a enregistré deux
fois. Et vous, vous ne l'avez jamais enregistré...
Non.
(Rires) J’ai rejoint Woody après Blood,
Sweat & Tears, vers 1979. J'étais retourné vivre à New York, et je rencontre
Woody; on parle de tout, de rien, et il me demande si je peux venir en
répétition. (Rires) Je suis resté
avec lui pendant un an. Dans le groupe, il y avait Victor Lewis (dm, Jazz Hot 2019), Carter Jefferson (ts, as, cl, 1946-1993),
Stafford James (b). Après, j'ai rejoint Freddie Hubbard. Là aussi, c'était intense!
Avec quels musiciens avez-vous eu les
rapports les plus forts?
Tous!
Vraiment!
George Cables nous a donné la même réponse
quand je lui ai posé la question…
Ah, George! A un moment
donné, c’était l’un de mes étudiants. Je suis très fier de lui, de ce qu’il est
devenu. C'est un si grand pianiste!
*
1. Le Smoke Jazz & Supper-Club Lounge est situé au 2571 Broadway, entre la 104e et la 105e Rue, au nord du Lincoln Center et au sud de Columbia University, à l’angle nord-ouest de Central Park. Il a été ouvert le 9 avril 1999 par Paul Stache (la quarantaine, né en Allemagne), un musicien (g, clav), et Frank Christopher (la cinquantaine), un acteur, musicien à ses heures (dm). Ils ont racheté le Augie’s Jazz Bar qui avait été créé en 1976 et avait fermé en août 1998. Paul y a été serveur. Le nom «Smoke» est rattaché à l’histoire du lieu et à un scénario du film «Smoke» écrit par Paul Auster à partir d’une histoire mettant en scène l’ancien Patron, Augie (Augusto Cuartas). Le Smoke est ouvert sept jours sur sept (www.smokejazz.com).
2. Miles Davis, Kind of Blue, Columbia 1355. Miles Davis (tp) est accompagné par Cannonball Adderley (as), John Coltrane (ts), Wynton Kelly (p), Bill Evans (p), Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm). le disque a été enregistré les 2 mars et 22 avril 1959, New York, NY. Il a été vendu depuis sa sortie en août 1959 à plus de 4 millions d'exemplaires.
3. Jack Roosevelt Robinson, dit Jackie Robinson (1919-1972) est un joueur américain de baseball ayant évolué dans la Ligue majeure, chez les Dodgers de Brooklyn de 1947 à 1956 (meilleur joueur de la Ligue nationale en 1949).
4. La House Un-American Activities Committee (HUAC) est la Commission parlementaire sur les activités antiaméricaines créée en 1938 (l’Overman Committee avait précédé cette commission dans les années 1920). La HUAC cessera ses activités en 1975. Devenue en 1969, la Committee on Internal Security ( Commission sur la sécurité intérieure), ses fonctions ont continué après 1975 sous l'égide de l’House Judiciary Committee (Comité parlementaire judiciaire).
Les enquêtes à caractère anticommuniste de la HUAC, dans le cadre de la guerre froide, se sont cumulées avec celles du sénateur Joseph McCarthy au sein du Comité McCarthy, dont parle Larry Willis, qui développa et médiatisa son action lui aussi sur les mêmes thèmes des activités anti-américaines sous-tendue par son anticommunisme primaire, s’attaquant aux personnes privés et publiques, en particulier du monde des arts, de la presse et aux fonctionnaires, exerçant une véritable pression sur les parlementaires et le Président des Etats-Unis lui-même (Dwight D. Eisenhower) et instaurant un climat de suspicion généralisée. Alors que l'activité de la HUAC se poursuivait, le Comité McCarthy disparut en 1954 avec la chute de McCarthy dont le nom est resté –le maccarthysme– pour définir la période d’anticommunisme primaire et violent qui accompagna la Guerre froide aux Etats-Unis, communément baptisée «chasse aux sorcières», sans doute en référence à la pièce d'Arthur Miller Les Sorcières de Salem, publiée en 1953, qui relate les procès en sorcellerie de 1692 à Salem, Massachussetts, dans l'Amérique coloniale.
5. Le Stryker's était situé 103 West 86th Rue, Columbus Avenue. Il a ouvert en 1972 et fermé en 1982. C'était un bar offrant des concerts de jazz; Lee Konitz, Chet Baker, Jimmy Garrison, Warren Chiasson, Joe Puma et Chuck Wayne, entre autres, et donc Larry Willis, Walter Booker et Al Foster y ont joué…
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