 Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2022), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2022 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2022 sur internet), Hot Five de 2021 et 2022.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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2021 >
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2022
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 Ricky Ford
The Wailing Sounds of Ricky Ford
Ricky's Bossa, Fer, The Wonder, That Red Clay, The Essence
of You, The Stockholm Stomp, Angel Face, Paris Fringe, I Can't Wait to See You,
Paul's Scene, Frustration, Mabulala
Ricky Ford (ts), Mark Soskin (p), Jerome Harris (b), Barry
Altschul (dm)
Enregistré le 25 juin 2021, Astoria, NY
Durée: 51’ 30’’
Whaling City Sound 135 (www.whalingcitysound.com)
Un nouveau disque de Ricky Ford, c’est toujours un
événement. Et celui-ci est non seulement d’une qualité supérieure mais
particulièrement émouvant. Car tout dans ce disque nous ramène à l’histoire du
leader. Les musiciens qui l’accompagnent sont de
vieux copains qui se sont illustrés dans le jazz, dans des voies diverses. Il y a le contrebassiste Jerome Harris, avec qui il a étudié au
New England Conservatory, à Boston, le pianiste Mark Soskin et le batteur Barry
Altschul,
qu’il connaît depuis sa période new-yorkaise dans les années 1980. Chacun d’eux
a un lien très fort avec Sonny Rollins. Ricky Ford nous racontait son
admiration pour l’aîné dans son interview (Jazz Hot n°668).
En préparant cette chronique, Jerome Harris nous disait voir encore son camarade en 1973, âgé de 19 ans, jouer
avec Rollins: «Ricky était un jeune
phénomène au ténor. A cette époque, beaucoup étaient influencés par Coltrane.
Lui était l’un des rares à s’intéresser à la génération d’avant. Sonny et Ricky
sur une même scène, c'était comme voir le maître et son disciple.» Un autre
compagnon de route, John Betsch, nous confiait également: «On avait
l'habitude de le taquiner et de l'appeler affectueusement Ricky Rollins». Ce disque confirme à l'évidence les qualités explosives de son, d'impulsion de Ricky Ford qui ont fait la légende de Sonny Rollins et, si on écoute plus attentivement, cette véhémence de l'expression de Coleman Hawkins qui est la racine de cette tradition de son («The Essence of You», «Angel Face», «Frustration»…).
Ce n’est pas tout: à partir des années 1980, Jerome
Harris et Mark Soskin accompagnent aussi le Colosse, notamment dans les tournées européennes d'été. Si l’ombre de Rollins plane sur cette musique dès le premier thème («Ricky’s Bossa») et le caribéen «Paris Fringe», ce disque n’est pas un hommage: c’est plutôt et surtout l’histoire d’une amitié entre ces musiciens, et d’un retour aux sources dans lesquelles Rollins a une place de choix. C'est aussi le cas pour
Jerome Harris qui travaille ces dernières années essentiellement avec le
clarinettiste David Krakauer, dans son groupe Klezmer Madness, comme pour Barry
Altschul, une figure originale du free, qui joue ici la «musique de sa jeunesse», comme il
nous le disait. Tous jouent un jazz gorgé de blues ancré dans l’Histoire, ce qui n'empêche pas quelques échappées dans le monde d'un free jazz de culture («The Wonder») qui est l’une des facettes de Ricky Ford qui prolonge souvent, dans d'autres contextes, par sa musique et ses arrangements, l'univers de Charles Mingus. A l'origine de ce projet, Neal Weiss, le fondateur du label Whaling City Sound, basé à New
Bedford, près de Boston, avait proposé à Ricky Ford d’enregistrer un disque autour
de Paul Gonsalves et Harry Carney. Le premier, originaire de New Bedford a été remplacé par Ricky Ford dans l’orchestre de Duke Ellington en 1973.
Le second a grandi dans le même quartier que Ricky à Boston. Après s’être
plongé dans leurs discographies, le ténor a exhumé puis enregistré deux thèmes
peu connus illustrés par Harry Carney, «Mabulala» et «Frustration», au sein de l'orchestre du Duke. Rappelons que Paul, Duke et Harry ont disparu tous les trois en 1974. Pour Gonsalves, le choix
s’est révélé un peu plus ardu, Ford ayant déjà enregistré des thèmes aussi
fameux que «Chelsea Bridge» ou «Happy Reunion» dans ses livraisons précédentes.
Pour l’inclure, il a donc composé «Paul’s Scene», et on retrouve dans la sonorité et l'articulation des phrases de Ricky Ford des évocations, plutôt des accents, de Paul Gonsalves comme dans «I Can't Wait to See You» et «Mabulala». Si Ricky a choisi «The
Essence of You» de Coleman Hawkins, «Frustration» de Duke Ellington, «Angel Face» d'Hank Jones, «Mabulala» de Kenny Graham, «The Stockholm Stomp» d'Al Goering, le répertoire fait principalement appel à des compositions
originales de sa plume, de la bossa à la ballade, en passant par un morceau
plus free: douze thèmes en tout, chacun de 3 à 7 minutes. Le leader a préféré
plus de thèmes et moins de chorus longs. Il assume, et parle volontiers d’un format se
rapprochant du concerto. Cet enregistrement, dans une forme «traditionnelle», permet en particulier d'apprécier la splendide sonorité du ténor, un drive et une puissance qui deviennent rares… On espère retrouver ce
magnifique quartet en live sur les scènes du jazz.
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 Jean-Baptiste Franc
Garner in My Mind
Que reste-t-il de nos amours?, Octave 103, I’m Confessin
That I Love You, S’Wonderful, My Silent Love, Gabrielle, Passing Through,
Pastel, Michelle/Yesterday, Valse de l’adieu, Sweet Dreams, Chopin Impression,
Girl of My Dreams, Where or When, Standing Still, Penthouse Serenade, Anatolie,
I Believe/I Thank You Lord*
Jean-Baptiste Franc (p), Yann-Lou Bertrand (b), Mourad
Benhammou, Erik Maunoury* (dm)
Enregistré le 17 juin 2021, Antony (92)
Durée: 1h 06’ 00’’
Ahead 840.2 (Socadisc)
Petit-fils de René (cl) et fils d’Olivier (ss),
Jean-Baptiste Franc est issu d’une lignée de musiciens marquée par la figure
tutélaire de Sidney Bechet: le premier l’accompagna, le second joue sur le
propre instrument du maître et en compagnie de son fils Daniel Bechet (dm). Une
telle imprégnation suscita sans surprise une vocation musicale précoce chez
Jean-Baptiste qui commence à pianoter dès ses 3 ans, prend ses premières
leçons à 6 ans, puis entre au conservatoire. A 12 ans, il part en tournée avec
Gilbert Leroux (wb) et, deux ans plus tard, avec son grand-père. A 17 ans, en
2001, il se produit au Lincoln Center de New York avec Daniel Bechet. En 2002,
il enregistre son premier disque en trio avec Gilles Chevaucherie (b) et Duffy
Jackson (dm), Jammin’ Rue Pigalle (autoproduit). Il poursuit depuis une carrière dans la sphère du jazz dit «classique», passant, selon les contextes, du stride au swing et jusqu'au gospel. On l’entend
régulièrement aux côtés de son père, de Daniel Bechet ou dans diverses
formations, accompagnant aussi des chanteuses comme Melody Federer ou Melissa
Lesnie. Il n’est pas rare de le voir jouer sur son antique piano portable, ce
qui lui permet de se produire dans n’importe quel bistrot ou dans la rue.
C’est dans l’optique du centenaire de sa naissance, le 15
juin 1921, que Jean-Baptiste Franc a décidé de rendre hommage à Erroll
Garner en lui empruntant en partie des éléments stylistiques caractéristiques, en particulier l'approche rythmique propre au grand pianiste de Pittsburg, PA, avec la main gauche qui marque les temps en léger décalage avec la main droite pour accentuer la pulsation swing et l'attaque. Un quasi travail de reconstitution que Jean-Baptiste, doté d'un beau toucher, assure avec ses propres outils forgés dans la tradition du piano stride. L'évocation est réussie; on reconnaît la patte Garner dès le premier titre («Que reste-t-il de nos amours?», Charles Trenet), comme
sur ses compositions «Octave 103», «Passing Throught», «Pastel» comme sur «S’Wonderful» sur lequel ressurgit le
stride cher à Jean-Baptiste. Le corpus garnérien
est abordé dans les grandes largeurs, du piano classique revu à la sauce
Garner, tel «Chopin Impression» –auquel Jean-Baptiste ajoute une
réjouissante «Valse de l’adieu» stride–, aux reprises jazzés de la musique pop commerciale des années 1960 comme «Michelle-Yesterday»
(Lennon-McCartney). Jean-Baptiste Franc joint quelques jolies
ballades de son cru: «Gabrielle», «Sweet Dreams», qui se prêtent moins aux
«garnérismes», ainsi que «Standing Still», plus en phase avec la thématique du disque.
Soulignons la
finesse de l’accompagnement assuré par le jeune contrebassiste Yann-Lou
Bertrand et le toujours impeccable Mourad Benhammou qui, sur le dernier morceau, laisse les baguettes à Erik Maunoury pour un gospel qui joint deux
titres: «I Believe» d’Ervin Drake et «I Thank You Lord» du pianiste et
organiste Allan Tate (né en 1945, il accompagna notamment Sister Rosetta
Tharpe), ami et mentor de Jean-Baptiste qui le rencontra dans une église
de Harlem en 2008 avant de le faire venir en France à partir de 2011. Un
thème à part du reste de l’album.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022
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 Clovis Nicolas
Freedom Suite Ensuite
The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous*, Freedom
Suite Part I, Interlude, Freedom Suite Part II, Interlude, Freedom Suite Part
III, Grant S., Nichols and Nicolas, You or Me?, Dark and Stormy, Fine and
Dandy*, Speak a Gentle Word, Little Girl Blue
Clovis Nicolas (b), Brandon Lee, Bruce Harris*
(tp), Grant Stewart (ts), Kenny Washington (dm)
Enregistré le 23 décembre 2016, Brooklyn, New
York, NY
Durée: 55’ 25’’
Sunnyside Records 1495 (https://clovisnicolas.com/Socadisc)
Ce superbe album de Clovis Nicolas, enregistré en 2016 et publié en 2018, évoque la tradition post bob d’un jazz intemporel. Le contrebassiste y propose une relecture personnelle et une
prolongation originale de la fameuse Freedom Suite de Sonny Rollins, enregistrée en février 1958, dont le titre évoque une époque de luttes, celles pour les Droits
civiques, issues d’un besoin vital d’émancipation dans une Amérique
ségrégationniste. Divisé en trois parties et relié par deux courts interludes originaux, l’ensemble est
un modèle de créativité et de swing. Là où Sonny Rollins explorait la formule
du trio avec Oscar Pettiford et Max Roach, dans un tour de force
d’équilibriste, Clovis Nicolas y ajoute la trompette de Brandon Lee (et de Bruce Harris sur deux titres) qui joue en contre-chant autour du ténor de Grant Stewart, new-yorkais
d’adoption lui aussi mais natif de Toronto.
La présence de Kenny Washington,
l’un des batteurs les plus complets et techniques de sa génération, apporte un
soutien sans faille au quartet par sa qualité de frappe et un sens du swing
tout en nuances, notamment aux balais dans la seconde partie de la Freedom
Suite. D’ailleurs, on se souvient de sa participation au trio de Tommy
Flanagan sur l’album Jazz Poet qui reste un modèle du genre dans
l’exercice des balais rappelant Denzil Best ou Jo Jones au sein du trio de Ray
Bryant. Cette formule sans piano permet au contrebassiste-leader d’endosser un
rôle à la fois harmonique et mélodique au sein de la rythmique. Une couleur
singulière que l’on découvre dans la première partie de la Freedom Suite même
si on reste proche de l’original dans l’esprit. La troisième partie
débute sur un tempo rapide avec une exposition de thème dans un esprit hard bop
laissant la place au jeu puissant et au fort vibrato de Grant Stewart qui
délivre de longues phrases sinueuses.
Clovis Nicolas est un ancien élève diplômé du
Conservatoire supérieur de musique de Marseille et l’un des sidemen les plus en
vue du milieu des années 1990. Recherché pour son sens du rythme et sa capacité
à assurer une assise à n’importe quel soliste, le jeune Clovis Nicolas a arpenté
les clubs de la Capitale en se produisant derrière Brad Mehldau, Vincent
Herring, Dee Dee Bridgewater, Stefano Di Battista, les Frères Belmondo, etc. Il
s’installe à New York, il y a tout juste vingt ans, et se produit dans les
clubs prestigieux tels que le Smalls Jazz Club, le Smoke Jazz Club, le Blue
Note, Le Dizzy’s Club sans oublier le Lincoln Center, le Kennedy Center ou le
Birdland, et il enregistre également auprès de diverses générations de jazzmen tels
que Peter Bernstein, James Williams, Harry Allen, Cedar Walton, Jeremy Pelt,
Willie Jones III, Carl Allen, Freddie Redd, Frank Wess, Jeb Patton, Branford
Marsalis.
En 2009, il rejoint le programme jazz de Juilliard School
et en ressort diplômé après avoir étudié avec
Ron Carter et Kenny Washington. Une forme de légitimité s’installe pour ce
jeune musicien qui ne cesse d’imposer une forte personnalité musicale qu’il
explore dans ses projets de leader. Il s'inscrit dans la tradition de l'instrument entre
Oscar Pettiford et Ron Carter pour la beauté de sa sonorité boisée, son sens de
la mise en place et surtout un goût pour l’aspect mélodique que l’on retrouve
sur sa version de «Little Girl Blue».
Sa Freedom Suite Ensuite va au-delà de
l’œuvre de Rollins pour explorer quelques standards et compositions comme ce «The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous», un
thème où Bruce Harris est tout à fait à l’aise dans son évocation du blues tout
en sobriété dans la lignée d’un Thad Jones avec une sonorité brillante. Ce
thème qui ouvre le disque illustre parfaitement ce qui pourrait être une forme
de définition du jazz avec une superbe walking
bass doublée d’un accompagnement riche du batteur toujours à l’écoute, se
jouant à la fois des silences et de l’espace avec un souci permanent de
swinguer.
Grant Stewart (né en 1971) est
lui aussi une vieille connaissance de Clovis Nicolas, venu s’immerger dans la bouillonnante vie new-yorkaise. Depuis l’âge de 19 ans, il est devenu une figure de la scène
jazz de la grande pomme en peaufinant sa formation auprès des générations
passées comme Al Grey, Clark Terry, Harold Mabern, Louis Hayes, Jimmy
Cobb, Cecil Payne, Curtis Fuller tout en prenant des cours avec Donald Byrd et
l’incontournable Barry Harris. Il est le ténor idéal d’une telle séance avec
une filiation évidente avec le Rollins des années 1950, développant un puissant
vibrato tout en intégrant des éléments du Dexter Gordon de la période
Blue Note, notamment sur la deuxième partie de la Freedom Suite sous
forme de ballade. Le blues «Grant S.»,
est une composition de Clovis Nicolas évoquant son ami saxophoniste où ce
dernier s’illustre avec brio et musicalité tant sur le plan harmonique que
rythmique, avec swing, confirmant la filiation Rollins voire Joe Henderson
pour son lyrisme introverti. La composition de Kay Swift, «Fine and Dandy», pris sur un
tempo vif nous fait apprécier la
volubilité et le brio du jeu de Bruce Harris ainsi que le placement
rythmique du leader impeccable sur sa walking
bass soutenue par un batteur
d’exception. L’un des sommets du disque est un hommage à Herbie
Nichols, l’un des pianistes les plus originaux du jazz moderne avec Elmo Hope,
Jaki Byard ou Andrew Hill. Sur «Nichols
and Nicolas», il y a une forme de classicisme straight ahead,
presque monkien. Avec cet album, tout à fait réussi, Clovis Nicolas confirme les promesses tant sur le plan des compositions que de son jeu, solide et musical, dans une quête de la belle note et de l'originalité.
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 Hilary Kole
Sophisticated Lady
Sophisticated Lady°, Old Devil Moon*, The Best Thing for You
(Would Be Me)°, Somebody Loves Me°, Make Me Rainbows°, Love Dance°, In a
Sentimental Mood°, Let’s Face the Music and Dance*, Round Midnight°, It’s You
or No One°, The Sweetest Sounds°
Hilary Kole (voc, arr*), Chris Byars (fl, cl, as, arr°), Tom
Beckham (vib), John Hart (g), Adam Birnbaum (p), Paul Gill (b), Aaron Kimmel
(dm)
Enregistré en 2020, Montclair, NJ
Durée: 57’ 56’’
Autoproduit (www.hilarykole.com)
Jusqu’à la réception de ce disque, enregistré en 2020, nous
n’avions pas connaissance de la chanteuse et pianiste Hilary Kole (Hilary
Kolodin de son vrai nom), pourtant bien établie sur la scène new-yorkaise.
Enfant de la balle, elle est issue d’une famille liée au monde du spectacle: un
père chanteur à Broadway, Robert Kole, qui l’initie au jazz et au chant, une
mère actrice et mannequin durant son enfance et une grand-mère maternelle, pianiste
formée à la Juilliard School, qui fut l’une des premières femmes impresario dans
les années 1930. Cet environnement artistique propice l’amène à se tourner très
jeune vers la composition: dès ses 12 ans, elle reçoit une bourse annuelle pour
participer aux ateliers d’été de la Warden School. Après ses études secondaires,
elle intègre la Manhattan School of Music avec en tête l’idée de devenir compositrice
de musiques de films. Elle y approfondit sa connaissance du jazz et finit par s’orienter
vers le chant. Encore étudiante, elle devient la
chanteuse de l’orchestre maison du célèbre restaurant Rainbow Room (1998-99) où
elle fait son apprentissage des standards. Elle s’engage ensuite sur la voie de
la comédie musicale, participant à la création du spectacle Our Sinatra (qu’elle a coécrit) qui
connaîtra des milliers de représentations, y compris au Birdland en 2003. Devenue la compagne de son propriétaire, Gianni
Valenti, elle y monte l’année suivante un autre spectacle, Singing Astaire, et multiplie les apparitions sur les grandes
scènes du jazz, dont le Lincoln Center, le Carnegie Hall, le Blue Note de
Tokyo, les festivals de Montréal et Umbria Jazz. Sous la houlette de Gianni
Velenti, elle enregistre entre 2006 et 2010 une série de duos avec
Hank Jones, Cedar Walton, Kenny Barron, Benny Green ou encore Michel Legrand,
qui feront l’objet d’un album sorti en 2010, You Are There (Justin Time). Une autre de ses grandes rencontres avec Oscar Peterson, en 2007, donnera quatre
titres. En 2008, elle grave son premier
album, Haunted Heart (Justin Time),
produit par John Pizzarelli.
Hilary Kole traverse ensuite, à partir de 2011, une période
difficile, marquée par sa séparation avec Gianni Valenti et une longue bataille
juridique qui entrave sa carrière et empêche la parution des titres avec Oscar
Peterson, toujours inédits. Avec des moyens plus artisanaux, elle sort en 2014
et 2016 deux nouveaux albums toujours de bonne facture, A Self Portrait et The Judy
Garland Project (Miranda Music). Sophisticated
Lady, un autoproduit, est son sixième opus.
Hilary Kole est dotée de qualités d’expression certaines –diction, swing, timbre
chaleureux– et propose ici un album au répertoire balisé: des
standards et des grandes compositions du jazz, à commencer par celles de Duke
Ellington, avec le morceau-titre, «Sophisticated Lady», et «In a Sentimental
Mood» arrangés avec goût et originalité par Chris Byars et avec de bons solos de Paul Gill et John
Hart. Sur les ballades, Hilary Kole fait passer l’émotion sans maniérisme. Sa version de «Round Midnight» (Thelonious Monk), introduction a capella puis duo voix-guitare, est originale. Autre réussite, «Old Devil Moon» (Burton Lane) dont elle a écrit les arrangements. Là aussi, l'accompagnement est sobre. Sur les morceaux rapides, Hillary Kole déploie ses
talents de scatteuse, comme sur le très énergique «The Best Thing for You»
(Irving Berlin), où l'on remarque le vibraphoniste Tom
Beckham et Chris Byars au saxophone alto. Le très enlevé «The Sweetest Sounds» (Richard Rodgers) conclut l'album dans l'esprit Swing Era. Un bon disque de jazz vocal.
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 Charles Mingus
Mingus: The Lost Album From Ronnie Scott's
CD1: Introduction, Orange Was the Color of Her Dress Then Silk
Blues, Noddin' Ya Head Blues
CD2: Mind-Readers' Convention in Milano (aka Number 29), Ko Ko (Theme)
CD3: Fables of Faubus, Pops (aka When the Saints Go Marching in), The Man Who Never Sleeps, Air
Mail Special
Charles Mingus (b, comp, lead), Jon Faddis (tp), Charles
McPherson (as), Bobby Jones (ts, cl), John Foster (p), Roy Brooks (dm, scie musicale)
Enregistré les 14-15 août 1972, Ronnie Scott’s, Londres
Durée: 51' 39'' + 30' 42'' + 1h 03' 11''
Resonance Records 2063 (www.resonancerecords.org/Bertus France)
La musique de Charles Mingus est indispensable, surtout dans
nos époques de propagande normalisatrice en Occident, dans nos sociétés post
démocratiques; «post» parce qu’elles ne le sont plus, une réalité aussi nuisible
pour l’art que dans la vie quotidienne. Un constat par l'absurde, indispensable pour comprendre que le
désordre organisé, une définition réaliste des sociétés réellement
démocratiques, diverses, foisonnantes, subversives, contradictoires par principe critique, est
nécessaire à la richesse de l’expression, de la création et plus largement de
la vie. S’il restait un écologiste ou un scientifique sincères, il expliquerait
que la diversité des espèces et des virus favorisent la vie. C’est aussi vrai
en art.
C’est vrai en jazz, on le sait depuis New Orleans et Storyville, et
Charles Mingus, par la voix de Louis Armstrong ressuscitée par John Foster («Pops»)
sur un «When the Saints» inattendu, en donne ici une illustration aussi
pétillante qu’inédite: littéralement mingusienne. C’est encore perceptible avec
le «Fables of Faubus» qui le précède, une protestation contre le Gouverneur «démocrate»
(les guillemets s’imposaient déjà) de l’Arkansas, Orval Faubus, qui décida en
1957 d’envoyer la Garde nationale pour empêcher une dizaine d’étudiants
afro-américains de fréquenter la High School de Little Rock, droit qu’ils
avaient gagné en justice. C’est évident dans le contenu, joyeux ou revendicatif
transparent du monde sonore de Charles Mingus. Car le jazz, jusqu’à 2020, n’a
jamais eu peur de s’opposer à l’inacceptable, de faire entendre sa voix et sa
philosophie, d’être dans la vie, d’être la vie. C’est même un fondement
essentiel de son caractère expressif: de Louis Armstrong et Duke
Ellington jusqu’à John Coltrane et Archie Shepp, en passant par Dizzy Gillespie
et Charlie Parker, Mahalia Jackson, B.B. King, toute la communauté du jazz, dont ses créateurs majeurs, a pris partie dans le débat démocratique, et c’est pour
cela qu’on pouvait encore parler de démocratie, la violence de ce temps n'étant qu'une expression, parmi d'autres, de ce débat.
Cela dit en introduction de ce somptueux coffret de trois
disques offert par le Charles Mingus Sextet au début des années 1970 et mis à
jour –les bandes étaient dans les archives de Charles Mingus que gère sa veuve,
Sue Mingus–, produit par notre habituel chercheur d’or qu’est Zev Feldman de
Resonance Records, secondé pour cette entreprise par David Weiss qu’on connaît
par ailleurs comme brillant trompettiste, arrangeur et compositeur des Cookers.
Ils viennent de documenter la musique de Charles Mingus de cet été 1972, qui ne
soulève pas moins de nostalgie que l’été 42 et pour des raisons plus profondes.
Comme toujours, les informations du livret, très généreux de
64 pages, sont précises, avec des textes clairs pour resituer le contexte, la participation de Sue Mingus, Mary Scott, la veuve de Ronnie Scott, Christian
McBride toujours présent pour l’excellence, avec encore une précieuse interview de
Charles Mingus et Charles McPherson sortie des archives d’un bon connaisseur
britannique, Brian Priestlay (Mingus: A
Critical Biography, 1984). On peut compléter les infos par recoupement: le
séjour du 1er au 15 août du sextet au Ronnie Scott’s n’a
pas terminé la tournée européenne, mais il s’est placé en son centre: après une
apparition au Festival de Newport en jam, délocalisé à New York par George
Wein, le 6 juillet 1972, Charles Mingus a tourné en Europe, en festival et en clubs, avec
ce groupe les 20 juillet 1972 à Nice (Dizzy Gillespie, p, voc, tp, intègre le groupe sur deux titres), 30 juillet à Pescara. Si l’affiche du
Ronnie Scott’s atteste de sa présence à Londres du 1er au 15 août, avec cet enregistrement les 14-15 août, il semble bien que le 12
août, le sextet a profité d’un jour de relâche pour jouer aux Pays-Bas
(Loosdrecht). La tournée s’est ensuite prolongée en Allemagne de l’Ouest
(Munich) le 17 août, en Suède (Emmaboda Jazz Fest) le 19, en France
(Châteauvallon, en quartet, sans Jon Faddis et Bobby Jones), pour se terminer
au Danemark (le Jazzhus Montmartre) le 28 août, avec un invité de marque du
sextet, Dexter Gordon, un autre représentant hot de la Côte Ouest, contemporain du contrebassiste.
Il est donc possible aux amateurs des pays européens de se
souvenir de ce formidable groupe de Charles Mingus avec Jon Faddis, Charles
McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks illuminant les scènes d’autres
festivals (cf. discographie détaillée dans Jazz Hot n°557, n°558, n°559). Les performances sont
partiellement documentées et, c’est le cas à Londres avec ce disque, la scène
du Ronnie Scott’s, enregistrement qui était jusque-là inédit pour le grand
public.
N’importe quel amateur du grand contrebassiste se souvient
de la scie musicale, instrument hors norme dont Roy Brooks étirait les accents
du blues, et de ce style jungle réacclimaté par Charles Mingus au sens où il
adapte le foisonnement sonore ellingtonien à son univers, parfois par des
couleurs hispano-mexicaines, parfois par sa vision free au sens afro-américain
des années 1960-70 de l’improvisation collective, donnant à chacun des
musiciens comme le faisait Duke Ellington, une totale liberté pour parler avec sa
voix dans un collectif d’une construction aussi savante que virtuose: une
écriture en live qui ne doit pas
s’imaginer sans des siècles de culture, sans des jours et des années de
complicité artistique, comme en témoigne la présence en 1972 de Charles
McPherson, déjà à ses côtés depuis 1964, et qui fait encore référence en 2019 à
la musique de Charles Mingus, dans la forme et l’esprit (cf. Jazz Dance Suite).
Charles Mingus, c’est une sonorité d’ensemble, une énergie, une liberté, une
poésie et une imagination à nulle autre pareilles, et pourtant c’est du jazz,
c’est du blues, formel ou par l’esprit, dont les racines plongent au plus
profond de l’histoire collective et de l’inconscient individuel, car il
revendique en permanence ces deux dimensions de son être.
Charles Mingus, c’est aussi une violence assumée, celle des
vexations subies, celle de la vie à conquérir, celle de la nécessité de lutter
pour aimer, partager, s’exprimer, et sa musique en est autant pétrie (de
violence) que de ses autres qualités de douceur, de poésie et d’amour: à (re)lire: Beneath the Underdog/Moins qu'un chien, par Charles Mingus.
«Orange Was the Color of Her Dress, Then Silk Blues» est une
illustration de ces dimensions paradoxales de son vécu, mais aussi de son grand
talent de conteur. Cette composition fut écrite par Charles Mingus pour une réalisation télévisée, A Song
of Orange in It, de Robert Herridge
à la fin des années 1950. Le cinéaste avait de la suite dans les idées,
puisqu’il avait déjà donné en 1957 The
Sound of Jazz avec Billie Holiday, Ben Webster, Lester Young entre autres…
Ces 32 minutes sont mises en valeur par les discours croisés
de Jon Faddis, Charles McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks,
formidablement impulsés par un bassiste omniprésent, relançant sans arrêt ses
compagnons, d’une musicalité dont on ne mesure jamais la virtuosité,
multipliant les scènes, les climats, les accents du plus aigu au plus grave,
du plus pianissimo au plus vivace, de la plus grande douceur à la plus grande
violence. C’est une parfaite illustration de cette liberté sans limite de la
musique de Charles Mingus au service d’un récit: du Grand Art qui sublime la
vie.
«Noddin’ Ya Head Blues» un blues classique (le blues de tête) dans la forme,
introduit par un chorus de contrebasse de plus de trois minutes dont Mingus a
le secret, puissant et musical, est un régal pour chacune des interventions, la
voix et le piano de John Foster, les chorus de Charles McPherson et Jon
Faddis, ou le soutien très inventif de Roy Brooks: dans l’esprit et toujours
moderne, avec la voix de chacun et l’empreinte de Mingus. Il permet d’entendre
Roy Brooks jouer de la scie musicale, et de constater l’effet, inoubliable,
produit sur le public.
Le CD2 est entièrement consacré à la version de 30’ de
«Mind-Readers' Convention in Milano», une composition foisonnante, des récits qui s’entrecroisent, sur fond d’ensembles structurés, caractéristique de ce talent d’écriture exceptionnel de Mingus
conjugué à celui de musiciens totalement impliqués dans cette
écriture: un film en cinémascope, avec ces variations de tempos dont il a fait
une marque de fabrique, ces échappées free sur fond de tension parfaitement architecturée qui donne l’illusion d’un big band quand il y a six musiciens. Il
n’y a jamais l’impression qu’une note est faite au hasard, et le contrebassiste
invente, drive les changements de tempos, de mélodies, de climats, suivi par
des musiciens qui occupent 30 minutes sur 30 à se confronter, à dialoguer à
six, à paraître inventer sur l’instant une œuvre dont les fondements semblent
pourtant être écrits avec un soin minutieux tant les ensembles, les unissons
sont précis, tant les alliages sonores, à la manière d’un autre Ellington, sont
propres à la musique de Charles Mingus. Simplement passionnant!
Il reste à vous parler de «The Man Who Never Sleeps».
Commencé sur un dialogue Faddis-Mingus, cette belle composition déjà au
répertoire en 1970, est un classique mingusien sur tous les plans: la diversité
des atmosphères, de l’intensité, des tempos, alternant le rêve, les émotions… Servi par les arrangements qui semblent démultiplier le nombre de musiciens, par les
variations de tempos sans jamais faire disparaître le swing, la respiration, par
les chorus émouvants de chacun des musiciens, ce titre est encore un témoignage que la
musique de Charles Mingus est l’un des grands univers à sa place dans
l’Olympe des pères créateurs du jazz qui ont fait du siècle du jazz
une expression sans équivalent dans l’histoire de l’art.
La conclusion en deux minutes up tempo sur «Air Mail Special» mâtinée de «Ko Ko» est l’issue
joyeuse de ces plus de deux heures de voyage au paradis de Charles Mingus
ramené sur terre par la volonté et le talent de Zev Feldman.
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 Wawau Adler
I Play With You
For Leo, Le Soir, Jazzy Populair, Manoir de mes rêves, For
Holzmanno, Cherokee, I Play With You, What Is This Thing Called Love,
Martinique, La belle vie, Samois-sur-Seine, Chicago
Wawau Adler (g), Alexandre Cavaliere (vln), Denis Chang (g), Hono Winterstein (g), Joel
Locher (b)
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 53’ 10”
Edition Collage/GLM Music 604-2 (www.glm.de, wawau-adler.com)
Les amateurs de jazz, dont les lecteurs de Jazz Hot, commencent à bien connaître
Wawau Adler dont nous vous avions commenté le précédent enregistrement (Happy Birthday Django 110),
et si cette découverte vous a intéressés, nul doute que ce bon disque, qui
réunit les mêmes musiciens, avec un invité imprévu, Denis Chang, venu du Canada,
que Wawau a convié en reconstituant un quintet dans la tradition de la
formation de Django Reinhardt, avec trois guitares, un violon et une
contrebasse.
Nous avions présenté les membres du quartet de base dans la
chronique précédente, nous n’y revenons pas (il suffit de s’y reporter), et on
vous précise que Denis Chang n’est pas un inconnu puisque nous avions commenté en
2007 son premier enregistrement, Flèche
d’or, pour l’historique label norvégien, Hot Club Records, de Jon Larsen (Supplément Jazz Hot n°644),
sur lequel il a aussi enregistré, en 2009, Deeper
Than You Think. Ce natif de Montréal, pédagogue réputé, a collaboré
avec le regretté Pat Martino et a créé la DC Music School (denischang.com), où il enseigne la tradition de Django et pas seulement. Denis Chang a choisi
depuis longtemps de s’exprimer dans la tradition de Django, et pour cela, il a
parcouru avec curiosité l’Europe et l’histoire de cette tradition. Sa
virtuosité, obligée pour cette culture, nous le dit. On distingue ses
interventions à la guitare par sa manière plus sèche par rapport au leader.
Dans I Play With You,
Wawau Adler a alterné six de ses compositions avec une de Django («Manoir de
mes rêves») et cinq standards, qu’ils aient ou non été repris par Django.
Le quintet attaque par un original de Wawau, «For Leo»,
peut-être dédié à Leo Slab, le livret ne le précise pas. Wawau Adler nous fait
comprendre pourquoi il fait référence au bebop avec ses unissons de guitares et
violon bien intégrés à la pompe.
«Le Soir» de Loulou Gasté (1908-1995, orchestre de Ray Ventura)
que Line Renaud, sa compagne, interpréta accompagnée par Loulou à la guitare,
dans une veine déjà héritée de Django, quand il tressait ses arabesques autour de la voix de Jean Sablon, est une composition très poétique.
Introduit par l’excellent Alexandre Cavaliere, Wawau y fait des merveilles,
avec cette touche de nostalgie qui nous rappelle ce que la chanson française
doit au jazz et à Django. «La Belle vie», l’immortel de Sacha Distel (Jazz Hot n°601),
guitariste de jazz et chanteur populaire, neveu de Ray Ventura, précise
l’inspiration de Wawau autant que son goût pour cette savante synthèse
musicale.
«Jazzy Populair» confirme le talent de Wawau pour des
compositions bien intégrées à la tradition tout en illustrant son attachement au
bebop; ce qui donne une réelle personnalité à sa manière. Un esprit qu’on
retrouve dans les acrobatiques standards «Cherokee» ou «What Is This Thing
Called Love», dignes dans leurs échanges virtuoses entre musiciens des
interprétations bebop d’outre-Atlantique auxquels ils font référence.
«For Holzmanno», un
bel original, où les unissons guitares-violon lancent des improvisations
savoureuses (Alexandre Cavaliere et le leader), a été composé en hommage à Holzmanno
Winterstein, un ami, confrère et complice de Wawau (né en 1952), évoqué en 1997
dans le cadre d’un bel article consacré à Siegfried Maeker qui produisit
l’indispensable série Musik Deutscher
Zigeuner (Jazz Hot n°540)
qui réunit cette grande famille musicale d’outre-Rhin où Wawau plonge ses
racines.
«I Play With You», un autre original, est une ballade poétique introduite à l’unisson violon-guitare, avant que Wawau en donne sa lecture dans son style qui respire, serein, où Alexandre se fait oiseau; un moment de rêve de cet enregistrement. «Martinique», sur tempo médium, propose un swing joyeux et des improvisations en liberté.
Enfin Django est omniprésent, sans jamais écraser, car Wawau
maîtrise l’histoire et son récit: par l’original «Samois-sur-Seine», où percent
poésie et nostalgie, et des harmonies proches de l’esprit du dernier Django,
dans la veine qu’exploita et développa Babik; mais aussi par un «Chicago» qui
renvoie à l’esprit originel de l’entre-deux guerres. Django est enfin présent par l’une
de ses compositions, «Manoir de mes rêves» joliment introduite par Alexandre
Cavaliere, et développé par Wawau Adler avec maestria, avant qu’Alexandre reprenne
la parole et que Wawau apporte un contre-chant in the tradition.
Du bel ouvrage, comme l’ensemble de ce disque plein de
fougue et de maîtrise, avec des musiciens à la hauteur du projet que leur a
proposé Wawau, Denis Chang comme Hono Winterstein, Joel Locher comme Alexandre
Cavaliere. On peut découvrir en live le groupe de Wawau Adler au Festival Django Reinhardt de Samois le 24 juin 2022 à 18h.
I Play With You est un indispensable nécessaire au moral des amateurs dans le contexte morose d’une création jazzique qui a
beaucoup de mal à se relever du covid. Le salut viendra-t-il de la tradition de Django, si rétive, depuis la nuit des temps, à tout confinement?
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 Christian McBride & Inside Straight
Live at the Village Vanguard
Sweet Bread, Fair Hope Theme, Ms. Angelou, The Shade of the
Cedar Tree, Gang Gang, Uncle James, Stick & Move
Christian McBride (b, comp), Steve Wilson (as, ss, comp), Warren
Wolf (vib, comp), Peter Martin (p), Carl Allen (dm)
Enregistré du 5 au 7 décembre 2014, New York, NY
Durée: 1h 19' 45''
Mack Avenue 1192 (www.mackavenue.com)
S’il a joué de nombreuses fois en sideman au Village
Vanguard depuis 1990, Christian McBride (né en 1972) a attendu 2006 pour y
proposer sa musique en leader et y revenir en 2007, dans des formules
acoustiques pour suivre les recommandations de Lorraine Gordon, peu sensible aux
expérimentations rhythm & blues du bassiste, comme il le raconte avec humour
dans le livret. C’est en 2007 qu’y naît ce groupe qui associe à son quartet
(Steve Wilson, Carl Allen et alors Eric Reed) un jeune vibraphoniste, Warren
Wolf, dont les compositions, un jeu brillant et la sonorité colorent cet
ensemble, avec parfois un clin d’œil à l’esprit third stream («Gang Gang») du Modern Jazz Quartet. Warren Wolf
n’est pas le seul compositeur, Chris McBride propose quatre compositions, et
Steve Wilson, une. Le répertoire est donc original.
Le groupe fut baptisé «Inside Straight» au Monterey Jazz Festival en 2008, et
poursuivit son chemin dès 2009 au Village Vanguard où Christian McBride devint
un invité annuel du mois de décembre. Peter Martin remplaça Eric Reed, et c’est
en décembre 2014 qu’a été enregistré la matière de ce disque, qui sort en 2021 sur
le bon label Mack Avenue qui édite les enregistrements du bassiste depuis 2008.
Christian McBride a donné à ce label de très bons enregistrements, avec
différentes formations, du big band au trio. On peut citer The Movement Revisited (1082) en 2013, Bringin' It (1115) en 2017, New
Jawn (1133) en 2017, For Jimmy, Wes
and Oliver (1152) en 2019, et déjà, en trio, un autre Live at the Village Vanguard (1099), enregistré en octobre 2014,
soit deux mois avant ce quintet. Le dessin de couverture, style bande dessinée,
est dans le même esprit.
La publication ne respecte pas la chronologie, et c’est sans
importance car la musique de ces enregistrements vaut vraiment d’être
immortalisée. Cela nous donne une idée de l’appétit musical de Christian
McBride qui aborde avec tant de brio des projets aussi variés, toujours dans
l’esprit de la grande musique afro-américaine, parfois très lourds pour la
mise en œuvre comme The Movement
Revisited. Ici, c’est en live au
Village Vanguard, et on ressent à l’écoute le drive propre à ces enregistrements
au contact du public aussi bien que l’aboutissement d’une musique post bop
d’une réelle perfection, où les musiciens sont totalement investis.
Cet enregistrement bénéficie de la complicité des deux
«anciens» complices du leader, Carl Allen, magnifique batteur qui a fait la
couverture de Jazz Hot n°584 et de Steve Wilson, saxophoniste à
l’impressionnante discographie (Michel Brecker, Donald Brown, James Williams,
Ralph Peterson, Chick Corea, la liste est sans fin), qui était au sommaire du Jazz Hot n°577, tous les deux nés en 1961. Peter Martin (né en
1970) est un brillant pianiste, un fidèle des tournées de Christian McBride,
qui a accompagné le gotha du jazz, de Betty Carter à Dianne Reeves, de Johnny
Griffin à Wynton Marsalis en passant par Roy Hargrove, Joshua Redman, Terence
Blanchard et beaucoup d’autres… Warren Wolf, le benjamin (né en 1979), outre ses talents de
compositeur, possède une sonorité brillante personnelle, une attaque et une
expression sur son instrument dignes de tous les éloges, bien que son enregistrement personnel sur ce même label (Reincarnation) déprécie ses qualités, et cet ensemble est
d’une cohésion, d’une complicité qui font merveille sur tous les tempos.
Quand on connaît les qualités du leader, contrebassiste
virtuose, au swing inébranlable, à la puissante sonorité, aux riches arrangements,
capable d’entraîner et de dynamiser son groupe, comme un Charles Mingus ou un
Art Blakey, on comprend que la musique de ce quintet ait passionné l’assistance
dont on perçoit les réactions. On peut partager ce bon moment grâce à cette
édition de Mack Avenue, et si le label poursuit, comme d’autres, l’édition des
inédits d’avant le covid, nous pourrons ainsi encore rêver d’un monde englouti,
celui d’une liberté que le jazz a portée depuis sa naissance.
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 Alvin Queen Trio
Night Train to Copenhagen
Have You Met Miss Jones?, Bags Groove, I Got It Bad (and
That Ain't Good), Farewell Song, Quiet Nights of Quiet Stars (Corcovado), The
Days of Wine and Roses, Goodbye JD,
Tranquility in the Woods (I skovens dybe stille ro), D &
E, Georgia on My Mind,
Night Train, C Jam Blues, People, Moten Swing, Some Other
Time
Alvin Queen (dm), Calle Brickman (p) Tobias Dall (b)
Enregistré les 22-23 mars 2021, Elsinore, Danemark
Durée: 53’ 02”
Stunt Records 21062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
«Alvin Queen a l'un
des sons de batterie les plus hot» nous dit le producteur danois de cet
excellent disque, le pianiste Niels Lan Doky, qui fut un temps parisien
d’adoption. Il présente avec compétence dans le texte du livret ce double
hommage à Oscar Peterson (après le précédent O.P.: A Tribute to Oscar Peterson,
de 2018, paru sur le même label)
et au Danemark, une terre d’accueil du jazz.
Alvin Queen qu’on ne présente plus (il était en couverture
de Jazz
Hot n° 572), a fait
et continue de faire le bonheur du jazz en Europe et dans le monde, et d’un
nombre considérable de formations, du trio au big band, depuis plus de 50 ans,
et parmi elles avec Oscar Peterson, un sommet parmi d’autres car c’est
l’altitude qu’il fréquente.
C’est aussi un hommage au Danemark, car outre les attaches
personnelles d’Alvin, Oscar y a aussi compté de prestigieux membres de son trio,
des natifs comme Niels-Henning Ørsted Pedersen ou adoptés comme l’autre grand
batteur américain, Ed Thigpen. Quand on rajoute que le manager au long cours
d’Oscar Peterson, Norman Granz, a épousé en dernière noce Mme Grete Lingby, une
Danoise, et qu’il est enterré –ce que nous dit Niels– à Ordrup, une localité du
Danemark, on comprend que le Danemark et son entourage scandinave ont été une
autre patrie du jazz parmi les plus accueillantes pour les musiciens
afro-américains et leur musique. On peut citer parmi une longue liste les grands Ben Webster,
Dexter Gordon, Oscar Pettiford, Kenny Drew; on pourrait rappeler les clubs
mythiques comme les labels de grande qualité qui ont abondamment enregistré et documenté
cette musique à l’égal de ce que la France a produit de mieux.
Alvin Queen, la générosité incarnée, humainement et
musicalement, pour qui la belle chanson «Les Cireurs de souliers de Broadway»,
interprétée par Yves Montand, semble avoir été écrite (paroles, Jacques
Prévert-Musique, Henri Crolla), rend ainsi hommage à une magnifique histoire de
rencontres respectueuses et artistiques, une de celles qui, sans être en
Amérique, a fondamentalement contribué à l’histoire et à la richesse du jazz.
Il rend même un double hommage en choisissant ce label, ce producteur avec
lequel il a joué et dont il a intégré un titre dans cet opus, et les musiciens du
cru, les bons Calle Brickman, suédois de naissance, et Tobias Dall, né au
Danemark et qui accompagne régulièrement Niels Lan Doky.
On est donc en terrain connu, avec des acteurs qui partagent
des liens récents et anciens, au-delà de leur naissance, et à aucun moment
Alvin Queen ne fait sentir qu’il est une légende et le leader en écrasant de sa
présence, laissant beaucoup d’espace et de respiration à son trio, à la
musique, comme il sait le faire, avec un drive précis et fertile, aussi bien
sur les caisses que sur les cymbales, avec de sobres et percutants chorus, pour
emmener ses jeunes compagnons, qui accomplissent leur part du chemin vers
le langage profondément blues d’Alvin Queen, comme en témoigne ce «Night
Train», immortalisé par Oscar, et repris sans complexe par les «jeunes» du trio
ou un «C Jam Blues» au punch indéniable.
Le répertoire est d’ailleurs classique, des compositions
jazz (Duke Ellington, Oscar Peterson, Milt Jackson, Bennie Moten, John Lewis,
Jimmy Forrest), des standards (Rodgers & Hart, Carmichael, Mancini & Mercer,
Jobim, Bernstein), un titre de Niels Lan Doky, on l’a vu, et un traditionnel
danois, qui ressemble à un hymne, laissé à l’initiative de Calle Brickman.
Alvin Queen a cette faculté –la liste impressionnante de ses
collaborations (https://alvinqueen.com) de Joe Newman (à 12 ans en 1962,
avec Zoot Sims, Art Davis, Hank Jones et Harold Mabern ensemble) à Charles
Tolliver en passant par Horace Silver– d’être parfait dans tous les courants du
jazz, en restant lui-même, ce formidable technicien doté d’une expression
unique, né du petit
cireur de souliers (La fugitive petite
lumière/Que l’enfant noir aux dents de neige/A doucement apprivoisée, selon les
mots de Prévert) un enfant prodige (il est né dans le Bronx en 1950) qui a
ébahi les Max Roach, Art Blakey, Elvin Jones, Charli Persip, Mel Lewis, réunis en
1962 pour la soirée annuelle des batteurs au Birdland, et qui a été assis à la batterie par Elvin Jones au Birdland lors du passage de John
Coltrane (1963). Il a continué à cirer encore quelques temps les chaussures,
choisissant en particulier celles de Ben Webster, Thelonious Monk, Art Blakey –pour joindre l'utile à la passion– avec sans aucun doute ce même sourire éclatant qui ne le quitte pas… Un vrai moment de jazz par un trio qui accomplit
encore ce miracle de la transmission, ici de plusieurs mémoires et générations qui
se croisent, en faisant simplement ce que le jazz a toujours fait: de l’art, de
la musique dans un esprit profondément humain, populaire. On imagine la chance et
l’émotion que les jeunes, bassiste et pianiste, de cet enregistrement ont
ressenties...
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 Monty Alexander
Love You Madly
CD1: Arthur’s Theme, Love You Madly, Samba de Orfeu, Sweet
Lady, Eleuthra, Reggae Later
CD2: Blues for Edith, Fungii Mama, Consider,
Montevideo, Body and Soul, Swamp Fire, SKJ
Monty Alexander (p), Paul Berner (b), Duffy Jackson (dm),
Robert Thomas Jr. (perc)
Enregistré le 6 août 1982, Fort Lauderdale, FL
Durée: 45’ 42’’ + 46’ 21’’
Resonance Records 2047 (resonancerecords.org/Bertus France)
Le bon label patrimonial Resonance Records édite avec le
soin qui le caractérise un live inédit de Monty Alexander, capté en 1982 au
Bubba’s Jazz Restaurant de Fort Lauderdale, FL, club fondé par Bob Shelly, actif
de la fin des années 1970 aux années 1980. Le lieu, décontracté et typique du
sud de la Floride, a accueilli les grands noms du jazz, dont Art Blakey, Stan
Getz, Sonny Stitt et Ahmad Jamal qui y enregistrèrent. Quant à Monty, un coup
d’œil à sa riche discographie (cf. Jazz Hot n°611) suffit à se
figurer l’intensité de son activité en ce début des années 1980: pas moins
d’une vingtaine de disques entre 1980 et 1982, en leader et en sideman,
notamment avec Ray Brown, Herb Ellis et Milt Jackson.
Le riche livret illustré, d'une quarantaine de pages, qui accompagne l’album, propose une interview de chacun des membres du groupe, menée
entre juin et août 2020 par Zev Feldman qui a supervisé cette édition avec le savoir-faire qu’on lui
connaît. Monty y raconte les circonstances de cette enregistrement: l’ingénieur du son Mark Emerman, rencontré un peu plus tôt,
lui propose de venir enregistrer son concert au Bubba’s et lui offre la bande,
restée pendant près de quarante ans dans les archives du pianiste. Monty évoque
aussi brièvement la vie jazzique de Fort Lauderdale avec ses deux motels, The
Apache et The Rancher, où se produisait Ira Sullivan, ainsi que la Hampton
House où il se rappelle avoir vu Cannonball Adderley et Junior Mance, de même
qu’il y a noué des amitiés avec plusieurs musiciens. Autant d’indices attestant
de la vitalité de la scène jazz de Miami et de ses environs (Fort Lauderdale
est à moins de 50 km), comme le démontrent d’ailleurs plusieurs enregistrements des années 2010 d’un
autre pianiste, l’Italien Roberto Magris, notamment avec Ira Sullivan.
Monty est ici en quartet. A la contrebasse, le jeune Paul
Berner a fait ses armes dans l’orchestre de Lionel Hampton. Comme il le raconte
à Zev Feldman, c’est Reggie Johnson qui lui a conseillé de se présenter à Monty
de sa part. Il joue dans son trio entre 1981 et 1983 mais n’apparaît pas dans
la discographie du pianiste en dehors de ce disque. En 1990, après d’autres
collaborations prestigieuses, il partira s’installer définitivement aux
Pays-Bas. A la batterie, Duffy Jackson a enregistré son premier disque en
sideman, Here Comes the Sun, en 1971,
avec Monty Alexander, bien que n’étant encore alors que lycéen (cf. Tears). Depuis, ils se sont retrouvés à de nombreuses reprises sur
scène et en studio, d’autant que Duffy a des attaches en Floride. Aux
percussions, Robert Thomas, Jr., est originaire de Miami. Lui aussi a débuté
très jeune auprès de Monty dont l’influence a été déterminante et explique dans
le livret avoir également énormément appris aux côtés de Duffy Jackson. On
connaît sa participation à Weather Reaport (1980-1986), laquelle ne l’a pas
empêché de retrouver ponctuellement Monty. On comprend dès lors l’osmose qui
caractérise ce quartet dégageant une énergie et une vitalité exceptionnelles.
Quel que soit le registre,
Monty est extraordinaire, déployant une inventivité impressionnante. L’album débute par une superbe ballade, «Arthur’s Theme», à laquelle Monty Alexander
donne un relief particulier par son jeu percussif et des accélérations du
tempo. La pulsation très vive de Duffy Jackson donne une intensité
supplémentaire. Les autres ballades abordées sont autant de trésors de
subtilité: «Love You Madly», le classique ellingtonien qui donne son nom à
l’album, «Sweet Lady» et «Consider» deux compositions du pianiste, de même
qu’un autre incontournable, «Body and Soul» d’une splendeur renversante! Le
Monty caribéen n’est jamais bien loin, de «Samba de Orfeu» (encore le soutien
d’une grande densité de Duffy Jackson!) à «Fungii Mama», en passant par «Montevideo»,
où le leader, volubile, cite quelques mesures de «Caravan» puis quelques autres du
thème du film Brazil; entre les deux, un solo
explosif de Duffy déclenche l’enthousiasme du public. Un autre thème de
Monty, «Reggae Later», évoque évidemment la Jamaïque et le courant musical qui
lui est associé, tout en restant très ancré dans le swing. On y
entend les interventions de Paul Berner, au son chaleureux, et Robert Thomas
Jr. imprimant aux congas un groove propre aux Caraïbes. Incandescent de swing,
véloce et flamboyant, Monty Alexander assure le spectacle sur les morceaux
particulièrement toniques comme «Swamp Fire» ou les réjouissants «Blues for Edith» et «SKJ», de Milt
Jackson, un feu d’artifice où le blues n’est pas
oublié, un must! Mis à jour par Resonance Records, cet inédit de 1982 ravira les amoureux de Monty Alexander au sommet de son art et les amateurs de jazz en général.
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 Louis Hayes
Crisis
Arab Arab, Roses Poses, I’m Afraid the Masquerade Is Over*, Desert
Moonlight, Where Are You?*, Creeping Crud, Alien Visitation, Crisis, Oxygen, It's
Only a Paper Moon
Louis Hayes (dm), Abraham Burton (ts), David Hazeltine (p),
Dezron Douglas (b), Steve Nelson (vib), Camille Thurman (voc)*
Enregistré les 7-8 janvier 2021, Astoria, NY
Durée : 55’ 52”
Savant Records 2192 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
Ce qui distingue, entres autres caractéristiques, l’amateur de jazz
réside dans sa capacité de réception d’une musique qui ne date pas forcément du
jour, de pouvoir s’abstraire du présent pour n’écouter que la musique, et la
resituer dans son contexte, sans penser que c’est une «musique de vieux» parce qu'elle n'est pas du jour.
L’amateur de jazz, indifférent au temps qui passe, écoute ainsi des musiciens de différentes
époques avec le même plaisir, du moment que la musique correspond à son choix, sa
sensibilité et qu’elle est de qualité. C'est un échange libre entre amateur et artiste. Cette
qualité vient sans doute du fait qu’ils ont grandi avec le jazz et savent découvrir une
musique récente ou ancienne avec la curiosité de vrais mélomanes.
Cette nature d’écoute lui a également été offerte par une
musique, un art qui d’emblée ne s’est pas figé sur des modes liées à l’instant,
et qui a évolué, s’est diversifié en s’appuyant sur la transmission de codes
culturels, d’un langage commun à un peuple et aux générations, plus que sur la rupture, même le free jazz en
dépit de tous les discours artificiels plaqués à partir du développement de la
société de consommation par une critique pas aussi savante qu'elle le prétendait.
Ainsi l’amateur de jazz-blues a appris à connaître tel ou
tel artiste en le situant dans un grand ensemble culturel, ce qui lui permet en
2022 de continuer à écouter avec le même plaisir le jazz du temps de Louis
Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane ou Wynton Marsalis, de Count Basie à B.B. King et Ray Charles, sans avoir cette
atrophie de l’oreille qui pousse un auditeur-consommateur à trouver vieillie une
musique dont il n’apprécie pas les valeurs parce qu’il n'en a pas les clés, la compréhension, la sensibilité, parce qu'elle est pratiquée par des
artistes d’une autre génération, parfois encore en vie car les musiciens de jazz
vivent leur musique de leur jeunesse jusqu’à leur dernier souffle en restant eux-mêmes: leur langage d'artiste est ce qui en fait l'originalité. La musique n’est
pas un jeu, une mode, un métier mais une raison de vivre, une affirmation d'existence: «être ou ne pas être», toujours…
Cette valeur qui naît par l’activation permanente d’un
patrimoine sonore du jazz sans cesse repris (rééditions ou relectures par les
plus jeunes), par ce lent travail pédagogique de dialectique entre le passé, le
présent et le futur, qui a fait du jazz une musique pas comme les autres, est
essentielle aux artistes, soit qu’ils la vivent dans le vivier d’origine, la
communauté du jazz aux Etats-Unis, soit dans ses dépendances un peu partout dans
le monde. On voit d’innombrables réinventions de la vie du jazz fertilisé par l’humus du
passé (la chronique des disques en fourmille).
La magie est encore plus grande quand on a la chance de
tomber sur un disque comme celui-là réunissant plusieurs générations de cette belle histoire
du jazz, où avec autant de respect que de liberté, la musique traduit cette
éternelle modernité du jazz qui tient à sa capacité de partager, cette
solidarité musicale qui réunit ici un magnifique ancien, Louis Hayes,
extraordinaire batteur qui a presque l’âge de Jazz Hot (il est né à Detroit en 1937), apparu dans le jazz dans
ces années 1950 effervescentes, pour le bebop et pas seulement car toute la société américaine est en mouvement. Le jazz, en pleine maturité, crée le fonds d’une art exceptionnel à la mesure des événements.
Retrouver Louis Hayes en 2021, avec un clin d’œil malicieux
au covid («I’m Afraid the Masquerade Is Over», et l’album est intitulé Crisis) pour un opus qui réunit autour
de lui, sans aucun hiatus d’expression, des artistes dont la plus jeune,
Camille Thurman est née en 1986, soit 50 ans après lui, dans une musique libre,
sans académisme en dépit de sa sophistication, est ce miracle qu’offre le jazz
aux amateurs sans âge. L’énergie de cette musique après une telle période de
léthargie atteste que le chaudron du jazz a encore ce pouvoir de subvertir, de dépasser, de ne pas se faire aveugler par les fausses urgences de la propagande.
Savant Records nous propose cette pièce d’orfèvrerie où Louis
Hayes se délecte visiblement à tresser la trame par la beauté de son jeu aussi
précis que foisonnant, aussi brillant sur les cymbales que précis et nerveux
sur les caisses. Je ne vais pas vous dresser le portrait de notre ancien, il faisait
en 2018 encore la couverture de Jazz Hotavec une interview subtile et profonde, à son image (Jazz Hot n°685), et sa monumentale discographie qui suit ses mots dit mieux que de longs
discours la contribution qu’il a apportée au jazz.
On goûte ici l’esprit de sa musique faite d’une
solennité, d’une intensité, d’un dynamisme et d’une poésie dont les amateurs de
jazz ont le privilège, bien que l’esprit n’en date pas de 2021. On compte ainsi
parmi les compositeurs Joe Farrell, Bobby Hutcherson, Lee Morgan, Freddie
Hubbard, des standards, ainsi qu’une composition de Louis Hayes, une de Steve
Nelson, l’excellent vibraphoniste présent sur cet enregistrement, et une de
Dezron Douglas, le bassiste de ce quintet qui est au diapason de son aîné,
totalement investi dans le jazz (Cyrus Chestnut, Eric Alexander…), leader par
ailleurs. A leur côté, David Hazeltine, un habitué de la scène
new-yorkaise post bop, leader également, a déjà accompagné Louis Hayes,
mais aussi Brian Lynch, Jim Rotondi, et bien d’autres.
Abraham Burton est un beau son de ténor héritier de Sonny
Rollins («It’s Only a Paper Moon») sans renoncer à des accents coltraniens dans
«Oxygen», parfaitement à l’aise dans ce registre. Camille Thurman, la
benjamine, par ailleurs saxophoniste membre du Jazz at Lincoln Center
Orchestra, chante ici, et nous rappelle qu’elle avait aussi un talent vocal au début des années 2010 (concours Sarah Vaughan).
L’ensemble est remarquable de complicité: l’esprit poétique
(«Desert Moonlight», «Alien Visitation») y côtoie l’intensité («Creeping Crud»
arrangé par Anthony Wonsey, «Crisis» de Freddie Hubbard, «Arab Arab» de Joe
Farrell), et le blues est l’esprit de la musique qui nous
plonge dans le meilleur des univers post bop, d’Art Blakey à Woody Shaw dont
Louis Hayes fut un compagnon régulier. Steve Nelson est brillant, Abraham Burton comme à son
habitude puissant et classique, et l’omniprésence, le drive de Louis Hayes nous
dit qu’à l’instar du jazz, les artistes n’ont pas d’âge.
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 Swingin' Affair
Fait sa B.O.
Star Wars Medley, Il était une fois la révolution: thème principal, Tontons Flingeurs Jingle / Tamoulé (Les Tontons flingueurs), Sirba
(Le Grand blond avec une chaussure noire), La Chanson d’Hélène (Les Choses de
la vie), Tontons From Ipanema, La Marche des gendarmes (Le Gendarme de
Saint-Tropez), Le Bon, la brute et le truand: thème principal, Tontons Bop, Raider’s
March (Les Aventuriers de l’arche perdue), My Heart Will Go on (Titanic),
Tontons Tutu, Clara 1939 (Le Vieux fusil), Les Sept mercenaires: thème
principal, Tontons Ballade, Reality (La Boum), Medley Nino Rota, Tontons Rock, Speak
Softly Love (Le Parrain), Tontons Bayou
Olivier Defays (as, ts, fl), Philippe Chagne (ts, cl, bcl),
Philippe Petit (org), Sylvain Glévarec (dm, sifflet)
Enregistré du 10 au 12 mai 2021, Maisons-Alfort (94)
Durée: 1h 00’ 25’’
Frémeaux & Associés 8589 (www.fremeaux.com/Socadisc)
Le compagnonnage du jazz et du cinéma, les deux arts du XXe siècle, est une thématique
explorée de multiples fois. Il
est moins fréquent de consacrer un album à des thèmes musicaux célèbres du
cinéma français, américain et italien, étrangers au jazz pour la plupart, mais jazzifiés
pour l’occasion.
C’est la démarche entreprise par le quartet Swingin’ Affair
(une référence directe à Dexter Gordon, le musicien-acteur né à Los Angeles), soit Olivier Defays, Philippe Chagne,
Philippe Petit et Sylvain Glévarec, quatre musiciens unis par une longue
complicité. Pour autant, si les œuvres qu’ils ont sélectionnées ne sont pas
jazz à l’origine, le jazz est présent dans l’univers de la plupart de leurs
compositeurs, lesquels ont pu donner au sein de leurs foisonnantes productions
des thèmes jazz, de Nino Rota (Hurricane)
à Ennio Morricone (Corleone), en
passant par Vladimir Cosma (Un éléphant
ça trompe énormément) et François de Roubaix (Le Samouraï). De même les musiques de certains
compositeurs se prêtent à un traitement swing, celles
de Nino Rota en particulier, du fait d’une proximité naturelle évidente à l’écoute du medley reprenant des thèmes issus
d’Amarcord, Les Nuits de Cabiria et Huit
et demi. A l’inverse, il paraissait plus périlleux d’aborder sous l’angle
jazz la musique d’un John Williams connu pour ses succès hollywoodiens comme Star Wars, au générique d’inspiration
wagnérienne, et sa solennelle «Imperial March» qu’on croirait ici sortie du
répertoire de Benny Goodman!
Si l’on soupçonne, sans doute à juste titre, les
musiciens de quelque malice, il faut saluer le travail d’arrangement
réalisé par Olivier Defays, Philippe Petit et Philippe Chagne. Ainsi nos «Tontons swingueurs» se sont amusés
à faire de l’indicatif des Tontons
Flingueurs («Tamouré» de Michel Magne) un fil rouge humoristique qu’on
retrouve régulièrement, accommodé à des sauces différentes: bop, west coast,
voire à la Miles époque Tutu. Dans la
série des adaptations improbables, on note les thèmes de Titanic ou de La Boum et son sirupeux slow «Reality», signé Cosma, que le quartet
revisite grâce au B3 groovy de Philippe
Petit. Pour la peine, on paraphraserait bien Audiard et ses Tontons: les
jazzmen ça ose tout, c’est même à ça qu’ont les reconnaît!
On retiendra en particulier les vraies pépites de cette
galette: d'excellentes versions du thème principal d'Il était une fois la révolution d’Ennio Morricone, avec
un superbe duo de sax, et de celui des Sept mercenaires d’Elmer Bernstein, très dynamique (bon soutien de
Sylvain Glévarec), le magnifique «Speak Softly Love» de Nino Rota (Le Parrain), «La Chanson d’Hélène» de
Philippe Sarde (Les Choses de la vie), remarquablement exposée à la clarinette basse par Philippe Chagne et au ténor par
Olivier Defays, et enfin l’incontournable «Sirba» de Vladimir Cosma (Le Grand blond avec une chaussure noire), swinguant à souhait, qui nous embarque au son de la flûte d’Olivier
Defays et de l’orgue de Philippe Petit dans un monde musical entre Lalo Schifrin et Neal Hefti. Ce titre est aussi un clin
d’œil du fils, Olivier Defays, au père, Pierre Richard, amateur de jazz avéré, qui
a d'ailleurs rédigé quelques lignes en tête du livret. Un disque des plus sympathiques, à l’image de ses interprètes, et
empreint de nostalgie pour un cinéma populaire.
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 Evan Christopher
Blues in the Air
Blues dans le blues, Polka Dot Stomp, Southern Sunset (When
the Sun Sets Down South)*, Dans les rues d'Antibes*, What a Dream*, Si tu vois
ma mère, Lastic*, Blues in the Air, Girls Dance (Themes from the ballet: La
Nuit est une sorcière)*, This Is That Tomorrow That I Dreaded Yesterday, Ghost
of the Blues*
Evan Christopher (cl) + Three Blind Mice: Malo Mazurié (tp),
Félix Hunot (g), Sébastien Girardot (b) + Guillaume Nouaux (dm)*
Enregistré en juillet 2021, Meudon (78)
Durée: 58’ 35’’
Camille Productions MS102021 (www.camille-productions.com/Socadisc)
Quoi de neuf? Sidney Bechet et New Orleans! Avec ce superbe Blues in the Air, Evan Christopher démontre une fois de plus son
talent exceptionnel pour renouveler et s'accaparer le répertoire, jusqu’aux titres
les plus connus. Voilà une galette qu’il faut de toute urgence faire circuler
dans les écoles de jazz, dans les rédactions et pourquoi pas dans les bals populaires!
Car Sidney Bechet et sa musique –«trop populaires» pour les
«sachants», en France en tous cas (nous l'avions évoqué pour son centenaire dans Jazz Hot Spécial 1998)– sont un vrai élixir de jouvence et de régénération. On en a un besoin essentiel en 2022. Certes, on veut bien ranger Bechet parmi les
Pères fondateurs avec King Oliver et Louis Armstrong, mais on regarde de haut
sa fin de carrière, jugée «trop commerciale», oubliant que le jazz était dans les années 1950 la musique de la Libération, de libération tout simplement, la musique des jeunes et des moins jeunes délivrant les corps et les esprits de leurs raideurs ancestrales: un succès librement décidé et pas une musique commerciale vendue par bourrage de crâne. Ses succès planétaires
écrits sous la pinède de Juan? Des «saucissons»! L’expression méprisante est
même reprise, sans réserve, par le signataire du livret du présent album, c’est dire si cette idée est devenue un lieu commun…
La musique (enregistrée heureusement) laissée par le grand Sidney est pourtant énorme, tout sauf méprisable pour peu qu’on l'écoute par son formidable auteur, ou à travers l’inventivité d’un Evan
Christopher, débarrassé des a priori, un clarinettiste notamment réputé pour avoir «créolisé» la musique de Django avec bonheur. Une entreprise qu’il avait d’ailleurs prolongée en 2019 en duo avec le guitariste Fapy Lafertin, déjà pour Camille Productions (A Summit in Paris). Toujours avec la sonorité boisée qui n'appartient qu'à lui, il relit ici Sidney, immortalisé par sa formidable sonorité de saxophoniste soprano, à la clarinette, un instrument plus délicat, et pourtant sans perdre cette intensité indispensable à évoquer le bad boy de New Orleans.
Le clarinettiste retrouve un complice de longue
date, Sébastien Girardot, rejoint par ses partenaires de l’excellent trio Three
Blind Mice: Félix Hunot (également à son affaire dans autre
production récente du même label) et le bon Malo Mazurié qui
donne la réplique au leader avec expressivité, une richesse d'effets et de sonorités pleinement adaptées à cette musique trempée dans le Mississippi, à la hauteur de New Orleans (cf. Jazz Hot Spécial 1996). Guillaume
Nouaux –qui avait invité Evan Christopher, entre autres, en 2019, sur Guillaume Nouaux &
the Clarinet Kings– intervient également sur une bonne moitié des titres.
Le premier morceau, «Blues dans le blues», avait été
écrit pour le film de Pierre Foucaud, Série
noire (1955), que Sidney Bechet interprète à l’écran dans une scène se
déroulant dans un club. Pour le livret qui s'arrête à la forme, ce blues n’en est pas
un. Mais s'il prend ici des accents caribéens, il faut comprendre que pour Sidney, le blues est un état d'âme. Pour être clair, on peut entendre le blues dans un standard qui n'en a pas la forme codifiée en trois accords, et la plupart du temps, parce qu'il est consubstantiel de l'expression, chez Sidney, Billie, Louis et la plupart des protagonistes du jazz hot, blues compris justement. La complainte de la clarinette et de la trompette, en chorus, à
l’unisson ou en contre-chant, soutenues par le rythme chaloupé de Félix Hunot, auteur de chorus, suggère l’atmosphère mélancolique caribéenne, un état d'âme qui justifie amplement le titre: splendide!
Du blues formellement et spirituellement, on en trouve un peu
plus loin avec «Southern Sunset» où l’on retrouve la complicité entre Evan et Malo, et on peut apprécier particulièrement les interventions
de Sébastien Girardot, Félix Hunot soutenus par les balais de Guillaume Nouaux. On en retrouve encore sur «What a Dream», avec un pont, un beau moment empreint de toutes les qualités de cet ensemble, chorus et contrechants, collectives, avec un Malo Mazurié éclatant dans l'esprit néo-orléanais et un Evan Christopher intense et au son vibré comme celui de son inspirateur. On en retrouve toujours dans «Blues in the Air», dans une forme d'époque à l'exposé avant un chorus mélodique d'Evan et un chorus growlé de Malo, avec une intervention de Félix et Sébastien bien mis en valeur par l'orchestre.
Côté ballades, l'immortel «Si tu vois ma mère», valsé, «This Is That
Tomorrow That I Dreaded Yesterday» mettent en exergue la sensibilité et la sonorité d’Evan
Christopher d’une beauté aérienne. Malo Mazurié n'est pas en reste avec de splendides chorus des deux complices et le bon soutien de Félix Hunot. Conclu en collective de belle belle facture, c'est un grand moment du disque. L’esprit magique de New Orleans est là!
Venons-en au «saucisson» de Bechet proposé sur ce disque, «Dans
les rues d'Antibes», d’abord pris, après le motif initial, sur tempo medium en forme chorale –une forme polyphonique différente de celle de New Orleans– par Malo Mazurié et le contre-chant d'Evan Christopher, le morceau est ensuite investi par un swing en collectif made in New Orleans porté par un
Guillaume Nouaux aux caisses et roulements de marche. Une version fort originale qui atteste de l'imagination d'Evan Christopher, de sa capacité à reprendre ce qu'on pense n'être que jouable par Sidney Bechet. Danser sur cette musique en 2022 serait une preuve de modernité, d'ouverture d'esprit et d'oreilles.
«Girl's Dance», c'est le Sidney Bechet symphonique, le metteur en scène d'une musique cinématographique, issu de «La Nuit est une sorcière», un ballet, qui rappelle que le mauvais garçon, titulaire de pupitres dans des orchestres académiques, avait aussi une prétention musicale à tout aborder, avec une compétence certaine et une imagination sans borne. Même dans ce registre, le blues est présent, et Evan Christopher a ce talent de pouvoir transposer sur sa clarinette la puissance d'attaque de son inspirateur.
Le voyage s’achève avec «Ghost of the Blues», qui conclut l'enregistrement, première composition déposée par Sidney Bechet et enregistrée en 1924 par Fletcher Anderson. L’auteur ne l’enregistre lui-même qu’en 1952. Assez loin des versions d’origine, Evan Christopher et Malo Mazurié nous emmènent du côté d’un jazz festif, de parade, comme sur «Polka Dot Stomp». Swing, blues, Guillaume Nouaux confirme par son jeu sur les caisses la tonalité néo-orléanaise.
Nous avons gardé pour la fin, ce qui aurait pu l'être dans le choix des musiciens, le thème par lequel on dit au revoir à ses auditeurs: «Lastic», une musique de marche, de fête et de danse, nous rappelle que la musique de New Orleans n'est jamais loin de celle de nos ancêtres des Antilles, sur le plan aussi bien des mélodies que des rythmes. Ça nous fait regretter que cette musique des Antilles n'a pas la même descendance que celle de Sidney, des Evan Christopher, pour mettre en valeur non pas une relecture actualisée par les modes mais in the tradition. Ce sont les artistes qui font la différence pas une modernisation artificielle sous pression commerciale. Cela explique aussi que les artistes de cette tradition aient eu et ont encore une grande proximité avec le jazz à Paris. Ce «Lastic» dont les caisses de Nouaux tissent le fond permet à Malo Mazurié de faire briller sa trompette au soleil des Caraïbes et à l'inspiration d'Evan Christopher de chalouper la mélodie.
Un album indispensable: Evan Christopher retient l'intensité de Bechet tout en gardant ce qui fait sa personnalité, une sonorité magnifiquement boisée. Avec brio ses
partenaires, Malo Mazurié en tête, apportent leur pierre à une relecture originale qui ne pâlit pas face à son inspiration. Michel Stochitch et Camille Productions poursuivent ainsi un
chemin d'excellence et ce n'est pas une mince performance dans ce «nouveau monde» aseptisé. Bravo à tous!
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 Roberto Magris
Match Point
Yours Is the Light, Search for Peace, The Insider, Samba for
Jade , The Magic Blues , Reflections, Caban Bamboo Highlife, Match Point
Roberto Magris (p), Alfredo Chacon (vib, perc), Dion Kerr (b),
Rodolfo Zuniga (dm)
Enregistré le 8 décembre 2018, Criteria Studios-The Hit Factory, Miami, FL
Durée: 1h 15’ 12”
JMood 019 (www.jmoodrecords.com)
Le déjà long et passionnant parcours artistique de Roberto
Magris, dont vous avez pu lire la
synthèse dans l’interview parue dans Jazz
Hot en 2021,
s’apparente à celui d’un globe-trotter du jazz, qui visite beaucoup des
dimensions des Etats-Unis, la terre native de cet art, avec la curiosité
savante d’un artiste italien pétri de culture, et qui a décidé de consacrer son
âme à un art a priori étranger. Il possède pour ça cette fibre naturelle aux
transalpins, qu’on appelle la culture populaire et qui se manifeste dans les
nombreuses dimensions de l’art en Italie, jamais loin des racines et donc du
peuple. On en a des exemples nombreux dans le théâtre, l’opéra et la musique en
général, le cinéma, l’architecture, la littérature et bien entendu la peinture
et la sculpture. Cette fibre traverse les siècles, et il n’est nullement
étonnant de la retrouver dans le jazz, dont l’histoire depuis l’origine (Eddie
Lang/Joe Venuti) et jusqu’à nos jours (Roberto Magris, Dado Moroni, Rossano
Sportiello et beaucoup d'autres, en se limitant au piano jazz), fourmille de descendants de cette
brillante culture, aussi bien nés dans l’émigration aux Etats-Unis que dans sa
terre natale, l’Italie. Le caractère populaire essentiel des cultures
afro-américaine et italienne établit un pont spirituel entre ces deux cultures,
une capacité que l’Italie a développé avec beaucoup d’autres peuples
(l’Angleterre pour le théâtre de Shakespeare, la France pour le théâtre,
l’architecture, la peinture et la littérature, la Russie pour la musique,
l’Espagne pour la musique et la guitare, la Chine même, etc.).
Roberto Magris est un fils de Marco Polo: il visite la terre
du jazz, les villes, Kansas City, New York, Chicago, établissant un dialogue
fertile avec la musique essentielle de son siècle, le jazz, se pénétrant pour
élaborer son art, son expression, de l’âme du jazz à travers sa fréquentation
non seulement par l’oreille et le disque mais aussi par l’échange avec les
acteurs du jazz de ce grand continent: sa complicité spectaculaire avec Paul
Collins qui a créé à Kansas City ce bon label de jazz, JMood, où Roberto publie
avec fidélité et sans aucun doute amitié, la plupart de son œuvre, en est un
exemple supplémentaire.
Dans ce remarquable Match
Point, Roberto fait escale à Miami, et pas le temps d’une tournée et de
rencontres passagères, mais pour une durée longue lui permettant de nouer des
complicités choisies. A Miami, la couleur est forcément plus latine qu’à New
York, Chicago et Kansas City, et notre homme de culture parvient parfaitement à
l’intégrer dans son monde jazz, celui de sa génération, un jazz post
coltranien-tynérien, que nous avons déjà décrit à l’occasion de plusieurs chroniques,
où il n’oublie ni le caractère hot(populaire et authentique), ni l’extrême richesse de cette musique depuis les
origines. Si McCoy Tyner en constitue un point de référence fort parmi la
grande tradition du piano jazz marquée par le blues depuis Elmo Hope, Wynton
Kelly, Sonny Clark jusqu’à Barry Harris, Randy Weston, Kenny Barron, Mulgrew
Miller et tant d’autres, il y a aussi cet esprit post bop des années 1960 à
1990 où Art Blakey, Woody Shaw, les héritiers de Charles Mingus, Bobby
Hutcherson, Louis Hayes, Kirk Lightsey, Billy Higgins, Cedar Walton, Junior
Cook, et tant d’autres artistes et formations, toujours exceptionnels de
qualité, parcouraient le monde.
Le répertoire de Match
Point propose d’ailleurs trois références, d’abord à travers «Search for
Peace» de McCoy Tyner disparu en 2020,
une excellente et longue relecture (15’), avec ce qu’il faut de latinité et
d’inventivité personnelle-collective pour personnaliser l’œuvre. The «Insider»,
un original, prolonge la référence au natif de Philadelphie,
mais l’élargit aussi à Bobby Hutcherson grâce à la présence d’un remarquable
jeune vibraphoniste, Alfredo Chacon, que Roberto a découvert à Miami, et qui
marie si bien son origine latine à la tradition du jazz tout au long de cet
enregistrement.
Il y a encore «Reflections» de Thelonious Monk, qu’il
interprète ici en brillant soliste, restituant tout ce que le pianiste de New York devait à la tradition du stride, confirmant ce que nous évoquions plus haut, ce
haut degré culturel de Roberto Magris qui en donne une relecture personnelle,
où le stride fait autant référence à Monk qu’aux éclats renouvelés d’un Jaki
Byard, ou aux virtuosités tatumesques d’un Phineas Newborn, autres inspirations.
Une telle maîtrise d’autant de références est en soi du grand art car il en ressort
une interprétation qui se démarque de l’original monkien sans pâlir et sans trahir.
Il y a également le rare «Caban Bamboo Highlife» de Randy
Weston, sans doute un hommage, car le pianiste venait de disparaître deux mois
avant l’enregistrement. Publié à l’origine sur l’album Highlife de Randy Weston, un hymne aux nouvelles nations africaines
émergeant à l’époque de l’indépendance, les Caraïbes originelles de Randy Weston y sont présentes dans une version joyeuse où contraste la plainte de Booker
Ervin. Ici, Roberto Magris exploite l’aspect joyeux et le virtuose
batteur-percussionniste Rodolfo Zuniga donne la pleine mesure de ses qualités
avec un jeu alternant africanisme, latinisme et jazzisme, tous les climats de
ce même thème étant exploités avec brio par le vibraphoniste et des chorus de
feu de tous les participants, le pianiste évoquant encore Jaki Byard. Aussi
original que parfaitement mis en scène.
Dans le disque, dominent les originaux du pianiste, des
compositions toujours dans l’esprit («The Insider», «Match Point» –où le sobre
Dion Kerr prend un bon chorus– sont de beaux thèmes parfaitement mis en vie par le quartet), dont un long blues («The Magic Blues»), passage nécessaire et
moment de jouissance collective où chacun est tellement libre que ça permet de
comprendre que le free jazz, c’est sans doute le blues dans sa tradition la
plus fondamentale, ce qui permet de donner la pleine mesure de ce que chacun a
au fond de l’âme. Le blues formellement ou par l’esprit est un fondement du
jazz et de l’expression de Roberto Magris comme de tous les artistes essentiels
du jazz.
Côté latin, Roberto Magris n’a pas oublié qu’il enregistre à
Miami, et on en trouve plusieurs couleurs aussi bien dans le thème initial
(«Yours Is the Light»), que dans «Samba for Jade». Personne n’oublie qu’il
s’agit de jazz, quelle que soit la couleur latine et les inspirations. Le pianiste
y est toujours aussi brillant et inventif, et entraîne ses jeunes compagnons
dans cette dimension de transe indispensable au jazz, une composante du drive
et du hot.
Roberto Magris, un homme de culture, a choisi de faire
l’impasse de la scène dans cet épisode de covid qui a conduit à une atteinte
sans précédent à la culture. Il s'est provisoirement retiré d’une scène sur ordonnance qui se remarque
par sa pauvreté, sa vacuité et sa platitude, malgré la bonne volonté des
acteurs. La production discographique post covid atteste de cette dilution. La liberté comme l’esprit du
jazz ne se décrètent pas en conseil des ministres à Bruxelles ou Washington. Le
vide des inspirations inquiète parce qu’il témoigne de l’intensité du lavage
de cerveau de ces années de plomb qui se poursuivent aujourd’hui pour d’autres
raisons, en apparence seulement. Roberto Magris et JMood emploient ce moment pour exploiter
ce qui a été enregistré avant 2020, et en septembre 2022 sortira un autre
opus de Roberto Magris en duo et trio avec le regretté saxophoniste Mark Colby,
disparu le 31 août 2020.
En attendant ce moment, Roberto Magris et ses compagnons
offrent Match Point, une fleur
immortelle du jazz d’avant la normalisation.
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 La Suite Wilson
Eeny, Meeny, Miny, Mo
Eeny Meeny Miny Mo, Here's Love in Your Eyes, I Never Knew,
Embraceable You, He Ain't Got Rhythm, It's a Sin to Tell a Lie, Twenty-Four
Hours a Day, The Way You Look Tonight, Warmin' Up, More Than You Know, Victory
Stride, My Man, Spreadin' Rhythm Around, What a Little Moonlight Can Do, How Am
I to Know?, What a Night, What a Moon, What a Boy
Michel Bonnet (tp, lead), Nicolas Montier (ts), Matthieu
Vernhes (as, cl), Félix Hunot (g), Jacques Schneck (p), Laurent Vanhée (b),
Jean-Luc Guiraud (dm), Antonella Vulliens (voc)
Enregistré les 24 et 25 novembre 2021, Draveil (91)
Durée: 56’ 26’’
Camille Productions MS012022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
Après un hommage à Kid Ory avec le disque Ragtim’Ory (Frémeaux, 2018), puis à Coleman Hawkins avec Bean Soup, (Camille
Productions, 2018), Michel Bonnet propose aujourd’hui une évocation de Teddy Wilson
avec un groupe dédié à cet objet, La Suite Wilson. Ancien trompette chez Claude
Bolling (1993-2000), membre du groupe Les Gigolos (1997-2009), des Pink Turtle
et du Paris Swing Orchestra, Michel Bonnet est l’ambassadeur convaincu d’un
jazz in the tradition, festif et coloré, enraciné dans ses origines néo-orléanaises, qu’il porte
sur scène avec une fantaisie clownesque, laquelle se marie bien avec sa sonorité résolument hot. C’est aussi un
musicien animé par une volonté de transmission, au-delà de la dimension conviviale
de son abord du jazz, comme le confirme ce dernier projet qui met en lumière
l’un des plus grands pianistes de l’histoire –mais pas le plus documenté*– au
travers d’une période précise de sa carrière, celle des formations
réduites avec lesquelles il enregistra sous son nom entre 1935 et 1942.
Déjà auréolé de ses récentes collaborations avec Louis
Armstrong et Benny Goodman, Teddy Wilson commença en effet, à partir de juillet
1935, à diriger ses propres orchestres, alignant un personnel de premier ordre
(Benny Goodman, Roy Eldridge, Ben Webster, John Kirby, Cozy Cole…!) ainsi qu’une étoile émergente, Billie Holiday, soutenue par le producteur John Hammond (dont la personnalité est défavorablement éclairée par le récent documentaire Billie) qui supervisa les séances pour le label Brunswick, comme il avait
déjà été à l’origine de la rencontre artistique entre la chanteuse, Teddy
Wilson et Benny Goodman. Pour Brunswick, il s’agissait de sortir des
succès: les cachets étaient peu élevés et les musiciens
recrutés sur leur faculté à enregistrer en une seule prise. Les musiciens s’autorisèrent cependant, en particulier Billie, à improviser. Autant
d’éléments favorables à l’alchimie qui fit de ces sessions des chefs-d’œuvre. De
fait, le tandem Wilson-Holiday ne fit pas que les beaux jours des juke-boxes,
il fut aussi un enchantement pour les amateurs, au premier rang desquels Hugues
Panassié: «Il est bien embarrassant de
parler de ces disques. En effet, on ne sait qui louer davantage de
l’extraordinaire chanteuse Billie Holiday, de Teddy Wilson, qui devient un
pianiste de plus en plus admirable, de Benny Goodman, qui est en grande forme,
ou de la section rythmique stupéfiante de perfection.» (Jazz
Hot n°7, avril 1936). Au fil des
enregistrements, l’orchestre de Teddy Wilson fut rejoint, entre autres, par
Lester Young, Chu Berry, Johnny Hodges, Lionel Hampton, Gene Krupa, Buck
Clayton, Harry James, entourant la plupart du temps Billie, la chanteuse vedette,
parfois remplacée par Nan Wynn, Thelma Carpenter, Lena Horne et même la toute
jeune Ella Fitzgerald sur une session de mars 1936 (cf. Spécial 2000 sur Billie Holiday).
Pour interpréter le répertoire de Teddy Wilson (plus de 120
titres) avec la spontanéité qui caractérise les enregistrements d’origine,
Michel Bonnet a eu à cœur de réunir ses musiciens dans une ambiance
décontractée et d’aborder cette musique avec peu d’arrangements. Cette démarche
de simplicité évacue d’emblée la tentation de comparer d’excellents musiciens
de 2022 avec les originaux de la Swing Era. La qualité du casting n’en est pas
moins une évidence, à commencer par Jacques Schneck, l’homme de la situation
pour évoquer Teddy Wilson, qui introduit le premier titre du disque «Eeny
Meeny Miny Mo» avec la sobriété qu’on lui connaît et un swing élégant qu’on peut apprécier aussi sur le très énergique «He
Ain't Got Rhythm» où se distingue le jeune Matthieu Vernhes (le fils de
Dominique), qu’on a déjà entendu auprès de François Laudet et de Dany Doriz, et
qui arbore un son d’une belle rondeur (jolie introduction également de «The
Way You Look Tonight»). Le trio de soufflants donne de la couleur à ce disque, notablement avec le savoureux dialogue à trois qui se joue sur le très
enlevé «Warmin' Up». Toujours impeccable, Nicolas Montier y fait montre à la
fois de vélocité, de puissance et de légèreté. Le drive de Jean-Luc Guiraud
participe aussi à faire de ce titre instrumental un des meilleurs moments de
l’album. Crucial dans le relief apporté à la musique, le soutien rythmique est
aussi parfaitement assuré par Laurent Vanhée, dont on remarque la sonorité
boisée sur «Spreadin' Rhythm Around», et Félix Hunot, une valeur
sûre, qui confirme ses qualités de soliste par ses interventions pertinentes, à l'exemple de
«The Way You Look Tonight». En outre, la chanteuse italienne Antonella
Vulliens, une découverte, parvient à tirer son épingle du jeu en s’appropriant
avec beaucoup de naturel des titres iconiques de l’immense Billie, tels «My
Man» et «What a Little Moonlight Can Do». Enfin, le maître d’œuvre de cette
réussite collective, Michel Bonnet varie les registres tout en gardant des accents armstronguiens: inspiré et langoureux
sur l’introduction de «How Am I to Know?», il livre ensuite de magnifiques
contre-chants à la trompette bouchée qu’il utilise plus en dynamique sur un
morceau comme «Here's Love in Your Eyes».
Au-delà de leurs qualités individuelles, Michel Bonnet et
ses complices contournent la difficulté inhérente à tout hommage en visant
l’esprit plutôt que la lettre. La dimension propre à la musique de Teddy
Wilson et de ses contemporains restant le produit de son époque dont les conditions d’existence participèrent de façon décisive à
la profondeur de leur art. En pleine sinistrose post-covid, renouer avec cette
vitalité révolue est plus que bienvenu!
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 Claire Michael
Mystical Way
Graceful Sun, A Love Supreme, Mystical Way, So Beautiful, Stella
By Starlight, Superposition, Vers la lumière, La Musange, Arpegic, Lovely Bird°,
Rien n'est trop beau, L'instant du Bonheur*
Claire Michael (as, ts, ss, fl, voc), Jean-Michel Vallet (p,
clav), Hermon Mehari (tp), Patrick Chartol (b, eb), Zaza Desiderio (dm, perc), David
Olivier Paturel (vln)°, Raul de Souza (tb)*
Enregistré en 2021, Studio des Charmettes,
Gif-sur-Yvette (91)
Durée: 1h 00’ 22”
Blue Touch 00316L (http://bluetouch.org/UVM distribution)
Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes cette formation à
l’occasion de disques ou de concerts, une sorte de tribu musicale, dont Claire
Michael assure sans maniérismes la direction, une sorte de délégation d’image d’un
collectif vivant. On le devine à travers quelques détails, comme ce studio des
Charmettes, lieu de vie et d’enregistrement, ou le fait que les compositions
originales sont créditées à l’ensemble des musiciens, en dehors des standards
ou compositions jazz reprises dans cet album. Cet esprit communautaire n’est
pas pour rien dans l’atmosphère de communion de cette musique qui doit son
caractère «atmosphérique» à une époque de liberté (on pourrait dire l’après
1968 avec le décalage temporel habituel entre Etats-Unis et Europe) et à un
père inspirateur, John Coltrane, qui a exercé une fascination sur la
saxophoniste, pas seulement technique ou sonore mais spirituelle.
Un petit texte de présentation –dans la tradition du jazz– des
musiciens et du contexte de l’enregistrement serait une nécessité, à notre
humble avis, pour cet enregistrement. Bien qu’on trouve biographies et
discographies des participants sur le site mentionné plus haut, les artistes et
les producteurs ont aussi cette mission d’éclairage et de transmission dans le
jazz et, pour sortir des platitudes lues à droite ou à gauche sur cette musique,
il est aussi utile pour les amateurs de musiques et de jazz en
particulier, comme pour la critique qui n’est parfois pas plus éclairée,
de disposer de quelques clés, surtout dans le cas d’un univers développé depuis des années avec beaucoup de constance, persévérance par Claire
Michael avec la complicité de Jean-Michel Vallet, dont le goût pour les musiques
illustratives (films et autres), la musique moderne du XXe siècle, la
composition et les arrangements est un complément idéal au monde post
coltranien de Claire Michael qu’il contribue à personnaliser, diversifier (un
brillant «Arpégic», «Lovely Bird»…).
L’autre membre au long cours, Patrick Chartol, partage avec
Jean-Michel Vallet ce goût de la composition, et il ne fait aucun doute que la
symbiose fonctionne entre tous. La durabilité en a accru les qualités et la
profondeur. Patrick Chartol parvient également à donner des ailes à sa basse,
même électrique, pour la sortir du rôle rythmique stéréotypé, et à participer
à l’élaboration mélodique («La Musange»).
A ce petit monde, se sont agrégés avec le temps des invités
durables ou ponctuels dont le regretté Raul de Souza,
disparu en 2021, et dont on entend le trombone poétique et virtuose contribuer
à la conclusion émouvante de cet enregistrement («L’instant du Bonheur»). Il y a encore le fin Zaza Desiderio qui, de ce même Brésil,
tire la recette d’un accompagnement (batterie et percussions) tout en finesse,
aérien et souple, qui n’emprunte pas à Elvin Jones et pourtant participe de ce
caractère tout aussi bien «interstellaire»; sa musicalité lui permet d’intégrer
parfaitement la musique voire d’en devenir une clé essentielle («So Beautiful»,
«Lovely Bird»…). Il y a encore la participation sur «Lovely Bird» du violoniste
David Olivier Paturel.
Si Claire Michael appartient à la descendance coltranienne,
affirmée encore ici avec une évocation de «A Love Supreme», ce n’est pas celle
du «jeune homme en colère» cité dans le texte de promotion (la colère
afro-américaine n’appartient qu’à l’Amérique et a besoin des Afro-Américains
pour être authentique et violente), mais plutôt de l’homme qui regardait les
étoiles, dont Louis-Victor Mialy nous faisait le récit («Interstellar Space»
dans Jazz Hot n°491),
de la méditation, de ce besoin d’amour universel, dans un esprit voisin de ce
qu’a pu offrir Pharoah Sanders (enregistrements pour Venus Records), qui est la
plus grande proximité stylistique de la saxophoniste Claire Michael («L’instant
du Bonheur»). S’il lui arrive sans doute d’être en colère, cela ne se traduit
pas ici dans sa musique, même quand elle se rapproche le plus de l’inspirateur,
au ténor par exemple dans la relecture libre de «Stella by Starlight» où
Jean-Michel Vallet déploie des trésors de nappes synthétiques, tissant une belle
toile de fond sur laquelle il fait briller son piano acoustique, dans un esprit
hérité de Bill Evans, très européen au fond, qu’on retrouve à la fois dans sa
manière, dans la tonalité des compositions et des arrangements en général. Le
ténor de Claire Michael s’y fait parfois plus musclé, mais sans perdre le fil
du rêve, et de cette quête d’amour, de paix. La flûte comme la voix sont aussi
pour Claire Michael des arguments pour confirmer ces climats. «Mystical Way» –titre de l’album également– avec la voix de
Claire Michael, comme les cinématographiques «Graceful Sun» et «La Musange» confirment
l’état d’esprit général de cette musique, avec les interventions très sobres
d’Hermon Mehari qui a choisi de se fondre dans cet univers, une musique qui
évite les clichés des musiques planantes. C’est une expression cohérente et
pourtant variée, imaginative, que nous propose la formation de Claire Michael, un
monde habité, collectivement et individuellement.
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 Louis Armstrong
At The Crescendo 1955. Complete Edition
Titres communiqués dans le livret
Louis
Armstrong (tp, voc), Trummy Young (tb, voc), Barney Bigard, Peanuts Hucko,
Edmond Hall (cl), Billy Kyle (p), Arvell Shaw, Mort Herbert, Squire Gersh (b),
Barrett Deems, Danny Barcelona (dm), Velma Middleton (voc)
Enregistré
en août-septembre 1954, le 21 janvier 1955, le 8 octobre 1958, le 26 janvier
1959, New York, NY, Los Angeles, CA, Copenhague (Danemark)
Durées:
1h 15' 46''+ 1h 17' 10'' + 1h 15' 05''
American
Jazz Classics 99143 (www.jazzmessengers.com)
Le label American Jazz
Classics a le don de rééditer les enregistrements qui mettent le mieux en
valeur la sonorité exceptionnelle de Louis Armstrong. Après The Complete
Louis Armstrong and the Dukes of Dixieland de 1959-60, chaudement
recommandé, voici la réédition de Louis Armstrong at the Crescendo,
disques qui furent salués à leur sortie en France en deux microsillons 33 tours
de 30 cm (Compagnie Internationale du Disque 263 591, importation de Decca
américain) par un Hugues Panassié enthousiasmé, dans une chronique de neuf
pages pour le Bulletin du Hot Club de France n°53 (décembre 1955). Le principe est le même, American Jazz Classics a regroupé tous les
titres initialement publiés (Decca DL 8168/69), ainsi que ceux restés inédits,
issus de ce live du 21 janvier 1955.
Pour faire bonne mesure, on a ajouté ici (CD3) une retransmission par la NBC
d'une prestation du même All Stars au Basin Street Club de New York donnée l'année
précédente, et trois raretés: deux titres tirés d'une bande son d'un film
tourné au Danemark (1959) et un spot publicitaire (1956) avec un personnel
différent. Nous allons surtout nous consacrer à la soirée de 1955. Ce n'est pas
le répertoire qui fait l'intérêt; Hugues Panassié qui est allé écouter le All
Stars jouer cette même année à Bordeaux, Toulouse, Versailles et plusieurs
jours à l'Olympia de Paris, nous a signalé que Louis et son équipe, outre «When
It's Sleepy Time Down South»
(générique), jouaient «Tin Roof Blues»,
«The Bucket's Got a Hole in It», «Someday», «Back O'Town Blues». Ce qui a pu faire
dire de Louis que «son pouvoir créateur s'émousse».
Car Louis Armstrong faisait, à cette époque, l'objet de bien des critiques,
comme dans L'Express du 15 octobre 1955, où un certain Anchois Mollet
(ça ne s'invente pas) ose écrire: «Le
style a un peu changé, mais on devine que c'est pour compenser les inévitables
diminutions des possibilités instrumentales». Quand on sait qu'il chronique là
un chef-d'œuvre, Louis Armstrong Plays W.C. Handy (1954), on a
conscience qu'il ne s'agit pas d'objectivité, car le trompettiste y joue avec
une forme olympienne.
Le Crescendo est un night club, propriété depuis 1945 de
Gene Norman, alias Eugene Nabatoff (1922-2015), à Hollywood. C'est ce même
Norman qui fit jouer des monstres sacrés au Shrine, au Pasadena Civic
Auditorium et au Hollywood Bowl. Mais, c'est la maison Decca qui eut l'idée
d'enregistrer Louis Armstrong dans ce club en compagnie de Trummy Young, Barney
Bigard, Billy Kyle, Arvell Shaw et hélas après Sid Catlett et Cozy Cole,
Barrett Deems. Panassié aime l'idée: «Enfin,
on enregistre les grands musiciens de jazz au cabaret au lieu de les
enregistrer en concert!… qui ne sait que les musiciens de jazz sont plus
décontractés dans les boîtes de nuit que sur scène, qu'ils y jouent de
façon plus naturelle? Tout amateur de jazz digne de ce nom réalise fort bien
comme il est dommage que nous n'ayons pas des enregistrements de King Oliver
aux Lincoln Gardens, de Jimmie Noone à l'Apex Club, de Chick Webb au Savoy, de
Jimmie Lunceford à la Renaissance, etc.». Il ajoute: «D'autre part, l'acoustique
des clubs de nuit est, dans la plupart des cas, bien meilleure pour
l'enregistrement que celle des salles de concerts. La plupart des disques
faisant entendre des extraits de concerts de jazz sonnent comme s'ils avaient
été enregistrés dans un hall de gare. Ces interprétations enregistrées au
Crescendo ont au contraire une netteté, une chaleur, une présence
extraordinaires. L'auditeur a l'impression d'être installé à quelques mètres de
l'orchestre. La musique est chaude, intime, palpable pour ainsi dire. La
merveille, c'est surtout la façon dont la trompette de Pops a été
enregistrée… Avec Louis
Armstrong at the Crescendo, nous
retrouvons la trompette de Pops; elle nous est restituée avec une fidélité
admirable. Elle sonne exactement comme à l'audition directe, avec cette
ampleur, cette chaleur, cette matité qui manquaient plus ou moins dans les
autres enregistrements récents; et cela dans tous les registres, aigu et grave
tout comme medium. Aussi chaque note que joue Louis dans ces deux recueils at the Crescendo (et il y joue
beaucoup!) est-elle un véritable régal». Le premier générique («When It's Sleepy Time Down South») démontre cette affirmation dans les
16 premières mesures de trompette. Le tempo est parfait, le vibrato de Louis
nous touche, la complémentarité apportée par Trummy Young et Barney Bigard est
parfaite. Billy Kyle est excellent dans «Indiana»,
Deems l'est moins mais il est bien enregistré. Louis est très en lèvres. C'est
un des titres qui n'était pas dans la sélection initiale. Tout comme «The
Gypsy» dont le phrasé de Louis dans l'exposé de trompette vaut pourtant tout
l'or du monde (Trummy Young est superbe dans ses contre-chants). Le patron est
éblouissant d'autorité et de sensibilité à la fois dans la coda. Le «Someday» est une très belle composition de Louis, jouée ici avec décontraction sur un
tempo plus vif que d'habitude. Arvell Shaw est dans le coup. Et la section
rythmique est efficace (Barrett Deems est un peu lourd derrière Trummy Young).
Puis, sur un tempo low-down, c'est «Tin
Roof Blues» que Louis annonce ainsi «We're
gonna keep it rollin', yeah, we're gonna take a little trip down to my home town,
New Orleans, Louisiana». Le All
Stars joue deux fois le premier thème, un blues de 12 mesures, puis une fois le
second de 12 mesures aussi qui fut copié sur «Jazzin' Babies Blues». L'ambiance est bonne, Trummy Young
joue un solide solo, et Barney Bigard est à son meilleur niveau (à la fin de
son chorus, on entend Louis dire en français «voilà, voilà, voilà»). Dans «The Bucket's Got a Hole in It», Trummy Young joue avec véhémence et
Barney Bigard est excellent (dire qu'il est convenu d'affirmer que Barney ne
vaut rien en dehors de sa production chez Duke Ellington!). La sonorité créole
de Barney Bigard est un plaisir à entendre dans «Rose Room». Pour nos oreilles, Deems presse un
peu le tempo et dans son échange à deux avec le clarinettiste, ce n'est pas du
meilleur niveau sans être mauvais (mais c'est très clairement restitué par la
prise de son). On a enlevé l'annonce de Trummy Young pour «Perdido» dont l'excellent Billy Kyle est la
vedette. «Blues for Bass» est dévolu
comme on s'en doute à Arvell Shaw qualifié de «the pride of St. Louis» par Trummy Young
(la fierté de St Louis). Il débute
à l'archet, puis avec un changement de tempo il passe en pizzicato. Excellent.
Hugues Panassié s'est avec raison extasié sur ce «When You're Smiling»: «entièrement (ou presque) interprété par
Pops: deux chorus de trompette, un chorus vocal puis, après un demi-chorus de
trombone par Trummy, un demi-chorus absolument renversant de swing, de
puissance, d'envolée, Pops montant dans le registre suraigu avec une force, une
plénitude sonore qui vous coupent le souffle». Dans «Tain't What You Do» chanté par Trummy Young, les
contre-chants de Louis Armstrong sont remarquables. Velma Middleton chante «Lover
Come Back to Me», plutôt bien, mais
l'oreille est attirée par la trompette du Boss. Belle prestation de Louis
Armstrong dans «Basin Street Blues»,
montrant sa forme physique et artistique qui contredit les accusations des
pro-créatifs de service de l'époque. Billy Kyle a, ici, un quelque chose d'Earl Hines dans
son jeu. La partie d'Arvell Shaw est bien présente. Le morceau le plus court
est «C'est si bon», fait de deux
chorus (trompette, puis chant sur un petit riff de Trummy Young et Barney
Bigard).
Nous avons «The Whiffenpoof Song», une satire des boppers (Louis
annonce: «And this next number we're gonna to
dedicate it to Dizzy Gillespie and all the boys of the boppin' factory... I'll
put on my paraphernalia shell an' this red cap will tell all about it.» (notre
prochain morceau, nous le dédierons à Dizzy Gillespie et à tous les types de
l'usine bop... mettons donc notre équipement approprié et en avant, ce béret
rouge en dit déjà assez). Contrairement à la version originale, celle-ci
n'est pas que chantée. La partie instrumentale est importante. Louis Armstrong
commence par 64 mesures de trompette d'une belle tendresse et abandon,
réfrénant sa puissance, centrées sur le registre médium avec un son plein.
Panassié l'a remarqué: «Franchement, ces 64 mesures, de la
première à la dernière, sont bouleversantes; elles comptent parmi les plus grandioses
que Pops ait enregistrées». L'autre moitié est chantée avec quelques
variantes par rapport à la version initiale, ici Louis chante: «every
wrong note those cats play they think it's a gem» (toutes les fausses notes que
ces gars jouent, ils pensent que c'est un bijou). En effet, Louis n'aimait
pas le bebop, et c'était son droit. Ce qui compte c'est la musique de chacun, et
lorsqu'elle a cette classe, estimons-nous heureux. Louis enchaîne tout en
puissance dans l'exposé de «Rockin' Chair», par ailleurs un
remarquable duo vocal entre Trummy Young (excellent) et lui. Suivent «Twelfth Street Rag» («before my time»,
dit Louis qui y balance des aigus d'enfer) et «Muskrat Ramble» non sélectionnés dans
l'édition originale. Ils mettent en valeur Billy Kyle, Arvell Shaw et un bon
drumming de Deems. Le «St. Louis
Blues» est un bon solo de Billy Kyle, du jazz mainstream qui doit beaucoup à
Earl Hines. Arvell Shaw nous donne «The
Man I Love», adorablement accompagné par Kyle (le public est bruyant, sans
doute pas intéressé). Louis Armstrong enchaîne par un blues classique de 12
mesures, tout en plénitude qu'il jouait souvent, «Back O'Town Blues». Panassié fit sur Louis, une remarque
dont il avait le secret: «Il entame le second chorus par une de
ces phrases que les musiciens de la Nouvelle Orléans utilisent depuis fort
longtemps (c'est une des phrases favorites de Lee Collins, entre autres). Pops
la jouait déjà en 1925 dans son enregistrement de «St Louis Blues» avec Bessie Smith».
Après «Old Man Mose» (le couplet est
d'abord joué à la trompette), suivent «Jeepers Creepers» par le patron (deux chorus de
trompette et deux chantés), «Margie»
grand succès de Trummy Young (les contre-chants de Louis et ses codas!) et un
blues rapide chanté par Velma Middleton, «Big
Mama's Back in Town» alias «Velma's Blues».
Dans ce blues plein d'enthousiasme, Panassié précise: «En guise de soutien à l'un
des chorus chantés par Velma, Trummy et Barney exécutent un riff de «Baby Don't
Tell on Me» de Basie; pour un autre
chorus, c'est un riff popularisé par Duke Ellington dans «Harlem Flat Blues»;
pour un autre chorus, Pops se détache et exécute des phrases d'une attaque
foudroyante». Après un «Big
Butter and Egg Man» non initialement retenu (duo Velma et Louis), nous avons «Stompin' at the Savoy» destiné à
Barrett Deems dont le solo est court. Nous avons aussi, et notamment, «Struttin' with Some Barbecue», «Lazy River» (merveilleux exposé de Pops
avec la sourdine straight), «'S Wonderful»
(spécialité de Barney Bigard), la ballade de Buddy Johnson rendue célèbre par
Dinah Washington, «Since I Fell For
You» (par Velma Middleton qui vaut pour les parties de trompette) et «Mop Mop» (confus à cause du tempo et Deems).
Le All Stars a interprété deux fois au cours de la soirée, «Old Man Mose», «Bucket's Got a Hole in It» et «Big Mama's Back in Town», quatre fois «When It's Sleepy Time». Les bonus moins bien enregistrés ne
manquent pas d'intérêt musical malgré les redites du répertoire. On ne fit
point grief à Maurice André de toujours jouer en concert les concertosde Haydn, Hummel, Tartini et Stoelzel. Bien sûr, la pièce maîtresse du coffret
est cette soirée au Crescendo Club. Pour les fins connaisseurs
!
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 The Fred Hersch Trio
10 Years / 6 Discs
• Whirl
You're My Everything, Snow Is Falling..., Blue Midnight,
Skipping, Mandevilla, When Your Lover Has Gone, Whirl, Sad Poet, Mrs. Parker of
K.C, Still Here
Enregistré en janvier 2010, Stamford, CT
Durée: 56’ 06”
• Alive at the Vanguard/Disc 1
Havana, Tristesse (For Paul Motian), Segment, Lonely
Woman/Nardis, Dream of Monk, Rising, Falling, Softly As in a Morning Sunrise,
Doxy
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, New York, NY
Durée: 57’ 59”
• Alive at the Vanguard/Disc 2
Opener (For Emac), I Fall in Love too Easily, Jackalope, The
Wind/Moon and Sand, Sartorial (For Ornette), From This Moment On, The Song Is
You/Played Twice
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, Village Vanguard, New
York, NY
Durée: 57’ 47”
• Floating
You & The Night & The Music, Floating, West Virginia
Rose (For Florette & Roslyn), Home Fries (For John Hébert), Far Away (For
Shimrit), Arcata (For Esperanza), A Speech to the Sea (For Maaria), Autumn Haze
(For Kevin Hays), If Ever I Would Leave You, Let's Cool One
Enregistré en 2014, Mount Vernon, NY
Durée: 58’ 31”
• Sunday Night at the Vanguard
A Cockeyed Optimist, Serpentine, The Optimum Thing,
Calligram, Blackwing Palomino, For No One, Everybody's Song But My Own, The
Peacocks, We See, Solo Encore: Valentine
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré le 17 mars 2016, Village Vanguard, New York, NY
Durée: 1h 07’ 55”
• Live in Europe
We See, Snape Maltings, Scuttlers, Skipping, Bristol Fog
(For John Taylor), Newklypso (For Sonny Rollins), The Big Easy (For Tom Piazza),
Miyako, Black Nile, Blue Monk
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré le 24 novembre 2017, Bruxelles, Belgique
Durée: 1h 03’ 51”
Palmetto 2295 (www.palmetto-records.com)
 Fred Hersch & The WDR Big Band
Begin Again
Begin Again, Song Without Words #2: Ballad, Havana, Out
Someplace (Blues for Matthew Shepard), Pastorale, Rain Waltz, The Big Easy,
Forward Motion, The Orb (For Scott)
Fred Hersch (p), WDR Big Band/Vince Mendoza (arr, cond)
Enregistré du 28 janvier au 4 février 2019, WDR studio,
Cologne, Allemagne
Durée: 55’ 45”
Palmetto 2195 (www.palmetto-records.com)
 Fred Hersch
Songs From Home
Wouldn't It Be Loverly, Wichita Lineman, After You've Gone,
All I Want, Get Out of Town, West Virginia Rose/The Water Is Wide, Sarabande, Consolation
(A Folk Song), Solitude, When I'm Sixty Four
Fred Hersch (p solo)
Enregistré en 2020, en Pennsylvannie
Durée: 57’ 34”
Palmetto 2197 (www.palmetto-records.com)
 Fred Hersch
Breath by Breath
Begin Again, Awakened Heart, Breath By Breath, Monkey Mind,
Rising, Falling, Mara, Know That You Are, Worldly Winds, Pastorale (Hommage à
Robert Schumann)
Fred Hersch (p), Drew Gress (b), Jochen Rueckert (dm),
Rogerio Boccato (perc)* et le Crosby Street String Quartet: Joyce Hammann,
Laura Seaton (vln), Lois Martin (avln), Jody Redhage Ferber (cello)
Enregistré les 24-25 août 2021, Astoria, NY
Durée: 46’ 25”
Palmetto 2198 (www.palmetto-records.com)
Accumulation due aux circonstances, voici réunis dans une seule
chronique 10 (et même 11) véritables années du parcours de Fred Hersch:
une réédition de 5 disques (un double, donc 6 CDs) avec les fidèles John Hébert
(b) et Eric McPherson (dm),
qui reprennent le parcours enregistré du trio de 2010 à 2017, sur huit années
et pas dix comme le titre du coffret y fait penser. Qu’à cela ne tienne, vu la
production régulière de Fred Hersch, nous avons rajouté trois albums, le
premier en big band avec le WDR de Cologne, qui met en valeur la musique de
Fred Hersch sous la direction et avec les bons arrangements de Vince Mendoza, avec
aussi le talent des instrumentistes de ce big band dont nous parlons par ailleurs, dont la direction était assurée à
cette époque par Bob Mintzer. Le leader historique de Yellowjackets a cédé la
place à l’excellent Vince Mendoza, le temps d’arranger la musique de Fred
Hersch, et le résultat est réussi, avec un ton européen entre musique classique
et jazz qui convient parfaitement à la musique de Fred Hersch. Malgré ses
origines américaines, la manière du pianiste, son toucher, l’absence du blues
et de relief expressif, la légèreté de son swing quand il y en a, le
rapprochent inévitablement du Vieux-Continent et de la tradition classique, comme ses inspirateurs, même américains, que sont Bill Evans, Keith Jarrett…
Si dans la réédition dont nous avons déjà chroniqué la
plupart des disques (cf. notre index des chroniques, Jazz Hot
n°662, 679, 684),
la présence d’un trio, avec le bon John Hébert et le dynamique Eric McPherson,
donne parfois l’illusion du jazz, comme un beau manteau posé sur la musique de
Fred Hersch, les récentes productions de Fred Hersch semblent abandonner le
répertoire du jazz. Joué par Fred Hersch, le jazz est souvent une belle forme,
agréable à écouter, sans posséder l’intensité et la profondeur culturelle qui
font que nous aimons le jazz. Ce qui n’empêche pas les qualités de toucher, de
beauté parfois, de ce que joue en général le pianiste, avec parfois une petite
lassitude devant une certaine platitude de l’expression quand, par hasard
(cette chronique groupée), il nous est donné d’écouter une dizaine d’albums à
la suite.
De fait, après ce bon disque avec le WDR, notre préféré car
Vince Mendoza et les excellents solistes (Ludwig Nuss, tb, Andy Haderer, tp,
Johan Hörlen, as, Paul Heller, ts, Ruud Breuls, tp, Hans Dekker, dm…) ont donné
par ses arrangements de la chair, du cœur et du relief, avec l’arrivée du covid
et la production at home pendant le
confinement, il semble que Fred Hersch soit retourné à son inspiration
d’enfance, la musique intimiste, la musique classique, voire la musique folk,
et le résultat est franchement moins intéressant à notre oreille. Cela séduira
certainement un public, les amateurs de piano plat, du type Keith Jarrett, mais
il n’y a rien de fondamental pour le jazz, et ce n’est pas le meilleur, loin de
là, de Fred Hersch, et d’abord à cause d’un répertoire inconsistant.
Le dernier disque de 2021, la onzième année d’une décennie
très riche en enregistrements pour Fred Hersch, est malheureusement dans la ligne
du précédent, encore plus déconnecté du jazz, un disque de musique classique (esprit
third stream), avec Drew Gress, Jochen Rueckert et un quartette à cordes,
parfois quelques rares sautillements qui évoquent le jazz. La musique n’a ni le
lyrisme, ni la puissance de la musique classique, ni bien entendu une once de la
chaleur humaine de l’expression du jazz. Dans une architecture moderne en verre
meublée de gris, ça peut prendre un sens pour certains mais sur la terre et
dans un club de jazz d’avant le covid, ça serait comme un barbarisme.
Sous-titré «the Sati Suite», inspirée
d’après le livret par des années de méditation (sans lien donc avec l'indispensable Erik Satie), ça se termine par un hommage à Robert Schumann, le compositeur, «Pastorale», un
thème jarrettien en diable, avec ce côté variété Bach de grande consommation,
malgré les qualités de toucher de Fred Hersch, composition également présente
dans le disque en big band, que même Vince Mendoza et ses complices du WDR
n’arrivaient pas à sortir de cet esprit third stream, artificiel, sans profondeur et parfois prétentieux. Pour résumer, Fred Hersch gagne à jouer en trio, format
jazz, et le disque en big band vaut le
détour pour la mise en œuvre. La multiplication des enregistrements n’est
peut-être pas le mieux pour une œuvre qui se banalise et se dilue avec le temps, signe d’un
manque de souffle artistique, celui qui ressort de la culture.
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 Heinie Beau - Milt Bernhart
Moviesville Jazz + The Sound of Bernhart
Titres
communiqués dans le livret
1-12: Heinie Beau (cl, as, fl, comp), Don Fagerquist (tp), Jack Cave, John
Graas (frh), Lloyd Ulyat (tb, bs), Ted Nash (cl, as, alt fl, piccolo), Buddy
Collette (fl, ts, cl), Chuck Gentry (bar, bcl), Tony Rizzi, Howard Roberts (g),
Red Callender, Red Mitchell (b), Jack Sperling, Bill Richmond (dm), Frank Flynn
(vib, xyl, bells, timpani, perc)
12-23: Milt Bernhart (tb), Pete Candoli, Ray Linn (tp), Vince DeRosa (frh),
Bob Enevoldsen (vtb, euph), Tommy Johnson (tu), Frank Flynn (vib, timpani),
Milt Raskin (p), Billy Bean, George van Eps (g), Victor Gottlieb, Ed
Listgarten, George Neikrug, Kurt Reher (cello), Red Mitchell (b), Larry Bunker
(dm), Mel Lewis (dm, cga, bgo), Fred Katz, Calvin Jackson (arr)
Enregistré les 24 & 30 juin 1958, 17 mars, 21 avril, 8 mai 1958,
Hollywood, CA
Durée: 1h 10 '51''
Fresh Sound 1061 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
 Buddy Arnold - Vito Price
Wailing + Swinging the Loop
Titres
communiqués dans le livret
1-9: Buddy Arnold (ts, bcl), Dick Sherman (tp, arr), Frank Rehak (tb), Gene
Quill (as, cl), Dave Schildkraut (as), John Williams (p), Teddy Kotick (b),
Shadow Wilson, Osie Johnson (dm), Nat Pierce, Bob Brookmeyer, Al Cohn, Phil
Urso (arr)
10-19: Vito Price (ts, as), John Howell, Bill Hanley (tp), Paul Crumbagh (tb),
Barrett O'Hara (btb), Bill Calkins (bar), Lou Levy (p), Remo Biondi, Freddie
Green (g), Max Bennett (b), Marty Clausen, Gus Johnson (dm), Bill McRae (arr)
Enregistré les 26 & 29 janvier 1956, 20 et 25 janvier 1958, New York,
NY, Chicago, IL
Durée: 1h 07' 25''
Fresh Sound 1062 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
 Bob Keene - Lex Golden
Solo for Seven + In Hi-Fi
Titres
communiqués dans le livret
1-11: Bob Keene (cl), Bob Burgess, Milt Bernhart (tb), Pepper Adams, Bill Hood
(bar), Red Norvo (vib), Dick Johnson, Paul Moer (p), Ralph Pena, Red Mitchell
(b), Dick Wilson, Shelly Manne (dm), Jack Montrose (arr)
12-23: Lex Golden (tp, arr), Pete Carpenter (tb, arr), Abe Most (as, cl), Gene
Cipriano (ts, fl, cl, bcl), Lester Pinter (ts, bar), Ray Sherman (p, arr), Ray
Leatherwood (b), Richie Cornell (dm), Marty Paich, Paul Moer, Bill Pitman (arr)
Enregistré les 21 mai 1957, 24 & 25 avril 1957, Hollywood, CA
Durée: 1h 04' 54''
Fresh Sound 1063 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
 John Plonsky - Herb Pilhofer
Cool Man Cool + Jazz From the North Coast, Vol. 2
Titres
communiqués dans le livret
1-11: John Plonsky (tp), Carl Janelli (bar), Dominic Cortese (acc), Chet
Amsterdam (b), Mel Zelnick (dm), Betty Ann Blake (voc)
12-21: Herb Pilhofer (p, celesta), Jack Coan (tp), Paul Binstock (frh), Stan
Haugesag (tb), Bob Crea (as, cl), Dave Karr (ts, bar, fl), Ted Hughart (b),
Russ Moore (dm)
Enregistré les 5 mars 1957, New York, 1956, Minneapolis, MN
Durée: 1h 05' 07'
Fresh Sound 1064 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Le nom de la série est Presenting... Rare
and Obscure Jazz Albums, avec un sous-titre adéquat, Created for the most discerning jazz collectors. Le New Grove Dictionary of Jazz ignore
Heinie Beau (1911-1987), clarinettiste connu pour ses disques avec Red Nichols
chez Capitol (1947). Egalement sax alto, il a travaillé pour Tommy Dorsey, Ella
Fitzgerald, Eddie Miller et il a servi de «nègre» pour des arrangements signés
par Axel Stordahl et Billy May. Le voici seul responsable de l'album Moviesville Jazz (Coral 757247), dont il
a composé tous les thèmes servis, en dehors de lui, par des pointures des
studios d'Hollywood. En revenant du cinéma, Beau écrivait une satire musicale
de ce qu'il avait vu. Douze de ces impressions constituent un disque très
agréable, stylistiquement dans le courant dit «west coast» des années 1950. Tout
est bien. Soulignons toutefois «The
Man With the Golden Embouchure», une ballade qui met en vedette Don Fagerquist
(tp) et Heinie Beau (cl). Notons deux caricatures de musiques pour films
policiers, «The Tattooed Street Car
Name Baby» où Don Fagerquist (plunger), Beau (cl), Ulyate (bs) et Graas font
merveille, et «Moonset Boulevard»
qui vaut pour l'alto lancinant du leader et bien sûr, Fagerquist. L'évocation
du western est évidente dans «The Five
and a Half Gallon Hat Story» qui permet d'entendre un solo de cor (Jack Cave,
ex-Harry James). L'influence des Giants de Shorty Rogers se remarque dans «Under
the Blowtop» (Flynn, vib, Roberts, g,
Mitchell, b), «Gullible Travels» (Fagerquist,
excellent, Beau proche de Gus Bivona, cl, Nash, as, Sperling, balais à la
Shelly Manne) et «The Cool Tin Roof Story»
(Mitchell, b, Beau, cl, Collette, ts, Roberts, g).
Cette réédition est couplée avec l'album The Sound of Bernhart (Decca 9214). Milt Bernhart (1926-2004) dont
c'est le deuxième de ses seuls disques en leader, était extrêmement occupé dans
les studios d'Hollywood. Ex-élève de professeurs légendaires (Forrest Nicola,
Donald Reinhardt), il fut un incontournable sideman doté d'une sérieuse
technique (Stan Kenton, Benny Goodman, Maynard Ferguson, Shorty Rogers). Il a
fallu trois séances pour enregistrer ces onze titres destinés à montrer
l'étendue des compétences de Milt Bernhart, car entouré de pointures des
studios, quand l'un était libre, un autre ne l'était pas. En tempo médium qui
balance bien, Bernhart aborde d'abord «Love
Is Sweeping the Country» des frères Gershwin (Flynn, vib, Raskin, p, Mitchell,
b sur le bon drumming de Mel Lewis). Il phrase avec souplesse dans un style sweet le «Don't Blame Me»; Urbie Green n'aurait
pas fait mieux. Les arrangeurs ont placé le virtuose qu'était indiscutablement
Bernhart dans des environnements influencés par la musique savante européenne:
ensemble de cuivres dans l'ambitieux «Valvitation Trombosis» de Calvin Jackson (avec passages en
staccato... que des pointures: Pete Candoli, Vince DeRosa, Tommy Johnson) et «Carte Blanche» attribué à Bernhart et
Candoli qui est de l'improvisation libre, une section de violoncelles («Poor Pierrot», «Legend», «Balleta») ou enfin des percussions («Karabali» de Lecuona, Mel Lewis, cga/bgo,
Flynn, timbales). Il y a aussi des arrangements qui swinguent, comme «Martie's Tune» (Red Mitchell, b, Larry
Bunker, dm) et «I'm Beginning to See
the Light» (duo Bernhart et Red Mitchell). Bref, un disque indispensable pour
les amateurs de cuivres, mais moins pour les exclusifs du jazz.
Le sax Buddy Arnold, alias Arnold Grishaver (1926-2003) sera une découverte
pour beaucoup même s'il a joué pour Georgie Auld (1943), Bob Chester, Joe
Marsala, Buddy Rich, Buddy de Franco, Elliot Lawrence, Stan Kenton et Phil
Sunkel (1955). Il s'agit là du seul album sorti sous son nom. Les arrangements
sont du meilleur niveau (Nat Pierce, Al Cohn, etc) et dès «Oedipus», le swing est là (Shadow
Wilson!) avec de très bons solos (Quill, as, Rehak, tb, John Williams, p,
Sherman, tp, Arnold, ts, Kotick, b) et une mise en place superlative des
ensembles. Buddy Arnold est lesterien et Dick Sherman (né en 1927), trop
négligé comme Fagerquist. En tempo moyen «Footsie» met bien en valeur Buddy Arnold, mais
aussi Sherman, puissant, Schildkraut, Rehak, Williams (très bonnes lignes de
basse de Kotick; Osie Johnson n'est pas très vigoureux). La bonne reprise basienne, «It's
Sand, Man», arrangée par Nat Pierce, montre un Buddy Arnold d'un niveau égal à
Al Cohn. Sherman qui dans «You Don't
Know What Love Is» évoque Tony Fruscella, est responsable de cet arrangement.
Buddy Arnold y est excellent (stop chorus, solo sur tempo vif, coda).
Confirmation du talent du leader dans «Moby
Dick» de Sherman (solo virtuose de Rehak). Dans «No Letter Today», Arnold fait un peu
penser à Paul Quinichette (qui ne fut pas le tocard qu'ont prétendu les
«spécialistes»). Nous découvrons Gene Quill à la clarinette, genre Al Cohn,
dans «Patty's Cake» de Sherman.
Excellent album qui permet aussi de se souvenir du trompette Dick Sherman qui
fit les beaux jours de Claude Thornhill, Jerry Wald, Elliot Lawrence, Charlie
Ventura, Charlie Barnet, Al Cohn, Zoot Sims et bien d'autres.
Vito Price alias Vito Pizzo (né en 1929) est aussi oublié que Buddy Arnold
et fait un bon complément de réédition avec ce premier album fait sous son nom.
Price a joué pour Bob Chester, Art Mooney, Tony Pastor, Chubby Jackson, Jerry
Wald avant de se fixer à Chicago (1955). En fait, l'esthétique est la même. «Swinging the Loop» est un arrangement
bien swingué par un orchestre à la mise en place parfaite et un leader tout
autant lesterien (son un peu plus épais qu'Arnold). Le leader qui signe Price
ou Pizzo est un bon concepteur de thèmes faits pour être swingués, comme l'illustre
«Mousey's Tune» dont il est le
principal soliste avec Lou Levy (très bon). Vito Price est aussi très plaisant
dans la ballade «Why Was I Born» de
Kern (tempo médium) grâce à une belle qualité de son. L'arrangement orchestral
de «In A Mellow Tone» est propice au swing.
Vito Price, Lou Levy, Osie Johnson mènent «Eye Strain» sur un train d'enfer. Lou
Levy n'est pas moins remarquable dans «As
Long As I Live». Magnifique vibrato du leader qui déploie une largeur de son
digne d'un Sam Taylor dans «Time
After Time» et «Credo». On pense
aussi à Wardell Gray, c'est dire le niveau. Levy, Freddie Green, Max Bennett et
Gus Johnson assurent un soutien implacable dans «Beautiful Love». Vito Price est un
admirable artiste et le fait qu'il ait été négligé pose la question de la
compétence des «spécialistes». En plus, c'est très bien enregistré.
Bob Keene ou Keane, né Robert Verrill Kuhn (1922-2020), n'encombre pas non
plus les dictionnaires. Clarinettiste de formation classique, il aurait joué
avec le Los Angeles Symphony. Mais, tombé sous le charme de Benny Goodman, il
s'orienta vers le jazz et a joué pour Eddie Miller, Ray Bauduc avant de diriger
un orchestre d'abord dans la lignée d'Artie Shaw puis dans des arrangements de
Shorty Rogers et Gene Roland. En 1957, pour un nouveau label, Andex, il
enregistre des arrangements de Jack Montrose à la tête de trois septets (sans
trompette, mais avec trombone, sax baryton et vibraphone). Dès «I Won't Dance», Bob Keene, dépourvu de
vibrato, démontre qu'il y avait une alternative plus musclée au style de Buddy
de Franco. Nous avons là des standards qui subissent un traitement original
sans perdre le fil du swing et pour la coulisse, on y découvre, dans sept
titres, le méconnu et brutal Bob Burgess (1929-1997) et on retrouve l'incontournable
Milt Bernhart dans quatre autres titres: «There'll
Never Be Another You» (Bob Burgess propose un jeu solide à la Bill Harris), «Soft Winds» (bon jeu de balais de Dick
Wilson; solos de Pepper Adams, Red Norvo, Burgess), «Can't We Be Friends» (le leader est
très bon tout comme Adams, Red Mitchell, Shelly Manne), «Let's Fall in Love» (belle partie de
Red Mitchell), «A Lonesome Cup of
Coffee» (Bernhart, tb). Inutile de préciser que la mise en place de ces
morceaux est superlative.
Le trompette Lex Golden n'a pas marqué l'histoire. C'est ici, son premier
album sous son nom. On retrouve Paul Moer, mais parmi les arrangeurs (avec
Marty Paich, Ray Sherman, etc). Lex Golden a joué en orchestre symphonique,
pour Victor Young, dans les studios d'Hollywood (musiques pour films et TV).
Dans un style west coast qui conserve un balancement (Ray Leatherwood, b,
Richie Cornell, dm), ce groupe aborde des thèmes simples, notamment de Victor
Young («Around the World», solos
d'Abe Most, as, Gene Cipriano, ts lesterien; «Passepartout» qui est «La Cucaracha» où brille Ray Sherman, p;
«Sweet Sue»). Lex Golden a une
bonne technique et mise en place, mais pas toujours une belle sonorité. Son
style évoque parfois celui des trompettes de variétés des années 1950 («Yesterdays», mais Gene Cip Cipriano
relève l'intérêt; «Llama's Mama»
avec sourdine) ou bien Shorty Rogers («Headshriker»,
Abe Most, cl). Golden peut swinguer («Flip-Top»).
Abe Most (1920-2002), Gene Cip Cipriano (né en 1929) et Lester Pinter forment
une section de sax très influencée par celles de Woody Herman («I Wished on the Moon»). Tous trois
doublent sur divers instruments à anche. Clarence E. Pete Carpenter (1914-1987)
est un bon tromboniste et arrangeur («Llama's
Mama», «Mule Train», «Lot's 0' Lex»). Cipriano et Pinter,
aussi lesteriens l'un que l'autre, interviennent en solo dans «Jeepers Creepers». Au total, un bon
complément en octet de l'album en septet de Bob Keene.
Le trompette John Plonsky (1920-2010) est mieux connu. Il a enregistré pour
Charlie Mingus (1946), Ray Bauduc et Nappy Lamare. Après ce premier album dont
l'instrumentation est particulière (accordéon amplifié à la place du piano), il
réalisera Dixieland Goes Progressive(1957, chez Golden Crest) et une collaboration avec Lou McGarity sous le pseudonyme
John Parker (1964). Son arrangement «Laurel
and Hardy» balance bien. Plonsky, qui a une qualité de son, joue de façon
incisive, véloce avec une solide technique, supérieure, à mon sens, à celle de
Shorty Rogers et de Conte Candoli. Il est aussi un bon auteur de thèmes. Bonne
alternative avec Carl Janelli (1927-2018). Cette version de «The Lady Is a Tramp» est très marquée
par le style de Gerry Mulligan (passages fugués, sax baryton). La sonorité de
Plonsky avec la sourdine bol est superbe, le phrasé est bop. Il est plus
impressionnant sur les tempos vifs («Putting
on the Ritz»). L'accordéon est discret, sauf dans «Angel Hair» et le bluesy «Blonde Caboose» (bonnes lignes de
basse de Chet Amsterdam). Ce Dominic Cortese (1921-2001) obtient une sonorité
originale. En prime, la chanteuse de Cincinnati Betty Ann Blake (née en 1937)
qui a débuté à 16 ans et qui, à cette époque, était employée chez Buddy Morrow
(1956-58): «But Not for Me» et «How About You?». Elle est de loin,
pour le jazz, plus talentueuse qu'une Norma Mendoza ou une Terry Morel.
Ce plaisant album est couplé avec le premier disque sous son nom du
pianiste allemand Herb Pilhofer (né en 1931) à la tête d'un octet qui s'inspire
des groupes de Dave Pell et Shorty Rogers. Il a étudié l'arrangement et
l'orchestration auprès de Bill Russo (1954). La sonorité orchestrale est très
plaisante avec la présence du cor (il y a longtemps qu'on ne parle plus de
french horn sauf dans les discographies de jazz, mais de cor/horn tout
simplement). Dave Karr (né en 1931) a un son épais au sax ténor. Il swingue
aussi bien qu'un Zoot Sims tandis qu'au baryton, il n'évite pas la marque de
Mulligan («Elora», où Ted Hughart prend
un très bon solo de basse). Dans «Topsy»,
Dave Karr swingue avec détermination. Son jeu de flûte est mis en avant dans «Ill Wind» (le chef est au celesta).
Jack Coan a une approche similaire à celle de John Plonsky. Le timbre est
clair, le phrasé tranchant. L'arrangement sur «Django» de John Lewis est raffiné,
compatible avec le toucher classique de Pilhofer. Dans «Bach's Lunch», Pilhofer est proche de
John Lewis. Il est plus swing dans son «Nicollet
Avenue Breakdown» sur tempo vif qui vaut aussi pour Karr (fl), Bob Crea (as),
Coan (bon registre aigu en coda) et Haugesag (style Bill Harris musclé). Dans «Spring is Here» et «Ill Wind», Haugesag plagie franchement
Bill Harris. L'influence du genre Woody Herman est nette dans le travail
alto-ténor sur «Give Me the Simple
Life» et «Solo Scenes».
Tous les albums de cette collection sont bons, dans un style cool, sans
être amorphe, assez caractéristique des années 1950. Ceux qui ne supportent
plus la prétention des créatifs du XXIe siècle, se reporteront sur ces découvertes, dépourvues non-sens actuel, puisque
ces plages sont passées inaperçues, donc des «nouveautés», et méritent, au nom
du swing, une attention particulière.
Michel Laplace
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 David Gilmore
From Here to Here
Focus Pocus, Cyclic Episode, Metaverse, Child of Time, When
and Then, Innerlude, Interplay, The Long Game, Free Radicals, Libation
David Gilmore (g), Luis Perdomo (p), Brad Jones (b),
E.J.Strickland (dm)
Enregistré le 12 septembre 2018, Long Island, NY
Durée: 1h 05’ 56”
Criss Cross Jazz 1405 (www.crosscrossjazz.com)
Du jazz moderne post bop de haute volée comme «Cyclic
Episode» de Sam Rivers, avec parfois quelques réminiscences de fusion
(«Metaverse», «Child of Time», «When and Time», «Innerlude»), par des musiciens
qui sans être célèbres, ne sont pas nés de la dernière pluie, qui ont déjà un parcours respectable au
service du jazz et d’une musique exigeante. Signalons pour information que cet
enregistrement d’avant covid, publié pendant cet instant de silence imposé, est
un tribute collectif de sa famille (fils et petits enfants) à Gerry Teekens, Sr.,
le fondateur de l’excellent label Criss Cross Jazz, disparu en septembre 2019 avant la sortie de
ce qui reste l’une de ses dernières productions.
Le leader David Gilmore est né en 1964 et a étudié avec Joe
Lovano, Jim McNeely. Il a contribué au M-Base de Steve Coleman, un collectif où
sont passés des dizaines de musiciens. Il a joué de la fusion au sein de Lost
Tribe, et a accompagné Wayne Shorter dans les années 1990, avant de rencontrer
Christian McBride, Jeff Tain Watts, Ravi Coltrane… La suite est une série de
rencontres avec le gratin du jazz, Sam Rivers, Geri Allen, Muhal Richard
Abrams, Randy Brecker, Jack DeJohnette, Branford et Wynton Marsalis et beaucoup
d’autres. Cela permet de comprendre qu’il soit ici le leader d’une bonne
formation –c’est son second enregistrement en leader pour Criss Cross Jazz,
après Transitions (CCJ 1393) de 2016–
et le responsable d’une bonne musique, polymorphe, la résultante d’influences
et de rencontres esthétiquement très diverses. Signalons que David Gilmore est
aussi le compositeur de la plupart des titres, en dehors de deux compositions de
Sam Rivers et Bill Evans, et l’ensemble est réussi, tirant selon les plages sur
les différentes inspirations qu’a croisées le guitariste.
Luis Perdomo, le natif de Caracas au Vénézuela (1971)
s’était présenté aux lecteurs de Jazz Hot n°631
en 2006, et nous avons chroniqué certains de ses disques, dont le récent et
excellent Spirits and Warriors,
paru sur ce même label, enregistré en 2016. C’est un excellent instrumentiste
qui accompagne les meilleurs depuis plus de trente ans et, au sein de la
rythmique très jazz, il participe à accentuer la couleur jazz de culture dans
laquelle le guitariste leader est si bon («Focus Pocus», «Cyclic Episode», «Interplay»).
On aimerait l’entendre dans ce registre reprendre le beau répertoire de Sam Rivers qu’il a fréquenté et de Joe
Henderson dont il n’est pas éloigné par l’esprit («Free Radicals»).
Les chorus du guitariste et du pianiste sont ébouriffants,
d’autant que la rythmique est exceptionnelle avec le splendide Brad Jones, doté
d’une belle sonorité et d’une attaque dynamique («The Long Game»), le
contrebassiste natif de New York en 1963 (Ornette Coleman, Elvin Jones, Muhal
Richard Abrams). Enfin, E.J. Strickland est un de ces grands batteurs dont le
jazz a l’exclusivité, qui apportent toujours énormément pour la mise en place,
le drive de leurs relances, aux orchestres qui ont le bonheur de les inviter: c'est un
des plus beaux disciples d’Elvin Jones. Nous avions fait plus ample
connaissance dans Jazz Hot n°624
(2005), et cet enfant de Gainsville, en Floride, où il est né en 1979, a côtoyé
le meilleur du jazz de culture, Vincent Herring, Russell Malone, et bien
entendu Marcus Strickland, le saxophoniste ténor, dont il est le jumeau et avec
lequel il a partagé des enregistrements. Nous avons ici réunies toutes les composantes d’un bon
enregistrement, du label aux artistes et à la musique, une synthèse
parfaitement réussie par le guitariste de son long parcours entre diverses
réalités du jazz des années 1970 aux années 2000.
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 Helen Carr
Why Do I Love You? Her Complete Bethlehem Sessions
Titres communiqués dans le livret
Helen Carr (voc), Don Fagerquist, Cappy Lewis (tp), Frank Rosolino (tb),
Charlie Mariano (as), Donn Trenner, Claude Williamson (p), Howard Roberts (g),
Max Bennett, Red Mitchell, Charles Mingus (b), Stan Levey, Johnny Berger (dm),
LeRoy Holmes & Stan Kenton Orchestras
Enregistré en mars 1949, 22 juin 1952, 5 & 27 janvier 1955, 11 novembre
1955, octobre 1957, Hollywood, CA, New York, NY, Los Angeles, CA, Cleveland, OH
Durée: 1h 16' 23''
Fresh Sound 1103 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
 Terry Morel
Songs of a Woman in Love. Her Complete Recordings 1955-1962
Titres communiqués dans le livret
Terry Morel (voc), Herbie Mann (fl), Tony Luis, Ralph Sharon, Gerry
Wiggins, Bob Dorough, Clare Fisher (p), Ron Andrews, Jay Cave, Gene Wright,
Woody Woodson, Gary Peacock (b), Hank Nanni, Christy Febbo, Bill Douglass,
Chuck Thompson, Larry Bunker (dm), Jackie Mills (perc)
Enregistré les 10 mars 1955, janvier 1956, 6 mai 1957, 25 novembre 1957, 5
novembre 1962, Philadelphie, PA, Jackson Heights, NY, Los Angeles, CA
Durée: 1h 01' 15''
Fresh Sound 1107 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Fresh Sound poursuit la réédition de disques de chanteuses oubliées. Nous
avions précédemment parlé de Rita Moss (Fresh Sound 983) et Lorez
Alexandria (Fresh Sound 979). Voici Helen Carr (1922-1960), originaire
de Salt Lake City, dans l'Utah. Elle prit ce nom à partir de son mariage en
1941 avec Walter Carr. Ils étaient séparés lorsqu'un pianiste, Don Trenner
(1927-2020), la rencontre en 1945. Le couple, Helen et Don, est engagé dans
l'Orchestre de Buddy Morrow (1947), puis de Chuck Foster (1947-48; notamment au
Roosevelt Hotel, New Orleans), Charlie Mingus (Los Angeles, 1949, Charlie
Barnet (1950-51; occasion d'être filmés), Paul Nero (1952, avec Bud Shank, as),
Georgie Auld (1952, avec Red Callender, b), Charlie Parker (Tiffany Club, Los
Angeles, 1952, avec Chet Baker, tp), Stan Kenton (1952), Skinnay Ennis (1953).
Puis, Red Clyde des disques Bethlehem a voulu enregistrer une chanteuse. Après
une audition, Helen Carr fut engagée et la première séance s'est tenue le 5
janvier 1955. Huit morceaux sont sortis sur le 33 tours 25 cm Down in the Depths of the 90th Floor(Bethlehem BCP 1027) qui ouvrent cette réédition. Helen Carr est une chanteuse
expressive de tessiture soprano sans grande étendue de registre, mais elle est
dotée d'un très bon timing ternaire. Son influence initiale fut Billie Holiday
dont on retrouve la trace discrète dans certains maniérismes («You're Driving
Me Crazy», «Moments Like This»). Dans son premier
opus, Helen Carr aborde des standards en dehors d'un titre «Memory of the Rain» dont elle écrit les
paroles et Don Trenner la musique. Tout au long de l'album, Trenner dévoile
des qualités d'instrumentiste. Don Fagerquist (tp) et surtout Charlie Mariano
(as) ont de l'espace pour s'exprimer en solo: «Not Mine» (bon jeu de balais; Helen
annonce fortuitement Amy Winehouse!), «I
Don't Want to Cry Anymore» et «Moments
Like This» (Mariano est très parkerien), «Tulip
or Turnip» et «I'm Glad There Is You»
(très bons solos de Fagerquist), «You're
Driving Me Crazy». Helen Carr démontre un sérieux talent, mais c'est à une
époque où les grandes chanteuses sont légion. Ce premier disque est une
réussite et, de nos jours, il est à la limite de l'indispensable.
Vingt-deux
jours plus tard, elle fait une deuxième séance, sans Trenner et avec Frank
Rosolino à la place de Fagerquist. Deux titres sont sortis sur un album de Max
Bennett (Bethlehem BCP 1028). L'influence de Billie Holiday est plus marquée dans
«They Say» (Williamson excellent,
Mariano dans l'ombre du Bird, Rosolino remarquable de technique, Bennett et
Levey impeccables). Rosolino ne joue pas dans «Do You Know Why?». Helen Carr
retourne au studio le 11 novembre 1955 pour réaliser sous son nom une séance
sans piano publiée sous le titre Why Do I
Love You? (Bethlehem BCP 45). D'emblée, cet album s'impose grâce aux
interventions du sous-estimé Cappy Lewis, plein de drive et très expressif! Le
son de groupe sans piano ni batterie autour de la voix souvent sensuelle
d'Helen Carr imposait cette réédition pour faire savoir à côté de quoi nous
sommes passés. Cappy Lewis est incroyable («My Kind of Trouble Is You», «Summer Night»)! Toutes ses
interventions sont de qualité avec la souplesse, le swing et les facilités de
registre dont Warren Vaché fera preuve plus tard («Bye Bye Baby», «Why Do I Love You?»). Il ne joue pas dans «Lonely Street». Helen Carr quitte la
Côte Ouest pour New York et, en octobre 1957, elle réalise un 45 tours
commercial pour MGM (K12578) avec un orchestre et un chœur dirigés par LeRoy
Holmes. A la suite de ça, Helen Carr retourne chez Charlie Barnet pour une
tournée de dix-sept jours (1959) au cours de laquelle on lui découvre un
cancer. Pour faire bonne mesure, ce CD se termine par un titre, «Say It Isn't So», tiré d'un 78 tours de
Charlie Mingus (remarquable!) sur label Dolphins of Hollywood, et un autre, «Everything
Happens to Me», extrait d'un show
radiophonique avec Stan Kenton (1952) où Helen Carr est très influencée par
Billie Holiday sans que ce soit ridicule ou insupportable. Un CD recommandé!
Terry Morel (1925-2005)
est née à Philadelphie où elle a débuté en professionnelle en 1949. Elle fait
d'abord une carrière commerciale dans des cabarets. En 1955, un pianiste de 24
ans, Tony Luis, l'oriente vers le jazz. En trio (Ron Andrews, b, Hank Nanni,
dm), Luis avait déjà enregistré sous son nom un 45 tours pour Prestige (1954,
New Jazz EP 1703). A son tour la chanteuse réalise quatre titres en mars 1955,Terry Morel Sings With the Tony Luis Trio (Prestige EP 1374). En fait, Terry
Morel n'est pas convaincante pour le jazz. On entend un bon solo de Tony Luis
dans «But Not for Me». Il accompagne
bien et invente de jolies introductions. Le batteur est inexistant. Moins d'un
an plus tard, alors que Terry Morel chante au Montclair Supper Club de Jackson
Heights, NY, le label Bethlehem qui a déjà lancé Helen Carr, demande à Rudy Van
Gelder d'enregistrer Terry en public, ce qui donne l'album Songs of a Woman in Love (Bethlehem BCP 47). La rythmique est plus
swinguante. La voix est toujours sans caractère, mais l'entourage fait que le
disque est bon. Les contre-chants et solos d'Herbie Mann sont tous excellents («Sometimes I'm Happy», «Who Cares»). Ralph Sharon fait du bon
travail en accompagnement et en solo («Somebody Else», «More Than You Know»). Dans «How About
You?» et «You're Not the Kind of a Boy for a Girl
Like Me», Terry Morel tente d'imiter Sarah Vaughan, tant mieux, mais elle est
loin derrière. La comparer à June Christy et Chris Connor est très excessif.
Helen Carr, Julie London, Kay Starr, Ella Mae Morse, Betty Ann Blake pour ne
rien dire d'Anita O'Day sont d'un talent plus conséquent. Non que la voix soit
laide, mais la justesse est parfois limite, et elle phrase de façon molle en
cherchant à «faire joli» («The Night
We Called It Day»). Terry Morel se rend ensuite pour la première fois sur la
Côte Ouest où elle participe à un show télévisé, Stars of Jazz (1957) avec Gerry Wiggins («But Not For Me»), puis Bob Dorough («Day In Day Out», ce que Terry Morel a
fait de mieux). Morel est restée à Los Angeles. Elle s'est produite dans des
cabarets, participa à une télévision dont un titre avec Gary Peacock, inaudible, qui termine cette compilation (1962). S'il faut faire un choix, l'avantage va à
Helen Carr.
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 Seamus Blake / Chris Cheek
Let's Call the Whole Thing Off
Let's Call the Whole Thing Off, Choro Blanco, Lunar, La
Canción Que Falta, Limehouse Blues, Surfboard, Count Your Blessings, A Little
Evil
Seamus Blake (ts), Chris Cheek (ts), Ethan Iverson (p), Matt
Penman (b), Jochen Rueckert (dm)
Enregistré le 10 septembre 2015, New York, NY
Durée: 1h 02’ 51”
Criss Cross Jazz 1388 (www.crisscrossjazz.com)
Voici un enregistrement qui date de quelques années et qu’il
aurait été dommage de laisser de côté sous ce prétexte assez futile qu'il nous est parvenu tard. Il réunit
deux beaux saxophonistes ténors dans un chasequi se place, de manière originale, dans la belle tradition des échanges qui
s’enrichissent, depuis les débuts du jazz, du dialogue intense de deux
complices, parfois rivaux mais sur le fond complémentaires, complices et émules
pour tirer le meilleur de l’expression. Parmi les pères fondateurs, on ne se
lasse jamais d’écouter les dialogues d’anthologie de Coleman Hawkins et Ben
Webster. On goûte, avec un plaisir qui ne vieillit jamais, les échanges qui ont
illuminé l’histoire du jazz d’après Seconde Guerre de Dexter Gordon &
Wardell Gray, à Gene Ammons & Sonny Stitt, Sonny Rollins & Sonny Stitt,
Eddie Lockjaw Davis & Johnny Griffin, en passant par Al Cohn & Zoot
Sims, la liste n’est pas complète et la matière abondante dans la discothèque
du jazz. Ils ont constitué parmi les moments les plus hot de l’histoire du jazz, car le drive, cette énergie propre au
jazz, et le son, la voix de chacun, en constituent les composantes
spectaculaires. Les amateurs de jazz en raffolent à juste titre, et ils ont
participé de ce principe des jam sessions telles que les rêvait Norman Granz
pour le ravissement des spectateurs, et pas seulement pour les ténors. Les
contrastes et la personnalité de la sonorité, l’imagination débridée comme le
recours aux sources essentielles comme le blues étaient de mise. Si cette
tradition perdure encore sur scène ou en club au XXIe siècle, elle est plus
rare, d’autant que le langage et la création musicale s’est souvent nombrilisée
privant le jazz d’une dimension collective, propre à l'histoire culturelle communataire du jazz, qui disparaît. La tristesse relative
aussi des époques et l’évolution des modes de vie doivent y être pour quelque
chose.
Quel plaisir donc, de retrouver en 2015 un projet qui met en
scène un dialogue fertile entre deux sons de ténors, soutenu bien entendu par une
section rythmique de qualité, même si la préparation le distingue de la spontanéité culturelle du modèle original. C’est le deuxième projet de ce groupe chez Criss
Cross Jazz après Reeds Ramble (Criss
Cross 1364) enregistré en 2013, du nom du groupe. L’originalité est qu’un répertoire de standards comme
Berlin, Gershwin, des thèmes anciens comme «Limehouse Blues» sont totalement
réarrangés, revisités, et gardent pourtant quelque chose de la flamme des
époques passées: les deux coleaders l’expliquent par un jeu de références à des
versions inoubliables: pour le thème initial (et titre de cet album), la
référence est la version en duo d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. Pour
«Limehouse Blues», ce sera la version, déjà actualisée à son époque, de la
rencontre entre John Coltrane et Cannonball Adderley; «Count Your Blessing»
prend comme ancrage l’enregistrement en 1956 de Sonny Rollins. Il y a aussi des
choix de thèmes de Carlos Jobim, dont le bon «Surfboard» remarquablement mis en
valeur par les arrangements. Le disque est en fait construit autour du répertoire, de la
mémoire et des réarrangements. La complicité fait merveille; c’est le plus
souvent très préparé, plus écrit que dans la tradition des ténors que nous
évoquions, plus ancrée, elle, sur le blues, la transe et ce qui fait la
profondeur de la culture afro-américaine. Mais les deux ténors de ce disque
apportent cette énergie propre aux échanges de saxophones par de savants
arrangements et de bons chorus.
Si la sonorité, l’articulation du phrasé et l’accentuation
de chacun des saxophonistes ne possèdent pas une personnalité aussi marquée que
celles des devanciers dont nous parlions, ils n’en sont pas moins de bons
instrumentistes. Ethan Iverson apporte à son clavier ses qualités d’imagination,
de ton, et il enrichit l’ensemble d’interventions originales. Le disque se
termine par «Little Evil», dans le registre boogaloo, une note de bonne humeur dont on a bien besoin
en 2022. Le monde de 2015 semble déjà si
loin…
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 Lodi Carr - Norma Mendoza
Ladybird + All About Norma
Titres
communiqués dans le livret
1-11: Lodi Carr (voc), Don
Elliott (mello, vib), Al Klink (fl, bar), Stan Free, Herman Foster (p), Mundell
Lowe (g), George Duvivier, Herman Wright (b), Ed Shaughnessy, Jerry Segal (dm)
12-22: Norma Mendoza (voc),
Jimmy Wisner (p), Ace Tessone (b), Hank Caruso, Dave Levin (dm);
23: Norma Mendoza (voc),
Jimmy Wisner
Big Band
Enregistré en 1960, New York, NY et en janvier-février 1960, Philadelphie, PA
Durée: 1h 05' 23''
Fresh Sound V134
(www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Dans cette collection, The Best Voices Time Forgot, nous avons
déjà parlé de Pat Thomas/Barbara Long (Fresh Sound V114) et Honi Gordon/Sue
Childs (Fresh Sound V113). Le sous-titre est Collectible Albums by Top
Female Vocalists. Cela, sans doute, s'adresse d'abord aux collectionneurs
de disques rares de l'âge d'or de la musique américaine. Nous avons ici, la
réédition des albums Ladybird (Laurie 1007), All About Norma (Firebird
FB 1000) et d'un 45 tours (Firebird FB 100). Lodi Carr, née en 1933, dans le
Michigan, vient d'une famille de chanteurs amateurs. Elle fut élevée à Detroit.
A l'âge de 15 ans, elle y décroche son premier engagement professionnel au
Bluebird Inn avec le pianiste Roland Hanna. En 1957, elle arrive à New York et
se produit au Birdland avec Tommy Flanagan. Elle chante ensuite au Greenwich
Village accompagnée par Duke Jordan. Elle eut aussi l'occasion de travailler
avec Yusef Lateef et Claude Thornhill. Le présent album, Ladybird, est
le premier et le seul qui fut publié
sous son nom. Par la suite, Lodi Carr s'est produite notamment avec Larry
Elgart, Hank Mobley, Pepper Adams, Richard Wyands, Kenny Barron, Sahib Shihab.
En 2009-10, elle chantait encore au Lafayette Bar d'Eaton dans le New Jersey.
Lodi Carr s'est dite marquée par Sarah Vaughan, Billie Holiday, Dinah
Washington et Jimmy Scott. On trouve en effet une petite influence de Dinah
Washington chez Lodi Carr, notamment dans «The Masquerade Is Over». Mais en fait, elle ne cherche pas à
copier, et elle a une voix personnelle, un peu voilée, sans ampleur mais qu'elle
sait exploiter au mieux dans un climat feutré. Elle a un bon sens de
l'interprétation. Elle sait phraser avec balancement («Tumble-in-Down»). La ballade «When I Fall in Love» est bien menée
avec un bon soutien notamment de Don Elliott (mellophone), Al Klink (fl),
Mundell Lowe (g) et les balais d'Ed Shaughnessy. En fait, Lodi Carr est une
plaisante chanteuse de cabaret, comme il y en eut beaucoup à cette époque. Dans«For You, Just For You»,
Stan Free se prend un peu pour un concertiste classique. Don Elliott joue du
vibraphone dans «Lady Bird» de Tadd
Dameron, morceau où Lodi Carr est plus tonique. On y entend d'excellents solos
d'Elliott et Stan Free. Jolie introduction flûte et vibraphone à la ballade «I'm
Lost». On trouve les mêmes, au
mellophone et sax baryton, pour lancer une bonne version de «There'll Never Be Another You». Les
contre-chants de mellophone y sont excellents. Dans «If I Should Lose You», Lodi Carr est plus expressive et le
pianiste, Herman Foster, est d'un haut niveau. On retrouve Foster et un très
bon drumming de Jerry Segal dans le trop court «Deed I Do». Lodi Carr y est à son meilleur
niveau et les lignes de basse d'Herman Wright sont parfaites. On aurait aimé
plus d'espace accordé à Don Elliott, Al Klink et Mundell Lowe.
Norma Mendoza, née en 1931 dans le New Jersey, contralto de formation
classique, s'est faite remarquée à Philadelphie, à l'âge de 17 ans, dans des
airs d'opéra. Elle fit ses débuts en jazz club à la fin de 1959 et dès janvier
1960, le pianiste Jimmy Wisner l'emploie pour enregistrer un 45 tours, «Sidney's Soliloquy»/«And Then There Were None» que l'on
retrouve dans l'album All About Norma pour le label Firebird, qui est le
premier et le seul publié sous son nom. Elle y est accompagnée par un pianiste
de 28 ans, Jimmy Wisner qui se fit connaître dans l'orchestre de Charlie
Ventura. Wisner est responsable des arrangements qui sont bons. Norma Mendoza
qui fut un temps l'épouse de Wisner, fit parallèlement une carrière de
professeur de chant et elle eut pour élève Frankie Avalon. La prise de son est
différente entre les deux albums, l'avantage allant à Norma Mendoza. Jimmy
Wisner (1931-2018) est un bon pianiste, et il constitue
un élément d'intérêt dans cette réédition. Norma Mendoza a un beau timbre de
voix («Little Norma»), beaucoup de
musicalité, et elle ne laisse paraître aucune influence des grandes divas du
jazz. C'est personnel, très musical et souvent dépourvu de swing. Son style serait
mieux adapté à la comédie musicale («Warm»,
«My Funny Valentine») ou aux
variétés américaines de qualité («Black
Is the Color», version dynamique avec un bon drumming d'Hank Caruso; «Our Love Is Here to Stay» des frères
Gershwin). Le trio d'accompagnement délivre parfois un certain swing («I Didn't Know What Time It Was» de
Rodgers et Hart; «Just in Time» de
Jule Styne; «And Then There Were
None» qui vaut aussi pour Norma Mendoza (passages à deux voix en re-recording).
Le meilleur de Norma Mendoza (et de tout le CD) se trouve dans «If It's Love», avec le soutien d'un
remarquable big band (personnel inconnu) où elle montre du punch comme une Liza
Minnelli. Il y a sans doute du grain à moudre pour les curieux non obnubilés
par le swing torride.
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