Chroniques CD-DVD |
© Jazz Hot n°672, été 2015
Des extraits de certains de ces disques sont disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.
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Aurore Quartet Live à La Fabrique
Une
Blonde en or, Black Trombone, Toi, Le Jazz et la java, Rimes, Plus je
t’embrasse, Personne, Johnny fais-moi mal, La Recette de l’amour
fou, Requiem pour un con, Après minuit, Alhambra Rock, Le Rififi, Un
soir de pluie Aurore
Voilqué (vln, voc), Jerry Edwards (tb), Thomas Ohresser (g) Basie
Mouton (b), Julie Saury (dm) + Sacha Vikouloff (voc), Olivier Defaÿs
(ts) Enregistré
les 18 et 19 avril 2014, Brie-Comte-Robert (77) Durée :
1h 15' 55'' Autoproduit
(www.aurorequartet.com)
L’Aurore
Quartet est un peu comme les Trois Mousquetaires : il y a
souvent un peu plus de monde qu’annoncé. En effet, Jerry Edwards
est le cinquième laron de la formation à laquelle il amène
de belles couleurs. Ajoutons à cela deux invités sur ce soir de
« live » – en particulier l’excellent Olivier Defaÿs
–, enregistré dans le restaurant La Fabrique, où Miss Voilqué
programme du jazz depuis déjà quelques saisons. Jouant à domicile,
elle s’est donc fait plaisir, délaissant quelque peu son violon
pour donner de la voix sur un répertoire issu de la chanson
française jazzophile (Vian, Gainsbourg, Nougaro, etc.). Bien sûr,
Aurore n’est pas une chanteuse de jazz. Elle le sait et les gens qui la suivent également. Il n’en reste pas moins
qu’elle chante de mieux en mieux et que c’est un réel plaisir
d’entendre ces fleurons du patrimoine hexagonal interprété par
des jazzmen (and women) de talent (mention spéciale à Thomas
Ohresser sur « Black Trombone »). La principale qualité de ce
disque étant de rendre la chaleur et la spontanéité d’une
chouette soirée de concert, avec ses moments de grâce (le chant
russe et mélancolique de Sacha Vikouloff sur une belle composition,
« Après minuit »), sa bonne humeur (quelques fous-rires
sur « Le Rififi ») et ses invités improbables (voir la
plage cachée…).
Un album sympathique mais avant tout destiné aux inconditionnels d’Aurore Voilqué.
Jérôme Partage
Red Garland Trio Swingin' on the Korner
Love For Sale, I Wish I Knew, It's
Impossible, Billy Boy, Dear Old Stockholm, If I'm Lucky, Blues in
BeBop, On Green Dolphin Street, Straight No Chaser, On a Clear Day,
The Christmas Song, The Best Things in Life Are Free, Never Let Me
Go, Autumn Leaves, Bag's Groove, It's All Right With Me/The ThemeRed Garland (p), Leroy Vinnegar (b),
Philly Joe Jones (dm) Enregistré du 6 au 10 décembre 1977,
San Francisco Durée : 58' 46'' et 1h 10' 38'' Elemental Music 5990426 (Distrijazz)
Produit par Zev Feldman et Todd Barkan,
le fondateur du Keystone Korner où ont été enregistrées ces
plages (Jazz Hot n°671), voici un extraordinaire trio dans
les meilleures conditions de création, dans un club légendaire de
la Côte Ouest, tenu par un patron légendaire de 1972 à 1983,
réunissant le splendide Red Garland, un monument du piano jazz,
magnifiquement entouré par Leroy Vinnegar et l’extraordinaire
Philly Joe Jones. Ils sont capables de vous faire passer « Christmas
Song » pour un standard essentiel du jazz, car tout ce qu’ils
abordent devient de l’or, c’est-à-dire pour les amateurs de
jazz, du swing, du blues, de la poésie avec ce sens de la perfection
qui appartient aux plus grands trios de l’histoire du jazz. C’est
avec ces trios que se sont établis une partie des fondamentaux
esthétiques du jazz dans ce qu’il a de meilleur. Ici, la
conversation musicale entre trois musiciens d’exception, dans la
force de l’âge de leur création (Red Garland est né en 1923,
Leroy Vinnegr en 1928 et Philly Joe Jones en 1923), élève le jazz à
des sommets et sert de matrice à une riche descendance.
Todd Barkan et Zev Feldman en rééditant
ces enregistrements de l’âge d’or du célèbre club de la Côte
Ouest sont bien ces passionnés généreux que nous avons découvert
dans l’interview du numéro anniversaire de Todd.
En ajoutant un excellent livret de 44
pages à cette production, ils démontrent qu’on peut toujours
produire du jazz de la meilleure des façons, du grand jazz, inédit
jusqu’à ce jour, en faisant une belle production, en faisant appel
aussi à l’activité des amateurs, en leur apportant ce supplément
d’informations qui développent la passion du jazz plus que sa
simple consommation. Kenny Washington est ainsi le
consultant musical et apporte une longue contribution à propos de
Red Garland, et les réflexions d’un musicien savant sont
essentielles. Il remarque ainsi que Red Garland, c’est le sing et
le feeling d’abord, que Philly Joe, c’est la plus belle synthèse
de la batterie jazz de Jo Jones à Max Roach. Il y a également la reprise d’un
texte de Doug Ramsey de 1979 à propos de ce retour musical de Red
Garland en 1977, après une interruption de carrière. Zev Feldman s’entretient également
avec Don Schlitten, grand producteur lui-même (Signal, Cobblestone
Records avec Joe Fields, etc.) et excellent photographe, et
l’introduction est due à l’excellent Benny Green, splendide
pianiste et leader de trios, héritier justement de cette tradition,
qui raconte sa découverte du Keystone Korner, et l’importance que
ce lieu et ce trio ont eu sur son propre itinéraire. Todd Barkan en introduction nous
rappelle que Red Garland s’est produit une demi-douzaine de fois
chez lui, entre 1972 et 1980 et quelques-uns des géants du jazz
qu’il a côtoyés. Au total, une belle production, éditée
avec des arguments documentaires et sonores (bonne restitution) qui
la rende absolument indispensable ! Merci à Todd et à Zev.
Yves Sportis
Scott Hamilton Live at Smalls
Shake It, Don't Break It, Runnin' Wild,
Ah Moore, Estate, The Nearness of You, Apple Honey, Sweet Georgia
Brown, If I Ever Love Again, Easy Does It Scott Hamilton (ts), Rossano Sportiello
(p), Hassan Shakur (b), Chuck Riggs (dm) Enregistré les 12-13 février 2013,
New York Durée : 1h 08' 21'' Smalls Live 0040 (www.smallslive.com)
Scott Hamilton dans la tradition des
grands ténors du jazz démontre qu’aujourd’hui, le temps
passant, on peut synthétiser plusieurs époques du jazz qui
réunissent les éléments constitutifs du jazz, que le temps ne fait
rien à l’affaire, « quand on est jazz, on est jazz ». C’est un peu le discours qu’on
pouvait lire entre les lignes de l’interview de Rossano Sportiello
(Jazz Hot n°671), épris de la grande tradition du piano jazz
de toutes les époques, pianiste classé dans le jazz classique mais
qui démontre ici qu’il a écouté le jazz de Earl Hines à Kenny
Barron, et qu’il est capable de mettre en œuvre toutes ses
ressources avec une sonorité qui n’est ni ancienne, ni moderne
mais simplement jazz, la sienne. La session rythmique fait ce qu’elle
doit pour permettre un bel enregistrement qui n’apporte sans doute
rien de neuf, mais rien de redondant ou de "vieux" :
simplement du jazz de belle facture, par des artistes de haut vol. Au
répertoire Erroll Garner, Al Cohn, Woody Herman (en fait un « I
Got Rhythm »), Sy Oliver, mais aussi un « Estate »
peut-être inspiré par l’Italien du groupe, « The Nearness
of You » ou « Sweet Georgia Brown », standards
joués dans le style lyrique et intemporel du grand ténor, bien
soutenu par un bon trio. Le jazz, tout le jazz, rien que le jazz !
Yves Sportis
Fioroni-Houben Quartet Bees and Bumblebees
Habanera,
Sweet Yellow Jen, Honey, Un serpent dans les framboisiers, Bees and
Bumblebees, Keep it tight, Glad !, Middle class blues,
Margarita, Yes, I didn’t, Ressaca Greg
Houben (tp), Fabian Fiorini (p), Cédric Raymond (b), Hans Van
Oosterhout (dm) Enregistré
en juillet 2013, lieu non précisé Durée :
1h 03’ 51 ‘’ Igloo
Records 249 (Socadisc)
De nos
jours les albums concepts fleurissent à toute période de l’année.
Dans un siècle où l’image est reine, ce Bees and Bumblebees
nous démontre presque que le jazz pourrait s’apparenter à une
programmation, aussi méthodique que celle des abeilles au sein d’une
ruche. Tout comme celle des hommes au sein d’une société bien
pensée ou plus exactement, bien pensante, et parfois loin des
réalités tangibles de l’existence humaine où l’uniformisation
est une tendance dominante aujourd’hui. C’est
à cet esprit que les compositions originales de Greg Houben et
Fabian Fiorini peuvent nous laisser penser. À la trompette Greg
Houben développe un son velouté dans l’esprit Chet Baker, au
piano Fabian Fiorini a de belles envolées. Hans Van Oosterhout sait
nous faire apprécier la subtilité de sa frappe notamment avec son
jeu de balais dans « Sweet
Yellow Jen » et à la
contrebasse, Cedric Raymond émeut par un toucher précis et un son
subtil. Malheureusement la musique n’arrive guère à décoller,
sans doute par trop de formalisations. Ce qui pourrait presque la
rendre mielleuse sans qu’elle manque pour autant d’élégance ou
de charme. On regrette parfois le peu d’audace musicale et une
certaine inhibition dans l’écoute collective, une absence de
prises de risque, ce qui a tendance à produire une musique
légèrement stérile. La jaquette quant à elle est à double
tranchant. On peut y voir quelque chose d’amusant, même si l’on
ne comprend bien pas ce qu’abeilles et bourdons ont à faire avec
le jazz. On peut aussi y déceler, éventuellement, le renvoi aux
pages sombres de l’histoire afro-américaine. Un disque malgré
tout relativement équanime, auquel manque quand même un souffle de
liberté. Il reste agréable à entendre et à écouter et ne
manquera pas d’enchanter les amateurs de douceur et de tendresse.
Adrien
Varachaud
Ian Hendrickson-Smith Live at Small's
My Ship, Minor Shift, I
Be Blue, Blues for PW, Eddie Harris Ian Hendrickson-Smith
(as), David Hazeltine (p), Mike Karn (b), Joe Strasser (dm) Enregistré les 17 et 18
janvier 2014, New York Durée : 47' Smalls Live 0043
(www.smallslive.com)
Ian Hendrickson-Smith est un
passionné : son engagement musical est caractéristique d’une
démarche qui ne s’embarrasse pas de grands discours et se contente
de plonger dans la matière sonore elle-même. L’enthousiasme
palpable du public traduit l’enthousiasme du saxophoniste lui-même
qui délivre un set bluesy et chaleureux, rempli de subtilité et de
nuances toujours viriles. Originaire de New Orleans, Ian
Hendrickson-Smith a toujours fréquenté des musiciens proches du
blues (Etta Jones, Dr. Lonnie Smith ; il a même joué dans des
cadres soul-funk, avec Fred Wesley, Al Green, Sharon Jones, Amy
Winehouse). Son lyrisme à la Sonny Stitt-Cannonball évoque parfois
Jesse Davis. Il possède en tout cas la chaleur vibrante nécessaire
pour s’exprimer dans ce contexte. Après un « My Ship »
medium sensible, « Minor Shift », comme les deux autres
compositions de Hazeltine, passe à la vitesse supérieure en termes
de tension et d’agressivité mais l’altiste conserve néanmoins
toujours une approche mélodique. L’accompagnement de David
Hazeltine est dynamique et attentif, comme ses interventions en
soliste, toujours très rythmiques. Mike Karn possède une belle
présence et Joe Strasser une classe indéniable, avec un drumming à
la fois classique et passionnant, aux relances inspirées. Après la
ballade touchante « I Be Blue », « Blues for PW »
est un morceau parkérien (façon « Blues for Alice ») et
le blues funky « Eddie Harris » permet une clôture
parfaite du set. De l’entrain, de la fougue et du blues – what’s
not to like ?
Jean Szlamowicz
Jean-Loup Longnon Quintet Just in Time
Istanbounce,
Anna Atoll Part 1 and 2, Suan’s Return, Stable Mates, High-Fly,
Bo-Bun’s Groove, Round Midnight, Night In Tunisia, Just in Time,
Four, Our Love Is Here To Stay, Ta pedia tou pirea, The Speech Jean-Loup
Longnon (tp), Pascal Gaubert (ts), Ludovic Allainmat (p), Fabien
Marcoz (b), Frédéric Delestré (dm) + guests détaillés sur le
livret Enregistré
à Dreux (28), date non précisée Durée :
1h 07' 17'' JLLBB
0002011 (www.longnon.com)
La
France a toujours pu s’enorgueillir d’avoir donné le jour à
d’excellents trompettistes de jazz. Citons dans le passé :
Philippe Brun, Aimé Barelli, Christian Bellest, Roger Guérin, Guy
Longnon et quelques autres, et parmi une bonne demi douzaine
aujourd’hui, le neveu du dernier nommé Jean-Loup Longnon, qui
vient de nous offrir ce Just
in Time qui sent bon le
jazz tel qu’en lui-même l’éternité ne devrait pas le changer. D’entrée
Jean-Loup Longnon nous annonce qu’il ose enfin s’attaquer à la
formule du quintet, et il a bien fait tant c’est une réussite. Et
bien sûr, comme il le dit, ses vieux démons lui ont fait inviter
sur quelques plages des complices de toujours et des sections de
cuivre et de cordes. Mais l’essentiel s’exprime en quintet. Le
disque démarre par un étrange et plaisant « Istanbounce »
mélangeant alternativement des phrases latino, turques, jazz. Et ça
swingue façon Basie avec un long solo de trompette bouchée très
fluide sur la rythmique, puis c’est le ténor, le piano. D’entrée
c’est gagné, on est accro ! On appréciera l’apparente
facilité, la vélocité du trompettiste sur tous les registres et
toute la tessiture, la sonorité somptueuse, et l’inspiration dans
les impros. Côté écriture ce n’est pas mal non plus, ses propres
compos sont riches, et il a su ré-harmoniser, transformer les
standards, sans un hiatus entre eux et ses propres compositions. Côté
standards « Round Midnight » avec un admirable solo
trompette ouverte, et la reprise avec la sourdine sur un autre
rythme. Ou encore « Stable Mates » de Golson sur une
harmonisation entre Jazz Messengers et Birth of the Cool, et la
prestation de Nicolas Folmer, autre trompettiste de premier plan, ce
qui permet de comparer les deux styles. Ou encore « Night in
Tunisia » décalé avec une pompe de grande classe du bassiste,
un solo de batterie ad’hoc, une sonnerie de trompette militaire, un
passage genre « Travadja la moukhère » et un final
fulgurant. « Anne Atoll » de Longnon nous vaut d’abord
un unisson assez bop, et après un solo de piano très volubile, un
scat magnifique de Christelle Peirera, avec un batteur flamboyant. Il
donne au morceau d’origine grec « Ta pedia tou pirea »
(Les Enfants du Pirée) un côté brésilien avec une grande
formation, ça devient une véritable bossa. « Four » de
Miles Davis nous permet d’apprécier une chanteuse, Sibel Kose,
dans le sillage de Mimi Perrin : remarquable, ainsi que le
chase : Voix-Batterie-trompette. On retrouve Sibel Kose, belle
voix grave et chaude, distillant façon grande époque la
ballade « Our Love Is Here to Stay ». Et
pour terminer ce disque en beauté jean-Loup Longon s’empare d’une
de se compostions « The Speech » pour un scat
étourdissant entre Bobby McFerrin, André Minvielle et Daniel Huck,
avec un beau passage en contraste : cordes rubato, scat en
swing, puis ça repart swing pour tout le monde. Attention, ne pas
arrêter le disque après ce qui semble la fin, car après un silence
ça repart. Du
jazz comme on l’aime, des solistes inspirés, une belle écriture
personnelle, des arrangements qui mettent en joie, avec une section
rythmique qui swingue, et c’est tout. Et c’est beaucoup. C’est
tout, effectivement.
Serge
Baudot
Isabella Lundgren Somehow Life Got in the Way
Procession,
Everything Must Change, While We’re Young, Ac-cent-tchu-ate the
Positive, If He Walked Into My Life, Somehow Life Got in the Way,
Down With Love, That’s Just the Way I Am, Why Was I Born,
Eudaimonia, Nobody Knows the Trouble I’ve Seen, A Time for
Everything Isabella
Lundgren (voc), Carl Bagge (p), Niklas Fernqvist (b), Daniel
Fredriksson (dm) + The Nordic Chamber Orchestra Date et
lieu d’enregistrement non précisés Durée :
1h 03' 36'' Ladybird
79556835 (www.ladybird.se)
Lecteurs
attentifs de Jazz Hot,
vous avez déjà entendu parler d’Isabella Lundgren : la
première fois dans le compte-rendu du festival de jazz d’Ystad de
2013 et plus récemment dans celui de la fête des 80 ans de notre
revue. Inconnue du public parisien, la Suédoise y avait d’ailleurs
fait sensation par sa voix claire mais forte et des intonations
évoquant par moments Billie Holiday, mais sans volonté d’imitation.
Après It Had to Be You,
sorti en 2012, la demoiselle nous propose ici son deuxième disque,
Somehow Life Got in the Way,
un recueil de standards et d’originaux. Outre son quartet habituel
(Carl Bagge, Niklas Fernqvist et Daniel Fredriksson, accompagnateurs
impeccables), Isabella s’est entourée du Nordic Chamber Orchestra,
dirigé par Mats Halling, qui est également l’auteur du morceau
éponyme. Un album à cordes donc, mais qui, fort heureusement, évite
les étirements sirupeux. Les arrangements sont sobres, entre jazz et
comédie musicale (très gershwinien « He Walked Into My
Life »), les cuivres apportent du contraste et la rythmique
swingue comme il faut.
Passé
le court morceau d’introduction (« Procession ») un peu
planant (et sans intérêt), Isabella Lundgren capte d’emblée
l’attention de l’auditeur avec « Everything Must Change »
dont l’ambiance nous rappelle Lady
in Satin de Billie Holiday.
Ce sont essentiellement de belles ballades dans l’esprit Broadway
qui jalonnent ce disque, faisant la part belle aux cordes (comme
« While We’re Young » ou « That’s Just the Way
I Am »), mais sur lequel s’impose le timbre séduisant
d’Isabella. Seul le titre qui clôt le disque (« A Time for
Everything ») oublie de swinguer, passant ainsi du côté de la
variété (américaine certes). A l’inverse, on retiendra une
composition enlevée (« Ac-cent-tchu-ate the Positive »)
où s’instaure un bon dialogue avec le tromboniste (Dicken
Hedrenius) et, dans la même veine, « Down With Love » et
« Why Was I Born » (très Quincy Jones). On retiendra
également une interprétation intéressante de « Nobody Knows
the Trouble I’ve Seen » qui, malgré un traitement plus
comédie musicale que jazz, est une des jolies réussites de cet
opus.
Lecteurs
attentifs et curieux de Jazz
Hot, écoutez avec
attention cette jeune femme surprenante que nous espérons revoir
bientôt par chez nous. Car c’est sur scène et sur du jazz (du
vrai) qu’elle prend toute sa dimension.
Jérôme Partage
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Tom McClung Burning Bright
Terra, Funny Peculiar,
Burning Bright, Noctilucent, La Manzana, Fire Waltz, Last of the
Wild, There You Go, In the Woods, The Source, Minor Deeds
Tom McClung (p), Mátyás
Szandai (b), Mourad Benhammou (dm) Enregistré le 14 octobre
2013 et le 27 février 2014, Le Pré St Gervais (93) Durée : 1h 05' Archie Ball 1502
(Harmonia Mundi)
On connaît bien en France
le pianiste de Boston. Accompagnateur régulier d’Archie Shepp, il
avait précédemment signé un beau duo avec le saxophoniste ténor
Jean-Jacques Elangué (This Is You). Il aborde ici le trio
avec assurance, développant une musique affirmée où l’on
reconnaît son univers, à la fois énergique, lyrique et sans
frontières stylistiques. Il laisse ici libre cours à son penchant
pour les couleurs les plus variées, énigmatiques (« Terra »),
calypso (« La Manzana »), tynériennes (« Burning
Bright »), méditatives (« Noctilucent », « The
Source »), free (Into the Woods »), bossa romantique
(« There You Go »), ou funky (« Last of the
Wild »). La confluence d’influences Mal Waldron-Monk est
nette (« Funny Peculiar ») mais sans systématisme ni
affectation et l’on apprécie la constante présence du blues sous
les doigts malicieux du leader. La superbe « Fire Waltz »
de Waldron est du reste magnifiquement interprétée. L’écoute de
Mourad Benhammou est sans faille et sa sonorité très aérée est
parfaitement adaptée à ce trio. Quant à Mátyás Szandai, il
s’exprime avec vigueur dans un style qui n’est pas sans évoquer
Avery Sharpe ou Buster Williams. Son beau parcours témoigne de
rencontres avec Shepp, David Murray, Herbie
Mann, Chico Freeman, Hamid Drake, William Parker, Rob Brown ou Robin
Eubanks. Le
morceau final « Minor Deeds » est véritablement
burning, par son tempo comme par son inspiration mordante. Il
conclue un bel album, qui ne manque ni de caractère ni de maturité,
et rend – enfin – justice au talent de Tom McClung.
Jean Szlamowicz
Cécile McLorin Salvant For One to Love
Fog, Growlin’ Dan, Stepsisters’ Lament, Look at Me, Wives and Lovers, Left Over, The Trolley Song, Monday, What’s the Matter Now?, Le Mal de vivre, Something’s coming, Underling Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul sikivie (b), Lawrence Leathers (dm) Enregistré le 23 août 2014, New York Durée : 52’ 44” Mack Avenue 1095 (mackavenue.com et cecilemclorinsalvant.com)
On ne présente déjà plus Cécile McLorin Salvant qui fait les beaux jours de toutes les scènes américaines et européennes (ou elle se démultiplie, cf. nos comptes rendus), malgré son âge, et après un envol fulgurant tant son talent est éclatant, évident, jazz sans équivoque, original sans l’ombre d’une écoute. Elle continue un parcours d’excellence avec ce nouvel enregistrement, une petite merveille car l’exigence et la personnalité de cette chanteuse, hors normes actuelles, vont au-delà de ce qu’on pourrait attendre dans une époque où les grands producteurs ont disparu. Mais voilà, Cécile McLorin Salvant réussit pour l’instant là où beaucoup se perdent par manque d’encadrement jazz. Double miracle donc, celui d’une voix comme le jazz et l’art vocal en a très peu connu sur le plan de la qualité, et celui d’une personne d’une maturité artistique confondante. Dans ce disque, où elle est magnifiquement entourée par un Aaron Diehl qui confirme lui aussi un talent d’exception au sein d’une bonne section rythmique, la construction du répertoire est une vraie réussite, alternant standards et originaux sans faiblesse, et c’est là, encore, un des talents de cette perle rare: ses compositions et textes sont d’une beauté fulgurante («Fog», «Look at Me», « Monday », «Left Over», «Underling»), et rien ne les distingue de standards confirmés par le temps dont le choix est lui aussi non seulement original (ils sont rares) mais aussi varié; car Cécile McLorin Salvant semble pouvoir, comme Ella Fitzgerald, tout interpréter sans fadeur ni artificialité (de Blanche Calloway à Bacharach); une performance en soi. A noter une bonne version d’une belle chanson française de Barbara («Le Mal de vivre»), traditionnel aparté dans la langue de Molière de la chanteuse franco-américaine, sans accent et avec profondeur. L’interprétation, magnifiée par une voix splendide aux effets infinis –les growls, les vibratos de toutes natures, l’étendue du registre, témoignent de la virtuosité bien utilisée–, intensifiée par l’authenticité de l’expression, mise en valeur par un accompagnement «aux petits-oignons» d’Aaron Diehl, rend ce disque non seulement attachant mais aussi indispensable au jazz, comme le sont les grands classiques des enregistrements du jazz de toutes les époques. On réécoutera ce disque dans cinquante ans avec toujours autant de plaisir. Les superlatifs sont de mise quand on rencontre une jeune artiste d’une telle intensité et d’une telle intégrité artistique, d’une telle capacité créative, dans une époque qui en manque singulièrement. En mettant la barre toujours plus haut, sur le plan de l’expression en particulier qui expose l’ensemble de ses qualités, Cécile McLorin Salvant s’impose pour la suite un challenge d’excellence excitant comme on n’en a pas vu dans le jazz vocal depuis les grandes voix de l’âge d’or, et elle contribue à élever le niveau du jazz vocal et du jazz tout court. On doit aussi la remercier pour ça, car c’est une vraie responsabilité, celle toujours prise par les plus grands artistes des générations précédentes, de Louis Armstrong à Wynton Marsalis en passant par ses grandes sœurs Ella et Billie, de ne jamais sombrer dans la complaisance. Elle est de cette trempe!
Yves Sportis
Laurent Mignard Duke Orchestra Duke Ellington Sacred Concert
CD :
Praise God, Tell Me It's The Truth, Come Sunday, In the Beginning
God, Almighty/Choral, The Shepherd, Heaven, It's Freedom, Meditation,
Every Man Prays, The Lord's Prayer, Praise God and Dance DVD :
Praise God, A Glimpse of God, Something About Believing, Reading the
Bible, In the Beginning God, Almighty, Pastor John G. Gensel, The
Shepherd, Optimist, Tell Me It's The Truth, Come Sunday, Every Man
Prays, The Lord's Prayer, Heaven, It's Freedom, Communication,
Meditation, David Danced Before the Lord, Love, Is God a Three Letter
Word for Love, Mistakes, Father Forgive, Praise God and Dance Laurent
Mignard Duke Orchestra : Laurent Mignard (lead), Claude Egea,
Sylvain Gontard, Jérôme Etchéberry, Richard Blanchet (tp) Fidel
Fourneyron, Michaël Ballue, Jerry Edwards (tb), Didier Desbois,
Aurélie Tropez (as, cl), Olivier Defaÿs (ts), Carl Schlosser (ts),
Philippe Chagne (bs, bcl), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b),
Julie Saury (dm), Mercedes
Ellington (speak), Emmanuel Pi Djob, Nicole Rochelle, Sylvia Howard
(voc), Fabien Ruiz (tap dance) + Les Voix en Mouvement, Gospel
Attitude Mantes-la-Jolie, White Spirit Viroflay, Chœur de La
Celle-Saint-Cloud, Chœur de SAGE Enregistré
le 1er
octobre 2014, Paris Durée :
1h 17' 57'' (CD) + 1h 51' 17'' (DVD) Juste
une Trace AM2015002 (Socadisc)
Dans
son autobiographie, Music
Is My Mistress,
Duke Ellington évoque en un chapitre les pièces habituellement
désignées Sacred
Concerts
de son répertoire. A quarante ans de distance, elles apparaissent
évidentes dans l’ensemble esthétique de son œuvre.
La
Sacred
Music
de Duke n’est pas une pièce originale formellement composée ;
elle a été élaborée sur trente ans (1945-1973), même si la plus
grande partie a été composée entre 1965 et 1973 ;
réagencement en trois temps principaux que les collectionneurs
désignent sous les titres de trois albums phonographiques : A
Concert of Sacred
Music
(1965), Second
Sacred Concert
(1968) et Third
Sacred Concert
(1975) publié après la mort du maestro
le 24 mai 1974. Ils sont le résultat de l’opportunité offerte
par le révérend
John S. Yaryan pour inaugurer la Grace
Cathedral
de San Francisco.
Black
Brown and Beige
déjà composée en 1943
préfigure
déjà cette esthétique sacrée dont il est nourri. Et les dix
dernières années de sa vie, Ellington a souvent dit que ces
concerts étaient les plus importants de sa production. Comme
les Suites, les jazz
fans
ont longtemps vu dans ces longues compositions de Duke, la
manifestation d’une volonté d’imitation de la musique classique
européenne blanche, voire une forme de mégalo ! Après
avoir exploré sa musique profane, Laurent Mignard s’attaque, dans
son approche globale d’Ellington, à sa musique sacrée. Ce coffret
comprend CD et DVD. L’enregistrement sonore donne un digest
significatif du répertoire ; le DVD, captation du concert donné
à La Madeleine le 1er
octobre 2014, rend compte, dans une excellente prise de vue, de la
nature du concert. Le
Duke Orchestra reprend ici une quinzaine de pièces – composées en
1945 (1), 1963 (1), 1965 (1), 1966 (1), 1968 (6), 1972 (2) et 1973
(1) – sur les trente-six que comptaient les trois albums originaux,
dont un inédit, le choral associé à « Almighty
God ».
La sélection des titres est pertinente en ce qu’elle donne
l’essentiel de l’œuvre dans ce langage musical d’Ellington.
Elle illustre, avec les récitatifs extraits de l’ouvrage de Duke
dits par sa petite fille Mercedes, la foi du compositeur. Ce
réagencement donne à cet opus l’unité d’une œuvre composée
que chaque album, constitué de pièces de concert et pris
individuellement, ne présentait pas de manière si évidente. Les
six ensembles, de plus de cinquante artistes, présentent une belle
cohésion. La mise en place est solide. Les partitions exigeaient une
certaine assimilation des intentions du compositeur. Le dialogue de
l’orchestre et des chœurs est équilibré. Les solistes sont
excellents. Les chanteurs assurent. Emmanuel Pi Djob, qui tient la
partie de Tony Watkins chez Ellington, possède une belle voix de
baryton et est bien dans son sujet (« In
the Beginning God »).
Nicolle Rochelle, qui reprend les parties autrefois assurées par
Alice Babs, vit avec passion (« Praise
God and Dance »)
et inspiration (« Heaven »)
ses interventions. Sylvia Howard, qui chante avec ferveur « Something
about Believing »,
est à la fois émue et émouvante dans « Come
Sunday ».
Les solistes de l’orchestre, Fidel Fourneyron (tb), Michael Ballue
(tb), Olivier Defaÿs (ts), comme Didier Desbois (as), Aurélie
Tropez (cl) et Philippe Chagne (bs) ne sont pas en reste ; ils
interviennent avec pertinence et sensibilité. Carl Schlosser (ts) a
la générosité torturée de Paul Gonsalves ; Jérôme
Etchéberry (tp, « The Shepherd »), retrouve l’esprit
de Cootie. La section rythmique exceptionnelle tient l’édifice.
Bruno Rousselet (b) est rigoureux dans la mise. July Saury maîtrise
le langage du jazz et swingue avec une palette de couleurs non
étrangère à l’originalité de ce grand orchestre. Musicologue
averti d’Ellington, Philippe Milanta respecte les équilibres de
cette musique dans ses interventions, parfois assez exceptionnelle
(« Meditation »), en tant que pianiste. La
réalisation de cet album magnifique doit aux protagonistes,
chanteurs et musiciens d’avoir su respecter l’esprit de l’œuvre.
Mais l’énorme travail de préparation et d’organisation de
Laurent Mignard et de toute l’équipe y a beaucoup contribué :
chef d’orchestre accompli, certes, mais fonction de chef
d’entreprise, moins connu de Duke, aussi. Ecouter
cette musique sur le CD évitera de se laisser distraire de ses
beautés. Admirer en DVD le spectacle musical magnifique d’un peu
moins de deux heures dans le cadre exceptionnel d’un superbe édifice
religieux du 18e
siècle fera appréhender l’indispensable coordination dans la
conception de cette belle réalisation. Bravo !
La musique d’Ellington le mérite.
Félix
W. Sportis
Antoinette Montague World Peace in the Key of Jazz
Ain’t
Gonna Let Nobody Turn Me Round, Imagine, If I Had a Hammer, Hard
Times, God Bless the Child, How I Got Over, Here’s to Life, Oh What
a Beautiful Morning, All This Love Is Waiting, And So It Is, How I
Got Over, What the World Needs Now Antoinette
Montague (voc), Jay Hoggard (vib), Solomon Hicks (g), Bill Easley
(fl), Danny Mixon (p), Paul Beaudry (b), Winard Harper (dm, perc) Date et
lieu d’enregistrement non précisés Durée :
54' 48'' Autoproduit
(www.antoinettemontague.com)
Originaire
de Newark (New Jersey), biberonnée aux disques d’Ella Fitzgerald,
de Nat King Cole et de la Motown, protégée d’Etta Jones,
Antoinette Montague est une vraie chanteuse de jazz. Le jazz est son
expression, naturelle ; elle swingue comme elle respire. Sur cet
album autoproduit (les majors sont trop occupées avec Melody Gardot
et autres produits marketing pour s’occuper d’elle… et tant
mieux !), la diva s’adonne à un exercice délicat : des
reprises issues de la musique populaire, de la variété, voire de la
pop, réarrangées jazz. Vous me direz que beaucoup de standards ne
sont jamais, à l’origine, que des chansons de Broadway. Et en
effet, rien n’empêche que le corpus du jazz continue de s’enrichir
avec des titres qui ne lui étaient pas a priori destinés. Encore
faut-il que ceux-ci s’y prêtent et que l’arrangeur et
l’interprète parviennent à s’approprier la mélodie. Evacuons
d’emblée le cas des musiciens qui n’ayant pas de culture jazz de
naissance prennent ce biais pour faire "leur" jazz. Les
plus grands artistes (Basie, Ella, Ray Charles, entre autres) n’ont
généralement pas livré dans cette entreprise leurs œuvres les
plus intéressantes, même si le résultat pouvait être plaisant.
Pour
autant, Antoinette Montague se tire plutôt bien de cette gageure. La
reprise la plus surprenante est dans doute « Imagine » de
John Lennon. Après les premières mesures de piano rappelant la
version d’origine, la chanson est traitée sur un mode latin, très
rythmé. Et ça fonctionne ! Autre morceau de bravoure, « If
I Had a Hammer » auquel est accolé « We Shall
Overcome ». « What the World Needs Now » de Burt
Bacharach est abordé avec moins de fantaisie mais Danny Mixon y est
impérial, donnant tout son sel à cette bluette qui pouvait filer
l’ennui. Winard Harper et Bill Easley sont également des atouts
maîtres de ce disque qui ne s’embourbe pas dans la variété
jazzy. Quelques titres relèvent tout de même du répertoire jazz ou
gospel, comme le très beau « God Bless the Child » où
Antoinette Montague donne le meilleur. En somme, voilà une galette
qui, bien qu’un peu inégale, s’écoute avec un réel plaisir et offre une occasion de découvrir une grande chanteuse, malheureusement méconnue sous nos cieux.
Jérôme Partage
No Vibrato Live My Jazz
In the Meanwhile, The Light
Shall Come, No Terminus, Sango And Oshun, Blue Flamingo, Ours In
Paradise, Rêve sur la terre du milieu Etienne Richard (p), Fred
Delplancq (ts), Bilou Doneux (dm), Chris Mentens (b), Nicola
Lancerotti (b) + Jean-Paul Estievenart (tp), Manu Domergue (voc,
mellophone) Enregistré le 10 octobre
2010 et les 21 et 22 février 2014, lieux non précisés Durée : 56' 51'' Art Plus
(www.myspace.com/novibrato)
Etienne Richard a mis trois
ans pour publier en autoproduction un quatrième opus comprenant six
compositions. Nul n’est prophète auprès des producteurs agréés
par le Ministère de sa Région ! Etienne le sait bien, lui qui
rencontre plus de succès avec son groupe lors de tournées d’été
en France qu’autour et alentour des salles belges subventionnées.
Monsieur Richard sait aussi qu’il n’est pas le meilleur pianiste
du royaume, mais il est un bon leader ; ses compositions sont
bien charpentées, avec beaucoup de respect pour l’héritage. La
fidélité de ses excellents solistes (Estievenart, Delplancq)
témoigne, si besoin est, de la considération qu’il rencontre à
la tête d’un combo qui réfère assez bien aux Messengers d’Horace
Silver (« Blue Flamingo »). Manu Domergue, jouant et
chantant en invité sur « The Light Shall Come » (sa
composition), apporte une touche originale et réjouissante. J’aime
la perfect touch de Chris Mentens (« Rêve sur la
terre… »), le jeu clair de Nicola Lancerotti (« No
Terminus », « Ours in Paradise »), l’inventivité
de Jean-Paul Estievenart, l’amplitude du son de Fred Delplancq
(« Blue Flamingo », « Rêve sur la terre… »)
et ses transgressions coltraniennes (solo sur « Ours In
Paradise »). J’aime aussi la spontanéité de Bilou Doneux –
même si, avec Chris Mentens il a parfois tendance à presser le
tempo (« In the Meanwhile »). No Vibrato est un groupe
qu’on aimerait écouter plus souvent en Belgique – et pas
seulement au Sounds de Bruxelles. Pourquoi faudrait-il toujours
heurter par des exploits harmoniques ? Etienne Richard tient le cap.
Il le tient bien !
Jean-Marie Hacquier
Pierrick Pédron Kubic's Cure
A Forest, In Your House, The
Caterpillar, In Between Days, A Reflexion, Killing an Arab, Just Like
Heaven & Close to Me, Lullaby, Boys Don’t Cry Pierrick Pédron (as), Thomas Bramerie
(b), Franck Aghulon (dm), Médéric Collignon (p), Thomas de
Pourquery (voc), Ghamri Boubaker (Zorna algéroise, algerian flute) Enregistré le 4 janvier 2014, Paris Durée : 43' 55'' ACT 9554-2 (Harmonia Mundi)
Reprenant aux Studios Mercredi 9 la
formule qu’il avait adoptée pour son précédent album chez ACT,
avec Thomas Bramerie (b) et Franck Aghulon (dm), le saxophoniste alto
Pierrick Pédron s’est lancé avec ce sixième opus dans
l’exploration de la musique d’un groupe britannique qui eut son
heure de gloire auprès des collégiens en rupture de ban dans les
années 80 et 90, The Cure. Cet album est un exercice de style qui
prend pour prétexte neuf morceaux enregistrés par ce groupe depuis
la fin des années 1970. Au plan musical et particulièrement
jazzique, le résultat s’avère d’une grande pauvreté. La
musique de cet album relève du verbiage et de la logorrhée ;
le répétitif, qui se donne comme économie esthétique, masque la
pauvreté du langage ; l’outrance dans l’expression sans
nuance tient lieu d’objet et l’insignifiance de matière
exotique. Lorsque la culture existait encore dans notre société,
ces productions sans racines étaient classées dans « musique
de genre ». Il convient de s’interroger :
pourquoi classer ce type de production dans la catégorie « jazz » ?
Surtout, pourquoi certains musiciens de jazz se prêtent-ils à ces
opérations et/ou pourquoi éprouvent-ils le besoin d’emprunter le
répertoire de la variété ? Si le jazz est une façon de jouer
la musique (swing et hot), toutes les musiques ne conviennent pas ou
ne supportent pas un traitement jazzique. Certes, les standards de
Broadway constituent-ils une part importante du répertoire du jazz.
Mais, parce que composés dans la même civilisation, américaine,
ils purent y être adaptés ; leur parenté formelle, avec la
musique afro-américaine, et leur contenu musical (écrits par de
vrais compositeurs) comportaient en eux-mêmes une réelle richesse
harmonique et structurelle qui le permettait. La tentation fut forte,
dans les années 60 d’aller au plus facile en taquinant les hits du
show business ; le Count lui-même ne résista pas à celle de
courir après le succès des Beatles. Et si, en son temps, Basie
Beatle Bag (Verve, 1966) arrangé par Chico O’Farrill, voire
Basie on the Beatles (Waw Times, 1969), eurent-ils quelque
succès auprès des yéyés, ces albums ne figurent, en termes de
jazz, que comme des curiosités dans son œuvre. La musique anglaise,
européenne, ne présente pas les mêmes capacités d’adaptation au
swing du jazz, à l'inverse du rock'n'roll américain qui est un
héritier de la musique populaire noire (Ray Charles l’a quelques
fois traité ainsi). Après le formidable Kubic’s Monk,
nous espérions autre chose de Pierrick Pédron et de ses complices.
Donc, attendons les futurs albums de Pierrick, Thomas et Frank !
Et oublions cet essai malheureux. Même au pays du rugby, impossible
était la transformation !
Félix W. Sportis
Justin Robinson Alana's Fantasy
Little
Melonae, Eazy E, Alana's Fantasy, Jeremy Isaiah, When We Were One,
Eronel, Libra, Answering Service, Just One Of Those Things, For
Heaven's Sake Justin
Robinson (as),
Michael Rodriguez (tp)
Sullivan Fortner
(p),
Dwayne Burno (b), Willie Jones III (dm) Enregistré
le 4 novembre 2013, New York Durée :
1h 03' 29'' Criss
Cross Jazz 1371 (www.crisscrossjazz.com)
Connu comme saxophoniste de Roy Hargrove depuis
de nombreuses années, Justin Robinson a fait partie des « jeunes
lions » qui ont revitalisé le jazz dans les années 90. Depuis
la sortie de Justin Time en 1992 (avec Kenny Barron, Lewis
Nash, Stephen Scott, Eddie Henderson…), la carrière en leader du
new-yorkais a été relativement modeste et il est paradoxalement peu
reconnu pour lui-même. Il s’inscrit dans une très belle lignée
d’altistes qui démarre avec Jackie McLean, James Spaulding, Gary
Bartz, Joe Ford, et se prolonge jusqu’à Kenny Garrett, Antonio
Hart ou Tim Green. Cet album correspond à son esthétique :
vigoureux et d’un classicisme post-coltranien batailleur. Le
lyrisme de Justin Robinson s’appuie sur une sonorité pleine et
acerbe, prompte aux dérapages sonores enflammés. On comprend que
« Little Melonae » soit le premier morceau du disque :
l’entame de solo du leader est d’un mordant acéré qui pose son
homme ! L’album se présente comme un hommage au regretté
Dwayne Burno, dont la contrebasse assurée se fait effectivement
sentir de manière majestueuse car il apporte un ancrage qui n’est
pas seulement rythmique mais repose également sur la puissance de sa
sonorité et son autorité harmonique. Sullivan Fortner (qui vient de
la New Orleans et est lui aussi accompagnateur de Roy Hargrove, comme
Willie Jones III) est inspiré par Hancock, Corea, Tyner et s’exprime
avec une clarté dont les audaces harmoniques fonctionnent bien avec
le style de Robinson. Michael Rodriguez semble porté vers le côté
plus poétique de la trompette moderne (Miles, Edddie Henderson, même
si le style doit aussi à Hubbard et Woody Shaw). On ne présente
plus le grand classique qu’est Willie Jones III dont la classe
permanente permet de mettre tout le monde en valeur. L’univers de
cet album (dédié au regretté Dwayne Burno) est séduisant, avec des ballades sombres et rares (« When
We Were One » de Griffin), un Monk enjoué (« Eronel »
où Robinson est plus parkerien), un blues de Sonny Stitt
(« Answering Service ») et uniquement deux standards. Un
artiste à redécouvrir.
Jean
Szlamowicz
Virginie Teychené Bright and Sweet
Don’t Get Scared, Angel Face, Rat
Race, Bless My Soul, The Dry Cleaner From Des Moines, Goodbye Pork
Pie Hat, Don’t Explain, Tight, Familiar Dream, Shiny Stockings,
Living Room, Pra Que Discutir Com Madame, Midnight Fair, Por Toda a
Minha Vida, I’m Gonna Go Fishing, I Don’t Know Enough About You,
La Chanson de Maxence Virginie
Teychené (voc), Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b),
Jean-Pierre Arnaud (dm), Eric Le Lann (tp) Enregistré
en février 2012, La Seyne sur Mer (83) Durée : 1h
18' 45'' Jazz
Village 570012 (Harmonia Mundi)
Voici
donc Virginie Teychené brillante et douce (Bright
and Sweet), et encore plus
que cela, profonde jusqu’à l’émotion des larmes, forte de sa
litote expressive, avec un groupe de musiciens en parfait accord et
d'une belle complicité, jusqu’à l’invité Eric Lelann avec son
feeling plongé aux sources du blues : toutes qualités qui
propulsent Virginie dans le petit groupe des grandes chanteuses de
jazz d’aujourd’hui. Car, oui, malgré l’incommensurable
sororité des chanteuses à travers le monde, on ne peut en mettre
qu’un nombre infime dans le cénacle des grandes vocalistes de
jazz. Dans ce disque, Virginie et ses musiciens, rendent hommage à
ces artistes, femmes et hommes, qui ont fait le chant jazz. Je n’en
citerai que quelques-uns. Dès
la première introduction, a cappella, les qualités de la chanteuse
sont là : la beauté de la voix, le swing, la décontraction,
la diction tant en anglais qu’en portugais ou en français, la
puissance et la fluidité, et par dessus tout la tenue de la note,
même dans le grave ; on peut y ajouter un scat personnel et
inspiré. Virginie possède un phrasé de saxophone, c’est flagrant
sur « Bless My Soul », démarque de « Parker’s
Mood », c’est le phrasé de Bird, c’est le chant de
Virginie, en un duo avec la contrebasse qui joue des notes graves,
profondes, dans un chant aéré et prenant. Un vrai chef-d’œuvre !
La rythmique colle au chant, le soutient et le propulse : on
pense à cette rythmique de Billie Holiday, ou encore celle de Benny
Goodman avec le même Teddy Wilson ; d’ailleurs le pianiste
est un frère d’aujourd’hui de Teddy. Le batteur est d’un
minimaliste et d’un à-propos fulgurants. Le contrebassiste, qui
est aussi l’arrangeur d’une précision et d’un aloi admirables,
semble toujours coller au souffle de la chanteuse, étant le cœur de
la rythmique, en toute simplicité. L’hommage
à Mimi Perrin (disparue en 2010), et aux Double-Six, sur « Rat
Race » est époustouflant de virtuosité et de vélocité
tranquilles, et la rythmique fuse et fume. Un désespoir de femme
amoureuse victime des infidélités de son Amour, mais qui pardonne :
N’explique rien, dit-elle, c’est le « Don’t Expain »
immortalisé par Billie Holiday. Virginie traduit ces sentiments avec
une retenue tragique, et un brin de révolte, qui touchent au cœur :
et voilà que s’envole la trompette, en écho au chant. « Shiny
Stockings » pris sur un rythme rumba, un des rares textes
d’Ella Fitzgerald, chanté dans le médium-grave, nous vaut une
merveille de solo de piano, décontracté, qui coule de source. « Por toda a minha vida » de Vinicius de Moraes
et Carlos Jobim, l’un des fleurons de la bossa-nova, est chanté
avec la parfaite décontraction languissante du genre, suivi d’un
long solo lumineux du trompettiste : osmose parfaite entre les
deux interprètes. Un bel échange trio-chanteuse sur « I’m
Gonna Go Fishing », là encore le pianiste fait merveille. Un
autre beau duo teinté blues avec Gérard Maurin à la guitare sur
« Familiar Dream » de Wynton Marsalis, avec des paroles
écrites par Virginie. Elle a aussi écrit les paroles de « Midnight
Fair » sur une musique de Maurin. Le disque se termine par « La
Chanson de Maxence » de Jacques Demy et Michel Legrand pour Les
Demoiselles de Rochefort,
une des plus belles interprétations de cette chanson.
A
aucun moment Virginie n’imite, elle interprète à sa façon des
thèmes rendus célèbres par ses devanciers, leur rendant ainsi un
hommage réjouissant. Ce disque est la preuve qu’on peut encore
s’exprimer avec les données de base du jazz sans imiter, sans être
dans le musée, en trouvant sa propre voix. Virginie pourrait définir
son art en reprenant les paroles de « La Chanson de Maxence » :
« Puisque je suis artiste et que l’amour dicte sa loi ». Cet album est dédié à la mémoire du trompettiste François
Chassagnite décédé en 2011.
Serge Baudot
The Cookers Time and Time Again
Sir Galahad, Reneda, Double or Nothing,
Farewell Mulgrew, Three Fall, Time and Time Again, Dance of the
Invisible Nymph, Dance Eternal Spirits Dance Billy Harper (ts), David Weiss (tp),
Donald Harrison (as), George Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart
(dm) Enregistré les 5 et 6 mai 2014, New
York Durée : 1h 01' 14'' Motéma 233883 (Harmonia Mundi)
L’esthétique qui est celle des
Cookers provient de la somme d’individualités qui partagent un
ancrage générationnel dans la musique de John Coltrane et son
évolution (Donald Harrison est un peu à part, car il est plus jeune
et vient de la Nouvelle-Orléans). C’est une musique sérieuse,
âpre, rugueuse et d’une poésie un peu sombre. Intense, elle
privilégie le lyrisme et l’engagement au formalisme. La ferveur de
Billy Harper, les couleurs d’Eddie Henderson, le punch de David
Weiss, les traits de lumière de George Cables et les interventions
virulentes de Donald Harrison sont soutenues par un groove très
particulier, marqué par les ellipses de Billy Hart et Cecil McBee,
leurs accents qui préfèrent les ambiances ambiguës au swing pur.
La sonorité de Hart et McBee est en tout cas unique et immédiatement
reconnaissable. Ils produisent une rythmicité envoutante, très
propices à des atmosphères un peu violentes ou mystérieuses. Mais
cette musique comporte aussi une saine part de blues, de valse, un
balancement véhément et concentré qui ne peut qu’évoquer le
quartet de Coltrane. Il y a là une démarche authentique et d’une
grande musicalité qui consiste à donner une forme collective à des
individualités instrumentales. Le résultat est en plus surprenant
de vitalité pour un enregistrement en studio.
Jean Szlamowicz
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