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JAZZ RECORDS
• Chroniques de disques en cours •

Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.
4 choix possibles: Chroniques en cours (2022), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2022 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2022 sur internet), Hot Five de 2019 à 2022.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique.
Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). 
On peut les lire dans les éditions papier disponibles à la vente depuis 1935 dans notre boutique.
A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir.





Au programme des chroniques
2022 >
A Wawau Adler Monty Alexander Louis Armstrong (At the Crescendo 1955) Louis Armstrong (and the Dukes of Dixieland) Buddy Arnold B Chet Baker/Wolfgang Lackerschmid Richard Baratta Heinie Beau Milt Bernhart Black Art Jazz Collective/Wayne Escoffery/Jeremy Pelt Seamus Blake/Chris Cheek Michel Bonnet/La Suite Wilson Didier Burgaud/Simon Teboul C Gwen Cahue Calle Loíza Jazz Project Helen Carr Lodi CarrPhilip Catherine Chris Cheek/Seamus Blake Evan Christopher Emmet Cohen D Maxwell Davis Santi Debriano Olivier Defays/Swingin' Affair John Dennis Leon Lee Dorsey E Duke Ellington Wayne Escoffery Wayne Escoffery/Jeremy Pelt/Black Art Jazz Collective Orrin Evans F Ricky Ford Jean-Baptiste Franc Jean-Baptiste Franc/Melissa Lesnie Claudine François/Dan Rose G Kenny Garrett Herb Geller/Roberto Magris Stan Getz/Astrud Gilberto David Gilmore Lex GoldenBrandon Goldberg/Ralph Peterson Jimmy Greene H Eddie Harris Louis HayesIan Hendrickson-Smith Carlos HenriquezVincent Herring Fred Hersch J Jo Jones/Teddy Wilson Willie Jones III KBob Keene Hilary Kole L La Suite Wilson/Michel Bonnet Wolfgang Lackerschmid/Chet Baker Melissa Lesnie/Jean-Baptiste Franc David Liebman Keith Loftis M Roberto Magris: Match PointRoberto Magris: Duo & Trio Roberto Magris/Herb Geller Branford Marsalis Mark Masters Christian McBride Norma Mendoza Hendrik Meurkens Claire MichaelKent Miller/The Tnek Jazz Quintet Charles Mingus Bob Mintzer/WDR Big Band/Yellowjackets/WDR Big Band Tete Montoliu/Jerome Richardson Terry Morel Moustache N Randy Napoleon Clovis Nicolas P Jeremy Pelt/Wayne Escoffery/Black Art Jazz Collective Oscar PetersonRalph Peterson/Brandon Goldberg Herb Pilhofer John Plonsky Vito Price Q Alvin Queen R Jerome Richardson/Tete Montoliu Dan Rose/Claudine François SChristian Sands Swingin' Affair/Olivier Defays T Simon Teboul/Didier Burgaud Ignasi Terraza The Tnek Jazz Quintet/Kent Miller Jesper ThiloClaude Tissendier Andreas Toftemark V Sarah Vaughan Frédéric Viale Tommy Vig W WDR Big Band/Bob Mintzer/WDR Big Band/Yellowjackets Teddy Wilson/Jo Jones Y Yellowjackets/WDR Big Band/Bob Mintzer/WDR Big Band



2021 >
B Peter Bernstein Pat Bianchi Ran Blake/Christine Correa Art Blakey Alan Broadbent/Georgia Mancio Keith Brown Dave Brubeck C Alexandre Cavaliere Joe Chambers Brian Charette Pierre Christophe/Hugo Lippi Esaie Cid Glenn Close/Ted Nash George Coleman Chick Corea Christine Correa/Ran Blake D Joey DeFrancesco Dany DorizLeon Lee Dorsey E Vince Ector Jérôme Etcheberry FJoe Farnsworth Diego Figueiredo/Ken Peplowski Funky Ella/Leslie Lewis G Ray Gallon Erroll Garner Jimmy Gourley Randy Greer/Ignasi Terraza HConnie Han Roy Hargrove/Mulgrew Miller Steven Harlos Bruce Harris Michel Hausser Eddie Henderson Eric Hochberg/Roberto MagrisChristopher Hollyday J Mahalia Jackson Jazz Foundation of America Alain Jean-Marie/Carl Schlosser Samara Joy K Helmut Kagerer/Ralph Lalama/Andy McKee/Bernd Reiter Snorre Kirk Kenny Kotwitz L Ralph Lalama/Helmut Kagerer/Andy McKee/Bernd Reiter Jermaine Landsberger/Stochelo Rosenberg Peter Leitch Leslie Lewis/Funky Ella Dave Liebman/The Generations Quartet Kirk Lightsey Hugo Lippi/Pierre Christophe Ira B. Liss Big Band Jazz Machine Charles Lloyd M Doug MacDonald Magnetic Orchestra/Vincent Périer Roberto Magris/The MUH Trio/Roberto Magris & Eric Hochberg Junior Mance Georgia Mancio/Alan Broadbent Delfeayo Marsalis Daniel-John Martin/Romane Charles McPherson Philippe Milanta Mulgrew Miller/Roy Hargrove Wes MontgomeryJason Moran/Archie Shepp N Ted Nash/Glenn Close P Nicki Parrott Ken Peplowski/Diego Figueiredo Vincent Périer/Magnetic Orchestra Ralph Peterson Dino Plasmati/Antonio Tosques Dino Plasmati/The Untouchable Band R Eric Reed Knut Riisnæs Henry Robinett Sonny Rollins Romane/Daniel-John Martin Stochelo Rosenberg/Jermaine Landsberger Mathias RüeggS Archie Shepp/Jason Moran Carl Schlosser/Alain Jean-Marie Jim Snidero Rossano Sportiello T Gregory Tardy Ignasi Terraza/Randy Greer The Cookers The Generations Quartet/Dave Liebman The MUH Trio/Roberto Magris The Untouchable Band/Dino Plasmati Nicholas Thomas Isaiah J. Thompson Antonio Tosques/Dino Plasmati Lennie Tristano W Tim Warfield



Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueOscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987

CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach, Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)


Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada, hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels: Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons (1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897) et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit, de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument (Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis, du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz. Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps), aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art, épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie, l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet, alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait, parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable pour les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022
* cf BBC Four (1980) où Oscar Peterson et Count Basie échangent entre autres au sujet d’Art Tatum, un morceau d'histoire: https://www.youtube.com/watch?v=YAeT3Dr74Ys

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones

Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del Sasser, Tragic Magic

Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts, ss), Darius Scott (p),

Greg Holloway (dm)

Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)

Durée: 38’ 39’’

Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)

 

Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du répertoire jazz.

C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous devons ce tribute à la musique écrite par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, un des grands terroirs du jazz se formant notamment auprès de Wendell Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur la Côte Est, entre New York et Washington.

Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas (tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile, il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.

L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven» –enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.», qui provient également de Down Home, (mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues, Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en 1979 au sein du trio de Sam Jones sur The Bassist! (Interplay).

The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais, qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses complices d’en avoir pris l’initiative .
rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDuke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings

• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr. (dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started, Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl), Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)


D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en 1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978), qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions, des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings

CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands, Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*, June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b, CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13 septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)


Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz, au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de 1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie, un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques, ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde, la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain. Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires internationales, de The New Masses, un magazine communiste, et pour Russian War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique, lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934, et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret complet de cette bonne intégrale (For Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle. Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20 septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJohn Dennis
The Debut Sessions

Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations, Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or, Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues carrières de qualité, dans ce XX
e siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en 1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique («Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque. Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de telles raretés.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueKeith Loftis
Original State

Oak Cliff, Premonition, Fall's Beauty, Brigitte's Smile, The Intangible, Smoke & Mirrors, Wifi Addiction, For The Love of You, Weaver of Dreams

Keith Loftis (ss, ts), John Chin (p), Eric Wheeler (b), Willie Jones III (dm)

Enregistré le 12 juillet 2018, New York City

Durée: 1h 11’ 13”

Long Tong Music 002 (www.keithloftis.com)

 

Même si les notes de livret et le texte de promotion ne le disent pas, ce beau disque est directement inspiré par la musique de John Coltrane, celle qui chez Prestige en particulier explorait les ballades avec déjà cette manière si particulière de faire des arpèges au saxophone ou de tenir la note sans vibrato et avec beaucoup de douceur et d’intensité.

Nul doute que Keith Loftis en a lui-même une pleine conscience, car son «Weaver of Dreams», immortalisé par son grand devancier (1959, Cannonball and Coltrane, Mercury), est non seulement une évocation de l’original, mais elle se termine par une révérence explicite sous la forme de cette fameuse harmonique en double note qui reste la signature de John Coltrane.

Ce n’est pas la seule influence sur le plan musical, mais il y a dans la musique de Keith Loftis qui compose six des neuf thèmes, une volonté certaine de se rattacher à ce courant soulful et intense du jazz post bop. Il possède une belle sonorité et sa façon de s’attarder sur le temps pour apporter les inflexions de ténor et plus d’expression en font un lyrique dans la tradition du jazz de culture.

Né en 1971, il a sensiblement le même âge que le regretté Roy Hargrove avec lequel il partage l’origine texane, puisqu’il est né à Dallas, et avec qui il a étudié à la Booker T. Washington High School of the Visual and Performing Arts; Keith et Roy étaient condisciples. Keith a eu par la suite un beau parcours, puisqu’il a accompagné entre autres Benny Carter, Cedar Walton, Frank Foster, Alvin Batiste, Clark Terry, Ray Charles, Abdullah Ibrahim, Michael Carvin, et bien sûr Roy Hargrove, cela explique sans doute l’authenticité de son expression et ses belles qualités d’instrumentiste.

Mais là ne s’arrêtent pas les curiosités de Keith, puisqu’il a joué pendant 13 ans au Carlyle Hotel aux côtés de Chris Gillespie (p, voc),  et il est aussi investi dans la musique de film (Black Out de Jerry LaMothe, sur la grande panne d’électricité de 2003 à Brooklyn). Il participe avec la chanteuse et éducatrice Ruth Naomi Floy à The Frederick Douglass Jazz Works comme aux projets de Chris McBride, projets qui replacent le jazz au cœur de l’histoire sociale américaine et de l’histoire afro-américaine particulièrement.

Tout cela pour apprécier ce qui fait le fonds culturel d’un artiste de jazz et qui nous vaut cette belle œuvre où il est magnifiquement entouré par John Chin (le pianiste né à Séoul en 1976, Corée), Eric Wheeler (le bassiste né à Washington, DC, en 1980) et l’essentiel Willie Jones III (dm) qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°669). On pourrait penser que ce disque est un classique tant il possède les codes de cette expression et qu’il est précis dans ses références.

Le livret nous apprend que l’année 2018 où est enregistré ce disque n’est pas simple pour Keith Loftis qui a perdu son père, et on suppose que cette précision doit avoir sa part dans la profondeur de ce disque. Elle ne s’est pas non plus bien terminée, puisque Roy Hargrove, l’ami de jeunesse, a disparu en novembre. Mais l’année 2018 a laissé cet enregistrement de qualité, sur ce qui semble le label de Keith Loftis.

Du jazz contemporain qui swingue, sur fond de blues et de spiritual, on en a particulièrement besoin en nos temps sans mémoire.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePhilip Catherine
75: Live at Flagey

Letter From My Mother, Hello George, Seven Teas, So in Love, Smile, Bluesette, Piano Groove, You Don’t Know What Love is, We’ll Find a Way, Grand Nicolas, Nineteen Seventy Fourths, Mare di Notte, Dance for Victor Part 1 & 2

Philip Catherine (g), Nicola Andrioli (p, kb), Bert van den Brink (p), Bert Joris (tp), Philippe Aerts (b), Nicolas Fiszman (eb, g), Antoine Pierre (dm), Gerry Brown (dm), Isabelle Catherine (voc)

Durée: 1h 18’

Enregistré le 3 novembre 2017, Bruxelles

Outnote Records 636 (https://outhere-music.com/Outhere)

 

Etrange ou opportun? Cet enregistrement live à Flagey à l’occasion du 75e anniversaire de Philip Catherine est publié pour ses 80 ans (27 octobre 2022). Quand on connait le souci de l’auteur de nous laisser des témoignages de qualité, on comprend mieux l’hésitante attente. Est-ce à dire que cette galette-souvenir ne présente aucun intérêt? Que nenni! Il faut aborder l’écoute comme un reportage où la célébration prime sur la reproduction sonore (ambiance caverneuse, mixages approximatifs ou saturés sur «Letter From My Mother»). Pour célébrer son 75e, Philip Catherine avait invité quelques amis et choisi un line-up étonnant avec deux pianos, deux basses et deux batteries: une expérience qu’il a renouvelé en 2022. Voici donc le reflet de cette audace avec ses instants de grâce, mais aussi ses racolages à force d’intros libres, de breaks, de chases, de tempos appuyés…

Discret, Bert Joris sonne en fond de scène comme s’il était gêné d’avoir été choisi («Piano Groove»). Cette présence legato, le guitariste l’avait déjà développée dans quelques enregistrements avec Tom Harrell. Sur «Hello George», les deux pianistes rivalisent en créativité; Bert van den Brink s’élance, puissant, monkien; Nicola Andrioli répond, plus léger, luxuriant; suivent des chases intéressants qui précèdent un solo remarquable de Philippe Aerts et les 4/4 autoritaires du jeune Antoine Pierre. Avec «Seven Teas» on retrouve l’écriture fine et les belles harmonies qui font la signature de Philip Catherine. C’est sur ce troisième thème en vagues montantes et descendantes qu’il lance les deux batteurs et les deux bassistes. Joli solo de Nicola Andrioli ponctué une octave en-dessous par son confrère hollandais. Les mélodies riches de Cole Porter sont appréciées par le guitariste belge («So in Love»). Comment ne pas jouer «Smile» à la suite? Après un clin d’œil à Toots Thielemans («Bluesette»), «Piano Groove» est envoyé fast tempo par Philippe Aerts ouvrant, après un solo du trompettiste sur les chases inspirés des pianistes, un nouveau solo impérial d’Aerts et les 4/4 qu’affectionne Antoine Pierre. Avec «You Don’t Know What Love is», Philip introduit sa fille Isabelle avec sa voix fluette, à la limite du décrochage. Chet’s Mood? Bert Joris, à la trompette bouchée, colorie joliment le velouté de la chanteuse. Changement de registre avec l’accompagnement shuffle de Gerry Brown et la guitare basse de Nicolas Fiszman sur «We’ll Find a Way». Accompagnements qui arrivent en contraste de la guitare réverbérée et des vagues de Nicola Andrioli aux claviers. «Grand Nicolas» ne m’apparaît pas indispensable, pas plus que «Nineteen Seventy Fourths» de John Lee qui nous ramène à la décennie jazz-rock. Avant de conclure, on revient avec bonheur sur la formule quartet (g, p, b, dm) avec «Mare di Notte»: une composition de Nicola Andrioli, sorte d’image des clapotis bleus. En codas: deux lectures du thème-signature de Philip Catherine: «Dance for Victor» avec featuring de Bert Joris (partie 1) et mise en avant de tous les partenaires (partie 2).

Résultat de la carte blanche offerte par Flagey à Philip Catherine: quatorze photographies de soixante ans de musiques partagées, de complicités et d’hommages. Il faut vivre cette écoute avec les oreilles du spectateur .
Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBrandon Goldberg featuring Ralph Peterson
In Good Time

Authority, Circles, Time, Nefertiti, Monk's Dream, Stella By Starlight, El Procrastinador,

Someone to Watch Over Me, Ninety-Six, Send in the Clowns*

Brandon Goldberg (p), Ralph Peterson (dm), Josh Evans (tp), Antoine Drye (tp)*, Stacy Dillard (ss, ts), Luques Curtis (b)

Enregistré les 20-22 novembre 2020, Astoria, NY

Durée: 1h 06’ 40”

Brandon Goldberg Music BSG 1002 (www.brandongoldbergpiano.com)

 

Le miracle du jazz continue d’opérer quand on écoute ce type d’enregistrement, aussi accompli, qui a pour leader un pianiste d’une quinzaine d’années (en 2020), secondé par des musiciens déjà confirmés, dont le regretté et magnifique Ralph Peterson à qui est dédié ce disque. Il y a encore et entre autres Josh Evans, trompettiste de talent (cf. Jazz Hot n°677), et un très bon Stacy Dillard aux saxophones qui a déjà enregistré en leader quatre albums –à notre connaissance– pour Criss Cross Jazz et Smalls Records en particulier, avec Orrin Evans, Donald Edwards parmi d’autres.

Le leader qui a fait son premier enregistrement (Let’s Play) à 12 ans avec rien moins que Ben Wolfe (b) et Donald Edwards (dm), est certainement un surdoué, mais si l’on se fie à cet enregistrement, c’est aussi un curieux, un savant, épris de jazz, qu’il a étudié et qu’il respecte car rien ne tourne à la démonstration dans ce disque. Tout est dans l’esprit des aînés sans volonté d’imposer son nom ou sa présence, si ce n’est qu’il en est (aussi) le producteur avec comme associé Ralph Peterson, qui introduit cet enregistrement par quelques mots, et qui n’est sans doute pas pour rien dans cette réalisation et dans le chemin choisi par Brandon Goldberg. Brandon est enfin l’auteur original («El Procrastinador») de quatre des neuf thèmes de cet enregistrement, le reste étant des standards ou des compositions du jazz («Nefertiti» de Wayne Shorter, «Monk’s Dream»…).

Nous avons affaire à un phénomène, n’en doutons pas sur le plan de la précocité, à un virtuose sur le plan instrumental, mais après tout il suffit d’écouter pour apprécier de la bonne musique de jazz qui en met en valeur toutes les caractéristiques (swing, blues, originalité comme «Stella by Starlight», poésie…), et de se dire que la maturité n’attend pas le nombre des années; c’est parfois une acquisition qui se manifeste dès les premiers mois après la naissance. Au piano, c’est un vrai régal («Monk’s Dream»), et si on peut déjà parler de miracle, on pourra parler de révélation s’il poursuit son chemin avec un tel respect de la musique de jazz et autant d’originalité. Le jazz n’a pas fini de nous surprendre, c’est la force d’un art dont les racines sont si profondes que même le totalitarisme normalisateur de la société post-covid qui s’installe n’a pas encore réussi à en brûler les racines. Brandon Goldberg pourrait bien mériter un jour son nom en termes artistiques, et c’est tout ce que nous souhaitons pour le jazz. Signalons enfin que Josh Evans, Stacy Dillard apportent à cet enregistrement tout leur engagement, et que la section rythmique est à la fête avec en particulier un Ralph Peterson fondamental!

Le disque se conclut sur un duo intense piano-trompette avec Antoine Drye sur un thème de Stephen Sondheim. Le livret nous apprend à propos de ce thème que le pianiste Benny Green est aussi pour ce jeune homme non seulement une inspiration mais un guide en jazz. Il y a parfois des miracles qui trouvent leurs explications.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCarlos Henriquez
The South Bronx Story

The South Bronx Story, Hydrants Love All, Boro of Fire, Moses on the Cross, Momma Lorraine, Soy Humano, Black (Benji), Guajeo De Papi, Fort Apache, Hip Hop Con Clave,

Carlos Henriquez (b, coro, guiro, rec), Terell Stafford (tp), Michael Rodriguez (tp), Marshall Gilkes (tb), Jeremy Bosch (fl, voc, coro), Melissa Aldana (ts), Robert Rodriguez (p, ep), Obed Calvaire (dm), Anthony Almonte (cga, coro)

Date et lieu d’enregistrement non communiqués

Durée: 1h 03’

Tiger Turn 4164275228 (www.carloshenriquezmusic.com)

 

Dirigé et produit par Carlos Henriquez, contrebassiste connu dans le jazz pour sa participation depuis plus de vingt ans au Jazz at Lincoln Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis, cet enregistrement propose une suite musicale, dans l’esprit ellingtonien, évoquant le quartier de son enfance, le South Bronx, peuplé par la communauté d’origine portoricaine. Il est presque inutile de préciser que cette belle composition en plusieurs tableaux mêle la tradition latine au jazz avec un savoir-faire et un naturel qui s’expliquent par son appartenance à ce quartier de New York, par ses origines portoricaines qui lui ont permis de grandir en écoutant Eddie Palmieri, Tito Puente, Celia Cruz et tant d’artistes de la musique latine, et par son implication dans le jazz depuis de nombreuses années. C’est le troisième enregistrement en leader du bassiste, et il fait suite à un précédent consacré à la rencontre de Dizzy Gillespie et de la musique afro-cubaine (Dizzy con Clave).

Les arrangements pour ce nonet respectent bien sûr les codes de la musique latine mais portent aussi la griffe du gardien du rythme du Jazz at Lincoln Center Orchestra, et bien sûr tout en racontant l’histoire de son quartier avec son accent latin, Carlos Henriquez n’en utilise pas moins les ressources du jazz comme par exemple dans «Black» où il récite cette histoire. On pourrait penser, pour changer un peu, que dans son œuvre de musique latine, Carlos Henriquez utilise la couleur jazz. En fait, la nature même de la composition tire plutôt l’ensemble vers le jazz, et finalement la couleur est plutôt latine comme on peut le constater dans «Guajeo De Papi» ou dans l’hommage au célèbre ensemble-collectif «Fort Apache» de Jerry Gonzalez. C’est donc pleinement une œuvre de jazz car Carlos Henriquez a choisi ici de raconter son histoire, celle de son enfance avec les moyens du jazz, de s’adresser à l’ensemble des Américains dans le langage qui lui est propre sur le plan artistique, le jazz, même si par moment, il retourne à ses racines musicales avec une nostalgie certaine et une véritable fierté car il sait tout ce qu’il doit à cet environnement populaire des rues du South Bronx («Hip Hop con Clave»). La synthèse entre ces mondes est comme une marque de fabrique, et Wynton Marsalis, qui possède aussi quelques-unes de ces racines dans son héritage néo-orléanais, n’est pas le dernier à utiliser cette couleur dans ses univers, et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi Carlos Henriquez pour en faire l’une des bases de son orchestre.

Cette fresque a été jouée pour la première fois à Jazz at Lincoln Center en 2018 et a reçu un très bon accueil. Si l’orchestre comprend des musiciens latins de l’univers d’origine de Carlos Henriquez, on remarque également la présence de Terell Stafford (cf. Jazz Hot n°563) et Obed Calvaire, membres du JLCO, de Melissa Aldana, la saxophoniste ténor d’origine chilienne, installée à New York depuis 2005, fille et petite-fille de saxophonistes, qui est la première femme à avoir gagné le concours Thelonious Monk; on note aussi la présence de Marshall Gilkes, un tromboniste qui a fait le bonheur de nombreux big bands (Maria Schneider, Vanguard Jazz Orchestra…) mais aussi d’ensembles de musique latine ou latin-jazz (Machito, Chico O’Farrill, Giovanni Hidalgo…).

Le disque de Carlos Henriquez a évidemment un caractère autobiographique et c’est ce qui fait son authenticité, au-delà de sa bonne réalisation.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueClaude Tissendier
Duke for Ever

Take the "A" Train, Rockin’ in Rhythm, On a Turquoise Cloud, Happy Go Lucky Local, Solitude, Morning Glory, U.M.M.G., Isfahan, Azure, Goin’ Up, Prelude to a Kiss, Smada, Transblucency, Sepia Panorama, I’m Checkin’ Out – Goombye
Claude Tissendier (as, cl, arr), Philippe Chagne (bar, bcl), Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm), Laurence Allison (voc)
Enregistré les 24-25 janvier 2022, Ivry-sur-Seine (94)
Durée: 55’ 52’’
Camille Productions MS042022 (www.camille-productions.com/Socadisc)

La musique de Duke Ellington est une richesse inépuisable ouvrant de multiples possibilités de relectures dont celle proposée ici par Claude Tissendier dont le talent d'arrangeur donne à entendre une orchestration inhabituelle: un duos d’anches combinant, selon les morceaux, sax alto, baryton, clarinette et clarinette basse, accompagnés par une rythmique sans piano, auxquels se rajoute une voix utilisée comme un troisième instrument soliste. Un travail qui se situe dans lignée de son fameux Saxomania, dont le dernier opus, New Saxomania, proposait une configuration comparable. On retrouve d’ailleurs ici les partenaires habituels de Claude Tissendier: l’excellent Philippe Chagne, la solide rythmique tenue par Jean-Pierre Rebillard et Alain Chaudron qui imprime swing et énergie (un régal sur «Smada»), ainsi que la chanteuse Laurence Allison qui intervient sur la plupart des titres dont le choix s'équilibre entre thèmes les thèmes les plus célèbres du partenariat Duke Ellington/Billy Strayhorn et d'autres moins joués.
Le contraste de registre, alto/baryton sur «Take the "A" Train», clarinette/baryton sur «Rockin’ in Rhythm» ou clarinette/clarinette basse sur «On a Turquoise Cloud», sur lequel se superpose la voix claire de Laurence Allison, donne davantage d’ampleur au quintet –qui de ce fait donne l'impression d'une formation plus étoffée–, de relief à l’interprétation et remplit sur le plan harmonique l’espace habituellement occupé par le piano. La sobriété de ces arrangements met superbement en valeur la perfection mélodique ellingtonienne, comme sur «Solitude» où Laurence Allison expose le thème avec le soutien nuancé des deux clarinettes et des balais d’Alain Chaudron. De même, le beau dialogue entre l’alto et le baryton sur «Isfahan», ainsi que «Morning Glory» où raisonnent les mesures profondes de Jean-Pierre Rebillard, mettent en avant les remarquables qualités d’expression de Claude Tissendier et Philippe Chagne.
Une évocation du Duke qui démontre de nouveau le caractère particulier du jazz où chacun peut puiser, chercher, formuler de nouvelles propositions qui viennent enrichir son corpus où d'autres viendront puiser à leur tour. Un savoir-faire à l'ancienne où le patrimoine, loin d'être remplacé, est le matériau même de l'imagination.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWayne Escoffery
The Humble Warrior

Chain Gang, Kyrie, Sanctus*°, Benedictus*°+, Sanctus (Reprise)*°, The Humble Warrior*, Quarter Moon, Undefined, AKA Reggie, Back to Square One
Wayne Escoffery (ts, ss), David Kikoski (p), Ugonna Okegwo (b), Ralph Peterson, Jr. (dm)
+ Randy Brecker (tp)*, David Gilmore (g)°, Vaughn Escoffery (voc)+
Enregistré le 18 novembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 03’ 06’’
Smoke Sessions Records 2002 (www.smokesessionsrecords.com/www.uvmdistribution.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBlack Art Jazz Collective
Ascension

Ascension, Mr. Willis, Involuntary Servitude, Twin Towers, No Words Needed, Tulsa, Iron Man, For the Kids, Birdie’s Bounce
Wayne Escoffery (ts), Jeremy Pelt (tp), James Burton III (tb), Victor Gould (p), Rashaan
Carter (b), Mark Whitfield Jr. (dm)
Enregistré le 11 janvier 2020, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 48’ 03’’
HighNote 7329 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

La récente interview de Wayne Escoffey
est l’occasion de mettre en lumière ses deux derniers enregistrements, réalisés avant la crise du covid, l’un avec son quartet, The Humble Warrior, et l’autre, Ascension, avec le Black Art Jazz Collective qu’il codirige avec Jeremy Pelt. Deux œuvres d’une véritable profondeur et d’un niveau musical exceptionnel qui ont en commun de souligner l'attachement de ses protagonistes aux racines et à la filiation avec les grands aînés.
The Humble Warriornous permet d’entendre le quartet «all-stars» de Wayne Escoffery:David Kikoski, Ugonna Okegwo et le regretté Ralph Peterson, Jr. disparu en 2021. Se sont joints à eux deux invités appartenant à cette même dimension: Randy Brecker et David Gilmore. Les plages 2 à 5 sont tirées de la Missa Brevis du compositeur britannique Benjamin Britten (1913-1976). Une référence à l’enfance londonienne du jeune Wayne et à son arrivée, à 11 ans, à New Heaven, CT, où il a intégré le Trinity Boys Choir, une vénérable institution de l’Eglise anglicane américaine (très différente des chorales gospel des églises afro-américaines). Cette messe n’est pas qu’un souvenir musical, elle évoque aussi la difficulté de porter une différence dans un milieu social très homogène: «Quand j’étais dans la chorale, j’étais l’un des deux enfants de couleur (…). Je suis également allé dans un collège privé, donc ces deux environnements m’ont poussé dans une situation où j’étais vraiment sous le microscope, à bien des égards.» confie Wayne Escoffery dans le livret. De même, la personnalité singulière de Benjamin Britten a probablement pesé sur le choix de cette messe sur laquelle Wayne Escoffery a réalisé un important travail d’arrangement en reprenant ses principaux mouvements. Sur le «Kyrie», son sax coltranien, porté par le drumming incantatoire de Ralph Peterson et les harmonies dépouillées de David Kikoski, exprime une ardente spiritualité, enracinée dans le jazz, d’abord au ténor puis au soprano. Le «Sanctus» démarre avec la trompette aux résonances liturgiques de Randy Brecker, toujours avec le soutien solide de Ralph Peterson, et l’accompagnement délicat de David Gilmore, avant que David Kikoski et Wayne Escoffery n'emmènent le groupe vers un jazz post-coltranien. Le propre fils de Wayne, Vaughn, 11 ans à l’époque de l’enregistrement, pose sa voix d’angelot sur le «Benedictus», comme un effet miroir de la biographie de Wayne. Cette séquence de musique religieuse, qui accole musique classique et jazz, est introduite par un original de Wayne Escoffery, «Chain Gang», le tout formant un ensemble à part du reste de l’album. Ce morceau, qui débute par un solo de ténor, est inspiré par une work song, «I Be So Glad When the Sun Goes Down», que chantaient les prisonniers du pénitencier de Parchman Farm, MS et enregistré en 1959 par Alan Lomax, l’année même où Benjamin Britten a composé sa Missa Brevis.
La seconde partie du disque, tournée vers la célébration des maîtres, débute avec le titre éponyme, «The Humble Warrior», une ballade mélancolique du leader qui rend hommage aux «humbles combattants» du jazz disparus entre 2018 et 2019: Roy Hargrove, Harold Mabern, Richard Wyands, Larry Willis, ainsi qu’à James Williams par une certaine proximité mélodique avec son titre «Alter Ego». Le dialogue Wayne Escoffery/Randy Brecker est d’une saisissante expressivité. Autre Master consacré par Wayne Esoffery, George Cables, dont la composition «AKA Reggie» est reprise. En outre, Ugonna Okegwo a apporté une autre ballade, «Undefined», tandis que David Kikoski est l'auteur du dynamique «Back to Square One» qui clôt l’album avec une très swinguante convocation de Joe Henderson où Wayne Escoffery affiche puissance et virtuosité.
Autre all-stars, le Black Art Jazz Collective propose avec Ascension un répertoire bop de haut-vol, entièrement original, à l’exception d’une composition de Jackie McLean, «Twin Towers», sans lien avec le 11-Septembre puisque ce morceau a été écrit dans les années 1990 pour ses étudiants de la Hartt School (Hartford, CT). Ces titres sont principalement soit des tributes aux maîtres, soit des rappels à la Mémoire. Larry Willis est ici de nouveau honoré avec «Mr. Willis» de James Burton III qui y fait une intervention pleine de sensibilité. Le tromboniste (la quarantaine) est, à l’instar de Wayne Escoffery, un ancien élève de la Hartt School, puis de la Juilliard School où il enseigne aujourd’hui. Il est passé par les big bands les plus prestigieux, ceux de Ray Charles, Jazz at Lincoln Center, Lionel Hampton, Roy Hargrove et Count Basie Orchestra. Sensiblement du même âge, Victor Gould a dédié son «Iron Man» bien évidemment à Harold Mabern (Eric Alexander avait écrit pour lui un morceau du même nom, mais sans parenté mélodique, «The Iron Man»). Il a démarré sa carrière avec Donald Harrison, Wallace Roney, Branford Marsalis, Ralph Peterson, Jr., parmi d’autres. Son beau jeu percussif, qui fait également mouche au Fender («For the Kids» de Jeremy Pelt), est en parfaite osmose avec la section rythmique complétée par Rashaan Carter (1986) et Mark Whitfield, Jr. (1990). Formé auprès de Buster Williams, Reggie Workman et Ron Carter, le robuste bassiste a notamment accompagné Wallace Roney, Sonny Simmons, Marc Cary et David Murray. Le batteur, fils du guitariste Mark Whitfield, a tenu les baguettes pour Kenny Garrett, Sean Jones, Charnett Moffett ainsi que Chico Freeman. Il a remplacé Ralph Peterson, Jr. qui nous a quittés dans le quartet de Wayne Escoffery (cf. interview).
«Involuntary Servitude» de Wayne Escoffery se rapporte au 13e amendement de la Constitution américaine qui a aboli l’esclavage en 1865 (long solo, très mélodique, de Rashaan Carter). Sur «Tulsa» de James Burton III –qui évoque le massacre raciste de 1921– la pulsation nerveuse de Mark Whitfield Jr. apporte encore davantage de relief à la section de soufflants. Enfin, le titre éponyme, «Ascension» de Victor Gould, qui ouvre l’album, met en avant les deux coleaders, avec Jeremy Pelt plein de maestria et Wayne Escoffery volubile, sur un superbe nappage pianistique. Ascension est une célébration du jazz pleine de swing et de couleurs, magnifiée par une front-line de soufflants et une section rythmique au jeu intense, se revendiquant avec raison d'Art Blakey.
Ces disques comptent parmi les indispensables de ce que nous écoutons actuellement, chacun avec ses nuances stylistiques post-bop, portés par des messagers qui prolongent le jazz de culture jusqu'en ce début de XXI
e siècle, honorant ainsi cette histoire humaine et artistique de transmission entre les générations qu'on appelle «le jazz».
rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJesper Thilo Quartet
Swing Is the Thing

Just Friends, I'll Never Be the Same, I Want to Be Happy, I Can't Get Started, Det Var En Lørdag Aften/It Happened One Saturday Night, Woody ‘n’ You, Broadway, Nature Boy*, Rosetta, Embraceable You, Swinging Til The Girls Come Home, Splanky
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck (b), Frands Rifbjerg (dm) + Rebecca Thilo Farholt (voc)*

Enregistré les 23-24-25 octobre 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 04’ 48’’
Stunt Records 19142 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJesper Thilo Quartet
80: Live at JazzCup

Oh Gee!, Body and Soul, Just Friends, If I Had You, Blue 'n' Boogie, Sweets to the Sweet, Tenderly, I Remember April, Memories of You, Like Someone in Love, Stardust, Lester Leaps In/Montmartre Blues
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck (b), Frands Rifbjerg (dm)
Enregistré les 4-5 février 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 16’ 09’’
Stunt Records 22062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)


Jesper Thilo est une figure de la scène jazz danoise. Né à Copenhague le 28 novembre 1941, d’une mère actrice-pianiste et d’un père architecte, il débute à la clarinette à l’âge de 11 ans et, de 14 à 19 ans, joue (aussi du trombone) dans diverses formations de jazz traditionnel. Bien que déterminé à devenir musicien de jazz professionnel, il étudie la clarinette classique à l’Académie danoise royale de musique tout en intégrant, de 1960 à 1964 puis de 1967 à 1974, l’orchestre d’Arnved Meyer (tp, 1927-2007) qui fut le fondateur et l’animateur d’une institution indépendante au rôle central dans la vie jazzique danoise, le Danish Jazz Center (1971-1997). C’est d’ailleurs lui qui convainc Jesper Thilo de passer au saxophone et lui donne l’occasion d’accompagner ceux qui seront ses deux modèles sur cet instrument: Ben Webster et Coleman Hawkins desquels il s'inspire pour sa sonorité ronde et puissante. Benny Carter, Harry Edison et Roy Eldridge compteront également parmi les grands guests de l'Arnved Meyer Orchestra durant cette période au cours de laquelle Jesper Thilo développe aussi une carrière personnelle, cofondant en 1965 un quintet avec Torolf Mølgaard (tb, 1939) et Bjarne Rostvold (dm, 1934-1989). De 1966 à 1989, il est également membre du DR Big Band (Danish Radio Big Band), notamment sous la direction de Thad Jones (tp, 1923-1986), entre 1977 et 1978, lequel finira ses jours à Copenhague. Dans les années 1980, on entend également Jesper Thilo aux côtés d’Ernie Wilkins (s, 1922-1999) –autre musicien américain qui a passé ses dernières années au Danemark–, de Will Bill Davidson (cnt, 1906-1989) et de Niels Jørgen Steen (p, 1939), un ancien «collègue» de chez Arnved Meyer. Depuis, Jesper Thilo se consacre principalement à ses propres formations et continue de bâtir une solide discographie rythmée par des rencontres prestigieuses avec Kenny Drew (Swingin' Friends, Storyville, 1980), Clark Terry (Tribute to Frog, Storyville, 1980), Harry Edison (Jesper Thilo Quintet Featuring Harry Edison, Storyville, 1986), Al Grey (Al Grey & Jesper Thilo Quintet, Storyville, 1986), Sir Roland Hanna (This Time It's Real, Storyville, 1987), Hank Jones (Jesper Thilo Quintet Feat. Hank Jones, Storyville, 1991), Tommy Flanagan (Flanagan's Shenanigans, Storyville, 1993), Johnny Griffin (Johnny Griffin and the Great Danes, Stunt, 1996), Alvin Queen (This Is Uncle Al, Music Mecca, 2001), Ken Peplowski (Happy Together, Nagel Heyer, 2002) ou encore Scott Hamilton (Scott Hamilton Meets Jesper Thilo, Stunt, 2011).
Sur ces deux albums, Jesper Thilo se produit avec son quartet habituel, doté d'une bonne rythmique. Le pianiste Søren Kristiansen (1962) s’inscrit dans la tradition d'Oscar Peterson et vient d’ailleurs de sortir un album intitulé The Touch: Plays the Music of OP & NHØP (Storyville). Outre Jesper Thilo, il accompagne depuis de longues années une autre grande personnalité de la scène danoise, Jørgen Svare (cl, 1935) et a également eu l’occasion de jouer avec des légendes telles qu’Harry Sweets Edison, Al Grey, Clark Terry, James Moody et Art Farmer. Le bassiste suédois Daniel Franck (43 ans), installé au Danemark depuis 1997, a à son actif une consistante discographie en sideman et a cumulé les collaborations de dimension internationale: Joey Calderazzo, Kenny Werner, Kirk Lightsey, Jonathan Blake, Benny Golson, Scott Hamilton, Kurt Elling, Tootie Heath, Eric Alexander… Son frère, Tomas, est saxophoniste ténor. Enfin, le batteur Frands Rifbjerg (1964) a étudié au Kongelige Danske Music Conservatory avec Thad Jones et poursuivi sa formation à New York. Il a notamment accompagné Clark Terry, Horace Parlan et Phil Woods. Au vu du parcours des protagonistes, les conditions étaient largement remplies pour donner deux très bons enregistrements, d'autant que le répertoire joué, pour l’essentiel des standards, est irréprochable.
Swing Is the Thing a été enregistré en 2019 au studio The Village Recording de Copenhague. Il débute sur une superbe version de «Just Friends», introduit par les roulements de batterie du subtil Frands Rifbjerg qui maintient la pulsation swing de bout en bout de l'album. Jesper Thilo expose le thème avec une magnifique fluidité. Le langage parlé ici est indéniablement celui du jazz de culture, tel que les grands musiciens européens sont capables de le porter, avec engagement, swing et vitalité. Outre le dialogue particulièrement dynamique entre le ténor et la batterie sur ce premier titre, on peut également apprécier le jeu très aéré de Søren Kristiansen qui donne lieu à de belles interventions, notamment sur «I'll Never Be the Same» qui compte un chorus mettant en valeur la sonorité charnue et tout en reliefs de Daniel Franck. Le reste du disque est du même tonneau, y compris lorsque le quartet donne à entendre une version jazzée d'un classique de la chanson danoise, «Det Var En Lørdag Aften (It Happened One Saturday Night)» qu’on pourrait attribuer sans peine à Cole Porter! Le titre «Nature Boy», propose une émouvante interprétation livrée par Jesper Thilo à la clarinette, avec sa fille, Rebecca Thilo Farholt, invitée sur ce morceau.
80: Live at JazzCup
est le souvenir discographique des concerts donnés pour les 80 ans de Jesper Thilo au club JazzCup. On y retrouve les mêmes qualités que sur le disque précédent, avec un Jesper Thilo d'une remarquable intensité dans l'expression, soutenu avec énergie par sa section rythmique, tout aussi convaincante dans ses prises de parole en solo. Ici la chaleur du live ajoute encore au plaisir de la musique, servie avec maestria, d’un suave «Body and Soul» jusqu’au blues fiévreux de «Blue 'n' Boogie» et «Montmartre Blues» qui clôt l’album. On y trouve aussi une autre version de «Just Friends» avec un supplément d'âme dû à la scène. 
Jesper Thilo est l’un des grands du jazz en Europe et nous rappelle l'enracinement de la scène jazz en Scandinavie. Il ne faut pas se priver d’en découvrir la richesse.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRandy Napoleon
Rust Belt Roots

S.O.S.*, When They Go°, Grant's Tune*, The Man Who Sells Flowers°, Beaux Arts*, Jean De Fleur°, Sunday Mornin'°, Doujie°, The Tender Gender°, The Presence of Fire°, Listen to the Dawn*, Lyresto°, Wes Like°, The Man Who Sells Flowers
Randy Napoleon (g), Xavier Davis*, Rick Roe° (p), Rodney Whitaker*, Paul Keller° (b), Quincy Davis*, Sean Dobbin° (dm)
Enregistré les 28 mai et 3 juillet 2018, Ann Arbor, MI
Durée: 1h 15’ 32’’
OA2 Records 22193 (www.originarts.com)


Nous avons découvert Randy Napoleon à l’occasion de l’hommage que Jazz Hota rendu à Freddy Cole lors de sa disparition en juin 2020.
Né en 1978 à Brooklyn, NYC, Randy a grandi à Ann Arbor, MI (à proximité de Detroit), et fait ses premiers pas sur scène au sein du Ann Arbor Pioneer High School dirigé par Louis Smith. D’autres musiciens de la région ont également contribué à le former et à lui permettre de forger son identité musicale. En 1999, Randy Napoleon s’établit à New York et commence à tourner avec Benny Green (2000-2001), le Clayton-Hamilton Orchestra (2003-2004) et Michael Bublé (2004-2007). Dans la foulée, il démarre sa collaboration avec Freddy Cole auquel il restera fidèle jusqu’à son décès. Depuis 2013, il est revenu vivre dans le Michigan pour enseigner à l’université. Rust Belt Roots (allusion à la «ceinture de rouille»: les Etats industriels des Grands Lacs en déclin) est son septième album sous son nom. Il y rend hommage à trois guitaristes majeurs, tous originaires du Midwest: Wes Montgormery (Indianapolis, IN), Grant Green (St Louis, MO) et Kenny Burrell (Detroit, MI). Le répertoire choisi est majoritairement puisé parmi leurs compositions (avec un titre de Buddy Montgomery (p,vib), le plus jeune frère de Wes), le reste provenant de bons originaux signés du leader.
L’enregistrement de l’album s’est fait en deux temps, avec deux rythmiques distinctes mais tenues par des musiciens venant tous du Michigan. On connaît Xavier Davis en particulier pour sa participation au big band de Chris McBride et au Black Art Jazz Collective. Son frère batteur, Quincy, a accompagné notamment Tom Harrell, Benny Green et Hank Jones. Tandis que Rodney Whitaker était dans les groupes de Marcus Belgrave, Terence Blanchard et Roy Hargrove. On retrouve ce premier ensemble sur le morceau d’ouverture, le très dynamique «S.O.S.» (Wes Montgomery) que le guitariste introduit avec une vélocité et des accents dans l'esprit du grand Wes. Le groove de la section rythmique se manifeste également sur «Beaux Arts» (Buddy Montgomery) avec un Randy Napoleon tout en subtilité et élégance comme sur «Listen to the Dawn» (Kenny Burrell).
La seconde équipe est constituée de deux figures de la scène jazz du Michigan, parmi celles qui ont accompagné les débuts du jeune Randy Napoleon: le pianiste Rick Roe enseigne depuis plus de trente ans à l'université et en cours privés, tandis que Paul Keller, parmi d’autres activités, dirige son propre big band tous les lundis à Ann Arbor depuis 1989. Tous deux ont environ la soixantaine, et ils ont eu l’occasion de jouer avec des musiciens de dimension internationale, à l’instar du batteur Sean Dobbins (1975), qui se produit régulièrement avec ses Modern Jazz Messengers et son Organ Quartet. Tout aussi swinguant, ce second quartet met en valeur plusieurs beaux thèmes: le pétillant «Doujie» (Wes Montgomery), l’intimiste «The Tender Gender» (Kenny Burell) ou le réjouissant «Sunday Mornin'» (Grant Green) avec un bon solo blues de Paul Keller. Randy Napoleon y déploie un jeu imprégné de la tradition de la belle guitare de jazz, alliant une virtuosité certaine à l'indispensable couleur blues qui confirme le sous-titre du disque: «Plays Wes Montgomery, Grant Green & Kenny Burrell». On prend également plaisir à écouter les titres de son cru, comme la jolie ballade «The Man Who Sells Flowers», en solo à la fin du disque. Entre énergie bop, swing et soulfullness, Randy Napoleon porte avec ses complices un jazz in the tradition d'une belle facture.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEddie Harris
Live at Fabrik Hamburg 1988

Blue Bossa, La Carnaval, Freedom Jazz Dance, Ice Cream, Ambidextrous, Vexatious Progressions, Eddie Who?, Get on Down
Eddie Harris (tp, ts, p, voc), Darryl Thompson (g), Ray Peterson (b),
Norman Fearrington (dm)
Enregistré le 24 janvier 1988, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 25” + 49’ 34”
Jazzline Classics/Fabrik/NDRkultur 77106 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)


Les lieux du jazz en Allemagne de l’Ouest ont accueilli le meilleur du jazz dans le courant des années 1970-80, et nous avons déjà chroniqué certaines des productions –des nouveautés rafraîchissantes malgré leur âge– de cette mémoire qui par bonheur a été enregistrée. Il faut croire que la ville de Hambourg, un port, était propice au jazz, puisqu’en dehors de la Fabrik, le club qui accueille cet enregistrement, il y avait une autre place forte du jazz, Onkel Pö dont nous vous avons entretenus largement à propos de belles rééditions pour James Booker, Louis Hayes et Junior Cook, Louisiana Red, Woody Shaw, le Timeless All Stars avec Harold Land, Cedar Walton, Curtis Fuller, Bobby Hutcherson, Buster Williams, Billy Higgins… (cf. notre index disques). Ces tournées européennes permettant de découvrir la génération du jazz qui avait été sacrifiée sur l’autel de la consommation de masse à la fin des années 1960, ont également porté ces groupes d’un jazz de culture, fier et puissant de sa mémoire, en France, en Italie, en Belgique et Hollande.
Si ces artistes ont pu enregistrer des disques pour le label du tourneur Wim Wigt, Timeless Records et de quelques autres indépendants, les musiciens ont aujourd’hui disparu pour la plupart, et la mémoire de leurs prestations en live sont plus souvent conservées dans les souvenirs des amateurs survivants et dans les revues de jazz qui ont rendu compte de ces concerts que sur la «cire» des enregistrements. Le son a souvent disparu, et lorsqu’on a la chance, grâce à cette vague de rééditions allemandes, de pouvoir retrouver des enregistrements en live de cette époque, on se rend compte de cette incroyable vie du jazz de ces temps, de l’incroyable niveau artistique, de l’impensable (aujourd’hui) adhésion du public, où des amateurs devenus très professionnels se sont remontés les manches pour transmettre au public leur passion, ce qu’ils avaient reçu de leurs aînés, et ont donné un second souffle au jazz qui avait failli disparaître sous le rouleau compresseur des loisirs de masse après 1965.
Des festivals et des clubs européens, se partageant l’année (de l’automne au printemps pour les clubs, l’été pour les festivals), ont vraiment fait renaître le jazz de ses cendres du début des années 1970 à la fin des années 1990, avant que la musique en ligne et la nouvelle économie de bourrage de crâne par écran n’assassine au
XXIe siècle, le siècle du chaos, la production discographique indépendante de jazz et que la consommation de masse alliée à la politique de subventions ne vident le jazz des places qui portent son étiquette au profit d’une «offre» commerciale, ludique, complaisante et d’animation des foules. L’opération «covid pour tous», à caractère nazie, a fini le travail de négation d’une culture qui avait traversé un siècle de tempêtes grâce à son indépendance, par la force de conviction de ses artistes née d’une histoire d’esclavage sublimée, et par celle de ses amateurs qui ont essayé de la faire survivre.
Ce double disque d’un Eddie Harris, parfaite synthèse de la musique afro-américaine qui a illuminé la planète, populaire et aimée des publics, témoigne de ce temps, où l’art était encore un peu indépendant, et pouvait réunir joyeusement mais sans complaisance des amateurs du monde entier, en Europe et ailleurs. Il y a chez lui le magnifique son de saxophone, le jazz, le swing, les racines, le blues, le rhythm and blues, le funk, le caractère hot de l’expression, de la danse, et le plaisir de partager, toujours depuis ses enregistrements avec Les McCann à Montreux de la fin des années 1960 qui l’ont rendu si populaire, jusqu’à ces tournées à Hambourg, heureusement immortalisées ici ou à Berlin au Jazz Club Quasimodo, la même année (Timeless 289). Eddie Harris, c’est la grande histoire d’un artiste populaire qui a ses lettres de noblesse sur le mythique label Atlantic aux côtés de Ray Charles et d’autres, qui n’a jamais sacrifié son expression au commerce malgré son succès public, et qui est sans doute aujourd’hui un peu oublié, car il est mort avec le siècle en 1996. L’élite qui détient la mission d’Etat de dire ce qui est mémoire n’aime pas l’expression populaire.
Mais heureusement, le filet laisse parfois s’échapper quelques perles. La Fabrik, qui accueille ce concert, une scierie à l’origine, fut reprise en 1971 pour être convertie en lieu culturel, une utopie de ces temps où la destruction du monde ouvrier, de son esprit, de sa force de résistance, s’est cachée derrière le mirage d’un redéploiement vers la culture. Après un incendie en 1977, le lieu a été repensé en cathédrale culturelle, et s’il a été le lieu d’un bel événement du jazz en 1988 (et certainement d’autres, nous espérons les voir réémerger du néant), on peut s’interroger sur ce qu’il s’y passe de comparable aujourd’hui en 2022: en regardant le programme de cette rentrée 2022 à l’occasion de cette chronique, il ne fait aucun doute que dans trente-cinq ans on n'aura aucune envie parallèle de voir rééditer ce qui s’y tient en 2022.
Cela dit, ne boudons pas cette pêche miraculeuse, avec un Eddie Harris toujours aussi généreux, du classique «Blue Bossa» avec une belle introduction a capella et une citation de John Coltrane, de la joyeuse et iconoclaste «Freedom Jazz Dance», qui évoque Roland Kirk (Eddie Harris joue d’un nombre incalculable d’instruments, parfois ensemble, chante, et quelle voix!), un autre Kirk à l’unisson au clavier et au saxophone, un grand moment de free jazz, toutes portes ouvertes –sans pédanterie: du grand art!–, à l’incantatoire «Eddie Who?», un échange avec le public comme à l’église, une église baptiste bien entendu.
Eddie Harris, un grand bluesman («Get on Down» avec un Darryl Thompson qui remet Jimi Hendrix au centre du village du blues où est sa place), vous entraîne dans les sphères les plus élevées d’un siècle de jazz sans vous écraser de son savoir et de son talent pourtant immense!
Eddie Who?
Si vous voulez la réponse, il suffit d’écouter ces deux heures de vie incandescentes...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFrédéric Viale
Toots simplement

Bluesette, Scotch in the Rocks, Only Trust Your Heart, The Dragon, Waltz for Sonny*, Cool and Easy*, For My Lady, Toots simplement*, What a Wonderful World, Fundamental Frequency, Skylark, Bluesette (alt. take), Hard to Say Goodbye
Frédéric Viale (melowtone), Andrea Pozza (p), Aldo Zunino (b), Adam Pache (dm) + Emanuele Cisi (ts)*
Enregistré en avril 2021, Turin (Italie)
Durée: 1h 05’ 48’’
Diapason 008 (https://fredericviale.com)


Nous connaissions déjà (un peu) Frédéric Viale, 45 ans, repéré dans de précédentes chroniques (Jazz Hot n°635 et n°684) comme héritier d’une tradition d’accordéonistes imprégnés par le jazz, de Tony Murena, qui enregistra avec Django Reinhardt, au versatile Richard Galliano dont le père, Lucien, fut son professeur (Richard Galliano et Frédéric Viale sont natifs de Cannes). Frédéric Viale nous revient avec un bel hommage au grand Toots Thielemans, dont nous continuons de célébrer le centenaire en cette année 2022. L’originalité de ce tribute est, qu’à cette occasion, l’accordéoniste a troqué son «piano à bretelles» contre un «melowtone», un nouvel instrument au nom ellingtonien conçu en 2020 par Philippe-Anatole Tchumak, alias Anatole Tee, qui le définit comme un «harmonica à clavier expressif» dans les notes du livret. Facteur de pianos et d’accordéons, inconditionnel de Toots Thielemans, Anatole Tee a ainsi donné, au bout de dix années de recherche, naissance à cet hybride entre l’accordéon (pour les touches), le mélodica (pour l’embouchure) et l’harmonica (pour le son). Et il a suffi d’une rencontre entre l’inventeur (de l'Hérault) et le musicien autour de leurs passions communes pour l’accordéon et Toots Thielemans, pour que Frédéric Viale offre au melowtone son baptême de l’air (jazz) avec ce Toots simplement.
Pour ce qui est du disque lui-même, le répertoire choisi est irréprochable: essentiellement des morceaux du Baron, dont l’incontournable «Bluesette», proposé avec deux prises différentes, et quelques-unes des compositions qu’il avait l’habitude de jouer: «Only Trust Your Heart» de Benny Carter, «What a Wonderful World» de Bob Thiele et George David Weiss et «Skylark» d’Hoagy Carmichael. A cela s’ajoute un original fort à propos signé Frédéric Viale, lequel a donné son titre à l’album: «Toots simplement». Aux côtés du leader, on retrouve des fidèles: le Génois Aldo Zunino et l’Australien, romain d’adoption, Adam Pache, ainsi que le Turinois Emanuele Cisi, présent sur trois titres. Tous sont de solides solistes, ayant chacun croisé la route des plus grands, notamment, et c’est un de leurs points communs, celle de Clark Terry. Ce groupe très italien est complété par un autre Génois –d’ailleurs partenaire régulier d’Aldo Zunino– l’excellent Andrea Pozza. La proximité azuréenne de Frédéric Viale explique sans doute cette longue complicité qui se vérifie pour évoquer le Belge le plus remarquable de l’histoire du jazz. Une évocation pleine d’allant, légère et pétillante comme un Prosecco, à contretemps de la pesanteur de l’époque, notamment sur le magnifique thème de Toots, «For My Lady», porté par le swing de la rythmique et le lyrisme d’Andrea Pozza, à l’appui desquels Frédéric Viale déroule une expressivité d’une saisissante profondeur. Effet intéressant du melowtone sur les morceaux lents ou médium comme celui-ci, le phrasé de Frédéric Viale se rapproche de celui de Toots, tandis que sur les morceaux plus rapides, comme «Scotch in the Rocks» la volubilité du jeu d’accordéon ressurgit. Là aussi, le trio Pozza-Zunino-Pache imprime un réjouissant dynamisme. On apprécie également les interventions d’Emanuele Cisi, ténor racé, tout en rondeur et suavité sur «Cool and Easy».
Un disque qui fait du bien et démontre toute la vitalité et la pérennité de la musique du grand Toots, baignée de la chaleur populaire de Django, infusée par le musette de l’immigration italienne en Belgique et en France et célébrée par le jazz d'outre-Atlantique.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueIan Hendrickson-Smith
The Lowdown

The Lowdown, Savin’ Up, 10:30, Nancy (With the Laughing Face), I Should Care, Don’t Explain

Ian Hendrickson-Smith (as), Cory Weeds (ts), Rick Germanson (p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)

Enregistré le 3 novembre 2019, Englewood Cliffs, NJ

Durée: 42’ 23’’

Cellar Live 110319 (www.cellarlive.com)

 

The Lowdown est le neuvième album du saxophoniste Ian Hendrickson-Smith dont nous avions déjà chroniqué les excellents Live at Smalls de 2008 et de 2014 (un troisième volume a également fait l’objet d’une captation en 2017). Il s’agit cette fois d’un disque réalisé en studio et pas n’importe lequel puisque l’enregistrement a eu lieu dans le mythique Van Gelder Studio. Ce disque marque vingt ans d’amitié entre l’alto, new-yorkais d’adoption depuis trente ans, Ian Hendrickson-Smith, et le ténor canadien Cory Weeds, pour un duo de sax qui met en avant deux belles sonorités sur cet instrument. Cory Weeds a eu par le passé l’occasion d’inviter son camarade dans son club de Vancouver, The Cellar (2000-2014) et l’accueille depuis plusieurs années sur son label Cellar Live dont nous soulignons, au fil des chroniques, la qualité des productions. Au piano, on retrouve un de ces (encore) jeunes passeurs de la tradition jazzique, Rick Germanson, né comme ses deux partenaires au début des années 1970, et dont les états de service parlent d’eux-mêmes: des collaborations suivies avec Louis Hayes, Pat Martino, Russell Malone et une cinquantaine d’albums en sideman avec Wayne Escoffery, Jeremy Pelt, Charles Davis ou encore Neal Smith. Le quintet est complété par deux «aînés» (de la décennie précédente), deux piliers des sections rythmiques, John Webber et Joe Farnsworth, longtemps associés à Harold Mabern, Eric Alexander et George Coleman, parmi d’autres jazz masters.

Ce line-up des plus solides nous propose un opus dense qui s’ouvre sur trois bonnes compositions du leader à commencer par «The Lowdown», inspirée par la disparition tragique du batteur Lawrence Leathers, dit «Lo», assassiné en juin 2019  auquel l’ensemble du disque est dédié («lowdown» signifie «vérité» et «low-down» criminel). Cette complainte, pleine de swing et d’énergie, est en quelque sorte une transposition dans l'esprit bop, des second lines funéraires de New Orleans dont Ian Hendrickson-Smith est originaire. «Savin’ Up» donne l’occasion, après l’exposé du thème par le leader et un premier solo, d’apprécier la finesse de la section rythmique avec une savoureuse intervention du pianiste au jeu percussif, de même que sur le très dynamique «10:30», introduit par Joe Farnsworth, auteur d'un bon chorus. Le batteur insuffle de la nervosité au duo de saxophonistes. «Nancy (With the Laughing Face)» est joué dans un tempo plus rapide qu’à l’accoutumée maintient le dynamisme rythmique de l’album. Pour «I Should Care», Ian Hendrickson-Smith a emprunté les arrangements à David Hazeltine. Le disque se clôt en douceur avec un superbe «Don’t Explain», en écho à la mélancolie exprimée dans le morceau d’ouverture. Ian Hendrickson-Smith et Cory Weeds y sont remarquables.

Encore un album réussi en mémoire du regretté Lawrence Leathers, dont la mort prématurée a profondément marqué la communauté des musiciens new-yorkais (voir également l'hommage rendu par Orrin Evans sur un disque aussi enregistré à l'automne 2019).
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWillie Jones III
Fallen Heroes

Something for Ndugu, Fallen Hero, CTA, Trust, Truthful Blues, Annika's Lullaby, To Wisdom the Prize, I've Just Seen Her, Jackin' for Change
Willie Jones III (dm), Justin Robinson (as) 3,4,5,7, 9, Sherman Irby (as) 2,3, 6, Steve Davis (tb), George Cables (p) 2,3,5,6,7, Isaiah J. Thompson (p) 4,8,9, Gerald Cannon (b), Renee Neufville (voc) 4
Enregistré les 21 janvier et 29 août 2020, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 49’ 37”
WJ3 1027 (www.wj3records.com)


L’excellent batteur Willie Jones III (Jazz Hot n°669 et n°624), producteur pour le label qu’il a créé WJ3 sur lequel paraissent de belles découvertes, comme récemment Isaiah J. Thompson qui est présent sur quelques titres ici, propose avec Fallen Heroesce qui pourrait être son huitième enregistrement en leader. Comme les batteurs en général, il a déjà une solide et longue carrière de sideman, et il a ainsi côtoyé depuis le début des années 1990 le meilleur du jazz, des légendes disparues comme Hank Jones, Horace Silver, Phil Woods, Cedar Walton ou des artistes contemporains de haut niveau comme Eric Reed, Cyrus Chestnut, Steve Turre. Il nous propose ici un disque d’hommages à certains des disparus de la période récente avec qui il a joué ou qui ont contribué à son art. Le premier titre, un solo de batterie, est ainsi dédié à Leon Ndugu Chancler (1952-2018), batteur qui a eu une brillante carrière dans le jazz et pas seulement, qui a enregistré avec Miles Davis, Herbie Hancock, George Benson, John Lee Hooker, mais aussi avec les stars de la variété internationale comme Lionel Richie et Michael Jackson.
Les autres dédicataires de cet enregistrement sont les regrettés Roy Hargrove, Larry Willis, Jimmy Heath, Jeff Clayton, autant d’artistes de haut niveau qu’il a côtoyés, accompagnés, et qui ont enrichi son univers.
Au niveau du répertoire, il y a quatre originaux de Willie Jones III, trois compositions de Larry Willis, une de Roy Hargrove, le célèbre «CTA» de Jimmy Heath, plus une composition de Jeremy Pelt, présent sur cet enregistrement, et un standard de Charles Strauss.
Pour ce disque émouvant mais aussi très dynamique, il a fait appel à de bons accompagnateurs, que ce soit la section rythmique avec l’indispensable George Cables ou en alternance l’incroyable Isaiah J. Thompson au  piano, et Gerald Cannon à la basse, avec les cuivres de Jeremy Pelt (Louis Hayes, Gerald Wilson, Wayne Shorter, Al Foster, Vincent Herring…), Justin Robinson, Sherman Irby (Marcus Roberts, Betty Carter, Roy Hargrove, Elvin Jones, McCoy Tyner, Wynton Marsalis), Steve Davis (Jazz Hot n°604). Renee Neufville, au chant sur un thème, vient compléter cette excellente formation.
Maureen Sickler est, comme souvent pour ce label, responsable de l’enregistrement et du mixage dans le cadre du célèbre studio du regretté Rudy Van Gelder. On est donc dans l’excellence à tous les niveaux pour cet artiste, l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération. La finesse de son jeu («Trust»), sa musicalité, son drive, son énergie et sa capacité à construire des chorus sans remplissage ou démonstration, comme cette introduction pour Ndugu, en font l’un des batteurs essentiels de l’avenir du jazz.
Dans un répertoire où originaux et reprises se partagent, le blues reste omniprésent dans l’expression, dans la forme ou l’esprit. Jeremy Pelt et Steve Davis viennent renforcer cet attachement au jazz de culture; et que dire des deux pianistes d’exception l’ancien, George Cables, toujours aussi magnifique («Truthful Blues») et le jeune Isaiah J. Thompson, toujours aussi étonnant de maturité sur tempo lent («I've Just Seen Her») avec Jeremy Pelt, ou rapide («Jackin' for Changes») en digne descendant de McCoy Tyner aux côtés des dynamiques Sherman Irby et Jeremy Pelt qui échangent de bons chorus, avec le drive de Mr. Willie Jones III et l’excellent Gerald Cannon.Cet opus, comme la plupart de ce que nous recevons, est daté d’avant ou du début du covid, et cela s’entend. On souhaite, pour le jazz, que Willie Jones III continue dans cet esprit, comme artiste et producteur. Il est déjà l’un de ceux qui lui permettront peut-être de retrouver ses vertus créatives, en restant ancré sur ses racines et ses valeurs humaines, car dans ce rôle d’artiste-producteur, il peut fédérer les nouveaux talents avec sa sûreté de discernement et le doigté de son accompagnement, le jeune pianiste ici en témoigne.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueOrrin Evans and The Captain Black Big Band
The Intangible Between

Proclaim Liberty, This Little Light of Mine, A Time for Love, That Too, Off Minor, Into Dawn, Tough Love, I’m So Glad I Got to Know You
Orrin Evans (p, voc), Josh Lawrence (tp), Thomas Marriott (tp), Sean Jones (tp, flh), 
David Gibson (tb), Reggie Watkins (tb, kb), Stafford Hunter (tb), Todd Bashore (as, fl), Caleb Wheeler Curtis (as), Immanuel Wilkins (as, ss), Troy Roberts (ts), Stacy Dillard (ts, ss), Joseph Block (kb), Luques Curtis, Eric Revis, Dylan Reis (b), Anwar Marshall, Jason Brown, Mark Whitfield, Jr. (dm), The Village (voc)
Enregistré le 1er octobre 2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 55’’

Smoke Sessions Records 2003 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


L’œuvre du pianiste Orrin Evans s’inscrit dans la grande tradition des pianistes qui cultivent une certaine forme d’originalité dans leur approche libre de l’instrument tout en prolongeant un classicisme post-bop issu d’Andrew Hill, Jaki Byard voire McCoy Tyner. Ancien élève de Kenny Barron, sa vision globale du piano et du jazz en général, tout en privilégiant l’esprit d’ouverture, a servi de passerelle à une nouvelle génération de musiciens. Les lecteurs de Jazz Hot (n°673, 2015) ont découvert le pianiste à travers une belle rencontre où il évoquait sa relation particulière avec les musiciens de Philadelphie et son rôle de leader dans les diverses formules qu’il affectionne du trio au big band. Originaire de la petite ville de Trenton, NJ, comme le saxophoniste Richie Cole, il est devenu à 47 ans, l’un des musiciens les plus intéressants de New York. C’est le quatrième album de son Captain Black Big Band et, là encore, on reste séduit par cette volonté de rapprocher les générations et les idiomes dans un jazz contemporain toujours aussi exigeant, s’éloignant de certaines facilités. Son big band est une famille musicale qu’il nomme «The Village» et qui fonctionne aussi légèrement qu'un quintet, dans une filiation post-bop souvent modale, à la frontière de formes plus libres, où la forte personnalité du pianiste apporte un équilibre. La formation repose sur une base de musiciens qui sont des fidèles de la scène de Philadelphie et parfois au-delà, avec lesquels Orrin Evans a collaboré dans divers contextes, tels les trompettistes Sean Jones et Josh Lawrence, les contrebassistes Luques Curtis et Eric Revis ou les trombonistes David Gibson et Reggie Watkins.
Dans ce nouvel opus, on est souvent plus proche par l'esprit d’un nonet ou tentet, à l’exception d’une audacieuse version d’«Off Minor» en grande formation avec quatre contrebassistes et deux batteurs. Le premier thème, «Proclain Liberty», est plein d’ironie sur la situation politique américaine, d’où les citations de «Star-Spangled Banner»et de «O Christmas Tree». D’emblée, Orrin Evans affirme sa maturité, puisant surtout chez McCoy Tyner cette puissance et ce jeu en accords, doublé d’une sonorité brillante et d’une inventivité rythmique dans le style d'Ahmad Jamal. «This Little Light of Mine», arrangé par le leader, est un savoureux gospel où le ténor coltranien de Troy Roberts (un fidèle aussi du regretté Joey DeFrancesco) est mis en valeur, tout comme le superbe solo de Sean Jones au bugle sur le classique «A Time for Love», mêlant technique et musicalité. La composition originale d’Orrin Evans «That Too», d’une rare complexité rythmique, débute par un chorus incisif de Stafford Hunter (tb), plein d’autorité, puissant et expressif, qui laisse place au duo alto-soprano de Todd Bashore et Immanuel Wilkins. La forme d’«Off Minor»est l’un des grands moments du disque, le Fender Rhodes de Joseph Block donnant des couleurs en contre-chant au piano d’Orrin Evans qui martèle les touches débordant de dissonances et de cascades de notes dans un torrent de liberté.
Orrin Evans rend aussi un bel hommage au regretté Roy Hargrove à travers sa composition «Into Dawn» dont le swing permanent laisse place à l’aventureux «Tough Love» d’Andrew Hill où le leader déclame un poème de son frère évoquant la/(l’im)possibilité d’entrer dans le cercle vertueux de l’amour dans un contexte soumis aux affres de la société contemporaine. L’album se clôt sur un autre tribute dédié au batteur Lawrence Lo Leathers parti également trop tôt: «I’m So Glad I Got to Know You». Un album à retenir dans la discographie de ce pianiste passionnant tant dans son rôle d’arrangeur que de compositeur et soliste de premier plan.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2022

Roberto Magris
Duo & Trio: Featuring Mark Colby

Cool World!, Bellarosa, Some Other Time, Melody For "C”, Papa’s Got a Brand New Rag, Cherokee, Old Folks, Samba Rasta, In the Springtime of My Soul, A Rhyme For Angela, Blues For Herbie "G”

Roberto Magris (p), Mark Colby (ts, ss) 1, 3, 5, 7, 9, 11, Elisa Pruett (b), Brian Steever (dm) 2, 4, 6, 8, 10, Pablo Sanhueza (perc) 4, 8

Enregistré les 2 novembre 2012 (2, 4, 6, 8, 10, ), Lenexa, KS, et le 7 novembre 2019 (1, 3, 5, 7, 9, 11), Chicago, IL

Durée: 1h 05’ 27”

JMood 022 (www.jmoodrecords.com)

 

On connaît bien Roberto Magris pour la densité et la qualité de sa production phonographique depuis plus de trente ans, notamment, dans les années 2000-2010, au sein du label JMood de Kansas City dirigé par Paul Collins. Sa récente interview dans Jazz Hot en 2021 a confirmé la complexité et la sensibilité d’un globe-trotter qui a découvert le jazz avec une curiosité rafraîchissante, de l’Europe centrale avant la disparition du rideau de fer jusqu’aux Etats-Unis, dans la plupart de ses régions.

Son jazz, post coltranien ou post bop selon les moments, est le fruit d’une culture savante, mélangeant la tradition et l’originalité, réunissant les standards, les compositions du jazz et ses originaux, sans ostentation, dans l’esprit jazz le plus intègre, avec une volonté de recherche et une filiation par l’esprit avec McCoy Tyner. Ses inspirations sont les grands artistes du jazz comme ici Elmo Hope, Sonny Clark, Andrew Hill, et la volonté d’enrichir une tradition toujours présente (Noble, Weill, Bernstein). Il a partout, dans un long parcours, fédéré des artistes autour de son œuvre, signe d’une personnalité affirmée, et il a réuni des ensembles de qualité pour ses projets, avec quelques fidèles comme ici les excellent(e)s Elisa Pruett (b), Brian Steever (dm). Il a fait de belles rencontres comme par le passé Idris Muhammad, Al Tootie Heath, Herb Geller, et ici le regretté Mark Colby.

Le saxophoniste, Mark Colby, sous-estimé comme beaucoup dans cette musique, est pourtant né à Brooklyn, au cœur du jazz, le 18 mars 1949 (son père a joué avec Benny Goodman), et il a côtoyé Gerry Mulligan, Ramsey Lewis, Chuck Mangione, Maynard Ferguson, Dr. John, Wilson Pickett, Phil Woods, etc., sans parler de nombreuses collaborations hors jazz dans la grande variété américaine. Mark Colby, disparu le 31 août 2020 à Elmurst, Illinois, des suites d’un cancer, a été aussi un enseignant de renom, dernièrement à Chicago, à la DePaul University, où il s’était installé, puis au Elmhurst College. Son premier enregistrement en leader a été réalisé en 1977 (Serpentine Fire, CBS) et son dernier, autoproduit en 2016 (All or Nothing at All). On se souvient d’un hommage à Stan Getz en 2005 qui donne l’esprit de son jeu, un beau son de ténor dans la tradition, avec ce qu’il faut de poésie pour mettre en valeur le répertoire choisi avec Roberto Magris.

Cet enregistrement de 2019, en duo avec Roberto pour 6 des 11 thèmes de cet album, est son dernier. Il met justement en relief les belles qualités d’improvisation et de son grâce aussi à la complicité d’un pianiste, tout aussi attentif à la beauté de la musique, qui établit un magnifique contrepoint. Le thème en ouverture, «Cool World!», de la plume du leader comme le pourtant classique «Papa’s Got a Brand New Rag», est une merveille, très émouvant, à l’instar des suivants comme «Some Other Time» de Leonard Bernstein, «Old Folks» de Mort Shuman. «In the Springtime of My Soul» est l’occasion d’écouter Mark au soprano, dans une belle atmosphère conçue et mise en ouvre par Roberto Magris.

Pour compléter ce disque qui a sans doute été écourté en raison du covid puis des problèmes de santé de Mark Colby, Roberto Magris et Paul Collins ont eu l’intelligence d’intercaler entre les 6 prises avec Mark Colby, 5 prises en trio ou quartet réalisées en 2012. Le second thème en trio est la belle composition d’Elmo Hope, «Bellarosa», brillamment mise en valeur par un Roberto qui évoque, pour nous, Jaki Byard, avec ses enchaînements de cascades de notes, comme il le fait sur «Papa’s Got a Brand New Rag», sans perdre la moëlle de la musique du compositeur. Elisa Pruett est une pétillante bassiste («A Rhyme for Angela») et apporte comme Brian Steever, sa fidèle contribution à la musique du leader. Il y a encore ce «Cherokee» pris sur tempo medium-lent où le pianiste met en avant l'aspect harmonique alors que l'aspect rythmique et le tempo rapide sont en général privilégiés.

Cette partie du disque tisse une trame cohérente sur le plan de l’esprit qui alterne avec bonheur en regard des thèmes en duo piano-saxophone. Elle nous conduit, par un beau «A Rhyme for Angela» de Kurt Weill, vers le dernier thème en duo avec Mark Colby «Blues for Herbie G», on suppose Herb Geller, autre partenaire de Roberto Magris, disparu en 2013. Une conclusion de haute volée qui place cet enregistrement sous le signe d’une émotion fondée transcendée en musique.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueIgnasi Terraza
Intimate Conversations With Andrea Motis, Scott Hamilton & Antonio Serrano

Pick Yourself Up (SH), Que reste-t-il de nos Amours? (AM), Confirmation (AS), O Meu Amor (AM), An Emotional Dance (AS), Shiny Stockings (AM), You Call It Madness (SH), Cristina (AM), People (SH), Luiza (AM), Bye Bye Blackbird (AS), Temps de Canvis (SH), Alfonsina y el Mar (AS), My Crazy Rhythm (AM)

Ignasi Terraza (p), Scott Hamilton (ts), Andrea Motis (tp, voc, ss, perc), Antonio Serrano (harm)

Enregistré les 27 juillet 2019, 10 janvier 2020 et 23 janvier 2020, Barcelone

Durée: 1h 03’ 15”

Swit Records 33 (www.switrecords.com)

 

Un disque d’Ignasi Terraza, c’est le bonheur assuré! Une joie de vivre et une spontanéité qui lui viennent peut être du fait que sa perception de la réalité n’est pas ordinaire, et qu’il a trouvé dans cette musique, le jazz, ce monde parfait qu’on a du mal à isoler avec notre regard. Croiser Ignasi, sentir sa poignée de main, entendre sa musique, tout concourt à vous mettre dans de bonnes dispositions d’esprit, à mieux comprendre le monde d’émotion qu’il construit avec son œuvre. Il est heureux de jouer, de vivre, et il le fait sentir avec un naturel porté par une imagination débordante, sans maniérisme, et par un abord de la musique particulier. La mélodie et la communication avec l’autre, les autres, sont chez lui un absolu, un don, comme en témoigne une nouvelle fois ce bel opus, parfois joyeux, toujours émouvant, où il dialogue tour à tour avec trois artistes qui possèdent également cette énergie positive et ces qualités de sensibilité.
U
ne personnification du beau son, Scott Hamilton, dans le registre des standards jazz réinventés comme le pétillant «Pick Yourself Up», les langoureux «You Call It Madness», «People», où le ténor allie le son feutré inspiré de Ben Webster, et le phrasé de Lester Young, un héritage aussi de Stan Getz, en fait à la manière de Scott Hamilton car sa synthèse est parfaite et originale, l’un des plus beaux sons du ténor de notre temps, et du jazz plus largement.

L’original et talentueux harmoniciste Antonio Serrano, lyrique parmi les lyriques, est une belle découverte pour nous: original par le son et par une technique hors norme, il n’en est pas moins expressif, mélodique et marie avec sensibilité son discours avec le pianiste pour de magnifiques versions de «Confirmation» de Charlie Parker, d’un standard «Bye Bye Blackbird» joyeux, et de l’émouvant «Alfonsina y el Mar», du pianiste Ariel Ramirez, qui déroule la nostalgie de l’Argentine au même titre que «An Emotional Dance», un original d’Ignasi Terraza, qui évoque la culture d’Europe du Nord de ce bel instrument porteur de tant d’humanité, surtout joué par un artiste comme Antonio Serrano.

Enfin, la chaleureuse Andrea Motis, musicienne jusqu’au bout des ongles, sur plusieurs instruments (tp, ss, perc) dont une voix, elle aussi naturelle, sur tous les registres, que ce soit le rêve brésilien («O Meu Amor», «Luiza»), les traditionnels du jazz revisités ou réinventés, «My Crazy Rhythm», un original d’Ignasi, le beau «Cristina», dédicacé à sa fille, chanté en catalan où Andrea conclut au saxophone, «Shiny Stockings» de Frank Foster ou l’immortel «Que reste-t-il de nos amours?» de Charles Trenet. Sa présence instrumentale à la trompette, aux percussions (pandeiro) est aussi naturelle que sa voix, comme sur l’introduction de «O Meu Amor» (voix-percussions, avant une entrée aérienne d’Ignasi): un vrai plaisir qui confirme une belle personnalité parfaitement en phase avec Ignasi.

Ces artistes cultivent l’amour de la mélodie, le plaisir de jouer avec Ignasi Terraza, un poète dans l’âme, généreux par son sens du partage avec son public, par un souci de perfection et pourtant une ouverture, une volonté de faire plaisir sans système, sans complaisance, sans fausses barrières. Il est partout lui-même, lumineux comme son sourire. On évoque régulièrement Ignasi dans le cadre des chroniques, et nous vous avons déjà décrit un art du piano entre classicisme et modernité, un swing et une écoute de ses compagnons malgré un style qui prend beaucoup de place sur le plan sonore. Il est capable de faire appel à ses réminiscences classiques comme dans ses introductions («Luiza») ou dans sa belle version de «Que reste-t-il de nos amours?», de swinguer comme un fou («My Crazy Rhythm») ou avec émotion et élégance avec Scott Hamilton, Antonio Serrano et Andrea Motis. Ignasi remplit l’espace avec tout son cœur et pourtant sans jamais étouffer ses compagnons auxquels il réserve le meilleur, sa qualité d’écoute, son tact et son enthousiasme, ses embellissements. Du grand art dans ce registre du dialogue musical qui fait référence à l’esprit du jazz même quand le répertoire s’en éloigne.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueVincent Herring
Preaching to the Choir

Dudli's Dilemma, Old Devil Moon, Ojos De Rojo, Hello, Fried Pies, Minor Swing, In a Sentimental Mood, Preaching to the Choir, Granted
Vincent Herring (as), Cyrus Chestnut, Yasuhi Nakamura (b), Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 20-21 novembre 2020, New York, NY
Durée: 1h 05’ 52”
Smoke Sessions Records 2101 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Les publications de ce label, qui adosse ses productions à son activité en club à New York, sont toujours de haute qualité, et à la hauteur d’une programmation essentiellement tournée vers ce que nous appelons dans Jazz Hot «le jazz de culture». Ici, entre deux épisodes du covid, en août et novembre 2020, on retrouve un all stars autour du leader réunissant deux générations, les déjà anciens Vincent Herring (1964) et Cyrus Chestnut (1963), proches de la soixantaine, et les confirmés Yasuhi Nakamura (Tokyo, 1982) et Johnathan Blake (1976), la quarantaine, et qui donc n’en sont plus à leurs débuts. La conséquence logique en est une musique aboutie et sûre d’elle-même, avec des artistes qui confirment leur personnalité en pensant d’abord à la perfection de leur expression, d’autant qu’il s’agit de reprendre le flambeau du jazz après cet épisode surréaliste qui a vu la culture, dont le jazz, totalement disparaître sur ordre et grâce à la manipulation de la peur, une réalité que décrit bien Vincent Herring, avec ses mots, dans le livret.
Le leader ne s’y trompe pas en effet qui inaugure les liner notes de Shaun Brady par cette formule volontariste: «Nous devons avoir espoir pour le futur. (…) Je suis reconnaissant d’être ici, reconnaissant de sortir un nouveau disque et reconnaissant d’avoir la chance de m’exprimer musicalement», et il ajoute dans l’interview réalisée par Ted Panken qui accompagne le bon livret: «En effet, je savais qu’il pouvait s’agir de mon dernier disque. Je ne le disais pas aux autres, mais cette pensée était constamment dans mon esprit».
Il a choisi pour cette renaissance provisoire, qui n’a été dans les faits qu’une bouffée d’oxygène entre deux trous noirs culturels, un message jazz assez direct, une sorte de prière-sermon d’optimisme et d’espoir, et pour cela d’être entouré du splendide Cyrus Chestnut, d’une rythmique de qualité, avec l’exceptionnel Johnathan Blake, une des grandes valeurs de la batterie, qui fut l’élève par le passé de Vincent. Si on ajoute que Vincent Herring, qui faisait déjà la couverture des 65 ans de Jazz Hot pour le n°568, est un sérieux saxophoniste alto, qui évoque quelque peu dans ce preach un spécialiste du moaning, le ténor Booker Ervin (en moins accentué) par sa manière de traîner sur la note, incantation autant que lamentation, on comprend que cette œuvre mérite une écoute attentive. On évoquait le jazz de culture, et on retrouve en effet le swing, le blues, la musique religieuse, l’expressivité, en un mot les caractéristiques natives du jazz réunies dans cette belle heure, avec, malgré les masques qui semblent avoir été de rigueur (les photos sur le livret), une belle énergie («Fried Pies»…), ce qui est en soi une performance: essayez de vous exprimer avec un masque, a fortiori quand il s’agit de faire de l’art… Il faut, plus que de la concentration, une capacité peu ordinaire d’abstraction du réel. Heureusement, le saxophoniste n’est pas masqué.
Pour ce retour momentané à la vie, le répertoire a choisi une forme de sécurité; il est constitué de compositions de Vincent Herring (l’inaugurale, presque joyeuse, dédiée à Joris Dudli, la seconde qui est le morceau-titre de cet album, un preach avec le call-response du leader et de Cyrus Chestnut, et un côté incantatoire dans la voix de Vincent Herring, plutôt volontariste); de Cedar Walton (un classique «Ojos de Rojo» très enlevé où Johnathan Blake fait admirer son drive); de Wes Montgomery (le hot«Fried Pies» très énergétique);de  Duke Ellington (un intense «In a Sentimental Mood»); de Joe Henderson («Granted» sur tempo rapide avec un brillant chorus de Cyrus Chestnut); de Cyrus Chestnut, le pétillant «Minor Swing» sans rapport avec Django.
Trois standards complètent l’enregistrement, dont l’immortel «Old Devil Moon» gravé par Sonny Rollins au Village Vanguard en 1957, où le leader fait parler en 2020 le blues dans un moodplutôt nostalgique, loin de l’effervescence créatrice d’alors. Les deux standards de Lionel Richie et Stevie Wonder respectent l’esprit «variété» des auteurs, tout en jouant sur l’inventivité de ce beau quartet.
Dans cet environnement balisé, autant sur le plan des artistes que du répertoire, le message passe parfaitement, avec quatre artistes conscients brutalement d’une urgence de s’exprimer dans un monde qui ne sera plus jamais «comme avant», même si «avant» était loin d’être parfait: la liberté d’expression a d’autant plus de valeur qu’on en est privée plus ou moins totalement.
La seule interrogation que laisse ce disque, réussi sur le plan artistique, est d’ordre philosophique: l’espoir, ce devoir dont parle Vincent Herring, n’est-il que cet opium des peuples par lequel les religions et les pouvoirs illusionnent les peuples après les avoir apeurés?
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Tommy Vig
Tommy Vig 2022: Jazz Jazz

In Memory of Monk*, In Memory of Dizzy*, In Memory of Fats Waller*+, In Memory of Beethoven I*, In Memory of the Hungarian Folk Song*, Puella*°, Cantiuncula*°, Desiderium*°, Cantio*°, Veni*°+, In Memory of Beethoven II°°, Budapest 1956**

Tommy Vig (vib*, dm*°°, p°, kb*, lead**), David Murray (ts)*, Roger Kellaway (p)+, Roger Lee Vig (dm)+, reste du personnel détaillé dans le livret

Dates et lieux d’enregistrements non précisés

Durée: 59’ 06’’

Nemzeti Kulturalis Alap (tommyvig@t-online.hu)

 

Tommy Vig, «institution jazzistique hongroise à lui tout seul», comme nous le notions dans une précédente chronique, livre ici une sorte de testament musical en proposant une synthèse entre la musique classique européenne et le jazz, ainsi qu'entre le free (ce qu’il appelle la «musique atonale») et la musique de big band. Les cinq premiers morceaux sont des dédicaces. Avec «In Memory of Monk» on retrouve effectivement bien l’esprit du pianiste, notamment dans la longue et dense intervention du leader au vibraphone. Notons d’ailleurs que Tommy Vig joue sur cet album de plusieurs instruments sur la plupart des morceaux, dont un synthétiseur lui permettant d’assurer l’ensemble de la section rythmique (probablement en rerecording). Après le dynamique «In Memory of Dizzy», également bien dans le ton (avec János Hámori à la trompette), «In Memory of Fats Waller», après un démarrage swinguant, dans la lignée des orchestres de Stan Kenton, opère une bifurcation vers le free avec la complicité de Roger Kellaway, de Roger Lee Vig (le fils de Tommy) et de David Murray, invité sur tous les titres, à l’exception du dernier, et qui était déjà présent sur le précédent disque. Pour la première version de «In Memory of Beethoven», le big band reprend, en les déclinant en diverses variations, les premières mesures du thème principal de «L’Hymne à la joie» (qui est aussi l'hymne de l'Union européenne). Une autre façon d’aborder la rencontre entre jazz et classique que les sempiternels essais de jazzification des grands maîtres européens. «In Memory of the Hungarian Folk Song», joliment introduit par un David Murray à fleur de peau, ne perd non plus jamais de vue le jazz, mais étrangement sans référence à la musique tzigane hongroise, qui a pourtant inspiré Franz Liszt et Johannes Brahms, et sans référence à Django Reinhardt, pourtant le seul «Européen» ayant été invité par Duke Ellington aux Etats-Unis. Les cinq morceaux qui suivent, conservent cet équilibre savant entre swing, passages free et motifs classiques, appuyés sur le sens de la mélodie que déploie Tommy Vig dans ses compositions. La deuxième version de «In Memory of Beethoven», incorporant une section de cordes (The Máv Strings), penche d’avantage vers une musique symphonique assez cinématographique (ce qui n’est pas sans rappeler que Tommy Vig travailla plusieurs années pour Hollywood).

Enfin, la dernière pièce, «Budapest 1956», une commande passée à Tommy Vig par l'Etat hongrois, se situe à part du reste de l’album. D’une part, en raison de son format (il s’agit d’une suite de 15’), d’autre part, parce que le big band cède ici la place à un orchestre symphonique (The Máv Orchestra) sous la direction du compositeur. De façon encore plus marquée que sur l’œuvre précédente, le jazz s'efface au profit d'une musique contemporaine au service du récit national hongrois.

rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMelissa Lesnie / Jean-Baptiste Franc
Starlit Hour

Starlit Hour, Let’s Get Lost, Jim, You’re Driving Me Crazy, Don’t Explain°, Inside This Heart of Mine, You Took Advantage of Me, I Cover the Waterfront,  After You’ve Gone*, Sophisticated Lady°, Standing Still, Anitra’s Dance, Trolley Song, September Song, I Found a New Baby*, Sweet Dreams, Stardust

Melissa Lesnie (voc), Jean-Baptiste Franc (p), Victor Pitoiset (g)*, Serena Manganas, Aramis Monroy (vln)°, Valentin Chiapello (viola)°, Sabine Balasse (cello)°

Enregistré du 9 au 11 décembre 2020, Issy-les-Moulineaux (92)

Durée: 52’ 37’’

Autoproduit (melissalesnie.com)

Melissa Lesnie and Jean-Baptiste Franc
The Wonderful Things to Come

Rainy Afternoon in the Latin Quarter°, The Wonderful Things to Come, Let’s Pick Up Were We Left Off*, Remember When, I Will Always Be There for You, Gabrielle*, It’s a Lovely Lovely Thing, A Grand Way to Live, Not so All Alone, The Leaves Are Turning Brown, Do You Want to Go to France?, I’m Getting Over You*, Painter Song
Melissa Lesnie (voc), Jean-Baptiste Franc (p), William Brunard (b), Jonathan Gomis (dm), Jacques Gandard (vln, récitant°), Daniel Garlitsky (vln), Caroline Berry (viola), Mimi Sunnerstam (cello) + Paul Millet (voc)*

Enregistré en 2022, Paris

Durée: 37’ 13’’

Twee-Jazz Records (melissalesnie.com)

 

Originaire de Sidney, où elle a étudié la musicologie au conservatoire, Melissa Lesnie vit à Paris depuis 2013. Nous l’avions découverte en juin 2020, entre deux confinements, à la terrasse de la Péniche Le Marcounet, à l’occasion d’un bœuf avec l’ami Larry Browne (tp, voc). C’est plutôt sur les scènes «off» du jazz qu’on rencontre la chanteuse, entre brasseries chics (Deux Magots) et grands hôtels (Lutetia) mais aussi dans de nouveaux lieux pour le jazz comme Le Serpent à Plumes, place des Vosges. Elle s’y produit généralement en petite formation, accompagnée d’un guitariste, tel Victor Pitoiset, présent sur le premier disque, ou Ziggy Mandacé, sinon d’un pianiste, en particulier Jean-Baptiste Franc –dont nous vous avons parlé récemment– avec lequel elle a enregistré deux albums.

Le premier, Starlit Hour, qui est également le premier disque de Melissa Lesnie, est un parcours à travers les standards et les grandes compositions du jazz, plus deux bons originaux du pianiste (aussi entendus sur son propre album), «Standing Still» et «Sweet Dreams». La plupart des titres sont joués en duo, ce qui donne à l’ensemble une atmosphère d’intimité et de la profondeur aux thèmes joués. Melissa interprète avec sobriété et conviction le répertoire jazz, notamment les titres immortalisés par Billie Holiday («Jim», «Don’t Explain», «Sophisticated Lady»…) qu’elle évoque en partie par sa sensibilité aiguë. Son partenaire, tantôt garnérien, tantôt dans la tradition stride («You’re Driving Me Crazy»), lui offrant un superbe écrin. L’ajout des cordes sur deux titres, «Don’t Explain» et «Sophisticated Lady», s’intègre bien à l’alchimie du duo, tout en rappelant, là encore, l’immense Billie et son fameux album Lady in Satin. La version que donne ici Melissa Lesnie de «Don’t Explain» est en tous les cas fort réussie, émouvante et sincère. De même, la guitare de Victor Pitoiset apporte sur «After You’ve Gone» et «I Found a New Baby» un ingrédient swing supplémentaire qui vient enrichir le dialogue voix/piano.

Le second opus de Melissa Lesnie et Jean-Baptiste Franc, The Wonderful Things to Come, bénéficie des qualités des deux interprètes sur un songbook original signé du pianiste, chanteur, compositeur, chef d’orchestre, producteur (entre autres!) JC Hopkins, excepté «Gabrielle» de Jean-Baptiste Franc. Originaire de Californie, installé à Brooklyn, NY depuis plus de vingt ans, c’est là qu’il a créé le JC Hopkins Biggish Band qui a notamment accueilli Jon Hendricks, Andy Bey, de même que Norah Jones et Madeleine Peyroux. Ses compositions, de bonne facture, s’inscrivent dans la tradition des chansons de Broadway dont les jazzmen ont fait des standards. Les morceaux présentés sont joués pour l’essentiel en quartet (voix et section rythmique), toujours avec le même swing épuré, sinon accompagnés d’un violon grappellien («Let’s Pick Up Were We Left Off») ou d’un ensemble à cordes sur des arrangements de bon goût de Daniel Garlitsky («Not so All Alone», «The Leaves Are Turning Brown»). Trois titres comportent un invité vocal, Paul Millet (inconnu de nous), malheureusement pas à la hauteur des autres participants. L’ensemble est sympathique, entre jolies ballades –«Painter Song»– et chansons plus légères comme «Do You Want to Go to France?».

Reste à prolonger le plaisir par le live, sur des scènes parisiennes, parfois méconnues des amateurs qui ont le mérite de permettre, encore en 2022, à des artistes comme Melissa Lesnie et Jean-Baptiste Franc de faire vivre le jazz en live.

rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRicky Ford
The Wailing Sounds of Ricky Ford

Ricky's Bossa, Fer, The Wonder, That Red Clay, The Essence of You, The Stockholm Stomp, Angel Face, Paris Fringe, I Can't Wait to See You, Paul's Scene, Frustration, Mabulala

Ricky Ford (ts), Mark Soskin (p), Jerome Harris (b), Barry Altschul (dm)

Enregistré le 25 juin 2021, Astoria, NY

Durée: 51’ 30’’

Whaling City Sound 135 (www.whalingcitysound.com)

 

Un nouveau disque de Ricky Ford, c’est toujours un événement. Et celui-ci est non seulement d’une qualité supérieure mais particulièrement émouvant. Car tout dans ce disque nous ramène à l’histoire du leader. Les musiciens qui l’accompagnent sont de vieux copains qui se sont illustrés dans le jazz, dans des voies diverses. Il y a le contrebassiste Jerome Harris, avec qui il a étudié au New England Conservatory, à Boston, le pianiste Mark Soskin et le batteur Barry Altschul, qu’il connaît depuis sa période new-yorkaise dans les années 1980. Chacun d’eux a un lien très fort avec Sonny Rollins. Ricky Ford nous racontait son admiration pour l’aîné dans son interview (Jazz Hot n°668). En préparant cette chronique, Jerome Harris nous disait voir encore son camarade en 1973, âgé de 19 ans, jouer avec Rollins: «Ricky était un jeune phénomène au ténor. A cette époque, beaucoup étaient influencés par Coltrane. Lui était l’un des rares à s’intéresser à la génération d’avant. Sonny et Ricky sur une même scène, c'était comme voir le maître et son disciple.» Un autre compagnon de route, John Betsch, nous confiait également: «On avait l'habitude de le taquiner et de l'appeler affectueusement Ricky Rollins». Ce disque confirme à l'évidence les qualités explosives de son, d'impulsion de Ricky Ford qui ont fait la légende de Sonny Rollins et, si on écoute plus attentivement, cette véhémence de l'expression de Coleman Hawkins qui est la racine de cette tradition de son («The Essence of You», «Angel Face», «Frustration»…).

Ce n’est pas tout: à partir des années 1980, Jerome Harris et Mark Soskin accompagnent aussi le Colosse, notamment dans les tournées européennes d'été. Si l’ombre de Rollins plane sur cette musique dès le premier thème («Ricky’s Bossa») et le caribéen «Paris Fringe», ce disque n’est pas un hommage: c’est plutôt et surtout l’histoire d’une amitié entre ces musiciens, et d’un retour aux sources dans lesquelles Rollins a une place de choix. C'est aussi le cas pour Jerome Harris qui travaille ces dernières années essentiellement avec le clarinettiste David Krakauer, dans son groupe Klezmer Madness, comme pour Barry Altschul, une figure originale du free, qui joue ici la «musique de sa jeunesse», comme il nous le disait. Tous jouent un jazz gorgé de blues ancré dans l’Histoire, ce qui n'empêche pas quelques échappées dans le monde d'un free jazz de culture («The Wonder») qui est l’une des facettes de Ricky Ford qui prolonge souvent, dans d'autres contextes, par sa musique et ses arrangements, l'univers de Charles Mingus.

A l'origine de ce projet, Neal Weiss, le fondateur du label Whaling City Sound, basé à New Bedford, près de Boston, avait proposé à Ricky Ford d’enregistrer un disque autour de Paul Gonsalves et Harry Carney. Le premier, originaire de New Bedford a été remplacé par Ricky Ford dans l’orchestre de Duke Ellington en 1973. Le second a grandi dans le même quartier que Ricky à Boston. Après s’être plongé dans leurs discographies, le ténor a exhumé puis enregistré deux thèmes peu connus illustrés par Harry Carney, «Mabulala» et «Frustration», au sein de l'orchestre du Duke. Rappelons que Paul, Duke et Harry ont disparu tous les trois en 1974. Pour Gonsalves, le choix s’est révélé un peu plus ardu, Ford ayant déjà enregistré des thèmes aussi fameux que «Chelsea Bridge» ou «Happy Reunion» dans ses livraisons précédentes. Pour l’inclure, il a donc composé «Paul’s Scene», et on retrouve dans la sonorité et l'articulation des phrases de Ricky Ford des évocations, plutôt des accents, de Paul Gonsalves comme dans «I Can't Wait to See You» et «Mabulala». Si Ricky a choisi «The Essence of You» de Coleman Hawkins, «Frustration» de Duke Ellington, «Angel Face» d'Hank Jones, «Mabulala» de Kenny Graham, «The Stockholm Stomp» d'Al Goering, le répertoire fait principalement appel à des compositions originales de sa plume, de la bossa à la ballade, en passant par un morceau plus free: douze thèmes en tout, chacun de 3 à 7 minutes. Le leader a préféré plus de thèmes et moins de chorus longs. Il assume, et parle volontiers d’un format se rapprochant du concerto. Cet enregistrement, dans une forme «traditionnelle», permet en particulier d'apprécier la splendide sonorité du ténor, un drive et une puissance qui deviennent rares… On espère retrouver ce magnifique quartet en live sur les scènes du jazz.
Mathieu Perez
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJean-Baptiste Franc
Garner in My Mind

Que reste-t-il de nos amours?, Octave 103, I’m Confessin That I Love You, S’Wonderful, My Silent Love, Gabrielle, Passing Through, Pastel, Michelle/Yesterday, Valse de l’adieu, Sweet Dreams, Chopin Impression, Girl of My Dreams, Where or When, Standing Still, Penthouse Serenade, Anatolie, I Believe/I Thank You Lord*

Jean-Baptiste Franc (p), Yann-Lou Bertrand (b), Mourad Benhammou, Erik Maunoury* (dm)

Enregistré le 17 juin 2021, Antony (92)

Durée: 1h 06’ 00’’

Ahead 840.2 (Socadisc)

 

Petit-fils de René (cl) et fils d’Olivier (ss), Jean-Baptiste Franc est issu d’une lignée de musiciens marquée par la figure tutélaire de Sidney Bechet: le premier l’accompagna, le second joue sur le propre instrument du maître et en compagnie de son fils Daniel Bechet (dm). Une telle imprégnation suscita sans surprise une vocation musicale précoce chez Jean-Baptiste qui commence à pianoter dès ses 3 ans, prend ses premières leçons à 6 ans, puis entre au conservatoire. A 12 ans, il part en tournée avec Gilbert Leroux (wb) et, deux ans plus tard, avec son grand-père. A 17 ans, en 2001, il se produit au Lincoln Center de New York avec Daniel Bechet. En 2002, il enregistre son premier disque en trio avec Gilles Chevaucherie (b) et Duffy Jackson (dm), Jammin’ Rue Pigalle (autoproduit). Il poursuit depuis une carrière dans la sphère du jazz dit «classique», passant, selon les contextes, du stride au swing et jusqu'au gospel. On l’entend régulièrement aux côtés de son père, de Daniel Bechet ou dans diverses formations, accompagnant aussi des chanteuses comme Melody Federer ou Melissa Lesnie. Il n’est pas rare de le voir jouer sur son antique piano portable, ce qui lui permet de se produire dans n’importe quel bistrot ou dans la rue.

C’est dans l’optique du centenaire de sa naissance, le 15 juin 1921, que Jean-Baptiste Franc a décidé de rendre hommage à Erroll Garner en lui empruntant en partie des éléments stylistiques caractéristiques, en particulier l'approche rythmique propre au grand pianiste de Pittsburg, PA, avec la main gauche qui marque les temps en léger décalage avec la main droite pour accentuer la pulsation swing et l'attaque. Un quasi travail de reconstitution que Jean-Baptiste, doté d'un beau toucher, assure avec ses propres outils forgés dans la tradition du piano stride. L'évocation est réussie; on reconnaît la patte Garner dès le premier titre («Que reste-t-il de nos amours?», Charles Trenet), comme sur ses compositions «Octave 103», «Passing Throught», «Pastel» comme sur «S’Wonderful» sur lequel ressurgit le stride cher à Jean-Baptiste. Le corpus garnérien est abordé dans les grandes largeurs, du piano classique revu à la sauce Garner, tel «Chopin Impression» –auquel Jean-Baptiste ajoute une réjouissante «Valse de l’adieu» stride–, aux reprises jazzés de la musique pop commerciale des années 1960 comme «Michelle-Yesterday» (Lennon-McCartney). Jean-Baptiste Franc joint quelques jolies ballades de son cru: «Gabrielle», «Sweet Dreams», qui se prêtent moins aux «garnérismes», ainsi que «Standing Still», plus en phase avec la thématique du disque.
Soulignons la finesse de l’accompagnement assuré par le jeune contrebassiste Yann-Lou Bertrand et le toujours impeccable Mourad Benhammou qui, sur le dernier morceau, laisse les baguettes à Erik Maunoury pour un gospel qui joint deux titres: «I Believe» d’Ervin Drake et «I Thank You Lord» du pianiste et organiste Allan Tate (né en 1945, il accompagna notamment Sister Rosetta Tharpe), ami et mentor de Jean-Baptiste qui le rencontra dans une église de Harlem en 2008 avant de le faire venir en France à partir de 2011. Un thème à part du reste de l’album.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueClovis Nicolas
Freedom Suite Ensuite

The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous*, Freedom Suite Part I, Interlude, Freedom Suite Part II, Interlude, Freedom Suite Part III, Grant S., Nichols and Nicolas, You or Me?, Dark and Stormy, Fine and Dandy*, Speak a Gentle Word, Little Girl Blue

Clovis Nicolas (b), Brandon Lee, Bruce Harris* (tp), Grant Stewart (ts), Kenny Washington (dm)

Enregistré le 23 décembre 2016, Brooklyn, New York, NY

Durée: 55’ 25’’

Sunnyside Records 1495 (https://clovisnicolas.com/Socadisc)

 

Ce superbe album de Clovis Nicolas, enregistré en 2016 et publié en 2018, évoque la tradition post bob d’un jazz intemporel. Le contrebassiste y propose une relecture personnelle et une prolongation originale de la fameuse Freedom Suite de Sonny Rollins, enregistrée en février 1958, dont le titre évoque une époque de luttes, celles pour les Droits civiques, issues d’un besoin vital d’émancipation dans une Amérique ségrégationniste. Divisé en trois parties et relié par deux courts interludes originaux, l’ensemble est un modèle de créativité et de swing. Là où Sonny Rollins explorait la formule du trio avec Oscar Pettiford et Max Roach, dans un tour de force d’équilibriste, Clovis Nicolas y ajoute la trompette de Brandon Lee (et de Bruce Harris sur deux titres) qui joue en contre-chant autour du ténor de Grant Stewart, new-yorkais d’adoption lui aussi mais natif de Toronto.
La présence de Kenny Washington, l’un des batteurs les plus complets et techniques de sa génération, apporte un soutien sans faille au quartet par sa qualité de frappe et un sens du swing tout en nuances, notamment aux balais dans la seconde partie de la Freedom Suite. D’ailleurs, on se souvient de sa participation au trio de Tommy Flanagan sur l’album Jazz Poet qui reste un modèle du genre dans l’exercice des balais rappelant Denzil Best ou Jo Jones au sein du trio de Ray Bryant. Cette formule sans piano permet au contrebassiste-leader d’endosser un rôle à la fois harmonique et mélodique au sein de la rythmique. Une couleur singulière que l’on découvre dans la première partie de la Freedom Suite même si on reste proche de l’original dans l’esprit. La troisième partie débute sur un tempo rapide avec une exposition de thème dans un esprit hard bop laissant la place au jeu puissant et au fort vibrato de Grant Stewart qui délivre de longues phrases sinueuses. 
Clovis Nicolas est un ancien élève diplômé du Conservatoire supérieur de musique de Marseille et l’un des sidemen les plus en vue du milieu des années 1990. Recherché pour son sens du rythme et sa capacité à assurer une assise à n’importe quel soliste, le jeune Clovis Nicolas a arpenté les clubs de la Capitale en se produisant derrière Brad Mehldau, Vincent Herring, Dee Dee Bridgewater, Stefano Di Battista, les Frères Belmondo, etc. Il s’installe à New York, il y a tout juste vingt ans, et se produit dans les clubs prestigieux tels que le Smalls Jazz Club, le Smoke Jazz Club, le Blue Note, Le Dizzy’s Club sans oublier le Lincoln Center, le Kennedy Center ou le Birdland, et il enregistre également auprès de diverses générations de jazzmen tels que Peter Bernstein, James Williams, Harry Allen, Cedar Walton, Jeremy Pelt, Willie Jones III, Carl Allen, Freddie Redd, Frank Wess, Jeb Patton, Branford Marsalis.

En 2009, il rejoint le programme jazz de Juilliard School et en ressort diplômé après avoir étudié avec Ron Carter et Kenny Washington. Une forme de légitimité s’installe pour ce jeune musicien qui ne cesse d’imposer une forte personnalité musicale qu’il explore dans ses projets de leader. Il s'inscrit dans la tradition de l'instrument entre Oscar Pettiford et Ron Carter pour la beauté de sa sonorité boisée, son sens de la mise en place et surtout un goût pour l’aspect mélodique que l’on retrouve sur sa version de «Little Girl Blue».

Sa Freedom Suite Ensuite va au-delà de l’œuvre de Rollins pour explorer quelques standards et compositions comme ce «The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous», un thème où Bruce Harris est tout à fait à l’aise dans son évocation du blues tout en sobriété dans la lignée d’un Thad Jones avec une sonorité brillante. Ce thème qui ouvre le disque illustre parfaitement ce qui pourrait être une forme de définition du jazz avec une superbe walking bass doublée d’un accompagnement riche du batteur toujours à l’écoute, se jouant à la fois des silences et de l’espace avec un souci permanent de swinguer.
Grant Stewart (né en 1971)  est lui aussi une vieille connaissance de Clovis Nicolas, venu s’immerger dans la bouillonnante vie new-yorkaise. Depuis l’âge de 19 ans, il est devenu une figure de la scène jazz de la grande pomme en peaufinant sa formation auprès des générations passées comme Al Grey, Clark Terry, Harold Mabern, Louis Hayes, Jimmy Cobb, Cecil Payne, Curtis Fuller tout en prenant des cours avec Donald Byrd et l’incontournable Barry Harris. Il est le ténor idéal d’une telle séance avec une filiation évidente avec le Rollins des années 1950, développant un puissant vibrato tout en intégrant des éléments du Dexter Gordon de la période Blue Note, notamment sur la deuxième partie de la Freedom Suite sous forme de ballade. Le blues «Grant S.», est une composition de Clovis Nicolas évoquant son ami saxophoniste où ce dernier s’illustre avec brio et musicalité tant sur le plan harmonique que rythmique, avec swing, confirmant la filiation Rollins voire Joe Henderson pour son lyrisme introverti. La composition de Kay Swift, «Fine and Dandy», pris sur un tempo vif nous fait apprécier la volubilité et le brio du jeu de Bruce Harris ainsi que le placement rythmique du leader impeccable sur sa walking bass soutenue par un batteur d’exception. L’un des sommets du disque est un hommage à Herbie Nichols, l’un des pianistes les plus originaux du jazz moderne avec Elmo Hope, Jaki Byard ou Andrew Hill. Sur «Nichols and Nicolas», il y a une forme de classicisme straight ahead, presque monkien.

Avec cet album, tout à fait réussi, Clovis Nicolas confirme les promesses tant sur le plan des compositions que de son jeu, solide et musical, dans une quête de la belle note et de l'originalité. 
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHilary Kole
Sophisticated Lady

Sophisticated Lady°, Old Devil Moon*, The Best Thing for You (Would Be Me)°, Somebody Loves Me°, Make Me Rainbows°, Love Dance°, In a Sentimental Mood°, Let’s Face the Music and Dance*, Round Midnight°, It’s You or No One°, The Sweetest Sounds°

Hilary Kole (voc, arr*), Chris Byars (fl, cl, as, arr°), Tom Beckham (vib), John Hart (g), Adam Birnbaum (p), Paul Gill (b), Aaron Kimmel (dm)

Enregistré en 2020, Montclair, NJ

Durée: 57’ 56’’

Autoproduit (www.hilarykole.com)

 

Jusqu’à la réception de ce disque, enregistré en 2020, nous n’avions pas connaissance de la chanteuse et pianiste Hilary Kole (Hilary Kolodin de son vrai nom), pourtant bien établie sur la scène new-yorkaise. Enfant de la balle, elle est issue d’une famille liée au monde du spectacle: un père chanteur à Broadway, Robert Kole, qui l’initie au jazz et au chant, une mère actrice et mannequin durant son enfance et une grand-mère maternelle, pianiste formée à la Juilliard School, qui fut l’une des premières femmes impresario dans les années 1930. Cet environnement artistique propice l’amène à se tourner très jeune vers la composition: dès ses 12 ans, elle reçoit une bourse annuelle pour participer aux ateliers d’été de la Warden School. Après ses études secondaires, elle intègre la Manhattan School of Music avec en tête l’idée de devenir compositrice de musiques de films. Elle y approfondit sa connaissance du jazz et finit par s’orienter vers le chant. Encore étudiante, elle devient la chanteuse de l’orchestre maison du célèbre restaurant Rainbow Room (1998-99) où elle fait son apprentissage des standards. Elle s’engage ensuite sur la voie de la comédie musicale, participant à la création du spectacle Our Sinatra (qu’elle a coécrit) qui connaîtra des milliers de représentations, y compris au Birdland en 2003. Devenue la compagne de son propriétaire, Gianni Valenti, elle y monte l’année suivante un autre spectacle, Singing Astaire, et multiplie les apparitions sur les grandes scènes du jazz, dont le Lincoln Center, le Carnegie Hall, le Blue Note de Tokyo, les festivals de Montréal et Umbria Jazz. Sous la houlette de Gianni Velenti, elle enregistre entre 2006 et 2010 une série de duos avec Hank Jones, Cedar Walton, Kenny Barron, Benny Green ou encore Michel Legrand, qui feront l’objet d’un album sorti en 2010, You Are There (Justin Time). Une autre de ses grandes rencontres avec Oscar Peterson, en 2007, donnera quatre titres. En 2008, elle grave son premier album, Haunted Heart (Justin Time), produit par John Pizzarelli.

Hilary Kole traverse ensuite, à partir de 2011, une période difficile, marquée par sa séparation avec Gianni Valenti et une longue bataille juridique qui entrave sa carrière et empêche la parution des titres avec Oscar Peterson, toujours inédits. Avec des moyens plus artisanaux, elle sort en 2014 et 2016 deux nouveaux albums toujours de bonne facture, A Self Portrait et The Judy Garland Project (Miranda Music). Sophisticated Lady, un autoproduit, est son sixième opus.

Hilary Kole est dotée de qualités d’expression certaines –diction, swing, timbre chaleureux– et propose ici un album au répertoire balisé: des standards et des grandes compositions du jazz, à commencer par celles de Duke Ellington, avec le morceau-titre, «Sophisticated Lady», et «In a Sentimental Mood» arrangés avec goût et originalité par Chris Byars et avec de bons solos de Paul Gill et John Hart. Sur les ballades, Hilary Kole fait passer l’émotion sans maniérisme. Sa version de «Round Midnight» (Thelonious Monk), introduction a capella puis duo voix-guitare, est originale. Autre réussite, «Old Devil Moon» (Burton Lane) dont elle a écrit les arrangements. Là aussi, l'accompagnement est sobre. Sur les morceaux rapides, Hillary Kole déploie ses talents de scatteuse, comme sur le très énergique «The Best Thing for You» (Irving Berlin), où l'on remarque le vibraphoniste Tom Beckham et Chris Byars au saxophone alto. Le très enlevé «The Sweetest Sounds» (Richard Rodgers) conclut l'album dans l'esprit Swing EraUn bon disque de jazz vocal.

rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCharles Mingus
Mingus: The Lost Album From Ronnie Scott's

CD1: Introduction, Orange Was the Color of Her Dress Then Silk Blues, Noddin' Ya Head Blues
CD2: Mind-Readers' Convention in Milano (aka Number 29), Ko Ko (Theme)
CD3: Fables of Faubus, Pops (aka When the Saints Go Marching in), The Man Who Never Sleeps, Air Mail Special
Charles Mingus (b, comp, lead), Jon Faddis (tp), Charles McPherson (as), Bobby Jones (ts, cl), John Foster (p), Roy Brooks (dm, scie musicale)
Enregistré les 14-15 août 1972, Ronnie Scott’s, Londres
Durée: 51' 39'' + 30' 42'' + 1h 03' 11''
Resonance Records 2063 (www.resonancerecords.org/Bertus France)


La musique de Charles Mingus est indispensable, surtout dans nos époques de propagande normalisatrice en Occident, dans nos sociétés post démocratiques; «post» parce qu’elles ne le sont plus, une réalité aussi nuisible pour l’art que dans la vie quotidienne. Un constat par l'absurde, indispensable pour comprendre que le désordre organisé, une définition réaliste des sociétés réellement démocratiques, diverses, foisonnantes, subversives, contradictoires par principe critique, est nécessaire à la richesse de l’expression, de la création et plus largement de la vie. S’il restait un écologiste ou un scientifique sincères, il expliquerait que la diversité des espèces et des virus favorisent la vie. C’est aussi vrai en art.
C’est vrai en jazz, on le sait depuis New Orleans et Storyville, et Charles Mingus, par la voix de Louis Armstrong ressuscitée par John Foster («Pops») sur un «When the Saints» inattendu, en donne ici une illustration aussi pétillante qu’inédite: littéralement mingusienne. C’est encore perceptible avec le «Fables of Faubus» qui le précède, une protestation contre le Gouverneur «démocrate» (les guillemets s’imposaient déjà) de l’Arkansas, Orval Faubus, qui décida en 1957 d’envoyer la Garde nationale pour empêcher une dizaine d’étudiants afro-américains de fréquenter la High School de Little Rock, droit qu’ils avaient gagné en justice. C’est évident dans le contenu, joyeux ou revendicatif transparent du monde sonore de Charles Mingus. Car le jazz, jusqu’à 2020, n’a jamais eu peur de s’opposer à l’inacceptable, de faire entendre sa voix et sa philosophie, d’être dans la vie, d’être la vie. C’est même un fondement essentiel de son caractère expressif: de Louis Armstrong et Duke Ellington jusqu’à John Coltrane et Archie Shepp, en passant par Dizzy Gillespie et Charlie Parker, Mahalia Jackson, B.B. King, toute la communauté du jazz, dont ses créateurs majeurs, a pris partie dans le débat démocratique, et c’est pour cela qu’on pouvait encore parler de démocratie, la violence de ce temps n'étant qu'une expression, parmi d'autres, de ce débat.
Cela dit en introduction de ce somptueux coffret de trois disques offert par le Charles Mingus Sextet au début des années 1970 et mis à jour –les bandes étaient dans les archives de Charles Mingus que gère sa veuve, Sue Mingus–, produit par notre habituel chercheur d’or qu’est Zev Feldman de Resonance Records, secondé pour cette entreprise par David Weiss qu’on connaît par ailleurs comme brillant trompettiste, arrangeur et compositeur des Cookers. Ils viennent de documenter la musique de Charles Mingus de cet été 1972, qui ne soulève pas moins de nostalgie que l’été 42 et pour des raisons plus profondes.
Comme toujours, les informations du livret, très généreux de 64 pages, sont précises, avec des textes clairs pour resituer le contexte, la participation de Sue Mingus, Mary Scott, la veuve de Ronnie Scott, Christian McBride toujours présent pour l’excellence, avec encore une précieuse interview de Charles Mingus et Charles McPherson sortie des archives d’un bon connaisseur britannique, Brian Priestlay (Mingus: A Critical Biography, 1984). On peut compléter les infos par recoupement: le séjour du 1er au 15 août du sextet au Ronnie Scott’s n’a pas terminé la tournée européenne, mais il s’est placé en son centre: après une apparition au Festival de Newport en jam, délocalisé à New York par George Wein, le 6 juillet 1972, Charles Mingus a tourné en Europe, en festival et en clubs, avec ce groupe les 20 juillet 1972 à Nice (Dizzy Gillespie, p, voc, tp, intègre le groupe sur deux titres), 30 juillet à Pescara. Si l’affiche du Ronnie Scott’s atteste de sa présence à Londres du
1er au 15 août, avec cet enregistrement les 14-15 août, il semble bien que le 12 août, le sextet a profité d’un jour de relâche pour jouer aux Pays-Bas (Loosdrecht). La tournée s’est ensuite prolongée en Allemagne de l’Ouest (Munich) le 17 août, en Suède (Emmaboda Jazz Fest) le 19, en France (Châteauvallon, en quartet, sans Jon Faddis et Bobby Jones), pour se terminer au Danemark (le Jazzhus Montmartre) le 28 août, avec un invité de marque du sextet, Dexter Gordon, un autre représentant hot de la Côte Ouest, contemporain du contrebassiste.
Il est donc possible aux amateurs des pays européens de se souvenir de ce formidable groupe de Charles Mingus avec Jon Faddis, Charles McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks illuminant les scènes d’autres festivals (cf. discographie détaillée dans Jazz Hot n°557, n°558, n°559). Les performances sont partiellement documentées et, c’est le cas à Londres avec ce disque, la scène du Ronnie Scott’s, enregistrement qui était jusque-là inédit pour le grand public.
N’importe quel amateur du grand contrebassiste se souvient de la scie musicale, instrument hors norme dont Roy Brooks étirait les accents du blues, et de ce style jungle réacclimaté par Charles Mingus au sens où il adapte le foisonnement sonore ellingtonien à son univers, parfois par des couleurs hispano-mexicaines, parfois par sa vision free au sens afro-américain des années 1960-70 de l’improvisation collective, donnant à chacun des musiciens comme le faisait Duke Ellington, une totale liberté pour parler avec sa voix dans un collectif d’une construction aussi savante que virtuose: une écriture en live qui ne doit pas s’imaginer sans des siècles de culture, sans des jours et des années de complicité artistique, comme en témoigne la présence en 1972 de Charles McPherson, déjà à ses côtés depuis 1964, et qui fait encore référence en 2019 à la musique de Charles Mingus, dans la forme et l’esprit (cf. Jazz Dance Suite). Charles Mingus, c’est une sonorité d’ensemble, une énergie, une liberté, une poésie et une imagination à nulle autre pareilles, et pourtant c’est du jazz, c’est du blues, formel ou par l’esprit, dont les racines plongent au plus profond de l’histoire collective et de l’inconscient individuel, car il revendique en permanence ces deux dimensions de son être.
Charles Mingus, c’est aussi une violence assumée, celle des vexations subies, celle de la vie à conquérir, celle de la nécessité de lutter pour aimer, partager, s’exprimer, et sa musique en est autant pétrie (de violence) que de ses autres qualités de douceur, de poésie et d’amour: à (re)lire: Beneath the Underdog/Moins qu'un chien, par Charles Mingus.
«Orange Was the Color of Her Dress, Then Silk Blues» est une illustration de ces dimensions paradoxales de son vécu, mais aussi de son grand talent de conteur. Cette composition fut écrite par Charles Mingus pour une réalisation télévisée, A Song of Orange in It, de Robert Herridge à la fin des années 1950. Le cinéaste avait de la suite dans les idées, puisqu’il avait déjà donné en 1957 The Sound of Jazz avec Billie Holiday, Ben Webster, Lester Young entre autres…
Ces 32 minutes sont mises en valeur par les discours croisés de Jon Faddis, Charles McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks, formidablement impulsés par un bassiste omniprésent, relançant sans arrêt ses compagnons, d’une musicalité dont on ne mesure jamais la virtuosité, multipliant les scènes, les climats, les accents du plus aigu au plus grave, du plus pianissimo au plus vivace, de la plus grande douceur à la plus grande violence. C’est une parfaite illustration de cette liberté sans limite de la musique de Charles Mingus au service d’un récit: du Grand Art qui sublime la vie.
«Noddin’ Ya Head Blues» un blues classique (le blues de tête) dans la forme, introduit par un chorus de contrebasse de plus de trois minutes dont Mingus a le secret, puissant et musical, est un régal pour chacune des interventions, la voix et le piano de John Foster, les chorus de Charles McPherson et Jon Faddis, ou le soutien très inventif de Roy Brooks: dans l’esprit et toujours moderne, avec la voix de chacun et l’empreinte de Mingus. Il permet d’entendre Roy Brooks jouer de la scie musicale, et de constater l’effet, inoubliable, produit sur le public.
Le CD2 est entièrement consacré à la version de 30’ de «Mind-Readers' Convention in Milano», une composition foisonnante, des récits qui s’entrecroisent, sur fond d’ensembles structurés, caractéristique de ce talent d’écriture exceptionnel de Mingus conjugué à celui de musiciens totalement impliqués dans cette écriture: un film en cinémascope, avec ces variations de tempos dont il a fait une marque de fabrique, ces échappées free sur fond de tension parfaitement architecturée qui donne l’illusion d’un big band quand il y a six musiciens. Il n’y a jamais l’impression qu’une note est faite au hasard, et le contrebassiste invente, drive les changements de tempos, de mélodies, de climats, suivi par des musiciens qui occupent 30 minutes sur 30 à se confronter, à dialoguer à six, à paraître inventer sur l’instant une œuvre dont les fondements semblent pourtant être écrits avec un soin minutieux tant les ensembles, les unissons sont précis, tant les alliages sonores, à la manière d’un autre Ellington, sont propres à la musique de Charles Mingus. Simplement passionnant!
Il reste à vous parler de «The Man Who Never Sleeps». Commencé sur un dialogue Faddis-Mingus, cette belle composition déjà au répertoire en 1970, est un classique mingusien sur tous les plans: la diversité des atmosphères, de l’intensité, des tempos, alternant le rêve, les émotions… Servi par les arrangements qui semblent démultiplier le nombre de musiciens, par les variations de tempos sans jamais faire disparaître le swing, la respiration, par les chorus émouvants de chacun des musiciens, ce titre est encore un témoignage que la musique de Charles Mingus est l’un des grands univers à sa place dans l’Olympe des pères créateurs du jazz qui ont fait du siècle du jazz une expression sans équivalent dans l’histoire de l’art.
La conclusion en deux minutes up tempo sur «Air Mail Special» mâtinée de «Ko Ko» est l’issue joyeuse de ces plus de deux heures de voyage au paradis de Charles Mingus ramené sur terre par la volonté et le talent de Zev Feldman.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWawau Adler
I Play With You

For Leo, Le Soir, Jazzy Populair, Manoir de mes rêves, For Holzmanno, Cherokee, I Play With You, What Is This Thing Called Love, Martinique, La belle vie, Samois-sur-Seine, Chicago

Wawau Adler (g), Alexandre Cavaliere (vln), Denis Chang (g), Hono Winterstein (g), Joel Locher (b)

Date et lieu d’enregistrement non précisés

Durée: 53’ 10”

Edition Collage/GLM Music 604-2 (www.glm.dewawau-adler.com)

 

Les amateurs de jazz, dont les lecteurs de Jazz Hot, commencent à bien connaître Wawau Adler dont nous vous avions commenté le précédent enregistrement (Happy Birthday Django 110), et si cette découverte vous a intéressés, nul doute que ce bon disque, qui réunit les mêmes musiciens, avec un invité imprévu, Denis Chang, venu du Canada, que Wawau a convié en reconstituant un quintet dans la tradition de la formation de Django Reinhardt, avec trois guitares, un violon et une contrebasse.

Nous avions présenté les membres du quartet de base dans la chronique précédente, nous n’y revenons pas (il suffit de s’y reporter), et on vous précise que Denis Chang n’est pas un inconnu puisque nous avions commenté en 2007 son premier enregistrement, Flèche d’or, pour l’historique label norvégien, Hot Club Records, de Jon Larsen (Supplément Jazz Hot n°644), sur lequel il a aussi enregistré, en 2009, Deeper Than You Think. Ce natif de Montréal, pédagogue réputé, a collaboré avec le regretté Pat Martino et a créé la DC Music School (denischang.com), où il enseigne la tradition de Django et pas seulement. Denis Chang a choisi depuis longtemps de s’exprimer dans la tradition de Django, et pour cela, il a parcouru avec curiosité l’Europe et l’histoire de cette tradition. Sa virtuosité, obligée pour cette culture, nous le dit. On distingue ses interventions à la guitare par sa manière plus sèche par rapport au leader.

Dans I Play With You, Wawau Adler a alterné six de ses compositions avec une de Django («Manoir de mes rêves») et cinq standards, qu’ils aient ou non été repris par Django.

Le quintet attaque par un original de Wawau, «For Leo», peut-être dédié à Leo Slab, le livret ne le précise pas. Wawau Adler nous fait comprendre pourquoi il fait référence au bebop avec ses unissons de guitares et violon bien intégrés à la pompe.

«Le Soir» de Loulou Gasté (1908-1995, orchestre de Ray Ventura) que Line Renaud, sa compagne, interpréta accompagnée par Loulou à la guitare, dans une veine déjà héritée de Django, quand il tressait ses arabesques autour de la voix de Jean Sablon, est une composition très poétique. Introduit par l’excellent Alexandre Cavaliere, Wawau y fait des merveilles, avec cette touche de nostalgie qui nous rappelle ce que la chanson française doit au jazz et à Django. «La Belle vie», l’immortel de Sacha Distel (Jazz Hot n°601), guitariste de jazz et chanteur populaire, neveu de Ray Ventura, précise l’inspiration de Wawau autant que son goût pour cette savante synthèse musicale.

«Jazzy Populair» confirme le talent de Wawau pour des compositions bien intégrées à la tradition tout en illustrant son attachement au bebop; ce qui donne une réelle personnalité à sa manière. Un esprit qu’on retrouve dans les acrobatiques standards «Cherokee» ou «What Is This Thing Called Love», dignes dans leurs échanges virtuoses entre musiciens des interprétations bebop d’outre-Atlantique auxquels ils font référence.

 «For Holzmanno», un bel original, où les unissons guitares-violon lancent des improvisations savoureuses (Alexandre Cavaliere et le leader), a été composé en hommage à Holzmanno Winterstein, un ami, confrère et complice de Wawau (né en 1952), évoqué en 1997 dans le cadre d’un bel article consacré à Siegfried Maeker qui produisit l’indispensable série Musik Deutscher Zigeuner (Jazz Hot n°540) qui réunit cette grande famille musicale d’outre-Rhin où Wawau plonge ses racines.
«I Play With You», un autre original, est une ballade poétique introduite à l’unisson violon-guitare, avant que Wawau en donne sa lecture dans son style qui respire, serein, où Alexandre se fait oiseau; un moment de rêve de cet enregistrement. «Martinique», sur tempo médium, propose un swing joyeux et des improvisations en liberté.

Enfin Django est omniprésent, sans jamais écraser, car Wawau maîtrise l’histoire et son récit: par l’original «Samois-sur-Seine», où percent poésie et nostalgie, et des harmonies proches de l’esprit du dernier Django, dans la veine qu’exploita et développa Babik; mais aussi par un «Chicago» qui renvoie à l’esprit originel de l’entre-deux guerres. Django est enfin présent par l’une de ses compositions, «Manoir de mes rêves» joliment introduite par Alexandre Cavaliere, et développé par Wawau Adler avec maestria, avant qu’Alexandre reprenne la parole et que Wawau apporte un contre-chant in the tradition.

Du bel ouvrage, comme l’ensemble de ce disque plein de fougue et de maîtrise, avec des musiciens à la hauteur du projet que leur a proposé Wawau, Denis Chang comme Hono Winterstein, Joel Locher comme Alexandre Cavaliere. On peut découvrir en live le groupe de Wawau Adler au Festival Django Reinhardt de Samois le 24 juin 2022 à 18h.
I Play With You est un indispensable nécessaire au moral des amateurs dans le contexte morose d’une création jazzique qui a beaucoup de mal à se relever du covid
. Le salut viendra-t-il de la tradition de Django, si rétive, depuis la nuit des temps, à tout confinement?
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian McBride & Inside Straight
Live at the Village Vanguard

Sweet Bread, Fair Hope Theme, Ms. Angelou, The Shade of the Cedar Tree, Gang Gang, Uncle James, Stick & Move

Christian McBride (b, comp), Steve Wilson (as, ss, comp), Warren Wolf (vib, comp), Peter Martin (p), Carl Allen (dm)

Enregistré du 5 au 7 décembre 2014, New York, NY

Durée: 1h 19' 45''

Mack Avenue 1192 (www.mackavenue.com)

 

S’il a joué de nombreuses fois en sideman au Village Vanguard depuis 1990, Christian McBride (né en 1972) a attendu 2006 pour y proposer sa musique en leader et y revenir en 2007, dans des formules acoustiques pour suivre les recommandations de Lorraine Gordon, peu sensible aux expérimentations rhythm & blues du bassiste, comme il le raconte avec humour dans le livret. C’est en 2007 qu’y naît ce groupe qui associe à son quartet (Steve Wilson, Carl Allen et alors Eric Reed) un jeune vibraphoniste, Warren Wolf, dont les compositions, un jeu brillant et la sonorité colorent cet ensemble, avec parfois un clin d’œil à l’esprit third stream («Gang Gang») du Modern Jazz Quartet. Warren Wolf n’est pas le seul compositeur, Chris McBride propose quatre compositions, et Steve Wilson, une. Le répertoire est donc original.

Le groupe fut baptisé «Inside Straight» au Monterey Jazz Festival en 2008, et poursuivit son chemin dès 2009 au Village Vanguard où Christian McBride devint un invité annuel du mois de décembre. Peter Martin remplaça Eric Reed, et c’est en décembre 2014 qu’a été enregistré la matière de ce disque, qui sort en 2021 sur le bon label Mack Avenue qui édite les enregistrements du bassiste depuis 2008. Christian McBride a donné à ce label de très bons enregistrements, avec différentes formations, du big band au trio. On peut citer The Movement Revisited (1082) en 2013, Bringin' It (1115) en 2017, New Jawn (1133) en 2017, For Jimmy, Wes and Oliver (1152) en 2019, et déjà, en trio, un autre Live at the Village Vanguard (1099), enregistré en octobre 2014, soit deux mois avant ce quintet. Le dessin de couverture, style bande dessinée, est dans le même esprit.

La publication ne respecte pas la chronologie, et c’est sans importance car la musique de ces enregistrements vaut vraiment d’être immortalisée. Cela nous donne une idée de l’appétit musical de Christian McBride qui aborde avec tant de brio des projets aussi variés, toujours dans l’esprit de la grande musique afro-américaine, parfois très lourds pour la mise en œuvre comme The Movement Revisited. Ici, c’est en live au Village Vanguard, et on ressent à l’écoute le drive propre à ces enregistrements au contact du public aussi bien que l’aboutissement d’une musique post bop d’une réelle perfection, où les musiciens sont totalement investis.

Cet enregistrement bénéficie de la complicité des deux «anciens» complices du leader, Carl Allen, magnifique batteur qui a fait la couverture de Jazz Hot n°584 et de Steve Wilson, saxophoniste à l’impressionnante discographie (Michel Brecker, Donald Brown, James Williams, Ralph Peterson, Chick Corea, la liste est sans fin), qui était au sommaire du Jazz Hot n°577, tous les deux nés en 1961. Peter Martin (né en 1970) est un brillant pianiste, un fidèle des tournées de Christian McBride, qui a accompagné le gotha du jazz, de Betty Carter à Dianne Reeves, de Johnny Griffin à Wynton Marsalis en passant par Roy Hargrove, Joshua Redman, Terence Blanchard et beaucoup d’autres… Warren Wolf, le benjamin (né en 1979), outre ses talents de compositeur, possède une sonorité brillante personnelle, une attaque et une expression sur son instrument dignes de tous les éloges, bien que son enregistrement personnel sur ce même label (Reincarnation) déprécie ses qualités, et cet ensemble est d’une cohésion, d’une complicité qui font merveille sur tous les tempos.

Quand on connaît les qualités du leader, contrebassiste virtuose, au swing inébranlable, à la puissante sonorité, aux riches arrangements, capable d’entraîner et de dynamiser son groupe, comme un Charles Mingus ou un Art Blakey, on comprend que la musique de ce quintet ait passionné l’assistance dont on perçoit les réactions. On peut partager ce bon moment grâce à cette édition de Mack Avenue, et si le label poursuit, comme d’autres, l’édition des inédits d’avant le covid, nous pourrons ainsi encore rêver d’un monde englouti, celui d’une liberté que le jazz a portée depuis sa naissance.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAlvin Queen Trio
Night Train to Copenhagen

Have You Met Miss Jones?, Bags Groove, I Got It Bad (and That Ain't Good), Farewell Song, Quiet Nights of Quiet Stars (Corcovado), The Days of Wine and Roses, Goodbye JD,

Tranquility in the Woods (I skovens dybe stille ro), D & E, Georgia on My Mind,

Night Train, C Jam Blues, People, Moten Swing, Some Other Time

Alvin Queen (dm), Calle Brickman (p) Tobias Dall (b)

Enregistré les 22-23 mars 2021, Elsinore, Danemark

Durée: 53’ 02”

Stunt Records 21062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)

 

«Alvin Queen a l'un des sons de batterie les plus hot» nous dit le producteur danois de cet excellent disque, le pianiste Niels Lan Doky, qui fut un temps parisien d’adoption. Il présente avec compétence dans le texte du livret ce double hommage à Oscar Peterson (après le précédent O.P.: A Tribute to Oscar Peterson, de 2018, paru sur le même label) et au Danemark, une terre d’accueil du jazz.

Alvin Queen qu’on ne présente plus (il était en couverture de Jazz Hot n° 572), a fait et continue de faire le bonheur du jazz en Europe et dans le monde, et d’un nombre considérable de formations, du trio au big band, depuis plus de 50 ans, et parmi elles avec Oscar Peterson, un sommet parmi d’autres car c’est l’altitude qu’il fréquente.

C’est aussi un hommage au Danemark, car outre les attaches personnelles d’Alvin, Oscar y a aussi compté de prestigieux membres de son trio, des natifs comme Niels-Henning Ørsted Pedersen ou adoptés comme l’autre grand batteur américain, Ed Thigpen. Quand on rajoute que le manager au long cours d’Oscar Peterson, Norman Granz, a épousé en dernière noce Mme Grete Lingby, une Danoise, et qu’il est enterré –ce que nous dit Niels– à Ordrup, une localité du Danemark, on comprend que le Danemark et son entourage scandinave ont été une autre patrie du jazz parmi les plus accueillantes pour les musiciens afro-américains et leur musique. On peut citer parmi une longue liste les grands Ben Webster, Dexter Gordon, Oscar Pettiford, Kenny Drew; on pourrait rappeler les clubs mythiques comme les labels de grande qualité qui ont abondamment enregistré et documenté cette musique à l’égal de ce que la France a produit de mieux.

Alvin Queen, la générosité incarnée, humainement et musicalement, pour qui la belle chanson «Les Cireurs de souliers de Broadway», interprétée par Yves Montand, semble avoir été écrite (paroles, Jacques Prévert-Musique, Henri Crolla), rend ainsi hommage à une magnifique histoire de rencontres respectueuses et artistiques, une de celles qui, sans être en Amérique, a fondamentalement contribué à l’histoire et à la richesse du jazz. Il rend même un double hommage en choisissant ce label, ce producteur avec lequel il a joué et dont il a intégré un titre dans cet opus, et les musiciens du cru, les bons Calle Brickman, suédois de naissance, et Tobias Dall, né au Danemark et qui accompagne régulièrement Niels Lan Doky.

On est donc en terrain connu, avec des acteurs qui partagent des liens récents et anciens, au-delà de leur naissance, et à aucun moment Alvin Queen ne fait sentir qu’il est une légende et le leader en écrasant de sa présence, laissant beaucoup d’espace et de respiration à son trio, à la musique, comme il sait le faire, avec un drive précis et fertile, aussi bien sur les caisses que sur les cymbales, avec de sobres et percutants chorus, pour emmener ses jeunes compagnons, qui accomplissent leur part du chemin vers le langage profondément blues d’Alvin Queen, comme en témoigne ce «Night Train», immortalisé par Oscar, et repris sans complexe par les «jeunes» du trio ou un «C Jam Blues» au punch indéniable.

Le répertoire est d’ailleurs classique, des compositions jazz (Duke Ellington, Oscar Peterson, Milt Jackson, Bennie Moten, John Lewis, Jimmy Forrest), des standards (Rodgers & Hart, Carmichael, Mancini & Mercer, Jobim, Bernstein), un titre de Niels Lan Doky, on l’a vu, et un traditionnel danois, qui ressemble à un hymne, laissé à l’initiative de Calle Brickman.

Alvin Queen a cette faculté –la liste impressionnante de ses collaborations (https://alvinqueen.com) de Joe Newman (à 12 ans en 1962, avec Zoot Sims, Art Davis, Hank Jones et Harold Mabern ensemble) à Charles Tolliver en passant par Horace Silver– d’être parfait dans tous les courants du jazz, en restant lui-même, ce formidable technicien doté d’une expression unique, né du petit cireur de souliers (La fugitive petite lumière/Que l’enfant noir aux dents de neige/A doucement apprivoisée, selon les mots de Prévert) un enfant prodige (il est né dans le Bronx en 1950) qui a ébahi les Max Roach, Art Blakey, Elvin Jones, Charli Persip, Mel Lewis, réunis en 1962 pour la soirée annuelle des batteurs au Birdland, et qui a été assis à la batterie par Elvin Jones au Birdland lors du passage de John Coltrane (1963). Il a continué à cirer encore quelques temps les chaussures, choisissant en particulier celles de Ben Webster, Thelonious Monk, Art Blakey –pour joindre l'utile à la passion– avec sans aucun doute ce même sourire éclatant qui ne le quitte pas…

Un vrai moment de jazz par un trio qui accomplit encore ce miracle de la transmission, ici de plusieurs mémoires et générations qui se croisent, en faisant simplement ce que le jazz a toujours fait: de l’art, de la musique dans un esprit profondément humain, populaire. On imagine la chance et l’émotion que les jeunes, bassiste et pianiste, de cet enregistrement ont ressenties...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMonty Alexander
Love You Madly

CD1: Arthur’s Theme, Love You Madly, Samba de Orfeu, Sweet Lady, Eleuthra, Reggae Later
CD2: Blues for Edith, Fungii Mama, Consider, Montevideo, Body and Soul, Swamp Fire, SKJ

Monty Alexander (p), Paul Berner (b), Duffy Jackson (dm), Robert Thomas Jr. (perc)

Enregistré le 6 août 1982, Fort Lauderdale, FL

Durée: 45’ 42’’ + 46’ 21’’

Resonance Records 2047 (resonancerecords.org/Bertus France)

 

Le bon label patrimonial Resonance Records édite avec le soin qui le caractérise un live inédit de Monty Alexander, capté en 1982 au Bubba’s Jazz Restaurant de Fort Lauderdale, FL, club fondé par Bob Shelly, actif de la fin des années 1970 aux années 1980. Le lieu, décontracté et typique du sud de la Floride, a accueilli les grands noms du jazz, dont Art Blakey, Stan Getz, Sonny Stitt et Ahmad Jamal qui y enregistrèrent. Quant à Monty, un coup d’œil à sa riche discographie (cf. Jazz Hot n°611) suffit à se figurer l’intensité de son activité en ce début des années 1980: pas moins d’une vingtaine de disques entre 1980 et 1982, en leader et en sideman, notamment avec Ray Brown, Herb Ellis et Milt Jackson.
Le riche livret illustré, d'une quarantaine de pages, qui accompagne l’album, propose une interview de chacun des membres du groupe, menée entre juin et août 2020 par Zev Feldman qui a supervisé cette édition avec le savoir-faire qu’on lui connaît. Monty y raconte les circonstances de cette enregistrement: l’ingénieur du son Mark Emerman, rencontré un peu plus tôt, lui propose de venir enregistrer son concert au Bubba’s et lui offre la bande, restée pendant près de quarante ans dans les archives du pianiste. Monty évoque aussi brièvement la vie jazzique de Fort Lauderdale avec ses deux motels, The Apache et The Rancher, où se produisait Ira Sullivan, ainsi que la Hampton House où il se rappelle avoir vu Cannonball Adderley et Junior Mance, de même qu’il y a noué des amitiés avec plusieurs musiciens. Autant d’indices attestant de la vitalité de la scène jazz de Miami et de ses environs (Fort Lauderdale est à moins de 50 km), comme le démontrent d’ailleurs plusieurs enregistrements des années 2010 d’un autre pianiste, l’Italien Roberto Magris, notamment avec Ira Sullivan.

Monty est ici en quartet. A la contrebasse, le jeune Paul Berner a fait ses armes dans l’orchestre de Lionel Hampton. Comme il le raconte à Zev Feldman, c’est Reggie Johnson qui lui a conseillé de se présenter à Monty de sa part. Il joue dans son trio entre 1981 et 1983 mais n’apparaît pas dans la discographie du pianiste en dehors de ce disque. En 1990, après d’autres collaborations prestigieuses, il partira s’installer définitivement aux Pays-Bas. A la batterie, Duffy Jackson a enregistré son premier disque en sideman, Here Comes the Sun, en 1971, avec Monty Alexander, bien que n’étant encore alors que lycéen (cf. Tears). Depuis, ils se sont retrouvés à de nombreuses reprises sur scène et en studio, d’autant que Duffy a des attaches en Floride. Aux percussions, Robert Thomas, Jr., est originaire de Miami. Lui aussi a débuté très jeune auprès de Monty dont l’influence a été déterminante et explique dans le livret avoir également énormément appris aux côtés de Duffy Jackson. On connaît sa participation à Weather Reaport (1980-1986), laquelle ne l’a pas empêché de retrouver ponctuellement Monty. On comprend dès lors l’osmose qui caractérise ce quartet dégageant une énergie et une vitalité exceptionnelles.

Quel que soit le registre, Monty est extraordinaire, déployant une inventivité impressionnante. L’album débute par une superbe ballade, «Arthur’s Theme», à laquelle Monty Alexander donne un relief particulier par son jeu percussif et des accélérations du tempo. La pulsation très vive de Duffy Jackson donne une intensité supplémentaire. Les autres ballades abordées sont autant de trésors de subtilité: «Love You Madly», le classique ellingtonien qui donne son nom à l’album, «Sweet Lady» et «Consider» deux compositions du pianiste, de même qu’un autre incontournable, «Body and Soul» d’une splendeur renversante! Le Monty caribéen n’est jamais bien loin, de «Samba de Orfeu» (encore le soutien d’une grande densité de Duffy Jackson!) à «Fungii Mama», en passant par «Montevideo», où le leader, volubile, cite quelques mesures de «Caravan» puis quelques autres du thème du film Brazil; entre les deux, un solo explosif de Duffy déclenche l’enthousiasme du public. Un autre thème de Monty, «Reggae Later», évoque évidemment la Jamaïque et le courant musical qui lui est associé, tout en restant très ancré dans le swing. On y entend les interventions de Paul Berner, au son chaleureux, et Robert Thomas Jr. imprimant aux congas un groove propre aux Caraïbes. Incandescent de swing, véloce et flamboyant, Monty Alexander assure le spectacle sur les morceaux particulièrement toniques comme «Swamp Fire» ou les réjouissants «Blues for Edith» et «SKJ», de Milt Jackson, un feu d’artifice où le blues n’est pas oublié, un mustMis à jour par Resonance Records, cet inédit de 1982 ravira les amoureux de Monty Alexander au sommet de son art et les amateurs de jazz en général.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLouis Hayes
Crisis

Arab Arab, Roses Poses, I’m Afraid the Masquerade Is Over*, Desert Moonlight, Where Are You?*, Creeping Crud, Alien Visitation, Crisis, Oxygen, It's Only a Paper Moon

Louis Hayes (dm), Abraham Burton (ts), David Hazeltine (p), Dezron Douglas (b), Steve Nelson (vib), Camille Thurman (voc)*

Enregistré les 7-8 janvier 2021, Astoria, NY

Durée : 55’ 52”

Savant Records 2192 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

 

Ce qui distingue, entres autres caractéristiques, l’amateur de jazz réside dans sa capacité de réception d’une musique qui ne date pas forcément du jour, de pouvoir s’abstraire du présent pour n’écouter que la musique, et la resituer dans son contexte, sans penser que c’est une «musique de vieux» parce qu'elle n'est pas du jour. L’amateur de jazz, indifférent au temps qui passe, écoute ainsi des musiciens de différentes époques avec le même plaisir, du moment que la musique correspond à son choix, sa sensibilité et qu’elle est de qualité. C'est un échange libre entre amateur et artiste. Cette qualité vient sans doute du fait qu’ils ont grandi avec le jazz et savent découvrir une musique récente ou ancienne avec la curiosité de vrais mélomanes.

Cette nature d’écoute lui a également été offerte par une musique, un art qui d’emblée ne s’est pas figé sur des modes liées à l’instant, et qui a évolué, s’est diversifié en s’appuyant sur la transmission de codes culturels, d’un langage commun à un peuple et aux générations, plus que sur la rupture, même le free jazz en dépit de tous les discours artificiels plaqués à partir du développement de la société de consommation par une critique pas aussi savante qu'elle le prétendait.

Ainsi l’amateur de jazz-blues a appris à connaître tel ou tel artiste en le situant dans un grand ensemble culturel, ce qui lui permet en 2022 de continuer à écouter avec le même plaisir le jazz du temps de Louis Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane ou Wynton Marsalis, de Count Basie à B.B. King et Ray Charles, sans avoir cette atrophie de l’oreille qui pousse un auditeur-consommateur à trouver vieillie une musique dont il n’apprécie pas les valeurs parce qu’il n'en a pas les clés, la compréhension, la sensibilité, parce qu'elle est pratiquée par des artistes d’une autre génération, parfois encore en vie car les musiciens de jazz vivent leur musique de leur jeunesse jusqu’à leur dernier souffle en restant eux-mêmes: leur langage d'artiste est ce qui en fait l'originalité. La musique n’est pas un jeu, une mode, un métier mais une raison de vivre, une affirmation d'existence: «être ou ne pas être», toujours…

Cette valeur qui naît par l’activation permanente d’un patrimoine sonore du jazz sans cesse repris (rééditions ou relectures par les plus jeunes), par ce lent travail pédagogique de dialectique entre le passé, le présent et le futur, qui a fait du jazz une musique pas comme les autres, est essentielle aux artistes, soit qu’ils la vivent dans le vivier d’origine, la communauté du jazz aux Etats-Unis, soit dans ses dépendances un peu partout dans le monde. On voit d’innombrables réinventions de la vie du jazz fertilisé par l’humus du passé (la chronique des disques en fourmille).

La magie est encore plus grande quand on a la chance de tomber sur un disque comme celui-là réunissant plusieurs générations de cette belle histoire du jazz, où avec autant de respect que de liberté, la musique traduit cette éternelle modernité du jazz qui tient à sa capacité de partager, cette solidarité musicale qui réunit ici un magnifique ancien, Louis Hayes, extraordinaire batteur qui a presque l’âge de Jazz Hot (il est né à Detroit en 1937), apparu dans le jazz dans ces années 1950 effervescentes, pour le bebop et pas seulement car toute la société américaine est en mouvement. Le jazz, en pleine maturité, crée le fonds d’une art exceptionnel à la mesure des événements.

Retrouver Louis Hayes en 2021, avec un clin d’œil malicieux au covid («I’m Afraid the Masquerade Is Over», et l’album est intitulé Crisis) pour un opus qui réunit autour de lui, sans aucun hiatus d’expression, des artistes dont la plus jeune, Camille Thurman est née en 1986, soit 50 ans après lui, dans une musique libre, sans académisme en dépit de sa sophistication, est ce miracle qu’offre le jazz aux amateurs sans âge. L’énergie de cette musique après une telle période de léthargie atteste que le chaudron du jazz a encore ce pouvoir de subvertir, de dépasser, de ne pas se faire aveugler par les fausses urgences de la propagande.

Savant Records nous propose cette pièce d’orfèvrerie où Louis Hayes se délecte visiblement à tresser la trame par la beauté de son jeu aussi précis que foisonnant, aussi brillant sur les cymbales que précis et nerveux sur les caisses. Je ne vais pas vous dresser le portrait de notre ancien, il faisait en 2018 encore la couverture de Jazz Hotavec une interview subtile et profonde, à son image (Jazz Hot n°685), et sa monumentale discographie qui suit ses mots dit mieux que de longs discours la contribution qu’il a apportée au jazz.

On goûte ici l’esprit de sa musique faite d’une solennité, d’une intensité, d’un dynamisme et d’une poésie dont les amateurs de jazz ont le privilège, bien que l’esprit n’en date pas de 2021. On compte ainsi parmi les compositeurs Joe Farrell, Bobby Hutcherson, Lee Morgan, Freddie Hubbard, des standards, ainsi qu’une composition de Louis Hayes, une de Steve Nelson, l’excellent vibraphoniste présent sur cet enregistrement, et une de Dezron Douglas, le bassiste de ce quintet qui est au diapason de son aîné, totalement investi dans le jazz (Cyrus Chestnut, Eric Alexander…), leader par ailleurs. A leur côté, David Hazeltine, un habitué de la scène new-yorkaise post bop, leader également, a déjà accompagné Louis Hayes, mais aussi Brian Lynch, Jim Rotondi, et bien d’autres.

Abraham Burton est un beau son de ténor héritier de Sonny Rollins («It’s Only a Paper Moon») sans renoncer à des accents coltraniens dans «Oxygen», parfaitement à l’aise dans ce registre. Camille Thurman, la benjamine, par ailleurs saxophoniste membre du Jazz at Lincoln Center Orchestra, chante ici, et nous rappelle qu’elle avait aussi un talent vocal au début des années 2010 (concours Sarah Vaughan).

L’ensemble est remarquable de complicité: l’esprit poétique («Desert Moonlight», «Alien Visitation») y côtoie l’intensité («Creeping Crud» arrangé par Anthony Wonsey, «Crisis» de Freddie Hubbard, «Arab Arab» de Joe Farrell), et le blues est l’esprit de la musique qui nous plonge dans le meilleur des univers post bop, d’Art Blakey à Woody Shaw dont Louis Hayes fut un compagnon régulier. Steve Nelson est brillant, Abraham Burton comme à son habitude puissant et classique, et l’omniprésence, le drive de Louis Hayes nous dit qu’à l’instar du jazz, les artistes n’ont pas d’âge.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Swingin' Affair
Fait sa B.O.

Star Wars Medley, Il était une fois la révolution: thème principal, Tontons Flingeurs Jingle / Tamoulé (Les Tontons flingueurs), Sirba (Le Grand blond avec une chaussure noire), La Chanson d’Hélène (Les Choses de la vie), Tontons From Ipanema, La Marche des gendarmes (Le Gendarme de Saint-Tropez), Le Bon, la brute et le truand: thème principal, Tontons Bop, Raider’s March (Les Aventuriers de l’arche perdue), My Heart Will Go on (Titanic), Tontons Tutu, Clara 1939 (Le Vieux fusil), Les Sept mercenaires: thème principal, Tontons Ballade, Reality (La Boum), Medley Nino Rota, Tontons Rock, Speak Softly Love (Le Parrain), Tontons Bayou

Olivier Defays (as, ts, fl), Philippe Chagne (ts, cl, bcl), Philippe Petit (org), Sylvain Glévarec (dm, sifflet)

Enregistré du 10 au 12 mai 2021, Maisons-Alfort (94)

Durée: 1h 00’ 25’’

Frémeaux & Associés 8589 (www.fremeaux.com/Socadisc)

 

Le compagnonnage du jazz et du cinéma, les deux arts du XXe siècle, est une thématique explorée de multiples fois. Il est moins fréquent de consacrer un album à des thèmes musicaux célèbres du cinéma français, américain et italien, étrangers au jazz pour la plupart, mais jazzifiés pour l’occasion.

C’est la démarche entreprise par le quartet Swingin’ Affair (une référence directe à Dexter Gordon, le musicien-acteur né à Los Angeles), soit Olivier Defays, Philippe Chagne, Philippe Petit et Sylvain Glévarec, quatre musiciens unis par une longue complicité. Pour autant, si les œuvres qu’ils ont sélectionnées ne sont pas jazz à l’origine, le jazz est présent dans l’univers de la plupart de leurs compositeurs, lesquels ont pu donner au sein de leurs foisonnantes productions des thèmes jazz, de Nino Rota (Hurricane) à Ennio Morricone (Corleone), en passant par Vladimir Cosma (Un éléphant ça trompe énormément) et François de Roubaix (Le Samouraï). De même les musiques de certains compositeurs se prêtent à un traitement swing, celles de Nino Rota en particulier, du fait d’une proximité naturelle évidente à l’écoute du medley reprenant des thèmes issus d’Amarcord, Les Nuits de Cabiria et Huit et demi. A l’inverse, il paraissait plus périlleux d’aborder sous l’angle jazz la musique d’un John Williams connu pour ses succès hollywoodiens comme Star Wars, au générique d’inspiration wagnérienne, et sa solennelle «Imperial March» qu’on croirait ici sortie du répertoire de Benny Goodman!
Si l’on soupçonne, sans doute à juste titre, les musiciens de quelque malice, il faut saluer le travail d’arrangement réalisé par Olivier Defays, Philippe Petit et Philippe Chagne. Ainsi nos «Tontons swingueurs» se sont amusés à faire de l’indicatif des Tontons Flingueurs («Tamouré» de Michel Magne) un fil rouge humoristique qu’on retrouve régulièrement, accommodé à des sauces différentes: bop, west coast, voire à la Miles époque Tutu. Dans la série des adaptations improbables, on note les thèmes de Titanic ou de La Boum et son sirupeux slow «Reality», signé Cosma, que le quartet revisite grâce au B3 groovy de Philippe Petit. Pour la peine, on paraphraserait bien Audiard et ses Tontons: les jazzmen ça ose tout, c’est même à ça qu’ont les reconnaît!

On retiendra en particulier les vraies pépites de cette galette: d'excellentes versions du thème principal d'Il était une fois la révolution d’Ennio Morricone, avec un superbe duo de sax, et de celui des Sept mercenaires d’Elmer Bernstein, très dynamique (bon soutien de Sylvain Glévarec), le magnifique «Speak Softly Love» de Nino Rota (Le Parrain), «La Chanson d’Hélène» de Philippe Sarde (Les Choses de la vie), remarquablement exposée à la clarinette basse par Philippe Chagne et au ténor par Olivier Defays, et enfin l’incontournable «Sirba» de Vladimir Cosma (Le Grand blond avec une chaussure noire), swinguant à souhait, qui nous embarque au son de la flûte d’Olivier Defays et de l’orgue de Philippe Petit dans un monde musical entre Lalo Schifrin et Neal Hefti. Ce titre est aussi un clin d’œil du fils, Olivier Defays, au père, Pierre Richard, amateur de jazz avéré, qui a d'ailleurs rédigé quelques lignes en tête du livret.

Un disque des plus sympathiques, à l’image de ses interprètes, et empreint de nostalgie pour un cinéma populaire.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEvan Christopher
Blues in the Air

Blues dans le blues, Polka Dot Stomp, Southern Sunset (When the Sun Sets Down South)*, Dans les rues d'Antibes*, What a Dream*, Si tu vois ma mère, Lastic*, Blues in the Air, Girls Dance (Themes from the ballet: La Nuit est une sorcière)*, This Is That Tomorrow That I Dreaded Yesterday, Ghost of the Blues*

Evan Christopher (cl) + Three Blind Mice: Malo Mazurié (tp), Félix Hunot (g), Sébastien Girardot (b) + Guillaume Nouaux (dm)*

Enregistré en juillet 2021, Meudon (78)

Durée: 58’ 35’’

Camille Productions MS102021 (www.camille-productions.com/Socadisc)

 

Quoi de neuf? Sidney Bechet et New Orleans! Avec ce superbe Blues in the Air, Evan Christopher démontre une fois de plus son talent exceptionnel pour renouveler et s'accaparer le répertoire, jusqu’aux titres les plus connus. Voilà une galette qu’il faut de toute urgence faire circuler dans les écoles de jazz, dans les rédactions et pourquoi pas dans les bals populaires! Car Sidney Bechet et sa musique «trop populaires» pour les «sachants», en France en tous cas (nous l'avions évoqué pour son centenaire dans Jazz Hot Spécial 1998) sont un vrai élixir de jouvence et de régénération. On en a un besoin essentiel en 2022. Certes, on veut bien ranger Bechet parmi les Pères fondateurs avec King Oliver et Louis Armstrong, mais on regarde de haut sa fin de carrière, jugée «trop commerciale», oubliant que le jazz était dans les années 1950 la musique de la Libération, de libération tout simplement, la musique des jeunes et des moins jeunes délivrant les corps et les esprits de leurs raideurs ancestrales: un succès librement décidé et pas une musique commerciale vendue par bourrage de crâne. Ses succès planétaires écrits sous la pinède de Juan? Des «saucissons»! L’expression méprisante est même reprise, sans réserve, par le signataire du livret du présent album, c’est dire si cette idée est devenue un lieu commun…

La musique (enregistrée heureusement) laissée par le grand Sidney est pourtant énorme, tout sauf méprisable pour peu qu’on l'écoute par son formidable auteur, ou à travers l’inventivité d’un Evan Christopher, débarrassé des a priori, un clarinettiste notamment réputé pour avoir «créolisé» la musique de Django avec bonheur. Une entreprise qu’il avait d’ailleurs prolongée en 2019 en duo avec le guitariste Fapy Lafertin, déjà pour Camille Productions (A Summit in Paris). Toujours avec la sonorité boisée qui n'appartient qu'à lui, il relit ici Sidney, immortalisé par sa formidable sonorité de saxophoniste soprano, à la clarinette, un instrument plus délicat, et pourtant sans perdre cette intensité indispensable à évoquer le bad boy de New Orleans.
Le clarinettiste retrouve un complice de longue date, Sébastien Girardot, rejoint par ses partenaires de l’excellent trio Three Blind Mice: Félix Hunot (
également à son affaire dans autre production récente du même label) et le bon Malo Mazurié qui donne la réplique au leader avec expressivité, une richesse d'effets et de sonorités pleinement adaptées à cette musique trempée dans le Mississippi, à la hauteur de New Orleans (cf. Jazz Hot Spécial 1996). Guillaume Nouaux –qui avait invité Evan Christopher, entre autres, en 2019, sur Guillaume Nouaux & the Clarinet Kings– intervient également sur une bonne moitié des titres.

Le premier morceau, «Blues dans le blues», avait été écrit pour le film de Pierre Foucaud, Série noire (1955), que Sidney Bechet interprète à l’écran dans une scène se déroulant dans un club. Pour le livret qui s'arrête à la forme, ce blues n’en est pas un. Mais s'il prend ici des accents caribéens, il faut comprendre que pour Sidney, le blues est un état d'âme. Pour être clair, on peut entendre le blues dans un standard qui n'en a pas la forme codifiée en trois accords, et la plupart du temps, parce qu'il est consubstantiel de l'expression, chez Sidney, Billie, Louis et la plupart des protagonistes du jazz hot, blues compris justement. La complainte de la clarinette et de la trompette, en chorus, à l’unisson ou en contre-chant, soutenues par le rythme chaloupé de Félix Hunot, auteur de chorus, suggère l’atmosphère mélancolique caribéenne, un état d'âme qui justifie amplement le titre: splendide!
Du blues formellement et spirituellement, on en trouve un peu plus loin avec «Southern Sunset» où l’on retrouve la complicité entre Evan et Malo, et on peut apprécier particulièrement les interventions de Sébastien Girardot, Félix Hunot soutenus par les balais de Guillaume Nouaux. On en retrouve encore sur «What a Dream», avec un pont, un beau moment empreint de toutes les qualités de cet ensemble, chorus et contrechants, collectives, avec un Malo Mazurié éclatant dans l'esprit néo-orléanais et un Evan Christopher intense et au son vibré comme celui de son inspirateur. On en retrouve toujours dans «Blues in the Air», dans une forme d'époque à l'exposé avant un chorus mélodique d'Evan et un chorus growlé de Malo, avec une intervention de Félix et Sébastien bien mis en valeur par l'orchestre.
Côté ballades, l'immortel «Si tu vois ma mère», valsé, «This Is That Tomorrow That I Dreaded Yesterday» mettent en exergue la sensibilité et la sonorité d’Evan Christopher d’une beauté aérienne. Malo Mazurié n'est pas en reste avec de splendides chorus des deux complices et le bon soutien de Félix Hunot. Conclu en collective de belle belle facture, c'est un grand moment du disque. L’esprit magique de New Orleans est là!

Venons-en au «saucisson» de Bechet proposé sur ce disque, «Dans les rues d'Antibes», d’abord pris, après le motif initial, sur tempo medium en forme chorale une forme polyphonique différente de celle de New Orleans par Malo Mazurié et le contre-chant d'Evan Christopher, le morceau est ensuite investi par un swing en collectif made in New Orleans porté par un Guillaume Nouaux aux caisses et roulements de marche. Une version fort originale qui atteste de l'imagination d'Evan Christopher, de sa capacité à reprendre ce qu'on pense n'être que jouable par Sidney Bechet. Danser sur cette musique en 2022 serait une preuve de modernité, d'ouverture d'esprit et d'oreilles.
«Girl's Dance», c'est le Sidney Bechet symphonique, le metteur en scène d'une musique cinématographique, issu de «La Nuit est une sorcière», un ballet, qui rappelle que le mauvais garçon, titulaire de pupitres dans des orchestres académiques, avait aussi une prétention musicale à tout aborder, avec une compétence certaine et une imagination sans borne. Même dans ce registre, le blues est présent, et Evan Christopher a ce talent de pouvoir transposer sur sa clarinette la puissance d'attaque de son inspirateur.
Le voyage s’achève avec «Ghost of the Blues», qui conclut l'enregistrement, première composition déposée par Sidney Bechet et enregistrée en 1924 par Fletcher Anderson. L’auteur ne l’enregistre lui-même qu’en 1952. Assez loin des versions d’origine, Evan Christopher et Malo Mazurié nous emmènent du côté d’un jazz festif, de parade, comme sur «Polka Dot Stomp». Swing, blues, Guillaume Nouaux confirme par son jeu sur les caisses la tonalité néo-orléanaise.
Nous avons gardé pour la fin, ce qui aurait pu l'être dans le choix des musiciens, le thème par lequel on dit au revoir à ses auditeurs: «Lastic», une musique de marche, de fête et de danse, nous rappelle que la musique de New Orleans n'est jamais loin de celle de nos ancêtres des Antilles, sur le plan aussi bien des mélodies que des rythmes. Ça nous fait regretter que cette musique des Antilles n'a pas la même descendance que celle de Sidney, des Evan Christopher, pour mettre en valeur non pas une relecture actualisée par les modes mais in the tradition. Ce sont les artistes qui font la différence pas une modernisation artificielle sous pression commerciale. Cela explique aussi que les artistes de cette tradition aient eu et ont encore une grande proximité avec le jazz à Paris. Ce «Lastic» dont les caisses de Nouaux tissent le fond permet à Malo Mazurié de faire briller sa trompette au soleil des Caraïbes et à l'inspiration d'Evan Christopher de chalouper la mélodie.

Un album indispensable: Evan Christopher retient l'intensité de Bechet tout en gardant ce qui fait sa personnalité, une sonorité magnifiquement boisée. Avec brio ses partenaires, Malo Mazurié en tête, apportent leur pierre à une relecture originale qui ne pâlit pas face à son inspiration. Michel Stochitch et Camille Productions poursuivent ainsi un chemin d'excellence et ce n'est pas une mince performance dans ce «nouveau monde» aseptisé. Bravo à tous!

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRoberto Magris
Match Point

Yours Is the Light, Search for Peace, The Insider, Samba for Jade , The Magic Blues , Reflections, Caban Bamboo Highlife, Match Point

Roberto Magris (p), Alfredo Chacon (vib, perc), Dion Kerr (b), Rodolfo Zuniga (dm)

Enregistré le 8 décembre 2018, Criteria Studios-The Hit Factory, Miami, FL

Durée: 1h 15’ 12”

JMood 019 (www.jmoodrecords.com)

 

Le déjà long et passionnant parcours artistique de Roberto Magris, dont vous avez pu lire la synthèse dans l’interview parue dans Jazz Hot en 2021, s’apparente à celui d’un globe-trotter du jazz, qui visite beaucoup des dimensions des Etats-Unis, la terre native de cet art, avec la curiosité savante d’un artiste italien pétri de culture, et qui a décidé de consacrer son âme à un art a priori étranger. Il possède pour ça cette fibre naturelle aux transalpins, qu’on appelle la culture populaire et qui se manifeste dans les nombreuses dimensions de l’art en Italie, jamais loin des racines et donc du peuple. On en a des exemples nombreux dans le théâtre, l’opéra et la musique en général, le cinéma, l’architecture, la littérature et bien entendu la peinture et la sculpture. Cette fibre traverse les siècles, et il n’est nullement étonnant de la retrouver dans le jazz, dont l’histoire depuis l’origine (Eddie Lang/Joe Venuti) et jusqu’à nos jours (Roberto Magris, Dado Moroni, Rossano Sportiello et beaucoup d'autres, en se limitant au piano jazz), fourmille de descendants de cette brillante culture, aussi bien nés dans l’émigration aux Etats-Unis que dans sa terre natale, l’Italie. Le caractère populaire essentiel des cultures afro-américaine et italienne établit un pont spirituel entre ces deux cultures, une capacité que l’Italie a développé avec beaucoup d’autres peuples (l’Angleterre pour le théâtre de Shakespeare, la France pour le théâtre, l’architecture, la peinture et la littérature, la Russie pour la musique, l’Espagne pour la musique et la guitare, la Chine même, etc.).

Roberto Magris est un fils de Marco Polo: il visite la terre du jazz, les villes, Kansas City, New York, Chicago, établissant un dialogue fertile avec la musique essentielle de son siècle, le jazz, se pénétrant pour élaborer son art, son expression, de l’âme du jazz à travers sa fréquentation non seulement par l’oreille et le disque mais aussi par l’échange avec les acteurs du jazz de ce grand continent: sa complicité spectaculaire avec Paul Collins qui a créé à Kansas City ce bon label de jazz, JMood, où Roberto publie avec fidélité et sans aucun doute amitié, la plupart de son œuvre, en est un exemple supplémentaire.

Dans ce remarquable Match Point, Roberto fait escale à Miami, et pas le temps d’une tournée et de rencontres passagères, mais pour une durée longue lui permettant de nouer des complicités choisies. A Miami, la couleur est forcément plus latine qu’à New York, Chicago et Kansas City, et notre homme de culture parvient parfaitement à l’intégrer dans son monde jazz, celui de sa génération, un jazz post coltranien-tynérien, que nous avons déjà décrit à l’occasion de plusieurs chroniques, où il n’oublie ni le caractère hot(populaire et authentique), ni l’extrême richesse de cette musique depuis les origines. Si McCoy Tyner en constitue un point de référence fort parmi la grande tradition du piano jazz marquée par le blues depuis Elmo Hope, Wynton Kelly, Sonny Clark jusqu’à Barry Harris, Randy Weston, Kenny Barron, Mulgrew Miller et tant d’autres, il y a aussi cet esprit post bop des années 1960 à 1990 où Art Blakey, Woody Shaw, les héritiers de Charles Mingus, Bobby Hutcherson, Louis Hayes, Kirk Lightsey, Billy Higgins, Cedar Walton, Junior Cook, et tant d’autres artistes et formations, toujours exceptionnels de qualité, parcouraient le monde.

Le répertoire de Match Point propose d’ailleurs trois références, d’abord à travers «Search for Peace» de McCoy Tyner disparu en 2020, une excellente et longue relecture (15’), avec ce qu’il faut de latinité et d’inventivité personnelle-collective pour personnaliser l’œuvre. The «Insider», un original, prolonge la référence au natif de Philadelphie, mais l’élargit aussi à Bobby Hutcherson grâce à la présence d’un remarquable jeune vibraphoniste, Alfredo Chacon, que Roberto a découvert à Miami, et qui marie si bien son origine latine à la tradition du jazz tout au long de cet enregistrement.

Il y a encore «Reflections» de Thelonious Monk, qu’il interprète ici en brillant soliste, restituant tout ce que le pianiste de New York devait à la tradition du stride, confirmant ce que nous évoquions plus haut, ce haut degré culturel de Roberto Magris qui en donne une relecture personnelle, où le stride fait autant référence à Monk qu’aux éclats renouvelés d’un Jaki Byard, ou aux virtuosités tatumesques d’un Phineas Newborn, autres inspirations. Une telle maîtrise d’autant de références est en soi du grand art car il en ressort une interprétation qui se démarque de l’original monkien sans pâlir et sans trahir.

Il y a également le rare «Caban Bamboo Highlife» de Randy Weston, sans doute un hommage, car le pianiste venait de disparaître deux mois avant l’enregistrement. Publié à l’origine sur l’album Highlife de Randy Weston, un hymne aux nouvelles nations africaines émergeant à l’époque de l’indépendance, les Caraïbes originelles de Randy Weston y sont présentes dans une version joyeuse où contraste la plainte de Booker Ervin. Ici, Roberto Magris exploite l’aspect joyeux et le virtuose batteur-percussionniste Rodolfo Zuniga donne la pleine mesure de ses qualités avec un jeu alternant africanisme, latinisme et jazzisme, tous les climats de ce même thème étant exploités avec brio par le vibraphoniste et des chorus de feu de tous les participants, le pianiste évoquant encore Jaki Byard. Aussi original que parfaitement mis en scène.

Dans le disque, dominent les originaux du pianiste, des compositions toujours dans l’esprit («The Insider», «Match Point» –où le sobre Dion Kerr prend un bon chorus– sont de beaux thèmes parfaitement mis en vie par le quartet), dont un long blues («The Magic Blues»), passage nécessaire et moment de jouissance collective où chacun est tellement libre que ça permet de comprendre que le free jazz, c’est sans doute le blues dans sa tradition la plus fondamentale, ce qui permet de donner la pleine mesure de ce que chacun a au fond de l’âme. Le blues formellement ou par l’esprit est un fondement du jazz et de l’expression de Roberto Magris comme de tous les artistes essentiels du jazz.

Côté latin, Roberto Magris n’a pas oublié qu’il enregistre à Miami, et on en trouve plusieurs couleurs aussi bien dans le thème initial («Yours Is the Light»), que dans «Samba for Jade». Personne n’oublie qu’il s’agit de jazz, quelle que soit la couleur latine et les inspirations. Le pianiste y est toujours aussi brillant et inventif, et entraîne ses jeunes compagnons dans cette dimension de transe indispensable au jazz, une composante du drive et du hot.

Roberto Magris, un homme de culture, a choisi de faire l’impasse de la scène dans cet épisode de covid qui a conduit à une atteinte sans précédent à la culture. Il s'est provisoirement retiré d’une scène sur ordonnance qui se remarque par sa pauvreté, sa vacuité et sa platitude, malgré la bonne volonté des acteurs. La production discographique post covid atteste de cette dilution. La liberté comme l’esprit du jazz ne se décrètent pas en conseil des ministres à Bruxelles ou Washington. Le vide des inspirations inquiète parce qu’il témoigne de l’intensité du lavage de cerveau de ces années de plomb qui se poursuivent aujourd’hui pour d’autres raisons, en apparence seulement. Roberto Magris et JMood emploient ce moment pour exploiter ce qui a été enregistré avant 2020, et en septembre 2022 sortira un autre opus de Roberto Magris en duo et trio avec le regretté saxophoniste Mark Colby, disparu le 31 août 2020. En attendant ce moment, Roberto Magris et ses compagnons offrent Match Point, une fleur immortelle du jazz d’avant la normalisation.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLa Suite Wilson
Eeny, Meeny, Miny, Mo

Eeny Meeny Miny Mo, Here's Love in Your Eyes, I Never Knew, Embraceable You, He Ain't Got Rhythm, It's a Sin to Tell a Lie, Twenty-Four Hours a Day, The Way You Look Tonight, Warmin' Up, More Than You Know, Victory Stride, My Man, Spreadin' Rhythm Around, What a Little Moonlight Can Do, How Am I to Know?, What a Night, What a Moon, What a Boy

Michel Bonnet (tp, lead), Nicolas Montier (ts), Matthieu Vernhes (as, cl), Félix Hunot (g), Jacques Schneck (p), Laurent Vanhée (b), Jean-Luc Guiraud (dm), Antonella Vulliens (voc)

Enregistré les 24 et 25 novembre 2021, Draveil (91)

Durée: 56’ 26’’

Camille Productions MS012022 (www.camille-productions.com/Socadisc)

 

Après un hommage à Kid Ory avec le disque Ragtim’Ory (Frémeaux, 2018), puis à Coleman Hawkins avec Bean Soup, (Camille Productions, 2018), Michel Bonnet propose aujourd’hui une évocation de Teddy Wilson avec un groupe dédié à cet objet, La Suite Wilson. Ancien trompette chez Claude Bolling (1993-2000), membre du groupe Les Gigolos (1997-2009), des Pink Turtle et du Paris Swing Orchestra, Michel Bonnet est l’ambassadeur convaincu d’un jazz in the tradition, festif et coloré, enraciné dans ses origines néo-orléanaises, qu’il porte sur scène avec une fantaisie clownesque, laquelle se marie bien avec sa sonorité résolument hot. C’est aussi un musicien animé par une volonté de transmission, au-delà de la dimension conviviale de son abord du jazz, comme le confirme ce dernier projet qui met en lumière l’un des plus grands pianistes de l’histoire –mais pas le plus documenté*– au travers d’une période précise de sa carrière, celle des formations réduites avec lesquelles il enregistra sous son nom entre 1935 et 1942.

Déjà auréolé de ses récentes collaborations avec Louis Armstrong et Benny Goodman, Teddy Wilson commença en effet, à partir de juillet 1935, à diriger ses propres orchestres, alignant un personnel de premier ordre (Benny Goodman, Roy Eldridge, Ben Webster, John Kirby, Cozy Cole…!) ainsi qu’une étoile émergente, Billie Holiday, soutenue par le producteur John Hammond (dont la personnalité est défavorablement éclairée par le récent documentaire Billie) qui supervisa les séances pour le label Brunswick, comme il avait déjà été à l’origine de la rencontre artistique entre la chanteuse, Teddy Wilson et Benny Goodman. Pour Brunswick, il s’agissait de sortir des succès: les cachets étaient peu élevés et les musiciens recrutés sur leur faculté à enregistrer en une seule prise. Les musiciens s’autorisèrent cependant, en particulier Billie, à improviser. Autant d’éléments favorables à l’alchimie qui fit de ces sessions des chefs-d’œuvre. De fait, le tandem Wilson-Holiday ne fit pas que les beaux jours des juke-boxes, il fut aussi un enchantement pour les amateurs, au premier rang desquels Hugues Panassié: «Il est bien embarrassant de parler de ces disques. En effet, on ne sait qui louer davantage de l’extraordinaire chanteuse Billie Holiday, de Teddy Wilson, qui devient un pianiste de plus en plus admirable, de Benny Goodman, qui est en grande forme, ou de la section rythmique stupéfiante de perfection.» (Jazz Hot n°7, avril 1936). Au fil des enregistrements, l’orchestre de Teddy Wilson fut rejoint, entre autres, par Lester Young, Chu Berry, Johnny Hodges, Lionel Hampton, Gene Krupa, Buck Clayton, Harry James, entourant la plupart du temps Billie, la chanteuse vedette, parfois remplacée par Nan Wynn, Thelma Carpenter, Lena Horne et même la toute jeune Ella Fitzgerald sur une session de mars 1936 (cf. Spécial 2000 sur Billie Holiday).  

Pour interpréter le répertoire de Teddy Wilson (plus de 120 titres) avec la spontanéité qui caractérise les enregistrements d’origine, Michel Bonnet a eu à cœur de réunir ses musiciens dans une ambiance décontractée et d’aborder cette musique avec peu d’arrangements. Cette démarche de simplicité évacue d’emblée la tentation de comparer d’excellents musiciens de 2022 avec les originaux de la Swing Era. La qualité du casting n’en est pas moins une évidence, à commencer par Jacques Schneck, l’homme de la situation pour évoquer Teddy Wilson, qui introduit le premier titre du disque «Eeny Meeny Miny Mo» avec la sobriété qu’on lui connaît et un swing élégant qu’on peut apprécier aussi sur le très énergique «He Ain't Got Rhythm» où se distingue le jeune Matthieu Vernhes (le fils de Dominique), qu’on a déjà entendu auprès de François Laudet et de Dany Doriz, et qui arbore un son d’une belle rondeur (jolie introduction également de «The Way You Look Tonight»). Le trio de soufflants donne de la couleur à ce disque, notablement avec le savoureux dialogue à trois qui se joue sur le très enlevé «Warmin' Up». Toujours impeccable, Nicolas Montier y fait montre à la fois de vélocité, de puissance et de légèreté. Le drive de Jean-Luc Guiraud participe aussi à faire de ce titre instrumental un des meilleurs moments de l’album. Crucial dans le relief apporté à la musique, le soutien rythmique est aussi parfaitement assuré par Laurent Vanhée, dont on remarque la sonorité boisée sur «Spreadin' Rhythm Around», et Félix Hunot, une valeur sûre, qui confirme ses qualités de soliste par ses interventions pertinentes, à l'exemple de «The Way You Look Tonight». En outre, la chanteuse italienne Antonella Vulliens, une découverte, parvient à tirer son épingle du jeu en s’appropriant avec beaucoup de naturel des titres iconiques de l’immense Billie, tels «My Man» et «What a Little Moonlight Can Do». Enfin, le maître d’œuvre de cette réussite collective, Michel Bonnet varie les registres tout en gardant des accents armstronguiens: inspiré et langoureux sur l’introduction de «How Am I to Know?», il livre ensuite de magnifiques contre-chants à la trompette bouchée qu’il utilise plus en dynamique sur un morceau comme «Here's Love in Your Eyes».

Au-delà de leurs qualités individuelles, Michel Bonnet et ses complices contournent la difficulté inhérente à tout hommage en visant l’esprit plutôt que la lettre. La dimension propre à la musique de Teddy Wilson et de ses contemporains restant le produit de son époque dont les conditions d’existence participèrent de façon décisive à la profondeur de leur art. En pleine sinistrose post-covid, renouer avec cette vitalité révolue est plus que bienvenu!

rôme Partage
© Jazz Hot 2022
*Teddy Wilson et Jazz Hot: n°11-1936, n°42-1950, n°103-1955, n°104-1955, n°433-1986 (hors chroniques de disques et compte-rendus de concerts).

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueClaire Michael
Mystical Way

Graceful Sun, A Love Supreme, Mystical Way, So Beautiful, Stella By Starlight, Superposition, Vers la lumière, La Musange, Arpegic, Lovely Bird°, Rien n'est trop beau, L'instant du Bonheur*

Claire Michael (as, ts, ss, fl, voc), Jean-Michel Vallet (p, clav), Hermon Mehari (tp), Patrick Chartol (b, eb), Zaza Desiderio (dm, perc), David Olivier Paturel (vln)°, Raul de Souza (tb)*

Enregistré en 2021, Studio des Charmettes, Gif-sur-Yvette (91)

Durée: 1h 00’ 22”

Blue Touch 00316L (http://bluetouch.org/UVM distribution)

 

Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes cette formation à l’occasion de disques ou de concerts, une sorte de tribu musicale, dont Claire Michael assure sans maniérismes la direction, une sorte de délégation d’image d’un collectif vivant. On le devine à travers quelques détails, comme ce studio des Charmettes, lieu de vie et d’enregistrement, ou le fait que les compositions originales sont créditées à l’ensemble des musiciens, en dehors des standards ou compositions jazz reprises dans cet album. Cet esprit communautaire n’est pas pour rien dans l’atmosphère de communion de cette musique qui doit son caractère «atmosphérique» à une époque de liberté (on pourrait dire l’après 1968 avec le décalage temporel habituel entre Etats-Unis et Europe) et à un père inspirateur, John Coltrane, qui a exercé une fascination sur la saxophoniste, pas seulement technique ou sonore mais spirituelle.

Un petit texte de présentation –dans la tradition du jazz– des musiciens et du contexte de l’enregistrement serait une nécessité, à notre humble avis, pour cet enregistrement. Bien qu’on trouve biographies et discographies des participants sur le site mentionné plus haut, les artistes et les producteurs ont aussi cette mission d’éclairage et de transmission dans le jazz et, pour sortir des platitudes lues à droite ou à gauche sur cette musique, il est aussi utile pour les amateurs de musiques et de jazz en particulier, comme pour la critique qui n’est parfois pas plus éclairée, de disposer de quelques clés, surtout dans le cas d’un univers développé depuis des années avec beaucoup de constance, persévérance par Claire Michael avec la complicité de Jean-Michel Vallet, dont le goût pour les musiques illustratives (films et autres), la musique moderne du XXe siècle, la composition et les arrangements est un complément idéal au monde post coltranien de Claire Michael qu’il contribue à personnaliser, diversifier (un brillant «Arpégic», «Lovely Bird»…).

L’autre membre au long cours, Patrick Chartol, partage avec Jean-Michel Vallet ce goût de la composition, et il ne fait aucun doute que la symbiose fonctionne entre tous. La durabilité en a accru les qualités et la profondeur. Patrick Chartol parvient également à donner des ailes à sa basse, même électrique, pour la sortir du rôle rythmique stéréotypé, et à participer à l’élaboration mélodique («La Musange»).

A ce petit monde, se sont agrégés avec le temps des invités durables ou ponctuels dont le regretté Raul de Souza, disparu en 2021, et dont on entend le trombone poétique et virtuose contribuer à la conclusion émouvante de cet enregistrement («L’instant du Bonheur»). Il y a encore le fin Zaza Desiderio qui, de ce même Brésil, tire la recette d’un accompagnement (batterie et percussions) tout en finesse, aérien et souple, qui n’emprunte pas à Elvin Jones et pourtant participe de ce caractère tout aussi bien «interstellaire»; sa musicalité lui permet d’intégrer parfaitement la musique voire d’en devenir une clé essentielle («So Beautiful», «Lovely Bird»…). Il y a encore la participation sur «Lovely Bird» du violoniste David Olivier Paturel.

Si Claire Michael appartient à la descendance coltranienne, affirmée encore ici avec une évocation de «A Love Supreme», ce n’est pas celle du «jeune homme en colère» cité dans le texte de promotion (la colère afro-américaine n’appartient qu’à l’Amérique et a besoin des Afro-Américains pour être authentique et violente), mais plutôt de l’homme qui regardait les étoiles, dont Louis-Victor Mialy nous faisait le récit («Interstellar Space» dans Jazz Hot n°491), de la méditation, de ce besoin d’amour universel, dans un esprit voisin de ce qu’a pu offrir Pharoah Sanders (enregistrements pour Venus Records), qui est la plus grande proximité stylistique de la saxophoniste Claire Michael («L’instant du Bonheur»). S’il lui arrive sans doute d’être en colère, cela ne se traduit pas ici dans sa musique, même quand elle se rapproche le plus de l’inspirateur, au ténor par exemple dans la relecture libre de «Stella by Starlight» où Jean-Michel Vallet déploie des trésors de nappes synthétiques, tissant une belle toile de fond sur laquelle il fait briller son piano acoustique, dans un esprit hérité de Bill Evans, très européen au fond, qu’on retrouve à la fois dans sa manière, dans la tonalité des compositions et des arrangements en général. Le ténor de Claire Michael s’y fait parfois plus musclé, mais sans perdre le fil du rêve, et de cette quête d’amour, de paix. La flûte comme la voix sont aussi pour Claire Michael des arguments pour confirmer ces climats. «Mystical Way» –titre de l’album également– avec la voix de Claire Michael, comme les cinématographiques «Graceful Sun» et «La Musange» confirment l’état d’esprit général de cette musique, avec les interventions très sobres d’Hermon Mehari qui a choisi de se fondre dans cet univers, une musique qui évite les clichés des musiques planantes. C’est une expression cohérente et pourtant variée, imaginative, que nous propose la formation de Claire Michael, un monde habité, collectivement et individuellement.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLouis Armstrong
At The Crescendo 1955. Complete Edition

Titres communiqués dans le livret

Louis Armstrong (tp, voc), Trummy Young (tb, voc), Barney Bigard, Peanuts Hucko, Edmond Hall (cl), Billy Kyle (p), Arvell Shaw, Mort Herbert, Squire Gersh (b), Barrett Deems, Danny Barcelona (dm), Velma Middleton (voc)

Enregistré en août-septembre 1954, le 21 janvier 1955, le 8 octobre 1958, le 26 janvier 1959, New York, NY, Los Angeles, CA, Copenhague (Danemark)

Durées: 1h 15' 46''+ 1h 17' 10'' + 1h 15' 05''

American Jazz Classics 99143 (www.jazzmessengers.com)

 

Le label American Jazz Classics a le don de rééditer les enregistrements qui mettent le mieux en valeur la sonorité exceptionnelle de Louis Armstrong. Après The Complete Louis Armstrong and the Dukes of Dixieland de 1959-60, chaudement recommandé, voici la réédition de Louis Armstrong at the Crescendo, disques qui furent salués à leur sortie en France en deux microsillons 33 tours de 30 cm (Compagnie Internationale du Disque 263 591, importation de Decca américain) par un Hugues Panassié enthousiasmé, dans une chronique de neuf pages pour le Bulletin du Hot Club de France n°53 (décembre 1955). Le principe est le même, American Jazz Classics a regroupé tous les titres initialement publiés (Decca DL 8168/69), ainsi que ceux restés inédits, issus de ce live du 21 janvier 1955. Pour faire bonne mesure, on a ajouté ici (CD3) une retransmission par la NBC d'une prestation du même All Stars au Basin Street Club de New York donnée l'année précédente, et trois raretés: deux titres tirés d'une bande son d'un film tourné au Danemark (1959) et un spot publicitaire (1956) avec un personnel différent. Nous allons surtout nous consacrer à la soirée de 1955. Ce n'est pas le répertoire qui fait l'intérêt; Hugues Panassié qui est allé écouter le All Stars jouer cette même année à Bordeaux, Toulouse, Versailles et plusieurs jours à l'Olympia de Paris, nous a signalé que Louis et son équipe, outre «When It's Sleepy Time Down South» (générique), jouaient «Tin Roof Blues», «The Bucket's Got a Hole in It», «Someday», «Back O'Town Blues». Ce qui a pu faire dire de Louis que «son pouvoir créateur s'émousse». Car Louis Armstrong faisait, à cette époque, l'objet de bien des critiques, comme dans L'Express du 15 octobre 1955, où un certain Anchois Mollet (ça ne s'invente pas) ose écrire: «Le style a un peu changé, mais on devine que c'est pour compenser les inévitables diminutions des possibilités instrumentales». Quand on sait qu'il chronique là un chef-d'œuvre, Louis Armstrong Plays W.C. Handy (1954), on a conscience qu'il ne s'agit pas d'objectivité, car le trompettiste y joue avec une forme olympienne.

Le Crescendo est un night club, propriété depuis 1945 de Gene Norman, alias Eugene Nabatoff (1922-2015), à Hollywood. C'est ce même Norman qui fit jouer des monstres sacrés au Shrine, au Pasadena Civic Auditorium et au Hollywood Bowl. Mais, c'est la maison Decca qui eut l'idée d'enregistrer Louis Armstrong dans ce club en compagnie de Trummy Young, Barney Bigard, Billy Kyle, Arvell Shaw et hélas après Sid Catlett et Cozy Cole, Barrett Deems. Panassié aime l'idée: «Enfin, on enregistre les grands musiciens de jazz au cabaret au lieu de les enregistrer en concert!… qui ne sait que les musiciens de jazz sont plus décontractés dans les boîtes de nuit que sur scène, qu'ils y jouent de façon plus naturelle? Tout amateur de jazz digne de ce nom réalise fort bien comme il est dommage que nous n'ayons pas des enregistrements de King Oliver aux Lincoln Gardens, de Jimmie Noone à l'Apex Club, de Chick Webb au Savoy, de Jimmie Lunceford à la Renaissance, etc.». Il ajoute: «D'autre part, l'acoustique des clubs de nuit est, dans la plupart des cas, bien meilleure pour l'enregistrement que celle des salles de concerts. La plupart des disques faisant entendre des extraits de concerts de jazz sonnent comme s'ils avaient été enregistrés dans un hall de gare. Ces interprétations enregistrées au Crescendo ont au contraire une netteté, une chaleur, une présence extraordinaires. L'auditeur a l'impression d'être installé à quelques mètres de l'orchestre. La musique est chaude, intime, palpable pour ainsi dire. La merveille, c'est surtout la façon dont la trompette de Pops a été enregistrée… Avec Louis Armstrong at the Crescendo, nous retrouvons la trompette de Pops; elle nous est restituée avec une fidélité admirable. Elle sonne exactement comme à l'audition directe, avec cette ampleur, cette chaleur, cette matité qui manquaient plus ou moins dans les autres enregistrements récents; et cela dans tous les registres, aigu et grave tout comme medium. Aussi chaque note que joue Louis dans ces deux recueils at the Crescendo (et il y joue beaucoup!) est-elle un véritable régal».

Le premier générique («When It's Sleepy Time Down South») démontre cette affirmation dans les 16 premières mesures de trompette. Le tempo est parfait, le vibrato de Louis nous touche, la complémentarité apportée par Trummy Young et Barney Bigard est parfaite. Billy Kyle est excellent dans «Indiana», Deems l'est moins mais il est bien enregistré. Louis est très en lèvres. C'est un des titres qui n'était pas dans la sélection initiale. Tout comme «The Gypsy» dont le phrasé de Louis dans l'exposé de trompette vaut pourtant tout l'or du monde (Trummy Young est superbe dans ses contre-chants). Le patron est éblouissant d'autorité et de sensibilité à la fois dans la coda. Le «Someday» est une très belle composition de Louis, jouée ici avec décontraction sur un tempo plus vif que d'habitude. Arvell Shaw est dans le coup. Et la section rythmique est efficace (Barrett Deems est un peu lourd derrière Trummy Young). Puis, sur un tempo low-down, c'est «Tin Roof Blues» que Louis annonce ainsi «We're gonna keep it rollin', yeah, we're gonna take a little trip down to my home town, New Orleans, Louisiana». Le All Stars joue deux fois le premier thème, un blues de 12 mesures, puis une fois le second de 12 mesures aussi qui fut copié sur «Jazzin' Babies Blues». L'ambiance est bonne, Trummy Young joue un solide solo, et Barney Bigard est à son meilleur niveau (à la fin de son chorus, on entend Louis dire en français «voilà, voilà, voilà»). Dans «The Bucket's Got a Hole in It», Trummy Young joue avec véhémence et Barney Bigard est excellent (dire qu'il est convenu d'affirmer que Barney ne vaut rien en dehors de sa production chez Duke Ellington!). La sonorité créole de Barney Bigard est un plaisir à entendre dans «Rose Room». Pour nos oreilles, Deems presse un peu le tempo et dans son échange à deux avec le clarinettiste, ce n'est pas du meilleur niveau sans être mauvais (mais c'est très clairement restitué par la prise de son). On a enlevé l'annonce de Trummy Young pour «Perdido» dont l'excellent Billy Kyle est la vedette. «Blues for Bass» est dévolu comme on s'en doute à Arvell Shaw qualifié de «the pride of St. Louis» par Trummy Young (la fierté de St Louis). Il débute à l'archet, puis avec un changement de tempo il passe en pizzicato. Excellent. Hugues Panassié s'est avec raison extasié sur ce «When You're Smiling»: «entièrement (ou presque) interprété par Pops: deux chorus de trompette, un chorus vocal puis, après un demi-chorus de trombone par Trummy, un demi-chorus absolument renversant de swing, de puissance, d'envolée, Pops montant dans le registre suraigu avec une force, une plénitude sonore qui vous coupent le souffle». Dans «Tain't What You Do» chanté par Trummy Young, les contre-chants de Louis Armstrong sont remarquables. Velma Middleton chante «Lover Come Back to Me», plutôt bien, mais l'oreille est attirée par la trompette du Boss. Belle prestation de Louis Armstrong dans «Basin Street Blues», montrant sa forme physique et artistique qui contredit les accusations des pro-créatifs de service de l'époque. Billy Kyle a, ici, un quelque chose d'Earl Hines dans son jeu. La partie d'Arvell Shaw est bien présente. Le morceau le plus court est «C'est si bon», fait de deux chorus (trompette, puis chant sur un petit riff de Trummy Young et Barney Bigard).
Nous avons «The Whiffenpoof Song», une satire des boppers (Louis annonce: «And this next number we're gonna to dedicate it to Dizzy Gillespie and all the boys of the boppin' factory... I'll put on my paraphernalia shell an' this red cap will tell all about it.» (notre prochain morceau, nous le dédierons à Dizzy Gillespie et à tous les types de l'usine bop... mettons donc notre équipement approprié et en avant, ce béret rouge en dit déjà assez). Contrairement à la version originale, celle-ci n'est pas que chantée. La partie instrumentale est importante. Louis Armstrong commence par 64 mesures de trompette d'une belle tendresse et abandon, réfrénant sa puissance, centrées sur le registre médium avec un son plein. Panassié l'a remarqué: «Franchement, ces 64 mesures, de la première à la dernière, sont bouleversantes; elles comptent parmi les plus grandioses que Pops ait enregistrées». L'autre moitié est chantée avec quelques variantes par rapport à la version initiale, ici Louis chante: «every wrong note those cats play they think it's a gem» (toutes les fausses notes que ces gars jouent, ils pensent que c'est un bijou). En effet, Louis n'aimait pas le bebop, et c'était son droit. Ce qui compte c'est la musique de chacun, et lorsqu'elle a cette classe, estimons-nous heureux. Louis enchaîne tout en puissance dans l'exposé de «Rockin' Chair», par ailleurs un remarquable duo vocal entre Trummy Young (excellent) et lui. Suivent «Twelfth Street Rag» («before my time», dit Louis qui y balance des aigus d'enfer) et «Muskrat Ramble» non sélectionnés dans l'édition originale. Ils mettent en valeur Billy Kyle, Arvell Shaw et un bon drumming de Deems. Le «St. Louis Blues» est un bon solo de Billy Kyle, du jazz mainstream qui doit beaucoup à Earl Hines. Arvell Shaw nous donne «The Man I Love», adorablement accompagné par Kyle (le public est bruyant, sans doute pas intéressé). Louis Armstrong enchaîne par un blues classique de 12 mesures, tout en plénitude qu'il jouait souvent, «Back O'Town Blues». Panassié fit sur Louis, une remarque dont il avait le secret: «Il entame le second chorus par une de ces phrases que les musiciens de la Nouvelle Orléans utilisent depuis fort longtemps (c'est une des phrases favorites de Lee Collins, entre autres). Pops la jouait déjà en 1925 dans son enregistrement de «St Louis Blues» avec Bessie Smith».
Après «Old Man Mose» (le couplet est d'abord joué à la trompette), suivent «Jeepers Creepers» par le patron (deux chorus de trompette et deux chantés), «Margie» grand succès de Trummy Young (les contre-chants de Louis et ses codas!) et un blues rapide chanté par Velma Middleton, «Big Mama's Back in Town» alias «Velma's Blues». Dans ce blues plein d'enthousiasme, Panassié précise: «En guise de soutien à l'un des chorus chantés par Velma, Trummy et Barney exécutent un riff de «Baby Don't Tell on Me» de Basie; pour un autre chorus, c'est un riff popularisé par Duke Ellington dans «Harlem Flat Blues»; pour un autre chorus, Pops se détache et exécute des phrases d'une attaque foudroyante». Après un «Big Butter and Egg Man» non initialement retenu (duo Velma et Louis), nous avons «Stompin' at the Savoy» destiné à Barrett Deems dont le solo est court. Nous avons aussi, et notamment, «Struttin' with Some Barbecue», «Lazy River» (merveilleux exposé de Pops avec la sourdine straight), «'S Wonderful» (spécialité de Barney Bigard), la ballade de Buddy Johnson rendue célèbre par Dinah Washington, «Since I Fell For You» (par Velma Middleton qui vaut pour les parties de trompette) et «Mop Mop» (confus à cause du tempo et Deems). Le All Stars a interprété deux fois au cours de la soirée, «Old Man Mose», «Bucket's Got a Hole in It» et «Big Mama's Back in Town», quatre fois «When It's Sleepy Time». Les bonus moins bien enregistrés ne manquent pas d'intérêt musical malgré les redites du répertoire. On ne fit point grief à Maurice André de toujours jouer en concert les concertosde Haydn, Hummel, Tartini et Stoelzel. Bien sûr, la pièce maîtresse du coffret est cette soirée au Crescendo Club. Pour les fins connaisseurs !
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Fred Hersch Trio
10 Years / 6 Discs

• Whirl

You're My Everything, Snow Is Falling..., Blue Midnight, Skipping, Mandevilla, When Your Lover Has Gone, Whirl, Sad Poet, Mrs. Parker of K.C, Still Here

Enregistré en janvier 2010, Stamford, CT

Durée: 56’ 06”

• Alive at the Vanguard/Disc 1

Havana, Tristesse (For Paul Motian), Segment, Lonely Woman/Nardis, Dream of Monk, Rising, Falling, Softly As in a Morning Sunrise, Doxy

Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)

Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, New York, NY

Durée: 57’ 59”

• Alive at the Vanguard/Disc 2

Opener (For Emac), I Fall in Love too Easily, Jackalope, The Wind/Moon and Sand, Sartorial (For Ornette), From This Moment On, The Song Is You/Played Twice

Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)

Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, Village Vanguard, New York, NY

Durée: 57’ 47”

• Floating

You & The Night & The Music, Floating, West Virginia Rose (For Florette & Roslyn), Home Fries (For John Hébert), Far Away (For Shimrit), Arcata (For Esperanza), A Speech to the Sea (For Maaria), Autumn Haze (For Kevin Hays), If Ever I Would Leave You, Let's Cool One

Enregistré en 2014, Mount Vernon, NY

Durée: 58’ 31”

• Sunday Night at the Vanguard

A Cockeyed Optimist, Serpentine, The Optimum Thing, Calligram, Blackwing Palomino, For No One, Everybody's Song But My Own, The Peacocks, We See, Solo Encore: Valentine

Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)

Enregistré le 17 mars 2016, Village Vanguard, New York, NY

Durée: 1h 07’ 55”

• Live in Europe

We See, Snape Maltings, Scuttlers, Skipping, Bristol Fog (For John Taylor), Newklypso (For Sonny Rollins), The Big Easy (For Tom Piazza), Miyako, Black Nile,  Blue Monk

Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)

Enregistré le 24 novembre 2017, Bruxelles, Belgique

Durée: 1h 03’ 51”

Palmetto 2295 (www.palmetto-records.com)


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFred Hersch & The WDR Big Band
Begin Again

Begin Again, Song Without Words #2: Ballad, Havana, Out Someplace (Blues for Matthew Shepard), Pastorale, Rain Waltz, The Big Easy, Forward Motion, The Orb (For Scott)

Fred Hersch (p), WDR Big Band/Vince Mendoza (arr, cond)

Enregistré du 28 janvier au 4 février 2019, WDR studio, Cologne, Allemagne

Durée: 55’ 45”

Palmetto 2195 (www.palmetto-records.com)



Fred Hersch
Songs From Home

Wouldn't It Be Loverly, Wichita Lineman, After You've Gone, All I Want, Get Out of Town, West Virginia Rose/The Water Is Wide, Sarabande, Consolation (A Folk Song), Solitude, When I'm Sixty Four

Fred Hersch (p solo)

Enregistré en 2020, en Pennsylvannie

Durée: 57’ 34”

Palmetto 2197 (www.palmetto-records.com)


 

Fred Hersch
Breath by Breath

Begin Again, Awakened Heart, Breath By Breath, Monkey Mind, Rising, Falling, Mara, Know That You Are, Worldly Winds, Pastorale (Hommage à Robert Schumann)

Fred Hersch (p), Drew Gress (b), Jochen Rueckert (dm), Rogerio Boccato (perc)* et le Crosby Street String Quartet: Joyce Hammann, Laura Seaton (vln), Lois Martin (avln), Jody Redhage Ferber (cello)

Enregistré les 24-25 août 2021, Astoria, NY

Durée: 46’ 25”

Palmetto 2198 (www.palmetto-records.com)

 

Accumulation due aux circonstances, voici réunis dans une seule chronique 10 (et même 11) véritables années du parcours de Fred Hersch: une réédition de 5 disques (un double, donc 6 CDs) avec les fidèles John Hébert (b) et Eric McPherson (dm), qui reprennent le parcours enregistré du trio de 2010 à 2017, sur huit années et pas dix comme le titre du coffret y fait penser. Qu’à cela ne tienne, vu la production régulière de Fred Hersch, nous avons rajouté trois albums, le premier en big band avec le WDR de Cologne, qui met en valeur la musique de Fred Hersch sous la direction et avec les bons arrangements de Vince Mendoza, avec aussi le talent des instrumentistes de ce big band dont nous parlons par ailleurs, dont la direction était assurée à cette époque par Bob Mintzer. Le leader historique de Yellowjackets a cédé la place à l’excellent Vince Mendoza, le temps d’arranger la musique de Fred Hersch, et le résultat est réussi, avec un ton européen entre musique classique et jazz qui convient parfaitement à la musique de Fred Hersch. Malgré ses origines américaines, la manière du pianiste, son toucher, l’absence du blues et de relief expressif, la légèreté de son swing quand il y en a, le rapprochent inévitablement du Vieux-Continent et de la tradition classique, comme ses inspirateurs, même américains, que sont Bill Evans, Keith Jarrett…

Si dans la réédition dont nous avons déjà chroniqué la plupart des disques (cf. notre index des chroniques, Jazz Hot n°662, 679, 684), la présence d’un trio, avec le bon John Hébert et le dynamique Eric McPherson, donne parfois l’illusion du jazz, comme un beau manteau posé sur la musique de Fred Hersch, les récentes productions de Fred Hersch semblent abandonner le répertoire du jazz. Joué par Fred Hersch, le jazz est souvent une belle forme, agréable à écouter, sans posséder l’intensité et la profondeur culturelle qui font que nous aimons le jazz. Ce qui n’empêche pas les qualités de toucher, de beauté parfois, de ce que joue en général le pianiste, avec parfois une petite lassitude devant une certaine platitude de l’expression quand, par hasard (cette chronique groupée), il nous est donné d’écouter une dizaine d’albums à la suite.

De fait, après ce bon disque avec le WDR, notre préféré car Vince Mendoza et les excellents solistes (Ludwig Nuss, tb, Andy Haderer, tp, Johan Hörlen, as, Paul Heller, ts, Ruud Breuls, tp, Hans Dekker, dm…) ont donné par ses arrangements de la chair, du cœur et du relief, avec l’arrivée du covid et la production at home pendant le confinement, il semble que Fred Hersch soit retourné à son inspiration d’enfance, la musique intimiste, la musique classique, voire la musique folk, et le résultat est franchement moins intéressant à notre oreille. Cela séduira certainement un public, les amateurs de piano plat, du type Keith Jarrett, mais il n’y a rien de fondamental pour le jazz, et ce n’est pas le meilleur, loin de là, de Fred Hersch, et d’abord à cause d’un répertoire inconsistant.

Le dernier disque de 2021, la onzième année d’une décennie très riche en enregistrements pour Fred Hersch, est malheureusement dans la ligne du précédent, encore plus déconnecté du jazz, un disque de musique classique (esprit third stream), avec Drew Gress, Jochen Rueckert et un quartette à cordes, parfois quelques rares sautillements qui évoquent le jazz. La musique n’a ni le lyrisme, ni la puissance de la musique classique, ni bien entendu une once de la chaleur humaine de l’expression du jazz. Dans une architecture moderne en verre meublée de gris, ça peut prendre un sens pour certains mais sur la terre et dans un club de jazz d’avant le covid, ça serait comme un barbarisme. Sous-titré «the Sati Suite», inspirée d’après le livret par des années de méditation (sans lien donc avec l'indispensable Erik Satie), ça se termine par un hommage à Robert Schumann, le compositeur, «Pastorale», un thème jarrettien en diable, avec ce côté variété Bach de grande consommation, malgré les qualités de toucher de Fred Hersch, composition également présente dans le disque en big band, que même Vince Mendoza et ses complices du WDR n’arrivaient pas à sortir de cet esprit third stream, artificiel, sans profondeur et parfois prétentieux.

Pour résumer, Fred Hersch gagne à jouer en trio, format jazz, et le disque en big band vaut le détour pour la mise en œuvre. La multiplication des enregistrements n’est peut-être pas le mieux pour une œuvre qui se banalise et se dilue avec le temps, signe d’un manque de souffle artistique, celui qui ressort de la culture.

Yves Sportis

 
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHeinie Beau - Milt Bernhart
Moviesville Jazz + The Sound of Bernhart

Titres communiqués dans le livret
1-12: Heinie Beau (cl, as, fl, comp), Don Fagerquist (tp), Jack Cave, John Graas (frh), Lloyd Ulyat (tb, bs), Ted Nash (cl, as, alt fl, piccolo), Buddy Collette (fl, ts, cl), Chuck Gentry (bar, bcl), Tony Rizzi, Howard Roberts (g), Red Callender, Red Mitchell (b), Jack Sperling, Bill Richmond (dm), Frank Flynn (vib, xyl, bells, timpani, perc)

12-23: Milt Bernhart (tb), Pete Candoli, Ray Linn (tp), Vince DeRosa (frh), Bob Enevoldsen (vtb, euph), Tommy Johnson (tu), Frank Flynn (vib, timpani), Milt Raskin (p), Billy Bean, George van Eps (g), Victor Gottlieb, Ed Listgarten, George Neikrug, Kurt Reher (cello), Red Mitchell (b), Larry Bunker (dm), Mel Lewis (dm, cga, bgo), Fred Katz, Calvin Jackson (arr)

Enregistré les 24 & 30 juin 1958, 17 mars, 21 avril, 8 mai 1958, Hollywood, CA

Durée: 1h 10 '51''

Fresh Sound Records 1061 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBuddy Arnold - Vito Price
Wailing + Swinging the Loop

Titres communiqués dans le livret

1-9: Buddy Arnold (ts, bcl), Dick Sherman (tp, arr), Frank Rehak (tb), Gene Quill (as, cl), Dave Schildkraut (as), John Williams (p), Teddy Kotick (b), Shadow Wilson, Osie Johnson (dm), Nat Pierce, Bob Brookmeyer, Al Cohn, Phil Urso (arr)

10-19: Vito Price (ts, as), John Howell, Bill Hanley (tp), Paul Crumbagh (tb), Barrett O'Hara (btb), Bill Calkins (bar), Lou Levy (p), Remo Biondi, Freddie Green (g), Max Bennett (b), Marty Clausen, Gus Johnson (dm), Bill McRae (arr)

Enregistré les 26 & 29 janvier 1956, 20 et 25 janvier 1958, New York, NY, Chicago, IL

Durée: 1h 07' 25''

Fresh Sound Records 1062 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBob Keene - Lex Golden
Solo for Seven + In Hi-Fi

Titres communiqués dans le livret

1-11: Bob Keene (cl), Bob Burgess, Milt Bernhart (tb), Pepper Adams, Bill Hood (bar), Red Norvo (vib), Dick Johnson, Paul Moer (p), Ralph Pena, Red Mitchell (b), Dick Wilson, Shelly Manne (dm), Jack Montrose (arr)

12-23: Lex Golden (tp, arr), Pete Carpenter (tb, arr), Abe Most (as, cl), Gene Cipriano (ts, fl, cl, bcl), Lester Pinter (ts, bar), Ray Sherman (p, arr), Ray Leatherwood (b), Richie Cornell (dm), Marty Paich, Paul Moer, Bill Pitman (arr)

Enregistré les 21 mai 1957, 24 & 25 avril 1957, Hollywood, CA

Durée: 1h 04' 54''

Fresh Sound Records 1063 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJohn Plonsky - Herb Pilhofer
Cool Man Cool + Jazz From the North Coast, Vol. 2

Titres communiqués dans le livret

1-11: John Plonsky (tp), Carl Janelli (bar), Dominic Cortese (acc), Chet Amsterdam (b), Mel Zelnick (dm), Betty Ann Blake (voc)

12-21: Herb Pilhofer (p, celesta), Jack Coan (tp), Paul Binstock (frh), Stan Haugesag (tb), Bob Crea (as, cl), Dave Karr (ts, bar, fl), Ted Hughart (b), Russ Moore (dm)

Enregistré les 5 mars 1957, New York, 1956, Minneapolis, MN

Durée: 1h 05' 07'

Fresh Sound Records 1064 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Le nom de la série est Presenting... Rare and Obscure Jazz Albums, avec un sous-titre adéquat, Created for the most discerning jazz collectors. Le New Grove Dictionary of Jazz ignore Heinie Beau (1911-1987), clarinettiste connu pour ses disques avec Red Nichols chez Capitol (1947). Egalement sax alto, il a travaillé pour Tommy Dorsey, Ella Fitzgerald, Eddie Miller et il a servi de «nègre» pour des arrangements signés par Axel Stordahl et Billy May. Le voici seul responsable de l'album Moviesville Jazz (Coral 757247), dont il a composé tous les thèmes servis, en dehors de lui, par des pointures des studios d'Hollywood. En revenant du cinéma, Beau écrivait une satire musicale de ce qu'il avait vu. Douze de ces impressions constituent un disque très agréable, stylistiquement dans le courant dit «west coast» des années 1950. Tout est bien. Soulignons toutefois «The Man With the Golden Embouchure», une ballade qui met en vedette Don Fagerquist (tp) et Heinie Beau (cl). Notons deux caricatures de musiques pour films policiers, «The Tattooed Street Car Name Baby» où Don Fagerquist (plunger), Beau (cl), Ulyate (bs) et Graas font merveille, et «Moonset Boulevard» qui vaut pour l'alto lancinant du leader et bien sûr, Fagerquist. L'évocation du western est évidente dans «The Five and a Half Gallon Hat Story» qui permet d'entendre un solo de cor (Jack Cave, ex-Harry James). L'influence des Giants de Shorty Rogers se remarque dans «Under the Blowtop» (Flynn, vib, Roberts, g, Mitchell, b), «Gullible Travels» (Fagerquist, excellent, Beau proche de Gus Bivona, cl, Nash, as, Sperling, balais à la Shelly Manne) et «The Cool Tin Roof Story» (Mitchell, b, Beau, cl, Collette, ts, Roberts, g).

Cette réédition est couplée avec l'album The Sound of Bernhart (Decca 9214). Milt Bernhart (1926-2004) dont c'est le deuxième de ses seuls disques en leader, était extrêmement occupé dans les studios d'Hollywood. Ex-élève de professeurs légendaires (Forrest Nicola, Donald Reinhardt), il fut un incontournable sideman doté d'une sérieuse technique (Stan Kenton, Benny Goodman, Maynard Ferguson, Shorty Rogers). Il a fallu trois séances pour enregistrer ces onze titres destinés à montrer l'étendue des compétences de Milt Bernhart, car entouré de pointures des studios, quand l'un était libre, un autre ne l'était pas. En tempo médium qui balance bien, Bernhart aborde d'abord «Love Is Sweeping the Country» des frères Gershwin (Flynn, vib, Raskin, p, Mitchell, b sur le bon drumming de Mel Lewis). Il phrase avec souplesse dans un style sweet le «Don't Blame Me»; Urbie Green n'aurait pas fait mieux. Les arrangeurs ont placé le virtuose qu'était indiscutablement Bernhart dans des environnements influencés par la musique savante européenne: ensemble de cuivres dans l'ambitieux «Valvitation Trombosis» de Calvin Jackson (avec passages en staccato... que des pointures: Pete Candoli, Vince DeRosa, Tommy Johnson) et «Carte Blanche» attribué à Bernhart et Candoli qui est de l'improvisation libre, une section de violoncelles («Poor Pierrot», «Legend», «Balleta») ou enfin des percussions («Karabali» de Lecuona, Mel Lewis, cga/bgo, Flynn, timbales). Il y a aussi des arrangements qui swinguent, comme «Martie's Tune» (Red Mitchell, b, Larry Bunker, dm) et «I'm Beginning to See the Light» (duo Bernhart et Red Mitchell). Bref, un disque indispensable pour les amateurs de cuivres, mais moins pour les exclusifs du jazz.

Le sax Buddy Arnold, alias Arnold Grishaver (1926-2003) sera une découverte pour beaucoup même s'il a joué pour Georgie Auld (1943), Bob Chester, Joe Marsala, Buddy Rich, Buddy de Franco, Elliot Lawrence, Stan Kenton et Phil Sunkel (1955). Il s'agit là du seul album sorti sous son nom. Les arrangements sont du meilleur niveau (Nat Pierce, Al Cohn, etc) et dès «Oedipus», le swing est là (Shadow Wilson!) avec de très bons solos (Quill, as, Rehak, tb, John Williams, p, Sherman, tp, Arnold, ts, Kotick, b) et une mise en place superlative des ensembles. Buddy Arnold est lesterien et Dick Sherman (né en 1927), trop négligé comme Fagerquist. En tempo moyen «Footsie» met bien en valeur Buddy Arnold, mais aussi Sherman, puissant, Schildkraut, Rehak, Williams (très bonnes lignes de basse de Kotick; Osie Johnson n'est pas très vigoureux). La bonne reprise basienne, «It's Sand, Man», arrangée par Nat Pierce, montre un Buddy Arnold d'un niveau égal à Al Cohn. Sherman qui dans «You Don't Know What Love Is» évoque Tony Fruscella, est responsable de cet arrangement. Buddy Arnold y est excellent (stop chorus, solo sur tempo vif, coda). Confirmation du talent du leader dans «Moby Dick» de Sherman (solo virtuose de Rehak). Dans «No Letter Today», Arnold fait un peu penser à Paul Quinichette (qui ne fut pas le tocard qu'ont prétendu les «spécialistes»). Nous découvrons Gene Quill à la clarinette, genre Al Cohn, dans «Patty's Cake» de Sherman. Excellent album qui permet aussi de se souvenir du trompette Dick Sherman qui fit les beaux jours de Claude Thornhill, Jerry Wald, Elliot Lawrence, Charlie Ventura, Charlie Barnet, Al Cohn, Zoot Sims et bien d'autres.

Vito Price alias Vito Pizzo (né en 1929) est aussi oublié que Buddy Arnold et fait un bon complément de réédition avec ce premier album fait sous son nom. Price a joué pour Bob Chester, Art Mooney, Tony Pastor, Chubby Jackson, Jerry Wald avant de se fixer à Chicago (1955). En fait, l'esthétique est la même. «Swinging the Loop» est un arrangement bien swingué par un orchestre à la mise en place parfaite et un leader tout autant lesterien (son un peu plus épais qu'Arnold). Le leader qui signe Price ou Pizzo est un bon concepteur de thèmes faits pour être swingués, comme l'illustre «Mousey's Tune» dont il est le principal soliste avec Lou Levy (très bon). Vito Price est aussi très plaisant dans la ballade «Why Was I Born» de Kern (tempo médium) grâce à une belle qualité de son. L'arrangement orchestral de  «In A Mellow Tone» est propice au swing. Vito Price, Lou Levy, Osie Johnson mènent «Eye Strain» sur un train d'enfer. Lou Levy n'est pas moins remarquable dans «As Long As I Live». Magnifique vibrato du leader qui déploie une largeur de son digne d'un Sam Taylor dans «Time After Time» et «Credo». On pense aussi à Wardell Gray, c'est dire le niveau. Levy, Freddie Green, Max Bennett et Gus Johnson assurent un soutien implacable dans «Beautiful Love». Vito Price est un admirable artiste et le fait qu'il ait été négligé pose la question de la compétence des «spécialistes». En plus, c'est très bien enregistré.

Bob Keene ou Keane, né Robert Verrill Kuhn (1922-2020), n'encombre pas non plus les dictionnaires. Clarinettiste de formation classique, il aurait joué avec le Los Angeles Symphony. Mais, tombé sous le charme de Benny Goodman, il s'orienta vers le jazz et a joué pour Eddie Miller, Ray Bauduc avant de diriger un orchestre d'abord dans la lignée d'Artie Shaw puis dans des arrangements de Shorty Rogers et Gene Roland. En 1957, pour un nouveau label, Andex, il enregistre des arrangements de Jack Montrose à la tête de trois septets (sans trompette, mais avec trombone, sax baryton et vibraphone). Dès «I Won't Dance», Bob Keene, dépourvu de vibrato, démontre qu'il y avait une alternative plus musclée au style de Buddy de Franco. Nous avons là des standards qui subissent un traitement original sans perdre le fil du swing et pour la coulisse, on y découvre, dans sept titres, le méconnu et brutal Bob Burgess (1929-1997) et on retrouve l'incontournable Milt Bernhart dans quatre autres titres: «There'll Never Be Another You» (Bob Burgess propose un jeu solide à la Bill Harris), «Soft Winds» (bon jeu de balais de Dick Wilson; solos de Pepper Adams, Red Norvo, Burgess), «Can't We Be Friends» (le leader est très bon tout comme Adams, Red Mitchell, Shelly Manne), «Let's Fall in Love» (belle partie de Red Mitchell), «A Lonesome Cup of Coffee» (Bernhart, tb). Inutile de préciser que la mise en place de ces morceaux est superlative.

Le trompette Lex Golden n'a pas marqué l'histoire. C'est ici, son premier album sous son nom. On retrouve Paul Moer, mais parmi les arrangeurs (avec Marty Paich, Ray Sherman, etc). Lex Golden a joué en orchestre symphonique, pour Victor Young, dans les studios d'Hollywood (musiques pour films et TV). Dans un style west coast qui conserve un balancement (Ray Leatherwood, b, Richie Cornell, dm), ce groupe aborde des thèmes simples, notamment de Victor Young («Around the World», solos d'Abe Most, as, Gene Cipriano, ts lesterien; «Passepartout» qui est «La Cucaracha» où brille Ray Sherman, p; «Sweet Sue»). Lex Golden a une bonne technique et mise en place, mais pas toujours une belle sonorité. Son style évoque parfois celui des trompettes de variétés des années 1950 («Yesterdays», mais Gene Cip Cipriano relève l'intérêt; «Llama's Mama» avec sourdine) ou bien Shorty Rogers («Headshriker», Abe Most, cl). Golden peut swinguer («Flip-Top»). Abe Most (1920-2002), Gene Cip Cipriano (né en 1929) et Lester Pinter forment une section de sax très influencée par celles de Woody Herman («I Wished on the Moon»). Tous trois doublent sur divers instruments à anche. Clarence E. Pete Carpenter (1914-1987) est un bon tromboniste et arrangeur («Llama's Mama», «Mule Train», «Lot's 0' Lex»). Cipriano et Pinter, aussi lesteriens l'un que l'autre, interviennent en solo dans «Jeepers Creepers». Au total, un bon complément en octet de l'album en septet de Bob Keene.

Le trompette John Plonsky (1920-2010) est mieux connu. Il a enregistré pour Charlie Mingus (1946), Ray Bauduc et Nappy Lamare. Après ce premier album dont l'instrumentation est particulière (accordéon amplifié à la place du piano), il réalisera Dixieland Goes Progressive(1957, chez Golden Crest) et une collaboration avec Lou McGarity sous le pseudonyme John Parker (1964). Son arrangement «Laurel and Hardy» balance bien. Plonsky, qui a une qualité de son, joue de façon incisive, véloce avec une solide technique, supérieure, à mon sens, à celle de Shorty Rogers et de Conte Candoli. Il est aussi un bon auteur de thèmes. Bonne alternative avec Carl Janelli (1927-2018). Cette version de «The Lady Is a Tramp» est très marquée par le style de Gerry Mulligan (passages fugués, sax baryton). La sonorité de Plonsky avec la sourdine bol est superbe, le phrasé est bop. Il est plus impressionnant sur les tempos vifs («Putting on the Ritz»). L'accordéon est discret, sauf dans «Angel Hair» et le bluesy «Blonde Caboose» (bonnes lignes de basse de Chet Amsterdam). Ce Dominic Cortese (1921-2001) obtient une sonorité originale. En prime, la chanteuse de Cincinnati Betty Ann Blake (née en 1937) qui a débuté à 16 ans et qui, à cette époque, était employée chez Buddy Morrow (1956-58): «But Not for Me» et «How About You?». Elle est de loin, pour le jazz, plus talentueuse qu'une Norma Mendoza ou une Terry Morel.

Ce plaisant album est couplé avec le premier disque sous son nom du pianiste allemand Herb Pilhofer (né en 1931) à la tête d'un octet qui s'inspire des groupes de Dave Pell et Shorty Rogers. Il a étudié l'arrangement et l'orchestration auprès de Bill Russo (1954). La sonorité orchestrale est très plaisante avec la présence du cor (il y a longtemps qu'on ne parle plus de french horn sauf dans les discographies de jazz, mais de cor/horn tout simplement). Dave Karr (né en 1931) a un son épais au sax ténor. Il swingue aussi bien qu'un Zoot Sims tandis qu'au baryton, il n'évite pas la marque de Mulligan («Elora», où Ted Hughart prend un très bon solo de basse). Dans «Topsy», Dave Karr swingue avec détermination. Son jeu de flûte est mis en avant dans «Ill Wind» (le chef est au celesta). Jack Coan a une approche similaire à celle de John Plonsky. Le timbre est clair, le phrasé tranchant. L'arrangement sur «Django» de John Lewis est raffiné, compatible avec le toucher classique de Pilhofer. Dans «Bach's Lunch», Pilhofer est proche de John Lewis. Il est plus swing dans son «Nicollet Avenue Breakdown» sur tempo vif qui vaut aussi pour Karr (fl), Bob Crea (as), Coan (bon registre aigu en coda) et Haugesag (style Bill Harris musclé). Dans «Spring is Here» et «Ill Wind», Haugesag plagie franchement Bill Harris. L'influence du genre Woody Herman est nette dans le travail alto-ténor sur «Give Me the Simple Life» et «Solo Scenes».

 Tous les albums de cette collection sont bons, dans un style cool, sans être amorphe, assez caractéristique des années 1950. Ceux qui ne supportent plus la prétention des créatifs du XXIe siècle, se reporteront sur ces découvertes, dépourvues non-sens actuel, puisque ces plages sont passées inaperçues, donc des «nouveautés», et méritent, au nom du swing, une attention particulière.

Michel Laplace

 
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDavid Gilmore
From Here to Here

Focus Pocus, Cyclic Episode, Metaverse, Child of Time, When and Then, Innerlude, Interplay, The Long Game, Free Radicals, Libation

David Gilmore (g), Luis Perdomo (p), Brad Jones (b), E.J.Strickland (dm)

Enregistré le 12 septembre 2018, Long Island, NY

Durée: 1h 05’ 56”

Criss Cross Jazz 1405 (www.crosscrossjazz.com)

 

Du jazz moderne post bop de haute volée comme «Cyclic Episode» de Sam Rivers, avec parfois quelques réminiscences de fusion («Metaverse», «Child of Time», «When and Time», «Innerlude»), par des musiciens qui sans être célèbres, ne sont pas nés de la dernière pluie, qui ont déjà un parcours respectable au service du jazz et d’une musique exigeante. Signalons pour information que cet enregistrement d’avant covid, publié pendant cet instant de silence imposé, est un tribute collectif de sa famille (fils et petits enfants) à Gerry Teekens, Sr., le fondateur de l’excellent label Criss Cross Jazz, disparu en septembre 2019 avant la sortie de ce qui reste l’une de ses dernières productions.

Le leader David Gilmore est né en 1964 et a étudié avec Joe Lovano, Jim McNeely. Il a contribué au M-Base de Steve Coleman, un collectif où sont passés des dizaines de musiciens. Il a joué de la fusion au sein de Lost Tribe, et a accompagné Wayne Shorter dans les années 1990, avant de rencontrer Christian McBride, Jeff Tain Watts, Ravi Coltrane… La suite est une série de rencontres avec le gratin du jazz, Sam Rivers, Geri Allen, Muhal Richard Abrams, Randy Brecker, Jack DeJohnette, Branford et Wynton Marsalis et beaucoup d’autres. Cela permet de comprendre qu’il soit ici le leader d’une bonne formation –c’est son second enregistrement en leader pour Criss Cross Jazz, après Transitions (CCJ 1393) de 2016– et le responsable d’une bonne musique, polymorphe, la résultante d’influences et de rencontres esthétiquement très diverses. Signalons que David Gilmore est aussi le compositeur de la plupart des titres, en dehors de deux compositions de Sam Rivers et Bill Evans, et l’ensemble est réussi, tirant selon les plages sur les différentes inspirations qu’a croisées le guitariste.

Luis Perdomo, le natif de Caracas au Vénézuela (1971) s’était présenté aux lecteurs de Jazz Hot n°631 en 2006, et nous avons chroniqué certains de ses disques, dont le récent et excellent Spirits and Warriors, paru sur ce même label, enregistré en 2016. C’est un excellent instrumentiste qui accompagne les meilleurs depuis plus de trente ans et, au sein de la rythmique très jazz, il participe à accentuer la couleur jazz de culture dans laquelle le guitariste leader est si bon («Focus Pocus», «Cyclic Episode», «Interplay»). On aimerait l’entendre dans ce registre reprendre le beau répertoire de Sam Rivers qu’il a fréquenté et de Joe Henderson dont il n’est pas éloigné par l’esprit («Free Radicals»).

Les chorus du guitariste et du pianiste sont ébouriffants, d’autant que la rythmique est exceptionnelle avec le splendide Brad Jones, doté d’une belle sonorité et d’une attaque dynamique («The Long Game»), le contrebassiste natif de New York en 1963 (Ornette Coleman, Elvin Jones, Muhal Richard Abrams). Enfin, E.J. Strickland est un de ces grands batteurs dont le jazz a l’exclusivité, qui apportent toujours énormément pour la mise en place, le drive de leurs relances, aux orchestres qui ont le bonheur de les inviter: c'est un des plus beaux disciples d’Elvin Jones. Nous avions fait plus ample connaissance dans Jazz Hot n°624 (2005), et cet enfant de Gainsville, en Floride, où il est né en 1979, a côtoyé le meilleur du jazz de culture, Vincent Herring, Russell Malone, et bien entendu Marcus Strickland, le saxophoniste ténor, dont il est le jumeau et avec lequel il a partagé des enregistrements.

Nous avons ici réunies toutes les composantes d’un bon enregistrement, du label aux artistes et à la musique, une synthèse parfaitement réussie par le guitariste de son long parcours entre diverses réalités du jazz des années 1970 aux années 2000.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHelen Carr
Why Do I Love You? Her Complete Bethlehem Sessions

Titres communiqués dans le livret

Helen Carr (voc), Don Fagerquist, Cappy Lewis (tp), Frank Rosolino (tb), Charlie Mariano (as), Donn Trenner, Claude Williamson (p), Howard Roberts (g), Max Bennett, Red Mitchell, Charles Mingus (b), Stan Levey, Johnny Berger (dm), LeRoy Holmes & Stan Kenton Orchestras

Enregistré en mars 1949, 22 juin 1952, 5 & 27 janvier 1955, 11 novembre 1955, octobre 1957, Hollywood, CA, New York, NY, Los Angeles, CA, Cleveland, OH

Durée: 1h 16' 23''

Fresh Sound Records 1103 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Terry Morel
Songs of a Woman in Love. Her Complete Recordings 1955-1962

Titres communiqués dans le livret

Terry Morel (voc), Herbie Mann (fl), Tony Luis, Ralph Sharon, Gerry Wiggins, Bob Dorough, Clare Fisher (p), Ron Andrews, Jay Cave, Gene Wright, Woody Woodson, Gary Peacock (b), Hank Nanni, Christy Febbo, Bill Douglass, Chuck Thompson, Larry Bunker (dm), Jackie Mills (perc)

Enregistré les 10 mars 1955, janvier 1956, 6 mai 1957, 25 novembre 1957, 5 novembre 1962, Philadelphie, PA, Jackson Heights, NY, Los Angeles, CA

Durée: 1h 01' 15''

Fresh Sound Records 1107 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

Fresh Sound poursuit la réédition de disques de chanteuses oubliées. Nous avions précédemment parlé de Rita Moss (Fresh Sound 983) et Lorez Alexandria (Fresh Sound 979). Voici Helen Carr (1922-1960), originaire de Salt Lake City, dans l'Utah. Elle prit ce nom à partir de son mariage en 1941 avec Walter Carr. Ils étaient séparés lorsqu'un pianiste, Don Trenner (1927-2020), la rencontre en 1945. Le couple, Helen et Don, est engagé dans l'Orchestre de Buddy Morrow (1947), puis de Chuck Foster (1947-48; notamment au Roosevelt Hotel, New Orleans), Charlie Mingus (Los Angeles, 1949, Charlie Barnet (1950-51; occasion d'être filmés), Paul Nero (1952, avec Bud Shank, as), Georgie Auld (1952, avec Red Callender, b), Charlie Parker (Tiffany Club, Los Angeles, 1952, avec Chet Baker, tp), Stan Kenton (1952), Skinnay Ennis (1953).
Puis, Red Clyde des disques Bethlehem a voulu enregistrer une chanteuse. Après une audition, Helen Carr fut engagée et la première séance s'est tenue le 5 janvier 1955. Huit morceaux sont sortis sur le 33 tours 25 cm Down in the Depths of the 90th Floor(Bethlehem BCP 1027) qui ouvrent cette réédition. Helen Carr est une chanteuse expressive de tessiture soprano sans grande étendue de registre, mais elle est dotée d'un très bon timing ternaire. Son influence initiale fut Billie Holiday dont on retrouve la trace discrète dans certains maniérismes («You're Driving Me Crazy», «Moments Like This»). Dans son premier opus, Helen Carr aborde des standards en dehors d'un titre «Memory of the Rain» dont elle écrit les paroles et Don Trenner la musique. Tout au long de l'album, Trenner dévoile des qualités d'instrumentiste. Don Fagerquist (tp) et surtout Charlie Mariano (as) ont de l'espace pour s'exprimer en solo: «Not Mine» (bon jeu de balais; Helen annonce fortuitement Amy Winehouse!), «I Don't Want to Cry Anymore» et «Moments Like This» (Mariano est très parkerien), «Tulip or Turnip» et «I'm Glad There Is You» (très bons solos de Fagerquist), «You're Driving Me Crazy». Helen Carr démontre un sérieux talent, mais c'est à une époque où les grandes chanteuses sont légion. Ce premier disque est une réussite et, de nos jours, il est à la limite de l'indispensable.
Vingt-deux jours plus tard, elle fait une deuxième séance, sans Trenner et avec Frank Rosolino à la place de Fagerquist. Deux titres sont sortis sur un album de Max Bennett (Bethlehem BCP 1028). L'influence de Billie Holiday est plus marquée dans «They Say» (Williamson excellent, Mariano dans l'ombre du Bird, Rosolino remarquable de technique, Bennett et Levey impeccables). Rosolino ne joue pas dans «Do You Know Why?». Helen Carr retourne au studio le 11 novembre 1955 pour réaliser sous son nom une séance sans piano publiée sous le titre Why Do I Love You? (Bethlehem BCP 45). D'emblée, cet album s'impose grâce aux interventions du sous-estimé Cappy Lewis, plein de drive et très expressif! Le son de groupe sans piano ni batterie autour de la voix souvent sensuelle d'Helen Carr imposait cette réédition pour faire savoir à côté de quoi nous sommes passés. Cappy Lewis est incroyable («My Kind of Trouble Is You», «Summer Night»)! Toutes ses interventions sont de qualité avec la souplesse, le swing et les facilités de registre dont Warren Vaché fera preuve plus tard («Bye Bye Baby», «Why Do I Love You?»). Il ne joue pas dans «Lonely Street». Helen Carr quitte la Côte Ouest pour New York et, en octobre 1957, elle réalise un 45 tours commercial pour MGM (K12578) avec un orchestre et un chœur dirigés par LeRoy Holmes. A la suite de ça, Helen Carr retourne chez Charlie Barnet pour une tournée de dix-sept jours (1959) au cours de laquelle on lui découvre un cancer. Pour faire bonne mesure, ce CD se termine par un titre, «Say It Isn't So», tiré d'un 78 tours de Charlie Mingus (remarquable!) sur label Dolphins of Hollywood, et un autre, «Everything Happens to Me», extrait d'un show radiophonique avec Stan Kenton (1952) où Helen Carr est très influencée par Billie Holiday sans que ce soit ridicule ou insupportable. Un CD recommandé!
Terry Morel (1925-2005) est née à Philadelphie où elle a débuté en professionnelle en 1949. Elle fait d'abord une carrière commerciale dans des cabarets. En 1955, un pianiste de 24 ans, Tony Luis, l'oriente vers le jazz. En trio (Ron Andrews, b, Hank Nanni, dm), Luis avait déjà enregistré sous son nom un 45 tours pour Prestige (1954, New Jazz EP 1703). A son tour la chanteuse réalise quatre titres en mars 1955,Terry Morel Sings With the Tony Luis Trio (Prestige EP 1374). En fait, Terry Morel n'est pas convaincante pour le jazz. On entend un bon solo de Tony Luis dans «But Not for Me». Il accompagne bien et invente de jolies introductions. Le batteur est inexistant. Moins d'un an plus tard, alors que Terry Morel chante au Montclair Supper Club de Jackson Heights, NY, le label Bethlehem qui a déjà lancé Helen Carr, demande à Rudy Van Gelder d'enregistrer Terry en public, ce qui donne l'album Songs of a Woman in Love (Bethlehem BCP 47). La rythmique est plus swinguante. La voix est toujours sans caractère, mais l'entourage fait que le disque est bon. Les contre-chants et solos d'Herbie Mann sont tous excellents Sometimes I'm Happy», «Who Cares»). Ralph Sharon fait du bon travail en accompagnement et en solo («Somebody Else», «More Than You Know»). Dans «How About You?» et «You're Not the Kind of a Boy for a Girl Like Me», Terry Morel tente d'imiter Sarah Vaughan, tant mieux, mais elle est loin derrière. La comparer à June Christy et Chris Connor est très excessif. Helen Carr, Julie London, Kay Starr, Ella Mae Morse, Betty Ann Blake pour ne rien dire d'Anita O'Day sont d'un talent plus conséquent. Non que la voix soit laide, mais la justesse est parfois limite, et elle phrase de façon molle en cherchant à «faire joli» («The Night We Called It Day»). Terry Morel se rend ensuite pour la première fois sur la Côte Ouest où elle participe à un show télévisé, Stars of Jazz (1957) avec Gerry Wiggins («But Not For Me»), puis Bob Dorough («Day In Day Out», ce que Terry Morel a fait de mieux). Morel est restée à Los Angeles. Elle s'est produite dans des cabarets, participa à une télévision dont un titre avec Gary Peacock, inaudible, qui termine cette compilation (1962). S'il faut faire un choix, l'avantage va à Helen Carr.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSeamus Blake / Chris Cheek
Let's Call the Whole Thing Off

Let's Call the Whole Thing Off, Choro Blanco, Lunar, La Canción Que Falta, Limehouse Blues, Surfboard, Count Your Blessings, A Little Evil

Seamus Blake (ts), Chris Cheek (ts), Ethan Iverson (p), Matt Penman (b), Jochen Rueckert (dm)

Enregistré le 10 septembre 2015, New York, NY

Durée: 1h 02’ 51”

Criss Cross Jazz 1388 (www.crisscrossjazz.com)

 

Voici un enregistrement qui date de quelques années et qu’il aurait été dommage de laisser de côté sous ce prétexte assez futile qu'il nous est parvenu tard. Il réunit deux beaux saxophonistes ténors dans un chasequi se place, de manière originale, dans la belle tradition des échanges qui s’enrichissent, depuis les débuts du jazz, du dialogue intense de deux complices, parfois rivaux mais sur le fond complémentaires, complices et émules pour tirer le meilleur de l’expression. Parmi les pères fondateurs, on ne se lasse jamais d’écouter les dialogues d’anthologie de Coleman Hawkins et Ben Webster. On goûte, avec un plaisir qui ne vieillit jamais, les échanges qui ont illuminé l’histoire du jazz d’après Seconde Guerre de Dexter Gordon & Wardell Gray, à Gene Ammons & Sonny Stitt, Sonny Rollins & Sonny Stitt, Eddie Lockjaw Davis & Johnny Griffin, en passant par Al Cohn & Zoot Sims, la liste n’est pas complète et la matière abondante dans la discothèque du jazz. Ils ont constitué parmi les moments les plus hot de l’histoire du jazz, car le drive, cette énergie propre au jazz, et le son, la voix de chacun, en constituent les composantes spectaculaires. Les amateurs de jazz en raffolent à juste titre, et ils ont participé de ce principe des jam sessions telles que les rêvait Norman Granz pour le ravissement des spectateurs, et pas seulement pour les ténors. Les contrastes et la personnalité de la sonorité, l’imagination débridée comme le recours aux sources essentielles comme le blues étaient de mise. Si cette tradition perdure encore sur scène ou en club au XXIe siècle, elle est plus rare, d’autant que le langage et la création musicale s’est souvent nombrilisée privant le jazz d’une dimension collective, propre à l'histoire culturelle communataire du jazz, qui disparaît. La tristesse relative aussi des époques et l’évolution des modes de vie doivent y être pour quelque chose.

Quel plaisir donc, de retrouver en 2015 un projet qui met en scène un dialogue fertile entre deux sons de ténors, soutenu bien entendu par une section rythmique de qualité, même si la préparation le distingue de la spontanéité culturelle du modèle original. C’est le deuxième projet de ce groupe chez Criss Cross Jazz après Reeds Ramble (Criss Cross 1364) enregistré en 2013, du nom du groupe. L’originalité est qu’un répertoire de standards comme Berlin, Gershwin, des thèmes anciens comme «Limehouse Blues» sont totalement réarrangés, revisités, et gardent pourtant quelque chose de la flamme des époques passées: les deux coleaders l’expliquent par un jeu de références à des versions inoubliables: pour le thème initial (et titre de cet album), la référence est la version en duo d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. Pour «Limehouse Blues», ce sera la version, déjà actualisée à son époque, de la rencontre entre John Coltrane et Cannonball Adderley; «Count Your Blessing» prend comme ancrage l’enregistrement en 1956 de Sonny Rollins. Il y a aussi des choix de thèmes de Carlos Jobim, dont le bon «Surfboard» remarquablement mis en valeur par les arrangements. Le disque est en fait construit autour du répertoire, de la mémoire et des réarrangements. La complicité fait merveille; c’est le plus souvent très préparé, plus écrit que dans la tradition des ténors que nous évoquions, plus ancrée, elle, sur le blues, la transe et ce qui fait la profondeur de la culture afro-américaine. Mais les deux ténors de ce disque apportent cette énergie propre aux échanges de saxophones par de savants arrangements et de bons chorus.

Si la sonorité, l’articulation du phrasé et l’accentuation de chacun des saxophonistes ne possèdent pas une personnalité aussi marquée que celles des devanciers dont nous parlions, ils n’en sont pas moins de bons instrumentistes. Ethan Iverson apporte à son clavier ses qualités d’imagination, de ton, et il enrichit l’ensemble d’interventions originales. Le disque se termine par «Little Evil», dans le registre boogaloo, une note de bonne humeur dont on a bien besoin en 2022. Le monde de 2015 semble déjà si loin…

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Lodi Carr - Norma Mendoza
Ladybird + All About Norma

Titres communiqués dans le livret
1-11: Lodi Carr (voc), Don Elliott (mello, vib), Al Klink (fl, bar), Stan Free, Herman Foster (p), Mundell Lowe (g), George Duvivier, Herman Wright (b), Ed Shaughnessy, Jerry Segal (dm)
12-22: Norma Mendoza (voc), Jimmy Wisner (p), Ace Tessone (b), Hank Caruso, Dave Levin (dm);
23: Norma Mendoza (voc), Jimmy Wisner Big Band
Enregistré en 1960, New York, NY et en janvier-février 1960, Philadelphie, PA
Durée: 1h 05' 23''
Fresh Sound Records V134 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Dans cette collection, The Best Voices Time Forgot, nous avons déjà parlé de Pat Thomas/Barbara Long (Fresh Sound V114) et Honi Gordon/Sue Childs (Fresh Sound V113). Le sous-titre est Collectible Albums by Top Female Vocalists. Cela, sans doute, s'adresse d'abord aux collectionneurs de disques rares de l'âge d'or de la musique américaine. Nous avons ici, la réédition des albums Ladybird (Laurie 1007), All About Norma (Firebird FB 1000) et d'un 45 tours (Firebird FB 100). Lodi Carr, née en 1933, dans le Michigan, vient d'une famille de chanteurs amateurs. Elle fut élevée à Detroit. A l'âge de 15 ans, elle y décroche son premier engagement professionnel au Bluebird Inn avec le pianiste Roland Hanna. En 1957, elle arrive à New York et se produit au Birdland avec Tommy Flanagan. Elle chante ensuite au Greenwich Village accompagnée par Duke Jordan. Elle eut aussi l'occasion de travailler avec Yusef Lateef et Claude Thornhill. Le présent album, Ladybird, est le premier et le seul qui fut publié sous son nom. Par la suite, Lodi Carr s'est produite notamment avec Larry Elgart, Hank Mobley, Pepper Adams, Richard Wyands, Kenny Barron, Sahib Shihab. En 2009-10, elle chantait encore au Lafayette Bar d'Eaton dans le New Jersey. Lodi Carr s'est dite marquée par Sarah Vaughan, Billie Holiday, Dinah Washington et Jimmy Scott. On trouve en effet une petite influence de Dinah Washington chez Lodi Carr, notamment dans «The Masquerade Is Over». Mais en fait, elle ne cherche pas à copier, et elle a une voix personnelle, un peu voilée, sans ampleur mais qu'elle sait exploiter au mieux dans un climat feutré. Elle a un bon sens de l'interprétation. Elle sait phraser avec balancement («Tumble-in-Down»). La ballade «When I Fall in Love» est bien menée avec un bon soutien notamment de Don Elliott (mellophone), Al Klink (fl), Mundell Lowe (g) et les balais d'Ed Shaughnessy. En fait, Lodi Carr est une plaisante chanteuse de cabaret, comme il y en eut beaucoup à cette époque. Dans«For You, Just For You», Stan Free se prend un peu pour un concertiste classique. Don Elliott joue du vibraphone dans «Lady Bird» de Tadd Dameron, morceau où Lodi Carr est plus tonique. On y entend d'excellents solos d'Elliott et Stan Free. Jolie introduction flûte et vibraphone à la ballade «I'm Lost». On trouve les mêmes, au mellophone et sax baryton, pour lancer une bonne version de «There'll Never Be Another You». Les contre-chants de mellophone y sont excellents. Dans «If I Should Lose You», Lodi Carr est plus expressive et le pianiste, Herman Foster, est d'un haut niveau. On retrouve Foster et un très bon drumming de Jerry Segal dans le trop court «Deed I Do». Lodi Carr y est à son meilleur niveau et les lignes de basse d'Herman Wright sont parfaites. On aurait aimé plus d'espace accordé à Don Elliott, Al Klink et Mundell Lowe.

Norma Mendoza, née en 1931 dans le New Jersey, contralto de formation classique, s'est faite remarquée à Philadelphie, à l'âge de 17 ans, dans des airs d'opéra. Elle fit ses débuts en jazz club à la fin de 1959 et dès janvier 1960, le pianiste Jimmy Wisner l'emploie pour enregistrer un 45 tours, «Sidney's Soliloquy»/«And Then There Were None» que l'on retrouve dans l'album All About Norma pour le label Firebird, qui est le premier et le seul publié sous son nom. Elle y est accompagnée par un pianiste de 28 ans, Jimmy Wisner qui se fit connaître dans l'orchestre de Charlie Ventura. Wisner est responsable des arrangements qui sont bons. Norma Mendoza qui fut un temps l'épouse de Wisner, fit parallèlement une carrière de professeur de chant et elle eut pour élève Frankie Avalon. La prise de son est différente entre les deux albums, l'avantage allant à Norma Mendoza. Jimmy Wisner (1931-2018) est un bon pianiste, et il constitue un élément d'intérêt dans cette réédition. Norma Mendoza a un beau timbre de voix («Little Norma»), beaucoup de musicalité, et elle ne laisse paraître aucune influence des grandes divas du jazz. C'est personnel, très musical et souvent dépourvu de swing. Son style serait mieux adapté à la comédie musicale («Warm», «My Funny Valentine») ou aux variétés américaines de qualité («Black Is the Color», version dynamique avec un bon drumming d'Hank Caruso; «Our Love Is Here to Stay» des frères Gershwin). Le trio d'accompagnement délivre parfois un certain swing («I Didn't Know What Time It Was» de Rodgers et Hart; «Just in Time» de Jule Styne; «And Then There Were None» qui vaut aussi pour Norma Mendoza (passages à deux voix en re-recording). Le meilleur de Norma Mendoza (et de tout le CD) se trouve dans «If It's Love», avec le soutien d'un remarquable big band (personnel inconnu) où elle montre du punch comme une Liza Minnelli. Il y a sans doute du grain à moudre pour les curieux non obnubilés par le swing torride.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBob Mintzer & WDR Big Band Cologne
Soundscapes

A Reprieve, The Conversation, Stay Up, Montuno, Whack, Canyon Winds, Herky Jerky, New Look, One Music, VM

Bob Mintzer (ts, ewi, comp, arr, dir) & WDR Big Band Cologne

Enregistré du 10 au 19 octobre 2019, Cologne, Allemagne

Durée: 1h 08’ 05”

JazzLine/Gema D77082 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)


Yellowjackets + WDR Big Band
Jackets XL

Downtown, Dewey, Mile High, The Red Sea, Even Song, One Day, Tokyo Tale, Imperial Strut, Coherence, Revelation

Yellowjackets & WDR Big Band: Bob Mintzer (ts, ewi, fl), Russell Ferrante (p, ep, synth), Dane Alderson (eb), William Kennedy (dm) + WDR Big Band

Enregistré du 4 au 9 novembre 2019, Cologne, Allemagne

Durée: 1h 09’ 19”

Mack Avenue 1175 (www.mackavenue.com)

 

Bob Mintzer et le WDR Big Band Cologne, c’est une longue histoire déjà de six années. On retrouve ici Bob Mintzer, le directeur depuis 2016, dans deux configurations: sur le premier, il est le compositeur, arrangeur et conducteur du big band, et sur le second, en tant que membre de son célèbre groupe Yellowjackets. On pourrait penser que la différence n’est pas très grande, mais à l’écoute, la musique de Soundscapes, repensée big band et moins marquée par l’esprit jazz rock/jazz fusion et un jeu de batterie très (trop à notre goût) systématique de Jackets XL, est, toujours à notre goût, beaucoup plus intéressante.

Bob Mintzer, très bon instrumentiste, arrangeur et leader, est un de ces musiciens professionnels jusqu’au bout des doigts qui font le bonheur des grandes formations et des studios. Il maîtrise l’ensemble des paramètres (composition, arrangements, direction de big band) avec beaucoup de maestria et, en dépit de notre réserve de sensibilité sur l’inspiration d’origine (le jazz rock), la musique est d’une qualité superlative, avec ici un vrai enracinement dans la tradition du big band jazz qui enrichit l’étendue expressive de Bob Mintzer, comme on le perçoit dans le premier enregistrement, Soundscapes, véritablement excellent, dans l’esprit aussi de Michael Brecker: du jazz de belle facture, brillant, avec de bons solistes, dont le leader, et des compositions intéressantes. Celles-ci ont été conçues par Bob Mintzer pour mettre en valeur l’ensemble et chaque musicien, et la réussite de Soundscapesréside justement dans l’effort qu’a fait Bob Mintzer pour prioriser le big band plus que lui-même. Il dit dans le livret qu’il n’a jamais étudié la composition et l’arrangement en big band, mais qu’il a appris sur le tas, dans l’orchestre de Buddy Rich. Dans ses influences en la matière, il mentionne les inévitables Thad Jones/Mel Lewis et Count Basie big bands. Si on réunit seulement ces trois noms, on comprend la dynamique de la musique de Soundscapes, la tonalité des compostions et la sonorité des arrangements, un très bon enregistrement où la dimension rythmique est enrichie par un brillant percussionniste, sans doute le batteur Hans Dekker car le livret ne mentionne aucun percussionniste. A ce sujet, la couleur afro-cubaine (percussions) de l’ensemble de Soundscapes est un vrai plaisir et donne une souplesse totalement absente du second enregistrement des Yellowjackets, Jackets XL, beaucoup plus monocorde et stéréotypée, malgré la présence du même big band, autant sur le plan de la rythmique que de l’esprit général. Sur ce second album, les compositions sont dues alternativement à Bob Mintzer et à Russell Ferrante. Pour les amateurs du groupe, c’est peut-être plus conforme à leurs attentes, mais moins passionnant pour nous.

En tout état de cause, voici deux facettes de la collaboration de Bob Mintzer avec le WDR Big Band, une institution créée par la radio ouest-allemande de Cologne dont les racines remontent à l’après Seconde Guerre, et la proximité des dates d’enregistrements en 2019 dit assez clairement le professionnalisme de ce bel orchestre et l’exigence de Bob Mintzer, capable de donner deux projets finalement très distincts, de qualité, même si nous préférons Soundscapes. Précisons encore que le dernier titre de Soundscapes, «VM», est un hommage de Bob Mintzer à Vince Mendoza, qui a été compositeur en résidence du WDR Big Band, et qui a dirigé par ailleurs le Metropole Orkest, basé aux Pays-Bas, une autre institution européenne, et plusieurs projets avec entre autres Michael Brecker en 2005 et Joe Zawinul en 2006.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Calle Loíza Jazz Project
There Will Never Be Another You

Seven Steps to Heaven, Someday My Prince Will Come, Stolen Moments, Dolphin Dance, Old Folks, In Your Own Sweet Way, Well You Needn't,There Will Never Be Another You

Melvin Jones, Gordon Vernick (tp), Xavier Barreto (fl), Mark Monts de Oca (p), Andre Avelino (g), Tony Batista (b), Jimmy Rivera (dm), Javier Oquendo (cga), Candido Reyes (güiro), Reinel Lopez, Ivan Belvis (perc)

Enregistré le 22 mars 2019, San Juan, Porto Rico

Durée: 59' 36''

Autoproduit (www.calleloizajazzproject.com)

 

Certes, nous avons ici des thèmes signés Miles Davis, Oliver Nelson, Herbie Hancock, Dave Brubeck, Thelonious Monk et des standards nord-américains comme «Someday My Prince Will Come» et «There Will Never Be Another You». Mais, comme nous ne cessons de l'écrire, c'est la façon de jouer qui importe et qui fait qu'il s'agit ou non de jazz. Calle Loíza est une rue de Santurce (Porto Rico) qui a un long passé musical et qui est la source des «Bomba rhythms». Là, se trouvait un club dit «de jazz», Mini's, où Jimmy Rivera, notamment, venait faire des jams à la fin des années 1970. Dans cette même rue s'est ouvert l'Apple Jazz Club dans les années 1990 où se sont exprimés Rivera et Mark Monts de Oca, avec pour des jams Tony Batista et Andre Avelino. Au décès d'un ami musicien en 2018, dont le nom ne nous est pas communiqué, ces musiciens ont décidé de faire un disque à sa mémoire ainsi qu'à d'autres, Juancito Torres (fameux trompettiste portoricain), Ramón Mongo Santamaría, Carlos Patato Valdés (percussionnistes cubains) et Dave Valentín (fl). Boby Acosta a fourni sa maison à Puerto Rico pour faire un enregistrement en live. Puis, en studio, des trompettes bop d'Atlanta et un flûtiste ont ajouté une contribution. Seul Melvin Jones m'était connu, et il figure dans Le Monde de la Trompette et des Cuivres (DVD-Rom, 2014). C'est un ancien élève, comme Wynton Marsalis, de Bill Fielder. Il a notamment joué pour Quincy Jones, Ray Charles (2002), Illinois Jacquet (2004), Victor Goines (2008).
A la lecture de tout ceci, on se doute que le mot jazz est une imposture par rapport à sa signification historique, mais qu'il traduit bien l'air du temps pour une forme hybride. Ceci étant dit, s'il n'y avait pas l'encombrement non swinguant des percussions, ce «Seven Steps to Heaven» serait tout simplement du bebop avec de l'improvisation standardisée de Melvin Jones et du pianiste. La guitare à la Grant Green sur «Someday My Prince Will Come» se déploie dans un contexte cubano-portoricain. Melvin Jones puis Gordon Vernick, tous deux munis de la sourdine pour faire davisien, y boppisent à souhait sur un non-sens rythmique. La basse électrique est un peu molle mais techniquement capable pour un solo trop long, seulement soutenu par conga, güiro et percussions diverses totalement étrangères au swing (ce qui n'est pas une tare, mais un constat). Rappelons que le fait d'improviser n'est pas spécifique au jazz et que l'on peut improviser sur n'importe quoi; ce choix ne fait pas de ce support du jazz pour autant.
Il n'en est pas moins vrai que cette sauce (salsa) n'est pas désagréable, sujette même à bouger. La flûte est à l'honneur dans «Stolen Moments» mais on est loin du Eric Dolphy de la version originale. En revanche, Melvin Jones n'est pas sans parenté avec Freddie Hubbard. Avelino est bon, Batista fastidieux. «Old Folks» est le seul titre où Melvin Jones ne joue pas. On y entend Gordon Vernick et sa sourdine harmon sans tube dans un exercice d'évocation de Miles Davis. Le pianiste a sans doute écouté Bill Evans bien qu'il cite Larry Willis comme mentor. C'est soporifique. Un peu plus tonique est «In Your Own Sweet Way». Melvin Jones et Andre Avelino y sont bons. Avelino joue une introduction à «Well You Needn't» presque démonkisée. Melvin Jones et Gordon Vernick y interviennent en solo dans cet ordre. Enfin «There Will Never Be Another You» est excellemment exposé par Andre Avelino dans la lignée de Kenny Burrell. Melvin Jones y prend son meilleur solo dans ce disque, montrant une qualité de son dans un jeu décontracté pas trop chargé en notes. Jazz non, mais bonnes variétés, oui! Et une occasion de découvrir Melvin Jones
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Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Christian Sands
Be Water

Introx, Sonar, Be Water I°*, Crash, Drive+*, Steam, Can't Find My Way Home, Be Water II°°, Stillx, Outro°+*

Christian Sands (p, ep, org, voc), Yasushi Nakamura (b), Clarence Penn (dm), Marvin Sewell (g)*, Marcus Strickland (bcl, ts)+, Sean Jones (tp, flh)°, Steve Davis (tb)°, quartet à cordes (vln, alvn, cello)°°

Enregistré le 16 septembre 2019, New York, NY

Durée: 1h 04’ 25”

Mack Avenue 1170 (www.mackavenue.com)

 

Christian Sands, né en 1989, est un brillant pianiste parrainé par la maison Steinway, adoubé par Billy Taylor, enseigné par Jason Moran, recruté par Bobby Sanabria et qui a déjà côtoyé dans son parcours sur les scènes des clubs et des festivals le meilleur du jazz vivant. Il a, parmi ses nombreuses activités, honoré la musique d’Erroll Garner en tournée dans le cadre de l’entreprise de réédition, de réhabilitation et de restauration de l’œuvre du grand aîné de Pittsburgh par le label Mack Avenue et la succession Erroll Garner à Pittsburgh, secondé par le département local des Jazz Studies dirigé à l’époque par la regrettée Geri Allen (cf. nos chroniques sur cet événement).

Cet excellent musicien livre ici un volume de sa musique, très bien entouré de sidemen d’excellent niveau, dans un disque dont toutes les compositions sont de sa plume. Nul doute que le pianiste est un instrumentiste exceptionnel, et ses talents de compositeur, arrangeur et leader ne sont pas sans intérêt, mais on peut regretter, comme souvent pour la génération actuelle, un manque de mémoire et sans doute de modestie qui pourraient leur faire considérer le caractère indispensable de relier le jazz de leur temps avec celui des aînés, même les plus proches dans le temps, il n’en manque pas. Le jazz a dû sa survie jusque-là à cette capacité d’établir des liens profonds entre l’actualité et la tradition, de nombreuses passerelles intergénérationnelles qui permettent à l’humus du jazz de fertiliser la création sans nuire à la nécessaire imprégnation par ce qui est à l’origine de cette histoire culturelle, qui ne s’apprend que par la fréquentation du passé. On a vu que Christian Sands en a donné lui-même l’exemple à propos d’Erroll Garner, et il faut, à notre sens, que ça ressorte comme une permanence de son œuvre, comme cela a été le cas de tous les créateurs du jazz avant lui. Même les grands compositeurs du jazz, de Duke Ellington à Charles Mingus en passant par Thelonious Monk et Horace Silver ont honoré d’autres compositeurs qu’eux-mêmes, des aînés et une tradition, et n’ont jamais manqué dans chacun de leur disque de se référer aux fondements, comme les enfants de Django également ne manquent jamais de faire référence au père fondateur. Mais la pression des droits d’auteur, comme le nombrilisme de l’époque provoquent souvent une véritable perte de mémoire au profit de l’air du temps plus que de l’originalité.
Cela dit, ne boudons pas un musicien de cette qualité, parfois expressif et potentiellement grand artiste d’avenir, car sa musique –le choix de la formation, les arrangements et la perfection formelle– est porteuse de promesses qui ne demandent qu’à se concrétiser dans le jazz, sans doute avec plus de maturité, de sensibilité à l’art et moins de perméabilité à l’air du temps. A côté des moments qui vieilliront vite et ne rendent pas ce disque inoubliable, on perçoit dans son jeu des éléments qui peuvent permettre d’espérer des enregistrements plus profonds.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Mark Masters
Masters & Baron Meet Blanton & Webster

All too Soon, Duke's Place, I Got It Bad, A Flower Is a Lovesome Thing, What Am I Here For?, Jack the Bear, Perdido, Passion Flower, Take the "A" Train, Ko-Ko, Introduction to In a Mellotone, In a Mellotone.

Mark Masters (arr), Stephanie O'Keefe (cond), Scott Englebright, Les Lovitt, Ron Stout, Tim Hagans (tp), Les Benedict, Dave Woodley, Art Baron (tb), Danny House (as, cl), Kirsten Edkins, Jerry Pinter (ts, ss), Adam Schroeder (bar), Bruce Lett (b), Mark Ferber (dm)

Enregistré les 7-8 octobre 2019, Glendale, CA

Durée: 58'11''

Capri 74166-2 (www.caprirecords.com)

 

L'arrangeur Mark Masters a monté son premier orchestre en 1982. Sa formation a invité des solistes comme Billy Harper et Gary Smulyan. Masters a fondé un American Jazz Intitute à but non-lucratif, et il a enregistré des hommages à Jimmy Knepper, Clifford Brown et Dewey Redman. Ici, son projet est une relecture de la période 1940-42 de Duke Ellington, qui n'a pas besoin de l'être, avec Bruce Lett dans le rôle de Jimmy Blanton, Kirsten Edkins et Jerry Pinter dans celui de Ben Webster, sans filiation de style. L'invitation d'Art Baron, qui a joué pour Duke Ellington (1973-74) puis Mercer Ellington pouvait laisser penser à un certain respect de l'œuvre du Duke. Mais le texte du livret, signé Andy Hamilton, spécialiste de Lee Konitz, qui oppose interprétation, re-composition et actualisation, fait suspecter que nous allons verser, non pas dans l'arrangement, mais dans le dérangement.

Dès le premier titre, «All too Soon», nous en avons la confirmation. Quelle est l'utilité d'une désellingtonification de l'œuvre de Duke? Je ne dis pas que l'orchestre (excellents aigus du lead trompette, mise en place parfaite) ou les solistes (Baron, Edkins, Lett) soient mauvais, bien au contraire, la technique est solide. La musique proposée n'a souvent rien à voir avec Duke Ellington dans l'esprit et bien sûr la lettre, mais elle est bien faite. Donc, si on décide d'oublier l'ellingtonisme, on trouvera sans doute de l'intérêt à l'écoute de cette musique qui se veut «actuelle».
Dans «Duke's Place», Dave Woodley n'est pas sans évoquer Roswell Rudd. Après le solo abstrait de Tim Hagans et un passage harmonisé pour l'excellente section de sax, le solo de Bruce Lett impressionne par sa technique. Le jeu d'Art Baron, avec le plunger, dans «I Got It Bad» est bienvenu. Dans ce disque, Art Baron est le seul soliste qui, malgré le contexte, joue avec expressivité (ici, genre Lawrence Brown) et un phrasé qui swingue naturellement: c'est un jazzman. L'intervention d'Adam Schroeder, moins souple, est bien menée malgré le drumming qui est un handicap à surmonter.
Art Baron est aussi le seul cuivre du disque qui sache faire chanter son instrument comme le démontre «A Flower Is a Lovesome Thing» dans lequel le solo de Bruce Lett, beau son et grande technique, est raide.
«What Am I Here For?» n'est pas exploité en tant que thème et fait place à un exercice d'improvisation, un peu fastidieux, à deux trompettes (Ron Stout, Tim Hagans) qui fait que l'harmonisation orchestrale finale est ce qu'on retient de mieux.
«Jack the Bear» par Art Baron, avec le plunger, est bien préférable avec de bonnes lignes de basse de Bruce Lett et un excellent jeu de balais de Mark Ferber. Ici l'arrangement orchestral de Mark Masters a du sens. Danny House (cl) expose le thème de «Perdido» tandis que Lett et Ferber swinguent. L'improvisation de Danny House et son alternative avec Mark Ferber sont bien menées, dans un style plus proche de Buddy de Franco voir même Paquito D'Rivera que de Barney Bigard ou Russell Procope. Les riffs orchestraux sont bien conçus. Là, l'arrangement de Mark Masters est original sans être dérangeant.
Le jeu avec sourdine d'Art Baron pour exposer «Passion Flower» est un délice. L'univers harmonique de Billy Strayhorn est un bon tremplin pour l'imaginatif Mark Masters. Un passage à deux sax, d'Edkins et Pinter, prélude un court solo de Lett avant le retour mélodique d'Art Baron dont le style vocal est admirable. L'arrangement orchestral n'est pas mal, mais Mark Masters aurait pu éviter un passage trop exigeant dans l'aigu de la trompette qui sort de façon limite, in extremis. C'est un problème que les trompettistes rencontrent avec un arrangeur qui ne pratique pas l'instrument.
Tim Hagans donne une introduction libre et à effets pour «Take the "A" Train» dont l'efficacité mélodique est conservée. Le solo de Ron Stout est du bop basique sans feeling. Les Benedict fait de même mais avec une meilleure qualité de son et un phrasé plus balancé. La section de sax alterne un motif écrit (parfaite mise en place) avec la partie improvisée de Bruce Lett. Scott Engelbright est une fois encore limite dans la partie de lead trompette. Engelbright n'est pas responsable, c'est un bon instrumentiste.

Le coupable est l'arrangeur. On compatit. Il faut être inconscient et prétentieux pour s'attaquer à un chef-d'œuvre tel que «Ko-Ko» dont l'intérêt réside exclusivement dans... l'orchestration! Cette composition du Duke est un traité d'orchestration hot, et non pas un tremplin pour l'improvisation, un thème. L'arrangeur et ces excellents musiciens n'ont donc rien compris à l'univers musical du Duke et, surtout, ce qui en fait sa particularité. Certes Art Baron y prend un solide solo avec le plunger. Mais tout ça est un non-sens concernant «Ko-Ko» pour lequel, le respect de Claude Bolling à ce morceau est beaucoup mieux adapté. Qui voudrait actualiser Le Boléro de Ravel serait considéré comme un farfelu. «Ko-Ko» et le Boléro sont des traités d'orchestration, des leçons d'exploitation orchestrale des divers timbres instrumentaux, à prendre ou à laisser. Des leçons d'orchestration comme celles-ci n'appellent pas à être réorchestrées!
En revanche, se défouler sur «In a Mellow Tone», pourquoi pas? Ce n'est qu'un thème, pas un modèle d'orchestration. Eh bien, ici, ce thème est plus respecté à la lettre que «Ko-Ko»! En dehors de l'introduction, exercice d'improvisation libre par Hagans et Baron, seuls avec la basse et la batterie, l'orchestre aborde le morceau de façon assez conventionnelle. Ce sont les solos de Hagans et Pinter qui se veulent décapants. Ce n'est pas mauvais, c'est seulement très convenu. Bref, pour apprécier ce disque, il faut oublier Duke Ellington, Ben Webster et Jimmy Blanton, car les génies, ce sont eux. Vouloir sonner «moderne» à tout prix a quelque chose de puéril, mais c'est la prétentieuse tendance du moment qui débouche sur un vide musical, bien que très bien joué. Oui, bien sûr, j'étais dans la salle (Pleyel) lorsque le samedi 1
ernovembre 1969, lors du premier des deux concerts (débuté à 19h30) dans le cadre du 6e Paris Jazz Festival, Archie Shepp est venu jouer avec l'Orchestre de Duke Ellington («C Jam Blue») et ça fonctionnait parfaitement. Ce moment d'émotion n'était ni un collage, ni une volonté d'actualiser, mais seulement la rencontre de deux histoires liées et compatibles.

Ici, Art Baron est très recommandable. Par ailleurs, libre à chacun de vouloir découvrir ou non cette vaine tentative de substituer une pensée à celle de Duke Ellington et de Billy Strayhorn.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Jimmy Greene
While Looking Up

So in Love, No Words, Always There, April 4th, Good Morning Heartache, Overreaction, Steadfast, I Wanna Dance With Somebody (Who Loves Me), While Looking Up, Simple Prayer

Jimmy Greene (fl, cl, bcl, ss, ts), Aaron Goldberg (p, ep), Lage Lund (g), Reuben Rogers (b), Kendrick Scott (dm), Stefon Harris (mar, vib)

25-27 mars 2019, Astoria, New York

Durée: 1h 08’

Mack Avenue 1154 (www.mackavenue.com)

 

La belle sonorité de Jimmy Greene, expressive, et la qualité de sa formation ont du mal à compenser, à notre sens, les défauts d’un disque plus inégal sur le plan du répertoire avec des compositions linéaires qui ne mettent pas toujours en valeur les qualités des instrumentistes, celles du leader parmi eux. On apprécie chez eux les qualités d’invention et chez Jimmy Green, le leader, des arrangements recherchés. Les deux standards réussis comme «So in Love» (Cole Porter) ou «Good Morning Heartache» (Higginbotham/Drake/Fisher) font regretter un manque certain de relief qui nous semble plus déterminé par la nature des autres compositions que par les arrangements ou les participants. Jimmy Greene lui-même, en tant qu’instrumentiste, possède des qualités de sonorité qui auraient gagné à une réflexion sur les originaux et leur traitement, les deux ne pouvant pas être dissociés. Tout est bien réalisé, bien joué et bien mis en place; il reste à donner à la musique plus de profondeur, d’intensité, de caractère.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSanti Debriano
Flash of the Spirit

Awesome Blues, Funky New Dorp, For Heaven's Sake, Beneath The Surface, Toujours Petits, Humpty Dumpty, Natural Causes, Ripty Boom, La Mesha, Voyage

Santi Debriano (b), Andrea Brachfeld (fl), Justin Robinson (as), Bill O’Connell (p), Tim Porter (mand), Tommy Campbell (dm), Francisco Mela (dm), Valtinho Anastacio (perc)

Enregistré les 2-3 octobre 2019, New York, NY

Durée: 1h 02’ 12”

Truth Revolution Recording Collective 054 (www.truthrevolutionrecords.com)

 

On ne devrait plus présenter Santi Wilson Debriano, né le 25 juin 1955 à Panama, contrebassiste, fils d’un père pianiste et compositeur dans son pays d’origine. Santi a grandi à Brooklyn, et il a étudié la musique, en dehors du cercle familial, dans les années 1970 au New England Conservatory puis à la Wesleyan University à la fin des années 1980.

Sa carrière et sa discographie évoquent les collaborations parmi les plus marquantes des quarante dernières années. Depuis la fin des années 1970 avec Jaki Byard, Archie Shepp, et les années 1980 avec Sam Rivers, Kirk Lightsey, Pharoah Sanders, Oliver Lake, Elvin Jones, Charlie Rouse, Jim Pepper, Santi Debriano a fait le bonheur de nombreux groupes de jazz de culture. Dans ses autres collaborations, on citera George Cables, Larry Willis, Frank Foster, Charles McPherson, Frank Wess, Sonny Fortune, Kenny Drew Jr., Don Pullen, David Murray, Chico Freeman, Arthur Blythe, Joe Chambers, T.K. Blue, Von Freeman, Louis Hayes, ce qui situe parfaitement les qualités de cet excellent contrebassiste, et d’une certaine façon ses choix artistiques dans lesquels se situe cet enregistrement, Flash of the Spirit, de la fin de l’année 2019. Santi Debriano s’exprime dans un registre post bop qui n’hésite pas à s’aventurer sur les marges du free jazz de culture. En bon contrebassiste, sa discographie en leader n’est pas très fournie après un début prometteur à la fin des années 1980 jusqu’aux années 2000, qui lui valent de diriger des enregistrements (Obeah, Soldiers of Fortune, 3-Ology, Circlechant, Artistic Licence), avec Sonny Fortune, John Purcell, Greg Osby, Abraham Burton, Kenny Barron, Helio Alves, Ken Werner, Billy Hart… Comme d’autres, il a eu en parallèle une carrière d’éducateur qui semble avoir pris le pas au niveau des enregistrements sur sa carrière artistique, et si on a pu le revoir parfois sur la scène, il faut attendre ce bon enregistrement pour le retrouver leader, près de vingt ans après son précédent enregistrement. On peut constater au passage que l’enseignement qui s’est développé dans le jazz a eu l’effet pervers de faire disparaître de des studios et/ou de la scène jazz nombre de musiciens, scènes jazz qui parallèlement sont devenues de moins en moins jazz depuis le début des années 2000, ce qui a accéléré ce mouvement de perte de mémoire enregistrée d’artistes de talent.

Le dernier épisode de covid n’a pas arrangé les affaires du jazz, au point qu’on peut se poser la question éternelle de la mort du jazz, et cette fois avec des arguments bien réels, puisque le jazz est effectivement mort pendant deux ans, la question d’aujourd’hui étant celle de sa renaissance, possible ou impossible. Ce disque d’avant covid ne répond pas à cette question, il est dans la queue de la comète d’un jazz de culture, direct, avec ce qu’il faut d’énergie et de place pour que le contrebassiste puisse faire parler son talent sans tomber dans un disque de démonstration instrumentale. La musique, le jazz restent toujours le centre du projet, comme on peut le dire à propos de Charles Mingus, car, hasard ou flash of the spirit, grâce à l’orchestre –les excellents Justin Robinson (as), Andrea Brachfeld (fl), Bill O’Connell (p) et une rythmique avec deux batteurs et deux percussionnistes– cette musique possède un drive et une liberté toute mingusienne («Awesome Blues», «Funky New Dorp»), le bassiste faisant entendre sa voix au-delà des chorus et de la rythmique.

La sonorité de Santi Debriano laisse aussi entendre ce son puissant et mat, le bruit des cordes sur le manche, cette musicalité virtuose propre à son aîné et Santi est l’auteur de la plupart des belles compositions («For Heaven’s Sake» en solo, «Beneath the Surface» à l’archet que Santi affectionne). «Natural Causes» et «Ripty Boom», deux autres thèmes du leader, confirment les talents d’écriture, avec des arrangements, des lignes de basses très riches, un ancrage dans le blues et de beaux chorus de Justin Robinson, Andrea Brachfeld faisant preuve d’énergie et de lyrisme. Il y a un retour sur la vie, les racines, le père, dans un «Toujours petits» (titre en français) aux accents latino-américains; aucun exotisme, juste la mémoire. Enfin, «Humpty Dumpty», d’Ornette Coleman, dans un registre free très classique aujourd’hui, est un des trois thèmes du répertoire jazz avec les splendides «La Mesha» de Kenny Dorham et «Voyage» de Kenny Barron, une manière de comprendre que pour Santi, il n’y a aucun hiatus dans l’histoire du jazz de la deuxième partie du XXe siècle. Sa lecture de 2019 de ces thèmes, avec la complicité de son talentueux orchestre, est réussie: un disque bien construit, cohérent de la première à la dernière note. Signalons enfin que les chorus du contrebassiste, sans jamais envahir l’ensemble, sont d’une précision et d’une intensité qui nous font regretter la relative parcimonie des enregistrements de Santi Debriano au XXIe siècle, qui n’est pas le siècle du jazz, il est vrai.

Un opus qui mérite, pour sa rareté aussi, un indispensable pour sortir Santi Debriano de l’oubli relatif de ceux qui n’habitent pas New York, et rappeler que le jazz de culture est resté en vie jusqu’à 2019 grâce à de nombreux artistes de cette stature.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBranford Marsalis
Ma Rainey's Black Bottom

Deep Moaning Blues, El Train, Lazy Mama, Chicago Sun, Those Dogs of Mine, Hear Me Talking to You (Instrumental), The Story of Memphis Green, Jump Song, Leftovers, Shoe Shopping, Deep Henderson, Reverend Gates, Ma Rainey's Black Bottom, Levee's Song, Sweet Lil' Baby of Mine, In the Shadow of Joe Oliver, Hear Me Talking to You, Levee and Dussie, Levee Confronts God, Sandman, Baby, Let Me Have It All, Toledo's Song, Chicago at Sunset, Skip, Skat, Doodle-do

Branford Marsalis (s, comp, arr), Andrew Baham, Mark Braud, Wendell Brunious, Michael Christie, Scott Frock, John Gray, Gregg Stafford (cnt), Fred Lonzo, Delfeayo Marsalis, David Harris, Corey Henry, T.J. Norris, Terrance Taplin (tb), Doreen Ketchens, Nuno Antunes, Chris Cullen (cl), Roderick Paulin, Louis Ford, Amari Ansari, Scott Johnson, Khari Allen Lee (s), Keve Wilson (oboe), Stephanie Corwin (basson), Aaron Diehl, Sean Mason (p), Don Vappie (bjo, g), Kirk Joseph, Kerry Lewis (tu), Greg August, Eric Revis, Roger Wagner (b), Justin Faulkner, Shannon Powell, Herlin Riley (dm, traps), Chaz Leary (wbd), Dom Flemons (jugs), Maxayn Lewis, Clint Johnson, Cedric Watson (voc), Viola Davis (recit) Savion Glover (tap dance) + 13 vln, 4 avln, 3 cello (cf. https://www.branfordmarsalis.com/albums/ma-raineys-black-bottom-soundtrack)

Enregistré les 3-6 juin 2019 et 6-11 février 2020, Ellis Marsalis Center for Music, New Orleans, LA; 17 juin 2019, Glenwood Place Studio, Burbank, CA; 16 juillet 2019, Audible Images Recording Studios, Pittsburgh, PA; 3 
janvier 2020, Igloo Music, Burbank, CA; 
19 février 2020, DiMenna Center/Benzaquen Hall, New York, NY; 2 août 
2020, Staffland Studio, Lafayette, LA

Durée: 59' 29''

Milan 194339837172 (Sony Music)

 

Comme pour Bolden par Wynton Marsalis, la mention indispensable va à la musique, pas au film. Ce long-métrage, réalisé par George C. Wolfe, est sorti le 18 décembre 2020 (Netflix), et la bande sonore originale que voici, sur CD, le 19 mars 2021. C'est l'adaptation d'une pièce, Ma Rainey's Black Bottom (Le Blues de Ma Rainey) écrite par August Wilson. C'est une fiction: au cours d'une séance d'enregistrement, en 1927, les musiciens attendent Ma qui, arrivée en retard, s'en prend à son manager et son producteur blancs et à son ambitieux cornettiste décidés à lui imposer leurs choix artistiques. Le rôle de Madame (Ma) Gertrude Rainey (1886-1939) est tenu par l'actrice Viola Davis et celui de son cornettiste, Levee, par Chadwick Boseman (1976-2020). Il semble qu'il y ait toutefois derrière ce travail, la prétention d'être une biographie, donnant une vision romantique de cette artiste et une transposition des considérations actuelles au passé. On sait que les gens du XXIe siècle ne portent aucun intérêt au passé. Le moindre document d'époque doit être colorisé et pour une situation dans les années 1920 on mettra volontiers une musique des années 1930 afin que ça ne fasse pas trop vieux. Ma Rainey, née et décédée à Columbus (Georgie) mérite comme toutes les autres chanteuses de blues de 1919-33 qu'on lui porte un intérêt. Elle participa dès 1900 au spectacle A Bunch of Blackberries à la Springer Opera House de Columbus. Elle n'était pas que chanteuse, mais une artiste complète du divertissement. Elle découvre le blues en 1902. Dix ans plus tard, elle travaille avec Bessie Smith (Moses Stokes Show). Elles sont encore ensemble en tournée (Rabbit Foot Minstrels, 1915). De novembre 1923 à décembre 1928, Ma enregistre abondamment à Chicago et New York pour le label Paramount. La documentation historique ne manque donc pas. Mais, pour le film et la musique, Ma Rainey n'est qu'un alibi. Branford Marsalis confirme que les gens «veulent de belles histoires dans les films, pas qu'on leur donne une leçon d'histoire» (Soul Bag n°242, 2021, p53). Pour la musique, George Wolfe a donc fait appel  au «composer-arranger» Branford Marsalis qu'il estime être «historian, musicologist, dramatist, and raconteur»! Excellent musicien, compositeur, arrangeur, cela ne fait pas de doute; raconteur, peut-être. Mais ce n'est pas parce qu'on est musicien, ne rejetant pas les formes dites du passé, que l'on est historien et musicologue. Ce sont trois approches qui chacune prend trop de temps pour être cumulées chez un seul individu. Il y a en outre, maintenant, une trop grande distance pour un héritage direct. Il était ridicule de qualifier de «revival» l'époque où Jerry Blumberg, Bob Wilber, Sammy Rimington étudièrent respectivement avec Bunk Johnson, Sidney Bechet, Capt. John Handy. Dans les années 1960, le signataire a pu voir, en action, tous les maîtres de l'instant et d'avant (Armstrong, Ellington, Monk, Roach, Pharoah) et dans la décennie suivante, obtenir un héritage direct de musiciens ayant joué avec King Oliver (Eddie Allen) et Bix (Eddie Ritten). Puis, s'est creusé un fossé. De nos jours, c'est un vrai «revival» puisque l'on évoque de façon créative le passé sans le contact direct des pionniers. Branford Marsalis n'avait que 14 ans quand la locale, Billie Pierce, accompagnatrice de Bessie Smith, est décédée, et le choix pour son premier disque s'est porté sur Elton John. Puis, il a suivi un enseignement déformant (Berklee) comme tant d'autres. Aujourd'hui, à l'époque du funk et du rap (que l'oreille même hostile ne peut éviter), on va sur internet, qui est une sorte de musée sans guide pour trouver de l'information pour un projet. Wolfe a contacté Branford Marsalis mi-mai et il devait assurer la première séance début juin! Impossible de faire un travail musicologique en moins d'un mois. D'autant plus que Branford nous dit: «the project forced me to quickly fill in a gap in my musical experience (le projet m'a obligé à combler rapidement une lacune dans mon expérience musicale)». Il précise: «Given today's technology, I was able to listen to multiple curated music stations and playlists from that time (Grâce à la technologie d'aujourd'hui, j'ai pu écouter plusieurs stations de musique et programmes de cette époque. Branford, pour ce film, a notamment écouté Ethel Waters, Jack Hylton (!), les Dixieland Jug Blowers, Annette Hanshaw, les Charleston Chasers, Casa Loma Orchestra, Fletcher Henderson, Duke Ellington et Louis Armstrong. Et de conclure: «my ears steadily locked in on two musicians Paul Whiteman and King Oliver (mes oreilles se sont solidement fixées sur deux musiciens Paul Whiteman et King Oliver donc «the sonic direction of this soundtrack is dedicated to the musical directions of these two great musicians and bandleaders (le chemin sonore de cette bande originale est dédié aux orientations musicales de ces deux grands musiciens et chefs d'orchestre)». Concernant Whiteman dans le monde blues-jazz, inutile de préciser que, là-haut, Hugues et Charles sont réconciliés dans une même consternation. Cette démarche est extrêmement intéressante à connaître, car c'est la règle à notre époque.
Reste la musique en elle-même, toute authenticité écartée. Il s'agit de suggérer une ambiance imaginée. Branford Marsalis a dédié ce travail à la mémoire d'Ellis Marsalis, Chadwick Boseman, Jimmy Heath, Lee Ethier (technicien) et Lucien Barbarin. Le fait de disposer d'un personnel collectif n'aide pas à savoir qui joue quoi. Disons que beaucoup de bons jazzmen néo-orléanais ont été conviés, ce qui est une garantie, et certains, plus vieux que Branford, ont fréquenté les vétérans (Wendell Brunious, Gregg Stafford). Il y a quatre clins d'œil à Ma Rainey: le «Those Dogs of Mine» qu'elle grava en mars 1924 avec Lovie Austin (Tommy Ladnier, cnt), ici interprété plus que chanté par Viola Davis sur un accompagnement de piano (0'45''). Deux titres de la séance de Ma avec le Tub Jug Washboard Band (kazoo, p, bjo, jug) de juin 1928, ont été retenus: «Deep Morning Blues» (4'49'') et «Hear Me Talking to You» (0'49''), ici chantés en combo (cnt, tb, p, b, dm) par Maxayn Lewis, née Paulette Parker à Tulsa et ex-Ikettes, bien dans le style des Black Pearls. Enfin, «Ma Rainey's Black Bottom» confié à la cire en décembre 1927 avec le Georgia Band, repris par Maxayn Lewis avec le même bon combo (2'10''). Voilà tout pour Ma, sinon une version instrumentale de «Hear Me Talkin' to You» par le même groupe (très bons pianiste et cornettiste -Wendell Brunious, je pense-, slap basse et trombone rugueux à la Lonzo). Parmi les reprises, nous avons une version de «Lazy Mama», titre qui fut enregistré par King Oliver, avec Clarence Williams et sous son nom. Branford s'inspire plus de Whiteman que des Dixie Syncopators du King avec une bonne section de sax et un cornet solo (belles lignes de tuba –Kirk Joseph?–). Le «Deep Henderson» de Fred Rose fut enregistré par les Dixie Syncopators de King Oliver (1926) mais aussi par Charly Straight, Coon-Sanders, Ambrose et le Symphonique Jazz du Moulin Rouge de Fred Mélé (1926)! La reconstitution de Branford Marsalis est jouée de façon plus sautillante que les orchestres du King ou de Mélé. Les Dixieland Jug Blowers de Clifford Hayes (1893-1941) ont gravé en 1926, chez Victor, le fox-trot «Skip, Skat, Doodle-do». Il est ici sympathiquement chanté par Cedric Watson avec Don Vappie (bjo) et un combo (cl, as, vln, jug, wbd). Tout le reste a été écrit par Branford Marsalis et il couvre un vaste territoire esthétique, du classique («The Story of Memphis Green», par le portugais Nino Antunes, cl, avec cordes et piano; «Leftovers» pour piano; «Reverend Gates» pour piano et cellos; «Toledo's Song» pour piano, bois, cordes) au big band swing sous l'influence du Duke («El Train», 1'10'', «Chicago Sun», 0'43'', «Shoe Shopping»), en passant par du tap dance («Jump Song», solo de Vappie; «Sandman»), du jazz New Orleans («Levee's Song» pour clarinette et rythmique –Doreen Ketchens?–; «In the Shadow of Joe Oliver», cornet et piano), du piano solo magistral (–Aaron Diehl?– «Levee and Dussie», «Chicago at Sunset»), du Paul Whiteman («Sweet Lil' Baby of Mine», Clint Johnson, voc, paroles d’Harry Connick, Jr.), du post-Trane («Levee Confronts God», ténor, cordes, piano, percussions –Branford!–), le genre Wynton Marsalis («Baby, Let Me Have It All»). Faute de temps, il n'y eut souvent qu'une prise par morceau. Donc respect!
Ma ou pas, l'amateur de jazz prendra plaisir à l'écoute de ce disque.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJerome Richardson and The Tete Montoliu Trio
Groovin' High in Barcelona

A Child Is Born, Manhã De Carnaval, Groovin' High, Where Is Love, When Lights Are Low, Warm Valley, Hi-Fly,I Thought About You, A Night in Tunisia, J & T Blues

Jerome Richardson (as, ss),Tete Montoliu (p), Reggie Johnson (b), Alvin Queen (dm)

Enregistré le 22 mai 1988, Barcelone (Espagne)

Durée: 1h 19’ 10”

Fresh Sound Records 5065 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

Ce disque a déjà été introduit par une autre chronique parue en 2020 du trio de Tete Montoliu avec Reggie Johnson et Alvin Queen, Barcelona Meeting, paru sur le même label, Fresh Sound Records de Jordi Pujol. «Ici, il y a l’une des plus belles sections rythmiques de musiciens américains installés en Europe autour du pianiste. A l’époque, comme le rappelle le livret, ce trio accompagnait Jerome Richardson qui se produisait à Barcelone.», disions-nous, et c’est donc cette rencontre du trio et de Jerome Richardson (Oakland, CA,1920-Englewood, NJ, 2000), d’abord en live au club historique Cova del Drac (créé en 1965), que l’excellent producteur catalan, avec la complicité de Jordi Suñol, l’indispensable agent du jazz de Barcelone, a pu immortaliser en studio, le même Estudi Gema aujourd’hui défunt où fut enregistré le trio, à la même date.

Jordi Pujol nous propose donc aujourd’hui, plus de trente-deux ans après sa réalisation, le bel enregistrement dirigé alors par Jerome Richardson (même si cette première édition se fait sous les noms de Jerome et de Tete), artiste accompli du jazz, accompagné de manière parfaite par l’un des grands trios du jazz européen toutes époques confondues. Pour être complet, on signalera que ce musicien n’avait pas enregistré sous son nom depuis plus de vingt ans, sa carrière de leader s’étant interrompue au moment de sa maturité à la fin des années 1960, à l'époque de la première dépression de l'économie du jazz.
Jerome Richardson est alors un parcours incroyable dans le jazz, présent dans des centaines d’enregistrements en sidemen, jazz et pas seulement, depuis 1942 et Jimmie Lunceford, puis, entre autres de Marshall Royal (orchestre militaire), Lionel Hampton (1949-51), Earl Hines (1954-55), Cootie Williams, Eddie Lockjaw Davis (1958), Chico Hamilton, Charles Mingus (Mingus Dysnasty 1959, Town Hall Concert 1962, The Black Saint and the Sinner Lady1963, Mingus Mingus Mingus… 1963), Quincy Jones (1960), Thad Jones/Mel Lewis Orchestra (1966-70).
En leader, avant ce disque, il a moins d’une dizaine d’enregistrements, tous avant 1967 (Midnight Oil 1958, Roamin' With Jerome Richardson 1959, Going to the Movies1962, repris sur le Jerome Richardson, Complete Recordings 1958-62, Fresh Sound 874, plus Groove Merchant enregistré en 1967). Entre 1967 et 1988, année de cet enregistrement, bien qu’il n’ait pas enregistré en leader, il n’a pas chômé. Comme l’une de ses inspirations majeures, Benny Carter, comme Hank Jones, Quincy Jones et beaucoup d’autres, c’est dans les studios de la Côte Ouest qu’il trouve à s’employer parfois dans le jazz (Quincy Jones, Gerald Wilson…), et parfois en marge (Tony Bennett, Dick Cavett Show, Stevie Wonder…). Il faut dire que l’instrumentiste joue de tous les saxophones, les flûtes, les clarinettes, compose, arrange, dirige: un homme orchestre, parfait professionnel mais aussi artiste de jazz. Il ne manque donc pas d’activité.

C’est un musicien qui a pratiqué l’histoire du jazz depuis déjà plus de quarante-cinq ans, dans des courants-époques variés du mainstream à la musique de Charlie Mingus quand il enregistre ce disque à Barcelone. C’est un instrumentiste de haut niveau mais également un artiste capable d’une vraie liberté d’expression. Et à Barcelone, il croise la route d’un beau trio, où Tete Montoliu, l’un des pianistes de jazz les plus inventifs en Europe a eu le bonheur de s’entourer du regretté Reggie Johnson et d’Alvin Queen, «Mr. Drive»! («Groovin’ High»).

Le répertoire témoigne de l’étendue de la carrière de Jerome Richardson: Thad Jones («A Child Is Born»), Dizzy Gillespie, Benny Carter, Duke Ellington, Randy Weston («Hi-Fly»), trois standards et pour finir un blues mitonné avec Tete et la complicité du trio. La sonorité de jerome Richardson tient à la fois de Benny Carter et de Charlie Parker (lyrisme et virtuosité, «Groovin’ High», «When Lights Are Low»), parfois de Johnny Hodges («Warm Valley»), de Charles Mingus, Eric Dolphy, Buddy Collette, Dizzy Gillespie (liberté sur «Night in Tunisia»)… Tout a l’air évident, direct et facile, mais ne nous y trompons pas, c’est un siècle de culture jazz personnifiée, maîtrisée qui parle par son saxophone, du plus profond des racines («J & T Blues»).
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWolfgang Lackerschmid / Chet Baker
Quintet Sessions 1979

Mr. Biko, Balzwaltz, The Latin One*, Rue Gregoire du Tour, Here's That Rainy Day, Toku Do, Rue de Gregoire du Tour (reheasal), Balzwaltz (alternate take)

Wolfgang Lackerschmid (vib), Chet Baker (tp, voc*), Larry Coryell (g), Tony Williams (b), Buster Williams (dm)

Enregistré en 1979, Stuttgart (Allemagne)

Durée: 44'51''

Dot Time Records 8018 (www.dottimerecords.com/Socadisc)

 

En 2019, nous avions regretté la platitude de Ballads for Two par Chet Baker et Wolfgang Lackerschmid (Dot Time 8012). Dans le livret du présent disque, Wolfgang Lackerschmid nous dit qu'en duo avec Chet Baker, ils ont joué dans divers endroits. Et à Kongsberg en Norvège, le guitariste Larry Coryell (1943-2017) qui se produisait là avec Sonny Rollins est venu les voir en backstage, très ému, en souhaitant jouer avec eux. L'agent de Chet Baker a saisi l'occasion pour qu'un disque soit réalisé avec Coryell, mais en quintet. Wolfgang Lackerschmid lui aurait dit que s'il voulait un bassiste et un batteur, il faudrait qu'ils s'appellent Williams! Quelques semaines plus tard, l'agent avait recruté Buster Williams (1942) et Tony Williams (1945-1997). Voici donc le résultat musical. Et ça change tout. S'il vous faut choisir entre ces deux disques du tandem Baker-Lackerschmid, c'est celui-là qu'il faut prendre.

Il y avait à craindre compte-tenu des antécédents rock (prétendus fusion) de Coryell et Tony Williams, mais ils ont respecté la «fragilité» de Chet Baker. «Mr. Biko», morceau de Tony Williams, débute par la rythmique de façon assez binaire. Coryell expose ensuite le thème, mais, tout s'éclaire soudain et devient musique quand Chet Baker joue la reprise avec cette sonorité qui fit sa gloire et son charme. Un solo de vibraphone précède celui de Coryell qui déploie une qualité de son, mais le meilleur vient ensuite: un magnifique solo de trompette qui swingue sur une basse ternaire et un drumming non invasif. Buster Williams joue un solo très technique au service d'une sonorité superbe. Le même principe clôt cette prise, c'est à dire, thème par la guitare et reprise de celui-ci par la trompette. On se demande si c'est juste un heureux hasard ou si ça va durer. «Balzwaltz» écrite par Lackerschmid est un thème charmant pris dans un excellent tempo médium. Chet Baker est dans son élément pour faire un exposé détendu. Coryell commence avec mordant un solo très «guitar hero» mais sans excès. Chet Baker nous délivre une vocalise qui précède le solo de vibraphone et surtout le clou de cette prise (master), et peut-être du disque, un remarquable solo de batterie sur la ligne de basse. La trompette conclut cette seconde réussite. «The Latin One» est une prise interrompue. Comme le titre l'indique, ce morceau de Coryell est pris sur un rythme latin. Le solo de trompette de Chet Baker illustre la parenté de climat qu'il pouvait avoir avec Miles Davis, période Sketches of Spain. Puis, Coryell s'arrête dans son solo d'où un fading. Pour Chet, il était en effet intéressant de conserver ces 2'24''. Sur tempo moyen, le groupe aborde ensuite «Rue Gregoire du Tour» de Coryell, un thème simple exposé dans le registre médium par Chet Baker. Il est saisissant de constater une convergence (fortuite) de son et d'émission des notes entre Chet et le Roger Guérin en fin de carrière: même constitution affaiblie et tous deux ont surmonté un problème dentaire. Les moyens physiques adaptent l'expression musicale. Il y a un beau solo dans l'aigu de Buster Williams puis Chet improvise sobrement autour du thème. A l'évidence, Tony Williams respecte le trompettiste. C'est ensuite le seul standard retenu pour cette séance. Tout le Chet Baker mélancolique est dans l'exposé de ce «Here's That Rainy Day» de Jimmy Van Heusen. Buster Williams fait chanter sa contrebasse sur les accords basiques de la guitare. C'est pour Chet Baker une formule qu'il a beaucoup explorée: trompette-guitare-contrebasse. Beaucoup d'émotion dans le jeu de Chet Baker. Typiquement bop, «Toku Do» de Buster Williams s'engage sur un tempo vif et Chet Baker assume très bien, juste soutenu par l'incroyable tandem des Williams. Coryell prend son relais avec beaucoup de technique, mais l'oreille est attirée par le travail des Williams. Bon solo de basse sur un backing discret de guitare et de drums. C'est seulement après, que le vibraphone intervient pour un solo dans la lignée de Bobby Hutcherson. Le contexte tire Lackerschmid vers le haut. Retour au thème en stop time par Chet Baker et Larry Coryell à l'unisson. La répétition de «Rue Gregoire du Tour» est une prise différente de celle retenue, notamment dans l'ordre des solos. Le tandem Williams prend un solo en commun et dans l'exposé, les inflexions de Chet Baker sont très proches de celles du Miles Davis de 1957. C'est Lackerschmid qui a voulu une prise alternative de «Balzwaltz» à la surprise des autres musiciens. En fait, à l'écoute de celle qui fut finalement retenue (supra), Tony Williams, avec raison, a dit, content de lui: «Man, this was a really bad solo! (mec, c'est vraiment un solo vachement bien!)». Lackerschmid a pris le mot baddans son vrai sens, c'est à dire «mauvais», et il a voulu faire une autre prise. Donc, cette version plus courte se passe du solo du tandem Williams, mais aussi de la vocalise de Chet; quant à Coryell, il est moins brillant: signes d'une contrariété générale. Bref, nous avons là un très bon disque qui illustre le meilleur côté des cinq participants.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHerb Geller / Roberto Magris Trio
An Evening With Herb Geller & The Roberto Magris Trio

After You, El Cajon, Lonely Woman, The Red Door, Orson, Upper Manhattan Medical Group, Celebrating Bird, 9:20 Special, If I Were a Bell, The Peacocks*, Pretty Women*

Herb Geller (as),  Roberto Magris (p), Nikola Matosic (b), Enzo Carpentieri (dm)

Enregistré les 19 novembre 2009, Novi sad Jazz Festival (Serbie) et 6 décembre 2009*, Porgy and Bess, Vienne (Autriche)

Durée: 56’ 34”

JMood 012 (www.jmoodrecords.com)

 

Un petit retour en 2009 pour retrouver cet enregistrement indispensable qui a été publié il y a déjà quelques années par l’excellent label JMood de Kansas City où œuvre Paul Collins avec la complicité de Roberto Magris que nous avons mieux connu grâce à son interview parue dans Jazz Hot 2021. Roberto, pianiste de grand talent, entoure avec son trio le légendaire Herb Geller lors d’une tournée en fin d’année 2009, en Europe centrale et balkanique.

Herb Geller (1928, Los Angeles, CA-2013, Hambourg, Allemagne, cf. Jazz Hot n°666), c’est un long parcours commencé dans l’immédiat après-guerre (Joe Venuti, Claude Thornhill) pour ce disciple de Benny Carter qui découvre dans Charlie Parker une seconde source d’inspiration. Sur la Côte Ouest où il est réinstallé depuis le début des années 1950, il croise celle qui devient son épouse, Lorraine Geller (p, 1928-1958), et la route des agitateurs locaux comme Howard Rumsey, Shorty Rogers, Maynard Ferguson, Shelly Manne, Chet Baker, Bill Holman, mais aussi les courants plus hot en visite comme Clifford Brown, Max Roach. Herb Geller a aussi accompagné Benny Goodman, Dinah Washington, Ella Fitzgerald, Ray Charles, Art Pepper et même Benny Carter dans le All Star Sax Ensemble de légende en 1988 qui réunissait avec eux Frank Wess, Jimmy Heath, Joe Temperley, Richard Wyands, Milt Hinton et Ronnie Bedford (Over the Rainbow, MusicMasters)

Herb Geller est un musicien de synthèse et un homme libre, et il garde dans son style et sa sonorité à l’alto l’ensemble de ses amours, celui du jazz de la tradition, comme du jazz de son époque. Son lyrisme à l’alto rappelle son inspirateur Benny Carter mais aussi Charlie Parker par la puissance de son attaque. Son vibrato serré et intense fait aussi penser à Sidney Bechet et Johnny Hodges, ce qui donne la mesure de sa synthèse car son courant musical est résolument le bebop. Son répertoire dans ce disque confirme ce grand écart réussi qui embrasse la tradition dans son ensemble, depuis le «9:20 Special» de Earle Warren (Count Basie Orchestra), les belles compostions de Billy Strayhorn («Orson», «Upper Manhattan Medical Group»), «Lonely Woman» de Benny Carter , «The Red Door» de Zoot Sims, quatre standards (Cole porter, Johnny Mandel, Frank Loesser, Stephen Sondheim) dont «If I Were a Bell» immortalisé par Miles Davis. Il y a encore le thème intrigant «The Peacocks» de Jimmy Rowles, interprété en solo à Vienne et un original dédié à Charlie Parker («Celebrating Bird»). On suit ainsi en une heure le fil d’une longue histoire, celle du jazz, vécue avec intensité par ce passionnant saxophoniste alto, compositeur, qui a vécu une seconde vie en Allemagne où il enseigna, joua et participa à de nombreuses aventures du jazz en Europe.

Le trio de Roberto Magris est parfait dans le soutien apporté à Herb Geller avec une dynamique digne des bons trios d’outre-Atlantique et, au total, cela nous donne le plaisir de réentendre Herb Geller dans un cadre parfait en live, sans doute l’un de ses derniers enregistrements.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEmmet Cohen
Future Stride

Symphonic Raps, Reflections At Dusk*°, Toast to Lo*°, Future Stride, Second Time Around, Dardanella, You Already Know*°, Pitter Panther Patter, My Heart Stood Still, Little Angel°

Emmet Cohen (p), Russell Hall (b), Kyle Poole (dm) Guests : Melissa Aldana (ts)*, Marquis Hill (tp)°

Enregistré 21-22 janvier 2020, New York, NY

Durée : 47’ 12”

Mack Avenue 1181 (www.mackavenue.com)

 

On commence à découvrir Emmet Cohen bien que cet enregistrement, effectué juste avant le confinement, soit le premier qui nous parvienne (le quatrième en leader). A l’occasion de l’enfermement de la planète, il a eu l’intelligence et le talent de créer une scène virtuelle, alternative à cette prison sans barreau pour le jazz, Live From Emmet’s Place, où se sont produits une multitude de musiciens de jazz déjà de la légende comme Houston Person, Christian McBride, et bien d’autres, le plus souvent accompagnés par ses soins au piano, voire selon ses invités par son trio qu’on retrouve ici. Cette scène, un vrai club at home, a été avec le Live at the Flat in Greenwich Villagede Rossano Sportiello, un bol d’air, de jazz hot de haut niveau et dans la bonne humeur, sans masque la plupart du temps (libre choix) et sans peur psychotique. Emmet n’est donc plus une découverte au premier degré car nous avons pu apprécier son talent dans toutes les formules, les styles, les époques du jazz. C’est un pianiste de jazz d’un très bon niveau qui possède visiblement une connaissance du jazz non seulement académique mais aussi par le vécu, et cela rend sa musique déjà très accomplie, profonde et sans esbroufe.

Comme beaucoup de musiciens depuis la génération Marsalis, il conjugue un savoir instrumental de toute l’histoire du jazz depuis ses prémices jusqu’à nos jours, et opère sa synthèse dans la veine actuelle, le reprenant à son compte avec personnalité pour en faire une recréation. Le «Dardanella» de 1919 dans cet enregistrement en est un exemple et explique avec «Future Stride», «Pitter Panther Patter», «Symphonic Raps» le titre Future Stride. Ce qui ne l’empêche pas d’enchaîner en quintet avec l’excellent Marquis Hill sur un «You Already Know» post bop et virtuose dans la veine de Wynton Marsalis. Quels que soient le registre ou l’inspiration, Emmet Cohen apporte sa manière. Autant dire qu’Emmet et ses complices sur ce disque se placent avec résolution, beaucoup d’aplomb et de maestria, dans la perspective de poursuivre l’histoire du jazz, sans en nier les racines et l’esthétique. Autre constat, l’excellence pianistique d’Emmet Cohen sur le plan du jazz, alliée à son énergie, son drive, et, il faut le dire, une joie de vivre étonnante dans ces circonstances, en font un véritable personnage, extraverti, hot, qui promet beaucoup, non seulement comme artiste mais comme fédérateur, et le jazz va grandement avoir besoin de lui dans le monde aseptisé, contrôlé et morbide qui nous est promis depuis deux années déjà.

Emmet Cohen, né en 1990, a déjà enregistré trois autres disques, avant ce Future Stride, que nous n’avons pas écoutés (In the Element,Infinity, Dirty in Detroit) et côtoie depuis quelques années des légendes du jazz avec lesquelles il a enregistré: George Coleman, Benny Golson, Al Tootie Heath, Ron Carter… autant dire que c’est un artiste pressé déjà identifié. Une belle découverte sur le bon label Mack Avenue qui continue ainsi de suivre le renouvellement du jazz avec attention et sagacité.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHendrik Meurkens
Harmonicus Rex

Mundell's Mood*, Slidin'°, In Your Own Sweet Way, Afternoon*, SKJ*°, Falling in Love With Love, A Summer in San Francisco°, Up Jumped Spring*, Mean Dog Blues°, Darn That Dream, What's New

Hendrik Meurkens (hca), Joe Magnarelli (tp, flh)*, Anders Bostrom (afl)°, Dado Moroni (p), Marco Panascia (b), Jimmy Cobb (dm)

Enregistré les 16-17 novembre 2010, New York, NY

Durée: 58’ 29”

Height Advantage 001 (www.hendrikmeurkens.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHendrik Meurkens
Cobb's Pocket

Driftin', Cobb's Pocket, Frame for the Blues, Slidin’, Slow Hot Wind, Unit Seven, Polka Dots and Moonbeams, A Slow One

Hendrik Meurkens (hca), Mike LeDonne (org), Peter Bernstein (g), Jimmy Cobb (dm)

Enregistré les 1er et 2 juillet 2018, New York, NY

Durée: 50’ 14”

In+Out Records 77141-2 (www.inandout-records.com)

 

Ces deux disques à huit ans d’écart de l’excellent harmoniciste Hendrik Meurkens ne sont pas si éloignés en date de sortie, le plus ancien étant sorti en 2016 pour nous et présentent évidemment le point commun de réunir le grand et regretté Jimmy Cobb à l’élégant harmoniciste d’origine néerlandaise, bien que né à Hambourg en 1957, disciple comme il se doit de Toots Thielemans. C’est le fruit de multiples rencontres en live sur la scène américaine –il a étudié au début des années 1980 à la Berklee School of Music le vibraphone qu’il pratique dans la filiation de Milt Jackson, honoré ici par sa composition «SKJ»– et de New York en particulier qu’Hendrik Meurkens occupe avec assiduité au XXIe siècle avec l’harmonica qu’il a choisi comme principal instrument. En 2000, il y avait déjà eu un premier enregistrement sous le nom d’Hendrik avec Jimmy Cobb, New York Nights (A-Records 73197), avec Eric Alexander (ts), Chris Berger (b) et déjà l’élégant Dado Moroni qui présente cette même intégration à la scène et au «son» américains, pianiste qu’on retrouve ici en 2010.

Cela dit beaucoup des choix artistiques d’Hendrik Meurkens, qui se définit comme un musicien dans la tradition, qui aime la musique directe, les mélodies et l’expressivité, et a choisi dans cette tradition Charlie Parker, le bebop et le blues donc, comme absolu. Retrouver Joe Magnarelli, Dado Moroni et Marco Panascia dans le premier de ces disques ou Mike LeDonne, Peter Bernstein dans le second est donc une volonté très claire de réunir parmi les meilleurs de l’expression post bop, pour nous gratifier de deux beaux albums. La maîtrise instrumentale et la musicalité de l’harmoniciste font le reste, car il faut un talent particulier pour donner le premier rôle dans cette tradition du jazz avec en plus la présence d’un organiste (la proximité relative des sonorités) du volume de Mike LeDonne.

Dans Harmonicus Rex, on retrouve un subtil alliage de standards immortels («In Your Own Sweet Way» de Dave Brubeck, «Darn That Dream», «What’s New»…) et de bons originaux dont «Mundell’s Mood» dédié, on le suppose, à Mundell Lowe, le guitariste dont il a croisé la route à la fin des années 1990 (When Lights Are Lowe Acoustic Records etMundell’s Mood,Nagel Heyer), et un splendide «Up Jumped Spring», la belle valse de Freddie Hubbard, introduite par un Dado Moroni tatumesque où Hendrik confirme ses qualités d’âme, Joe Magnarelli sa musicalité, sa maîtrise et Marco Pasnascia son haut niveau. Jimmy Cobb est comme toujours parfait, omniprésent sans jamais peser sur la musique, lui donnant cette souplesse et cet élan qui le distinguent. Tout ce disque est excellent dans ce registre bebop, et le blues («Mean Dog Blues») n’a pas été oublié faisant place à la flûte d’Anders Bostrom pour un échange avec Hendrik Meurkens puis avec un Dado Moroni époustouflant de swing, sans jamais perdre la subtile alchimie entre blues et bebop.

Dans Cobb’s Pocket, intitulé ainsi en hommage au grand batteur, enregistré en 2018, on retrouve la composition la plus connue du leader «Slidin’», déjà présente en 2010, et ce même alliage entre le bebop, le blues, les standards et les originaux, pour faire de ces deux disques deux heures de bonheur sans temps faibles. Comme le dit Hendrik sur le livret, réunir l’orgue et l’harmonica n’était ni fréquent dans le jazz ni évident sur le plan du son (le volume sonore de l’orgue autant que la proximité sonore). L’attaque sur le «Driftin’», un blues d’Herbie Hancock, donne le ton de la réussite. Peter Bernstein, avec son sens de la mélodie, complète la couleur du trio avec orgue, in the tradition, et Jimmy Cobb, comme une évidence, relance et colore avec sa maestria discrète qui a fait de lui l’un des batteurs fondamentaux de l’histoire du jazz, à mille lieux de toute démonstration, avec son étincelant jeu de cymbales («Cobb’s Pocket», un original d’Hendrik Meurkens). La section rythmique qu’il forma avec les indispensables Wynton Kelly et Paul Chambers est de celles qui bornent l’Histoire du Jazz. Mike LeDonne avait la lourde tâche de ne pas étouffer l’harmonica. Il fait mieux, il le met en relief avec une science consommée de l’accompagnement, ne se privant jamais d’un chorus exceptionnel («Cobb’s Pocket»).

Il y a encore dans cet enregistrement, un clin d’œil à l’amour de l’harmoniciste pour la musique brésilienne («Slow Hot Wind» d’Henri Mancini, intitulé également «Lujon», créé sur le disque Mr. Lucky Goes Latin pour la série TV Mr. Lucky de Blake Edwards, en 1961), une musique qu’il a vécue sur place au début des années 1980, quand il animait le concert du lundi soir au Bar 21 de Rio de Janeiro, tissant une vraie complicité avec les artistes brésiliens. De fait, dans les années 2010, plusieurs de ses enregistrements font toujours référence à la musique du Brésil (Celebrando, Copa Village,Oracão para Amanhã…). Dans ce même disque, on retrouve la permanence de l’alliage blues et bebop («Frame for the Blues», un original, «Unit Seven» de Sam Jones) et donc cette révérence à Charlie Parker. Si le disque de termine par «A Slow One», un original passionnant, où harmonica et orgue se répondent dans un dialogue très équilibré, Mike LeDonne sature parfois son orgue comme dans la tradition depuis Wild Bill Davis. Il ne faut pas oublier ce retour sur «Polka Dots and the Moonbeans», un standard honoré par Coleman Hawkins et Ella Fitzgerald, qui fait écho aux deux dernières lignes citées dans son livret: «I believe in classic mainstream jazz which is what I love the most. Cobb’s Pocket fits that style. Je crois au jazz mainstream classique, qui est ce que j’aime le plus. Cobb’s Pocket s’inscrit dans ce style.», le jazz classique étant clairement pour lui, le jazz de culture, avec ses fondements, le swing, le blues, l’expression, des origines à nos jours, sans rupture. On apprécie!

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDavid Liebman / Randy Brecker / Marc Copland / Drew Gress /
Joey Baron
QUINT5T

Mystery Song*, Off a Bird, Figment,  Broken Time*, Moontide, Child at Play, Broken Time [Reprise], There's a Mingus Amonk Us, Pocketful of Change

David Liebman (ts, ss), Randy Brecker (tp, flh), Ralph Alessi (tp)*, Marc Copland (p), Drew Gress (b), Joey Baron (dm)

Enregistré les 26-27 janvier 2020, New York, NY

Durée: 1h 00’ 22”

Inner Voice Jazz 106 (innervoicejazz.com/L’Autre Distribution)

 

Ce all-stars du «jazz contemporain», comme on pourrait le dire de la musique contemporaine en référence à la musique classique, par analogie, regroupe parmi les meilleurs représentants d’un jazz moderne (sans notion de génération car ces musiciens sont des anciens) versé sur l’esthétique davantage que sur la culture jazz (au sens d’histoire artistique ancrée sur une histoire humaine). On ne présente plus les musiciens, et la musique offerte sur ce disque est intéressante, parfaitement mise en place et en valeur par des musiciens accomplis. Il y a des moments indispensables, à notre goût, comme «Broken Time», avec Ralph Alessi qui complète le quintet, «Pocketful of Change» ou «There's a Mingus Amonk Us». Chacun des musiciens a apporté une ou deux compositions, et l’ensemble est très cohérent sur le plan esthétique et parfait dans la réalisation. «Child at Play» de Dave Liebman est une composition très réussie.

Constat sans esprit négatif, le blues (souvent) et le swing (à un moindre degré) ne sont pas permanences mais des couleurs, une version «bleu clair» du jazz, avec quelques accents de Dave Liebman, Randy Brecker et Marc Copland bienvenus dans un disque qui en manque parfois (d’accent). C’est bien entendu une affaire de sensibilité (celle de l'auditeur) et de biographie (celles des musiciens), et cette belle musique, intègre et de grande qualité, mérite, dans son genre, un indispensable, tant elle est parfaite et conforme à l’idée qu’on se fait de ces artistes de haut niveau. Le «Pocketful of Change», plus traditionnel dans l’esprit post bob, qui ferme l’enregistrement revient à un jazz plus charnel, avec une expressivité sonore de Randy Brecker à la trompette et de Dave Liebman au saxophone, qui chauffe, selon nous, la musique du quintet. Marc Copland est un pianiste vraiment exceptionnel et possède un beau toucher, et les deux compositions de Joey Baron sont remarquables («Broken Time», «Pocketful of Change»). Une musique exigeante qui confirme que le jazz a su réunir en son sein au XXe siècle une diversité d'inspiration sans équivalent.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLeon Lee Dorsey
Freedom Jazz Dance

Freedom Jazz Dance, Baptism, Home Cookin’, Until the End of Time, Autumn Leaves, How Insensitive, New Arrival, Chillin

Leon Lee Dorsey (b), Manuel Valera (p), Mike Clark (dm)

Enregistré le 29 juin 2019, New York, NY

JazzAvenue 1 Records (www.leonleedorsey.com)

 

L’aventure discographique de Leon Lee Dorsey se poursuit sur son label JazzAvenue 1 Records après Monk’s Time et Thank You Mr. Mabern (enregistré avec le grand pianiste) que nous avions chroniqué en début d’année 2021. Présenté comme un vétéran bien qu’il soit encore jeune (12 mars 1958, Pittsburgh, PA), sans doute en raison des nombreux musiciens dont il a croisé la route (Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis, Freddie Hubbard, John Lewis, Kenny Clarke, Jon Hendricks, Harry Sweets Edison, Dorothy Donegan, Stanley Turrentine, George Benson, Ellis Marsalis, Nnenna Freelon, etc., selon son site), Leon Lee Dorsey confirme les bonnes vibrations et intentions du précédent disque.

Bien que la présence du batteur, Mike Clark, soit parfois un peu trop accentuée sur le plan de la balance sonore du trio et parfois du jeu, ce disque présente aussi beaucoup de qualités, notamment grâce à la présence d’un excellent pianiste, Manuel Valera, natif de La Havane le 17 octobre 1980 (Paquito D’Rivera, Arturo Sandoval, Jeff Tain Watts…). Cela tombe parfaitement puisque ce disque a été dédié à Hilton Ruiz (1952-2006), un fameux pianiste de jazz né à New York, d’origine portoricaine, qui a eu une brillante carrière (élève de Mary Lou Williams, il a joué avec Roland Kirk, Dizzy Gillespie, Clark Terry, Betty Carter, Tito Puente, Mongio Santamaria, Abbey Lincoln, Archie Shepp, George Coleman, Chico Freeman…). Le célèbre thème du pianiste, «New Arrival», au répertoire de ce disque, est particulièrement bien mis en valeur par Manuel Valera qui a aussi écouté McCoy Tyner. Il est soutenu par la basse complice de Leon Lee Dorsey et le style énergique, parfois trop, de Mike Clark.

La musique jouée est résolument du jazz post bop, comme en atteste une version enlevée d’«Autumn Leaves», avec la couleur blues («Home Cookin’») et latine («New Arrival») dans une synthèse réussie. Le répertoire propose également un bon «How Insensitive» de Tom Jobim avec un chorus intéressant du bassiste.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAndreas Toftemark Quartet
A New York Flight

A New York Flight, Blue and Sentimental, Love Me or Leave Me, 2223, Autumn in New York, I'm a Fool to Want You

Andreas Toftemark (ts), Calle Brickman (p), Felix Moseholm (b), Andreas Svendsen (dm)

Enregistré en août-septembre 2020, Copenhague (Danemark)

Durée: 42’ 30”

April Records 086 (info@aprilrecords.com)

 

Après quelques années de musiques improvisées, il semble que le jazz de la tradition, quels que soient l’époque ou le style, retrouve des adeptes en Europe du nord et en Scandinavie en particulier. C’est parfois le fait de musiciens confirmés qui ont déjà une carrière et qui sont parfois restés dans l’ombre, pour nous en France du moins, soit qu’ils aient été quelque peu ostracisés, ou qu’ils n’ont pas fréquenté les scènes françaises, soit que leurs disques n’aient pas franchi la frontière en dépit de la Communauté européenne, plus forte pour le fric que pour la culture. Ici, c’est un groupe de jeunes musiciens, de culture académique internationale comme la Manhattan School of Music pour le batteur danois Andreas Svendsen, d’une famille de batteurs, la Juilliard School de New York pour Felix Moselholm, petit neveu du contrebassiste danois Erik Moselholm qui accompagna les artistes Américains de passage comme Don Byas, Eric Dolphy. Le pianiste suédois, Calle Brickman est né en 1991 et le leader, le saxophoniste ténor, alto et flûtiste danois, Andreas Toftemark, est né en 1990 et a étudié au Conservatoire d’Amsterdam et à la New School of New York.

Le répertoire choisi est composé de quatre standards ou compositions du jazz et de deux originaux. La bonne sonorité du ténor, plutôt dans l’esprit post bob, est assez expressive avec un côté feutré et le lyrisme reste la qualité première de cette musique. Pas de recherches et d’esbroufe, c’est pleinement dans l’esprit du jazz, respectueux des fondamentaux, voire avec des clins d’œil à la tradition ancienne comme ce «Blue and Sentimental» attaqué en duo avec le contrebassiste ou «Love Me or Leave Me», un thème toujours aussi séduisant. «2223», un original, penche plutôt du côté de Wayne Shorter, et c’est tout aussi réussi. La musique, quel que soit le tempo, swingue, fait des efforts pour introduire la note bleue dans l’esprit, et honore les belles mélodies. Les compositions d'andreas s’intègrent à ce cadre et l’ensemble est cohérent. Ajoutons que les musiciens possèdent les bases techniques pour aborder le jazz sans crainte et sans faiblesse. Le jazz mis en valeur par des musiciens trentenaires est toujours une bouffée d’oxygène, d’optimisme dans ce monde post-covid. Le plus dur est certainement à venir: il va leur falloir trouver où s’exprimer pour mûrir, se confronter aux anciens comme aux jeunes et développer ces promesses.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLouis Armstrong
The Complete Louis Armstrong and The Dukes of Dixieland

Titres communiqués dans le livret

Louis Armstrong, Frank Assunto (tp, voc), Fred Assunto (tb), Papa Jac Assunto (tb, bjo), Jerry Fuller (cl), Stanley Mendelson (p), Lowell Miller, Rich Matteson (b, tu), Red Hawley, Owen Mahoney (dm)

Enregistré les 3-5 Août 1959, 24-25 mai 1960, Chicago, IL, New York, NY

Durée: 52' 51'' + 1h 04' 06'' + 59' 18''

American Jazz Classics 99141 (www.jazzmessengers.com)

 

Un jour, mon père, qui travaillait chez Philips, a ramené des disques invendus, dont le 33 tours, Louie and the Dukes of Dixieland (Audio Fidelity AFSD 5924, distribué en France par Philips). Adolescent tombé dans le jazz, j'ai pris le disque, sans enthousiasme, uniquement pour Louis Armstrong. Les autres m'étaient inconnus et leurs vestes blanches à rayures rouges semblaient nous engager sur le terrain du mauvais goût. Lecteur de Jazz Hot et Jazz Magazine, j'avais bien saisi la leçon. Le dixieland, c'est un truc ringard. En plus, joué par des Blancs! Certes, il y avait blanc et blanc. Pour eux, Stan Getz, c'était fabuleux! Mais Eddie Miller nul! Shorty Rogers était intéressant et Al Hirt, un ridicule! Bien plus tard, tâtant de l'instrument, je découvrirai que pour la technique, Al vole très au-dessus de Shorty. Et, ma foi, l'écoute du disque me fit entendre un groupe honorable autour d'un Louis Armstrong qui n'a jamais été aussi bien enregistré!

Ce que ne dit pas le livret, c'est que cette séance de 1960 a été faite parce que la bande réalisée l'année d'avant avait été perdue! Elle fut retrouvée en 1970 et immédiatement éditée. Quelle ne fut pas ma surprise de lire dans le Bulletin du Hot Club de France qu'Hugues Panassié, peu enclin à apprécier les groupes dixieland, en fit une chronique enthousiaste! Bien plus tard, je saurai que ce sympathique trompette néo-orléanais, Frank Assunto (1932-1974) bravait parfois les lois ségrégationnistes pour se joindre à l'orchestre de George Lewis (1949). Et nous étions plus royalistes que le roi, puisque Louis Armstrong a écrit à propos des Dukes of Dixieland: «They also were sensational from the first day that they left New Orleans. I did T.V. shows with them, played at Walt Disney's, played Disneyland, etc. They are still going strong. So you can see how happy I am to know that I finally had a chance to blow with White Boys at last in my home town New Orleans (about time- huh?). So to me, the Dukes of  Dixieland broke the Ice (Ils ont également été sensationnels dès le premier jour de leur départ de la Nouvelle-Orléans. J'ai fait des émissions de télé avec eux, joué à Walt Disney, joué à Disneyland, etc. Ils marchent toujours aussi forts. Vous pouvez donc voir à quel point je suis heureux de savoir que j'ai enfin eu la chance de souffler avec les White Boys dans ma ville natale de la Nouvelle-Orléans (il était temps, hein?). Alors pour moi, les Dukes of Dixieland ont brisé la glace(reproduit dans la forme où Louis écrivait, dont les italiques, Louis Armstrong in his own words, Oxford University Press, 1999, p35). Sidney Frey s'est un jour mis en tête de prendre de court les grandes firmes de disques en sortant, lui le premier, des disques en (vraie) stéréophonie. En 1956, à Las Vegas, il est allé dans un casino pour entendre un spectacle donné par trois pianistes. Quand il est arrivé, ils étaient partis et remplacés par les Dukes of Dixieland. Il a trouvé que leur gamme d'instruments ferait un bon enregistrement en stéréo. Les Dukes ont signé un contrat avec Frey, et ils furent, dit-on, le premier groupe dixieland enregistré en stéréo. En 1959, Frey a contacté Louis Armstrong pour qu'il fasse pour lui une séance en stéréo avec son All Stars (Satchmo Plays King Oliver) et une autre avec les Dukes of Dixieland. Louis et les Dukes avaient fait un Timex Show télévisé en 1958, sans jouer ensemble en dehors d'une bruyante jam finale sur «St. Louis Blues». Frank Assunto s'est souvenu: «I always thought I'd be afraid to play with him, but he's the easiest person in the world to work with. As soon as he comes into the room and says 'hello', everything changes. He can relax you more than anyone else I've ever known (J'ai toujours pensé que j'aurais peur de jouer avec lui, mais c'est la personne la plus facile au monde avec qui travailler. Dès qu'il entre dans la pièce et dit 'bonjour', tout change. Il peut te détendre plus que n'importe qui d'autre que j'aie jamais connu)». Ce coffret propose les deux séances de cette rencontre inattendue avec toutes les prises alternatives. Certes, les Dukes jouent de façon un peu mécanique. Si le choix de Frey s'était porté sur l'orchestre de George Lewis, en vogue à la même époque, nous aurions eu moins de perfection et plus de saveur. Nous sommes passés de peu à côté d'une réunion de Louis avec ses pairs restés au pays, lorsque la décision fut prise d'enregistrer les premiers classés au Jazzology Poll Winners 1964 qui vit Louis en tête tout comme Jim Robinson (tb), George Lewis (cl), Don Ewell (p), George Guesnon (bj), Alcide Pavageau (b), Cie Frazier (dm). Hélas, Louis non disponible, fut remplacé pour faire le disque, par le second classé, Kid Thomas. Il est vrai aussi que Louis à la tête de son All Stars ne sortait guère d'un répertoire d'une trentaine de titres. Les mêmes que ceux joués, sous son influence, par la majorité des traditionalistes internationaux («Tin Roof Blues», «Indiana», «That's a Plenty»…) ce qui donnera au genre l'étiquette de «forme sclérosée», délivrée par les critiques comme par les consommateurs «éclairés». Le fait qu'en jazz, c'est l'interprétation qui prime sur le morceau, principe connu depuis 1934, n'a jamais été compris. Cependant, au pays, dans les deux communautés, pour les Dukes (ancrés à New Orleans) comme pour George Lewis ou Paul Barbarin, on jouait plus souvent un autre répertoire («Bourbon Street Parade», «Just a Closer Walk», «Avalon»,…). Ainsi donc, l'un des avantages de ce coffret est de nous faire entendre Louis jouer un répertoire qu'il ne sollicitait généralement pas.

Entorse à la chronologie, le CD1 débute par «Bourbon Street Parade» de la deuxième séance, chanté par Louis et Frank Assunto (Fred et Jac font un background à deux trombones, Rich Matteson joue des lignes de tuba virtuoses). Pour la coda, Frank Assunto reprend le thème à la trompette avant Louis. Le «Back O'Town» appartient au répertoire de Louis qui introduit le thème avec son drive habituel. Pendant la partie chantée de Pops, Frank Assunto avec la sourdine (à la Bobby Hackett), Jerry Fuller, Fred Assunto délivrent de bons contrechants. Frank Assunto prend ensuite un solo de qualité, et Louis s'occupe de clore avec panache. Louis expose «Sweethearts on Parade» avec la sourdine straight. Stanley Mendelson est un bon accompagnateur dans la tradition néo-orléanaise aux vocaux de Louis et Frank (bonne contrebasse de Lowell Miller). La complicité chantée de Frank et Louis, en scat, est top. Et en prime, la sonorité énorme et magistrale de Satch dans le off chorus (la réponse de Frank est plus modeste, mais pas ridicule). Eh oui, l'entente est parfaite et tout l'orchestre, galvanisé par la présence du Boss, swingue avec détermination. Jamais les Dukes n'ont été et ne seront aussi bons. La sonorité de Fuller est fluette, et Red Hawley sait être lourd, mais ne nous plaignons pas. Une oreille standard ne devrait pas avoir de mal à distinguer Louis de Frank Assunto, disciple de Louis, qui a un plus petit son. Revelons dans ce CD1, le solo de Louis dans «Dippermouth Blues» (celui fixé depuis son créateur mais avec une sonorité et une autorité incomparables), le swing de «Bill Bailey», bien sûr «Someday» exposé avec sourdine et goût par Frank Assunto (proche de Hackett) qui prélude le solo de Louis, grandiose (à 58 ans, il est en grande forme contrairement à ce que prétendaient les critiques progressistes de l'époque), une introduction nouvelle de Louis à son «Cornet Shop Suey» où il assume stop chorus et coda à un niveau sublime, l'émotion dans «Nobody Knows the Trouble I've Seen».

Le CD2 commence par «South», hors de la routine de Louis qui y est magistral (Frank Assunto et Rich Matteson sont bons). Owen Mahoney n'est pas plus subtil que Hawley. Nous entendons Louis dans un répertoire différent: «Washington and Lee Swing» (Matteson est incroyable), «Avalon» (Louis ne se souvint pas des paroles mais il a adapté; bonne entente Louis-Frank), la belle ballade d'Hoagy Carmichael «New Orleans» (la sonorité de Louis est bien restituée), «Just a Closer Walk» (low, de l'émotion), «Dixie» (hymne officieux des soldats sudistes de la guerre de Sécession, inattendu par Louis!), «Sheik of Araby» (tempo parfait). Les prises alternatives montrent qu'il y a eu préparation préalable; les schémas, ordres des solos et tempos sont les mêmes. Il peut y avoir de minimes accidents comme une clarinette limite criarde dans «Dippermouth Blues», «Riverside Blues»... L'essentiel est un Louis Armstrong en grande forme, bien en lèvres, galvanisé et galvanisant, donc un coffret indispensable. Le premier LP prétendait «you have to hear, hear it to believe it!», c'est vrai, mais en version numérique, la puissance est un peu trop poussée .
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueGwen Cahue Acoustic Quartet
Margin Call

Soundscape, Clin d'œil, It's De-Lovely, Soledad, Hymn to Freedom, Star Eyes, Reincarnation of a Lovebird, Exit Music (For a Film), Les Grelots, You Look Good to Me, Deep Night

Gwen Cahue (g), Julien Cattiaux (g), William Brunard (b), Bastien Ribot (vln)

Enregistré du 14 au 19 décembre 2020, Mésanger (Loire Atlantique)

Durée: 49’ 28”

Label Ouest 304 054.2 (L’Autre Distribution)

 

Confirmation de la belle découverte de Gwen Cahue qui enregistra en 2017 un bon Memories of Paris, pour ce même label, qui marque ses débuts enregistrés. Cette fois, c’est Bastien Ribot, musicien déjà confirmé et consacré (conservatoire de Toulouse, enseignant à l’Académie Didier Lockwood), qui tient le violon dans cette version, réduite au quartet, du Quintette à cordes du Hot Club de France. Nous avions chroniqué également un opus du violoniste (Violin Standards) juste à la suite du disque de Gwen, pas favorablement cette fois. Les deux disques présentaient selon nous le visage opposé de l’expression naturelle et culturellement maîtrisée de Gwen, et par ailleurs celle trop démonstrative de Bastien.

C’est donc un double plaisir de retrouver l’âme de Gwen Cahue intacte, avec son lyrisme si fidèle au père de la tradition, Django, abordant comme pour son premier opus un répertoire éclectique (jazz de toutes les époques, musique de film et variété) avec ses qualités naturelles d’expression, qui sont grandes, et dans son sillage, un bon Bastien Ribot, économe dans ses effets, ce qui ne masque nullement son savoir-faire, collant davantage à l’esprit enraciné de la musique instillé par Gwen. Ce dernier lui laisse d’ailleurs une place de coleader de fait de cet enregistrement. Bastien joue parfois un peu trop parce que pas assez à l’écoute et/ou trop dans l’envie («Reincarnation of a Lovebird», «Les Grelots»). Julien Cattiaux prolonge sa complicité efficace à la guitare rythmique avec le leader et William Brunard apporte, avec à propos, la ligne de basse de ce quartet.

Gwen Cahue possède –c’est un cadeau– cette inspiration tzigane, à la manière de Django, dans la manière de faire vibrer et vivre la corde («Soundscape», «Clin d’œil», «Deep Night»…). Il l’a conquise dans un apprentissage autodidacte au cœur de la tradition alsacienne autour de Strasbourg. Son jeu de guitare allie la légèreté et l'inventivité qui dénotent une réelle personnalité musicale qui doit faire de lui une voix de cette tradition. Il lui reste à garder les oreilles grandes ouvertes sur le jazz, continuer à exploiter tout le répertoire du jazz, et, selon nous, se concentrer dessus avec une détermination personnelle. Le jazz (y compris de la tradition de Django) est si riche et si étendu en contenu de toutes les époques, que Gwen Cahue y trouverait son bonheur sans se perdre dans des thématiques qui ne sont pas toujours à la mesure de ses prétentions d’expression. C’est un choix déterminant (d’une œuvre ou d’un cabotage artistique plus ou moins heureux), c’est celui de tous les jeunes musiciens doués d’un talent au-dessus de la moyenne. C’est urgent, le temps passe vite…

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMaxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Duke Ellington & Count Basie

Titres communiqués dans le livret

Compositions of Duke Ellington and Others: Maxwell Davis (dir), Al Porcino (tp1), Conte Candoli (tp), Ray Linn (solo tp), Jake Porter (solo cnt), Tommy Pederson, Dick Noel, Lloyd Ulyate, Jimmy Henderson (tb), Juan Tizol (vtb), Mahlon Clark (cl, as), Jewell Grant (solo as), Ben Webster, Bumps Myers (ts), Bill Hood (bar), Al Hendrickson (g), Jimmy Rowles (p), Red Callender, Curtis Counce (b), Mel Lewis, Jackie Mills (dm), B.B. King (voc)
Music Composed by Count Basie and Others: Maxwell Davis (dir), Pete Candoli, Snooky Young (tp1), John Anderson (tp), Joe Newman (solo tp), Tommy Pederson, Dick Nash, Henry Coker (tb), Marshall Royal (as1), Jewell Grant (as), Frank Wess, Frank Foster (ts), Charlie Fowlkes (bar), Milt Raskin (p), Herman Mitchell (g), Eddie Jones (b), Sonny Payne (dm), B.B. King (voc)
Enregistré les 24 et 26 mars 1959, 12 et 14 janvier 1960, Hollywood, CA
Durée: 1h 03' 04''
Fresh Sound Records 1051 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMaxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Lionel Hampton & Woody Herman

Titres communiqués dans le livret

Compositions of Lionel Hampton and Others: Maxwell Davis (dir), Conrad Gozzo (tp1), Al Porcino, Ollie Mitchell, John Anderson, Billy Brooks (tp), Dick Noel, Lester Robertson, John Ewing (tb), Dave Wells (vtb), Jackie Kelso (cl, as), Jewell Grant, Bill Green (as), Plas Johnson, Bumps Myers, Bill Woodman (ts), Floyd Turnham (bar), Larry Bunker (vib), Irving Ashby (g), Gerry Wiggins, Willard McDaniel (p), Curtis Counce (b), Earl Palmer, William Eperson (dm)

A Tribute to Woody Herman: Maxwell Davis (dir), Bernie Glow (tp1), Al Stewart, Hal Posey, Al Forte, Willie Thomas, Danny Stiles (tp), Frank Rehak, Billy Byers, Wayne Andre, Charlie Henry (tb), John LaPorta (cl, as), Al Cohn, Don Lanphere, Joe Romano (ts), Marty Flax (bar), Eddie Costa (vib), Bill Potts (p), Jack Six (b), Jim Campbell (dm)

Enregistré le 29 janvier et en février 1959, Hollywood, CA, New York, NY

Durée: 57' 40''

Fresh Sound Records 1052 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMaxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Charlie Barnet & Stan Kenton

Titres communiqués dans le livret

A Tribute to Charlie Barnet in Hi-Fi: Maxwell Davis (dir), Al Porcino (tp1), Ray Linn, Zeke Zarchy, Bob Clark, Don Fargerquist or Maurice Harris (tp), Tommy Pederson, Dick Noel or Dick Nash, Dick Taylor or Milt Bernhart, Murray McEachern (tb), Skeets Herfurt (ss, as), Bob Jung (as), Teddy Lee (as, ts), Plas Johnson, Fred Fallensby (ts), Bob Dawes (bar), Claude Williamson (p), Allen Reuss, Al Hendrickson (g), Phil Stevens (b), Dick Sanahan, Jack Sperling (dm), Bunny Briggs (voc)

Salute Stan Kenton: Maxwell Davis (dir), Conrad Gozzo (tp1), Al Porcino, Pete Candoli, Ollie Mitchell, Conte Candoli (tp), Milt Bernhart, Frank Rosolino, John Halliburton, Bob Fitzpatrick (tb), Mahlon Clark (cl, as), Bud Shank (as), Vido Musso, Bob Cooper, Bill Holman (ts), Chuck Gentry (bar), Milt Raskin (p), Laurindo Almeida (g), Don Bagley (b), Mel Lewis (dm), Chico Guerrero (cga)

Enregistré les 17 et 18 novembre, 19 et 23 décembre 1958, Hollywood, CA

Durée: 56' 12''

Fresh Sound Records 1053 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

L'histoire du jazz s'est construite sur une succession de clichés non réalistes. L'un d'eux décrète que la Swing Era (1933-47) fut celle des big bands (motus des combos de Benny Goodman, Artie Shaw, Teddy Wilson, Louis Jordan…) et que ces grands orchestres ont ensuite disparu au profit des combos bop dès 1947 (motus des big bands de Gillespie, Kenton, Woody Herman,…). Certes, Louis Armstrong abandonne le big band pour la petite formation à cette date. Certes, pour des raisons économiques, Dizzy dissout son big band en 1950 et Count Basie opte pour un sextet (1950-52), mais d'autres ont tenu le cap comme Duke Ellington, dont la production de 1947-52 est mal connue parce qu'il faut se plier au cliché convenu, le big band n'existe plus! Dans les faits, le creux de vague fut court et la relance du big band fut solide dès 1954-55. Le contexte américain a permis cela par le biais de l'enseignement. A partir de 1946, les écoles se multiplient, l'«American Music» (le jazz) est accepté par le State Department et les écoles. En mars 1922, l'Orleans Parish School Board vote une motion «forever banishing jazz from the schools». A New Orleans, dans les écoles, comme en cours privés (les Tio, Manuel Perez, Manuel Manetta…), on enseigne les techniques instrumentales européennes dites classiques, comme dans le reste du pays. La jeunesse fit bouger les choses et elle a poussé des band directors de bonne volonté à les initier au jazz dans les institutions, pour exemples Clyde Kerr père (1947, «conductor Kerr swings 30-piece group into action», in New Orleans Informer & Sentinel) et Dr. Gene Hall (dès 1946 au North Texas State College, Denton). Suit la création de stage bands (big bands) qui s'ajoute au cursus classique (concert bands). En 1960, un lycée sur six a organisé un stage band supervisé par un éducateur payé, et au moins 14 collèges et universités proposent un cursus en «modern American music». Dans ce but, le matériel d'enseignement s'est développé, comme l'édition d'arrangements (de 12 sur le marché en 1955, on atteint 850 en 1960), des cours d'intervenants externes (Don Jacoby, Marshall Brown, Buddy de Franco, John LaPorta,...) et des manuels dont le meilleur est Developmental Techniques for Jazz Ensemble Musician du Reverend George Wiskirchen (1928-2005), directeur des stage bands à Notre Dame High School à Niles, Illinois (1961, Berklee Press Publications). L'enseignement est centré sur la sonorité (tone), la justesse en pupitre (intonation), les nuances (sense of balance), la précision (de l'attaque, du phrasé: le timing). Les références sont Duke Ellington, Count Basie, Harry James, Stan Kenton, Maynard Ferguson, pour la danse Les Brown, pour les arrangeurs Quincy Jones, Ernie Wilkins, Marshall Brown. Les établissements américains proposent une bibliothèque aux étudiants où l'on trouve, sous la recommandation de Wiskirchen, des ouvrages théoriques comme Guide to Jazz de Hugues Panassié (Boston, 1956) et Jazz. Its Evolution and Essence de «Andre Hodeir» (NYC, 1956), des méthodes comme Modern Dixieland Style d'Henry Levine (1942, Robbins) et Progressive Jazz Phrases (1959: Miles Davis, Art Farmer, Dizzy Gillespie). Les stage bands alimenteront les «machines à swing» et les studios d'enregistrement. Ainsi, un Woody Herman engagera à la sortie de l'école des sous-payés qui s'offrent ainsi une expérience et une mention dans le CV. L'enseignement de ce «swing feeling» (jeu ternaire) en big band se maintiendra et suivra une évolution (Thad Jones-Mel Lewis à Wynton Marsalis), parallèlement à une dérive favorable à l'individualisme créatif.

En ces années 1958-60, la popularité des big bands pousse le label Crown à proposer la série de disques que voilà. Il confie le projet au saxophoniste-arrangeur Maxwell Davis (1916-1970), un talent bien sûr ignoré des «spécialistes». Comme instrumentiste, il était disciple de Coleman Hawkins, s'exprimant dans un style proche de Don Byas et Bumps Myers, au cœur de nombreux disques pour Big Joe Turner, T-Bone Walker, Jay McShann, Lloyd Glenn, Gene Phillips, etc. Requin de studio, on lui confia aussi la direction d'orchestres pour June Christy, Ray Anthony et d'autres. Il est décédé de surmenage! Pour cette série A Tribute to the Big Bands, il a réalisé dix albums (manquent ici, les frères Dorsey, Benny Goodman). Fresh Sound groupe deux LP par CD. Maxwell Davis utilise surtout des musiciens de studio, ces instrumentistes d'exception, versatiles et souvent ignorés, de ce fait des historiens du jazz. Nous avons préféré donner ces noms pour corriger l'oubli étant entendu que le morceau importe moins que la façon de les jouer et que Davis adapte les principaux succès de chaque chef d'orchestre. Le plus réussi est l'hommage à Duke. Jake Porter évoque bien Ray Nance dans le «Take the A Train» d'ouverture (bonne intro de Jimmy Rowles), Ray Linn prend le relais (largeur de son). Il est plaisant d'entendre B.B. King en bon chanteur de big band! Ce «Don't Get Around Much Anymore» vaut aussi pour Jewell Grant (proche de Hodges) et Bill Hood, le solo en growl de Porter. Swing insoutenable avec Mel Lewis et Red Callender dans «Main Stem» (Porter au plunger, Grant, Linn en force et dans l'aigu, Mahlon Clark à la Hamilton, Noel en wa-wa, le grand Ben! Pederson en Lawrence Brown). Maxwell Davis a confié l'exposé à trois voix de «Mood Indigo» (que Duke a acheté à Lorenzo Tio, Jr.) à Linn (tp), Ulyate (tb), Clark (cl). Ici, Mahlon Clark, des studios Paramount, évoque Barney Bigard alors que dans «Eastside-Westside» il sonne comme Jimmy Hamilton. Ben Webster évoque lui-même dans «Cotton Tail». Bonne occasion d'entendre Al Porcino dans l'exposé de «Solitude». L'immense Ben Webster et Red Callender se font entendre dans «Jack the Bear», Juan Tizol dans «Sophisticated Lady» et le regretté Joe Jewell Grant dans «Jeep's Blues». Nous retrouvons B.B. King et Jewell Grant dans «Everyday I Have the Blues» tandis que Maxwell Davis imprime parfaitement l'esprit Basie des années 1950, ce qui est plus simple avec Snooky Young (tp1), Marshall Royal (as1), Sonny Payne (dm). Beau travail d'Eddie Jones derrière Milt Raskin dans «Red Bank Boogie» et «Basie Boogie». Swing incontournable dans «Jumpin' at the Woodside» (Henry Coker, tb, Joe Newman, tp, Frank Foster, ts). Il est étrange d'avoir crédité à John Anderson le «John's Idea» de Count Basie (1937). Chase entre Joe Newman et Snooky Young dans «One O'Clock Jump». Le sous-estimé Earl Palmer lance un «Air Mail Special» échevelé dans lequel Larry Bunker tient le rôle de Lionel Hampton. Bunker est parfait dans «Midnight Sun», la section de trompettes a beaucoup de punch (parties exigentes dans la tradition Hampton). Plas Johnson, Bumps Myers et Bill Woodman (frère de Britt) jouent à l'unisson et en alternative de ténor le solo de Jacquet dans «Flying Home» (Porcino et Gozzo se chargent des aigus de trompette). John LaPorta (cl) tient le rôle parfaitement de Woody Herman dans «Woodchopper's Ball», «Blue Flame», «Wild Root» et à l'alto dans «Bijou». Eddie Costa faisant suite à Larry Bunker donne une cohérence au CD. Le lead de Bernie Glow pour la section de trompettes est exemplaire! Jim Campbell (1928-1998) et Jack Six (1930-2015), ex-musiciens de Woody Herman sont un bon choix («Goosey Gander»; «Wild Root» –alternative entre Billy Byers et Frank Rehak–; «Blowin' Up a Storm»). L'écriture de Maxwell Davis et la section de sax (Cohn, Romano, Lanphere, Flax) restituent un bon «Four Brothers». Billy Byers, Al Cohn, Willie Thomas prennent de bons solos dans cette évocation réussie. C'est Arthur Skeets Herfurt (1911-1992) qui tient le rôle de Charlie Barnet au soprano («Pompton Turnpike», dialogue avec la trompette de Ray Linn; «Charleston Alley», bonnes lignes de basse de Phil Stephens; «Lonely Street»). Bon scat de Bunny Briggs dans «East Side, West Side». La séance propose de bons solos de Ray Linn, Murray McEachern, Milt Bernhart, Plas Johnson, Claude Williamson. Dick Shanahan (1921-2012) a joué chez Barnet et s'inscrit dans la lignée Krupa. La luxuriance du style Kenton, pour ne pas dire grandiloquence, est bien rendue ainsi que la touche latine («Peanut Vendor», avec conga; «Estrellita»). Milt Raskin convaincant en Basie, l'est ici en Kenton. Grande homogénéité de la section de sax («Artistry in Rhythm»), de trombones et de trompettes (Conrad Gozzo, lead, Pete Candoli, screamer). Le «velu» Vido Musso que Coleman Hawkins aimait bien et dont le son est bien enregistré, rejoue son rôle («Intermission Riff», «Come Back to Sorrento», «Dark Eyes», «Elegy»). Bons solos de Frank Rosolino, Bud Shank, Bob Cooper. Une série, bien enregistrée, pour les amateurs de big bands qui possèdent les originaux mais qui trouveront là des versions par des musiciens trop négligés.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Didier Burgaud / Simon Teboul
Chet in Mind

But Not for Me, Dear Old Stockholm, Let’s Get Lost, Just Friends, Time After Time, I Fall in Love too Easily, For Minors Only, No Moon at All, My Funny Valentine, It Could Happen to You, You Don’t Know What Love Is, Look for the Silver Lining, Comes Love, You and the Night and the Music

Didier Burgaud (cl, ts, voc), Simon Teboul (b), Brice Moscardini (tp), Vinh Lê (p), Yves Nahon (dm)

Enregistré les 22, 26, 29 juin et 3 juillet 2021, Conflans-Sainte-Honorine (78)

Durée: 1h 00’ 14’’

Camille Productions 072022 (www.camille-productions.com/Socadisc)

 

On connaît d’abord Didier Burgaud comme un clarinettiste, saxophoniste ténor et chanteur appartenant à la scène du jazz dit «traditionnel et mainstream» au sein de laquelle il a collaboré, entre autres, avec Marc Laferrière, Joe Turner, Claude Tissendier et Laurent Mignard qui signe quelques lignes amicales dans le livret. De formation classique, il dirige ses propres ensembles depuis 1978 et publie en 2005 un bon album avec son Swing Orchestra: Fascinating Rhythm (Swingbox, voir Jazz Hot Supplément internet n°637). Dix ans plus tard, on le retrouve à la tête de son quartet, notamment au Petit Journal St-Michel, déjà entouré par Yves Nahon (dont on se souvient du disque en leader fort réussi, Jour après jour, Black & Blue, 2013) et Simon Teboul, coleader de ce Chet in Mind. De tempérament plus éclectique, le contrebassiste –qui fut d’abord un guitariste autodidacte– a traversé, depuis les années 1990, différents univers: le bop avec Jimmy et Sean Gourley, la tradition Django avec Serge Krief, Lucien Moreno et Boulou Ferré, la musique brésilienne avec le saxophoniste Claudio De Queiroz ou actuellement la chanson avec le groupe 1970 qui reprend des succès jazzés de la variété française.

C’est le timbre de voix de Didier Burgaud, inspiré par celui de Chet Baker, qui a été l’élément déclencheur du présent projet. La trompette a été confiée à Brice Moscardini, musicien confirmé, actif depuis le début des années 2000, qu’on a notamment entendu chez Gérard Badini, et dont la sonorité, sans ressembler à celle de Chet, se situe dans une sensibilité voisine, qui rappelle d’ailleurs aussi celle de Miles (joli solo sur «Dear Old Stockholm»). Enfin, excellente découverte de ce disque, Vinh Lê a fait ses début en 1994 dans un orchestre de salsa et évolue depuis entre jazz et chansons. Il a accompagné, entre autres, Marc Thomas, Sara Lazarus et Pierre Blanchard. 

Auteur d’arrangements tirant la musique davantage vers le jazz mainstream, Didier Burgaud propose un répertoire de Chet Baker revisité où la clarinette apporte une couleur particulière, issue d’une filiation directe avec Artie Shaw et Buddy DeFranco. Si Didier Burgaud est un chanteur honorable et qu’il est à l’évidence the right man at the right place pour un hommage vocal à Chet Baker, les interventions instrumentales font le sel de ce disque: de la solide rythmique, tenue par Simon Teboul et Yves Nahon, au duo de soufflants à la belle expressivité, en passant par le swing rafraîchissant de Vinh Lê. Loin de se limiter à une imitation de l’iconique Chet Baker, ce Chet in Mind en livre une approche digne d’intérêt.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Richard Baratta
Music in Film: The Reel Deal

Luck Be a Lady, Everybody's Talkin'°, Alfie, Chopsticks, Theme From "The Godfather"°, Seasons of Love*°, Come Together°, If I Only Had a Brain, Peter Gunn, Maria, The Sound of Music°, Let the River Run°

Richard Baratta (dm, perc), Vincent Herring (as, ss, fl), Bill O’Connell (p, arr), Paul Bollenback (g)°, Michael Goetz (b), Paul Rossman (perc), Carroll Scott (voc)*

Enregistré les 9-10 janvier 2020, Paramus, NJ

Durée : 1h 07’ 06”

Savant Records 2186 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

 

Encore un disque enregistré juste avant l’épisode covid et certainement une curiosité et une découverte en même temps, car Richard Baratta est un personnage atypique: il est le batteur-leader improbable d’une session d’enregistrement sur un bon label de jazz, Savant Records, comptant dans ses rangs les confirmés Vincent Herring, Bill O’Connell, Paul Bollenback, Michael Goetz et Paul Rossman. Pour les cinéphiles, Richard Baratta sera certainement plus identifiable, car depuis 1984, il a travaillé sur plus de cinquante films, en tant que régisseur, directeur de production, coproducteur et producteur exécutif, et pas de petits films depuis Desperately Seeking Susan, The Irishman, Dr. Strange, The Wolf of Wall Street, et plusieurs moutures de Spiderman… Né dans un environnement musical, Richard Baratta a eu une première vie professionnelle dans la musique et le jazz en particulier. Né en 1950, il a joué du saxophone, avant de se consacrer à la batterie. Il a aussi étudié l’histoire mais ce qui nous intéresse, c’est qu’il a suivi les cours de Jack DeJohnette, Bob Moses. Quand il déménage à New York en 1975, il commence à jouer régulièrement avec John Stubblefield, Joe Ford, Hal Galper, et même, ce qui reste son moment de gloire, avec Hank Mobley et Johnny Hartman. Mais voilà, le jazz ne nourrit pas suffisamment son batteur –c’est lui qui l’explique–, et il décide en 1984 d’une vie de famille. Pour y subvenir il choisit le cinéma, une autre de ses passions. Il y connaît un parcours respectable, en continuant de s’intéresser au jazz mais de loin.

A l’approche des moments où l’on se pose des questions sur l’essentiel, le jazz est revenu le hanter, et il a progressivement repris son instrument, côtoyé l’univers des musiciens qui lui manque tant. Le voilà enfin, à 70 ans, leader d’une bonne session d’enregistrement, où il a réuni un orchestre relevé et notamment Vincent Herring et Bill O’Connell, qui signe les arrangements et qu’on a écouté également avec Santi Debriano sur un disque récent, Flash of the Spirit. Richard Baratta s’y montre un batteur compétent et enthousiaste pour une musique dans un registre post bop, parfois fusion quand Paul Bollenback s’y met. Le titre est en référence au cinéma (La musique de film: une affaire de bobine), et le répertoire aborde de nombreuses musiques de films, traitées «jazz» pour cet enregistrement. Nul doute que Richard Baratta a pris plaisir à ses retrouvailles avec le jazz, à cette synthèse de ses passions, et qu’il le fait avec un souci de qualité, avec exigence. Il est de ces personnalités qui auraient souhaité avoir plusieurs vies pour les remplir de la multiplicité de leurs passions.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSarah Vaughan
Live at The Berlin Philharmonie 1969

CD1: A Lot of Livin’ to Do, And I Love Him, Alfie, On a Clear Day, Passing Strangers, Misty, I Cried for You, My Funny Valentine, All of Me, Tenderly; CD2: Fly Me to the Moon, Time After Time, The Trolley Song, By the Time I Get to Phoenix, The Sweetest Sounds, Polka Dots and Moonbeams, Day In, Day Out, What Now, My Love, I Had a Ball, Didn’t We?

Sarah Vaughan (voc), Johnny Veith (p), Gus Mancuso (b), Eddy Pucci (dm)

Enregistré: 9 novembre 1969, Berlin (Allemagne)

Durée: 41' 29'' + 42' 15''

The Lost Recordings 2004037 (thelostrecordings.store/Sony Music)

 

Pour toute une génération de passionnés d'un monde musical qu'ils croyaient immortel, on désignait les trois grâces par leur prénom: Billie, Ella et Sarah (et aussi par son surnom, Sassy). Elles s'étaient introduites dans le quotidien de ces amoureux du jazz et c'était ainsi une marque d'affection respectueuse. Un contraste avec l'attitude affectée, souhaitée par la prima-donna du chant lyrique qui nous a valu: «la Callas», «la Tebaldi»... jamais Maria ou Renata. Nos trois grâces étaient bien sûr à égalité sur la plus haute marche de la compétition du chant jazz, mais avec, derrière l'odieux rideau de l'oubli, les devancières Ethel Waters et Bessie Smith, ainsi que, cachée derrière celui de l'injustice, Dinah Washington coupable d'un trop plein de talent. Les trois grâces étaient donc six. Pour de telles beautés, l'être ne saurait donner la pomme à l'une plutôt qu'à l'autre. Et choisir c'est se priver. Sur les marches en-dessous, vous y mettrez vos choix. Parmi les candidates, religiosité à part (Mahalia Jackson!), il pourrait y avoir les dernières dotées d'une expressivité forte mais au service d'un répertoire parfois discutable, Aretha Franklin, Queen of Soul, et Nina Simone qui donne le goût amer du fruit étrange. Peut-être même, Mildred Bailey, qui «compta parmi les meilleures chanteuses de jazz» (Hugues Panassié) ou Anita O'Day, très musicienne et influente (sur June Christy, Chris Connor). Mais, nous n'irons pas au-delà des années 1970 porteuses d'une trop visible main mise du business. Certes, Billie, Ella, Sarah, Dinah n'ont pas écarté les séances avec cordes pour dépasser la frontière mais aussi pour l'idée d'une respectabilité. Ce sont toutefois elles, et de rares autres, qui élevèrent au rang d'art les chansons américaines de compositeurs capables comme Gershwin, Berlin, Kern, Rodgers, Porter, Arlen, Youmans... puis Sondheim (choisi par Nancy Wilson). Elles pouvaient tout faire d'une mélodie, sauf de l'abîmer. Il ne fallait pas plus de quatre paroles chantées par Billie, Ella, Sarah, Dinah pour savoir qu'il s'agissait d'elles: l'individual code! Elles respectaient une règle commune (expressivité hot et swing) mais se distinguaient chacune en déplaçant le curseur dans un sens ou l'autre. Nul doute que lorsqu'elle était déterminée à cela, Ella poussait le swing à une extrémité intouchable. Billie et Bessie étaient des tragédiennes, la première nommée avec fragilité, l'autre avec vigueur. Et puis, en plus d'une diction parfaite, il y a une qualité non spécifique au jazz que l'on appelle la musicalité et que l'on trouve chez Ethel Waters et Sarah Vaughan, susceptibles d'amener l'adhésion des mélomanes «classiques». Le maniérisme des trois grâces est indéniable et personnel. Mais celles qui les copient, sombrent dans l'insupportable caricature. L'autre danger pour les suiveuses est de s'engouffrer dans une compétence portée au sommet par Ella et Sarah: le scat. Louis Armstrong a initié cette joyeuse liberté par rapport au texte musical et Dizzy Gillespie y a ajouté une touche déjantée. Ella et Sarah en ont tiré le meilleur profit, dans la détente et la gaieté. Au fait, au XXe siècle, les femmes ne voyaient aucune soumission à se référer aux contributions masculines. Par la voix, leur timbre et leur tessiture, elles signent la féminité, ce qui est plus simple à transmettre qu'avec un cuivre (Dolly Jones, Clara Bryant, Melba Liston,...), un saxophone (Vi Burnside, Vi Redd, ...) ou tout autre instrument de musique (Mary-Lou Williams,...). Remarquons au passage, que si la voix a influencé les instrumentistes à vent au temps d'une Ma Rainey, Bessie Smith ou Victoria Spivey, il y eut un retournement de situation avec Sarah Vaughan dont l'art de chanter emprunte aux instruments à vent (saxophone surtout). Aussi à l'actif de Sarah Vaughan, elle a une étendue de registre d'environ trois octaves.

La voici donc en live avec des accompagnateurs peu connus. Elle a donné deux concerts le 9 novembre 1969. Le second a déjà été édité en CD, le premier était jusque-là inédit. Stéphane Ollivier dans le texte du livret prétend qu'en 1969 «Sarah Vaughan, comme la plupart des figures iconiques de l'âge d'or du jazz classique, se retrouve alors en porte-à-faux» parce que «au terme d'une décennie frénétique ayant vu le jazz perdre progressivement de son aura auprès d'un jeune public happé par le déferlement de la pop music, mais aussi se complexifier et se radicaliser, tant au niveau de ses formes que de ses expressions, avec l'avènement d'une avant-garde de plus en plus libertaire, branchée sur les tensions politiques et identitaires d'une société en voie de mondialisation». Pour avoir assisté dans la période 1966-69 à des concerts de Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Count Basie, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Erroll Garner, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk et d'autres, je peux affirmer que ces artistes remplissaient les salles et recevaient des ovations. D'ailleurs à ce Berlin Jazztage de 1969, outre Sarah, Duke Ellington et Thelonious Monk s'y sont produits. Certes Miles Davis y présentait là, comme à Antibes, un tournant esthétique. Certes, 1969 marque aussi le début de l'application de la notion hodeirienne d'étendre le territoire du jazz (ce qui permit d'en sortir) par une majorité de critiques dont Joachim-Ernst Berendt passé maître, à Berlin, des dérives diverses dont l'ouverture à la pop. Dès 1969, des festivals parient en effet, sur le cumul des publics (pop, avant-gardes européennes diverses) mais la conséquence négative pour le jazz ne s'est développée progressivement qu'au cours des années 1970-80 pour donner le non-sens irréversible que nous connaîtrons ensuite. En 1969, Sarah n'était pas encore «démodée». On l'entend au début du CD1 par le chaleureux accueil qu'elle reçoit. Dès le premier titre, «A Lot of Livin' to Do», il y a tous les atouts de Sarah: la qualité du timbre, l'étendue de registre grave-aigu, le phrasé parfait, son vibrato et son maniérisme contrôlés et un swing parfaitement extériorisé sur le soutien efficace du trio. Sa musicalité dans l'exposé de «And I Love Him» de Lennon et McCartney, est exemplaire (très bon travail de Gus Mancuso). Incidemment, c'est la seule concession aux variétés, qui n'en est pas une par l'interprétation donnée, avec le «What Now My Love» (1961) du sous-estimé Gilbert Bécaud dont cette version de Sarah (quelle maîtrise de l'aigu!) rivalise avec celles de Shirley Bassey, Frank Sinatra, Elvis Presley et Nina Simone (en compagnie de Bécaud, la plus swinguante!). Johnny Veith prend un court et bon solo dans «The Trolley Song». Il est parfait dans l'accompagnement hors tempo («Time After Time», où le contrôle de la voix de Sarah vaut celui des chanteuses lyriques) et il sait swinguer («All of Me», «Tenderly»). Dans ce programme superlatif, on retiendra aussi «On a Clear Day» (swing), «Misty», «My Funny Valentine» (Mancuso, bon) et «Day In, Day Out» (swing). Le batteur n'a droit à aucun solo, mais il assure correctement. Enfin, on remarque que dans ce récital, Sarah n'a pas fait de scat. Mais, sa façon très personnelle de phraser les mélodies comme elles ne sont pas écrites, tout en conservant leur identité, est un remarquable substitut, voire une forme d'improvisation. Bonne qualité d'enregistrement et un Sarah Vaughan at her best.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Kenny Garrett
Sounds From the Ancestors

It's Time to Come Home, Hargrove°, When the Days Were Different, For Art's Sake, What Was That?, Soldiers of The Fields/Soldats des champs, Sounds From the Ancestors,

It's Time To Come Home (Original)

Kenny Garrett (as, voc, p), Vernell Brown, Jr. (p), Corcoran Holt (b), Ronald Brunner (dm) Rudy Bird (perc) et selon les thèmes: Jean Baylor (voc), Dreiser Durruthy (voc), Maurice Brown (tp), Linny Smith (voc), Chris Ashley Anthony (voc), Sheherazade Holman (voc), Johnny Mercier (p, org), Lenny White (snare), Pedrito Martinez (voc, perc), Dwight Trible (voc)

Enregistré à Montclair, NJ, date non précisée

Durée: 1h 07’ 37”

Mack Avenue 1180 (mackavenue.com)

 

Comme souvent, on peut être déçu par cet enregistrement de Kenny Garrett, musicien de haut niveau qui a côtoyé tant de génies du jazz, excellent instrumentiste, qui a beaucoup de mal à faire émerger une personnalité de ses enregistrements, perdus entre jazz, variétés commerciales, racines et effets de mode. Sans doute une question de choix de toutes natures, car il a tant de confrères dans le jazz qui eux ne se perdent pas, et qu’il accompagne parfois excellemment, que cette absence de contenu et de construction ne peut être attribuée qu’à ses choix.

On retrouve ainsi par séquence une belle sonorité post-coltranienne à l’alto, et des improvisations d’un intérêt certain perdues au milieu d’une musique sans direction, inconsistante et comme un patchwork, malgré le nombre des participants de bon niveau. Si lui se retrouve dans ce monde, tant mieux, mais on continuera de s’interroger de trouver sa musique parfois intéressante malgré des longueurs («Soldiers of the Fields», «It's Time to Come Home», «Hargrove»), et parfois médiocre selon notre sensibilité («When the Days Were Different», «Sounds From the Ancestors»), dans le même disque et sans explication. Notre seule intuition est qu’il est trop musicien professionnel et pas assez artiste de culture, malgré ce titre et quelques couleurs qui évoquent une Afrique en carton-pâte. Le retour en Afrique des Ancêtres n’est pas pour tout de suite.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Stan Getz Quartet / Astrud Gilberto
Live at the Berlin Jazz Festival 1966

CD1: On Green Dolphin Street, The Singing Song, The Shadow of Your Smile, O Grande Amor, Blues Walk, Once Upon a Summertime, Medley: Desafinado/Chega De Saudade; CD2: Edelweiss, Samba De Uma Nota Só*, The Shadow of Your Smile*, Você E Eu (Eu E Você)*, Corcovado*, The Telephone Song*, It Might as Well Be Spring*, The Girl From Ipanema*, Jive Hoot

Stan Getz (ts), Astrud Gilberto (voc)*, Gary Burton (vib), Chuck Israels (b), Roy Haynes (dm)

Enregistré le 4 novembre 1966, Berlin (Allemagne)

Durée: 47' 11'' + 35' 02''

The Lost Recordings  2104038 (thelostrecordings.store/Sony Music)

 

Ce double CD est sorti le 25 septembre 2021. Il existe pour toutes les productions Lost Recordings une édition de vinyles limitée à 2000 exemplaires numérotés à la main et une possibilité de téléchargement. Ce label fut fondé fin 2020. Mais dès 2016, quatre «archéologues» se sont donnés pour mission de retrouver, sauver et partager un patrimoine musical. Ce sont entre autres: un entrepreneur, Quentin Sannié, le pianiste Frédéric D'Oria-Nicolas, Michel Navarra, le fils du fameux violoncelliste André Navarra, Nicolas Thelliez, un spécialiste du son. Ils fouillent les archives européennes conservées sous forme de bandes magnétiques par les radios nationales concernant la période 1958 à 1985 (à Berlin, Londres, Prague, Amsterdam, Moscou). Ces archives, à cause de ce support, sont désormais inexploitables dans 90% des cas. Ces archéologues s'intéressent aux 10% sauvables et qui sont souvent des inédits. Ils utilisent le Phoenix Mastering, procédé de restauration des enregistrements analogiques qui combine des techniques et un savoir-faire: conditionnement de la source sonore (mise en chauffe et nettoyage aux ultrasons), lecture pour extraire la moindre information, conversion du signal puis son traitement avec des algorithmes qui traitent chaque type de bruit résiduel. Le savoir-faire humain réunit l'oreille, la culture et le très subjectif  «sens de l'esthétique». Les premiers essais ont été réalisés sur des enregistrements inédits d'André Navarra. Les premiers double-CD sont sortis le 9 avril 2021 et sont consacrés à Sarah Vaughan et au pianiste Emil Gilels. C'est donc à des artistes de légende et à un haut niveau artistique que Lost Recordings se consacre (Ella Fitzgerald, Art Blakey, Dave Brubeck, Claudio Arrau). Le jazz n'est pas l'objectif, mais il se trouve que parfois c'en est.

Nul doute que Stan Getz (1927-1991), professionnel d'exception, a été élevé au rang d'«icône du jazz» par de nombreux critiques dans le monde. Il est évident qu'après des études de basson (anche double), et s'être révélé être un excellent saxophoniste (anche simple), il s'est enraciné de 1943 à 1948 dans le jazz de Jack Teagarden, Stan Kenton, Benny Goodman, Randy Brooks, Vido Musso, Woody Herman (rééditions Masters of Jazz en 1997-2001). Celui que l'on appellera «The Sound» (comme on appela Sinatra, «The Voice») fit partie des «Four Brothers» (avec Zoot Sims, Herbie Stewart, Serge Chaloff) et, toujours chez Woody Herman, il s'est particulièrement signalé dans la ballade «Early Autumn» (1948). Cette esthétique du soundléger de sax ténor, Getz, et beaucoup d'autres à cette époque, l'ont évidemment emprunté au génial Président (Prez), Lester Young (1909-1959), qui, lui-même s'est dit influencé par Frankie Trumbauer (1901-1956). En 1950, en poussant loin la décontraction et surtout la minceur du son, Stan Getz dans son évolution put approcher la mollesse et l'évanescence dans les disques produits sous son nom (avec Don Lamond ou, déjà, Roy Haynes: «My Old Flame», il annonce l'alto de Desmond dans «On the Alamo» et «Yesterdays») comme nous l'avions signalé à l'occasion de la réédition Jazz Archives n°185 par EPM en 2001 (n°585). Un singulier contraste par rapport au travail de deux autres formidables disciples de Prez: Wardell Gray et Paul Quinichette. Certes, Stan Getz a bifurqué vers une expressivité plus ferme en 1954-57 grâce aux initiatives de Norman Granz et aux côtés de jazzmen comme Roy Eldridge ou Lionel Hampton notamment. Toutefois, la capacité de Stan Getz à swinguer n'est pas supérieure à celle de Zoot Sims et d'Al Cohn. Stan Getz est, bien sûr, un technicien remarquable du saxophone ténor et un fin musicien comme l'a confirmé son disque exceptionnel avec le Beaux Arts Strings Quartet en 1961 (Focus d'Eddie Sauter). Et puis, une rencontre avec la bossa nova (1962, Jazz Samba avec Charlie Byrd: Grammy Award pour «Desafinado») va faire de lui une vedette et lui amènera le public des variétés qu'il fait chic d'appeler «pop». Enregistré les 18 et 19 mars 1963, l'album Getz/Gilberto, sera 447e des 500 plus grands albums «de tous les temps» selon le magazine Rolling Stone.

Ce disque nous a révélé celle qui fut l'épouse de João Gilberto, Astrud Gilberto dans le désormais incontournable «The Girl of Ipanema». A cause de Getz, car avec lui c'est toujours joli, cette expression hybride s'est imposée dans le jazz, au point que des ténors au son épais et indiscutablement jazz comme le génial Coleman Hawkins et son disciple Ike Quebec s'y sont adonnés, brièvement. En toute logique, un hybride n'est pas identique aux éléments qui lui donnent naissance. L'univers rythmique de la bossa nova n'est pas assimilable à celui du jazz (un Gerry Mulligan aura, au début, une difficulté d'adaptation). En revanche, c'est une intrusion qui signe la dissolution progressive du concept jazz. Un autre paramètre fut celui de la «diversité» au sein des programmations du Berliner Jazztage fondé en 1964 et qui deviendra la JazzFest Berlin dont le révisionniste pro-pop music/musiques improvisées, Joachim-Ernst Berendt, fut le directeur artistique. La mouture 1966 proposait par exemple le Globe Unity d'Alexander von Schlippenbach et l'objet du présent double-CD, le quartet Stan Getz avec Astrud Gilberto. Le CD1 est consacré au quartet jouant excellemment quelques standards, trop peu. Le second est consacré à sept morceaux par Astrud Gilberto, en dehors de «Jive Hoot», instant le plus jazz du concert avec en prime un solo de Roy Haynes! Nous avons ainsi deux versions de «The Shadow of Your Smile», une instrumentale (très belle, du fait du sound de Mr. Getz) et une chantée (même pas juste). Dès «On Green Dolphin' Street», on constate que le principal attrait de ce double-CD est le drumming superlatif de Roy Haynes. Le batteur démontre d'ailleurs sa versatilité («The Singing Song», sur les bossa nova en général). Gary Burton, bon instrumentiste, fut monté en épingle par les «spécialistes» de l'époque. Chuck Israels prend un beau solo dans la «latinerie», «O Grande Amor». A noter une intense improvisation de Getz sur le vigoureux drumming de Roy Haynes (basse discrète, vibraphone tacet) dans «Blues Walk» de Lou Donaldson. Getz fait preuve de lyrisme dans «Once Upon a Summertime». Le ténor ne joue pas dans «Edelweiss», puis il revient pour jouer ce qu'on attendait de lui, dans un medley («Desafinado/Chega de Saudade»). Avec le recul du temps, la voix d'Astrud Gilberto a un petit charme mais rien d'autre. C'est mignon et sans relation avec l'expressivité jazz. Nous avons les succès du genre: «Samba de Uma Nota Só», «Você e Eu», «It Might as Well Be Spring» (une catastrophe sur le plan de la justesse), «The Girl From Ipanema». Peu de jazz mais souvent de la bonne musique de variétés. La qualité d'enregistrement est en effet d'une bonne facture.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

Dan Rose
Last Night

Body and Soul, Darn That Dream, Ellington Medley: Prelude to a Kiss/Things Ain’t What They Used to Be/Sophisticated Lady, Say It Over and Over Again, Tenderly, What's New, Sweet and Lovely, The Folks Who Live on the Hill , If I Loved You, Spring Is Here, Moonlight In Vermont, Last Night When We Were Young, Medley: Guess I’ll Hang My Tears out to Dry/Detour Ahead/Dreamsville

Dan Rose (g)

Enregistré en octobre 2017, New York, NY

Durée: 57’ 53”

Ride Symbol Records 26 (ridesymbol.com)

Dan Rose / Claudine François
New Leaves

The New Leaf, Monk's Dream, Ladies in Mercedes, Le Desert, Señor Blues, Lawns, Yes I Do, Mr. Slaint, The Seagulls of Kristiansund

Dan Rose (g), Claudine François (p)

Enregistré en octobre 2019, Paramus, NJ

Durée : 47’ 30”

Ride Symbol Records 33 (ridesymbol.com)

 

Dan Rose, né en 1947 à Elmira, NY, a déjà un long parcours derrière lui depuis qu’il a rejoint en 1973 la formation de Paul Bley. Il a été un acteur des lofts new-yorkais dans les années 1970 dans l’environnement des Carla Bley, Annette Peacock et de l'organisation Free Life Communications de Dave Liebman et Richie Beirach où il côtoya Marty Cook, Perry Robinson, Mark Whitecage, Badal Roy. Il a aussi été compositeur de musiques de films, travaillé en tant que producteur et organisateur de festival. Il a croisé la route de Jean-Jacques Avenel, Marc Johnson, Billy Hart, Thomas Chapin, Arthur Blythe, Rashied Ali, Connie Crothers et John Abercrombie. C’est un adepte de la belle guitare, et son parcours parle pour lui en tant que musicien.
Cependant, en dehors de la guitare, il y a la musique, et si on peut écouter sans déplaisir cette musique, il y manque, à notre sens, beaucoup des ingrédients expressifs du jazz auquel se réfère pourtant le guitariste si on en juge par son répertoire: au programme Thelonious Monk, Horace Silver, Mal Waldron, Duke Ellington; les standards et quelques originaux.

Le second disque a été enregistré en duo avec Claudine François (cf. Jazz Hot n°612), qu’on connaît mieux en France. Elle a aussi un parcours respectable depuis les années 1970, et encore récemment aux côtés de Jean-Jacques Avenel, John Betsch, Steve Potts: une pianiste qui fait partie de l’univers du regretté Bobby Few dans la grande tradition d’un free jazz de culture qui a irrigué la France depuis la fin des années 1960 avec Archie Shepp, l’Art Ensemble of Chicago, etc. Ce disque en duo est d’ailleurs légèrement plus relevé sur le plan de l’esprit du jazz, plus hot, mais le jeu de guitare est en lui-même le handicap à l’expression jazzique, manquant, en dépit d’une réelle compétence instrumentale, d’attaque, de blues, de swing –ce sont des choix esthétiques du guitariste, pas une ignorance– soit de beaucoup des éléments constitutifs du jazz. Ces enregistrements intéresseront donc sans doute les amateurs de belle guitare sur le plan harmonique, de mélodies, plus que les amateurs de jazz. Il en faut pour tous les goûts et les options esthétiques, bien entendu.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Moustache
Jazz & Rock'n'Roll in France 1953-1958

Titres communiqués dans le livret

Moustache Galépidès (dm) et notamment Guy Longnon (tp), Big Chief Russell Moore, Bernard Zacharias (tb), André Ross (ts), Raymond Fol (p), Géo Daly (vib), Alix Bret (b), reste des personnels non mentionnés dans le livret

Enregistré entre le 3 juin 1953 et 1958, Cannes (Alpes Maritimes), Paris

Durée: 1h 18' 02'' + 1h 12' 03'' + 1h 06' 04'

Frémeaux & Associés 5804 (www.fremeaux.com/Socadisc)

 

Voici un coffret qui réunit, non l'intégrale mais des séances faites sous son nom par François-Alexandre Galépidès dit Moustache (1929-1987), batteur surtout, parfois chanteur et acteur. Il laisse à l'histoire du jazz, une collaboration chez Vogue avec Sidney Bechet, et à l'écran, le rôle du sergent Garcia dans le film Zorrode Duccio Tessari avec Alain Delon (1975). Amuseur, on oublie de ce fait qu'il pouvait, parfois, bien jouer de la batterie et le meilleur exemple est le disque qu'il fit au studio DMS, à Paris, le 16 novembre 1954 avec le Big Fat Dixie de Raymond Fonsèque (45 tours A la Nouvelle Orléans, Europe Disque 45.601). Le personnel ci-dessus est le seul mentionné dans le texte du livret (p4) et il concerne les six premiers titres du CD1. Mais la chanteuse annoncée, Anita Love alias Anita Haulbert, n'y intervient pas. C'est le 33 tours 25 cm Surprise partie au Palm Beach, Pathé ST 1011 (1953) qui débute par un «When the Saints» bien pompier et qui met en seule vedette, Big Chief Russell Moore (tb, voc). Moore (1913-1983) était un véritable amérindien de la tribu Pima. Géo Daly est excellent dans «Get Happy», tout comme le très oublié André Cousin Ross (ts) et Raymond Fol. Intéressant arrangement de «Blue Moon», possiblement de Zacharias qui pourrait être le soliste. Longnon y est bon dans le genre Buck Clayton. Le solo de Raymond Fol est superbe, tandis que Ross est lesterien. Retour de Russell Moore dans «Avalon». Très bonnes prestations de Daly, Longnon, Fol (celesta), Ross, Moore dans «Cocktails for Two». Comme souvent «Wabash Blues» est une démonstration de trombone (Moore). C'est donc une séance entre dixieland exhibitionniste et mainstream jazz de qualité, et qui, semble-t-il, avait aussi mis en boîte «Shoe Shine Boy» et «Love's Just a Strange Thing» qu'on ne trouve pas ici. Comme ne l'indique pas l'auteur de cette compilation, le personnel est différent dans les titres 7 à 13, correspondant au 25 cm Whispering, Pathé ST 1039 (Paris, 1954). Le livret est dans l'erreur page 9, car ce disque débute bien par «Whispering» avec Hubert Fol (as, remarquable!), Benny Vasseur (tb), Raymond Fol (p), Guy Longnon (tp). Bon arrangement d'«Always»: swing détendu et intervention de Géo Daly. Vasseur imite Bill Harris, Hubert Fol a écouté Gigi Gryce tandis que Longnon cisèle un solo sobre. Jolie prestation de Vasseur dans «Small Hôtel (sic)». Les frères Fol et Longnon sont très bons dans «I Only Have Eyes for You». En conclusion, c'est une séance qui offre de bonnes interprétations, en dehors du drumming un peu lourd en up-tempo. Ensuite, divers problèmes se posent.

Dans ces années, en effet, les disques de variétés ne portaient pas l'indication du personnel sur les pochettes. Ce qui était, et reste, une pratique inacceptable car ce sont les accompagnants et les arrangeurs qui font l'intérêt au même titre, parfois plus, que la «vedette». D'où le travail d'enquête respectable mené à bien par Sébastien Merlet pour Gainsbourg, et, en cours, par Alaric Perrolier pour Léo Ferré. Nous avons déploré qu'Olivier Julien n'ait fait aucune enquête de personnel pour la réédition Frémeaux consacrée à Alain Goraguer et que j'ai pallié dans ma chronique (Jazz Hot 2020). Le même problème se pose ici. Nous savons que la superficialité des consommateurs actuels butinant sur Spotify ou YouTube, se contente du nom de la vedette. Pour la mémoire des artistes musiciens, c'est inacceptable et pour un chroniqueur héritier d'Hugues Panassié et Charles Delaunay, il est impossible d'accepter l'absence d'informations sur qui joue, où et quand. Second point, le rock & roll de Moustache est le témoignage d'un comportement. Etant passé, adolescent, du rock & roll au jazz, j'ai pu constater le sentiment de supériorité, digne de celui des snobs décrits par Boris Vian, qui régnait chez les critiques, musiciens et consommateurs de jazz vis à vis de tout autre genre musical. Il n'est donc pas surprenant que les premiers informés en France de la vogue rock & roll issue de ce milieu, ne l'aient pas prise au sérieux. La parodie de Moustache n'est ni mieux ni pire que celle d'Henri Salvador. Ils tombent dans des variétés divertissantes au comique plutôt lourd. Un prélude au yé-yé commercial à venir. Aux Etats-Unis, le rock & roll est un jazz simple et direct avec ses sax issus d'Earl Bostic et Illinois Jacquet, du piano boogie, de la contrebasse en slap, de la batterie en shuffle et de la guitare imprégnée de blues-country. La production, certes commerciale, des Chuck Berry, Little Richard, Fats Domino et même Bill Haley n'est pas plus méprisable que celle de Luis Mariano ou Charles Aznavour. Selon le constat qui peut le plus, peut le moins, ce sont donc des jazzmen qui furent employés dans ces disques parodiques ou dans les premiers de Johnny Hallyday et divers groupes français, à savoir Claude Gousset, Benny Vasseur, Marcel Galiègue, Georges Grenu, Pierre Gossez, Jean Mercadier, Guy Lafitte, Benny Waters, Roby Davis, Michel de Villers, Michel Attenoux, Georges Arvanitas, Raymond Fol, Jean-Pierre Sasson, Jean Bonal, Léo Petit, Marcel Bianchi, René Duchossoire, Alphonse Masselier, Lucien Simoens, Pierre Michelot, Armand Molinetti, Kansas Fields, Christian Garros, Dante Agostini, Teddy Martin, Mac Kac, etc. Ici, le rock & roll ne concerne qu'environ sept morceaux qui ne se distinguent en rien du reste. Sacha Distel est compositeur de trois de ces titres qui ne sont pas sans évoquer Ray Ventura et le Jazz de Paris d'Alix Combelle («J'turai le voyou»)! Notons que Moustache apparaît pour une séquence rock & roll dans le film Mademoiselle Strip-tease de Pierre Foucaud (Slow Club, avec Attenoux, Daly, Bonal, Mac Kac, 1957).

A partir du titre 14 du CD1 et pour les deux autres CD que ce soit du jazz ou des variétés, vous ne saurez pas qui joue. A vous de trouver! Quelques indications pour vous aider. Claude Gousset a écrit la plupart des arrangements pour Moustache. Dans le 25 cm 10 œuvres, un seul disque, Véga V35S742 (début 1956) qui commence par «Toutes les heures qui sonnent (Rock Around the Clock)» et se termine par «Bugle Call Rag», il s'agit de l'éphémère big band de Moustache qui comprenait Roger Guérin (lead tp!), Bernard Hulin, Guy Longnon (tp), Raymond Fonsèque (tb1), Claude Gousset, Luis Fuentes (tb), Gérard Badini, Maurice Meunier (cl), Raymond Fol et Pierre Michelot. Le «Basin Street Blues» est le clou de la séance grâce au tempo, à Guérin, Longnon, Badini, Hulin, Fol, Vasseur qui sont délectables! Cet orchestre fut filmé en mars 1956 avec Bernard Hérout et Louis Henry à la place de Meunier et Longnon. C'est Raymond Fonsèque dans «Moi, j'en ai marre» et je pense, «Ory's Creole Trombone». Le CD2 propose les 45 tours Véga de 1956, d'un goût souvent douteux, Moustache à Moscou (même big band et Léo Petit?, bjo), Moustache en Italie(similaire, Michel Attenoux, as, Petit, mand/bjo), Moustache à Harlem(Nadine Young, voc, Longnon, tp: manquent ici «Stomping at the Savoy», «Just Squeeze Me»), Moustache Toréador (Moustache, voc, Longnon, tp, Gousset, tb, Attenoux, ss-as, Bonal, g), Moustache chez le Père-Noël (Longnon, Gousset, Vasseur, Attenoux, R. Fol), Moustache et le Rock'n'roll(Longnon, Gousset, Vasseur, Attenoux, ss-as, Mercadier, ts, R. Fol, Bonal, Mac Kac, dm, Nadine Young, voc), Moustache au Tyrol (Longnon, Gousset, Vasseur, Meunier, cl, Attenoux, ss). Le CD3, débute par les 45 tours Véga (1957), Calypso (Longnon, Gousset, Attenoux, ss, peut-être Hérout, cl), Boston à la Moustache (Longnon, Hulin, Gousset, Vasseur, Meunier), Georges Ulmer («Méfie-toi des filles»), Moustache à Hawaï (Hulin, Vasseur, Attenoux, as-ss, Bonal). Puis Moustache passe chez Barclay pour un 25 cm (Attenoux, Daly, Persiani, Bonal, Mac Kac) et un 45 tours (sans jazzmen). Avec de bonnes oreilles et de la culture, il était simple de reconstituer les personnels; ce n'est pas au chroniqueur à la faire. La mention va, non pas à Moustache et certains titres ridicules, mais uniquement à ses admirables jazzmen capables de tout, sur demande!

Michel Laplace
© Jazz Hot 2022

CHRONIQUES © Jazz Hot 2021

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Joey DeFrancesco + The People
Project Freedom

Imagine (prelude), Project Freedom, The Unifier, Better Than Yesterday, Lift Every Voice and Sing, One, So Near-So Far, Peace Bridge, Karma, A Change Is Gonna Come, Stand Up
Joey DeFrancesco (org, kb, tp), Jason Brown (dm), Troy Roberts (ts, ss), Dan Wilson (g)
Enregistré à New York, date non précisée (prob. 2016-2017)
Durée:
1h 04’ 20”
Mack Avenue 1121 (www.mackavenue.com)


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Joey DeFrancesco
More Music

Free, Lady G, Just Beyond the Horizon, In Times of Reflection, Angel Calling, Where to Go, Roll With It, And If You Please, More Music, This Time Around, Soul Dancing
Joey DeFrancesco (org, tp, ts, p, voc), Michael Ode (dm), Lucas Brown (g, org, kb)
Enregistré les 16-18 janvier 2021, Tempe, AZ
Durée: 1h 05’ 21”
Mack Avenue 1186 (www.mackavenue.com)


Joey DeFrancesco aime passionnément la musique et le jazz en particulier, il adore jouer, et ça se sent aussi bien sur scène que dans ses enregistrements. Il appartient à la grande famille des organistes de jazz qui réunissent le drive, le blues, le spiritual, l’expression, le «groove» car c’est souvent ce terme qui réunit les organistes. Même pour les néophytes ou le grand public qui ne connaît pas la source biographique qui fonde cet amour et cette implication dans la musique de jazz en particulier, cette énergie est perceptible, comme pour n’importe quelle oreille, dans ces deux disques en particulier. Car la famille DeFrancesco, c’est plusieurs générations dévouées à la musique, avec un père, Papa John Francesco, déjà organiste reconnu et dont Joey est la continuation sans aucun hiatus. Joey, c’est un gamin surdoué dans cet environnement familial qui joue dès son jeune âge avec des musiciens de haut niveau à Philadelphie (il est né dans un faubourg de Philadelphie, à Springfield, PA, en 1971), Hank Mobley et Philly Joe Jones entre autres, et sa compréhension intime de l’esprit du blues, des codes du jazz («Stand Up»), n’est donc pas un sujet d'étonnement.
Si ce gourmand de musique pratique tous les instruments avec bonheur, y compris le chant, comme ces enregistrements en témoignent, c’est à l’orgue qu’il nous procure les plus profondes sensations comme sur «Project Freedom» ou «Stand Up» du premier disque. Dans ce disque, l’adjonction d’un excellent Troy Roberts et du virtuose Dan Wilson (g) apporte ce surcroît de profondeur, cette épaisseur («Karma», «A Change Is Gonna Come») qui naît de l’échange par rapport au second disque où Joey DeFrancesco est un peu l’homme-orchestre, et où il se (nous) fait vraiment plaisir, peut-être pour compenser cette triste époque. Sans doute que la localisation de l’enregistrement en Arizona du second disque explique-t-elle cette réalité. Les batteurs, Jason Brown et Michael Ode, en l’absence de bassiste (basse au pied par l’organiste), sont efficaces et sobres. Sur le second disque, un organiste, guitariste, Lucas Brown, vient parfois seconder avec bonheur Joey DeFrancesco, quand le leader adopte le saxophone, la trompette ou le piano sur lequel il est évidemment très virtuose («In Times of Reflection») ou plus largement les claviers.
Joey DeFrancesco est un musicien sans surprise; entendons-nous, sans mauvaise surprise. Ses enregistrements, ses concerts, sa personnalité ont ces qualités de générosité, de simplicité et puissance expressive qui garantissent toujours un contenu de jazz naturel, direct, un jazz populaire qui enthousiasme. L’orgue Hammond B3 est aussi dans le jazz une tradition qui est rarement décevante, et si on peut résumer le groove à la recette des organistes, disons qu’il y faut l’élaboration du jazz, l’esprit du blues, la conviction du spiritual, la danse du funk, l’énergie du drive, et un peu de folie sonore savamment mêlée dans les rouleaux de la tradition afro-américaines possédée par les «cookers». Joey De Francesco est né dans ce bain, et sa musique, complexe et naturelle, possède tous ces ressorts, toutes ces qualités: de la grande musique populaire. En cette période d’absurdité sans limite, Mack Avenue continue d’enrichir le catalogue du jazz de beaux enregistrements, bravo et merci à eux, ils sont parmi les rares à garder des repères.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dino Plasmati-Antonio Tosques GuitArt Quartet
On Air

Airegin, Everything I Love, Lazy Bird, Boundless Energy, In Your Own Sweet Way, I’ve Accustomed to Her Face, My Secret Love, When Sunny Gets Blue, Who Can I Turn To?, Turnaround
Dino Plasmati, Antonio Tosques (g), Bruno Montrone (org), Marcello Nisi (dm)
Enregistré les 21 et 22 juillet 2020, Matera (Italie)
Durée: 1h 04’ 14’’
Caligola Records 2287 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)


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The Untouchable Band
Sammy' n' Action

Fancy Pants*, Tall Cotton, Front Burner**, Quintessence, 88 Basie Street, Basie Straight Ahead, Fun Time, Ya Gotta Try… Harder°
Dino Plasmati (lead, g), Tony Santoruvo, Marco Sinno (tp), Franco Anguilo, Antonio Pace (tb), Gianni Binetti (as), Francesco Lomangino (ts), Enzo Appella (bar), Michele Campobasso (p), Nico Catacchio (b), Vito Plasmati (dm) + Nicola Cellai*, Fabio Morgera** (tp), Massimo Morganti (tb)°, Michael Rosen (ts)**
Enregistré en février et mars 2021, Matera, Bari (Italie)
Durée: 38’ 10’’
Angapp Music 165 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)

Dino Plasmati est né le 9 juillet 1972 à Matera, dans le sud de l’Italie en Basilicate, une cité de 60000 habitants classée au patrimoine de l'Unesco en 1993 et Capitale européenne de la culture en 2019, où Pier Paolo Pasolini tourna L'Evangile selon Saint Mathieu, et contribua, à sa façon (un coup de gueule) à la protection de l'héritage populaire, les Sassi, les quartiers populaires menacés par l'urbanisation sauvage. Dino Plasmati est devenu un activiste de la scène culturelle locale depuis déjà près de vingt ans. Fils d’un musicien amateur, il a baigné très tôt dans le jazz. Il débute l’apprentissage de la guitare à 9 ans et monte son premier groupe à 15 –Meridiana– avec lequel il tourne et enregistre quatre albums. Diplômé du Conservatoire de Matera, il suit à l’été 1989 un stage du Berklee College of Music à Pérouse. Il se forme également auprès de plusieurs musiciens à l’occasion d’autres master-classes de Pat Metheny, du regretté Pat Martino ou encore du compositeur et arrangeur Larry Blank. Dino Plasmati cultive ainsi son lien avec la terre de naissance du jazz –où il s’est produit– tout en restant implanté dans sa ville, dont il anime la scène jazz depuis 2006, à travers l’association Mifajazz, et où il a également fondé un festival de big bands en 2009; son activité de musicien se partageant entre petites formations et direction de grands orchestres, comme en témoigne les deux excellentes productions dont il est ici question. Ajoutons que parmi ses très nombreuses collaborations on compte Bobby Watson (invité sur un précédent album en big band), Chris Potter, Randy Brecker, Steve Grossman, Brian Charrette ou encore Paolo Damiani et Paolo Fresu.
Sur On Air, Dino Plasmati est en tandem avec un autre guitariste, Antonio Tosques, soutenu par un orgue Hammond et une batterie. Les deux guitaristes, de sensibilité très proche, se répondent et entremêlent leur jeu avec une finesse extrême (
l'enregistrement stéréo permet néanmoins de les distinguer chacun par un canal audio différent), Dino Plasmati se révélant cependant un peu plus volubile que son partenaire. Hormis une jolie balade signée de Dino Plasmati, «Boundless Energy», l’album est constitué essentiellement de compositions du jazz et s’ouvre sur le dynamique «Airegin» de Sonny Rollins où, d’emblée, le soutien rythmique apporté par l’orgue et la batterie révèle tout son intérêt; son intensité doit beaucoup au drive musclé de Marcello Nisi, auteur de réjouissantes interventions. Mais c’est avant tout le duo de guitares qui fait le charme de cet enregistrement effectué dans une esthétique bop et donnant lieu à des reprises très personnelles et fort réussies («Lazy Bird» de John Coltrane) avec aussi une touche de blues («Turnaround» d’Ornette Coleman). La douce et légère poésie qui parcourt le disque (superbe version du «Everything I Love» de Cole Porter) paraît presque irréelle en ces temps de totalitarisme sanitaire mondialisé.
Avec Sammy’ n’ Action, Dino Plasmati, à la tête de son Untouchable Band –un ensemble qui compte onze musiciens (sans les invités), dont le frère du leader, Vito, à la batterie– rend hommage à l’arrangeur et compositeur de la productive communauté italo-américaine Sammy Nestico (1924-2021), l’enregistrement intervenant un mois seulement après sa disparition le 17 janvier 2021. Sammy Nestico est connu pour sa collaboration avec Count Basie entre 1968 et 1983: le fait est que l’esprit du Count irrigue cet album dont le répertoire, quasi exclusivement de la main de Sammy Nestico (à l’exception de «Quintessence» que l’on doit à Quincy Jones, mais dont Sammy Nestico cosigna les arrangements) est pour l’essentiel gravé sur des disques de Basie: «Basie Straight Ahead» et «Fun Time» de Basie Straight Ahead (Dot, 1968), «Tall Cotton» et «Front Burner» de Basie Big Band (Pablo, 1975), «88 Basie Street» et «Fancy Pants» de deux albums éponymes (Pablo, 1983). Le bon collectif animé par Dino Plasmati insuffle un swing tonique porté par les interventions dynamiques des soufflants, de même que par l’excellent Michele Campobasso, dont le piano est ici basien à souhait. On retiendra également un fort joli solo de Dino Plasmati sur «Fun Time», toujours empreint d’un grand raffinement. Un album que ces musiciens ont voulu comme une «explosion d’espoir» (dixit le livret) et à la vitalité aussi revigorante que bienvenue.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

Pat Bianchi Trio
A Higher Standard

Without a Song, Blue Silver, So Many Stars, The Will of Landham, Some Other Time, Bohemia After Dark, Very Early, Satellite, Blues Minus One, From the Bottom of My Heart
Pat Bianchi (org), Craig Ebner (g), Byron Landham (dm)

Enregistré à Exton, PA, date non précisée (prob. 2015)

Durée: 57’ 30”

21-H Records 001 (www.patbianchi.com)


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Tim Warfield
Jazzland

Lenny's Lens, Theme for Malcolm, Sleeping Dancer, Sleep On, Ode to Billie Joe, He Knows How Much I Can Bear, Tenderly, Shake It for Me, Wade in the Water, Hipty Hop
Tim Warfield (ts, ss), Terell Stafford (tp, flh), Pat Bianchi (org), Byron Landham (dm), Daniel Sadownick (perc)

Enregistré le 22 septembre 2017, Brooklyn, NY

Durée: 1h 08’ 45”

Criss Cross Jazz 1400 (www.crisscrossjazz.com)


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Vince Ector Organatomy Trio+
Theme for Ms. P

Love Won't Let Me Wait*, Dex Blues*, The Courtship*, Theme For Ms. P, Wives & Lovers, To Wisdom The Prize, Renewal Revisited*, Sister Ruth
Vince Ector (dm), Bruce Williams (as,ss), Pat Bianchi (org), Paul Bollenback (g)*

Enregistré le 26 octobre 2018, Paramus, NJ

Durée: 47’ 23”

American Showplace Music 5042 (www.vincentector.com)



Le dénominateur commun le plus évident de ces trois enregistrements est la présence de l’excellent organiste Pat Bianchi qui tire l’orgue du registre blues et spirituel, une belle tradition dont le «King» est sans doute Jimmy Smith, vers le post bop, le jazz straight ahead, avec une personnalité assez forte pour donner une unité à ces trois enregistrements réalisés pourtant par trois leaders différents: dans l’ordre chronologique, le premier par l’organiste lui-même, le second par Tim Warfield et le troisième par Vince Ector. C’est la scène autour de New York, qui comprend aussi le New Jersey et une partie de la Pennsylvanie, dont Philadelphie. Le blues y est toujours présent comme une couleur de base, mais le jazz, celui post bop, est l’autre dominante, l’autre point commun, qui prévaut dans ces expressions, pour une musique d’excellente qualité, toujours swing, toujours ouverte parce qu’elle exploite le répertoire du jazz avec naturel, sans maniérisme, avec ce caractère direct qui donne toujours de l’authenticité propre à cette esthétique, et par conséquent du plaisir aux auditeurs, par une vraie modernité, sans qu’il soit besoin d’un discours car les fondements du jazz sont présents.

Pat Bianchi, qui a accompagné régulièrement le regretté Pat Martino qui vient de disparaître, un chef de file de ce jazz sophistiqué, créatif et pourtant proche des racines, se place dans cette filiation d’un jazz virtuose et inventif toujours coloré par le blues. Pat Bianchi, même en sideman, prend beaucoup de place en raison du caractère particulier de son instrument, un Hammond B3, qu’il utilise dans ses chorus avec beaucoup d’originalité sans aucunement renoncer à la tradition de l’instrument, et dont il use avec science pour donner le ton, même en sideman dans les deux autres enregistrements. C’est aussi lui qui assure la basse au pied. 

Le batteur de Philadelphie Byron Landham, son complice dans le trio et dans beaucoup d’autres enregistrements, est aussi présent dans le disque de Tim Warfield. La présence de la guitare (les bons Paul Bollenback et Craig Ebner) enfin, dans deux des trois enregistrements, n’étonnera pas non plus dans ce type de configuration du trio avec orgue. L’enregistrement sous le nom de Tim Warfield se passe lui de la guitare et lui préfère une front line de cuivres avec Terell Stafford, un musicien hot, qui donne une coloration plus typiquement jazz straight ahead, mais sans perdre cette couleur blues, en fait avec des arrangements qui se placent dans la lignée des Jazz Messengers post Wayne Shorter.

Dans les deux disques de Vince Ector et de Tim Warfield, la présence d’un saxophone, toujours dans cette lignée, donne une réelle proximité aux deux enregistrements, bien sûr accentuée par l’orgue Hammond mais aussi par le jeu hérité de Wayne Shorter, tant de Tim Warfield au ténor et au soprano, que dans celui de Bruce Williams à l’alto et au soprano. Les petites touches d’originalité dans le disque de Tim Warfield sont la présence d’un trompette et d’un percussionniste qui donne un côté latin, même si Vince Ector, en tant que batteur, possède à lui-seul, la couleur percussive et le côté latin dans son jeu très souple et plein d’accents. Et même si le disque de Pat Bianchi en trio propose l’épure, par son répertoire, sa tonalité, et par le jeu même personnel de Pat Bianchi, on finit par retrouver une proximité d’atmosphère pour ces trois disques qui nous ont conduits à les réunir, au-delà de la relative concomitance de leur réception à Jazz Hot.
En résumé, trois disques de qualité qui tirent leurs racines dans une esthétique qui doit beaucoup à l’alliage spécial Art Blakey/Wayne Shorter qui a été si fécond depuis un demi siècle, et qui continue de séduire les musiciens de jazz avec raison. L’excellence des musiciens sans exception, auteurs de chorus et d’ensembles parfaits, comme la couleur apportée par Pat Bianchi, personnalisent et rapprochent ces enregistrements réussis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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The Cookers
Look Out!

The Mystery of Monifa Brown, Destiny Is Yours, Cat's Out the Bag, Somalia*, AKA Reggie, Traveling Lady, Mutima
The Cookers: Eddie Henderson (tp), David Weiss (tp), Donald Harrison (as), Billy Harper (ts), George Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart (dm), chœur des musiciens*
Enregistré les 11-12 avril 2016, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 54’ 36”
Still Hard Boppin’/Gearbox Records 1571 (The Orchard/www.gearboxrecords.com)


Chacun de ces musiciens, à l’exception de David Weiss, l’excellent trompettiste, arrangeur de la plupart des thèmes et producteur de ce disque, a été en couverture et longuement interviewé dans Jazz Hot, parfois plusieurs fois. Cela dit l’accomplissement d’un parcours d’excellence dans le jazz depuis les années 1960-70 pour les plus anciens. Retourner à leurs interviews est un bon accompagnement de l’écoute de ce disque. Ils sont réunis dans ce all stars depuis dix ans, dans l’esprit de ces belles moyennes formations qui ont tant apporté au jazz depuis les années 1950, en particulier dans les années 1970-1980, quand le jazz a trouvé, dans les musiciens en particulier de cette génération et quelques autres de la tradition, la force de prolonger une épopée artistique et humaine à nulle autre pareille, malgré le rouleau compresseur de la consommation de masse de musique commerciale.
Marchant avec assurance et profondeur dans les pas de John Coltrane et plus largement de l’esprit de cette musique portée par une histoire populaire, ils apportent à chaque enregistrement, à leurs prestations sur les scènes une conviction, une puissance expressive qui sont devenues la marque de fabrique du groupe. Billy Harper (
n°504, 658), Cecil McBee (n°482, 581, 607), George Cables (n°575, 680), Donald Harrison (n°644), Billy Hart (n°624), Eddie Henderson (n°594, 678) ont une telle personnalité –elle se traduit dans leur sonorité, dans l’esprit de leur composition, dans le drive et la conviction de leur jeu– que la musique culmine à un niveau d’intensité presque «saturé» en permanence, à laquelle on trouvera quelques précédents aussi forts, comme John Coltrane-McCoy Tyner, Art Blakey-Lee Morgan-Bobby Timmons, Charlie Parker-Bud Powell, Louis Armstrong, Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Mahalia Jackson pour ne retenir que les artistes les plus connus…
Cette intensité est même selon notre feeling ce qui est la caractéristique première de ce groupe, et les compositions elles-mêmes de Billy Harper, Cecil McBee et George Cables contribuent à identifier ce groupe au-delà des musiciens qui l’animent. C’est une musique qui tend au spiritual comme celle de John Coltrane, avec ce renouvellement de la modernité de leur génération qu’y ont apporté les artistes des années d’après guerre, Art Blakey, Horace Silver notamment pour ce groupe par le type d’arrangements, de compositions. Plusieurs musiciens (Billy Harper, Eddie Henderson, George Cables, Donald Harrison) ont d’ailleurs fait partie de ces Jazz Messengers portés pendant quelques décennies par Art Blakey. La synthèse que réalisent les musiciens à la fois dans ce collectif fort (beaux arrangements sur mesure de David Weiss) et par la puissance de leur individualité qui transparaît dans leur chorus. Billy Harper, Donald Harrison et George Cables sont profonds dans leurs interventions et Eddie Henderson et David Weiss apportent une dimension aérienne et brillante aux ensembles et dans leurs chorus. Cecil McBee et Billy Hart créent une toile de fond rythmique au niveau de l'intensité, sans prendre un chorus.Il y a ici une résultante des plus abouties du génie du jazz, de ce récit exceptionnel d’un siècle de musique populaire qui possède ces fonds de blues, de swing, d’expressivité et de spiritualité qui donnent le meilleur jazz, celui qui parvient à mettre l'authenticité au cœur du projet artistique. La complexité et les nuances de cette expression n’empêchent jamais le lyrisme et l’ouverture de cette musique à tous les publics par la beauté directe, parfois sombre, parfois lumineuse, des climats. Une musique qui remue jusqu’au fond de l’âme
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Erroll Garner
Symphony Hall Concert

A Foggy Day (In London Town), But Not For Me, I Can't Get Started With You, Dreamy, Lover, Moments Delight, Bernie's Tune, Misty, Erroll's Theme
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré le 17 janvier 1959, Boston, MA
Durée: 35’ 59”
Octave Music/Mack Avenue 1169 (www.mackavenue.com)


Octave et Mack Avenue poursuivent avec cet inédit de 1959, enregistré au Symphony Hall de Boston, MA, dans un concert organisé par George Wein qui vient de disparaître (cf .Jazz Hot 2021), le grand chantier de la redécouverte d’un géant du jazz à nul autre pareil, comme toujours pour les musiciens de cette dimension, Erroll Garner. Le visuel du disque nous apprend que le concert se déroulait à 20h30 et que les billets étaient en vente au Storyville, le club de George Wein à Boston. Nous parlons de redécouverte, car si le public a plébiscité (en live et dans les ventes de disques) le grand pianiste de son vivant, la critique et les revues de jazz des années 1960-70, en France en particulier, ont parfois fait la fine bouche, mésestimé son apport original sur les plans instrumental, artistique et du jazz. Dès sa disparition en 1977, Erroll Garner a fait l’objet d’un oubli des médias à l’exception de quelques revues comme Jazz Hot (cf. Jazz Hot Spécial 2000).
Dans Jazz Hot n°341, en septembre 1977, l’hommage lui fut rendu par Francis Paudras, un invité de la rédaction à sa demande, qui, en pianiste connaisseur et, comme on le sait, ami et protecteur de Bud Powell au début des années 1960, remit «les pendules à l’heure», non seulement par un texte mais aussi par des réponses à des chroniques journalistiques méprisantes parues en France. Randy Weston, en grand pédagogue comme toujours, releva aussi ces indignités, et beaucoup de pianistes et autres instrumentistes, et non des moindres, prirent la plume pour décrire le génie de cet artiste, lui rendre justice de son œuvre et de son talent. Il y avait parmi eux des musiciens de toutes le générations et styles, comme Joe Turner, Archie Shepp, Max Roach, Philly Joe Jones, Bill Evans, Kenny Clarke, Charli Persip, et en France, Georges Arvanitas, Martial Solal, René Urtreger, Maurice Vander, Eddie Louiss, Claude Bolling, Bernard Maury… Cet épisode, inhabituel pour un décès, n’empêcha pas un oubli médiatique postérieur que le génie éternel du pianiste de Pittsburgh combattit lui-même post mortem grâce aux rééditions en CD de son œuvre qui connurent toujours un succès respectable auprès du public, toujours fidèle et connaisseur, même si la jeune génération d’alors passa à côté.
Ce grand retour sur Erroll Garner est donc essentiel. Il a été entrepris au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, dirigé alors par la regrettée Geri Allen, grâce à Susan Rosenberg, la nièce et héritière de Martha Glaser, la productrice et compagne d’Erroll Garner depuis le début des années 1950 jusqu’à son décès, et qui créa Octave avec Erroll avant de devenir la conservatrice de ce patrimoine inestimable. La collaboration déterminante de Mack Avenue, un excellent label de Grosse Pointe Farms, à la périphérie de Detroit, MI (cf. les chroniques précédentes, Jazz Hot n°685, 2020-1 et 2020-2) a été la touche finale de ce grand retour d’Erroll Garner sur les platines des amateurs, avec un bon travail de restauration (versions complètes, livrets…).
Cet inédit de 1959 vient enrichir l’histoire complice du jazz et d’Erroll Garner par 36 minutes, la taille d’un LP, toujours exceptionnelles du pianiste dans un haut-lieu musical de la ville, le Symphony Hall, maison du Boston Symphony Orchestra et du Boston Pops Orchestra, construit en 1900, réputé pour son acoustique. C’est l’inattendue Terri Lyne Carrington (dm), originaire de la région de Boston, qui rédige les notes de livret, courtes et claires, rappelant la nécessité de contextualiser une œuvre et un artiste, avant de commenter chaque thème, puis de conclure: «La découverte de cet enregistrement nous aide à comprendre clairement que la liberté d'interprétation du rythme et de la mélodie de Garner, combinée à sa maîtrise de l'instrument, le rendait non seulement en avance sur son temps, mais aussi une véritable force visionnaire de la musique moderne.» On est loin des commentaires d’une partie de la presse française en 1977, et tant mieux car ce disque vaut toujours le détour.
Erroll Garner en trio, avec les fidèles Eddie Calhoun et Kelly Martin, est toujours ce musicien qui, quoi qu’il joue, habite l’œuvre, la pénètre dans ses moindres détails pour la restituer comme du Garner. Comme les grands artistes, quel que soit le sujet, c’est du Garner, de celui qui enivre l’auditeur par sa pulsation, sa liberté rythmiques et sa mise en scène grandiose de la mélodie. Ce n’est jamais la même chose et pourtant tout lui appartient, donc tout est familier pour l’amateur connaisseur comme tout est exaltant pour le néophyte grâce à la profondeur stylistique, la personnalité. On ne va pas réécrire les chroniques déjà évoquées sur son jeu de piano, sa gestion du temps, son style cinématographique ou ses envolées rhapsodiques, mais s’arrêter pour cette fois à son imagination, sa personnalité, sa générosité artistique capables de faire de chacune de ses prestations une fête pour l’amateur de jazz, soixante ans après comme au premier jour en 1959, sans l’ombre d’une ride.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Relief: A Benefit for the Jazz Foundation of America's Musicians Emergency Fund

Back to Who (Esperanza Spalding/Leo Genovese), Brother Malcolm (Christian McBride), Easy Come, Easy Go Blues (Cécile McLorin Salvant), Joe Hen's Waltz (Kenny Garrett), Sweet Lorraine (Jon Batiste), Green Tea Farm [2020 Version] (Hiromi), Facts (Joshua Redman), Lift Every Voice and Sing [Live] (Charles Lloyd), Gingerbread Boy [Live] (Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Buster Williams/Albert Tootie Heath)
Enregistré entre 2012 et 2020, New York, Hillsboro, Los Angeles, St. Louis, Belgrade, Japon
Durée: 50’ 52”
Mack Avenue 1185 (www.mackavenue.com)

La mission de la Jazz Foundation aux Etats-Unis est de soutenir les artistes de jazz qui, parce qu’ils sont vieux ou malades, sont confrontés aux difficultés de vie les plus diverses dans un pays qui a oublié le volet social dans ses principes, alors qu’il est a priori le plus riche du monde, l’un des plus inégalitaires aussi. Avec le temps, les catastrophes naturelles comme les ouragans à New Orleans et ailleurs, ou avec les catastrophes programmées et provoquées comme l’épisode Covid, ses missions se sont considérablement étendues à la solidarité pour l’ensemble des musiciens. Les recettes nettes de Relief, une compilation d'œuvres de plusieurs artistes, sont destinées au Fonds d'urgence des musiciens créé au printemps 2020 par la Jazz Foundation of America pour faire face à l’arrêt brutal des scènes de jazz. Un arrêt destructeur selon nous et pas à cause du Covid, mais bien de décisions liberticides et culturellement, humainement dévastatrices, pour les besoins d’un ordre nouveau mondialisé, dont la culture, et le jazz en particulier, sont des ennemis fondamentaux (cf. nos éditoriaux de 2020).
Joe Petruccelli, le directeur exécutif de JFA, l’un des deux producteurs pour la JFA avec Geoffrey Menin, qui n’en est pas là de ses réflexions, déclare avec réalisme:«Alors que les restrictions liées à la pandémie continuent de se lever, nous avons conscience que les musiciens devront faire face à une reprise particulièrement longue. Ils ont été parmi les premiers à être touchés par les effets de la crise et seront parmi les derniers à retrouver un véritable sentiment de normalité ou de stabilité. Nous et nos partenaires sommes là pour le long terme.» Avec pragmatisme et imagination, des ressorts de la société américaine, la JFA a réuni autour de ce projet un consortium de labels, et une pléiade d’artistes a prêté son concours à la publication de cet album (1CD ou 2 LPs).
Disque spécial donc (il y a eu d’autres initiatives), puisque nous avons ici à faire à une œuvre collective en soutien à la Jazz Foundation of America (jazzfoundation.org), dont nous vous parlons depuis quelques années (cf. Jazz Hot n°668, 2014), et qui est présente depuis, en permanence sur la page d’accueil de Jazz Hot, en solidarité avec les artistes et les acteurs de la Jazz Foundation of America qui font un travail formidable, alternatif, pour préserver non seulement les conditions matérielles des artistes de jazz mais aussi spirituelles, en offrant un cadre large d’activités qui permettent aux artistes âgés ou jeunes, pauvres et aisés, de se solidariser, de vivre ensemble autour de la musique et des échanges. Un centre social du jazz à l’échelle des Etats-Unis, et c’est bien ce caractère alternatif qui fait de la Jazz Foundation of America une réalité de première importance, fidèle à cette image du jazz, riche de son histoire, de son patrimoine collectif, de sa transmission, de son imagination et de sa générosité. Nous sommes au-delà de la charité, même si les Etats-Unis sont plus enclins à cet élan qu’à celui de la solidarité, une qualité native en revanche du jazz et de l’Afro-Amérique, et c’est toute la «magie» de cette symbiose au sein de la JFA, et pour ce projet en particulier. Car c’est ici un travail dynamique d’une rare intelligence, humaniste qui préserve la dignité des artistes de jazz dans leur ensemble, y compris dans la dimension de leur art, et quand on sait quelle épreuve inhumaine, insensée, a constitué le confinement imposé aux vieilles personnes en particulier, la fermeture des scènes, les mesures autoritaires de toutes natures, on ne peut que saluer ces enregistrements d’un «indispensable». Indispensable à la vie.
Cette production a été réalisée avec le concours technique de Mack Avenue, le label de Detroit, où est édité le disque, autour duquel se sont fédérés Blue Note, Concord Jazz, Nonesuch, Telarc, Verve et de grands artistes du jazz comme Christian McBride, Buster Williams, Herbie Hancock, Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner, Hiromi, Kenny Garrett, Joshua Redman, Charles Lloyd, Esperanza Spalding, Leo Genovese, Jon Batiste, et d’autres encore, dont certains ont disparu en 2020 comme Jimmy Heath et Wallace Roney… Mais ne nous y trompons pas, en achetant ce disque vous exercez non seulement votre solidarité avec ce qui est votre passion et les acteurs de cette passion, mais la Jazz Foundation of America a poussé le perfectionnisme jusqu’à faire de cet enregistrement une bonne compilation représentative du jazz. On est loin d’un objet-prétexte à charité, car les artistes ont apporté une excellente contribution au projet, soit enregistrée spécialement, soit déjà enregistrée préalablement. Chaque thème mérite l’attention, et si on ne va pas répéter la notice ci-dessus, signalons celles que nous avons particulièrement appréciées, comme le «Brother Malcolm» de Christian McBride, le «Gingerbread Boy» d’Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Al Tootie Heath, enregistré à l’Apollo Theater en hommage à Clark Terry, le «Easy Come, Easy Go Blues» de Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner et le «Sweet Lorraine» d’un Jon Batiste in the tradition… D’autres préféreront d’autres thèmes, car tout est de grande qualité. Ce qui importe au fond est que ce type d’initiative, de qualité, trouve un écho parmi les amateurs de jazz du monde entier, et que cette œuvre orchestrée par la Jazz Foundation of America serve de modèle à d’autres initiatives du même ordre, un peu partout dans le monde, pour le jazz et pas seulement, pour l’art et pas seulement, car ce qu’ont détruit les oligarchies financières et pharmaceutiques, dans ces deux années et dans un enfermement qui n’en finissent plus jusqu’à l’absurdité, dépasse largement le cadre du seul jazz: c’est une véritable volonté d’effacement de la mémoire humaine par un chaos organisé, et la réponse qu’y donne la JFA, toute modeste soit-elle par rapport à l’ampleur des dégâts, a le mérite de l’imagination et de la qualité. Cela dit aussi que le jazz et sa communauté d’origine, l’Afro-Amérique, restent une histoire très particulière, fondée dans les racines de la lutte pour l’émancipation, l’égalité et la justice, assez vivace encore pour générer, au-delà même de sa communauté d’origine, de bons réflexes de résistance face à une situation aussi sombre, pour ne pas dire désespérée.
Quand les politiques renoncent à la solidarité-égalité comme idée fondatrice dans une société, ce qui revient à renoncer à la démocratie, il faut que les peuples se saisissent de ce qui leur reste de liberté (leur intelligence et leur mémoire individuelles et collectives) pour générer des alternatives, profondément d’une autre nature que cette captation exclusive du pouvoir par quelques-uns, des initiatives même les plus modestes, opposant la dignité et l’intégrité matérielle et spirituelle des individus à cet ordre nouveau qui a élevé le pouvoir, la richesse sans limite et les privilèges des élites au rang de valeur première et unique, et promu, jusqu’à l’absurdité et par la peur, la soumission des masses, des victimes souvent consentantes, comme nous en avons, chaque jour, la triste démonstration.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Kirk Lightsey
I Will Never Stop Loving You

I'll Never Stop Loving You, Fee-fi-fo-fum, Pee Wee, Infant Eyes, Goodbye Mr. Evans, Giant Steps, Wild Flower
Kirk Lightsey (p)

Date d’enregistrement non précisée (prob. 2019-2020), Meudon (92)

Durée: 36’ 25”

Jojo Records 001

Kirk Lightsey est l’un de ces très grands artistes du jazz qui ont fait le cadeau à la France d’y séjourner très souvent. Son art s’élabore dans les plus hautes sphères du jazz où il côtoie, pour les vivants et seulement pour les pianistes, Barry Harris, Kenny Barron… Si on étend le champ de la tradition du piano jazz à ceux qui nous ont quittés, il est de la trempe des Tommy Flanagan, Hank Jones, Kenny Drew, Randy Weston, McCoy Tyner, et beaucoup d’autres car cette tradition est d’une richesse infinie.
Ce n’est pas une raison pour justifier le manque d’attention que les amateurs du jazz ont pour ce géant du piano. Il a passé sa vie à nous apporter une musique essentielle, de racines, celles de Detroit en particulier, une Capitale du jazz, avec une vitalité, une générosité et une modestie qui sont toujours la marque des très grands artistes. Il est aussi un artiste original, aux confins de Claude Debussy et de Billy Strayhorn sur le plan harmonique, d’une tonicité rythmique, d’une subtilité sur le plan du toucher, et d’une imagination comme il en existait au XXe siècle, qualités qui en font un géant de cet instrument, un concertiste, comme le remarquait lors d’un concert à Foix Benny Golson, en introduction d’un moment d’exception du pianiste en soliste qui réunissait tous les ingrédients d’une expression hors d’âge.
Né en 1937, Kirk Lightsey a subi de plein fouet, comme tous les Anciens du jazz, cette privation de liberté organisée planétairement par des bureaucrates manipulateurs, avec la conséquence qu’on sait en matière d’isolement, de privation de relation artistique et de santé au premier degré quand on sait que la musique, l’expression et l’échange sont les meilleurs remèdes contre l’âge.

Après ce moment, sort ce disque émouvant en soliste, enregistré juste avant ou pendant (le livret ne le dit pas), qui a un ton intime, introspectif accentué, et d’abord dans son titre en forme de message adressé peut-être à son épouse, Nathalie, peut-être à ses ami(e)s disparus. Le message de Kirk Lightsey s’adresse peut-être aussi à son public. De tout cela, rien n’est dit dans le livret, sans doute un manque de moyens et de perfectionnisme qui est quelque peu discordant en regard de la perfection musicale. Il y a une seule courte phrase de Kirk Lightsey sur les vertus de la patience. Pour la curiosité à propos de son long parcours, il faudra vous replonger dans vos Jazz Hotauquel Kirk a accordé plusieurs interviews à caractère bio-discographique et artistique (Jazz Hot n°482, 520,612).
Le répertoire a été choisi avec soin chez le meilleur Wayne Shorter: trois splendides thèmes présents dans l’album Speak No Evil du saxophoniste enregistré pour Blue Note en décembre 1964: «Fee-fi-fo-fum», «Infant Eyes», «Wild Flower», une belle valse jazzée, un thème de Tony Williams, un de John Coltrane et un de Phil Woods à côté du titre qui ouvre le disque et qui a déjà été enregistré par Kirk Lightsey (Isotope, Criss Cross, 1983). Un standard, des compositions du jazz, plutôt rarement reprises avec autant de bonheur, et un «Giant Steps» qui est devenu très introspectif, tout en nuances, avec une série d’accords magnifiques en introduction. Les harmonies modernes, au sens du début du XXe siècle, pleines d’éclats, cristallines sous les doigts savants de Kirk, se combinent avec les qualités d'expression du pianiste et son imaginaire pour 36 minutes d’une exceptionnelle beauté.L’intensité, la profondeur de l’expression, la puissance de l’imagination font de ce disque une belle œuvre. 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Charles Lloyd
8: Kindred Spirits, Live From the Lobero Theatre

Dream Weaver, Requiem, La Llorona, Part 5: Ruminations
Charles Lloyd (ts, fl), Gerald Clayton (p), Julian Lage (g), Reuben Rogers (b), Eric Harland (dm)

Enregistré le 15 mars 2018, Santa Barbara, CA

Durée: 59’ 47” (un DVD présente le concert en images)

Blue Note 00602508001543 (Universal)


Enregistré dans un lieu emblématique, le Lobero Theatre de Santa Barbara, puisque c’est le plus ancien théâtre de Californie, toujours en activité depuis sa fondation, en 1873, par un immigré d’origine italienne, Jose Lobero, qui l’avait conçu comme un opéra, ce concert marquait les 80 ans de Charles Lloyd, le saxophoniste, flûtiste né à Memphis, TN. C’est un lieu cher à Charles Lloyd qui, selon le livret, y a délivré le plus grand nombre de ses concerts dans un même lieu au cours des ans. Précisons qu’il a été reconstruit en 1924, que son architecture jouit de la considération des amateurs d'architecture, que l’acoustique y est des plus remarquables, qu’il est actuellement un actif lieu culturel (plus de 250 événements par an) avec notamment une tradition de musique de chambre qui fait sa réputation et une programmation régulière de jazz. La famille Brubeck y a aussi un programme régulier. Enfin, Marian Anderson y a chanté et laissé une trace glorieuse en 1940, ce qui est peut-être une des explications du titre de cet album, Kindred Spirits (âmes sœurs). C’était donc un moment spécial pour le célèbre saxophoniste. La beauté des harmonies, la sérénité, qui émanent de cette musique, viennent conforter l’impression de fête que donne déjà une production qui n’a pas lésiné sur les moyens (un riche livret de 40 pages dos carré), abondamment illustré, même s’il n’est pas aussi bien réalisé sur le plan de l’information, défaillante à beaucoup d’égards. Un DVD permet d’écouter et voir ce concert pour le même prix. Même si Charles Lloyd a un long parcours depuis les années 1960, une vraie personnalité, et des moments nous le racontent («Requiem»), c’est une musique marquée par la forme coltranienne («Dream Weaver»), au même titre que celle de Pharoah Sanders. On retrouve effectivement une proximité entre ces deux artistes, dans le traitement du son autant que dans les harmonies.

L’oreille peut s’arrêter à cette parenté évidente pour jouir d’une heure précise de belle musique. On apprécie en effet une formation de qualité où l’on retrouve un excellent Gerald Clayton (p), né en Hollande en 1984, le fils de John Clayton (b) et neveu du regretté Jeff Clayton disparu en décembre 2020. Gérald est déjà réputé, et c’est un artiste qui a parfaitement digéré son McCoy Tyner pour en faire une évocation décalée sans servilité, qui synthétise parfaitement l’art du piano d’aujourd’hui au service d’une tradition, celle de John Coltrane et celle du piano jazz. Ses interventions comme sur «Requiem», son introduction  à «La Llorona» donnent par leur caractère profond, sans étalage de notes, avec la forme d'expression, une dimension supplémentaire à l’ensemble. La rythmique avec Reuben Rogers (b) et Eric Harland (dm) est évidemment (Charles Lloyd choisit ses orchestres avec soin) de haut niveau, à la hauteur de l’événement, de la musique jouée et sans aucune esbroufe, juste ce qu’il faut pour cette musique, là où il faut, sans en rajouter. Les chorus de Reuben Rogers et d’Eric Harland parlent de musique, de jazz et ne versent à aucun moment dans la démonstration. La curiosité vient de l’introduction d’un guitariste, Julian Lage, dans ce contexte habituellement sans. Julian Lage est un beau guitariste, très fin et suffisamment intelligent au sens musical pour se glisser dans cet ensemble, avec ses qualités mais en respectant une tradition de laquelle il est habituellement distant. Son intervention sur «Requiem» est magistrale et in the tradition. Le résultat dans son ensemble est digne d’éloges, car ça n’a rien de facile de se couler dans la musique d’un autre, et qu’il ne vient pas diluer l’esprit de la musique tout en donnant une idée précise de son talent et sa qualité d’écoute (contre-chant du pianiste sur «La Llorona»). Une découverte dans ce contexte, déjà classique pour nous.
Quant au Maître de cérémonie de cet anniversaire, le leader Charles Lloyd, on a plaisir à le retrouver au sommet de son art, tout en douceur et sérénité, avec un très beau son, une imagination toujours aussi vive, et une profondeur dans son langage qu’il n’avait certainement pas dans sa jeunesse, comme il le dit lui-même. On le répète, le jazz a cette particularité de permettre aux artistes de donner libre-cours à leur expression jusqu’au dernier jour de leur vie, et cela développe une dimension essentielle de l’art, celle du vécu. Le dernier thème, «Part 5, Ruminations», dans une forme plus libre post Ornette Coleman, permet au leader et à Julian Lage de faire apprécier une autre dimension de leur talent, moins intense à notre sens, mais très virtuose car n’en doutons pas, cette musique est très sophistiquée. La section rythmique, au service, est sans faille, quel que soit le registre choisi.Signe que la musique est une matière complexe, malgré la communauté d’inspiration coltranienne, cette musique est pourtant différente de celle de Pharoah Sanders malgré notre rapprochement. Cela vient que ce sont deux artistes authentiques et que, malgré l’inspiration commune, la personnalité est là pour conférer à l’expression cette originalité qui signale la vraie création.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 1: Then

I Hear A Rhapsody, Yellow Days (La Mentira), The Days Of Wine And Roses, The Way You Look Tonight, III Wind, East Of The Sun, Invitation, Soul Eyes, Why Do I Love You?, Pinocchio
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)

Enregistré les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA

Durée: 1h 02’ 49’’

Nefertiti Records N121619 (https://henryrobinett.com)

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Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 2: Then Again

Yours is My Heart Alone, Like Someone In Love, I Thought About You, On The Street Where You Live, Milestones, Body And Soul, How Am I To Know, Darn That Dream, I Love You, It Could Happen To You, Monk’s Mood, San Francisco Holiday (Worry Later)
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)

Enregistré les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA

Durée: 1h 07’ 43’’

Nefertiti Records N121620 (https://henryrobinett.com)


Le jazz est fait quelquefois de paradoxes, de choix de carrière qui malheureusement briment la créativité et l’exigence dans les projets artistiques. Celle du guitariste Henry Robinett est plutôt ancrée dans une esthétique de fusion commerciale mêlant pop, jazz et world dans un esprit évoquant le Pat Metheny Group d’où l’agréable surprise de découvrir une facette plus intime du musicien qui, dans un contexte straight ahead, est tout à fait convaincant.
Beaucoup de musiciens de fusion se sont essayés à un jazz plus authentique et proche de ses racines, avec plus ou moins de réussite, on pense à Larry Coryell dans les années 1980 sur le label Muse Recordsavec des collaborations prestigieuses telles qu’Albert Dailey, George Mraz, Billy Hart, Buster Williams, Stanley Cowell. Stanley Jordan sur Blue Note ou Mike Stern avec Al Foster et Jay Anderson pour une relecture de standards ou un hommage à Miles Davis avec George Coleman, Ron Carter et Jimmy Cobb en passant par John McLaughlin lors de son expérience avec Elvin Jones et Joey DeFrancesco pour une relecture du répertoire coltranien, ont également réussi ce nouveau virage. Henry Robinett s’inscrit dans cette tradition, lui qui, depuis les années 80, est à la tête de sa formation pour une musique fusion intégrant diverses formes musicales développant l’aspect mélodique. Il est devenu au fil du temps une figure majeure de la scène fusion de la côte ouest, tout en explorant à titre personnel un jazz post bop.
Né en 1956 à Sacramento, CA, il est issu de la classe moyenne afro-américaine, son père St. Elmo Robinett est diplômé en philosophie à Berklee et en mathématiques à l’USC, mais il est surtout le cousin germain de Charles Mingus, dont la musique berce le foyer musical. Comme tout adolescent de sa génération, il découvre la musique de Jimi Hendrix et décide de jouer de la guitare. Il prend des cours avec le guitariste classique Jack Warren qui lui enseigne la rigueur des partitions et la découverte de l’instrument, puis il perfectionnera son étude auprès de Lee Havens dont l’enseignement des compositeurs tels que Bach, Paganini, Mendelssohn à travers la guitare électrique jouée avec un médiator, lui ouvrira de nouveaux horizons. Lee Havens, qui avait assisté à de nombreux séminaires du guitariste de jazz Howard Roberts, lui enseigna également la méthode de ce dernier. Le jeune musicien en devenir qu’est Henry Robinett est alors pris en main par un professeur de musique Nick Anguilo, qui l’aidera en terme de carrière et de confiance en soi.
Alors qu’il se fait un nom sur la scène du jazz fusion, il quitte sa formation pour s’installer chez Mingus pendant plus de trois mois en 1978 au Manhattan Plaza de New York. Il plonge dans un contexte délaissant le côté artificiel de la fusion de l’époque pour un jazz de culture où il rencontre au quotidien Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, Leonard Feather ou Nat Hentoff. D’ailleurs, lors de l’anniversaire de Sue Mingus, il jamme devant Sonny Rollins et Mingus avec le saxophoniste Paul Jeffrey sur une thématique monkienne.
Une période d’apprentissage va s’ouvrir pour Henry Robinett dans un contexte strictement  jazz, dont nous n’avons malheureusement aucune trace discographique mis à part une participation en 1981 à l’album de l’excellente pianiste Jessica Williams Orgonomic Music avec le trompettiste Eddie Henderson. Les clubs de jazz, où il collabore avec le pianiste Hal Galper, les saxophonistes Frank Strozier et Clifford Jordan et le guitariste Ted Dunbar, vont le forger en tant que musicien. Il travaille également avec la formation d’avant-garde Manhattan Plaza, avec Muhal Richard Abrams, George Lewis, Chico Freeman, Ronnie Boykins et Ricky Ford. Mingus lui fait travailler les partitions qu’il a écrites pour l’album Mingus de Joni Mitchell. A cette époque, Mingus était affaiblit par la maladie et c’était principalement Paul Jeffrey ou Jimmy Knepper qui faisait le travail de transcription. Une fois, c’est Phineas Newborn qui s’installa toute une journée au piano pour jouer la musique écrite par Mingus devant les yeux ébahis du jeune Henry Robinett. Chez Mingus, il a l’occasion de discuter  longuement avec Sonny Rollins, Ornette Coleman, Dizzy Gillespie, George Coleman, Woody Shaw, Carter Jefferson et surtout Dexter Gordon qui habitait au rez-de-chaussée dans le même bâtiment.

A son retour en Californie, il joue au Keystone Korner et collabore avec les pianistes Mark Soskin, Jessica Williams ou le saxophoniste Pony Poindexter. Son expérience en leader va pourtant se poursuivre dans le domaine de la fusion par le biais de son Henry Robinett Group, avec lequel il enregistre cinq albums à partir de 1986, puis décide de créer son propre label Nefertiti Records. L’histoire de ce projet de standards en quartet acoustique a une histoire singulière, car elle s’est passé à l’aube du nouveau millénaire au studio Hangar où Henry Robinett travaillait comme ingénieur du son et producteur. Il décide de revenir aux sources en jouant des standards et autres compositions de musiciens dans un cadre strictement straight ahead. Pour cela, il s’est entouré de son ami et membre de ses diverses formations le pianiste Joe Gilman. Né en 1962, lui aussi à Sacramento, CA, il est un pur produit de l’enseignement américain ayant été diplômé d’une licence en piano classique de l’université d’Indiana, puis une maîtrise en jazz de l’Eastman School of Music et enfin un doctorat en éducation à l’université de Sarasota. Il est surtout connu comme pédagogue à temps plein à l’American River College de Sacramento et professeur adjoint d’études de jazz à la CSU Sacramento, tout en étant un intervenant régulier au Brubeck Institute et au Stanford Jazz Workshop. Il voue une véritable passion pour l’œuvre de Dave Brubeck même si ses influences sont plutôt du côté de chez Herbie Hancock dans la période du quintet de Miles, avec un toucher raffiné issu du classique et un sens rythmique à la main gauche alternant les accords à la McCoy Tyner et les longues phrases sinueuses toujours avec swing. Il a surtout une solide carrière de sideman qui l’a fait enregistrer avec Bobby Hutcherson, Frank Morgan, Joe Henderson, Robert Hurst, Jeff Tain Watts ou Al Tootie Heath, tout en partageant la scène avec Woody Shaw, Richie Cole, Charles McPherson, Slide Hampton, David Fathead Newman, Eddie Harris, mais aussi la génération actuelle dont Eric Alexander, Russell Malone, Nicholas Payton, Wycliffe Gordon, Joe Locke ou Anthony Wilson.

L’enregistrement de ses deux volumes est resté une vingtaine d’années sur une étagère avant qu’Henry Robinett ne décide de les réécouter et de les sortir enfin de l’oubli. Il faut dire que l’on est dans un climat décontracté autour d’arrangements simples mettant en valeur l’aspect mélodique d’un répertoire intemporel. Dans cette sorte de jam improvisée, le guitariste démontre qu’il est à la base un musicien de jazz pour qui le langage bop est quelque chose de naturel, même s’il ne le pratique pas dans ses diverses productions. Son jeu élégant en single note et son phrasé bopisant est fait de longues phrases où la tension rebondit sous forme de cascades de notes. Sa virtuosité et sa sonorité restent proches du Pat Metheny jazzman,  avec un discours qui reste fortement ancré dans un jazz de culture. L’album débute par une belle version de «I Hear A Rhapsody» où le leader maîtrise à la perfection l’art de la mélodie dans l’exposition du thème. Cela se vérifie dans l’ensemble de la thématique du disque et dans sa capacité à sublimer les standards où virtuosité et musicalité sont au programme. «Yellow Days» est l’occasion également de remarquer l’excellent chorus de Joe Gilman avec une superbe main gauche et surtout un jeu en block chords à la Phineas Newborn. Tout au long de ses deux volumes issus de la même session d’enregistrement, il y a une sorte de relâchement donnant un esprit de jam de fin de set avec une forme de jubilation à jouer un répertoire intemporel qui est la base du jazz. La rythmique est également l’une des grandes satisfactions du quartet avec une belle cohésion et un véritable sens du swing. Michael Stephans, né en 1945 à Miami, est un batteur à la grande musicalité avec un jeu mélodique qui donne souvent à l’auditeur une sensation de solo permanent, pédagogue averti, il a longtemps collaboré avec Dave Liebman, Joe Lovano et Bob Brookmeyer. Son jeu se vérifie notamment sur des thèmes monkiens tels que «Monk’s Mood» ou «San Francisco Holiday (Worry Later)» ainsi que sur «Like Someone In Love» sur un tempo medium. Quant à Chris Symer, il cultive un jeu tout en souplesse et autorité, avec une superbe sonorité ronde et boisée. Les deux ballades «Soul Eyes» et «Body and Soul» relient les deux volumes au niveau de l’expression du jeu d’Henry Robinett qui démontre une netteté de l’attaque, avec une articulation claire doublée d’un jeu où les lignes mélodiques mettent toujours le thème en valeur. Ce visage peu connu de la personnalité musicale du leader nous fait regretter une discographie où le jazz n’est qu’un élément d’un discours hybride propre au jazz fusion. On attend avec impatience la sortie des volumes 3 et 4 qui sont en préparation avec le même quartet
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David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021

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Pierre Christophe / Hugo Lippi
Flowing

Le Belvédère, Ondas, Summer Skies, Beloved Child, Tidal Birds, Daisies, Lands of Duke, Late Night Dream, Campfire By the Lake, Prairie Song, Billet Galant, Flowing, O Grande Rio, Brume Automnale
Pierre Christophe (p), Hugo Lippi (g)

Enregistré les 21-23 avril 2021, Meudon (92)

Durée: 58’ 34”

Camille Productions 042021 (camille-productions.com/Socadisc)


Pierre Christophe et Hugo Lippi font maintenant partie des aînés de la scène française du jazz à laquelle ils contribuent avec excellence depuis leurs débuts. On connaît leurs univers ancrés dans la tradition du jazz, avec un attachement à la note bleue des origines, d’outre-Atlantique, et ils continuent à l’animer dans ce monde post-covid avec leurs qualités de virtuosité et de sensibilité habituelles. Mais ce disque surprendra les amateurs familiers de leur monde. Il est comme une randonnée hors des chemins balisés de leurs références habituelles.
Pierre Christophe est l’architecte-compositeur de cette rencontre à deux. Déjà, le choix d’une rencontre piano-guitare n’est pas aussi fréquent qu’on pourrait le penser. Le duo incite plutôt au dialogue, et si nous avons parlé de covid, c’est pour dire qu’il y a comme un parfum particulier dans cet enregistrement, comme un début de nostalgie, un regard complice extériorisé sur un avant qui signale que la maturité est arrivée, et, avec elle, la volonté de parler soi-même avec son cœur de ce qui fait l’essence de la vie.

Le ton est donc bien plus européen, même dans les deux évocations brésiliennes, avec un souci de douceur, de mélodie, qu’on retrouve dans le style valsée ou rhapsodiant (une réminiscence de Jaki Byard), comme on le trouvait chez d’autres aînés, qui pour être américains (Bill Evans et Jim Hall), n’en étaient pas moins au fond très européens dans leur manière.
Les compositions de Pierre Christophe appartiennent ainsi bien plus à la tradition locale, et Hugo Lippi, chantant avec ses qualités de mélodiste, entrelace son discours autour de celui de Pierre Chrisophe. Si le jazz y perd parfois un peu de son esprit d'outre-Atlantique, du swing et totalement du blues auquel nous ont habitués nos deux compères, la musique en général y gagne un album de beau piano et de belle guitare, pétri de poésie, de mélodies, de cette atmosphère de nostalgie et de rêve («Le Belvédère», «Tidal Birds», «Late Night Dream», «Flowing», «Brume Automnale») qui nous rappelle nos cousins de Belgique avec leur amour de la guitare et de la poésie. Si on remonte encore un peu dans le temps, l’art d’Hugo Lippi se rattache à la longue tradition de Django riche de cet art poétique, plus par la musicalité que par la lettre.
Pierre Christophe se révèle un compositeur de talent capable de proposer à un guitariste le cadre d’une rencontre harmonieuse, parfaite pour un dialogue généreux en toute liberté. Leur qualité d’écoute réciproque fait le reste.
L’originalité du projet nous a fait pencher pour une découverte malgré le parcours déjà long des complices de Flowing.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Nicholas Thomas 4
Plays the Music of Hank Jones

Minor Conception, Angel Face*, Recapitulation, Vignette, Hank’s Vibe, Beaches in the A.M., Odd Number, Things Are so Pretty in the Spring, Chant, We’re All Together
Nicholas Thomas (vib), Alain Jean-Marie (p), Michel Rosciglione (b),
Mourad Benhammou (dm) + Viktorija Gečytè (voc)*
Enregistré en mars 2019, Villetaneuse (93)

Durée: 41’ 09’’

Fresh Sound 5111 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Le vibraphoniste italien Nicholas Thomas présente son troisième album sous son nom, après deux disques en co-leader avec le ténor Marco Ferri, dont un avec la participation du trompettiste new-yorkais, Joe Magnarelli. Né en 1981 à Reggio Emilia, petite ville du nord de l’Italie, entre Modène et Parme, il sort diplômé en percussions classiques de l’Istituto Superiore di Studi Musicali di Reggio Emilia avant de terminer sa formation jazz à Paris –au conservatoire mais aussi à travers
plusieurs master-classes du maître Barry Harris–, ville où il s’établit et dont il investit la scène jazz. C’est d’ailleurs par la fréquentation de ses aînés qu’il approfondit sa pratique du «métier»: Jorge Rossy, Phil Abraham, Nivo & Serge Rahoerson, Laurent Marode (il est un membre régulier de son nonet), Gene Perla (au sein de son trio accompagnant Viktorija Gečytè, invitée ici sur un titre) ou encore deux piliers des sections rythmiques parisiennes présents sur cet enregistrement: Alain Jean-Marie et Mourad Benhammou (qui l’a intégré à son groupe Soulful Drums). Un autre musicien d’expérience, Michel Rosciglione, complète le solide quartet de Nicholas Thomas.

Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage à l’immense Hank Jones (1918-2010, dont Jazz Hot propose une discographie intégrale en sideman à télécharger), à travers ses compositions, la première étant «Minor Conception», tirée de l’album Hank Jones’ Quartet (Savoy, 1956). Les couleurs et la profondeur du vibraphone permettent d’évoquer, sans chercher à l’imiter, l'intensité swing du grand pianiste. L’intérêt de cette relecture doit aussi beaucoup aux interventions d’Alain Jean-Marie, toujours d’une grande finesse, et au soutien aussi énergique que subtil de Mourad Benhammou, omniprésent dans la production jazz française ces derniers temps. Naturellement, on pense à l’association entre Hank Jones et Milt Jackson, représentée par le titre «Angel Face», qu’ils enregistrèrent à plusieurs reprises, même si pour cet hommage c’est la version de 1992 avec Abbey Lincoln (Where There Is Love, Gitanes), auteur des paroles, à laquelle il est fait référence puisque c’est ici qu’intervient  la chanteuse Viktorija Gečytè dont le timbre chaleureux enveloppe ce magnifique thème. Outre l’idée excellente de mettre en avant ce répertoire pas si fréquenté, Nicholas Thomas s’impose ici comme un instrumentiste expressif, en particulier sur la jolie ballade «Things Are so Pretty in the Spring» (Urbanity, Clef, 1947-53) qu’il introduit en solo avant d’être rejoint par une section rythmique d’une extrême délicatesse. Parmi les compositions du maître, le leader a par ailleurs glissé un original dans l'esprit: «Hank’s Vibe» qui est aussi l’occasion d’apprécier la belle sonorité de Michel Rosciglione à travers une prise de parole très mélodique.
Un bon tribute qui rappelle une nouvelle fois la richesse sans limite du corpus jazzique toujours source de création pour chaque génération de musiciens.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

Junior Mance Trio
Live at Café Loup

Broadway, Blue Monk, For Dancers Only, What Is This Thing Called Love?, Georgia on My Mind*, Going to Chicago*, Happy Times
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm), José James (voc)*

Enregistré le 17 juin 2007, Café Loup, New York, NY

Durée: 58’ 19”

Café Loup/JunGlo Music, Inc. 01 (www.juniormance.net)



Junior Mance Quintet
Out South

Broadway, Dapper Dan, Emily, Hard Times, I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free, In a Sentimental Mood, Out South, Smokey Blues, Smokey Blues-Reprise
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm), Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)

Enregistré le 6 décembre 2009, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 08’

JunGlo Music, Inc. 02 (www.juniormance.net)

Junior Mance Quintet
Letter From Home

Holy Mama, Home on the Range, Jubilation, Letter From Home, The Uptown, Medley: Sunset and the Mocking Bird, A Flower Is a Lovesome Thing
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Kim Garay (dm), Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)

Enregistré le 6 mars 2011, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 04’ 08”

JunGlo Music, Inc. 03 (www.juniormance.net)


Junior Mance
The Three of US

Broadway, Whisper Not, Tin Tin Deo, Emily, Jubilation, Idle Moments, Harlem Lullaby,
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)

Enregistré le 15 avril 2012, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 08’ 12”

JunGlo Music, Inc. 04 (www.juniormance.net)



Junior Mance
For My Fans, It's All About You

Emily (Solo), Home on the Range (Solo), All Blues, Sunset and the Mocking Bird,
Home on the Range (Trio), Hard Times, 9:20 Special

Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)

Enregistré les 18 et 20 février 2015, New York, NY

Durée: 44’ 42”

JunGlo Music, Inc. 06 (www.juniormance.net)



La disparition récente le 17 janvier 2021 de ce monument du jazz, une incarnation intemporelle de cette musique dont il possède tous les codes dans son jeu, du blues et spiritual à l’extrême modernité, celle qui n’a pas d’âge et ne dépend pas des modes, celle de la liberté de création née de la tradition populaire, nous a donné véritablement le blues malgré son grand âge et le fait que nous sachions qu’il vivait ses derniers jours pendant ce changement d’année. Il incarnait l’archétype de l’artiste de jazz, accessible au public le plus populaire bien que sans concession sur son expression qu’il n’a cessé d’ancrer sur les racines les plus essentielles de l’Afro-Amérique, le blues. L’hommage que Jazz Hot lui a rendu témoigne d’un parcours exceptionnel, riche qu’il est encore possible d’imaginer à travers une discographie conséquente et une vidéographie qui immortalisent quelques moments de Junior Mance dans une vie très remplie et qu’il a lui-même embellie.

Nous avons ici cinq disques parmi les derniers enregistrements (cf. la discographie qui accompagne l’hommage) de ce Maître du piano jazz, et du blues («Blue Monk») car c’est la couleur indispensable du jazz, de 2007 à 2015, sur le label qu’il cofonda au tournant des années 2000 avec Gloria Clayborne-Mance, JunGlo Music (contraction de Junior et Gloria), réalisés en live au Café Loup pour 4 des 5 CDs, un lieu très frenchy, y compris par la restauration et les photos de Paris vu par Brassai. Ces enregistrements témoignent de la vitalité incroyable de l’octogénaire autant que de son talent artistique si personnel. Gloria Clayborne-Mance a par ailleurs été à l’origine d’un documentaire sur Junior (à paraître) où on le découvre dans les toutes dernières années de sa vie, toujours l’œil vif et le sourire éclatant à l’évocation de ses souvenirs ou à l’écoute de la musique de sa vie, peu avant sa disparition et l’épisode Covid.

En 2007, l’année du premier disque dans l’ordre chronologique, Junior Mance, 79 ans, est toujours au sommet d’un art, le jazz, qu’il n’a pas quitté déjà depuis 66 ans de carrière et, en 2015, à 87 ans, il est encore fidèle à ses exigences, sans faiblesse. Dans ces disques, on retrouve certains thèmes communs («Hard Times», «Emily», «Broadway», «Home on the Range»), mais dans des versions renouvelées en solo, trio ou quintet. Junior est partout accompagné par le fidèle et bon contrebassiste Hidé Tanaka. Jackie Williams est le batteur sur les deux premiers, et deux saxophonistes, Ryan Anselmi (ts) et Andrew Hadro (bar) viennent apporter «de la chair» dans les deux disques en quintet. Sur les deux derniers enregistrements, une violoniste, Michi Fuji, apporte un contrepoint original, avec une teinte d’automne.

On ne va pas séparer dans l’appréciation globale ces enregistrements de la dernière période de Junior Mance, et même si certains moments sont plus brillants que d’autres, Junior Mance est partout égal à lui-même, un grand artiste du piano jazz à la forte personnalité, d’une remarquable constance dans la qualité. C’est un trait qu’il partage avec tous les Anciens du jazz, les Vénérables, à la veille de leur disparition, de posséder encore et toujours une force d’expression, une intensité d’autant plus émouvantes que l’âge avance. Cela donne du poids à chacune de leur note. On se souvient d’un autre Chicagoan, Von Freeman, qui lui aussi témoignait dans ses derniers enregistrements, de cette intense fragilité source d’une émotion sans pareille, et le cas est fréquent pour nous rappeler ce que le jazz a d’exceptionnel.

La synthèse entre bebop, blues et swing que Junior Mance a réalisée, est le point essentiel qui définit son art et sa personnalité. Il aborde le répertoire du bebop («Broadway», «What Is This Thing Called Love?» sur Live at Café Loup, «Tin Tin Deo» en souvenir de Dizzy Gillespie, sa référence et son ami, «Whisper Not», sur The Three of Us), sa génération, avec le naturel d’une musique dans laquelle il a grandi. Il peut aussi aborder tout aussi naturellement le blues le plus radical («Going to Chicago» sur Live at Café Loup, «Smokey Blues» sur Out South), le mainstream («For Dancers Only» sur Live at Café Loup), le blues & boogie («Out South» sur Out South), le spiritual («I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free» sur Out South), Duke Ellington («In a Sentimental Mood» sur Out South) ou Count Basie («9:20 Special» sur For My Fans) et Ray Charles («Georgia» sur Live at Café Loup), avec tout autant d’aisance, de familiarité. Plus, il parvient à entremêler, tisser toutes ces inspirations dans une expression tout à fait personnelle, le style du grand Junior Mance, une musique au drive impressionnant («Out South», «Smokey Blues»…) qui ne peut manquer de vous soulever de la chaise comme pour une expérience de lévitation. En ce sens, il est un alter ego d’un autre monument du piano jazz, Ray Bryant, tout aussi géant dans cette synthèse du jazz. La vie les a parfois assis sur le même banc devant le même piano (cf. la vidéographie) pour partager, avec complicité en communion avec le public, cette compréhension en profondeur, ce feeling de ce qui fait l’essence de cette musique.

Junior Mance, comme Ray Bryant, Ray Charles, Erroll Garner, Ella Fitzgerald, Art Blakey, est un symbole, une icône de cette musique dans son entier. Peu importe les différences de notoriété, un même génie les habite, celui d’un siècle de jazz dans toutes ses dimensions.

Aucun disque n’est totalement en solo, un exercice où Junior a brillé tout au long de sa vie, mais quelques thèmes sont en soliste. Certains autres le sont le temps d’une longue introduction ou pendant un chorus («Blue Monk»…).

En trio classique (basse, batterie) en 2007, Junior propose ce qui se fait de mieux en la matière. En trio à cordes avec basse et violon, pour les derniers enregistrements (2012-2015), c’est assez inattendu (notamment le «Home on the Range», grand classique du western américain, «spiritualisé» par Junior et qui garde grâce au violon cette touche western) et réussi car Junior est un maître de la synthèse. Tout ce qu’il adopte prend la couleur blues, celle de Junior qui aurait mérité le surnom de «blue fingers».

On pourrait détailler chaque thème, car chaque thème est un récit, comme ses splendides «What Is This Thing Called Love», «Jubilation», son incroyable «Whisper Not», son «Georgia» qui ne pâlit pas des versions précédentes, car il faut noter que Junior a cette capacité d’entraîner ses compagnons dans son monde, et ses enregistrements en quintet possèdent un drive qui en dit long sur le jeune homme qu’est resté Junior jusqu’à ses derniers jours, sur la force de conviction, l’authenticité que possède son expression capable de transcender ses compagnons… et le public auquel il dédie son dernier enregistrement avec cette volonté de ponctuer lui-même son œuvre jusqu’à la dernière note, avec ce souci de perfection qui est aussi la marque du jazz.

Cinq disques, cinq heures de plaisir, de nostalgie, d’émotion, de blues, swing & spiritual, qui se terminent symboliquement par le «9:20 Special» d’Earle Warren, un retour aux sources du Count Basie Orchestra, pour rêver à ce modèle d’artiste de jazz et à tout ce qu’à d’essentiel le jazz, une musique populaire, de racines, d’exigence et de liberté à ce moment de chaos planétaire où ces repères, ces valeurs s’effacent à grande vitesse.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Funky Ella featuring Leslie Lewis
I Put a Spell on You

I Put a Spell on You, Have You Seen the Child, Hallelujah, Work Song, To Love Somebody, Sinnerman, Come Together, Feelin’ Good
Leslie Lewis (voc), Gerard Hagen (p),
Nicolas Peslier (g), Peter Giron (b), Mourad Benhammou (dm), Jean-Philippe Naeder (perc)
Enregistré les 14 décembre 2020, 19 janvier et 1
er mars 2021, Meudon (78)
Durée: 44’ 09’’
Ahead 839.2 (Socadisc)


Installés à Paris depuis 2012, Leslie Lewis et Gerard Hagen forment un couple musical qu’on a coutume d’entendre le plus souvent Rive Gauche, notamment Chez Papa ou au Café Laurent, et qui tourne aussi régulièrement à travers la France et l’Europe. Si Leslie est l’une des plus belles voix de la capitale, son expression enracinée ne doit rien au hasard: originaire d’Orange, NJ, elle intègre le chœur de l’église familiale dès ses 3 ans, se révélant déjà comme soliste sur l’Ave Maria. A 9 ans, elle assure son premier engagement professionnel pour un mariage et multiplie les participations à des comédies musicales et des concerts de gospel durant sa scolarité. Autour de 21 ans, en 1978, elle s’installe à Los Angeles pour prendre un poste de chanteuse-danseuse au parc Disneyland ce qui l’amènera à occuper d’autres emplois de ce type à Nashville, TN, à Orlando, FL, et à jouer la comédie pour la télévision et le cinéma. On la retrouve également auprès de plusieurs orchestres de jazz: The Cleveland Jazz Orchestra, The Jazz Tap Ensemble ou The Tom Kubis Big Band. C’est en 2005, qu’elle débute son association avec Gerard qui lui est originaire d’une famille très musicale de Bismarck, ND. Outre le piano, il s’est initié dès l’enfance au trombone, à la guitare électrique et, au collège, prend sur l’heure du déjeuner des cours d’harmonie avec son professeur de musique. A 14 ans, ses parents lui offrent un orgue avec lequel il monte un groupe de rock. Plus tard, il joue de la basse électrique dans l’orchestre de jazz du lycée. Diplômé en piano classique à l’issue d’études universitaires incluant également le jazz, il emménage à Los Angeles, CA où, durant trente ans, il mènera une carrière de musicien, d’arrangeur et de pédagogue.
Le présent album est le sixième enregistrement commun de Leslie Lewis et Gerard Hagen, mais contrairement à l’habitude, ils n’y sont pas en duo ou simplement accompagnés du trio de Gerard dont l’excellent Peter Giron et l’incontournable Mourad Benhammou sont des membres réguliers qu’on retrouve d’ailleurs fort logiquement ici. Pour cette formule en sextet, se sont rajoutés deux autres protagonistes également bien connus des lecteurs de Jazz Hot: Nicolas Peslier –qu’on a beaucoup entendu dans le big band de Claude Bolling, mais aussi avec Rhoda Scott (qui signe le livret), Dany Doriz, Laurent Mignard, François Laudet–, et Jean-Philippe Naeder, le fidèle complice de Paddy Sherlock, également impliqué dans diverses formations: Les Haricots Rouges, Pink Turtle ou le Mégaswing de Stéphane Roger. L’intitulé du groupe, Funky Ella, est transparent quant à la filiation qu’il revendique. Pour ce qui est du répertoire –plutôt celui de la musique populaire américaine et anglo-saxonne des années 1950 à 1980– bénéficiant d’une relecture entre jazz, blues et rhythm & blues, il rappelle celui des trois albums gravés par la grande Ella entre 1969 et 1971 (Sunshine of Your Love, Prestige; Ella, Reprise; Things Ain’t What They Used to Be, Reprise; voir la discographie de notre dossier «Le Siècle d’Ella Fitzgerald») dans lequel elle reprenait, en se les appropriant parfaitement, plusieurs succès du moment comme «Hey Jude» des Beatles, «Get Ready» de Smokey Robinson ou encore «Sunny» de Bobby Hebb. Pour autant, c’est plutôt Nina Simone qu’évoquent les deux titres ouvrant et clôturant l’album: «I Put a Spell on You» (Sreamin’ Jay Hawkins) et «Feelin’ Good» (Anthony Newley/Leslie Bricusse) qu’elle a inscrit dans les mémoires. On pouvait craindre que de telles références n’écrasent les interprètes d’aujourd’hui, Leslie Lewis en tête, d’autant que le traitement jazz/blues de tubes pop, une marotte de la production jazzique, est souvent décevant, sauf à s’appeler Ella Fitzgerald justement… Force est de constater que Leslie Lewis et ses partenaires ont enjambé avec succès ces difficultés car ce I Put a Spell on You est une réussite! L’ancrage blues du morceau-titre, introduit par Peter Giron (qui a tourné plusieurs années avec Luther Allison), enluminé par les riffs de Nicolas Peslier et les block chords de Gerard Hagen, offre à Leslie Lewis un support parfait. Chanteuse de caractère, elle s’impose avec naturel. Idem sur le thème soul-funk d’Al Jarreau, «Have You Seen the Child», autre pépite blues de ce disque. L’adaptation rhythm & blues des morceaux les plus éloignés du jazz –«Hallelujah» de Leonard Cohen, «To Love Somebody» de Barry & Robin Gibb (du trio Bee Gees) et «Come Together» de John Lennon/Paul McCartney– fonctionne bien. Sur
«Come Together» le soutien des deux rythmiciens est d'ailleurs déterminant, donnant à la mélodie des saveurs inédites. Ceux-ci, en renfort de Nicolas Peslier, donnent aussi une couleur soul intéressante au spiritual «Sinnerman». Quant à l’unique composition jazz de l’album, «Work Song» (Nat Adderley/Oscar Brown, Jr.), bien amenée par Mourad Benhammou et Nicolas Peslier, elle est bien servie et sans fioritures, avec en prime un bon solo de Gerard Hagen, dans l’esprit de son mentor Tommy Flanagan (accompagnateur historique d’Ella, notamment sur deux des trois albums cités plus haut). De même, «Feelin’ Good» est donné dans une version assez proche de l’original, sans pour autant sombrer dans l'imitation.
Bravo donc à Leslie Lewis et aux musiciens de Funky Ella dont le parcours musical de chacun a permis de mener à bien collectivement un projet loin d’être évident.
me Partage
© Jazz Hot 2021

Mahalia Jackson
Complete Mahalia Jackson: Intégrale Vol. 19 1962

Lord, Don't Let Me Fail, I Couldn't Keep It to Myself, It's in My Heart, It Took a Miracle, No Other Help I Know, Without God I Could Do Nothing, Joy to the World, O Little Town of Bethlehem, O Come, All Ye Faithful (Adeste Fideles), What Can I Give, Go Tell It on the Mountain, Silent Night-Holy Night, Hark! The Herald Angels Sing, Christmas Comes to Us All Once a Year, A Star Stood Still (Song of the Nativity), Sweet Little Jesus Boy
Mahalia Jackson (voc), avec de 1 à 6: Edward C. Robinson (cond, p), Albert A Goodson (org), Al Hendrikson (g), Joe Mondragon (b), Shelly Manne (dm), Johnny Williams (dm) + chorale de Thurston Frazier et de 7 à 16 Orchestre de Johnny Williams avec chœur, non détaillé

Enregistré les 23 mars 1962 et 24-25 juillet 1962, Hollywood, CA

Durée: 1h 06’ 36”

Frémeaux Associés 1329 (Socadisc)


Alerte! Il semblerait, d’après le texte du livret de Jean Buzelin, que le volume 19 soit le dernier de l’intégrale Complete Mahalia Jackson commencée il y a plus de 20 ans en 1998, et qui s’arrête en queue de poisson à 1962 pour cause de loi européenne. C’est d’ailleurs pourquoi, il inclut dans son texte une discographie complémentaire jusqu’à 1969, son dernier enregistrement semble-t-il, avant son décès le 21 janvier 1972, de même que quelques compléments biographiques jusqu’à son décès. Merci à l’auteur, mais on souhaiterait pour la cohérence que le travail se poursuive dans la même collection, même s’il faut attendre pour cela 2029.
Si nous n’avons pas reçu le précédent volume 18, nous avions commenté les 4 précédents. Les 6 premiers titres prolongent donc la séance du 23 mars 1962 du volume 18 (à trouver par vos soins), à l’origine sur un même album LP Make a Joyful Noise Unto the Lord. La suite des enregistrements n’est pas moins révélatrice du talent multidimensionnel 
de Mahalia: une voix et une expression en absolu comme on peut le dire d'Ella Fitzgerald, de la Callas ou de Billie Holiday. Il s’agit de gospels, de chants de Noël, dans un style très classique au sens aussi bien de traditionnel et de musique classique, où la voix de Mahalia est au niveau des grandes cantatrices d’opéra par sa puissance expressive autant que par la mise en place et une nature d’expression très solennelle, émouvante comme peu de cantatrices en ont le pouvoir («What Can I Give»). La voix est miraculeuse de clarté, de diction et de majesté.
Quand on se remémore l’actualité afro-américaine de ce début des années 1960, à laquelle prend part la grande chanteuse aux côtés de Martin Luther King, Jr. souvent, on peut supposer qu’une telle expression n’a pas été pour rien dans la puissance du message afro-américain à l’Amérique tout entière, d’autant que la chanteuse est aussi courtisée par le pouvoir américain central de Washington dans son souci de gestion d’une crise aiguë pour laquelle il a besoin de passerelles avec le monde afro-américain.
Mahalia Jackson, comme Martin Luther King, Jr., en ce temps, par la puissance de leur verbe et de leur art vocal, autant que par la religiosité qui habille leur message (un langage commun des Etats-Unis), étaient sans doute les manières les plus adaptées de faire enfin partager à l’autre partie de l’Amérique l’idée que le monde afro-américain ne se limitait pas à un monde parallèle invisible au service du monde dominant ou en rivalité avec les pauvres Euro-Américains. D’autant qu’une part du répertoire de Mahalia Jackson est commun aux mondes afro et euro-américains. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Ray Charles, Duke Ellington et le jazz en général ont eu aussi cette mission civilisatrice de l’ensemble de l’Amérique, car l'Amérique dans son ensemble est une terre de colonisation (on l'oublie souvent). Il est dommage pour l’ensemble des Américain/es que cette dynamique se soit progressivement éteinte à partir de la seconde partie des années 1960, par le rouleau compresseur de la société de consommation de masse, y compris de la musique, aboutissant à cette normalisation encore plus effrayante par sa puissance que celle, déjà totalitaire, des pays de l'Europe de l'Est., et qu’on se trouve, encore en 2021, à la juxtaposition de communautés qui se regardent en chiens de faïence plutôt que d’être fondues en une maison commune généreuse, comme le jazz l’a tenté et réussi souvent, et d’autant plus riche, comme la musique et le jazz en ont donné heureusement des témoignages, comme ce disque et plus largement des œuvres comme celle de Mahalia Jackson.
Un bel album de plus de la Diva des Divas, la grande, l'unique Mahalia Jackson, et on espère qu’il ne sera pas le dernier malgré l’annonce «refroidissante» de Jean Buzelin concernant l’arrêt de cette intégrale.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Esaie Cid Quintet
The Kay Swift Songbook Vol. 2

Femme fatale, A Moonlight Memory, Nevermore, Sixpense and a Smile, If I Could Write You a Melody Like Rodgers or Kern, Velvet Shoes, Prayer With a Beat, Write a Song for Me, John Likes It When the Wind Blows
Esaie Cid (as, cl), Jerry Edwards (tb), Gilles Réa (g), Samuel Hubert (b), Mourad Benhammou (dm)

Enregistré le 15 octobre 2020, Paris

Durée: 41’ 32’’

Swing Alley 044 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Après un premier volume
qui avait permis de mettre en lumière la méconnue compositrice et arrangeuse Kay Swift (1897-1994), Esaie Cid revient avec son bon quintet, reconduit à l’identique, afin de poursuivre l’exploration du répertoire de celle qui fut aussi la partenaire et la compagne de George Gershwin, dont elle n’a cessé d’honorer la musique jusqu’à la fin de ses jours, évitant par son dévouement au long court que certaines de ses pièces ne soient perdues. Comme pour le précédent disque, le livret détaille l’histoire de chacun des morceaux sélectionnés par l’altiste, dessinant le portrait d’une artiste dont la liberté d’être et de création devrait inspirer notre époque post-démocratique tristement soumise. Quand on sait le vif intérêt d’Esaie Cid pour les grands romans du XI
Xe siècle et en particulier pour son très cher Honoré de Balzac (à qui l’album est notamment dédié), on comprend qu’il se soit penché sur la vie et le travail de ce personnage hors norme qu’est Kay Swift!
Toujours très finement arrangés par le saxophoniste, on retrouve des titres appartenant au domaine de la comédie musicale, pour certains jamais ou rarement joués sur scène comme «Femme fatale» (1948), composé d’après le personnage d’Aunt Sarah imaginé par l'ami de Kay Swift, l’écrivain Frank Sullivan qui avait été membre de l’Algonquin Round Table, un cercle d’auteurs, de critiques et d’acteurs (dont Harpo Marx!) qui se réunissait quotidiennement entre 1919 et 1929 à l’Algonquin Hotel, à Manhattan, pour échanger des traits d’humour, jouer et se faire des farces qui étaient rapportées dans la presse nationale; ce cercle, dit «vicieux
», fut un creuset de création. Le personnage d’Aunt Sarah fera l’objet, en 1953, d’un épisode télévisé burlesque, où la chanson «Femme fatale» est reprise. Cette trace unique du titre écrit par Kay Swift a permis à Esaie Cid d’en relever la mélodie, et d’en proposer une version au swing raffiné, portée par le drive de Mourad Benhammou. On découvre par ailleurs dans ce second volume du Kay Swift Songbook, une dimension plus intime de la compositrice qui écrivait aussi pour ses proches: enfants, petits-enfants et même pour son troisième mari: la jolie ballade «Write a Song for Me» (1967), délicatement introduite par Gilles Réa, où le duo sax-trombone développe des interventions à la sensibilité aiguë. Plus insolite, «Nevermore» (1956), ballade initialement écrite pour piano, se trouve habillée par le mambo. Enfin, «Prayer With a Beat», composé pour l’Exposition universelle de Seattle, WA, de 1962, illustre la diversité des travaux effectués par Kay Swift qui ne craignait d’ailleurs pas de prendre ses commanditaires à rebrousse-poil (cf. livret). Notons que pour excaver ces raretés –comme le sont la plupart des titres présentés dans ce second volume– le bopper a consulté les archives de l’Université de Yale où sont conservées ses partitions.
L’important et passionnant travail de recherche et de reconstitution de l’œuvre de Kay Swift poursuivi ces dernières années par Esaie Cid, excellemment servi par le quintet, a le grand mérite de réactiver un pan de la mémoire du jazz, celle du monde artistique euro-américain vivant au contact de la communauté afro-américaine et de sa culture musicale, s'enrichissant sur le plan artistique de cette curiosité, et dont le jazz illumina en retour la production: de Porgy and Bess de Gershwin (1935) et A Day at the Races (1937) des Marx Brothers aux multiples relectures, interprétations de cette rencontre heureuse par le génie du jazz dans son ensemble.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Chick Corea & The Spanish Heart Band
Antidote

Antidote, Duende, The Yellow Nimbus Part 1, The Yellow Nimbus Part 2, Prelude To My Spanish Heart, My Spanish Heart, Armando’s Rumba, Desafinado, Zyryab, Pas de Deux, Admiration
Chick Corea (p, kb), Carlitos del Puerto (b), Marcus Gilmore (dm), Jorge Pardo (fl, s), Steve Davis (tb), Michael Rodriguez (tp), Nino Josele (g), Luisito Quintero (perc), Nino de Los Reyes (dancer), Ruben Blades (voc), Maria Bianca (voc), Gayle Moran Corea (choir)

Enregistré à Los Angeles, CA, date non communiquée (prob. 2018)

Durée: 1h 14’ 33’’

Concord Jazz/Stretch Records 00888072103351 (Universal)


Ce disque, qui compte parmi les derniers de Chick Corea, récemment disparu, est l’un de ses projets les plus aboutis hors de l’univers du jazz à proprement parler, sans nier jamais cette forte influence. Une cohérence artistique doublée d’une véritable légitimité du leader qui n’a jamais caché son attachement à ses racines hispaniques au sens large. De par son lyrisme et la netteté de ses phrases, où chaque note se détache dans un jeu percussif, il reste un lointain cousin de Bill Evans et de McCoy Tyner avec toujours cette touche latine. Pour Antidote, il s’est inspiré de ses deux albums incontournables dans la fusion latine mêlant diverses influences avec brio. Il redonne ainsi de nouvelles couleurs à certains thèmes issus de My Spanish Heart (1976) et Touchtone (1982) avec un travail remarquable au niveau des arrangements qui subliment les cuivres et des jeux de sections, avec l’apport d’invités incontournables dans ce projet. La vitalité de son nouveau groupe The Spanish Heart Band respecte un certain équilibre entre les différentes formes de musiques en évitant l’impression de collages que l’on retrouve souvent dans la fusion. On aurait pu s’attendre à une évocation singulière des influences autour du flamenco, or on est plus dans un ensemble qui englobe aussi bien le joueur de conga Mongo Santamaria  –avec lequel il a joué en 1960 pour son premier engagement à New York–, que des musiciens tels que Tito Puentes, Machito, Ray Barretto sans oublier bien entendu la tradition ibérique à travers la guitare de Nino Josele et le danseur Nino de Los Reyes. Dès le premier morceau, «Antidote», qui est le titre de l’album, on entre dans l’univers des rythmes afro-cubains avec l’utilisation de la clave et des percussions, avec un jeu de piano qui répond aux codes de l’idiome sous forme de «questions- réponses» avec le chanteur de Panama Ruben Blades, dont la voix est d’une grande expressivité doublée d’un vrai sens rythmique. Les interventions au Fender Rhodes du leader sont plus ancrées dans le jazz tout comme le chorus de Michael Rodriguez dans un jeu brillant et spectaculaire au phrasé boppisant évoquant Dizzy Gillespie. Sa relecture de son classique «Armando's Rumba», en hommage à son père, évoque l’univers des rythmes afro-cubain avec toujours ce lyrisme exacerbé du pianiste volubile. Antonio Carlos Jobim est présent par le biais de la composition «Desafinado» interprétée avec brio par la voix de Maria Bianca sur des arrangements rythmiques qui transcendent la simple lecture de la bossa. La première partie de «The Yellow Nimbus», qui a été écrit à l’origine pour un duo entre Paco de et Chick Corea, explore ici une formule originale avec la rythmique qui soutient la flûte de l’Espagnol Jorge Pardo, un ancien partenaire de Paco de Lucia tout comme le guitariste Nino Josele lui aussi présent. La seconde partie du thème se veut plus ancrée dans le flamenco avec l’aspect percussif du danseur Nino De Los Reyes répondant à la polyrythmie de Marcus Gilmore et de son superbe jeu de caisse claire crépitant. La polyphonie vocale de Gayle Moran Corea, amène une version originale de «My Spanish Heart» autour de la clave afro-cubaine et de la voix de ténor de Ruben Blades chantant superbement en anglais avec une expressivité rappelant dans ce contexte le regretté Kevin Mahogany. Sur «Zyryab», un thème de Paco de Lucia –du nom du poète persan-africain qui avait introduit au IXe siècle, à la cour d’Espagne, le luth qui donnera plus tard la guitare flamenca–, l’atmosphère est plus enracinée dans l’évocation d’un flamenco imaginaire laissant la place à la guitare acoustique de Nino Josele et à la flûte de Jorge Pardo avec Nino De Los Reyes dont les pas de danse jouent un rôle de percussions tel un tap dancer hispanique. La cohésion du groupe est le point fort de l’album ainsi que les superbes arrangements du leader qui laisse une part importante à la notion de collectif. Steve Davis que l’on a découvert chez les Jazz Messengers en 1990 puis à travers ses collaborations avec Harold Mabern, Larry Willis ou l’excellent collectif One for All est un peu la caution jazz au sein du Spanish Heart Band, avec des improvisations portées par l’aspect mélodique avec un phrasé bop et une sonorité veloutée évoquant son maître J.J. Johnson notamment sur «Duende». Le travail autour de la mélodie sur ce thème avec cette longue introduction percussion-piano, amenant progressivement la flûte et les cuivres en contre-chant puis la rythmique dans une sorte de boléro revisité par le jazz est un régal de musicalité, tout comme le final sur «Admiration» qui est un condensé de l’album, sorte d’ode à la diversité des rythmes. Cet album symbolise ainsi de belle manière une vie entièrement vouée à la musique, avec toujours un haut niveau d’exigence artistique quel que soit le contexte.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021


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Keith Brown Trio
African Ripples

Epigraph, Truth and Comfort, Nafid, Just You-Just Me, 512 Arkansas Street, African Ripples, Pt. 1, African Ripples, Pt. 2, Queen, Come Back as a Flower, 118th & 8th, What's Left Behind, Song of Samson, Eye 2 Eye With the Sun, Prayer For My Nephews, African Ripples
Keith Brown (p, rhodes, synth), avec, selon les thèmes: Russell Gunn (tp), Anthony Ware (ts), Dezron Douglas (b, eb), Terreon Tank Gully (dm), Darrell Green (dm), Nêgah Santos (perc), Cyrus Aaron (récit), Melanie Charles (voc), Camille Thurman (voc), Tamara Brown (back-voc)

Enregistré les 28-29 novembre et 9 décembre 2020, Astoria, NY

Durée: 1h 11’ 08”

Space Time Records 2150 (Socadisc)


Keith Brown confirme chez Space Time pour son troisième album African Ripples après Sweet & Lovely et The Journey (Space Time Records) qu’il est un digne héritier du talent paternel et de la tradition du jazz… Dans une formule qui flirte parfois avec la variété et le soutien de voix («Come Back as a Flower», Melanie Charles et Tamara Brown), il parvient malgré tout à conserver une respiration jazz pour l’ensemble d’un projet un peu touffu sur le plan stylistique, allant jusqu’à un jazz des plus orthodoxes et intense dans une version contemporaine («Just You, Just Me») du répertoire, avec toutes les qualités qu’on attend de swing, d’expression et d’intensité. C’est aussi un compositeur intéressant, un improvisateur imaginatif («Truth and Comfort», «African Ripples», «118th & 8th», «What's Left Behind», «Song of Samson», «Eye 2 Eye With the Sun»), et plus largement un pianiste d’excellent niveau, déjà apprécié puisqu’il appartient à la formation de Charles Tolliver avec Buster Williams et Lenny White, qu’il est le pianiste de la prometteuse Jazzmeia Horn (voc), dont on vous parlait dans le dernier opus du regretté Ralph Peterson, et que parmi ses accompagnateurs sur ce disque se trouvent outre le bon Russell Gunn, les réputés Dezron Douglas, Terreon Gully et Nêgah Santos, une fameuse section rythmique. Un standard («Just You, Just Me») et deux compositions de Fats Waller, «keithbrownisés» avec originalité, c’est-à-dire relus et bien arrangés par Keith Brown, montrent que le répertoire du jazz reste une source d’inspiration inépuisable quand les musiciens possèdent cette inventivité. African Ripples de Keith Brown est la belle confirmation d’une personnalité du piano jazz à même de prolonger et d’enrichir la déjà longue histoire du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Roy Hargrove / Mulgrew Miller
In Harmony

CD1: What Is This Thing Called Love?, This Is Always, I Remember Clifford, Triste, Invitation, Con Alma
CD2: Never Let Me Go, Just in Time, Fungii Mama, Monk's Dream, Ruby, My Dear, Blues For Mr Hill, Ow!
Roy Hargrove (tp, flh), Mulgrew Miller (p)
Enregistré les 15 janvier 2006, Music Center, New York et 9 novembre 2007, Williams Center for the Arts, Easton, PA
Durée: 52’ 35” + 50’ 48”
Resonance Records 2060 (resonancerecords.org)


C’est à Zev Feldman, un chasseur de trésors du jazz encore inédits et à Larry Clothier, qui l’a enregistré –les deux producteurs– que nous devons ce double disque essentiel, le plus beau cadeau de 2021, sans aucun doute! Nous évoquons régulièrement Zev Feldman dans nos chroniques, notamment de ce label, et il a encore eu la main chaude avec ces deux concerts réunissant deux artistes exceptionnels: Roy Hargrove et Mulgrew Miller. Cette écoute est aujourd’hui teintée de nostalgie et d’une tristesse certaine, car ces deux musiciens nous ont quittés prématurément en pleine force de l’âge et de la création: Mulgrew Miller en 2013 à 57 ans, et Roy Hargrove en 2018 à 49 ans. Des âges qui ne peuvent que nous laisser des regrets, d’autant que le talent de ces deux artistes est de ceux qu’on peut qualifier de miraculeux, sans exagération. On peut également se souvenir que l’un et l’autre étaient des artistes d’une gentillesse et d’une générosité à la mesure de leur art. Les publics du monde ont pu les apprécier régulièrement.
L’existence de ces bandes est évidemment un grand événement artistique par la dimension créative de ces artistes, mais aussi parce qu’un duo trompette-piano est relativement rare dans le jazz. Le dépouillement de la musique, sans autre instrument, permet d’apprécier la musicalité, le lyrisme des instrumentistes, et il n’est même pas question ici de parler de virtuosité ou de technique, mais uniquement du son exceptionnel de cet ensemble, de la chaleur de Roy Hargrove, à la trompette et au bugle, des torrents de perles délivrées par Mulgrew Miller, de leur imagination sans limite, de leur complicité au service de la seule beauté musicale. Le chant feutré de Roy Hargrove est entrelacé avec les compléments rythmiques et commentaires de Mulgrew Miller avec un naturel qui dissimule la complexité d’une telle harmonie. Mulgrew apporte dans son chorus en soliste un supplément d’âme, avant que le duo alterne des échanges qui dépassent, par leur profondeur, l’exercice de style caractéristique du jazz. «Invitation» est d’une splendeur sans équivalent. Si une musique peut être qualifiée de «soul», c’est bien celle-là, celle aussi de «Never Let Me Go»! Au-delà des styles et époques du jazz, cette musique est un de ces moments magiques qui condensent par leur intensité l’histoire du jazz, qui font réfléchir à la générosité que cette musique porte sur le plan humain, de l’élévation des sentiments, pour parvenir à une telle perfection expressive.
«Monk's Dream» est une des plus fabuleuses interprétations qui en a été donné depuis Thelonious Monk lui-même, sans aucun doute différente mais d’une telle imagination! Chacun des treize thèmes recèlent tant de beautés les plus diverses que la seule réalité qui s’impose est d’écouter et de réécouter. Inutile d’analyser ici, ce serait réducteur. Le jazz, le blues, le swing au service d’une expression si aérienne appelle une écoute attentive et répétée pour en approcher le cœur.
Dans cette production de qualité, il faut signaler un très copieux livret (68 pages), illustré de nombreuses photos (Jimmy Katz, John Rogers, John Abbott, Brian McMillen, entre autres), introduit avec chaleur et modestie par Zev Feldman –on ne peut que comprendre sa fierté, son excitation d’être un des acteurs de cette œuvre d’art. Après un texte descriptif de Ted Panken, Sonny Rollins, Ron Carter, Jon Batiste (qui se qualifie de musicien de jazz, ce qu’il est, exceptionnel quand il ne l’oublie pas), Karriem Riggins, Ambrose Akinmusire, Keyon Harrold, Chris Botti, Eddie Henderson, Robert Glasper, Victor Lewis, Sean Jones et, pour finir, Kenny Barron, George Cables apportent une contribution de fond car tous perçoivent le caractère particulier de cette production. Common, un rappeur du South Side de Chicago, qui a parfois travaillé avec Roy Hargrove, témoigne également. Chacun raconte sa rencontre avec le trompettiste et/ou le pianiste, et les textes ont été ainsi harmonisés, fourmillant d’informations, ressemblant à l’hommage des musiciens que Jazz Hot a réalisé pour Randy Weston en 2018, McCoy Tyner et Stanley Cowell en 2020. Ce genre de bon travail est rare, et mérite l’attention des amateurs de jazz, car l’information devient dynamique, se charge de sentiments, d’âme sur ce qu’est cette musique de jazz, l’événement le plus abouti en matière d’art musical depuis la nuit des temps, et parce que ces témoignages émanent directement des musiciens. Ron Carter note par exemple avec clairvoyance la filiation avec Clifford Brown, évidente, de l’expression musicale jusqu’au sourire éclatant, et cela nous rappelle l’une de nos rencontres avec Roy Hargrove dans les années 2000 où nous lui avions remis le numéro Spécial 2006 consacré à Clifford Brown à la fin du sound check. Roy, pressé de rentrer, s’était instantanément assis sur une chaise au milieu de la salle, et s’était plongé directement dans la discographie, oubliant tout, ponctuant d’exclamations sa lecture en commentant un album, un titre, rayonnant du bonheur simple de l’amateur qui connaît intimement cette musique, et le trompettiste se remémore en chantonnant tel thème, telle subtilité, sans jamais être blasé car une œuvre d’art est éternelle.
Kenny Barron, dont on connaît la proximité avec Mulgrew Miller, témoigne d’une émotion profonde, autant pour l’artiste que pour l’être humain. Les musiciens de jazz, dans leurs témoignages, ne séparent pas la dimension artistique et humaine car ils savent d’où ils viennent, et c’est ce qui est appréciable. Sonny Rollins qui introduit l’ensemble des contributions, après avoir, comme Ron Carter, établit le parallèle entre Clifford et Roy, élève Roy au rang de divinité indienne.
Bravo aux producteurs d’être encore capables en 2021, dans une époque de dictature planétaire et de peur-paralysie généralisées, de mobiliser autant d’énergie et de moyens pour donner un tel exemple de ce que le jazz, par une expression populaire et humaine, par le courage de sa communauté de naissance, par le soutien d’amateurs aussi passionnés que le sont Zev Feldman et Larry Crothier, est capable d’apporter d’harmonie(s), d’imagination créatrice, de liberté aux êtres humains du monde. On doit enfin remercier Roy Hargrove et Mulgrew Miller de leur don accessible à tous, comme ne manque pas de le faire Christian McBride, qui remarque que jouer avec ces deux artistes «ce n’est pas travailler», et qui conclut sobrement: «I’m grateful for these recordings», ce que nous partageons.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Ralph Peterson
Raise Up Off Me

Raise Up Off Me!, The Right to Live, Four Play, I Want to Be There for You, Bouncing With Bud, Blue Hughes, Tears I Can Not Hide, Naima's Love Song, Jodi, Fantasia Brazil, Shorties Portion, Raise Up Off Me Too!
Ralph Peterson (dm, perc), Zaccai Curtis (p), Luques Curtis (b), Eguie Castrillo (perc), Jazzmeia Horn (voc),
Enregistré les 7, 8, 9 décembre 2020, North Dartmouth, MA
Durée: 1h 18’ 25”
Onyx 0013 (www.ralphpetersonmusic.net


Un album indispensable, pas seulement pour la qualité musicale ou la conception et réalisation du projet dans son ensemble, mais également parce qu’il est le dernier de ce grand Messenger du jazz, qui nous a prématurément –il avait moins de 60 ans– quittés le 1er mars 2021, laissant derrière lui une œuvre construite, même si elle ne reste que partiellement accessible en Europe sur support traditionnel en disque pour des raisons de distribution. Signalons qu’il est possible d’en obtenir des versions numériques en ligne. Vous lirez dans l’hommage que nous lui rendons dans la rubrique Tears les éléments que nous avons réunis sur sa biographie, une discographie et une vidéographie qui vous donneront sans doute envie d’écouter ce disque et d’approfondir votre connaissance de ce musicien qui s’est battu avec ses arguments d’artistes contre la maladie, mais aussi et surtout contre les travers de la société, américaine mais pas seulement, apportant par son art une alternative de sensibilité et de pensée en tous points remarquable.
Raise Up Off Me
et le visuel du livret en disent beaucoup et clairement sur le message de cet homme, qui a pris très au sérieux son rôle de Messenger qu’il a conquis au côté d’Art Blakey dans les années 1980. Etre élu batteur aux côtés d’un des pères éternels de l’instrument ne peut être un hasard, et pas seulement pour des raisons instrumentales. Ralph Peterson a mis dans ce disque beaucoup de lui-même, sachant que son état de santé ne lui laissait plus beaucoup de temps. Il a vécu ainsi intensément depuis 2014 sachant que le temps était limité. Il a réuni deux de ses fidèles et prometteurs disciples, les frères Zaccai et Luques Curtis, et invité sur certains thèmes Jazzmeia Horn (1991), une jeune chanteuse qui s’inspire de Betty Carter entre autres, le pendant féminin d’Art Blakey pour toute une génération de musicien(ne)s de jazz. Jazzmeia a été lauréate de la Thelonious Monk Competition en 2015. Sur «Tears I Can Not Hide», et encore plus sur «Naima's Love Song», elle donne une idée précise de ses belles promesses, si elle ne se perd pas en si bon chemin…
Autre invité, le percussionniste virtuose, Eguie Castrillo, qui renoue, dans le langage de Ralph Peterson, avec cette belle tradition initiée en particulier par Art Blakey d’enrichir sa musique de nombreux percussionnistes et d’une couleur latine dans la seconde partie des années 1950 pour des albums inoubliables par leur drive, dimension revivifiée par Ralph et Eguie dans le magnifique «Blue Hughes» avec cet ostinato rythmique incandescent qui termine un thème d’une rare intensité, original mais pleinement dans l’esprit d’Art Blakey. Eguie Castrillo est aussi à l’aise sur des compositions comme «Naima's Love Song» de John Hicks, et avec le concours de Ralph Peterson, donne ce puissant soutien qui fait la beauté de cette musique. Signalons à propos de ce thème que si le livret ne mentionne pas de trompettiste, il y en a un, d’un excellent niveau, et que c’est peut-être Ralph Peterson lui-même, qui possède aussi ce talent, car l’enregistrement est effectué dans son studio Onyx Productions à North Darmouth, MA. Sur le plan rythmique, Luques Curtis complète à merveille le jeu foisonnant de Ralph Peterson, par une solide assise et de bons chorus («Jodi»). Signalons également le magnifique frère et pianiste, Zaccai Curtis, qui occupe une place importante dans cet enregistrement, aussi bien au piano acoustique qu’aux claviers électriques. Il est partout essentiel («I Want to Be There for You» de sa composition), et parfois très brillant comme sur «Shorties Portion» ou «Four Play» (un blues de James Williams) où, dans un style très enlevé post-tynérien, il allume l’incendie que Ralph Peterson vient attiser, bien secondé par Eguie Castrillo. Signalons pour information qu'un 13e titre enregistré pendant ces séances, «Please Do Somethin’», avec le concours de Jazzmeia Horn, n'est pas gravé sur ce CD pour des raisons de limite de durée du CD, mais qu'on peut le retrouver en ligne.
Il faut s’arrêter également sur le thème «Raise Up Off Me», qui ouvre longuement et conclut ce bel album, une improvisation collective organisée par cette formation qui communie vraiment au sens premier, comme pour un spiritual, même si dans la forme ce n’en est pas un au sens littéral-traditionnel, mais plutôt dans son adaptation coltranienne. Ralph Peterson y fait admirer son jeu luxuriant d’une musicalité extraordinaire, qui emprunte autant à Art Blakey par son drive, son impulsion, la souplesse de ses press rolls, qu’à Elvin Jones dans son art de remplir l’espace sans l’encombrer (jeu de cymbales), de tisser des atmosphères (balais sur la caisse claire). Le dernier opus de Ralph Peterson est à son image: plein de cette volonté de transmettre jusqu’au dernier moment à la jeune génération (qui l’entoure ici); exigeant jusqu’au dernier moment pour faire un ouvrage parfait; combatif dans la moindre note pour prolonger l’histoire de ce message que porte l’Afro-Amérique dans ses revendications d’égalité et de dignité («The Right to Live»); jazz dans la tradition par des évocations directes de Bud Powell, James Williams, John Hicks, ou indirectes de ses inspirateurs (Art Blakey, Elvin Jones…); libre comme le jazz pour créer une musique toujours nouvelle et intrigante, les pieds dans le blues; cohérent jusqu’à l’obsession comme l’était Mr. Ralph Peterson, Jr.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Brian Charette
Groovin' With Big G

Stella by Starlight, Body and Soul, On a Misty Night, Alligator Boogaloo, Maiden Voyage, Father and Son, Autumn Leaves, Never Let Me Go, Tenor Madness
Brian Charette (org), George Coleman (ts), Vic Juris (g), George Coleman, Jr. (dm)
Enregistré en décembre 2017, lieu non précisé
Durée: 1h 09’ 30’’
SteepleChase 31857 (Socadisc)

 

Brian Charette
Beyond Borderline

Yellow Car, Wish List, Chelsea Bridge, Girls, Good Tipper, Hungarian Bolero, Prelude to a Kiss, Silicone Doll, 5th of Rye, Aligned Arpeggio, Herman Enest III, Public Transportation
Brian Charette (org solo)

Enregistré en octobre 2018, lieu non précisé

Durée: 1h 02’ 31’’

SteepleChase 31880 (Socadisc)


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Brian Charette
Power From the Air

Fried Birds, Elephant Memory, Harlem Nocturne, Silver Lining, As if to Say, Power From the Air, Cherokee, Want, Frenzy, Low Tide
Brian Charette (org), Itai Kriss (fl), Mike DiRubbo (as), Kenny Brooks (ts), Karel Ruzicka (bcl), Brian Fishler (dm)

Enregistré en décembre 2019, lieu non précisé

Durée: 1h 11’ 55’’

SteepleChase 31911 (Socadisc)


Musicien solide et expérimenté, Brian Charette est l’un des nombreux représentants actuels de l’orgue Hammond, instrument dominé par la figure tutélaire de Jimmy Smith, dont il se démarque sans la rejeter. Né en 1972 à Meriden, CT, Brian Charette a été initié au piano par sa mère et a pris des leçons particulières jusqu’à ses 12 ans, surmontant des problèmes d’audition qui ont marqué son enfance. Après s’être essayé à la guitare, il revient au piano à 15 ans et intègre l’orchestre de jazz de son lycée ainsi que différents groupes et commence à se produire régulièrement. Il se lie alors avec un agent qui lui donne l’occasion d’accompagner Lou Donaldson, Houston Person, les Blues Brothers. Il a à peine 17 ans. Il entre cependant à l’université du Connecticut pour étudier le piano classique et suit également l’enseignement de Kenny Werner et du pianiste et pédagogue Charlie Banacos (1946-2009). Une fois diplômé, il part en tournée en Europe et séjourne quelques temps à Prague où il donne des cours. A 21 ans, il s’installe à New York et connaît une période de vaches maigres. C’est alors qu’il se met à l’orgue Hammond qui lui permet de trouver davantage d’engagements et de développer une carrière de sideman éclectique, souvent en dehors du jazz, ce qui l’amène à participer et à produire des projets dans le rock et le rap, délaissant même l’orgue vers 2000, alors qu’il commence à enregistrer en leader. Brian Charette finira par se recentrer sur le jazz et sur son instrument dans la seconde moitié de la décennie et grave un premier album pour SteepleChase en 2008, alimentant depuis sa discographie d’au moins un titre par an.
Ses trois dernières productions jazz datent respectivement de 2017, 2018 et 2019 (l’album Like the Sun, sorti chez Dim Mak en 2020 relevant de la musique électronique). Groovin’ With Big G rassemble autour de l’organiste une fameuse équipe, à commencer par le grand George Coleman, alias Big G, avec lequel Brian Charette collabore depuis 2011. A la batterie, son fils George Coleman, Jr. assure avec subtilité le soutien rythmique. Si sur le plan de la notoriété il est resté dans l’ombre de son père (sa mère, Gloria, bassiste, pianiste, organiste et chanteuse ayant aussi contribué à en faire un enfant de la balle), il n’en est pas moins un sideman très actif sur la scène de New York et auprès des plus grands: Ray Bryant, Benny Green, Charles Davis, Sonny Fortune, TK Blue, entre autres. Le dernier membre du quartet est le regretté Vic Juris (1953-2019), un autre fidèle de SteepleChase au jeu très coloré, notamment connu pour ses collaborations avec Richie Cole, Dave Liebman ou Phil Woods.

Sur cet album, presque exclusivement constitué de grandes compositions du jazz (choisies par l’organiste et le ténor), Brian Charette laisse s’exprimer longuement ses partenaires, pour des prises de parole successives, et en particulier George Coleman, Sr., auquel il fournit un bel habillage harmonique qui peut évoquer des univers forts différents: gospel sur son blues original, «Father and Son», post-bop sur «Maiden Voyage» (thème d’Herbie Hancock, tiré de son album éponyme auquel George Coleman avait participé en 1985 pour Blue Note) où une touche d’onirisme est donnée par Vic Juris. Car c’est bien le ténor de George Coleman qui domine l’enregistrement dès le premier titre (magnifique version de «Stella by Starlight» de Victor Young) où l’organiste donne aussi un solo très inventif. L’ensemble du disque est un régal du premier au dernier morceau, et d’une grande variété avec des moments plus groove («Alligator Boogaloo» de Lou Donaldson), plus swing («Tenor Madness» de Sonny Rollins) ou des ballades («Autumn Leaves» de Joseph Kosma).

A l’inverse, Beyond Borderline est un album solo sur lequel Brian Charette occupe donc tout l’espace. C’est le second du genre qu’il ait enregistré après Bordeline (SteepleChase, 2011). Il y déploie l’éventail des possibilités de son instrument, mais la démonstration trouve ses limites en raison d’un répertoire original (outre deux jolies reprises de Duke Ellington, «Chelsea Bridge» et «Prelude to a Kiss») assez inégal et pas toujours dans le domaine du jazz. On apprécie quand même la densité de la pulsation swing sur «Yellow Car» et un autre bon thème, «Herman Enest III».

Avec Power From the Air, Brian Charette revient à un album choral, davantage ancré dans le jazz tout en conservant une large part de compositions personnelles. On y retrouve l’excellent Mike DiRubbo à l’alto, déjà présent sur Music for Organ Sextette (SteepleChase, 2010) et qui a également déjà convié l’organiste sur ses propres projets, comme sur son Live at Smalls (SmallsLIVE, 2017). Les autres membres du sextet nous sont peu connus. Le flûtiste (également percussionniste) israélien Itai Kriss s’est installé à New York en 2002 où il a fréquenté les scènes jazz et salsa. En 2008, il participe au programme Betty Carter’s Jazz Ahead du Kennedy Center de Washington, DC, pour les jeunes interprètes et compositeurs, où il a l’occasion de travailler avec Curtis Fuller, Nathan Davis et Dr. Billy Taylor. Il se produit depuis sur la scène new-yorkaise principalement en compagnie de musiciens latino-américains, de jazzmen israéliens ou avec sa propre formation. Il est pour nous la révélation de ce disque. Originaire de Californie, le ténor Kenny Brooks a été formé par George Garzone et a débuté sa carrière au début des années 1990 avec des groupes mêlant hip-hop et jazz. Il a joué avec des musiciens de styles divers, dont Charlie Hunter (g). Le saxophoniste Karel Ruzicka, ici à la clarinette basse, est originaire de Prague où il a débuté sa carrière au début des années 1990. Remarqué par Roy Hargrove lors d’une jam au Smalls de New York en 1994, le trompettiste l’invite dans son quintet à l'occasion d’un concert à Prague en 1996. L’année suivante, Karel Ruzicka s’installe à New York dont il intègre la vie jazzique et s’est notamment produit à Jazz at Lincoln Center. En revanche, on ne dispose que de peu d'informations sur le batteur Brian Fishler, si ce n’est qu’il vient de San Francisco, CA. L’énergie du collectif est présente dès le premier titre, le très réussi «Fried Birds», où les quatre soufflants sont mis à l’honneur avec en fond le soutien harmonique du leader et le drive impeccable de Brian Fishler. Si les autres compositions de Brian Charette sont de bonne tenue, ce sont les deux reprises qui sortent du lot: sur «Harlem Nocturne» (Earle Hagen) le duo orgue/flûte fonctionne à merveille, avec un Brian Charette plus ancré dans le blues; il est tout en volubilité sur un «Cherokee» (Ray Noble), superbe de musicalité avec encore une fois une série de bons solos, notamment celui du virevoltant Itai Kriss, agrémenté d’une malicieuse citation de Pierre et le loup de Serge Prokofiev.
Brian Charette a tracé son propre chemin à l’orgue Hammond à la faveur d’une exposition précoce au jazz de culture et d’un éclectisme revendiqué, que ce soit le lien jamais rompu avec la musique classique ou les expérimentations électroniques. Cette versatilité, qui participe de sa richesse, est aussi la raison d’un éparpillement qu’on peut regretter car il excelle dans le domaine du jazz enraciné.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Sonny Rollins
Rollins in Holland: The 1967 Studio et Live Recordings, feat. Ruud Jacobs & Han Bennink

CD1: Blue Room, Four, Love Walked In, Tune Up, Sonnymoon For Two, Love Walked In, Three Little Words
CD2: They Can't Take That Away from Me/Sonnymoon for Two, On Green Dolphin Street/There Will Never Be Another You, Love Walked In, Four
Sonny Rollins (ts), Ruud Jacobs (b), Han Bennink (dm)
Enregistrés les 3 et 5 mai 1967, Arnhem, Hilversum et Loosdrecht, Pays-Bas
Durée: 1h 03’ 23”
+ 1h 06’ 44”
Resonance Records 2048 (resonancerecords.org)


L’indispensable vaut à nouveau pour la qualité de production de Zev Feldman, le chercheur de pépites, de cet inédit de Sonny Rollins avec Frank Jochemsen et David Weiss. Voici un double album pour restituer l’une des tournées de Sonny Rollins en Europe en 1967, au moment d’une éclipse du ténor à la recherche de lui-même et d’un déclin du jazz certain, submergé par le déferlement de la consommation de masse des musiques commerciales: de variétés, de rock ou pop (l’appellation de cette époque), comme le rappelle Aidan Levy, l’auteur du texte de présentation de ce livret plantureux de 100 pages! Bien illustré et comprenant une interview des deux sidemen néerlandais, le contrebassiste Ruud Jacobs et le batteur Han Bennink, retrouvé par Aidan Levy pour l’occasion (Ruud Jacobs est décédé depuis, le 18 juillet 2019, et cette production lui est dédicacée). Il y a pour finir une interview avec Sonny Rollins en personne, du haut de son presque siècle de jazz, par Zev Feldman, sur les circonstances de cet enregistrement, rappelant cette période d’absence du ténor qui n’enregistra aucun disque de 1966 (East Broadway Run Down, Impulse! avec Jimmy Garrison et Elvin Jones), jusqu’à Next Album, six années plus tard en 1972, chez Milestone avec George Cables (p), Bob Cranshaw (b) et Jack DeJohnette (dm) ou David Lee (dm) (cf. discographie dans Jazz Hot n°518).
Cela dit pour signaler qu’en 1967 et depuis 1958 (avec Oscar Pettiford et Max Roach ou avec Henry Grimes et Charles Wright), Sonny Rollins affectionne le trio sans piano qui laisse beaucoup de liberté à ses développements. Depuis 1965, en tournée européenne, il s’exprime le plus souvent en trio avec une rythmique entièrement ou partiellement européenne: Niels-Henning Ørsted Pedersen et Alan Dawson à Stockholm; Bibi Rovère et Art Taylor à Paris; ici, néerlandaise à Arnhem, Hilversum et Loosdrecht.
Comme Sonny Rollins le dit dans le livret, il a choisi deux bons instrumentistes européens pour cette opportunité qui lui a été offerte dans une période où il joue peu: Han Bennink, fils de percussionniste classique et lui-même virtuose, ici dans un registre quelque peu décalé par rapport à ce qui a fait le principal de sa carrière (la musique improvisée comme système plus que le jazz comme culture), car le blues n’est pas sa matière culturelle, remplit bien l’espace, parfois trop, «gratuitement» à notre goût («Love Walked In»), et Ruud Jacobs, un bon instrumentiste (1938-2019), fait sobrement ce qui lui a été demandé dans un cadre surtout au service de l’expression du leader. Ruud Jacobs est le frère de Pim Jacobs (p, 1934-1996), avec lequel il a formé un trio réputé en Hollande, et avec lequel il a joué près de quarante ans avec une complicité fusionnelle. Il a alterné une carrière de musicien, parfois éclectique (jusqu’à André Rieu) avec celle de producteur (CBS, Phonogram, Universal), et cela pendant plus de soixante ans.
Sonny Rollins a mis à profit cette période de crise dans le jazz pour se rendre en Inde, et explorer d’autres dimensions, philosophiques notamment. La musique de Sonny Rollins de ce temps met en place un concept musical propre à Sonny Rollins qui le suivra jusqu’à ses toutes récentes productions sur scène et sur disque: le monologue musical ad libitum et autobiographique sur un fond rythmique.
Sur ce disque, il y a en fait trois parties: la première en live à Arnhem, le 3 mai, la seconde en studio, pour la radio à Hilversum, le 5 mai, et la troisième en live, le même jour mais le soir au Go-Go Club de Loosdrecht. La musique de Sonny Rollins est faite de longs développements (parfois si longs qu’ils sont interrompus, comme ici, pour les besoins de l’édition en disque après 15’) conformes à ce qu’il jouait déjà dans ce temps et dont il s’est fait une spécialité jusqu’à ses plus récentes prestations, avec ce beau son profond et puissant si reconnaissable, ainsi que ses attaques, ses impulsions et ses traits de virtuosité, le tout toujours ancré dans le blues, dans une veine parkérienne par l’intensité en particulier, mais au ténor. Il semble guidé par une mémoire de tout ce qui l’a conduit à être Sonny Rollins, comme un grand collage de son répertoire, de ses traits stylistiques récurrents, dans lequel il se balade avec les commentaires que lui dicte son imagination sur le moment, une sorte d’écriture automatique ou de free jazz ancré sur l’histoire du jazz telle qu’il l’a traversée et écrite: une musique de mémoire au premier degré, avec des moments en soliste (sans accompagnement), une dimension qu’il apprécie entre toutes. Ce n’est pas une musique si facilement abordable a priori, mais le sens mélodique de Sonny Rollins, la beauté du son, le blues, la qualité de l’expression éclairent cette jungle musicale luxuriante pour la plupart des auditeurs.
Un inédit de Sonny Rollins, c’est toujours un cadeau!

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Art Blakey & The Jazz Messengers
Just Coolin'

Hipsippy Blues, Close Your Eyes, Jimerick, Quick Trick, M&M, Just Coolin'
Art Blakey (dm), Lee Morgan (tp), Hank Mobley (ts), Bobby Timmons (p), Jymie Merritt (b)

Enregistré le 8 mars 1959, Hackensack, NJ

Durée: 38’ 58”

Blue Note 00602508650222 (store-bluenote.fr/Universal)


Un grand classique, les Jazz Messengers d’Art Blakey, au sommet de leur art, qu’ils ne quitteront plus pendant les 30 années suivantes, car le batteur a su, malgré les aléas des temps, renouveler constamment les membres de cet orchestre mythique, sans hâte et sans jamais céder à aucun effet de mode, comme cela a été le cas pour les formations les plus légendaires du jazz: celles de Duke Ellington, Count Basie, Dizzy Gillespie, Charles Mingus, Wynton Marsalis plus près de nous. Cet orchestre, devenu avec le temps institution du jazz, en est alors à ses premiers temps, encore dans les années 1950, et déjà, il est composé de cinq musiciens d’exception, plus ou moins reconnus, de la grande histoire du jazz. On ne les présente plus, notamment Lee Morgan, le trompettiste virtuose, Bobby Timmons, le pianiste aux accents blues qui colora si particulièrement cette mouture des Jazz Messengers, du regretté Jymie Merritt disparu récemment, qui incarna, avec le leader, Lee Morgan et Bobby Timmons un des sons les plus caractéristiques, de Philadelphie, de ce quintet.

L’originalité de cet enregistrement vient de la présence d’un saxophoniste ténor Hank Mobley qui succéde alors à un autre citoyen de «Philly», le compositeur et directeur musical Benny Golson. A cette période, Benny dirige avec Art Farmer une autre fameuse formation, le Jazztet, où alternent d’autres musiciens de la cité, comme McCoy Tyner, Al Tootie Heath et le regretté Curtis Fuller venu, lui, de Detroit. Hank Mobley (1930-1986) n’est pas un remplaçant «de fortune» (il est l’auteur de 3 thèmes sur 5), mais un musicien, un artiste déjà confirmé qui a fait ses classes chez Max Roach (1953), accompagné brièvement l’orchestre de Duke Ellington, côtoyé Clifford Brown dans l’orchestre de Tadd Dameron, rejoint Dizzy Gillespie avant d’intégrer la première version des Messengers avec Horace Silver et Art Blakey (1954), et d’enregistrer avec Kenny Dorham (1955). C’est avec Horace Silver (1956) qu’il oriente ensuite sa trajectoire, puis avec Jackie McLean (1956, avec Elmo Hope et Mal Waldron)  avant de confirmer une carrière de leader commencée en 1955 avec justement Horace Silver et Art Blakey comme sidemen (Hank Mobley Quartet, Blue Note 5066). Il enregistre ainsi abondamment (une dizaine d’albums en moins de deux ans) pour Prestige (Hank Mobley’s Message), Savoy (Introducing Lee Morgan), souvent pour Blue Note (Hank Mobley Sextet With Donald Byrd & Lee Morgan, avec Paul Chambers, Charli Persip; Hank Mobley Quintet avec Art Farmer, Horace Silver, Art Blakey, Hank Mobley and his All Stars avec Milt Jackson et Art Blakey; Hank avec Donald Byrd, Bobby Timmons, Philly Joe Jones; Hank Mobley, avec Sonny Clark, Paul Chambers, Art Taylor), etc. Le jazz est alors une grande affaire philadelphienne, d’échanges, de solidarité et de réciprocité, d’émulation et d’excellence entre musiciens dont les labels indépendants –Blue Note, Prestige, Savoy, etc.– font leur bonheur et le nôtre rétrospectivement. Une époque véritablement épique sur le plan de la création musicale où le génie devient le pain du quotidien. Art Blakey a donc invité, non pas un remplaçant, mais un de ces titulaires éternels comme le sont ceux que nous avons cités, comme le sont Freddie Green pour Count Basie et Harry Carney, Johnny Hodges, etc., pour Duke, Earl Hines pour Louis Armstrong, Dannie Richmond pour Charles Mingus, entre de nombreux autres exemples. Parmi ces institutions consacrées par le temps, par le public et par les pairs, les Jazz Messengers d’Art Blakey ont leur place, et chacune des rééditions ou chacune des sessions inédites comme ici (la session est restée inédite jusqu’à 2020, cf. la grande discographie détaillée dans le Jazz Hot Spécial 2005 consacré à Art Blakey) restent des événements de première importance, au-delà du plaisir toujours présent d’écouter le message blues de Bobby Timmons, l’impulsion et le caractère explosif du jeu de batterie d’Art Blakey, la dynamique des arrangements, le brillant des solistes d’une front line d’exception, complice et virtuose («M&M», initiales de Morgan et Mobley) ou la puissance tranquille de Jymie Merritt. Art Blakey est un monument du jazz. Signalons que Zev Feldman est encore le producteur de cet inédit, à l’origine enregistrée dans le studio de Rudy Van Gelder, et remercions-le.
 

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Archie Shepp & Jason Moran
Let My People Go

Sometimes I Feel Like a Motherless Child, Isfahan, He Cares, Go Down Moses, Wise One, Lush Life, Round Midnight
Archie Shepp (ts, ss, voc), Jason Moran (p)

Enregistré les 12 septembre 2017, Paris et 9 novembre 2018, Mannheim (Allemagne)

Durée: 58’ 42”

ArchieBall 2101 (L’Autre Distribution)


La formule du duo est toujours magnifiquement explorée par Archie Shepp, et toujours avec des artistes exceptionnels comme Niels-Henning Ørsted Pedersen (Looking at Bird, SteepleChase), Max Roach (The Long March, Hat Hut), Richard Davis (Body and Soul, Enja). Dans le dialogue avec les pianistes, il y a également des rencontres d’une profondeur rare: on se souvient de celle, remarquable, avec Ibrahim Abdullah, alors appelé Dollar Brand (Duet, Denon), et surtout des chefs-d’œuvre absolus en duo avec le regretté Horace Parlan (Goin’ Home et Trouble in Mind, SteepleChase, Reunion, Bellaphon et First Set, 52
e Rue East). Ces rencontres se plaçaient à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Elles sont des sommets dans l’œuvre du ténor qui n’en est pas avare. Si du temps est passé depuis, cette rencontre avec Jason Moran se place dans cette tradition, avec un répertoire balisé pour Archie Shepp, dont certains des thèmes qu’il a le mieux honorés: deux traditionnels sans aucun doute en hommage à Horace Parlan décédé en 2017, où Archie chante de sa voix blues fragilisée et embellie par l’âge («Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Go Down Moses»), Duke Ellington, Billy Strayhorn, John Coltrane, Thelonious Monk. Il ne manque que Charlie Parker présent cependant dans la coda de «Round Midnight», en lieu et place de l’originale… et Archie Shepp lui-même, présent simplement par ce son à nul autre pareil. Jason Moran introduit son grain de sel avec une belle composition, bâtie comme un hymne, à la manière de Dollar Brand bien que le traitement soit original, «He Cares», jouée au soprano par Archie Shepp.
Archie Shepp apporte sa somptueuse sonorité au ténor et au soprano, tour à tour feutrée, stridente, déchirée et déchirante avec cette hyper-expressivité qui colore l’ensemble de son œuvre. Il atteint sur le «Wise One» de John Coltrane une dimension expressive digne en tous points de l’original, avec un Jason Moran à la hauteur de cette musique d’une rare intensité.
Jason Moran se fait en effet classique et essentiel pour rentrer avec respect mais aussi beaucoup de personnalité dans l’œuvre de son aîné. C’est –encore– l’un de ces grands pianistes du jazz qui devraient illuminer nos scènes du jazz en France en lieu et place de l’indigne et complaisante musique qui y était présentée la plupart du temps en cet été 2021.
Les deux dernières pièces sont enregistrées en live en 2018, en Allemagne, avec le beau «Lush Life» de Billy Strayhorn et le non moins émouvant «Round Midnight» de Thelonious Monk, joués au ténor par un artiste et avec une sonorité sans âge, magnifiquement mis en scène par les interventions étincelantes, les contrepoints ciselés et les chorus sobres de Jason Moran, à son meilleur par ce sens de l’essentiel, de la profondeur et de l’intensité (son jeu «grandes orgues» sur «Go Down Moses») qui conviennent à cette rencontre. Les duos d’Archie Shepp font partie de la légende enregistrée du jazz, et Jason Moran y prend, à son tour, une part digne de son art.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Christopher Hollyday & Telepathy
Dialogue

Dialogue, Text Tones, You Make Me Feel So Young, Kiss Me Right, On the Trail, Paid Time Off, Pau de Arara, Dedicated to You, Minor Pulsation
Christopher Hollyday (as), Gilbert Castellanos (tp), Joshua White (p), Rob Thorsen (b), Tyler Kreutel (dm)

Enregistré les 14-15 mai 2019, San Diego, CA

Durée: 44’ 36”

Jazzbeat Productions (christopherhollyday.com)


Nous annoncions ce disque dans la chronique du précédent de Christopher Hollyday, Telepathy (Jazz Hot 2019) du nom de ce quintet qu’il a constitué pour un come back dont nous vous tracions les grandes lignes, après des débuts remarqués dans le New York de la fin des années 1980 aux côtés des Cedar Walton, Ron Carter, David Williams, Billy Higgins, entre autres. Après ces débuts, il s’est quelque peu absenté pour se consacrer à l’étude puis à l’enseignement. Son œuvre enregistrée dans le jazz y a certainement perdu.
Toujours autoproduit (que sont devenus les producteurs du jazz?), ce disque est un peu plus long que le précédent, mais la quantité n’est pas un critère artistique. Cette musique est vraiment splendide, toujours dans l’esprit hard bop, une descendance parkérienne qui s’entend aussi bien dans la virtuosité («Dialogue», «Minor Pulsation») que dans le lyrisme de l’altiste et dans la puissance expressive qui se dégage du quintet («You Make Me Feel So Young», «Dedicated to You»), dans des formes parfois plus classiques comme sur ces titres ou plus contemporaines comme sur «Dialogue», «Text Tones», «Minor Pulsation» et toujours avec cette excellence qui font de ce disque une perfection musicale, avec un quintet de jazz parfaitement soudé autour d’un projet: Gilbert Castellanos (tp, 1972, Guadelaraja, Mexique), fils d’un chanteur et chef d’orchestre, apporte un contrepoint de qualité à Christopher Hollyday. Il a accompagné Tom Scott, Anthony Wilson, Charles McPherson, un voisin à San Diego, Willie Jones III, et il est membre du Clayton-Hamilton Jazz Orchestra. Sa route a aussi croisé celle de Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis, Horace Silver, Christian McBride, Lewis Nash, Les McCann, parmi beaucoup d’autres. Son jeu se rattache à la tradition de la trompette virtuose qui va de Clifford Brown à Freddie Hubbard en passant par Lee Morgan, le plus proche à nos oreilles sur ce disque.
La section rythmique est en tous points remarquable, très soudée car elle est aussi la base du trio de Joshua White avec Rob Thorsen et Tyler Kreutel de San Diego, même si Joshua White est habituellement moins jazz dans l’esprit pour ce qui est accessible en ligne de son œuvre (une lecture du répertoire du jazz au filtre de la musique contemporaine avec un phrasé jazz ou classique selon le moment). Ici, il s’exprime dans l’esprit du jazz de culture, hot, blues et swing.
Christopher Hollyday fait preuve dans ce disque de son habituelle énergie et d’un drive qui le rattache à la veine parkérienne, ce qui fait de San Diego un haut lieu du saxophone alto de cette tradition hot, avec deux grands représentants que sont Charles McPherson et Christopher Hollyday.

Il y a dans certains arrangements, un parfum de Jazz Messengers («Kiss Me Right», «Paid Time Off»), parfois de song book comme sur «You Make Me Feel So Young» qui fut interprétée par Frank Sinatra et Mel Tormé, Ella Fitzgerald et Michael Bublé plus près de nous (
Gilbert Castellanos est présent sur l’enregistrement dTo Be Loved de Michael Bublé). Le trompettiste est peut-être aussi impliqué dans le choix de «Pau de Arara», aux couleurs latines que Lalo Schifrin arrangea pour Dizzy Gillespie, où il nous gratifie d’un chorus étincelant, brillamment relayé par un Christopher Hollyday au diapason. Un autre grand moment de ce disque où l’ensemble atteint cet état de grâce qui tient d’une forme de transe collective (le nom du groupe, Telepathy, évoque cette dimension magique de l'échange dans le jazz) ou d’une maîtrise absolue, et sans doute des deux à la fois. «Dedicated to You», qui fut gravé par Ella Fitzgerald avec le quartet vocal des Mills Brothers, est un beau moment de lyrisme réservé au saxophoniste alto, qui transforme ce quintet en quartet, avant une conclusion exaltante sur «Minor Pulsation» qui comme les deux premiers thèmes est un vrai passage de virtuosité collective, de drive, d’expression, où l’on constate que l’héritage de Charlie Parker peut prendre une forme originale et contemporaine, sans perdre le message de l’intensité.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Ray Gallon
Make Your Move

Kitty Paws, Out of Whack, Craw Daddy, Harm's Way, Back to the Wall, I Don't Stand a Ghost of a Chance, That's the Question, Hanks a Lot, Yesterdays, Plus One, Make Your Move
Ray Gallon (p), David Wong (b), Kenny Washington (dm)

Enregistré à New York, date non précisée

Durée: 57’ 50”

Cellar Music 103120 (www.cellarlive.com)


Le pianiste Ray Gallon, natif de New York (1958), sera une découverte indispensable pour beaucoup d’amateurs de jazz de ce côté de l’Atlantique malgré une carrière bien remplie de plus de trente années aux côtés des musiciens de jazz parmi les plus réputés de l’histoire du jazz: Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Milt Jackson, Harry Sweets Edison, Ron Carter (qui introduit les notes de livret), George Adams, Charli Persip, TS Monk, Buster Williams, Willie Jones III, Marvin Smitty Smith, Billie Drummond, Joe Chambers, Art Farmer, Benny Golson, Peter Washington, Kenny Washington (qui l’accompagne sur le présent enregistrement) et beaucoup d’autres artistes de jazz de talent. La lecture de son «Curriculum Vitæ» sur son site (raygallon.com) est édifiante de l’intensité de son activité.
Autant dire qu’il œuvre plutôt au sein du jazz de culture, ce qui n’étonne pas quand on sait que parmi ses enseignants il a pu compter Hank Jones, John Lewis et Jaki Byard, Jimmy Rowles, Barry Harris, Steve Kuhn, autant de maîtres du jazz et du piano.
L’étonnement n’en est que plus grand de découvrir que c’est son premier enregistrement en leader à plus de 60 ans! Une originalité, particulièrement pour un adepte du piano, un instrument qui se prête pourtant plus qu’un autre à toutes les formules, du solo au big band. Et son CV, très détaillé, indique pourtant qu’il a œuvré sur scène dans toutes les configurations, en leader ou sideman, du solo au big band, celui par exemple de Lionel Hampton. Il s’en excuse presque dans le livret avec humilité, en commençant à mettre en valeur la dream team qui l’accompagne pour ce trio (David Wong et Kenny Washington), et à remercier la longue liste de ceux qui l’ont guidé et accompagné dans ce chemin de 30 ans. En tête figure Ron Carter dont il est très proche car Ray Gallon l’a accompagné dans ses formations.
Il remercie également la «NYC jazz-scene family»,  les clubs qui l’ont accueilli, les écoles qui lui ont fait confiance (un début d’explication peut-être quant à sa rareté discographique). Il a été enfin un accompagnateur régulier pour nombre de grandes voix du jazz: Dakota Stanton (1990-95), Gloria Lynne (1996-99), Nnenna Freelon (1999-2002), Sheila Jordan (1987-2021), Jon Hendricks ou épisodique (Nina Simone, Etta Jones, Joe Williams, Jimmy Scott, Miles Griffith, Chaka Khan, et beaucoup d’autres). Autant dire qu’il n’a pas chômé et a toujours gravité au cœur de l’excellence.
Le trio, comme on peut s’y attendre avec cette introduction, est magnifique de complicité et de musicalité, d’énergie et d’originalité, d’autant que ce pianiste, s’inscrit dans la filiation des pianistes de l’après-guerre Thelonious Monk, Elmo Hope, Bud Powell, Hank Jones, Erroll Garner, et réussit à atteindre cette intensité rare dans l’expression. Inutile de dire que Ray Gallon est un expert de son instrument, même si dans ce registre, cette qualité n’est que la base d’une expression marquée par le blues, le swing, l’imagination sans borne, la richesse harmonique et rythmique.
Kenny Washington est l’un des grands batteurs de l’histoire du jazz, le digne successeur de cette longue lignée de batteurs musiciens jusqu’au bout des baguettes: aucune démonstration, seulement la musique du premier au dernier battement, exceptionnel aux balais comme toujours, un digne enfant de Jo Jones. David Wong (1982) est devenu l’un des magnifiques contrebassistes de la scène new-yorkaise, et il a atteint cette excellence au contact des meilleurs pianistes de jazz (Kenny Barron, Benny Green…). Il fut le dernier bassiste d’Hank Jones, une expérience qui le rapproche de Ray Gallon; ses chorus,sa sonorité pleine et brillante, sont un véritable régal.
Dans ce premier disque d’une belle maturité et d’une complexité certaine («Kitty Paws»), Ray Gallon a composé 9 des 11 thèmes. Les 2 standards («I Don't Stand a Ghost of a Chance» et «Yesterdays») sont relus de manière originale malgré la multitude de versions précédentes: le premier avec le sens de l’essentiel, le second avec la référence introductive à l’immortelle version d’Art Tatum, y compris sur le plan harmonique, et un détournement rythmique vers un traitement «brésilien» sur le plan rythmique magnifiquement réalisé avec la complicité de Kenny Washington.

Les originaux sont passionnants du premier au dernier, avec un salut magnifique à Hank Jones («Hanks a Lot», «Back to the Wall»), une proximité avec Bud Powell (souvent, «Harm's Way », «That's the Question», «Plus One») et Thelonious Monk («Out of Whack», »Make Your Move»), les deux souvent mêlés, évoqués sans avoir besoin de reprendre l’un de leurs thèmes, car l’esprit est là, l’esprit du jazz bien entendu, intense, d’une richesse harmonique digne des devanciers, avec toujours ce qui fait le fond de cette musique de jazz: le drive, le blues («Craw Daddy», avec un chorus intéressant de David Wong), le swing au service de mélodies qui racontent des histoires et qui soulèvent de la chaise un/e amateur/trice de jazz digne de ce nom.

Si vous pensiez avoir tout découvert du piano jazz, détrompez vous! Il y a non seulement les jeunes ou encore jeunes musiciens comme Jeb Patton, Keith Brown, Aaron Diehl, Sullivan Fortner, Connie Han, Isaiah Thompson et quelques autres, non seulement les valeurs confirmées comme Kenny Barron, George Cables, Benny Green, Eric Reed, Marcus Roberts, Johnny O’Neal, Cyrus Chestnut, et beaucoup d’autres, non seulement les valeurs éternelles, innombrables qui nous ont quittés en laissant un héritage d’une infinie beauté auquel ce disque fait référence, mais encore ces pianistes qu’on découvre parfois autour du monde, au détour d’un chemin inattendu, comme Roberto Magris et Claus Raible parmi quelques autres, ou enfin comme Ray Gallon, un New-Yorkais trop discret, qui réussit, à plus de 60 ans, de magnifiques débuts discographiques dans l'une des belles traditions du jazz, celle du piano. Les proverbes ont parfois du sens, et s’il n’est jamais trop tard pour bien faire, on attend une suite avec impatience.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Bruce Harris
Soundview

Soundview, Satellite, Maybe It's Hazy, If You Were Mine*, Hank's Pranks, You're Lucky to Me, Ellington Suite, The Bird of Red and Gold*, Saucer Eyes
Bruce Harris (tp), Sullivan Fortner (p), David Wong (b), Aaron Kimmel (dm), Samara Joy McLendon (voc)*

Enregistré le 25 octobre 2020, Astoria, NY

Durée: 50’ 45”

Cellar Live 102520 (www.cellarlive.com)


Produit par Jeremy Pelt, un excellent trompettiste, avec la complicité de Cory Weeds, saxophoniste et ex-propriétaire du Cellar Jazz Club (2000-2014) à Vancouver au Canada, cet album sous le nom de Bruce Harris avait peu de chance de décevoir. La section rythmique avec Sullivan Fortner, David Wong et Aaron Kimmel renforce l’intuition. Ajoutons que sur deux thèmes figure la lauréate de la Sarah Vaughan Competition en 2019, Samara McLendon connue également sous le nom de Samara Joy, qui vient de publier son premier album personnel à 21 ans (en compagnie de Pasquale Grasso, g), et vous aurez le casting d’une formation très prometteuse.
Bruce Harris, le leader (1979, New York) a été l’un des membres du Lincoln Center Jazz Orchestra en 2016-2017, au moment où il publiait un premier album à 37 ans (Beginnings, chez Posi-tone, 2016, avec Dmitry Baevsky, Grant Stewart) que nous n’avons pas reçu et donc pas écouté. Il a étudié avec Jon Faddis, joué au sein du sextet de Winnard Harper, et a enregistré avec le Count Basie Orchestra, Aaron Diehl, Herlin Riley, entre autres. C’est donc un encore jeune trompettiste doté d’une expérience de très haut niveau, doué d’une belle sonorité («Ellington Suite»), et d’une virtuosité certaine («Hank's Pranks») qui confirme son parcours. Son aisance naturelle, très classique, est un plaisir d’autant que cette formation avec un Sullivan Fortner toujours aussi original lui apporte une complicité très appréciable pour faire de ce disque une réussite, bien entendu marquée par l’aîné, Wynton Marsalis, mais qui reste entièrement originale car tout est parfaitement maîtrisé («Ellington Suite»), imaginatif et que les musiciens ont chacun leur personnalité. On ne présente plus Sullivan Fortner (1986, New Orleans), auteur déjà d’un parcours impressionnant dans le jazz (Stefon Harris, Roy Hargrove, Donald Harrison, Cecil McLorin Salvant, Peter Bernstein), toujours aussi inventif dans ses interventions («Hank’s Pranks», «Ellington Suite»). On ne présente pas vraiment David Wong (1982, New York) très actif sur la scène de New York (Benny Green, Ray Gallon, Dan Nimmer), doté d’un beau son («Maybe It's Hazy»); Aaron Kimmel, né en 1990 à Hollidaysburg, PA, a étudié avec son père, Stephen, Joe Morello, Kenny Washington et Billy Drummond, avant de côtoyer le meilleur de la scène à New York (Ryan Kisor, Terell Stafford, Jon Faddis, Jimmy Heath, Mary Stallings, Mike LeDonne, Frank Wess). Aaron a appris de ses maîtres l’écoute, et il est une autre découverte de ce disque. Les interventions de chacun des musiciens sont en totale adéquation avec l’esprit d’excellence qui est à la base de ce disque. L’original qui introduit cet enregistrement en témoigne.

Les deux participations
de Samara Joy McLendon sont déjà remarquables de sûreté, et bien mises en valeur par les contrepoints parfaits de Sullivan Fortner, et la sonorité tour à tour éclatante («If You Were Mine») et feutrée de Bruce Harris («The Bird of Red and Gold») qui introduit et soutient à merveille la chanteuse. Le répertoire fait appel à des compositeurs du jazz, des classiques du bebop comme Gigi Gryce, Hank Mobley, Randy Weston, Barry Harris, et aussi du jazz des premiers temps avec Eubie Blake-Andy Razaf et le jeune Duke Ellington. Deux originaux, bien dans le ton, de Bruce Harris et un standard de Johnny Mercer et Matty Malneck complètent un enregistrement bien construit.Bruce Harris a certainement attendu plus que d’autres pour enregistrer, mais il apporte ici un bel opus, très abouti, et sa sonorité, sa précision, son côté brillant («Hank’s Pranks») sont un vrai plaisir pour les amateurs de trompette. Une belle découverte!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Wes Montgomery
The NDR Hamburg Studio Recordings

West Coast Blues, Four on Six, Last of the Wine, Here's That Rainy Day, Opening 2, Blue Grass, Blue Monk, The Leopard Walks, Twisted Blues, West Coast Blues (Encore)
Wes Montgomery (g), Hans Koller (as), Johnny Griffin (ts), Ronnie Scott (ts), Ronnie Ross (bar), Martial Solal (p), Michel Gaudry (b), Ronnie Stephenson (dm)
Enregistré le 30 avril 1965, Hambourg (RFA)
Durée: 58’ 39” + Blu-Ray 34’ 16” (répétition)
Jazzline Classics D 77078 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc) 


La guitare selon Wes Montgomery est un instrument à part… comme on peut le dire pour Django Reinhardt, car il lui donne une dimension orchestrale et que ses chorus sont d’une facture toujours extraordinaire sur le fond et la forme. Ici dans le contexte d’un all stars très international où l’on retrouve les très réputés Hans Koller (Vienne, 1921-2003), Johnny Griffin, Ronnie Scott, Martial Solal, Michel Gaudry qu’on ne présente pas, mais aussi Ronnie Ross, un bon saxophoniste baryton britannique (Calcutta, 1933-Londres, 1991), le lauréat annuel de l’instrument pour le référendum de la revue Melody Maker pendant de nombreuses années, et qui a côtoyé le meilleur du jazz: Clark Terry, Tubby Hayes et beaucoup d’autres. Il prend plusieurs brillants chorus dans ce disque. Le batteur Ronnie Stephenson (Sunderland, 1937-Dundee, 2002), comme Ronnie Ross, a accompagné le gotha du jazz de passage en Grande-Bretagne. Cela dit, les «Ronnie» britanniques sont des habitués, dans cette période, de la scène allemande et particulièrement du NDR Big Band alors appelé le «Studioband», le batteur en étant un des musiciens réguliers.
Ces projets avaient pour objet de réunir des musiciens d’horizons différents et d’organiser un atelier pour une répétition (le DVD est ici au format Blu-ray) afin de parvenir à une prestation en live radiodiffusée dont on retrouve l’enregistrement sur le CD. Wes Montgomery est venu de Londres où il se produisait dans le club de Ronnie Scott et, dans ce projet, les musiciens apportent leur contribution au niveau des compositions et des arrangements: il y a ainsi trois thèmes de Wes Montgomery, deux de Ronnie Ross, un de Martial Solal, un de Johnny Griffin, un standard arrangé par Wes, et le «Blue Monk» de Thelonious Monk arrangé par Johnny Griffin.Dans ce cadre qui pourrait être un piège car les musiciens ne se sont pas choisis, la magie du jazz, celle en particulier de cet artiste hors normes qu’est Wes Montgomery, réalise le miracle «habituel» et toujours étonnant de donner une heure de belle musique, pleine de swing, de ce blues que son pouce légendaire élève à un rare degré de sophistication, et le plus étonnant est que chacun des musiciens se fond sans état d’âme dans ce magnifique ensemble, chacun apportant son talent et sa personnalité à une réussite collective qui n’est pas évidente au premier rendez-vous. Le langage commun du jazz opère assez souvent ce genre de miracles entre musiciens d’horizons esthétiques différents, de générations éloignées, parfois de civilisations diverses, à la condition que tous respectent les fondements du jazz. Les musiciens, ici et à ce moment de leur parcours, relèvent de cette tradition internationale du jazz qui a perduré, avec un large consensus, jusqu’aux années 1960, avant l’apparition de la fusion et des musiques dites «improvisées» ou «actuelles», comme si ces qualificatifs pouvaient définir un art, une expression humaine. Cela dit, ce disque, de jazz, mérite le détour, et sans doute parce que la personnalité artistique de Wes Montgomery est de celles qui s'impose à tous, dans tous les contextes, comme celle de Django Reinhardt justement… 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Gregory Tardy
If Time Could Stand Still

A Great Cloud of Witnesses, Absolute Truth, Blind Guides, Everything Happens to Me, I Swing Because I'm Happy, If Time Could Stand Still, The Message in the Miracle, It Is Finished
Gregory Tardy (ts), Alex Norris (tp 2 & 7), Keith Brown (p), Alexander Claffy (b), Willie Jones III (dm)

Enregistré les 19-20 juin 2019, New York, NY

Durée: 50’ 07”

WJ3 31026 (wj3records.com)


Greg Tardy est né le 3 février 1966 à New Orleans. Né dans une famille dévouée à la musique classique, au chant lyrique, il a débuté à la clarinette (classique). Il a habité Milwaukee, dans le Wisconsin sur les bords du Lac Michigan, puis à St. Louis, dans le Missouri. Il opte progressivement pour le saxophone ténor pour lequel il est sollicité, et c’est par son frère aîné que se produit l’étincelle pour le jazz à travers l’écoute d’un enregistrement de «Monk’s Mood» (Thelonious Monk With John Coltrane, Jazzland). Il commence à se produire sur la scène de St. Louis, ce qui le conduit à retourner dans sa ville de naissance pour approfondir ses connaissances auprès du réputé Ellis Marsalis, côtoyant sur place dans les années 1980 une multitude de musiciens de talents comme Victor Goines, Nicholas Payton, les frères Marsalis (Delfeayo et Jason), Brian Blade, etc., et à se frotter à toutes les composantes de la musique néo-orléanaises (Neville Brothers, Allen Toussaint…). Cette riche expérience lui donne des ailes et, dès le début des années 1990, après un premier enregistrement personnel (Crazy Love, Dubat), il fait le bonheur de l’Elvin Jones Jazz Machine dans les années 1990, formation grâce à laquelle il s’installe à New York, côtoyant beaucoup de musiciens qui font le jazz de cette époque, dans un éventail de styles et d’époques assez large: Wynton Marsalis, James Moody, Betty Carter, Rashied Ali, Roy Hargrove, Jay McShann… En 1999, il intègre la formation d’Andrew Hill, pour lequel il enregistre plusieurs disques. Il côtoie et enregistre également avec d’autres saxophonistes comme Steve Coleman, Joe Lovano, Dewey Redman, Ravi Coltrane, Chris Potter, et trompettistes comme Tom Harrell, Dave Douglas, Brian Lynch (avec Eddie Palmieri), Marcus Printup, réutilisant avec certains la clarinette délaissée depuis l’adolescence.

C’est sur Impulse!, le label mythique de son inspirateur John Coltrane, qu’il enregistre en leader en 1998 Serendipity. Après The Hidden Light (JCurve, 2000) et Abundance (Palmetto, 2001), il entame à partir de 2005 une collaboration régulière avec SteepleChase pour une dizaine d’albums personnels (The Truth, 2005; Steps of Faith, 2006; He Knows My Name, 2007; The Strongest Love, 2010; Monuments, 2011; Standards & More, 2013; Hope, 2014; With Songs of Joy, 2015; Chasing After the Wind, 2016).
A partir de 2015, il devient enseignant à Knoxville pour l’Université du Tennessee. Peu après, il participe encore à un projet en duo avec Bill Frisell.
Le présent If Time Could Stand Still, enregistré sur l’excellent label WJ3, créé par le batteur Willie Jones III qui faisait la couverture de Jazz Hot n°669, semble être le dernier en date des enregistrements personnels de Gregory Tardy. Inutile de dire qu’avec la présence de Willie Jones III, la section rythmique est d’un niveau exceptionnel, le batteur faisant preuve de son habituelle musicalité, de son drive et de son sens des nuances. A leurs côtés, au piano, Keith Brown, le fils de Donald, est splendide, et le bassiste, Alexander Claffy est à l’unisson de ses deux partenaires. Sur deux pièces («Absolute Truth», un blues, et «The Message in the Miracle», très Jazz Messengers), le trompettiste virtuose et tout terrain Alex Norris (Betty Carter, Vanguard Jazz orchestra, Maria Schneider Band, Slide Hampton, Brad Mehldau, Jerry Gonzalez, Chico O’Farrill…), apporte plus de rondeur à la formation, dans l’esprit hard bop. «I Swing Because I'm Happy» est dans ce même registre, sans le trompette.

L’ensemble des compositions sont de Gregory Tardy, à l’exception du standard «Everything Happens to Me», une relecture classique où Gregory Tardy fait admirer un beau son grave qu’on n’entend pas toujours aussi profond sur ses propres compositions.
Sur «A Great Cloud of Witnesses», le saxophoniste est plus proche du son aigu de ténor à l’instar de sa première inspiration, John Coltrane. La musique modale est une des manières d’ailleurs de Gregory Tardy («It Is Finished»), qui en fait également le moteur de son «Blind Guides», autour de motifs arabisants explorés et déclinés avec la complicité de Keith Brown.Reste «If Time Could Stand Still», une mélodie qui ressemble à un hymne d’inspiration religieuse, une musique où le ténor joue dans l’aigu, une veine musicale qui trouve sa confirmation dans les derniers remerciements du livret et le titre de l’album. A ce propos, on relira avec profit l’interview de Greg Tardy dans Jazz Hot n°566, à la fois pour sa biographie et pour tous les aspects de sa personnalité qui expliquent sa musique et ce feeling religieux.
If Time Could Stand Still
est un album de jazz précis et sage comme semble l’être Gregory Tardy, sans prétention ostentatoire mais avec les éléments d’imagination, de swing, de blues, d’expression et l’assise de la tradition qui font le meilleur jazz.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Samara Joy
Samara Joy

Stardust, Everything Happens to Me, If You Never Fall in Love With Me, Let’s Dream in the Moonlight, It Only Happens One, Jim, (It’s Easy to See) The Trouble With Me Is You, If You’d Stay the Way I Dream About You, Lover Man (Oh Where Can You Be?), Only a Moment Ago, Moonglow, But Beautiful
Samara Joy (voc), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b), Kenny Washington (dm)

Enregistré les 20 et 21 octobre 2020, Mt. Vernon, NY

Durée: 47’ 01’’
Whirlwind Recordings 4776 (www.whirlwindrecordings.com/
Socadisc)

Samara Joy McLendon, née le 11 novembre 1999, est issue d’une famille du Bronx, NY, évoluant dans le monde du gospel: ses grands-parents paternels ont dirigé l’ensemble de Philadelphie, The Savettes, son père, compositeur, a accompagné le chanteur Andraé Crouch. Baignée dans une ambiance très musicale –on chante et on joue volontiers dans les réunions de famille–, elle commence, au collège, à participer à des comédies musicales. Son père, qui l’a immergée dans la musique religieuse et le rhythm & blues, la fait également monter sur scène avec lui. Mais c’est au lycée, au Fordham High School for the Arts, que Samara prend conscience de ce qu'est le jazz 
qu'elle pratique déjà au filtre de la culture afro-américaine. Parallèlement, elle a intégré la chorale de son église, la World Changers Church New York, sur Grand Concourse (la principale artère du Bronx), avec laquelle elle assure trois services par semaine pendant deux ans. Quand elle entreprend des études musicales universitaires (qu'elle a achevées en mai 2021) au Purchase College, non loin de chez elle, où elle a notamment pour professeurs Jon Faddis, Pasquale Grasso et Kenny Washington, elle n’est pas encore décidée à devenir une chanteuse de jazz. Le déclic viendra, dit-elle, à l’écoute de Sarah Vaughan et des enregistrements de Tadd Dameron avec Fats Navarro. Elle commence alors à partager la scène des clubs new-yorkais avec Barry Harris, Kirk Lightsey, Cyrus Chestnut ou encore Chris McBride. Et comme si son entrée en jazz était destinée à se faire sous l’égide de la grande Sassy, qu’elle peut rappeler à certains égards par son timbre, elle arrive en tête de la Sarah Vaughan International Jazz Vocal Competition fin 2019 (voir notre Hot News du 30/01/20).
Si les longs mois de confinement qui ont suivi n’ont pas été des plus propices pour développer sa carrière, Samara McLendon présente aujourd’hui, à 21 ans, un premier album sous son nom, qu’elle a d’ailleurs changé en Samara Joy. Elle y est excellemment accompagnée par ses anciens professeurs, en fait le trio habituel de Pasquale Grasso avec Kenny Washington et Ari Roland, dont on peut apprécier ici le jeu d’archet. S’attaquant à quelques-uns des beaux thèmes du jazz (remarquable version de «Lover Man»), Samara s’impose d’emblée comme une interprète de jazz prometteuse, d'une étonnante maturité artistique résultant d’un parcours enraciné depuis la plus petite enfance. D'où une expressivité profonde et pleine de nuances –ainsi qu'un sacré sens du swing, cf. «Everything Happens to Me» que ses accompagnateurs mettent en valeur avec une grande finesse, en particulier le subtil Pasquale Grasso (joli duo guitare-voix sur «But Beautiful»). Samara Joy livre ainsi un disque réussi sans fausse originalité et artifices. Elle renouvelle les saveurs par sa seule personnalité musicale. Il ne reste qu’à croiser les doigts pour que la jeune et talentueuse Samara Joy poursuive sa route sur le chemin du jazz de culture, à l’affut de nouvelles rencontres pour approfondir son art avec authenticité. 
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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The Doug MacDonald Quartet
Organisms

It’s You Or No One, Jazz for All Occasions, L&T, Nina Never Knew/Indian Summer, Sometime Ago, Poor Butterfly, Centerpiece, Too Late Now, Hortense, On the Alamo
Doug MacDonald (g), Carey Frank (org), Bob Sheppard (ts), Ben Scholz (dm)

Enregistré les 10 octobre et 11 décembre 2018, Burbank, CA

Durée: 50’ 20”

Dmac Music (
www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald & The Tarmac Ensemble
Live at Hangar 18: Jazz Marathon 4

CD1: San Fernando Blvd, Dreamsville, Lollipops and Roses, I Thought About You, With the Wind and the Rain in Her Hair, Maiden Voyage, Pennies From Heaven, Nobody Else But Me
CD2:
Strike Up the Band, LL, Something to Light Up My Life, Make Believe, Body and Soul, My Foolish Heart Where or When, Tune Up
Doug MacDonald (g), Charlie Shoemake (vib), Joe Bagg (p), Harvey Newmark (b, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kendall Kay (dm, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kim Richmond (as, fl), Ron Stout (tp), Ira Nepus (tb), Rickey Woodard (ts), John B. Williams (b), Roy McCurdy (dm)

Enregistré le 18 juillet 2019, Los Angeles, CA

Durée: 54’ 10” + 59’ 39”

Dmac Music 16 (www.dougmacdonald.net)

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The Coachella Valley Trio
Mid Century Modern

My Shining Hour, Lance or Lot, Cat City Samba, Tram Jam, What’s New, Give Me the Simple Life, Stranger in Paradise, I Hadn’t Anyone Till You, Woody ‘N You, Bossa Nueva, The Way You Look Tonight
Doug MacDonald (g), Larry Holloway (b), Tim Pleasant (dm), Big Black
(djembé, 3,6,7,8,9,10)

Enregistré à Palm Springs, CA, date non précisée

Durée: 42’ 05”

Dmac Music 17 (www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald
Toluca Lake Jazz

Flamingo, My Little Boat, Baubles Bangles and Beads, These Foolish Things, Toluca Lake Jazz, Is This It?, Desert Jazz, Village Blues, De-Ha, Easy Living, Pleasante Pleasant, If I Had You, New World
Doug MacDonald (g), Harvey Newmark (b)

Enregistré à Glendale, CA, date non précisée

Durée: 53’46’’

Dmac Music 18 (www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald
Live in Hawaii

My Shining Hour, Cat City Samba, Blues in the Closet, Star Eyes, Bossa Don, Lester Leaps In, Stranger in Paradise
Doug MacDonald (g), Noel Okimoto (vib), Dean Taba (b), Darryl Pellegrini (dm)

Enregistré le 9 novembre 2019, Honolulu, Hawaii

Durée: 59’ 12”

Dmac Music 19 (www.dougmacdonald.net)


Doug MacDonald est un merveilleux musicien de jazz au-delà de l’instrumentiste, comme le dit la formule, un musicien pour musicien précieux et rare. Il véhicule un profond respect pour un jazz de culture ancré dans un idiome post bop avec un goût prononcé pour la beauté esthétique qui a façonné le jeu de Kenny Burrell en single note bluesy, avec toujours un souci de développer de superbes lignes mélodiques. Mais c’est surtout du côté de Barney Kessel qu’il revendique son héritage par une connaissance approfondie du bop parkérien doublée d’une élégance et d’un sens raffiné du swing. On est ici dans une certaine forme d’orthodoxie bop par un musicien au parcours singulier et issu d’une belle tradition de la guitare jazz allant d’Herb Ellis à Joe Pass. Né le 10 septembre 1953 à Philadelphie, PA, il débute à Hawaï dans un style middle auprès du tromboniste Trummy Young, puis dans un jazz plus moderne avec le saxophoniste Gabe Balthazar, un ancien de chez Stan Kenton au parcours remarquable dans le jazz west coast des années 1950 et 1960. Il s’installe brièvement à Las Vegas, NV, jouant dans différents lieux, d’un club à une salle d’exposition avec le chanteur Joe Williams, le tromboniste Carl Fontana, le saxophoniste ténor Jack Montrose et le contrebassiste Carson Smith. A partir de 1984, il est une figure incontournable de la scène de Los Angeles, CA, faisant partie des formations de Bill Holman, Ray Anthony ainsi que du Clayton-Hamilton Jazz Orchestra. Il devient freelance en 1990 à New York, jouant avec Ray Brown, Hank Jones, Stan Getz, Bob Cooper, Jack Sheldon, Buddy Rich ou Ray Charles, avant de retourner sur la côte ouest où il réside et partage son temps entre l’enseignement, les enregistrements et les tournées.
Déjà à la tête d’une quinzaine d’albums sous son nom où il varie les formules avec brio, il excelle ici dans cinq contextes différents privilégiant une esthétique straight ahead qu’il pratique comme un second langage. Pour Organisms, il explore pour la troisième fois de sa discographie la formule du quartet avec orgue Hammond B3, saxophone ténor et batterie, évoquant les classiques de la période Blue Note des années 1960. Au-delà du leader et du formidable guitariste qu’il est, Doug MacDonald démontre des talents de compositeur et d’arrangeur entre originaux et standards. Il y a une synergie et une belle cohésion au sein de la formation. Sur Jazz For All Occasions, le guitariste alterne un jeu en single notes, en octaves et en accords dans la lignée de Wes Montgomery sur un tempo bossa. Carey Frank qui a été longtemps l’organiste de la formation de blues rock et soul Tedeschi Truck Band,mais aussi des saxophonistes Bob Mintzer et Eric Marienthal, propose un jeu sobre et gorgé de swing avec de longues phrases sinueuses du plus bel effet aux couleurs d’un jazz soul intemporel. «L&T»est le sommet du disque reflétant la personnalité et le jeu du leader dans sa diversité d’approche mêlant la virtuosité et l’aspect mélodique de Joe Pass au raffinement esthétique de Kessel dans l’art de ne jouer que les notes essentielles. Sa version en solo de Nina Never Knew/Indian Summer avec sa longue introduction est un régal de musicalité.
La présence de Bob Sheppard au saxophone ténor, que l’on a entendu dans les formations de Chick Corea, complète le quartet avec un jeu évoquant Joe Henderson dans sa sonorité au léger vibrato. «Centerpierce»,le blues signé Sweets Edison, permet au saxophoniste de célébrer le blues avec talent et au leader de le jouer avec feeling et swing dans l’esprit d’un Herb Ellis. Ben Scholz qui a déjà une longue carrière dans le blues avec Buddy Guy et Aaron Neville, mais aussi dans le jazz avec Roy Hargrove, complète la formation apportant un équilibre rythmique à la fois précis, souple et puissant, idéal dans ce contexte avec orgue Hammond.
Le second opus est un beau concert au Hangar 18, proche de l’aéroport international de Los Angeles, CA, en 2018 autour d’un projet avec The Tarmac Ensemble, sorte de all stars de musiciens vétérans de la west coast. Le trompettiste Ron Stout, né en en Californie en 1958 et ayant fait partie des meilleurs pupitres dont Woody Herman Big Band, The Clayton-Hamilton Jazz Orchestra mais aussi Al Cohn, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Pepper Adams, Bill Holman et la formation d’Horace Silver pendant près de trois ans, est particulièrement mis en valeur sur «Maiden Voyage» d’Herbie Hancock tel un prolongement du jeu de Miles dans sa sonorité voilée et sa virtuosité introvertie que l’on retrouve sur l’arrangement du standard de Jérôme Kern «Nobody Else But Me» sur les harmonies de «Tune Up». L’autre souffleur de la formation est Kim Richmond, un multi instrumentiste alternant à l’alto et à la flûte qui lui aussi a brillé longuement au sein des meilleurs big bands dont ceux de Bob Florence, Stan Kenton et Bill Holman, tout en poursuivant une carrière d’enseignant au département jazz de l’université de Californie du Sud. Il est particulièrement en verve d’emblée sur
«San Fernando Blvd» où il s’illustre avec une belle musicalité dans l’esprit d’un Herbie Mann à la flûte. Ce jazz laisse la place à un répertoire de standards et de thèmes de musiciens avec deux compositions du leader qui est l’auteur de beaux chorus dont une superbe version tout en accords et en solo de «I Thought About You». «Pennies From Heaven» dans un esprit très west coast met en exergue Ira Nepus au trombone toujours proche de la mélodie privilégiant le swing, une personnalité musicale de la scène de Los Angeles, CA, lui aussi spécialiste des pupitres derrière Woody Herman, Gerald Wilson, Quincy Jones, mais a également ayant collaboré avec quelques figures tutélaires du jazz traditionnel tels que Kid Ory, Barney Bigard, Rex Stewart, Johnny St. Cyr, Benny Carter, Lionel Hampton. Joe Bagg, un ancien élève de Kenny Barron menant une consistante carrière de sideman, complète la formation d’une grande sobriété dans ses interventions privilégiant l’écoute dans un jeu post bop ancré dans la tradition. On notera également la présence de Rickey Woodard au saxophone ténor qui lors de ses rares chorus, développe un jeu fluide avec un large vibrato issue de l’école de Gene Ammons. L’ensemble est mené de main de maître par l’ancien partenaire des frères Adderley et du fameux Jazztet d’Art Farmer, Roy McCurdy aux baguettes. Sa formidable solidité dans le tempo et sa qualité de frappe ne sont pas pour rien dans la réussite de ce concert aux couleurs de jam.
Mid Century Modern
, le troisième album, explore la formule classique du trio guitare-contrebasse-batterie, sous l’appellation The Coachella Valley Trio. Une formation née en 2016 au AJ’s On the Green, un club de Palm Springs, CA, qui joue tous les mercredis soirs et qui s’inspire de la beauté de leur demeure à Palm Springs, de son paisible climat et de son architecture rétro des années 1950. Une douceur de vivre et une décontraction que l’on retrouve dans la musique du trio. Un projet mettant à nu la personnalité musicale du guitariste avec le soutien Larry Holloway à la contrebasse et de Tim Pleasant, originaire de Minneapolis, à la batterie. Ce dernier est un ancien élève de Harold Jones qui a fait les beaux jours du big band de Count Basie. Après une longue parenthèse de 21 ans sur New York dès 1978 où il se produit avec les saxophonistes Warne Marsh et Charles McPherson, les pianistes Jaki Byard et Sal Mosca, il s’installe à Los Angeles, CA, pour y devenir une figure majeure de la scène jazz actuelle. Une forme de nonchalance et de décontraction naturelle gorgée de swing se fait ressentir au sein du trio qui explore quelques standards et compositions du leader. Le classique «My Shinning Hour» laisse éclater la sobriété des belles lignes mélodiques de Doug MacDonald, tout comme les effets bluesy et les singles notes du superbe thème original «Lance or Lot». L’apport de Big Black au djembé donne une couleur originale au trio sur des thèmes tels que la bossa «Cat City Samba» ou le «Woody ‘N You» de Dizzy Gillespie. Une véritable osmose rythmique caractérise cette remarquable formation d’une grande musicalité comme sur cette version boppisante sur le tempo rapide de «The Way You Look Tonight».

Pour le projet Toluca Lake Jazz, Doug McDonald choisit la formule intimiste du duo, toujours dans un esprit de simplicité et au service du jazz. Harvey Newmark est une vieille connaissance du guitariste avec qui il partage sa passion pour les belles mélodies et une certaine idée du jazz basé sur la tradition. Né à Hollywood, CA, il est sollicité à l’âge de 18 ans pour entrer dans la formation du clarinettiste Buddy DeFranco, mais il préfère terminer ses études. Musicien à la fois classique et jazz, il passe d’un univers à l’autre avec facilité et fait partie depuis 24 ans du Los Angeles Philhamonic et du Long Beach Symphony tout en étant le principal contrebassiste du Desert Symphony depuis près de deux décennies. Cela ne l’empêche pas de mener une véritable carrière de jazzman auprès de Buddy Rich, Bill Holman, Lew Tabackin, Toshiko Akiyoshi, Joe Henderson, Terence Blanchard, Pepper Adams, Milt Jackson, Terry Gibbs ou Cal Tjader. Ces deux musiciens ont en commun également le fait d’avoir accompagné des voix singulières du jazz telles qu’Anita O’Day, Carmen McRae, Sarah Vaughan et Rosemary Clooney, d’où ce goût pour les mélodies narratives. L’interaction entre les deux protagonistes s’installe d’emblée avec une excellente version de «Flamingo», puis «My Little Boat» sur des rythmes brésiliens entre samba et bossa. «Baubles, Bangles, and Beads» se donne des airs de valse avec une sonorité boisée et une façon de retenir la note à la Ron Carter du contrebassiste. Le leader dévoile dans ce contexte un peu plus de son univers et un réel talent de compositeur comme «Is This It?» basé sur les harmonies de «What Is Thing Called Love?», ou son affection pour le blues avec «Village Blues» de John Coltrane.

Dans le cinquième enregistrement, Live in Hawaii, effectué au Studio Atherton de la radio publique locale, en compagnie d’un bon vibraphoniste, Noel Okimoto, Doug confirme ce classicisme d’expression dans le registre d’un bebop qui swingue comme le jazz de toutes les époques. Dean Taba à la contrebasse est également un excellent musicien («Blues in the Closet», «Star Eyes»), et le guitariste toujours entre Wes Montgomery et Barney Kessel, laisse beaucoup de place à ses complices, sans renoncer à quelques évocations de guitare hawaiienne bienvenues dans son discours, sans aucun artifice, qui teintent son interprétation d’une couleur autochtone.
Il y a une cohérence artistique dans ces cinq albums d’une haute tenue musicale, qui font de Doug MacDonald un musicien à découvrir, ce qui est possible car sa production d’enregistrements est régulière et son site bien documenté (cf. dougmandonald.net).
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021

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Jim Snidero
Live at the Deer Head Inn

Now's The Time, Autumn Leaves, Ol' Man River, Bye Bye Blackbird, Idle Moments, Who Can I Turn To, My Old Flame, Yesterdays
Jim Snidero (as), Orrin Evans (p), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré les 31 octobre et 1
er novembre 2020, Deleware Water Gap, PA
Durée: 55’ 27”
Savant Records 2193 (www.jazzdepot.com/Socadisc) 


Le natif de Redwood City, en Californie, en 1958, Jim Snidero, a construit avec patience et constance une carrière très respectable de musicien de jazz depuis qu’il s’est installé à New York en 1981, après avoir étudié au College of Music de la North Texas University. Il est lui-même devenu un éducateur apprécié dans le domaine du jazz et de la musique contemporaine, à la New School de New York et dans plusieurs universités (Indiana, Princeton). S’il n’est pas une tête d’affiche, c’est un de ces musiciens sérieux et savant recherché aussi bien par les grands ensembles (Toshiko Akiyoshi’s Jazz Orchestra, Mingus Big Band) que par les formations plus réduites qui s’expriment dans l’idiome du bebop-hard bop, et parfois même dans un pupitre pour la variété (Frank Sinatra). Il a ainsi côtoyé Brother Jack McDuff, Brian Lynch, David Hazeltine, et récemment encore Mike LeDonne. C’est aussi un solide leader, un saxophoniste alto qui développe une esthétique (un beau son, une bonne articulation, un swing certain et une familiarité avec le blues) dans la continuité des saxophonistes post-parkériens à l’instar de Phil Woods et Cannonball Adderley, auxquels il a rendu hommage dans une discographie de qualité (25 disques environ en leader, enregistrements plus nombreux en sideman). C’est donc le type de musiciens, fréquents en jazz, dont on ne peut pas être déçu car il élabore en conscience une œuvre sans complaisance, dans l’esprit du jazz. Il poursuit depuis 2007 une fructueuse collaboration avec le label Savant (une dizaine d’albums) qui confirment un artiste sûr de ses choix, constant dans son esthétique, ce qui est une de ses qualités à la base de sa personnalité.
Dans cet opus, un liveenregistré au Deer Head Inn de Delaware Water Gap, PA, en fin d’année 2020, le choix du répertoire est à nouveau excellent, sans surprise mais ce n’est pas ce qu’on attend, avec de beaux thèmes, des standards pour la plupart comme «Autumn Leaves», «My Old Flame» et «Yesterdays», des compositions du jazz comme «Now’s Time» de Charlie Parker, «Idle Moments» de Duke Pearson immortalisé par Grant Green, et même un traditionnel «Ol’ Man River», en référence à ce que le pays vit (Black Lives Matter). Jim Snidero est brillamment entouré d’une section rythmique de luxe, avec un Orrin Evans, parfait et délicat, et les indispensables Peter Washington et Joe Farnsworth, trois éléments totalement maîtres de cette esthétique, et qui apportent au leader le cadre idéal pour développer son lyrisme, un son pulsé un peu étroit, une aisance réelle. Il a bien sûr «tiré» les standards vers l’esprit de la musique qu’il honore, le bebop. S’il n’est pas un musicien explosif, tout ce qu’il fait est parfaitement fait, et ce disque est un réel plaisir.
La seule faute de goût est, selon nous, cette photo posée des musiciens masqués. La peur ainsi affichée des artistes en 2021 –et pas que par ces quatre– n’entre pas en résonance avec l’attitude de leurs aînés, quand on songe au courage des musiciens qu’ils sont censés honorer et prolonger, Charlie Parker le premier. Dans l’histoire du jazz, il y a eu des obstacles autrement hauts et violents qu’un virus, et le jazz ne s'est jamais arrêté pour cela. Le jazz, musique d’échanges et de liberté, est incompatible avec un masque complaisamment ou peureusement affiché. Il aurait été dans l’esprit du jazz d’ignorer le masque (ou tout au moins de le faire disparaître quand c’est possible), de laisser ce virus à sa place, et d’accompagner, d’évoquer les trop nombreux aînés qui ont été abandonnés, sont décédés dans l’isolement, dans l’indifférence et l’absence d’hommages et le manque du jazz pour leurs derniers moments.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dave Liebman/The Generations Quartet
Invitation

Maiden Voyage, Bye Bye Blackbird, Invitation, My Foolish Heart, Village Blues, Yesterdays, Speak Low, Summertime, You and the Night and the Music
Dave Liebman (ts, ss), Billy Test (p), Evan Gregor (b), Ian Froman (dm)
Enregistré les 14-15 août 2018, Saylorsburg, PA et Delaware Water Gap, PA
Durée: 1h 13’ 32”
ARMJA 2020 (https://evangregor.com/generations-quartet


Disque très sympathique, qui réunit un trio de plusieurs générations (Ian Froman: années 1960, Billy Test: 1989, Evan Gregor: années 1990)  autour d’un ancien, le très réputé Dave Liebman (1946) qui les a parfois encadrés en tant qu’enseignant. Au programme de ce Generations Quartet: les standards et de célèbres compositions du jazz. La lecture des titres ci-dessus ne laisse planer aucun doute; ils sont parmi les plus célèbres, parmi les plus beaux, et ont jalonné l’histoire du jazz depuis les années 1920 avec des milliers d’interprétations. Le Song Book est en force avec des compositions de George et Ira Gershwin, Bronislau Kaper et Paul Francis, Victor Young, Otto Harbach et Jerome Kern, Arthur Schwartz et Howard Dietz, Ray Henderson et Mort Dixon. Deux compositions du jazz, une d’Herbie Hancock, l’autre de John Coltrane, et elles sont révélatrices de la musique de ce quartet qui se rattache à l’esprit post-coltranien dans la manière.
Dave Liebman, surtout au soprano en dehors de «Speak Low», «Summertime» et «You and the Night and the Music» au ténor, fait admirer sa belle sonorité qui se rattache par son côté vibré au Sonny Rollins des années 1970 («Maiden Voyage») pour le soprano ou davantage à Coltrane sur «Village Blues». Sur le ténor, il est franchement dans l’esprit de Coltrane sur «Summertime», malheureusement écourté. C’est un vrai régal d’entendre Dave Liebman, avec un vrai classicisme, mettre en avant ses qualités de son, de drive et d’expression dans ce registre des standards, sans retenue, dans un style direct, sans maniérisme ou esprit de système, comme sur «You and the Night and the Music », enregistré en live le 15 août… Il devient alors un grand classique du jazz et entraîne ses excellents compagnons dans une dimension qui offre une belle conclusion à cet excellent disque. Lui-même avoue que jouer cette musique de cette manière, c’est comme «retourner à la maison».
Billy Test, dans un style tynérien (main gauche), apporte beaucoup («Speak Low») et Ian Froman, le plus ancien de la section rythmique, tresse avec puissance la nappe sonore dont cette musique a besoin. Le cadet, Evan Gregor ne s’en laisse pas compter et participe à ce qui a été une fête, n’en doutons pas. Le jazz, et pas seulement celui «de la maison» est une musique expressive, et a besoin de ces dimensions de transe, d’intériorisation, d'échange et de ce côté direct qui traversent cet enregistrement autant pour libérer les artistes que véritablement communier avec le public, par le corps tout entier et pas seulement par l’intellect dans le cadre d'un entre-soi des musiciens
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Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Jimmy Gourley
The Cool Guitar of Jimmy Gourley: Quartet & Trio Sessions 1953-1961

You're a Lucky Guy, You Stepped Out of a Dream, It's De-Lovely, Not Really the Blues, My Heart Belongs to Daddy, Changing My Tune, I Love You, Who Cares?, Almost Like Being in Love, Bag's Groove, Buddy Banks Blues, Love You, Line for Lyons, A Night in Tunisia, Yesterdays, You Go to My Head, How Long Has This Been Going On?, Clarisse Blues, For Heaven's Sake, Three Little Words
Jimmy Gourley (g) avec:

(1-8) Henri Renaud Trio (p), Pierre Michelot (b), Jean-Louis Viale (dm), Paris, 5 octobre 1953

(9-16) Buddy Banks (b) Trio & Quartet: Bob Dorough (p), Roy Haynes (dm), Paris, 28 octobre 1954

(17-18) Jimmy Gourley Quartet, Henri Renaud (p), Jean-Marie Ingrand (b), Daniel Humair, (dm), Paris, janvier 1961

(19-20) Jimmy Gourley Quartet, Krzysztof Komeda (p), Adam Skorupka (b), Adam Jedrzejowski (dm), Varsovie, 30 octobre 1961

Durée: 1h 15’ 02”

Fresh Sound 1101 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Tiré d’un disque d’Henri Renaud et son trio (Vogue), du Jazz de Chambre de Buddy Banks (Club Français du Disque), d’une émission de télévision, et d’un album du Jazz Jamboree enregistré en Pologne, voici une vingtaine d’interprétations enregistrées de 1953 à 1961, qui nous remémorent l’excellent Jimmy Gourley (1926-2008), ce Parisien adoptif venu de Chicago avec sa guitare pour vivre l’aventure du jazz à Paris dans ces années 1950, rétrospectivement un âge d’or du jazz de la Capitale car l’atmosphère est encore à une fièvre enthousiaste autour du jazz, même s’il est difficile d’en vivre. Une saine émulation entre acteurs locaux, américains, belges et européens en général, est à l’origine d’une musique bebop enracinée qui ne se pose encore aucune question sur la nécessité pour le jazz du swing, du blues et de l’expression, avec de solides références, qu’elle datent de la génération d’avant-guerre ou de celle du bebop. Pas de subvention, mais une création d’un excellent niveau, libre des modes, collant à l’évolution naturelle du jazz, même si la critique de jazz a commencé à déraper.

Le producteur Jordi Pujol de Fresh Sound poursuit son exploration de la scène française (et pas seulement), toujours avec un souci d’originalité, comme la restitution ici de disques rares et de quelques thèmes enregistrés pour une télévision ou en Pologne en 1961.

Jimmy Gourley confirme le beau guitariste qu’il est dans ce courant fondateur sur son instrument, et digne pendant, sur la scène européenne, avec René Thomas également, de ce qui se fait de mieux sur la scène américaine. Son style, où le blues est bien présent, coule, très clair, en single notes parfaitement détachées et articulées, avec une couleur du swing propre à ce temps, et dans ces versions en petites formations (trio, quartet), il fait preuve d’une parfaite maîtrise, de dextérité et surtout de musicalité au service des belles mélodies, standards le plus souvent, quelques compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Milt Jackson, Gerry Mulligan) et un original.

Parmi ses compagnons, on trouve aussi bien Henri Renaud, Pierre Michelot, Jean-Marie Ingrand que Bob Dorough, Buddy Banks, Roy Haynes, et pour la Pologne Krzystof Komeda, c’est-à-dire le haut niveau international. Dans cette période où les artistes élargissent le langage du jazz, on a ici réuni parmi le meilleur de ce temps autour d’une personnalité de la guitare en plein développement qui a toujours conservé, en authentique jazz lover, une intégrité certaine, artistiquement comme humainement: Jimmy Gourley!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Ira B. Liss Big Band Jazz Machine
Mazel Tov Kocktail!

Gimme That°, High Wire**, Keys to the City, Love You Madly**, Bass: The Final Frontier°°°, You’d Better Love Me While You May*, Mazel Tov Kocktail°°, I Wish You Love*, Springtime, Joy Spring**, West Wings, Where or When*
Ira B. Liss (dir), Janet Hammer*, Carly Ines (voc**, tb), reste de l’orchestre détaillé dans le livret + guests: Andrew Neu (ts)°, Mike Vax (tp)°, Dan Radlauer (acc)°°, Nathan East (eb)°°° 

Enregistré en 2020, San Diego, CA

Durée: 1h 04’ 38’’

Tall Man Productions (www.bigbandjazzmachine.com)


Le Big Band Jazz Machine est l’aventure d’une vie, celle de son leader, le saxophoniste Ira B. Liss. Originaire de San Diego, CA, il a, comme beaucoup, commencé par jouer dans l’orchestre de son lycée où son professeur l’a fait passer de l’alto au baryton en raison de sa taille (plus de 2 mètres!). Après avoir étudié la musique à l’université, Ira B. Liss a travaillé dans différentes formations, notamment celles de Barney Kessel, Louie Bellson et Thad Jones. Mais c’est la direction d’orchestre qui l’anime, et il crée en 1979 son Big Band Jazz Machine avec un groupe d’étudiants. Formé exclusivement d’amateurs, le big band passe un premier été à répéter dans un lycée avant de commencer à se produire en public. Avec le temps, il est rejoint par des musiciens plus âgés et plus expérimentés qui professionnalisent progressivement son fonctionnement. En 1994, alors que le Big Band Jazz Machine est bien installé sur la scène jazz du sud de la Californie et qu’Ira B. Liss a lâché son pupitre pour se concentrer sur la direction musicale, un premier disque, First Impressions, est enregistré. Quatre autres suivront jusqu’à Tasty Tunes (2017), qui compte Bob Mintzer en invité.

Mazel Tov Kocktail!
est le sixième enregistrement du Big Band Jazz Machine, réalisé à l’occasion de ses 40 ans, un bel anniversaire, car on imagine ce qu’il faut d’énergie et de détermination pour faire vivre un tel ensemble pendant plusieurs décennies. Plusieurs invités et six arrangeurs différents contribuent à un album coloré et varié qui évoque aussi bien la tradition du big band que des formes plus «modernes», dont l’électrique «Bass: The Final Frontier» signé de Dan Radlauer, un multi-instrumentiste compositeur pour la publicité et la télévision, où l’on entend le bassiste invité Nathan East. En outre, le titre donnant son nom au disque, «Mazel Tov Kocktail» (du même auteur) évoque la musique klezmer dont Ira B. Liss explique la présence par sa dimension festive, de circonstance. Le thème mêle ainsi habilement le klezmer –par les interventions de l’accordéon (Dan Radlauer) et de la clarinette (April Leslie)– et le swing, assuré par l’orchestre. Une troisième composition de Dan Radlauer, «Keys to the City», dans l’esprit des années 1970-1980, met en avant le pianiste Steve Sibley et le saxophoniste Greg Armstrong, ici à la flûte. C’est aussi un original qui ouvre le disque, «Gimme That» du saxophoniste Andrew Neu invité justement sur ce titre. Le ténor, sideman expérimenté dans le jazz comme dans la pop, est aussi un chef d’orchestre et un compositeur qui aime les arrangements brillants à la Quincy Jones, de quoi inaugurer la fête d’anniversaire avec guirlandes et lampions. Deux chanteuses interviennent également sur le disque: Janet Hammer et Carly Ines (également tromboniste) qui se distingue sur un «High Wire» (Chick Corea) très enlevé et une jolie version de «Love You Madly» (Duke Ellington).
Entre interprétations convaincantes du répertoire jazz et originaux ne manquant pas d’intérêt, le Big Band Jazz Machine s’offre un disque-anniversaire qui couronne avec un enthousiasme rafraîchissant ses quatre décennies d’activité. A l’heure de l’épidémie généralisée d’enfermements et de contrôles hystériques, on rêve de faire le voyage à San Diego, pour profiter des good vibes d’Ira B. Liss et de ses complices.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

Leon Lee Dorsey
Thank You Mr. Mabern

Rakin' and Scrapin', Simone, Bye Bye Blackbird, Watermelon Man, Summertime, I'm Walkin, Softly as in a Morning Sunrise, Misty, Moment’s Notice
Leon Lee Dorsey (b), Harold Mabern (p), Mike Clark (dm)

Enregistré le 2 juillet 2019, New York, NY

Durée: 52’ 10”

JazzAvenue Records 1 (www.leonleedorsey.com)


Ce pourrait être sous le nom du regretté Harold Mabern, car c’est un trio dont il est le personnage central, et c’est aussi le dernier enregistrement connu à ce jour du grand pianiste originaire de Memphis, TN. Mais c’est aussi bien que ce soit Leon Lee Dorsey, le bassiste, à l’origine de la rencontre, qui rende un hommage sans calcul à ce pianiste qui continue de manquer, car il était un personnage omniprésent de la scène du jazz, non pour des raisons médiatiques, mais parce qu’il développait une intense activité auprès de ses aînés, de ses contemporains comme des plus jeunes. Le répertoire, des standards mais aussi une majorité de compositions du jazz, conviennent parfaitement au trio et au pianiste. Harold Mabern, l’invité de marque, n’écrase pas de sa présence le trio, signe de l’élégance et de la délicatesse de cette personnalité. Il accompagne les chorus du leader sans sourciller, apporte son talent, la puissance de son blues, sans se formaliser de la trop grande présence du batteur, un défaut qu’on pourrait partiellement améliorer à la console de mixage. Au total, c’est un disque sympathique, avec quelques défauts, mais c'est aussi un privilège d’écouter le messenger Harold Mabern faire quelques garnérismes sur «Misty» et nous gratifier d’un bon «Moment’s Notice», de comprendre la dimension humaine, la modestie, le sens de la pédagogie qui le poussent à accompagner encore, après un parcours des plus brillants, des musiciens moins confirmés avec disponibilité et son grand sourire bienveillant. Jazz de la tête aux pieds, jusqu’à la dernière seconde.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Snorre Kirk Quartet With Stephen Riley
Going Up

Right on Time°, Streamline°, Going Up°, Dive*, Bright and Early°, Highway Scene°, Call to Prayer°, Blues Arabesque°, The Grind°
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley (ts)°, Jan Harbeck (ts)*, Magnus Hjorth (p), Anders Fjeldsted (b)

Enregistré en mars et juin 2020, Copenhague (Danemark)

Durée: 34’ 10”

Stunt Records 21032 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)


Petit par sa durée réduite (34’), c’est un bon disque de Snorre Kirk, mais pas le plus intéressant. Régulièrement chroniqué dans nos colonnes, il exploite habituellement, en petite formation, la veine dans laquelle il a puisé sa musique et dont s’inspire ses compositions, celle de Duke Ellington, parfois aidé en cela par la verve à la Paul Gonsalves de Jan Harbeck (ts), même si, ici, beaucoup des pièces, composées entièrement par Snorre Kirk, des blues («Streamline», «Goin’ Up», «Bright and Early», «Highway Scene», «Blues Arabesque», «The Grind») à l’exception de «Dive» sur un rythme caribéen, font davantage référence à Count Basie.

Dans ce disque, il a invité Stephen Riley, un ténor américain, un son à la Ben Webster, le génie en moins, et qui utilise le son feutré du modèle un peu comme une recette. On préfère l’inventif Jan Harbeck, présent sur un seul thème («Dive»), qui parvient à se détacher de son inspiration (Paul Gonsalves), en gardant l’esprit, pour élaborer une manière bien à lui avec beaucoup de maestria et un petit grain de folie.
Magnus Hjorth se plie un peu mécaniquement à l’exercice de style dans un jeu plus sautillant qu’à la manière de Basie, une sorte d’épure superficielle («Right on Time», «Streamline»). Le bassiste fait bien ce qu’il a à faire, et Snorre Kirk, est moins passionnant dans son jeu comme dans ses compositions que sur d’autres albums déjà chroniqués. A propos des compositions, malgré son talent indéniable en la matière constaté dans d’autres productions, il faut aussi parfois, nonobstant les droits d’auteurs, reprendre le répertoire original, blues compris, pour apporter à ce type de musique l’ampleur qu’elle possède et garder la mémoire du pourquoi cette musique. 
Cela dit, enregistré dans un contexte d'enfermement (mars et juin 2020), il paraît plus juste de relativiser le moindre intérêt de cet enregistrement. Le contexte actuel de dictature sanitaire/hygiéniste n'est pas favorable à une musique populaire, née par conséquent dans la rue.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Roberto Magris
Suite!

CD1: In the Wake of Poseidon°, Sunset Breeze, A Message for a World to Come°, Too Young to Go Steady, Suite!, Circles of Existence°, CD2: (End of a) Summertime*, Perfect Peace°, (You’re my Everything) Yes I Am!, Love Creation*, One With the Sun, Never Let Me Go*, Chicago Nights, The Island of Nowhere°, Imagine*
Roberto Magris (p, ep), Eric Jacobson (tp), Mark Colby (ts), Eric Hochberg (b), Greg Artry (dm), PJ Aubree Collins (récitante)°

Enregistré le 1er novembre 2018, Chicago, IL et le 8 décembre 2018, Miami, FL*

Durée: 1h 02’ 23’’ + 50’ 10’’

JMood Records 018 (https://jmoodrecords.com)


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The MUH Trio
A Step Into Light

A Step Into Light, The Meaning of the Blues, What Is This Thing Called Love, Waltz for Sunny,
Continued Light, Italy, Giulio, Lush Life, Our Blues, Bosa Cosa,
Here We Are

Roberto Magris (p), Frantisek Uhlir (b), Jaromir Helesic (dm)

Enregistré le 22 octobre 2019, Svárov (Tchéquie)

Durée: 1h 13’ 17’’

JMood Records 020 (https://jmoodrecords.com)



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 Roberto Magris & Eric Hochberg
Shuffling Ivories

Shuffling Ivories, I’ve Found a New Baby, Clef Club Jump, Memories of You, The Time of This World Is at Hand, Quiet Dawn, La Verne, Anysha, Italy, The Chevy Chase, La Verne Take 2
Roberto Magris (p), Eric Hochberg (b)
Enregistré le 7 novembre 2019, Chicago, IL

Durée: 1h 07’ 16’’

JMood Records 021 (https://jmoodrecords.com)


Vous pouvez lire dans Jazz Hot, en ce début d’été 2021, la longue interview de Roberto Magris, laquelle permet de retracer son parcours aussi riche qu’original. C’est l’occasion aussi de s’attarder sur ses trois derniers enregistrements, effectués avant le désastre sanitaire et liberticide mondial, alors qu’il était encore possible à un musicien comme Roberto Magris de parcourir la planète, tantôt pour participer à un festival en Allemagne ou en Hongrie, tantôt pour réaliser une session à Chicago ou Miami pour le label JMood de son ami Paul Collins. Ces trois albums, proposant des configurations assez différentes –un sextet américain, un trio européen, un duo– illustrent bien la diversité des productions réalisées par le pianiste italien.  

L’enregistrement du double album Suite! est intervenu un peu plus de dix ans après la création de JMood Records, un projet, né de la rencontre de Roberto Magris et d'un producteur de Kansas City, Paul Collins, qui a permis à Roberto Magris d’atteindre une nouvelle dimension, d’abord en accédant à la reconnaissance de Maîtres du jazz: Art Davis (Kansas City Outbound, 2007), Idris Muhammad (Mating Call, 2008), Albert Tootie Heath (Morgan Rewind: A Tribute to Lee Morgan Vol. 1 & 2, 2009-10, One Night in With Hope and More Vol. 1, 2009), Sam Reed (Ready for Reed, 2011), Ira Sullivan (Sun Stone, 2017). Et si Roberto Magris n’était plus un débutant quand il a traversé l’Atlantique, ces rencontres ont donné encore plus d’intensité à sa musique et l’ont défintivement arrimé au jazz de culture. Car si la carrière de Roberto Magris revêtait déjà un caractère international, elle restait essentiellement européenne jusqu’à ce que JMood lui offre cette belle opportunité de se produire régulièrement aux Etats-Unis.

C’est cette belle décennie musicale que Roberto Magris célèbre avecSuite!, une œuvre pétrie de spiritualité –c’était déjà le cas de Sun Stone– et d’humanisme, soulignés par les textes lus par la récitante P.J. Aubree Collins, qu’elle a également écrits pour la plupart. L’intention de Roberto Magris étant ici, comme il le laisse entendre dans le livret, d’approfondir son discours dans une synthèse de son cheminement artistique. Ses belles compositions (9 sur 15 titres) sont remarquablement servies par l’orchestre. On y remarque le regretté Mark Colby, disparu en 2020, à 71 ans. Cet excellent ténor, à la sonorité veloutée, méconnu chez nous, originaire de Brooklyn et ayant vécu à Miami puis à Chicago, était un solide accompagnateur (Sammy Davis Jr., Charlie Haden, Sarah Vaughan, Ira Sullivan…) ayant aussi sorti plusieurs albums sous son nom. C'était enfin un enseignant. Le bon trompettiste Eric Jacobson, basé à Milwaukee, WI, fréquente aussi la scène de Chicago et contribue à l’ampleur orchestrale de l’album. L’intensité et le swing qui traversent cet enregistrement doivent beaucoup au jeune batteur Greg Artry, originaire de Pomona, CA, et ayant grandi à Indianapolis, IN. La liste de ses collaborations (Slide Hampton, Bobby Watson, Charles McPherson, Steve Turre…) confirment qu’il n’est pas le premier venu. Outre les originaux de Roberto Magris, tous de qualité, on retiendra une magnifique version de «Never Let Me Go», sur laquelle le pianiste atteint des sommets, et une surprenante reprise du «Imagine» de John Lennon qui démontrent encore toute son habileté d’arrangeur et sa faculté de synthétiser dans son langage d'aujourd'hui ce qui, hier, l'a bercé.

Egalement présent dans ce sextet, on retrouve le contrebassiste Eric Hochberg en duo avec Roberto Magris sur Shuffling Ivories. Lui aussi issu de la scène de Chicago, où son trio a animé les mardis et les samedis du Catch 35 jusqu’en 2020, il a effectué des tournées avec Pat Metheny, Lyle Mays, Terry Callier, Kurt Elling, et il a accompagné les grands noms de Windy City comme Von et Chico Freeman. Sur Shuffling Ivories, sa belle sonorité boisée répond au magnifique toucher de Roberto Magris, encore mieux mis en valeur dans ce contexte d’une extrême sobriété. Le pianiste de Trieste y revisite avec un swing jamais démenti le continuum historique du jazz, d’Eubie Blake (élégant stride sur «The Chevy Chase») jusqu’à Andrew Hill («La Verne», plein de lyrisme), en passant par Carl Massey (beau jeu d’archet d’Eric Hochberg sur «Quiet Dawn», tiré d’Attica Blues d’Archie Shepp). Encore ici, les très bons originaux de Roberto Magris lui permettent d’évoquer aussi le blues («Shuffling Ivories») et la longue tradition des jazzmen italo-américains («Italy»), avec cet art de la mélodie propre aux Transalpins: une véritable chanson italienne qu'on retrouve tout aussi lyrique et dansante sur l'album en trio avec ses partenaires tchèques.

A Step Into Light
, illustre les qualités de swing et de drive de Roberto Magris en trio dans le registre inspiré en particulier par McCoy Tyner («Continued Light», très beau thème) mais pas seulement, car c'est toute la tradition de ces beaux trios du jazz qui est ici évoquée. C’est le deuxième disque de son MUH Trio, dont il raconte la création dans l’interview. Les deux partenaires tchèques du pianiste, Frantisek Uhlir –auquel il est lié depuis plus de trente ans– et Jaromir Helesic, musiciens d’expérience, maîtrisent sans conteste le langage du jazz et forment une section rythmique d'excellent niveau, très complice et parfaitement à l'aise dans ce registre, d'autant que Roberto Magris leur laisse beaucoup d'espace: un trio bien équilibré. Le répertoire est essentiellement constitué d'originaux de Roberto Magris ou de Frantisek Uhlir, avec un standard «What Is This Thing Called Love» et deux compositions du jazz: «Lush Life» et «The Meaning of the Blues». A côté de Roberto Magris, toujours brillant et in the tradition, de Jaromir Helesic, batteur toujours présent («Continued Light») sans ostentation, il faut s'arrêter sur Frantisek Uhlir, brillant contrebassiste, lyrique à l'archet en particulier («Waltz for Sonny», de sa composition), compositeur inspiré («Giulio»), auteur de beaux chorus tout au long de cet album, comme sur «Here We Are», un sacré thème au drive réjouissant, qui conclut ce très bel album.
Ces trois enregistrements offrent trois facettes du monde de Roberto Magris, et il en reste d'autres à découvrir tant ce musicien prend plaisir à enrichir le jazz de tout ce qu'il a lui-même absorbé et synthétisé à sa manière de beauté. 
Si nous sommes assurés de continuer à recevoir prochainement des nouvelles œuvres discographiques de Roberto Magris –quelques enregistrements non publiés– espérons qu’il puisse franchir à nouveau les frontières à la rencontre de ce monde du jazz, véritablement international quand les fondements en sont respectés, dont il s'est nourri depuis son plus jeune âge pour un résultat aussi accompli.
Jérôme Partage et Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dany Doriz All Stars
Anthologie: 1962-2021

Titres et personnels communiqués dans le livret
Enregistré entre le 14 décembre 1962 et le 22 octobre 2020, Paris, Limoges, Munster, La Haye (Pays-Bas), Paterson, NJ

Durée: 1h18'35''+ 1h18'28'' + 1h17'41''

Frémeaux & Associés 5787 (www.fremeaux.com/Socadisc)


Après l'excellente Anthologie du Caveau de La Huchette 1965-2017, Frémeaux & Associés présente celle du directeur de cet établissement historique. Même s'il n'est pas un inconnu des jazz fans, un rappel n'est pas inutile pour les autres. Dany Doriz, né Daniel Dorise (en 1941) a d'abord étudié le piano dès l'âge de 4 ans, puis le sax alto classique à 14 ans au Conservatoire de Versailles. Et dès l'âge de 16 ans, il opte pour le vibraphone après avoir vu Milt Jackson en concert avec le MJQ. Il travaille l'instrument auprès de Geo Daly (1923-1999) qui lui fait écouter Lionel Hampton. Il fait ses débuts professionnels en février 1959. En 1960, Dany joue avec Jean-Luc Ponty (vln). C'est pour Ponty avec Jean Tordo (cl) qu'il fait son premier disque. Engagé par Michel Attenoux (s), il passe aux Trois Mailletz (1961-62). On l'entend avec Dominique Chanson, Mezz Mezzrow, Albert Nicholas, Peanuts Holland, Don Byas et Benny Waters. Autant dire un parcours initiatique sainement jazz. Fin 1962, Dany Doriz dirige son propre orchestre, d'abord un quartet avec le trop oublié Charles Barrié (ts). Il se produit aussi avec Memphis Slim (1962, 45 tours Jazz Madison/Make Rattle and Roll, Farandole 132), Claude Bolling (1962), Bill Coleman (1964), Mickey Baker (1966) et de nombreux autres incontournables illustrés dans ce coffret recommandé.

Outre des rééditions, nous avons dix-sept inédits. Le tout nous est proposé dans l'ordre chronologique. Le premier titre, «Shuffle and the Vibra», nous place d'emblée dans l'ambiance: virtuosité de Doriz et sonorité pulpeuse de Barrié avec swing. Memphis Slim (p, voc) chauffe son «Shake Rattle & Roll» de Big Joe Turner (voc) –du vrai rock 'n’ roll avec du piano boogie, un excellent solo simple et direct de Barrié et du vibraphone hamptonien. Sans quitter le swing, en mode élégance, avec Stéphane Grappelli dans «How High the Moon» jusque-là inédit, nous passons en 1965 (notons que la vraie orthographe du pianiste n'est pas Hemler mais Hemmeler). Extrait du 45 tours Homère HO1012, nous avons ensuite une composition très plaisante de Dany Doriz arrangée par Gérard Poncet pour big band: «Rien n'est plus beau que tes yeux». Dany est à la tête d'une belle brochette de requins de studio dont Pierre Sellin (tp) semble être le soliste (à noter qu'à ma connaissance il n'existe pas de Georges Paquinet; si l'initiale G. est bonne, il s'agit de Guy qui se trouve ici aux côtés de son célèbre fils André, tb). Outre Dany Doriz, en forme, on apprécie de retrouver Gabriel Garvanoff (p) dans «Mademoiselle de Paris» (1968) et Gérard Raingo (p, en block chords) dans «Sweet Sue, Just You» (avec Maxim Saury, cl, 1968). La clarinette virtuose du sympathique Suisse allémanique Erwin Wani Hinder (1933-2021) décédé en mai dernier, brille dans «Huchette in the Groove» (1973) et «The Preacher» (pas «Bugle Call Rag» comme indiqué, avec son compatriote Rolf Burher, tb, 1975). La rencontre Dany Doriz-Lionel Hampton se termine sur un «Good Bait» joué par l'orchestre (1976). Pas moins orchestral est le jeu de Wild Bill Davis (org) dans «In a Mellow Tone» et «Take the A Train» (1978). Joli exposé et solo dans «Bluesette» par Dany Doriz dont l'arrangement est excellent (de François Guin peut-être, 1980). L'esprit du quartet Benny Goodman transpire du Flashback Quartet (1983). La sensibilité artistique de Dany Doriz est bien illustrée dans ce «Prelude in Blue» (Jean-Luc Parodi, org, Thomas Moeckel, g, Carl Schlosser, ts: quel son!, 1990).

Trois extraits de l'album My Favorite Vibes (1993) dont un titre en duo avec le regretté Duffy Jackson (dm), décédé en mars dernier, «Move», nous font passer du CD1 au CD2, occasion de retrouver Thomas Moeckel au bugle pour un solo sur «Someday My Prince Will Come» avec le remarquable Georges Arvanitas (p). En juin 1994, Dany fait le bœuf, assis sur une rythmique mieux que solide (Eddie Jones, b, Butch Miles, dm): les inédits «Wee» (Red Holloway, alto pas ténor; Buster Cooper, tb, au lieu de Clark Terry) et «Just Friends» (l'inestimable Clark Terry, flh, remplace Holloway). Les deux extraits de l'album This One's for Basie (Black and Blue 860.2) valent aussi pour Arvanitas, Eddie Jones, Butch Miles. Cette équipe de luxe accueille ensuite Bob Wilber (cl) pour un goodmanien «Seven Come Eleven» (1995). Emotion de retrouver le trop oublié Patrick Saussois (g) dans cette belle version d'«Embraceable You» et dans son solo imprégné par Django pour «Pennies From Heaven» (1999). Il participe aussi à la valse de Jo Privat, «Balajo», avec Marcel Azzola (acc) en 2000. D'un climat à l'autre, au passe au funky «Psychedelic Sally» (1968) d'Horace Silver avec le ténor musclé de Michel Pastre, l'excellent Philippe Milanta (p) et Duffy Jackson, (2002). L'entente entre Dany Doriz et Marc Fosset (g), disparu en octobre 2020, est illustrée par cinq titres dont «Lover» et «Take Bach» de Philippe Duchemin (p) où notre vibraphoniste est virtuose à souhait. Claude Tissendier (cl, arr), Philippe Duchemin et Patricia Lebeugle (b) apportent leur concours qualifié au groupe vocal Sweet System. Désormais le fils, Didier Dorise, est à la batterie. Egalement au chapitre de la nostalgie, la rencontre entre Dany Doriz et Claude Bolling (2004, «Air Mail Special» inédit, en big band).

Le X
XIe siècle est maintenant bien entamé et le CD3 lui est consacré. Dany Doriz maintient le cap notamment à la tête de son big band où l'on retrouve Marc Fosset et dont nous avons cinq titres inédits: Didier Dorise est en vedette dans «Good Vibes» (2006), Rhoda Scott (org) l'invitée d'«April in Paris» (2009). En combo, «Race Point» (2012) est un très bon moment de ce coffret qui fait intervenir Philippe Duchemin, Dany Doriz, Scott Hamilton (ts), Ronald Baker (tp), Patricia Lebeugle, puis c'est une alternative avec Didier Dorise. Dany Doriz déborde de swing dans «Be Bop» de Dizzy Gillespie avec Patrice Galas (p), Cédric Caillaud (b) et Didier Dorise (2020). Le reste est à l'avenant. Une balade dans la vie musicale de Dany Doriz indispensable pour ceux qui savent qu'il n'y a pas de jazz sans swing, et qui l'aiment.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ralph Lalama / Helmut Kagerer / Andy McKee / Bernd Reiter
New York Meeting

Charlie Chan, Antigua, The Interloper, Where Are You, Minor League, I'm an Old Cowhand, My Shining Hour, Dark Chocolate, Wail Bait, Ping Pong
Ralph Lalama (ts), Helmut Kagerer (g), Andy McKee (b), Bernd Reiter (dm)
Enregistré le 22 avril 2013, New York, NY
Durée: 1h 09’ 43”
Alessa Records 1061
(www.alessarecords.at)

Ce New York Meeting enregistré en 2013 par ce collectif n’a été édité qu’en 2017 par Alessa Records, le bon label autrichien, et distribué chez nous en 2020. Ce parcours dans le temps pour parvenir à nos oreilles n’ôte rien à la qualité d’une production d’un quartet euro-américain avec quatre musiciens qui ont déjà fait leurs preuves, de ces sidemen intéressants qui donnent toute l’épaisseur du tissu du jazz. A l’origine de cette réunion, se trouvent le batteur Bernd Reiter (1982, Loeben, Autriche, il a accompagné Eric Alexander, Kirk Lightsey, Jim Rotondi, Joe Magnarelli, Charles Davis, etc.) et sa rencontre 
en 2009 à Munich, un centre de l’activité du jazz en Allemagne, avec un autre excellent musicien, le guitariste Helmut Kagerer (1961, Passau, Allemagne, il a joué avec Clark Terry, Benny Bailey, Arthur Blythe, Red Holloway, Dusko Goykovich, Jimmy Cobb et Houston Person…) un disciple, dans ce disque en particulier, de René Thomas même si lui-même évoque d’autres influences comme Jim Hall, Joe Pass, qui ne sont pas incompatibles, ce qui dit assez ses qualités d’expression et de virtuosité. Bernd et Helmut se sont mis d’accord sur l’idée d’inviter Ralph Lalama, un solide ténor dans la veine ici d’un Dexter Gordon pour donner une idée de l’esprit, gros son à l’ancienne et articulation bop (1951, West Aliquippa, PA) qui a accompagné l’histoire du jazz mainstream, bebop et hard bop aux Etats-Unis (Barry Harris, Carmen McRae, Joe Lovano Nonet) et de nombreux big bands (dont Mel Lewis, Buddy Rich, Woody Herman, The Vanguard Jazz Orchestra…). Le jazz est aussi riche de ces bons musiciens dans la tradition dont Ralph Lalama est une incarnation. Andy McKee (1953, Philadelphie, PA) qui a tourné en Europe régulièrement depuis plus de trente ans, était une connaissance de Bernd. Basé à New York, le lieu de cette rencontre, le contrebassiste a une longue et brillante carrière (Chet Baker, Mal Waldron, Steve Grossman, Hank Jones, Slide Hampton, pour citer quelques-unes de ses collaborations les plus remarquables). Il est devenu avec le temps un de ces bassistes possédant une sonorité profonde qui symbolisent l’énergie du jazz à New York, un son par ailleurs d’une grande clarté.
Autant dire que le jazz est roi dans cet ensemble, et que c’est une heure de jazz sans l’ombre d’une interrogation, un plaisir de l’oreille et du cœur. Le registre bop et hard bop de cette production est brillamment défendu par des musiciens qui en possèdent les codes et l’esprit, et cela se lit en particulier dans le choix d’un répertoire tout à fait adapté et recherché où l’on retrouve les plumes de Joe Lovano, Gene Perla, Thad Jones, Duke Pearson, Quincy Jones et Wayne Shorter à côté de quelques standards pas si fréquents, le bebop n’ayant jamais évité les standards, bien au contraire. Il y a encore un original de Ralph Lalama («Dark Chocolate») dans l’esprit hard bop, qui enrichit encore cet enregistrement. Ces musiciens, peu fréquents, seront par conséquent une découverte pour beaucoup, et si parfois les musiciens allemands ou autrichiens doivent passer par New York pour être entendus en France (Fernand Raynaud, «Le 22 à Asnières»), ce disque en est l’occasion rêvée, car Bernd Reiter est un batteur qui a encore un bel avenir devant lui et qu’Helmut Kagerer a lui déjà une discographie qui mérite qu’on s’y arrête. Ralph Lalama est, quant à lui, un ténor «éternel», profond et mérite mieux que l’anonymat dont il est victime dans les dictionnaires du jazz dont il est absent, ou sur internet. Il a cependant un site personnel attrayant où l’on découvre une respectable discographie en leader: https://ralphlalama.com/#/recordings.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Glenn Close / Ted Nash
Transformation

Creation (parts I* & II), Dear Dad/Letter, Dear Dad/Response, Preludes for Memnon*, On Among Many, Rising out of Hatred, A Piece by the Angriest Black Man in America, Forgiveness, Wisdom of the Humanities, Reaching the Tropopause*
Glenn Close*, Eli Nash, Amy Irving, Matthew Stevenson, Wayne Brady (spoken word), Ryan Kysor (tp1), Tatum Greenblatt, Marcus Printup, Wynton Marsalis (tp), Vincent Gardner (tb1), Christopher Crenshaw, Elliot Mason (tb), Ted Nash (ss, comp., cond.), Sherman Irby (as1, fl), Marc Phaneuf, Victor Goines, Mark Lopeman, Paul Nedzela (reeds), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Obed Calvaire (dm)

Enregistré en janvier-février 2020, New York, NY

Durée: 1h 17' 38''
Tiger Turn Productions 4164001728 (https://tednash.com)


L'actrice et scénariste américaine Glenn Close (née en 1947), multiprimée, qui est ici la partenaire du saxophoniste Ted Nash apparaît très peu au cours des plages de cet album. C'est sa cinquième collaboration avec le Lincoln Center Jazz Orchestra. Ted Nash (né en 1960) qui a composé et arrangé toute la musique de ce projet est le véritable artisan de cette fresque. Wynton Marsalis l'a sollicité et il a choisi le vaste sujet de la transformation. Dans le livret signé Kristen Lee Sergeant, on cite Glenn Close qui nous dit: «l'art a le potentiel de nous montrer comment transformer les ténèbres en lumière, le désespoir en espoir et la haine en pardon». Le signataire qui a une compréhension de l'anglo-américain écrit est très handicapé lorsqu'il s'agit d'oral. De plus, il est assez hermétique aux textes à prétention littéraire. Il ne peut donc donner un avis que sur la musique ici proposée en support aux messages qui, dès les premières notes jouées, nous mène au cœur de l’expressionnisme jazz.
Ted Nash s'est assuré le concours des membres du Jazz at the Lincoln Center Orchestra dont Wynton Marsalis lui-même qui, à l'évidence, est une influence majeure sur lui. C'est un enregistrement en public. Cette suite a été créée à New York, sur trois soirées du 30 janvier au 1
er février 2020. Elle commence par «Creation», en deux parties, soit la création de la matière et du monde d'après un texte de Ted Hughes. Hors tempo, Dan Nimmer discrètement cimente derrière les récitants et les commentaires instrumentaux dont ceux très expressifs de Wynton Marsalis avec le plunger. Les courts intermèdes instrumentaux auraient pu être signés Wynton Marsalis tant la parenté de style est nette. La partie 2 est instrumentale et prise sur un tempo médium. La trompette wa-wa de Marsalis et la clarinette-basse (Victor Goines, probablement) précèdent une orchestration dense pour l'ensemble de la formation. Chris Crenshaw prend un solo sobre et robuste suivi du massif sax baryton de Paul Nedzela. Le swing est présent, le traitement des sons relève de la tradition Ellington-Mingus-Wynton Marsalis. C'est ensuite «Dear Dad», une lettre du fils Eli à son père en tant que transgenre, suivie de la réponse du père Ted Nash (ss), instrumentale, orchestrale et lyrique, avec changement de tempo (sur cet instrument, Ted Nash suit le chemin ouvert par John Coltrane).
Glenn Close revient pour un texte de Conrad Aiken («Preludes for Memnon») accompagné par la flûte alto de Sherman Irby. Mais elle est vite relayée par l'orchestre. Ryan Kisor intervient pour un bon solo dans un style hard bop, sur un drumming luxuriant. L'actrice Amy Irving lit ensuite un texte de Judith Clarke («One Among Many») sur des motifs simples et répétitifs de clarinette-basse (puis clarinette), piano, basse, batterie. L'orchestre prend le relais de façon triomphante, suivi par une série de bons solos (Dan Nimmer, Elliot Mason, Obed Calvaire). Matthew Stevenson lit son propre texte, «Rising out of Hatred» (sortir de la haine). Tatum Greenblatt intervient pour des contre-chants avec sourdine harmon. Wayne Brady interprète avec conviction son propre texte, «A Piece by the Angriest Black Man in America or, How I Learned to Forgive Myself for Being a Black Man in America»
(un morceau par l'homme noir le plus en colère d'Amérique ou comment j'ai appris à me pardonner d'être un homme noir en Amérique) juste soutenu discrètement par Carlos Henriquez et Obed Calvaire.
La musique reprend toute la place dans «Forgiveness» (le pardon). Une orchestration hors tempo débouche ensuite sur une musique en tempo
médium où Wynton Marsalis raconte une histoire avec le plunger. Retour au motif hors tempo, cette fois suivit sur tempo vif par un solo superlatif de Wynton Marsalis, puis de Dan Nimmer, toujours sobre et plein de swing. Le motif hors tempo termine ce moment musical. Amy Irving lit un texte du biologiste, spécialiste des insectes et adepte de la sociobiologie, Edward Osborne Wilson (né en 1929): «Wisdom of the Humanities»
(sagesse des sciences humaines). On sait que depuis 2014, Wilson plaide pour une transformation des comportements sinon l'humanité se dirige vers une grande extinction. Ici, c'est un appel à guérir l'humanité et la planète sur laquelle nous vivons. Le récit est musicalement commenté par des marsalismes et effets «jungle». La coda est paisible (sagesse?) jouée par la clarinette et clarinette-basse.
La fresque se conclut par «Reaching the Tropopause»
(Atteindre la tropopause). La tropopause est une zone de l'atmosphère terrestre où la température est stable qui fait la transition entre la troposphère (au-dessous) et la stratosphère (au-dessus). Ce mouvement final s'appuie sur un texte de Tony Kushner («Angels in America») lu par Wayne Brady et Glenn Close qui, ensuite, laissent la place à un orchestre triomphant, au sax ténor de Victor Goines, puis à un stupéfiant solo de Wynton Marsalis avec des passages en legato dans l'aigu, et enfin à un dialogue débridé entre eux. Le Lincoln Center Jazz Orchestra est utilisé dans toute sa riche palette sonore et expressive. Cette œuvre ambitieuse de Ted Nash aborde des sujets qui ne peuvent être saisis, pour le texte, que par ceux qui possèdent une parfaite maîtrise de l'anglo-américain. Comme les textes prennent autant de place que la musique, nous ne pouvons pas accorder la mention indispensable que la musique mérite.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Knut Riisnæs
The Kernel

Around the Kernel, Living Next Door to Hjallis, La Mesha, Lady Day, West End Blues, Inner Circle, Reminiscence Part 1, Reminiscence Part 2, Midnight Waltz, Love and Peace
Knut Riisnæs (ts), Anders Aarum (p), Jens Fossum (b), Tom Olstad (dm)
Enregistré les 26 septembre 2018 à  Halden (Norvège) et 11 février 2019, Asker (Norvège)
Durée: 48’ 25”
Losen Records 223-2 (www.losenrecords.no)


Après Snorre Kirk (Norvège), et Jan Harbek (Danemark), la bonne nouvelle nous vient encore de Scandinavie où il existe du jazz, du très bon, ancré sur la tradition, celle du post bop, avec un quartet de haute volée dirigé par un saxophoniste ténor, Knut Riisnæs qui a choisi d’explorer la veine du jazz des années 1970, avec ce qu’il faut de modernité, d’actualité même, mais aussi un ancrage dans le blues, le swing et cette qualité d’expression qui caractérisaient les ténors comme Joe Henderson, Wayne Shorter, un son délicat et parfois profond pas si loin des plus anciens Dexter Gordon et Ben Webster… Knut est brillamment entouré par une section rythmique lumineuse avec Anders Aarum au piano, auteur de l’original qui ouvre le disque et donne partiellement le titre à cet album («Around the Kernel», «Kernel» signifiant «noyau»), de Jens Fossum à la contrebasse, auteur du beau deuxième thème («Living Next Door to Hjallis»), et Tom Olstad, aérien, précis et présent pour entretenir avec le contrebassiste, la pulsation de cet excellent enregistrement («West End Blues», un original). Le répertoire est bien équilibré avec cinq compositions du jazz parfaitement choisies pour ce registre et pas si fréquentes (Kenny Dorham, Wayne Shorter, Andy McKee, Cedar Walton, Horace Parlan), et cinq originaux, dont trois du leader Knut Riisnæs.
Knut n’est pas né de la dernière pluie, puisqu’il a vu le jour en le 13 novembre 1945 à Oslo d’une famille totalement investie dans la musique. Sa mère est pianiste et musicologue, sa sœur, Eline Nygaard Riisnæs (1951) est également pianiste classique et enseignante et son frère Odd Riisnæs (1953) est aussi saxophoniste de jazz. On ne plaisante pas avec la musique à la maison, et Knut en est le résultat, il possède son langage, maîtrise parfaitement l’expression et a saisi, dans ce disque, ce que le jazz porte en lui. Le hot en particulier n’est pas incompatible avec son origine scandinave, comme on le pensait abusivement en raison des nombreuses productions frigorifiques qui ont envahi l’Europe au tournant des années 2000 venues des réseaux institutionnels de la Scandinavie (ambassades, services culturels). N’ayant pas eu accès à ses précédentes et nombreuses productions en leader ou sideman, il nous est difficile de vous en dire plus si ce n’est qu’en 1991, il avait enregistré un Confessin' the Blues (Gemini), avec Red Holloway, qui doit swinguer avec ce qu’il faut de blues; en 1992, on note un Knut Riisnæs Featuring John Scofield and Palle Danielsson (Odin Records), récompensé à de nombreuses reprises; en 2001, Touching (Resonant), est consacré à John Coltrane et Joe Henderson, également récompensé; et sur ce même label, Losen, en 2016, 2'nd Thoughts, dont on ne peut rien vous dire (nous n’avons rien trouvé sur internet), mais qui, au vu du présent enregistrement, doit être à découvrir.
Anders Aarum est aussi né en Norvège à Moss le 17 décembre 1974, et a étudié le piano à la Sibelius Academy d’Helsinki en Finlande. Parmi ses références, identifiables pour nous, il y a le regretté Sonny Simmons qui vient de nous quitter. Le parcours d’Anders se fait en Norvège où ses qualités et une réputation méritée lui ont permis une activité soutenue dans de multiples formations dont Funky Butt, une formation qui réactualise l’héritage néo-orléanais. De New Orleans à Sonny Simmons, on comprend qu’il sait tout jouer, et s’il a réussi cette synthèse, comme en témoigne ce disque dans un esprit encore différent, c’est qu’il a compris l’essentiel du jazz. Il a cinq albums à son actif en tant que leader depuis 2000, en trio principalement.
Jens Fossum est né le 26 April 1972 à Trondheim, en Norvège. Comme Knut et Anders, sa carrière se déroule en Norvège, et si nous le connaissons mal, sa discographie fait état de nombreuses collaborations. Sa composition («Living Next Door to Hjallis»), brillamment exposée par ce quartet où il tient parfaitement sa place, nous dit qu’il n’a rien à envier à nos meilleurs contrebassistes français.
Tom Olstad, l’excellent batteur de ce quartet, est déjà un ancien puisqu’il est né le 13 avril 1953 à Gjøvik, en Norvège où il a sérieusement étudié la musique au Conservatoire de musique et à l’Université d’Oslo avec une thèse intitulée: «The Jazz Life in Oslo at the 1980's» publiée en 1992. Localement, il a participé à plusieurs orchestres dont celui d’Odd Riisnæs, le frère du leader de ce disque, et celui de Karin Krog (cf. Jazz Hot n°683), la scène norvégienne semblant nourrir ses artistes car aucun de ces quatre musiciens ne s’est exporté, malgré un talent indéniable. La musicalité de ce batteur explique qu’il ait croisé la route, sans doute en Norvège, de Art Van Damme, Art Farmer, Kenny Drew, Benny Bailey, James Moody, Eddie Harris. Il a enregistré un seul album en leader Changes for Mingus (Ponca Jazz), en 2007, avec des originaux inspirés bien entendu par Charles Mingus et sans doute Dannie Richmond, ce batteur qui a accompagné Mingus avec tant de musicalité.
Voilà pour cette découverte tardive (encore); il nous reste encore des milliers de musiciens de jazz de par le monde, respectueux de l’art et de l’esprit, tout en étant originaux, qui enrichissent le jazz, en dehors de l’Hexagone et de la patrie américaine du jazz. Plus, quand ils possèdent les qualités pour mettre en valeur le répertoire du jazz, comme ici le beau «Love and Peace» d’Horace Parlan, il ne faut surtout pas faire la sourde oreille. Au passage, notons que si Horace Parlan, Dexter Gordon, Ben Webster, Kenny Drew, Ed Thigpen, et bien d’autres, ont été bien accueillis en Scandinavie, ils ont rendu avec générosité à ces pays cet esprit impalpable du jazz qui donne aujourd’hui cette saveur à la musique de ces quatre artistes norvégiens. On dit avec justesse qu’un bienfait n’est jamais perdu.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Steven Harlos
The Piano Music of Dick Hyman

Piano Man, Five Propositions for Piano, Indiana Variations
Steven Harlos (p solo)

Enregistré Columbus, Venice, Denton, OH, date non précisée

Durée: 1 h 05' 09''

Arbors Records 19483 (https://arborsrecords.com)


C'est dans le rôle délicat d'accompagnateur que j'ai connu le pianiste Steven Harlos en juin 1976, à Montreux, lors du 1er Congrès International des Cuivres. Outre la nécessité d'être bon lecteur, il faut savoir s'adapter à l'expressivité de chacun dans l'instant. Harlos avait ainsi assuré derrière le fameux trompettiste soviétique Timofey Dokshitser, les cornistes australien Barry Tuckwell et soviétique Vitaly Buyanovsky, les tubistes Larry Campbell et Michael Lind. Harlos appelle ça, avec raison, «collaborative artist», un rôle qu'il avait commencé à endosser l'année précédente, en 1975, pour le tubiste Harvey Phillips (concerts à Carnegie Hall). Il a aussi fait profiter de sa spécialité d'autres vedettes aussi diverses que Gervase de Peyer (cl), Jason Bergman (tp), Mary Karen Clardy (fl), Marvin Gaye et Dionne Warwick. En tant que soliste, Steven Harlos a joué le Concerto en fa de George Gershwin au Lincoln Center (1986). Ce que nous découvrons ici, c'est sa complicité avec le très respectable Dick Hyman, né en 1927, véritable encyclopédie du piano jazz et au-delà (de Scott Joplin à Cecil Taylor). Dick Hyman a bénéficié de douze leçons auprès de Teddy Wilson en 1948. Il a joué pour Benny Goodman (à partir de 1950), Charlie Parker et Dizzy Gillespie (télévision, 1952), Maxine Sullivan (1956), Pee Wee Erwin (1958), Vi Redd (1962), Wes Montgomery (1963). Il a harmonisé les solos de Louis Armstrong qu'il fit jouer dès 1975 par la New York Jazz Repertory Co. Compositeur-arrangeur notamment pour Count Basie et J.J. Johnson, Dick Hyman a écrit des musiques de film (dont Scott Joplin, 1976) et des Etudes for Jazz Piano (1982). Nous y voici. Steven Harlos a été son tourneur de page lorsque Dick Hyman a créé sa composition Piano Man en 1982 à Cleveland, œuvre conçue d'après ses Etudes for Jazz Piano et alibi pour un ballet. Au bout d'une semaine, Dick Hyman a donné le relais à Harlos. Il semble donc «qualifié» pour nous présenter cette musique écrite par Dick Hyman ainsi que deux autres plus tardives: Five Propositions for Piano (2010) et Indiana Variations (2000).
Des questions se posent. Pas tant que Dick Hyman ait voulu laisser des «œuvres» écrites, ce complexe de la «musique savante occidentale» n'est pas rare. Déjà Bix Beiderbecke avait laissé des morceaux de qualité pour piano solo, mais pas très propice au jeu jazz (la plus connue est «In a Mist»). Moins encore, le navrant a priori des consommateurs naïfs sous influence des «spécialistes» incultes qui considèreront qu'en l'absence d'improvisation, ce ne peut pas être du jazz (donc les solos écrits par Jelly Roll Morton pour Omer Simeon, cl, et George Mitchell, cnt, ne seraient pas du jazz, pas plus que la totalité de «Koko» de Duke Ellington). Nous touchons en fait à l'essentiel de la musique. Un texte musical, écrit, mémorisé ou improvisé, n'est rien sans son interprétation. Une même œuvre écrite dirigée par Arturo Toscanini ou par Wilhelm Furtwängler donnera un résultat considérablement différent. Le compositeur peut ne plus être maître de son œuvre. En mai 1930, Maurice Ravel refusa de serrer la main de Toscanini parce qu'il avait interprété son Boléro deux fois plus vite qu'il ne le voulait. A l'inverse, Bruno Walter qui a beaucoup fréquenté Gustav Mahler, dirigeait ses œuvres conformément à sa pensée. Car la notation ne permet pas la transcription des sentiments, ni toutes les nuances rythmiques. L'interprète de haut niveau d'un texte écrit par un autre saura imprimer son «individual code» (Billie Holiday, Edith Piaf, Maria Callas). Même chose s'il est l'auteur-compositeur, il fera vivre par l'interprétation (Trenet, Brassens, Brel, Gainsbourg). Il y a une «jazz interpretation» plus essentielle que la «jazz improvisation» et qui, seule, fait que ce que l'on joue est du jazz ou autre chose (qui peut être bien aussi). Lorsqu'André Hodeir, très copié ensuite, commence à publier des transcriptions de solos, comme «Whoa Babe» par Johnny Hodges (Jazz Hot n°1 octobre 1945, p.9) et «Body and Soul» par Coleman Hawkins (Jazz Hot n°20, février 1948, p.9), il montre uniquement qu'il est bon en dictée musicale. Si cela illustre une démarche harmonique (qui n'est pas spécifique au jazz), ces notations sont dans l'impossibilité de faire comprendre l'essentiel, respectivement le swing et le traitement spécifique du son qui sont l'interprétation jazz et sa raison d'être.
Les pièces écrites par Dick Hyman peuvent être du jazz si l'on pratique les codes spécifiques d'interprétation qui ne peuvent pas y figurer, avec en bonus soit l'aptitude à traduire la pensée du compositeur, soit un individual code qui peut en faire des «œuvres». Comme on pouvait s'en douter, Steven Harlos n'a pas une dimension solistique individuelle particulière comme Earl Hines ou Erroll Garner, Clara Haskil ou Glenn Gould. C'est un serviteur professionnel. Sans doute transmet-il quelque chose de Dick Hyman qui, aussi excellent fut-il, n'était pas détenteur d'un individual code spectaculaire. Harlos a suffisamment vu Hyman jouer Piano Man pour qu'une filiation artistique soit possible. Il faudrait comme pour une œuvre dite «classique», lire la partition à l'écoute du disque pour mesurer le degré de liberté pris par Harlos. Piano Man est une suite d'évocations: Scott Joplin, James P. Johnson, Jelly Roll Morton, Duke Ellington, Willie the Lion Smith, les pianistes boogie, Fats Waller, Teddy Wilson, Count Basie, Earl Hines, George Shearing, Art Tatum, Oscar Peterson, Dave Brubeck, Erroll Garner, McCoy Tyner et Bill Evans. Le segment «Azalea Rag» convient bien à Harlos. Tous les pianistes classiques peuvent jouer le ragtime. «South Side Boogie-Woogie» aussi, ici dédié à une brochette de pionniers (comme pour souligner le côté répétitif impersonnel du genre). On se souvient que dans cette musique mécanique, option lissée, un virtuose comme José Iturbi faisait l'affaire. «Cuttin' Loose» est évocateur de James P. en plus raide et, pour Morton, c'est son résidu ragtime qui s'exprime là («Decatur Stomp»). Sinon, Steven Harlos est convaincant dans «Ocean Languor» devant évoquer l'impressionnisme du Duke, «Ivory Strides» à la Waller. Dick Hyman a très bien transcrit des idiomatismes du jeu d'Erroll Garner qu'Harlos restitue sans peine («Bouncing in F minor»). Mais surtout, Steven Harlos a mieux assimilé le swing qu'une multitude de pianistes classiques qui se donnent aujourd'hui à la musique improvisée: «Pass It Along» à la Teddy Wilson, «Struttin' on Sunny Day» à la façon Earl Hines. Il n'est pas exclu qu'Harlos joue mieux Brubeck que Brubeck lui-même, souvent plus raide («Time Play»). L'exercice en progression par quartes est fastidieux et peu évocateur de McCoy Tyner. Et le toucher de Steven Harlos ne permet pas de retrouver du Bill Evans dans «Passage». Des intermèdes qui n'existent pas dans les Jazz Etudes for Jazz Piano cimentent ces évocations. Au total, ce Piano Man de 31'51'' est une musique concertante jouée par un bon pianiste classique, bien enregistrée au Legacy Hall de Columbus, sans indication de date (ce qui est devenu la règle chez Arbors Records).
Les Five Propositions for Piano de Dick Hyman sont d'une autre nature. C'est une pièce de concert très éloignée de la lettre comme de l'esprit du jazz. Cela ressemble à des improvisations hors tempo qui ont été transcrites. Il n'y a pas vraiment de forme, sauf dans l'Aria très court. Cela fait pianiste qui s'écoute jouer. Ici le swing, même un soupçon, est absent. Steven Harlos fait son job. Il est très difficile de donner du sens à ce qui n'en a pas. C'est le point faible du CD. Bien plus plaisant est Indiana Variations où l'influence du rag (exposé du thème, «Requiem for the Century») et du jazz sont présents ainsi que des évocations réussies comme celle de Bix («Bix Mix»). Pour Monk, il s'agit d'un bref motif évocateur qui est développé hors de l'individual code de Monk («Thelonious I.O.U»). En fait ces Indiana Variations exploitent la même recette que Piano Man: c'est un assemblage de touches stylisées dont la brièveté et la diversité évitent l'ennui de l'auditeur.
La façon dont Steven Harlos fait sonner le piano n'est pas sans évoquer celle des pianistes américains dits «novelty» dans les années 1920 (Rube Bloom, Arthur Schutt,…) et sa virtuosité digitale est certaine («In a Manhattan Minute»). Au total, un très bon instrumentiste classique, virtuose et capable de simuler des phrases jazz, est au service d'un jazzman qui se prend pour un compositeur de musique savante et concertante, dont deux de ces œuvres ne sont pas déplaisantes à écouter. Elles ne seront pas immortelles, mais des extraits pourraient faire d'excellents bis pour des récitals classiques sous les doigts de professionnels du niveau de Steven Harlos et en guise de clins d'œil à de vrais maîtres du clavier au X
Xe siècle.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Magnetic Orchestra
& Vincent Périer

Extemporaneous, Ugly Beauty, Times Was, Möbius Ring, Crever les pneus d’un car de CRS, Ritournelle, La piscine, Doctone, On a Misty Night
Vincent Périer (ts), Benoît Thévenot (p), François Gallix (b), Nicolas Serret (dm)

Enregistré le 1
ermai 2019, Couzon-au-Mont-d’Or (69)
Durée: 44’ 39”

Jazzanas MO05 (vincentperier.com)


Nous avions découvert le saxophoniste et clarinettiste Vincent Périer (Aurillac, 1980), dont l’activité est essentiellement centrée sur la région lyonnaise et stéphanoise à propos de deux précédentes productions, et il confirme ici en quartet dans son registre de prédilection post Sonny Rollins et Charlie Parker qui sont ses deux inspirations perceptibles parmi d’autres, tout le bien qu’on peut penser de sa sonorité de ténor, de son aisance technique, de son expression en général très ancrée dans l’histoire du jazz, bien accompagné par une section rythmique emmenée par Benoît Thévenot (p) notamment remarquable sur le premier thème qu’on doit à Steve Grossman et sur «Doctone» de Branford Marsalis. Parmi les compositions du jazz, on retrouve «Ugly Beauty» de Thelonious Monk, traité avec respect. Il y a également cinq originaux, deux de Vincent, un de Benoît et un de Nicolas Serret, le batteur, dans un registre plus éthéré comme ça se fait aujourd’hui où la mélodie est moins prépondérante. Les compositions de Vincent sont en revanche en plein dans la tradition que ce soit «Crever les pneus d’un car de CRS» qui porte le feu que le titre et la dédicace aux Gilets jaunes suggèrent, ou dans un beau «Ritournelle», Rollinsien jusqu’au bout des notes, un ton qui ne quitte pas le ténor sur le thème de Benoît, «La piscine», même si les harmonies y sont plus «modernes» comme sur «Doctone». Nicolas Serret y tire bien ses baguettes du feu et François Gallix fait bien ce qu’il a à faire. L’album se conclut sur la belle composition de Tadd Dameron «On a Misty Night», sur laquelle la sonorité de Vincent Périer fait merveille.
Au total, une confirmation que ce quartet et les autres formations de Vincent Périer ont toute leur place à Jazz à Vienne sur la grande scène, et en général sur les scènes festivalières françaises, où elles apporteraient la couleur jazz qui correspond à l’étiquette «jazz» de ces événements. Mais pour que ça se produise, il faudrait que les responsables artistiques de ces manifestations redeviennent des amateurs/trices de jazz, comme c’était le cas à l’origine, et réfléchissent à la pédagogie originelle des festivals (éducation populaire) plutôt qu’à la démagogie de l’animation davantage liée à l'obtention de subventions qu'à une vision artistique, et des chiffres mégalomaniaques de fréquentation qui excitent les décideurs.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

The Dave Brubeck Quartet
Time Out Takes

Blue Rondo à la Turk, Strange Meadowlark, Take Five, Three to Get Ready, Cathy's, Waltz, I'm in a Dancing Mood, Watusi Jam, Band Banter From the 1959 Recording Sessions
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Gene Wright (b), Joe Morello (dm)

Enregistré les 25 juin et 18 août 1959, New York, NY

Durée: 43’ 50”

Brubeck Editions 20200901 (www.davebrubeck.com)


«You can’t understand America without understanding jazz, and you can’t understand jazz without understanding Dave Brubeck». Une chose est sûre, c’est qu’on comprend pourquoi Barack Obama, auteur de cette sentence en exergue de cette édition, a finalement été un président très imparfait, pour l’Amérique comme pour les Afro-Américains. Son incompréhension du jazz en atteste.
Cette collection d’inédits est issue de la séance dans les studios CBS sur 30th Street, New York, qui servit à l’édition du célébrissime album de Dave Brubeck, Time Out (Columbia 1397) produit par Teo Macero, qui atteint la deuxième place du classement variété (pop) du Billboard Albums Chart, et fut le premier album «de jazz» à dépasser en vente le million d’exemplaires dans l’année. Plus, l’édition en single 45t se vendit également à plus d’un million d’exemplaires, avec «Blue Rondo à la Turk» et «Take Five», que le monde entier a gardé à l’oreille tant ces deux titres furent diffusés sur les ondes et dans les chaumières. En 2011, l’album était un double disque de platine (plus de 2 millions d’exemplaires), et rentrait dans le Grammy Hall of Fame, la reconnaissance suprême made in USA (mi commerciale-mi sociologique). La peinture abstraite qui illustre la couverture de ce Time Out est aussi celle qui reste gravée sur la rétine, non pour son intérêt discutable mais parce que ce disque était dans la plupart des maisons où il y avait un tourne-disque, même en France. Cinq thèmes sont des alternate takes par rapport à l’édition originale. Deux thèmes du disque original ne sont pas présentés en alternate («Everybody's Jumpin'» et «Pick Up Sticks»), et un thème 
(«Watusi Jam») de la présente édition était inédit. 
En dépit du respect de la longue carrière d’un musicien savant comme Dave Brubeck et de la sympathie qu’il inspire, ce disque, comme Time Out dès l'origine, est, par l’esprit, davantage un disque de variété très professionnelle que de jazz. Il a connu le succès car il a été promu comme de la variété dans un moment propice. Cela démontre au moins qu’on peut promouvoir de la bonne variété, aussi inspirée par le jazz que par la musique classique ici, et qu’elle se vend aussi bien, sinon mieux que la mauvaise, à condition de consacrer la promotion qui s’impose. Verve a connu un succès encore plus important peu après avec son Getz/Gilberto (Stan Getz et João Gilberto) qui vendit en 1964 plus de deux millions d’albums. Même recette, jusqu’à la peinture abstraite de la couverture, même promotion, même phénomène de mode et même résultat. Ce n’est pas plus du jazz ni de la musique brésilienne, mais une variété latino-jazzy de bon niveau qui a fini, comme le Time Out de Dave Brubeck, par lasser l’oreille, malgré des qualités, par sa répétition ad infinitum. Sans être exceptionnels, ces albums sont agréables à première écoute, mais l’esprit qui a présidé relève des débuts du marché mondialisé de la musique, de la recette commerciale et de l’immaturité artistique de ce temps. Dans l’âge d’or du jazz, des labels de jazz et des producteurs parfois connaisseurs comme Teo Macero –peut-être pour financer et justifier des albums moins promus car réputés à priori moins commerciaux– pensaient à faire de l’argent en surfant sur la mode du temps. Le choix portait en général sur la musique third stream, crossover, une fusion, ou une variété jazzy, latino-jazzy, selon les appellations qu’on préfère (et qui s’adresse à des publics socialement distincts), une musique de mode, de système et de recettes, bénéficiant de l’élan commercial à ce tournant des années 1950-1960, au début de la consommation de masse de musique. La mode conçue comme système et arme fatale eut un tel impact (qui dure encore) qu’elle corrompit jusqu’aux musiques de marge, comme le jazz lui-même et même le courant free jazz, pervertissant à jamais l’approche et l’oreille de la critique de jazz et par conséquent celles des amateurs. On ne s’en sort toujours pas.
Le fait de faire passer pour du jazz ce qui n’en est pas –ce n’est pas un réflexe sectaire mais un souci de précision et de pédagogie– a été le début d’une dérive qui a conduit à égarer un public, à lui faire perdre son propre jugement, ses références et les raisons de son attachement universel au jazz (une musique de libération des corps et des esprits): un public pourtant instruit avec patience et passion depuis 1935 pour un résultat assez respectable à cette fin des années 1950. L’idée mercantile était d’établir une définition flottante d’un jazz au gré de la consommation, de rendre éphémère une musique que ses pères fondateurs ont voulu éternelle dès les années 1920-30.
C’est d’ailleurs le triste lot de ces deux enregistrements (Time Out et Getz/Gilberto) qui ont fini leur vie dans les supermarchés, les parkings et les ascenseurs, créant, même dans ce secteur «musique de fond et publicité», un marché spécifique, avec périodiquement un petit coup de revenez-y. Cette musique de système, quelle que soit sa prétention intellectuelle, commerciale ou «populaire», supporte mal l’épreuve du temps. Au lieu d’une œuvre d’art, elle devient un objet de nostalgie (à consommer et à exploiter), au mieux un document historico-sociologique.
Toujours pour situer cet enregistrement et la stupidité de la remarque présidentielle initiale, et même la langue de bois mondaine d’Herbie Hancock qui y va aussi de sa sentence («Jazz changed everything for me, and Dave did that!»), il faut se rappeler qu’en 1959, c’est l’âge d’or du jazz, et que si l’on avait voulu vendre des millions d’exemplaires d’une musique naturellement populaire, en élevant le public plutôt qu’en le rabaissant avec complaisance au rang de consommateur de produits de mode, il suffisait de promouvoir davantage Louis Armstrong, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, pour avoir à la fois des millions de vente, et un objet artistique éternel (ces artistes ont d’ailleurs très bien vendu, avec des promotions qui pour être importantes, n’ont pas atteint les niveaux de la promotion «pop»).
Dans le registre pianistique, il existait au moins un personnage comme Erroll Garner suffisamment populaire sans que personne n’en ait fait artificiellement une vedette de variété, par la simple magie et popularité de son art, jazz de la première à la dernière note. Son Concert by the Sea se vendit également à plus d’un million d’exemplaires, sans cette promotion «pop», en deux ans au lieu d’un. Cela aurait pu continuer, mais en 1958, Erroll Garner et Martha Glaser vont faire un procès à CBS pour récupérer les matrices des enregistrements et créer ensuite un label indépendant et protéger la création (Octave Records, cf. la chronique des rééditions récemment parues, part 1 et part 2). Mauvais esprit, cet Erroll!
Cela dit pour relativiser la portée artistique et historique de cette session dans le jazz, ça n’enlève aucune des qualités de Dave Brubeck, musicien de culture classique qui s’intéresse au jazz et y apporte, comme beaucoup de profils similaires, un background classique solide, pour un traitement savant et parfois techniquement novateur avec des rythmes biscornus (9/8, 5/4…). En cela, il se place dans ce courant third stream qui voit dans le jazz, à la suite d’André Hodeir, l’occasion de faire «progresser» la musique inéluctablement vers «un mieux» (vision techniciste de la musique), le nouveau, une synthèse idéale qui permettrait d’en faire la «super-musique» de demain, toujours de demain. Cela relie cette conception au caractère éphémère de la mode qui vend toujours du nouveau (même quand c’est la même chose): une idée de commerçants (société de consommation de masse) ou d’intellectuels euro-américains et européens, voire parfois afro-américains quand ils n’ont pas compris l’enjeu politique du jazz. Cela n'est pas toujours dépourvue de bonnes intentions (le dépassement de la ségrégation aux Etats-Unis, l’universalité de la musique) et de mauvaises intentions aussi (l’accaparement de l’héritage du jazz et de son étiquette valorisante de musique de liberté et de qualité, le détournement de sa fonction de protestation, de subversion et de dignité). 
Depuis le courant cool initié par Gil Evans et Miles Davis, même le MJQ et John Lewis y ont mis quelques doigts; mais la présence de Milt Jackson, Percy Heath et Connie Kay préserve parfois le caractère hot, blues et swing du répertoire du MJQ. Ces modes crossover, jazz et classique, jazz et musique contemporaine (l’avant-garde du Jazz Composer Orchestra de Cecil Taylor jusqu’à Anthony Braxton et George Lewis), comme les modes jazz et variété (depuis Nat King Cole et une multitude d’autres plus ou moins intéressants…), jazz et musique brésilienne, n’ont rien de synthèses artistiques: ce sont des résultantes conjoncturelles d'une idéologie économique au service de la consommation de masse, inévitablement à contresens de l'esprit du jazz.
Dans les critères qui fondent ce Time Out de Dave Brubeck et sa version «alternate takes», l’expression hot, le blues, les racines qui fondent le langage du jazz sont quasiment absents. C’est pourquoi, on peut comprendre parfaitement le jazz sans Dave Brubeck, contrairement à ce qu’avance Barack Obama.
Dave Brubeck est un musicien américain, aux origines européennes récentes (un père d’origine suisse, une mère d’origine anglaise), qui raconte une partie de l’Amérique, à l’instar de devanciers et de suiveurs. Comme George Gershwin par exemple mais aussi beaucoup d’autres (Bill Evans, etc.), son amour pour la culture afro-américaine ne fait aucun doute. Il fait aussi partie de la culture savante et populaire américaine, la grande qualité de ce XXe siècle musical (et pas seulement) aux Etats-Unis qui ressource la création artistique savante dans le creuset populaire. Dave Brubeck a reçu l’enseignement de Darius Milhaud –un de ses fils se prénomme Darius– et de sa mère, pianiste classique devenue enseignante. Ce parcours américain est fréquent, avec une proximité plus ou moins grande avec le jazz, car le jazz est l’art musical majeur du XXsiècle. Chez Dave Brubeck, l’héritage de George Gershwin est perceptible dans sa curiosité et parfois dans sa forme comme chez Leonard Bernstein, musicien classique, même si pour des raisons biographiques, George Gershwin entretient depuis l’enfance un lien beaucoup plus profond avec l’Afro-Amérique (Porgy and Bess en est l’illustration finale, l’apogée, cf. Jazz Hot Spécial 1999).
Chez Dave Brubeck, musicien savant, l’intellectuel reste prépondérant. Sa relation avec la culture populaire jazz, même s’il l’a approfondie et aimée toute sa vie, reste intellectuelle, si on lui suppose une parfaite honnêteté comme nous le faisons. George Gershwin, qui ne doutait de rien, n’a pourtant jamais prétendu être un musicien de jazz; il a été très sage. Son œuvre n’en est pas moins éternelle, populaire, savante et véritablement artistique. Elle doit tout à son imagination et à son énergie. Elle incarne l’Amérique assez largement, l’Afro-Amérique comprise car la synthèse de George Gershwin possède cette dimension.
Dave Brubeck a choisi, comme d’autres, de se qualifier «musicien de jazz», sans y réfléchir, l’époque l’acceptait, et la critique le lui disait. Il a fait sa carrière sur les scènes de jazz voire les grandes scènes populaires et parfois les opéras, et il a choisi de présenter son œuvre, comme beaucoup d’autres, avec une instrumentation qui relève du jazz, en solo, trio, quartet. Mais il est plutôt, à l'écoute, de cette tradition populaire et savante de la musique américaine durablement marquée par le jazz sans en être. Et cet album est emblématique de cette réalité, à cause de son processus de création. L'intérêt de ces précisions réside à la fois dans le principe même d'une chronique et dans le fait de savoir apprécier une création artistique pour ses qualités particulières, de savoir distinguer pour saisir les nuances.

«Blue Rondo à la Turk» est un exercice de virtuosité classique inspiré de Bartók, d’après ce qu’on en lit, dont la mise en scène intègre le jazz comme un contraste avec le thème initial, sous la forme d’un blues dont l’exécution, quelque peu scolaire ou académique, ne signale pas un grand musicien de jazz ou de blues, mais simplement une évocation descriptive dans le langage de Dave, classique.
«Strange Meadowlark» est une agréable ballade populaire américaine, digne du songbook, joué par un bon pianiste. Le songbook n’est pas le répertoire du jazz, mais celui de la chanson populaire américaine, que le jazz a sublimé par sa relecture personnalisée par chacun des interprètes. «Take Five», comme le premier thème, travaille sur la complexité rythmique, pas celle du jazz mais celle que lui inspire sa culture classique. Son orchestre fait ce qu’il peut, comme Joe Morello, mais son chorus de batterie (trop long) est lui aussi très scolaire-académique, écrit, caricatural du jazz. Comme chez Paul Desmond à l’expression linéaire, chez Dave, il n’y a pas d’accents, pas d’expression hot. «Three to Get Ready» est la version originale (en dépit de ce qu’on lit sur les partitions françaises qui l’attribue à un quidam) de la chanson immortelle en France «Le Jazz et la java», dont on doit les paroles à Claude Nougaro, inspiré semble-t-il de Joseph Haydn. Nougaro a également repris «Blue Rondo à la Turk». Le jazz, malgré la chanson, est absent de cette petite valse. «Cathy’s Waltz», une autre valse, jazzée par moments, une bonne composition, n’a rien aussi d’un thème du jazz, avec quelques garnérismes en fin de thème, un clin d’œil peut-être à l’autre «vedette» du piano de CBS. «I'm in a Dancing Mood» est une belle composition, encore digne du songbook, assez loin dans la forme du jazz, plus proche de la comédie musicale américaine. Il y a par moment quelques couleurs jazz plutôt superficielles. «Watusi Jam» est un blues intellectualisé par Dave Brubeck, un blues cérébral, où Joe Morello sur les toms restitue un côté jungle qui ressemble autant à Duke que la jungle d’Hollywood pouvait ressembler à la jungle d’Afrique. Malgré la technique de percussionniste de Joe Morello, on s’étonne que ce type de chorus puisse faire illusion après Art Blakey qui, à la même époque, est sur une autre planète, celle de la création, celle du jazz. On évoque Art Blakey en pensant à un disque de l’époque, mais il y a évidemment quelques centaines, voire milliers, de batteurs de jazz plus jazz que Joe Morello en 1959. Le dernier titre permet d’entendre l’atmosphère détendue de la séance, avec les voix, les faux départs (sur «Cathy’s Waltz»), les échanges entre musiciens et avec l’ingénieur, sans doute Teo Macero… Mais sans les images, c’est difficile à suivre sur disque.
Au total, on comprend mal avec le recul l’engouement dans le jazz pour cette séance, l’original comme le présent. Ce sont de bons musiciens, mais on est loin du génie du jazz, malgré les rythmes dits «complexes» de Dave Brubeck. C’est une musique datée parce qu'elle était de mode, qui manque de chair (on pouvait le savoir dès cette époque à condition de conserver un esprit critique), qui manque de profondeur, complaisante parfois plutôt que populaire.

Dave Brubeck évoquait le jazz à un âge avancé dans un documentaire de Clint Eastwood (Piano Blues, 2003), et, dans mon souvenir, il y était beaucoup plus profond et artiste dans ses propos, quand il posait les doigts sur le piano en particulier, que dans cet enregistrement. Il aurait été intéressant qu’il parle lui-même 
de cette séance dans la tranquillité d’une conversation privée, dépourvue de mondanité, et dans la profondeur d’une réflexion sur l’art, sur le jazz. On doit ces inédits à la famille Brubeck, et on peut comprendre leur souci de mémoire, d’autant que la famille semble très soudée autour du souvenir de Dave Brubeck. Ce Time Out Takes est donc une curiosité pour un retour sur l’histoire. Il sera certainement un objet «dé-li-cieux!» pour les mondains nostalgiques (ceux que nous avons cités par exemple), d’adoration pour les fétichistes et collectionneurs (ça existe, pourquoi pas?), mais, pour nous, plutôt un sujet de réflexion pour les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Nicki Parrott
If You Could Read My Mind

I Can See Clearly Now*°, Jolene°, If You Could Read My Mind, Vincent, Every Breath You Take°, First Time Ever I Saw Your Face*, You Belong To Me*, We've Only Just Begun*, This Girl's in Love With You*, Do That to Me One More Time*, Lean On Me°, The Water Is Wide
Nicki Parrott (b, voc), Harry Allen (ts*), David Blenkhorn (g°), Larry Fuller (p, ep), Lewis Nash (dm)

Date et lieu d’enregistrement non communiqués

Durée: 55'35'

Arbors Records 19482 (https://arborsrecords.com)


L'Australienne de Newcastle, Nicki Parrott (née en 1970) qui a étudié le piano puis à partir de l'âge de 15 ans la contrebasse, a eu de bonnes fréquentations: Bobby Shew, Les Paul, Clark Terry, Johnny Frigo, Bucky Pizzarelli, Rossano Sportiello, Randy Sandke, Derek Smith, Warren Vaché, Johnny Varro, Eddie Metz, Engelbert Wrobel, Byron Stripling, Frank Vignola. On la sait donc apte à swinguer. Elle ne cache pas non plus un penchant pour des chanteuses comme Doris Day, Blossom Dearie et Peggy Lee. Cet album a été conçu, pour s'occuper, pendant le confinement (mais Arbors ne donne pas les dates d'enregistrement). Nicki Parrott a sélectionné douze chansons, la majorité composée dans les années 1970. Les formules d'accompagnement varient d'une plage à l'autre. Harry Allen plus râpeux que d'habitude donne l'accent jazz à «I Can See Clearly Now» du chanteur-guitariste Johnny Nash (1940-2020), la voix de Nicki et le Fender Rhodes tirant plutôt vers la pop music (bon jeu de balais de Lewis Nash). Dans «Jolene» de la chanteuse country, très populaire, Dolly Parton, Nicki Parrott prend un court solo de contrebasse qui permet d'apprécier une belle sonorité ronde. «If You Could Read My Mind» du chanteur folk Gordon Lightfoot, maintient un climat doux, sans aspérités que rien ne bouscule, notamment pas le solo musical de Larry Fuller. Les solos de contrebasse dans «Vincent» de Don McLean sont beaux. La sonorité est soignée, la justesse est indéniable et le tout se marie bien avec la délicate contribution de Fuller sur le jeu de balais toujours parfait de Lewis Nash. Bien qu'il y ait les paroles de cette chanson dédiée à Van Gogh dans le livret comme pour toutes les autres, Nicki Parrott s'abstient ici de chanter, pour la seule fois de l'album. Sa voix, pas jazz avouons-le, revient dans «Every Breathe You Take» de Sting (alias Gordon Matthew Thomas Summer) qui au moins vaut pour un solo de qualité avec quelques inflexions signé David Blenkhorn. Toujours aussi soft, «Firts Time Ever I Saw Your Face» du poète communiste britannique Ewan MacColl, alias James Henry Miller (1915-1989) est sauvé de la monotonie par un solo à la Stan Getz d'Harry Allen. Un soulagement avec l'introduction musclée d'Allen dans «You Belong to Me» de la chanteuse américaine Carly Simon, prise sur un tempo à peine plus vif. Le solo du ténor y est bien venu ainsi que son alternative avec Larry Fuller (à noter l'utilisation du growl, sans excès). On se croirait presque revenu au jazz. Un fadding éteint cette bouffée d'oxygène. Mais par chance, c'est l'expressivité getzienne du ténor qui amène «We've Only Just Begun», composition du parolier américain Paul Williams sur une musique du multi-instrumentiste Roger Nichols. En duo Nicki Parrott et Harry Allen nous donnent ensuite «This Guy's (Girl's) in Love With You» de Burt Bacharach avec des paroles d'Hal David (1968). Allen y est getzien à souhait. La partie de contrebasse de la chanteuse est de bonne facture. Harry Allen introduit «Do That to Me One More Time» de la chanteuse Toni Tennille. En dehors de la voix de Nicki Parrott, on a des solos professionnels signés d'elle, d'Allen, de Fuller (vaguement soul au Fender Rhodes) et, aux baguettes, de Mr. Nash. Le «Lean on Me» de la vedette soul Bill Withers (1938-2020) a connu des versions plus musclées (Johnny Adams par exemple). Par chance, David Blenkhorn y intervient. Ce dernier apparaît en duo avec Nicki Parrott sur «The Water Is Wide» du fondateur de l'English Folk Dance Society, Cecil James Sharp (1859-1924). L'option esthétique est de faire joli et doux (pour ne pas réveiller les gens?). Les tempos évitent d'être nerveux ce qui rend l'album très monotone. De ce fait, il est douteux malgré sa musicalité qu'il fasse un succès dans le monde de la pop music auquel il s'adresse. Les artistes qui ont un potentiel pour le jazz semblent quitter le navire, encouragés par une meute de critiques incultes et par la politique de programmation pas mieux qualifiée des entrepreneurs de spectacles dévoués à l'argent. Nul doute que sous ces tirs groupés le jazz de tradition, de culture, ne peut que couler. Pour autant, la qualité d'enregistrement est excellente dans tous les titres.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Peter Bernstein
What Comes Next

Simple as That, What Comes Next, Empty Streets, Harbor No Illusions, Dance in Your Blood, We'll Be Togther Again, Con Alma, Blood Wolf Moon Blues, Newark News
Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 25 juin 2020, New York, NY
Durée: 58’ 28”
Smoke Sessions Records 2007 (smokesessionsrecords.com
/uvmdistribution.com)

Enregistré pendant la petite respiration laissée par la dictature mondialisée, en juin 2020, c’est du bel ouvrage que livre Peter Bernstein, splendidement entouré par un trio avec Sullivan Fortner, le natif de New Orleans qui a déjà confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, Peter Washington (Jazz Hot n°581) qu’on ne présente plus parce qu’il est à lui seul la garantie d’un enregistrement de qualité, et Joe Farnsworth qui vient de donner un excellent album sur ce même label (cf. plus bas). Peter Bernstein est, à la guitare jazz, l’une des incarnations de New York, comme on pourrait le dire de Woody Allen pour le cinéma. Il a participé à tant de séances d’enregistrement, avec tant de musiciens de jazz de grand talent, qu’il est une sorte d’incontournable de la ville. Son style, inscrit totalement dans le jazz de culture, blues et poétique, est plein de l’esprit de cette ville, de ses clubs qu’il aime et anime depuis des années dans de multiples formations. Il faisait la couverture de Jazz Hot n°590 en 2002, et il ne sera pas inutile d’y redécouvrir son parcours aux côtés des Lou Donaldson, Lonnie Smith, Jesse Davis, Melvin Rhyne, Eric Alexander, Larry Goldings, Joshua Redman, Lee Konitz, Jimmy Cobb, Mike LeDone, David Newman, Kevin Mahogany, Bobby Hutcherson, Sonny Rollins, Alvin Queen, Etta Jones, Pat Bianchi, Teodross Avery, Harold Mabern…
Il a une importante discographie en sideman (plus de 100 albums) et tout à fait respectable en leader (une trentaine d’albums) sur Criss Cross, Smalls Live, Cellar Live, Pirouet, Smoke Sessions comme ce dernier disque, ce qui dit assez son omniprésence dans les clubs de la Grosse Pomme. Car les clubs new-yorkais se sont donnés depuis les années 2000 la double mission de programmer et d’enregistrer, et ils l’ont bien fait. Ils constituent ainsi, jour après jour, et malgré la période actuelle, une mémoire indispensable des musiciens de jazz de talent qui peuplent cette ville. Le jazz de culture y est très bien représenté, et cela permet (comme vous pouvez le constater à la lecture des chroniques de disques) de résister à ce lessivage de cerveaux de notre époque, car dans le même temps les labels historiques (Blue Note et autres, repris au sein de grands groupes) ont la fâcheuse habitude de ne plus faire du jazz de culture le principal de leur production en matière de nouveautés, privilégiant les produits savonnettes (…forcément pour le lessivage).
Quoi de neuf dans ce disque? Tout et rien. Tout, c’est-à-dire 6 originaux (sur 9 titres) de Peter Bernstein pour ouvrir cet album, avec des titres inspirés par les temps mauvais que nous traversons comme le nostalgique «Simple as That», le meilleur jazz qui soit, blues et enraciné, «What Comes Next» qu’on peut traduire par une sérieuse interrogation sur l’avenir, une mélodie poétique, ou encore «Empty Streets» (rues vides) la suite de cette réflexion, et pour finir un «Harbor No Illusions» qui ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir. C’est une musique expressive et brillamment défendue par le quartet («Harbor  No Illusions»), avec ce qu’il faut de sensibilité et d’excellence instrumentale dans le registre du jazz pour exprimer cette gamme de sentiments, et ce moment particulier de blues, au sens familier du terme. Deux autres originaux, «Dance in Your Blood» et un blues classique «Blood Wolf Moon Blues» qui s’intercale à merveille entre une composition de Dizzy Gillespie et une de Sonny Rollins, parachèvent ce qui est nouveau dans ce disque.
Ce qui n’est pas neuf, c’est, comme toujours avec Peter Bernstein, un jazz enraciné, blues et qui swingue, imprégné de son amour pour New York et pour les formations de la grande époque de Blue Note justement, celles avec selon l’artiste –orgue, piano, trompette et saxophone– un jazz pour lequel on ne se pose jamais la question de savoir si c’en est (du jazz), parce que c’est l'essence même du jazz (blues, swing et expression hot).
Ce qui est éternellement neuf, c’est que la vie du jazz et des artistes de jazz continue, qu’ils la poursuivent parce qu’ils sont encore en vie, n’en déplaise aux dictateurs qui nient jusqu’à leur existence depuis un an, comme de nouveaux talibans et au fond pour les mêmes raisons (l’esprit totalitaire).
Ce qui reste toujours vrai, c’est que les artistes de jazz renvoient à cette laideur du monde des moments rares de beauté autour d’un standard comme «We’ll Be Together Again» qui convient aux temps que nous vivons (on peut le chanter même sur le Titanic), ou qui abordent le «Con Alma» nostalgique de Dizzy Gillespie et les joyeuses «Newark News», une atmosphère d’un autre temps, un calypso de Sonny Rollins où Sullivan Fortner, New Orleans oblige, peut faire admirer sa familiarité avec les rythmes des Caraïbes. La section rythmique Peter Washington et Joe Farnsworth est simplement parfaite.
La guitare poétique, en notes détachées et claires, les longues lignes bien construites, avec le son chaud et le lyrisme de Peter Bernstein racontent le jazz dans ce qu’il a de plus éternel. Eternel? On le pensait jusqu’en 2020, mais comme le dit justement Peter Bernstein avec «What Comes Next», le doute est maintenant permis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Lennie Tristano
The Duo Sessions

avec Lenny Popkin: Out of a Dream, Ballad, Chez Lennie, Inflight, Ensemble, Melancholy Stomp
avec Connie Crothers: Concerto Part 1, Concerto Part 2

avec Roger Mancuso: Palo Alto Street, Session, Changes, My Baby, Imagery, That Feeling, Minor Pennies, Home Again

Lennie Tristano (p), Lenny Popkin (ts), Connie Crothers (p), Roger Mancuso (dm)

Enregistré les 15 octobre 1970, c. 1976,
c. 1967-68, lieux non précisés
Durée: 1h 10’ 19”

Dot Time Records 8016 (dottimerecords.com/Socadisc)


Lennie Tristano est un personnage à part dans le jazz. Né à Chicago en 1919, il partage la cécité avec Art Tatum, sa première inspiration dont il garde les traits de virtuosité au piano. Mais sa génération le rapproche de Charlie Parker, autre disciple à sa manière d’Art Tatum, dont il est contemporain et admirateur, et son art est un chemin personnel qui se fonde sur ses inspirations, son origine italienne à Chicago, une mère investie dans la musique, une curiosité sincère pour l’Afro-Amérique et une culture classique qui lui ont ouvert la pratique non seulement du piano mais aussi des saxophones et de la clarinette. Comprenant aussi ce qui le sépare de la culture afro-américaine, il cherche une voie particulière qui lui permette de rester sincère et original, de synthétiser son amour de la musique en général et du jazz en particulier. C’est d’ailleurs l’une des bases de son enseignement, et ses disciples conservent pour ce maître une admiration sans bornes.
Cette production, quelque peu curieuse par son manque de précisions, semble mettre à notre disposition des enregistrements inédits réalisés dans le cadre de son enseignement, réunis par Carol Tristano (dm), la fille de Lennie, que nous connaissons bien puisqu’elle vit à Paris, qu’elle joue régulièrement avec Lenny Popkin qui est l'un des musiciens dans ce disque. Les disciples, parmi lesquels Lee Konitz, Bill Russo, Billy Bauer, Warne Marsh, ont aussi été des partenaires de sa musique, et son atelier est devenu pour l’essentiel son studio d’enregistrement, son lieu d’expérimentation, son lieu de vie avec les élèves qu’il a choisis.

Dans ce disque, la configuration ne change pas. Il s’agit de trois duos avec des disciples devenus des partenaires: le plus ancien est un batteur Roger Mancuso; le suivant est le saxophoniste Lenny Popkin (Jazz Hot n°619 et n°668); le plus récent avec Connie Crothers (Jazz Hot n°678), que nous connaissons également, et qui avait donné dans une interview quelques clés de sa rencontre avec Lennie Tristano, très utiles à la compréhension de son enseignement.

Les deux premiers duos avec Roger Mancuso et Lenny Popkin restent dans le cadre du jazz, avec des thèmes non identifiés (titres et auteurs) dans cet enregistrement, repérables malgré la forme libre. Ce sont peut-être des séances de travail, improvisées avec beaucoup de libertés, et pourtant qui font référence à l’histoire du jazz et à un répertoire, utilisé par Charlie Parker en particulier, grand relecteur de standards. Bien que tous les titres soient attribués à Lennie Tristano, nos oreilles nous indiquent qu’il s’agit d’improvisations sur des standards ou compositions du jazz: le 1
er «You Stepped Out of My Dream», le 4«Donna Lee», le 9«It’s All Right With Me», le 10e «What Is This Thing Called Love», le 11e: «Out of Nowhere», le 13une reprise de «You Stepped Out of My Dream», le 14«That Old Feeling» et le 16«Indiana» que Charlie Parker transposa à sa manière et signa, bien sûr. Il semble y avoir des thèmes originaux improvisés sur place bien qu’on puisse y retrouver des harmonies connues au détour d’une phrase pour les duos avec Lenny Popkin et Roger Mancuso.
Les deux thèmes de Connie Crothers n’appartiennent en rien au jazz comme on le savait pour cette musicienne (article déjà cité), et sont attribuables sans aucun doute aux deux pianistes, même si Lennie Tristano y laisse percer ses influences. C’est de la musique improvisée d’essence classique-contemporaine où le jazz n'est qu'un réminiscence ponctuelle.
Au total, c’est une curiosité pour laquelle on aurait aimé plus de détails sur les musiciens et les circonstances, de ces détails qui donnent du relief à ce genre de production, puisqu’en dehors de Connie Crothers, décédée, les autres protagonistes sont en vie, et d’abord Carol et Lenny qui semblent être à l'origine de ce disque. Le texte du livret de Carol Tristano et la production sont donc insuffisants pour ce qui est plus, à ce stade, une curiosité qu’un indispensable, malgré Lennie Tristano. Etrange et dommage pour un disque de la collection «Legends» de Dot Time.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Jérôme Etcheberry Popstet
Satchmocracy: A Tribute to Louis Armstrong

Tight Like This, Hear Me Talkin' to Ya, Weather Bird Rag, Hotter Than That, I Double Dare You, Memories of You, Big Butter and Egg Man, Someday You'll Be Sorry, Cornet Chop Suey, Struttin' With SBQ, West End Blues, Potato Head Blues, Yes I'm in the Barrel, New Orleans Stomp
Jérôme Etcheberry (tp, arr), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl), Benjamin Dousteyssier (as, bar), Ludovic Allainmat (p), Félix Hunot (g), Sébastien Girardot (b), David Grébil (dm)

Enregistré en octobre-novembre 2020, Meudon (78)

Durée: 56' 27''

Camille Productions MS102020 (camille-productions.com/Socadisc)


Remarquons d'abord que le texte en anglais de Michael Steinman n'est pas bien traduit. Par exemple pour «Beau Koo Jack», par l'orchestre d'Earl Hines, Michael Steinman dit que la section de trompettes joue la transcription harmonisée (scored) des solos de Louis Armstrong comme le fera faire Dick Hyman en 1974 à la New York Jazz Repertory Co. Ayant toujours écrit du bien de Jérôme Etcheberry, Malo Mazurié et bien sûr Louis Armstrong, on aura vite fait de crier au copinage. Sombre époque, où déjà avant le brutal arrêt, le jazz de tradition était relégué dans le ghetto de l'animation «off» ou comme alibi dans un coin de programme qui ne profitait qu'aux représentants du show-biz et aux expérimentations sans avenir. L'alliance des incultes et des snobs n'a pas aidée Louis Armstrong qui, au mieux, n'est qu'un nom dans un enseignement progressiste complice du néant artistique. Quand un appareil tombe en panne, on l'éteint puis on le rallume. On ne sait jamais, ça peut repartir «comme avant». Pendant l'arrêt mondialisé, les musiciens, en tout genre, enregistrent. On ne sait jamais, au cas où le jazz de tradition soit encore possible après. On peut rêver. Et ce disque porte au rêve, à l'espoir même.
Jérôme Etcheberry, né en 1967, est maintenant le vétéran qui tient le flambeau de la lignée Armstrong-Jabbo Smith-Eldridge. Il transmet puisqu'il convie la jeunesse. Il me plaît de dire au passage qu'il est avec les frères Beuf, Fred Couderc, Fred Dupin, Guillaume Nouaux, un des produits illustres de l'Harmonie de la Teste-de-Buch que dirigea le trompette Jean Dupin (nous avons joué ensemble pour Roger Voisin du Boston Symphony). Malo Mazurié, né en 1991, est un sérieux client que j'ai connu alors qu'il était encore élève de Didier Roussel au Conservatoire de Rennes. Le monde de la trompette était alors une famille, «avant». On retrouve ici les Three Blind Mice au complet, Malo, Sébastien Girardot et Félix Hunot. Ce Félix, natif de Provence, peut se targuer d'être une exception à la règle, celle du fruit d'un enseignement vraiment jazz, celui de Jean-François Bonnel. Hunot a abondamment œuvré pendant l'«arrêt  de vivre», signant une collaboration avec le chanteur Scott Emerson (Jazz Age & Centenaire, 2019-20, Klarthe) où brille Jérôme Etcheberry, et un CD pour son compte (Jazz Musketeers, JM Music, 2020) où Malo sonne entre Bix et Armstrong. J'ai pu applaudir tous ces jeunes à Marciac, plutôt au festival bis évidemment, notamment l’étonnant Benjamin Dousteyssier, un produit marciacais comme son frère Jean (cl), notamment dans une piqûre de rappel de John Kirby et Raymond Scott pour le compte du groupe The Coquettes. César Poirier me semble complice de Géraud Portal (dont le père fut à Bourges, un ami et confrère) pour célébrer Mingus. David Grébil n'était-il pas avec Malo autour de Cecil L. Recchia? Enfin, Ludovic Allainmat, ex-élève de Ludovic de Preissac, qui s'intéresse à Oscar Peterson, Bill Evans mais aussi à Herbie Hancock et Chick Corea, a joué à Jazz in Marciac. Un beau casting que le vétéran Jérôme Etcheberry a réuni pour emprunter le chemin ouvert par l'incontournable Pops de la haute époque, sans esquiver les difficultés.
Et cela débute très bien! Mieux que ça même. Déjà le choix du premier morceau fait preuve de compétence. «Tight Like This» est un sommet d'émotion dans l'œuvre de Louis. Très bonne introduction Grébil-Etcheberry rejoints par Mazurié qui établit le climat sombre indispensable. Climat judicieusement maintenu dans l'exposé du thème (Jérôme-Malo), vigoureux solo créatif de Benjamin Dousteyssier (qui confirme le talent expressif que j'avais suspecté), bon passage de piano (merveilleuses lignes de basse de Girardot derrière), petit appel-réponse entre Benjamin et Jérôme, avant la transcription du fabuleux solo de Louis, joué par Jérôme et Poirier au ténor, sur des tenues de Malo. L'effet est magistral. Pour ce XXIe siècle inculte, c'est une grande gifle salvatrice. Je ne connais pas de meilleure version avec celle de Louis (12 décembre 1928) et la prestation de Wynton Marsalis en 1990 avec Michael White. Belle version swing de «Hear Me Talkin' to Ya». On apprécie la souplesse de la rythmique (guitare-contrebasse-balais) et la qualité de l'arrangement. Félix Hunot prend un excellent solo de guitare électrique. Jérôme avec la sourdine et en legato a son propre style dérivé d'Eldridge que l'on reconnaît dès la première mesure. La sonorité de ténor est mieux que plaisante. Enfin, Jérôme et Malo jouent Louis comme un seul homme, et l'archet de Girardot clôt une affaire rondement menée. L'orchestration du considérablement moderne duo Armstrong-Hines sur «Weather Bird Rag» est une heureuse surprise. Poirier (cl), Dousteyssier (bar) ne cherchent pas à recréer. C'est du jazz comme il s'habille aujourd'hui. Le solo de piano a la sobriété qu'on aime sur une rythmique résolue à swinguer. L'harmonisation du solo de Louis démontre combien son esprit créatif n'est pas désuet. Monstrueusement beau! Jérôme Etcheberry n'a pas redouté d'aborder «West End Blues» qui a secoué le monde des trompettistes en 1928-30. Tous les trompettistes ont tenté de se mesurer au désormais monstre sacré avec ce morceau, cette cadence introductive (Jabbo Smith en 1930 à l'unisson avec Eddie Thompkins, mais aussi Reuben Reeves, Punch Miller, Bill Coleman, etc). Ici, l'introduction est harmonisée à plusieurs voix. Le thème est joué par Etcheberry et Poirier au ténor (avec un riff en arrière plan pour Malo). Poirier propose un solo avec une sonorité pulpeuse. L'appel-réponse historique clarinette-voix est transposé à la guitare électrique et l'harmonisation de la vocalise jouée par les souffleurs. Le solo de piano est limpide puis c'est le solo de Louis harmonisé trompette-sax ténor (Jérôme joue la voix de dessus). La coda de Louis qui est aussi mélancolique que son «Tight Like This» est jouée avec la retenue qu'il faut par Jérôme Etcheberry. Ici comme ailleurs, il tire un bon parti de l'écriture pour deux cuivres (trompettes) et deux anches notamment dans les harmonisations des solos de Louis Armstrong. J'ai eu la chance d'entendre ce genre de reprise par Jimmy Maxwell-Joe Newman-Pee Wee Erwin dans les années 1970; eh bien, ici c'est du même niveau! «Yes, I'm in the Barrel» alterne un climat Ellington avec la touche espagnole chère à Jelly Roll Morton; de l'humour sans doute car Ellington et Morton se détestaient; très bon solo de clarinette sur un drumming d'expert; le développement orchestral est ensuite marsalien. Le côté latin convient bien à «New Orleans Stomp». Il y a un stop chorus à deux trompettes parfait et un bon solo de Girardot dont la sonorité ronde fait plaisir: belle coda vers l'aigu à la clarinette, nette et précise. Relevons que Louis aurait sans doute aimé entendre sa touchante composition, «Someday», jouée par le trio Nat King Cole ou par celui d'Oscar Peterson qu'il a côtoyé. On peut imaginer grâce à ce disque ce que cela aurait donné. Une fraîche virgule où les souffleurs font tacet (silence). Certes Malo Mazurié est peu mis en vedette, mais il est l'appoint indispensable à ces orchestrations fouillées («Cornet Chop Suey»). Sa sonorité et son phrasé s'accordent bien avec le style du leader. L'arrangement sur «Struttin' With SBQ» est de la dentelle digne de John Kirby. Dans l'exposé introductif de «Memories of You», Jérôme Etcheberry, seule fois dans ce disque, cherche à reprendre sur sa Conn Vocabell le phrasé du one and only boss, Louis Armstrong. Il parvient par un son épais et délicat à montrer que Louis a ouvert un espace respectif à Red Allen et à Doc Cheatham. Dans la coda, Jérôme et Malo ont un drive fulgurant, et les aigus de Jérôme touchent presque au panache impérial du maître. Nous n'allons pas plus avant détailler car tous les arrangements sont d'une qualité remarquable et tous les solos sont d'une haute tenue d'inspiration dans la veine d'un jazz de tradition œcuménique qui balance hors du ring les scolaires copies de jazz traditionnel comme les prétentions modernistiques pour naïfs.
Ayant travaillé, comme il se doit pour tout trompettiste qui veut l'être, les transcriptions des solos de Louis, je ne peux que baisser humblement mon chapeau devant le travail superlatif du tandem Jérôme Etcheberry-Malo Mazurié. Il me répugne d'accorder le moindre «indispensable» en ce pauvre XXI
e siècle, mais Jérôme Etcheberry, artiste doué et sincère, m'y contraint et puis ce sera ma marque de mépris pour ceux de mes confrères qui trouveront à parler encore d'un «jazz de répertoire» avec la moue convenue d'une secte formatée hors des raisons d'être du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Charles McPherson
Jazz Dance Suites

Song of Songs/2019: Love Dance°+, Heart's Desire*, Wedding Song, Hear My Plea, Thinking of You, After the Dance*, Praise°+, The Gospel Truth
Reflection on an Election/2016

Sweet Synergy Suite/2015: Sweet Synergy, Delight, Nightfall, Marionette, Song of the Sphinx, Tropic of Capricorn

Charles McPherson (as), Terell Stafford (tp), Jeb Patton (p), Randy Porter (p)*, Yotam Silberstein (g)+, David Wong (b), Billy Drummond (dm), Lorraine Castellanos (voc)°

Enregistré 9 et 10 décembre 2019, Englewood Cliffs, New Jersey

Durée: 1h 07’ 55”

Chazz Mack Music (charlesmcpherson.com)


On doit cet enregistrement de Charles McPherson (né en 1939) –le grand saxophoniste alto au son sans pareil qui apporta tant à la musique de Charles Mingus et plus largement au jazz– à Camille, la fille, danseuse du Ballet de San Diego, CA, qui a inspiré son père pour composer depuis 2015 des suites qui sont le matériel sonore du ballet de Javier Velasco, son directeur. Cette musique, Charles McPherson a pensé l’immortaliser dans ce bel enregistrement. La notice ci-dessus vous explique le contenu et l’année de création des trois suites (Song of Songs, Reflection on an Election, Sweet Synergy Suite) reprises dans les Studios Rudy Van Gelder, avec Maureen Sickler aux manettes, en fin d’année 2019 par Charles McPherson entouré d’un très bel ensemble: Terell Stafford, Jeb Patton, David Wong, Billy Drummond sont parfaits, aussi bien pour le soutien que dans leurs chorus. Du grand jazz parfaitement enregistré! C’est un contenu sans doute condensé par rapport aux suites originales qui servirent d’argument sonore aux ballets, en particulier «Reflection on an Election», à propos de l’élection de 2016 de Donald Trump, une suite à l’origine en trois mouvements («Reflection», «Turmoil», «Hope»), dont il reste ce thème de 6 minutes, un sommet de ce disque!
Petit aparté, on remarque qu’un événement aussi catastrophique que l'élection de Donald Trump peut se traduire chez un artiste par une œuvre de qualité. La conscience politique produit aussi de l’art. C’est sans doute parce que les artistes de jazz n’ont pas vraiment une conscience politique, à ce jour de 2021, de la manipulation dont nous sommes victimes avec le covid, qu’ils n’ont encore presque rien traduit de fort sur ce sujet, à quelques exceptions près (Mathias Rüegg et pas dans le jazz). C’est un sujet d’inquiétude pour le jazz quand il n’est plus capable de s’opposer dans sa manière si particulière, c’est-à-dire en créant du beau et du profond pour répondre à l’horreur.

Revenons au disque: Song of Songs est inspiré de l’Ancien Testament, pas celui de Count Basie (l’orchestre d’avant-guerre), mais la Bible, Volume 1. C’est une série d’impressions, avec des climats qui répondent aux différents tableaux du ballet, qui commence avec l’intervention de Lorraine Castellanos (voc), qui arrive à faire swinguer l’hébreu façon Abbey Lincoln, soutenu en cela par le sax très expressif du leader, pour se terminer sur un «The Gospel Truth» splendide. Jeb Patton y confirme qu’il est un pianiste au drive exceptionnel et Billy Drummond qu’il possède une touche d’une délicatesse et d’une précision rares. On ne peut manquer par moments de retrouver l’esprit de Charles Mingus, mais quoi d’étonnant puisque Charles McPherson a été une composante essentielle de son orchestre (il est présent sur plus de quinze enregistrements du contrebassiste). On pourrait dire la même chose de Johnny Hodges et Duke Ellington.
Johnny Hodges qui est d’ailleurs évoqué comme une réminiscence par Charles McPherson dans son jeu (les glissandos jusqu’à la tonalité baptisée «pronunced scoops» dans le livret) sur «Reflection on an Election», une magnifique composition, comme un film noir de la fin des années 1950 qui finit mal… Le mal est sûr concernant Donald Trump, mais le problème aujourd’hui est que le mal ne finit plus parce qu’après Trump c’est comme pendant et pire qu’avant. Il nous reste cette œuvre, lyrique, où Charles McPherson est prodigieux seulement soutenu par la section rythmique. L’intervention de Jeb Patton y est à nouveau de toute beauté, et cela finit sur une conclusion émouvante de Charles McPherson jusqu’à la fêlure du son. Du grand art.
Avec Sweet Synergy Suite, qui date de 2015, on sent toute la légèreté de cette époque, presque heureuse, qui contraste avec la pesanteur actuelle. On ouvre sur un thème afro-cubain («Sweet Energy»), où Terell Stafford répond au leader que Jeb Patton accompagne par ses accents latins, avec sa musicalité habituelle. «Delight» est une composition où Charles McPherson donne une idée de l’étendue de son talent dans le registre bebop dont il est un maître (il a aussi accompagné Barry Harris). Terell Stafford est tout terrain et l’accompagne sans laisser sa part au chat. «Marionette» confirme cette complicité, et Charles McPherson s’y montre virtuose et véhément dans l’expression, nous rappelant Charles McPherson chez Charles Mingus, donc aucune copie, que du grand, du beau et du toujours nouveau, pour l’éternité. Ce thème a déjà été enregistré par le saxophoniste en 1995. Jeb Patton y est bon, et Billy Drummond prend un petit chorus tout en nuances. Avec «Song of the Sphynx», on change de décor et de gamme (orientale). Le chorus de sax est un délice rythmique, et Jeb Patton apporte dans le sien une ampleur orchestrale avant la contrebasse du bon David Wong. Le final de la suite –et de ce disque– propose un retour à un climat plus afro-cubain avec de belles interventions de Charles, de Terell, de Jeb, et toujours le jeu de caisse claire ou de cymbales de Billy Drummond précis et musical.
Un véritable all stars au service des œuvres de Charles McPherson, brillant instumentiste, compositeur inspiré, un des grands artistes de l’histoire du jazz: que demander de plus? Peut-être une réécoute de l’indispensable «Reflection on an Election», c’est tellement splendide! 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Carl Schlosser / Alain Jean-Marie
We'll Be Together Again

Chelsea Bridge/U.M.M.G., Isfahan, We’ll Be Together Again*, Rain Check, Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith, Little Sheri, Goodbye Pork Pie Hat, Are You Real?, I Remember Clifford, I’ll Remember April*, That’s All
Carl Schlosser (fl, afl, bfl, picfl), Alain Jean-Marie (p)

Enregistré en 2002, Chérisy (28) et en 2003, Vernouillet (78)*

Durée: 48’ 10’’

Camille Productions MS112020 (camille-productions.com/Socadisc)


Du 20 ans d'âge! Une nouvelle fois, Michel Stochitch, en producteur et amateur de jazz avisé, met à disposition du public un enregistrement de qualité resté plusieurs années dans un tiroir; c’était déjà le cas en 2018 de l’album Wash de Philippe Milanta, lequel a d’ailleurs suggéré à Carl Schlosser de soumettre au fondateur de Camille Productions ces bandes inédites de presque deux décennies. Le jazz et l'art se bonifient avec le temps…
Né à Paris le 3 décembre 1963, Carl Schlosser a étudié la flûte traversière pendant une dizaine d’années au Conservatoire de Créteil avant d’intégrer, à l’âge de 15 ans, l’IACP. Il se met alors également, en autodidacte, au saxophone qui deviendra son instrument principal. Il rejoint par la suite le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva (b), puis le groupe Quoi de Neuf Docteur? que le ténor quitte pour des partenaires plus en phase avec son attachement à la tradition, au swing et au blues qui imprègnent son expression: d’abord Jane X (voc) et Fabrice Eulry (p) avec lesquels il fonde le X Trio, puis Claude Bolling dont il intègre le big band en 1989. On le retrouve alors dans les orchestres de Gérard Badini et de Michel Legrand. Parallèlement sideman auprès de Wild Bill Davis (p), Alvin Queen (dm), Spanky Wilson (voc) ou encore Dany Doriz (vib), Carl Schlosser dirige aussi ses propres formations et enregistre un premier disque sous son nom en 1991, au Petit Journal Montparnasse, Back to Live.
En 1995, il abandonne subitement la scène jazz et Paris pour des compagnies de théâtre et de cirque itinérantes, comme il le raconte dans le livret. Installé en Charente-Maritime à partir de 2001, il renoue avec le jazz et reprend contact avec Alain Jean-Marie, rencontré au Petit Opportun à la fin des années 1980, avec lequel l’osmose avait été immédiate. En 2002, Carl Schlosser et Alain Jean-Marie entrent en studio avec une simple liste de morceaux et «quelques idées d’arrangements»: un enregistrement réalisé pour le plaisir de l’échange, sans perspectives précises de commercialisation. Un concert donné à Vernouillet (78) l'année suivante complète pour deux titres cet album qui aura tant attendu avant d’être dévoilé. Entre temps, le truculent ténor, se situant dans la filiation d’Illinois Jacquet, a repris toute sa place sur la scène jazz, que ce soit aux côtés de Rhoda Scott ou en collectif, associé à son alter ego Philippe Chagne, comme avec le Duke Orchestra de Laurent Mignard. Il a également monté son propre studio en Vendée, mettant ses talents d’ingénieur du son au service de ses amis musiciens: Stan Laferrière, Philippe Duchemin et bien d’autres. Une partie de la post-production de cet album y a été réalisée.

Cette conversation en duo, qu’il nous est enfin donné d’écouter, ravissante de spontanéité, passionnante par l'interaction inventive du flûtiste et du pianiste («Ispahan» est une merveille!), révèle une facette plus intimiste de l’excellent Carl Schlosser. C'est une grande idée d'avoir consacré un album entier à un duo flûte-piano. Carl Schlosser y joue de toutes les flûtes. Le choix des thèmes, tous magnifiques, soulignent l’étendue de son registre et de sa culture jazz qui vont de Duke Ellington à Roland Kirk (l’une de ses principales références, comme il le confiait à Jazz Hot en 1992), en passant par Benny Golson, Charles Mingus et les standards. Après une ouverture onirique sur «Chelsea Bridge» (Billy Strayhorn), le dialogue s’engage avec Alain Jean-Marie. Le pianiste, dont on connaît les grandes qualités (cf. Jazz Hot n°681
), reste le grand accompagnateur qu'on sait, mais plus, dans le duo intime, il est simplement un grand artiste qui distille à propos ses éclats sonores et sa poésie («We’ll Be Together Again»). La rêverie se poursuit dans l’univers Ellington-Strayhorn avec «Isfahan», tandis que sur «Rain Check» Alain Jean-Marie imprime des rythmes aux saveurs caribéennes et que Carl Schlosser fait l'oiseau des îles, univers encore évoqué sur «I’ll Remember April». Quand Carl Schlosser convoque le blues sur le «Goodbye Pork Pie Hat» de Charles Mingus, c'est un blues aérien où les accords savants et modernistes d'Alain Jean-Marie apportent un climat d'une originalité rare, s'appropriant totalement un thème qui appartient tellement à son auteur. «Are You Real?» de Benny Golson jouit du même traitement original, conçu comme une petite (2’) introduction joueuse contrastant avec l’émouvant «I Remember Clifford» du même auteur qui suit, où le lyrisme de Carl Schlosser se marie parfaitement avec les accords incisifs du pianiste. La sublime ballade de Roland Kirk, «Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith», dont les deux interprètes livrent une version particulièrement émouvante, sensible, est l’un des grands moments de cet album d’une totale poésie et qui sera pour beaucoup l’occasion de découvrir un flûtiste de jazz de premier plan dont le jeu subtil évoque, par la pureté du son, The Golden Flute ou le «Yesterdays» de Yusef Lateef de 1972 (avec Kenny Barron, Bob Cunningham, Al Heath). We’ll Be Together Again est peut-être une promesse de Gascon pour un prochain live, cette rencontre a déjà 20 ans d'âge, mais c'est une belle inspiration de Camille Productions, il aurait été dommage de priver plus longtemps les amateurs d'un si bel enregistrement!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Joe Farnsworth
Time to Swing

The Good Shepherd, Hesitation, Darn That Dream, Down by the Riverside, One for Jimmy Cobb, Lemuria, Prelude to a Kiss, Monk's Dream, The Star-Crossed Lovers, Time Was
Joe Farnsworth (dm), Wynton Marsalis (tp), Kenny Barron (p), Peter Washington (b)

Enregistré le 17 décembre 2019, New York, NY

Durée: 1h 01’ 42”

Smoke Sessions Records 2006 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


On connaît Joe Farnsworth, cet excellent batteur qui anime un incroyable nombre de disques et de concerts, à New York et en tournée, en Europe en particulier, au sein de all stars plus brillants les uns que les autres. Il fait aujourd’hui partie des meilleurs spécialistes sur son instrument, des meilleures sections rythmiques de ce jazz qu’on qualifie souvent de hard bop en raison de l’énergie qu’il dégage. Il est rare de le voir en tête d’affiche, car il est l’un de ces artistes essentiels, comme Peter Washington qui l’accompagne ici, qui construisent jour après jour le meilleur du jazz en sidemen. Joe Farnsworth, nous l’avons découvert auprès d’Eric Alexander en tournée européenne, avec qui il a enregistré une vingtaine d’albums. Sur disques et en tournée, il a aussi secondé le regretté Harold Mabern, son professeur, ce qui n’est pas surprenant quand on sait les liens qui relient Harold et Eric. On l’a vu également aux côtés de Steve Davis, Benny Golson, Mike leDonne, Cecil Payne, Cedar Walton, Junior Cook, et les labels familiers du batteur se nomment HighNote, Smoke Sessions Records, Criss Cross, Milestone, Smalls Live, Delmark… des labels qui ont mis le jazz de culture au centre de leur politique éditoriale. Autant dire que le titre choisi ici, Time to Swing, est une évidence que renforce l’écoute.
Pour expliquer cet enracinement et cette excellence dans le jazz de Joe Farnsworth, né en 1968, il faut aussi parler de son père qui dirigea un orchestre et de son frère qui fit partie de l’orchestre de Ray Charles. Joe a étudié avec Harold Mabern, Art Taylor et Alan Dawson au William Patterson College (New Jersey, 1990) et a très vite accompagné des musiciens de haut niveau comme Jon Faddis, Jon Hendricks, Annie Ross, George Coleman, Cecil Payne, Benny Green, avant d’intégrer le groupe survolté One for All, avec Eric Alexander, Steve Davis, David Halzetine, Jim Rotondi et, à la basse, Peter Washington, John Weber ou David Williams selon le moment. Il est aussi sideman du légendaire Pharoah Sanders.

Il en est à son quatrième enregistrement personnel en leader depuis 1999 et le Beautiful Friendship chez Criss Cross, relative faiblesse de production conforme à la carrière de tous les grands batteurs du jazz, à quelques exceptions près (Max Roach et Art Blakey par exemple).
Pour cet enregistrement, en dehors de Peter Washington qu’il côtoie depuis de nombreuses années, il s’est fait le plaisir (nous n’en doutons pas) d’inviter deux de ses mentors, Kenny Barron et Wynton Marsalis, artistes à qui Joe voue une admiration sans borne. Il a sagement construit le répertoire autour de ses invités de marque: Wynton, présent sur les quatre premiers thèmes, apporte une brillante composition («Hesitation»), se frotte à un original de Joe Farsworth («The Good Shepherd»), un standard («Darn That Dream») et un spiritual; Kenny Barron, présent sur tous les thèmes, apporte son intense «Lemuria» (un sommet énergétique du disque avec le «Hesitation» de Wynton) et explore deux thèmes de Duke Ellington avec son lyrisme et sa touche latine, un de Thelonious Monk, pour finir sur un standard «Time Was» des plus réussis.Inutile de dire que ça swingue, que c’est de la musique aboutie proche de la perfection, et que le batteur y fait étalage de ses qualités habituelles de sideman (puissance du soutien qui n’empêche pas une musicalité certaine, une souplesse même aux baguettes et une qualité d’écoute appréciable) sans oublier de nous régaler de grands chorus («Lemuria» et «Hesitation»): du jazz de culture par un batteur qui n’oublie jamais la musique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Jazz Party

Jazz Party+, Blackbird Special, 7th Ward Boogaloo**, Raid on the Mingus House Party*, Mboya's Midnight Cocktail**, So New Orleans, Dr. Hardgroove°**, Let Your Mind Be Free, Irish Whiskey Blues, Caribbean Second Line**, Mboya's Midnight Cocktail (instrumental)**
Delfeayo Marsalis (tb, lead), Scott "Frockus" Frock, Andrew "Tiger" Baham, Brice "Doc" Miller, John "Governor" Gray, Michael "Cow-Tippin" Christie (tp), Terrance Taplin, Christopher Butcher, T.J. Norris (tb), Gregory Agid (cl), Khari Allen Lee (as, ss), Amari Ansari (as), Scott Johnson (as, ts), Roderick Paulin (ts, ss), Trevarri Huff-Boone (ts, bs), Roger Lewis (bs), Ryan Hanseler* ou Kyle Roussel (p), Detroit Brooks (g)+, David Pulphus (b), Willie Green* ou Raymond Weber° ou Joseph Dyson, Jr. (dm), Alexey Marti** (perc, cga), Tonya Boyd-Cannon, Karen Livers, Dr. Brice Miller (voc)
Enregistré les 26 février et 20-22 mai 2019, New Orleans, LA
Durée: 57' 38''
Troubadour Jass Records 083119 (dmarsalis.com)

Saluons d'abord dans cet enregistrement le regretté batteur, Raymond Weber, décédé en septembre 2020 après plus de quarante-six ans d'activité à New Orleans avec Henry Butler, Harry Connick Jr., Dr. John, Dirty Dozen, Chermaine Neville, etc. C'est bien sûr à Ascona, et ce n'est pas un hasard sur notre continent, que j'ai eu l'occasion de découvrir en live certains de ces jeunes Néo-Orléanais (Andrew Baham, Terrance Taplin, Gregory Agid, Roderick Paulin, Kyle Roussel, Alexey Marti) ou moins jeunes (Detroit Brooks), tous très doués. On sait que Delfeayo Marsalis a passé des mercredis soirs à le tête du Uptown Jazz Orchestra en résidence au Snug Harbor, à New Orleans. Ce disque est sorti le 7 février 2020 et c'est depuis 2016, le septième de Delfeayo Marsalis en tant que leader.
Tonya Boyd-Cannon est avec Detroit Brooks, la vedette de «Jazz Party», très bluesy sur un tempo médium qui balance bien (sobriété de Joseph Dyson). Il y a de bons riffs et un solo solide et sobre de Delfeayo Marsalis. Tout cela est dans la meilleure tradition. Comme tout gumbo louisianais qui se respecte, on passe sans transition au baryton de Roger Lewis auteur de ce «Blackbird Special» qui sent la parade et le funk comme l'ont fait vivre le Dirty Dozen Brass Band dont il fut cofondateur. C'est juste encore plus massif étant donné l'effectif de ce vigoureux UJO (belle mise en place rythmique). Le jeune Dyson semble plus à l'aise dans le funk. Roger Lewis prend un solo décapant, suivi par une prestation plus sage du leader (bon détaché des notes): très festif. Autre climat avec «7th Ward Boogaloo»: du big band swing puis un solo de trombone de Delfeayo Marsalis dont les quatre notes répétées ne sont pas sans évoquer «St. Louis Blues». S'y mêlent ensuite en collective une clarinette (Agid) et une trompette (Baham?), puis tout l'orchestre. Excellent solo de sax ténor de Roderick Paulin avant celui de Delfeayo Marsalis lancé par un bon break (sa sonorité évoque J.J. Johnson). Dès les premières notes de «Raid on the Mingus House Party», on pense en effet aux orchestrations denses de Charlie Mingus avec ses effets jungle qu'il prit au Duke. D'ailleurs le solo de Gregory Agid nous ramène aussi à Jimmy Hamilton et à Duke, tandis que les sax ténor lorgnent plutôt vers Booker Ervin, une façon de retourner chez Mingus (Khari Lee et Scott Johnson). Solo modal de Ryan Hanseler sur le drumming sec de Willie Green, histoire d'ajouter à la sauce un soupçon coltranien avant une coda en folie. L'ambiance du Snug Harbor nous est proposée dans le langoureux «Mboya's Midnight Cocktail» avec récitatif (Karen Livers). Mboya Marsalis est le frère autiste de Delfeayo. L'orchestre porte l'empreinte de Duke ou de Wynton Marsalis dans sa veine ellingtonienne. Le baryton de Roger Lewis est omniprésent dans le funky «So New Orleans» raconté par Brice Miller avec de courts contre-chants d'abord Andrew Baham (tp), Gregory Agid (cl), Delfeayo Marsalis (tb), puis d'autres. «Dr. Hardgroove» fondé sur des riffs est un hommage au côté funk de Roy Hargrove. Le drumming de Raymond Weber est parfait pour le funk et s'articule bien avec les percussions d'Alexey Marti. Bons solos d'alto (Khari Lee) et trompette (Andrew Baham) dignes du RH Factor. L'orchestration est efficace et le baryton donne du poids. Delfeayo Marsalis amène par un motif simple «Let Your Mind Be Free», autre épisode funk en référence au fameux brass band local, les Soul Rebels. Il y a un «band vocal» bien venu. C'est l'occasion donnée à une suite de solos: lyrique (Roderick Paulin, ts), musclé (T.J. Norris, tp), avec aigus (Scott Frock, tp, petite embouchure d'où un petit son). On retourne à une formulation rythmique ternaire spécifiquement jazz, c'est à dire avec swing, dans le «Irish Whiskey Blues» de Scott Johnson qui est l'auteur du solo véhément de sax ténor. Bonne occasion de percevoir ce qui sépare le funk et le jazz. Retour au monde du brass band funky avec «Caribbean Second Line» de James Andrews dans lequel Alexey Marti peut donner un maximum. C'est une musique joyeuse à base de riffs. On y entend une bonne alternative de sax alto (Khari Lee et Amari Ansari), puis une alternative à trois trombones (Terrance Taplin, T.J. Norris, Christopher Butcher). L'album se conclut par le lancinant «Mboya's Midnight Cocktail», sans récitatif, typiquement ternaire (swing) avec un traitement du son faisant appel aux inflexions, wa-wa, growl, bref à la définition même du jazz. On pense à Duke Ellington et Wynton Marsalis.
L'album est dans sa globalité très plaisant. Comme l'écrit Delfeayo Marsalis dans le livret: «Today, there is a great range of music categorized as Jazz, all of which contains improvisation, but not necessarily swing and/or blues expression (aujourd'hui, il y a une grande variété de musique classée dans la catégorie Jazz, toutes contiennent de l'improvisation, mais pas nécessairement le swing et/ou l'expressivité blues)». Il ajoute: «The term improvised music is less sexy and does not have the same pedigree as Jazz, yet it is perhaps a more accurate description for those musings not steeped in swing, blues, funk, gospel or any direct branch of these authentic American dance styles (le terme musique improvisée est moins sexy et n'a pas le même pédigrée que le jazz, mais c'est peut-être une description plus précise de ces ambitions qui ne sont pas imprégnées de swing, de blues, de funk, de gospel ou de toute branche directe de ces styles de danse américains authentiques)». La distinction entre jazz et «musiques improvisées» est la moindre des choses dans la gabegie actuelle. Mais Delfeayo Marsalis met aussi le doigt sur une nuance. Soit, pour la communauté néo-orléanaise en tout cas, des musiques sont une parce que nées d'une même culture. Soit, musicologiquement, une culture a donné naissance à des musiques liées entre-elles mais qui ont une autonomie historique et technique, auquel cas jazz et funk ne font pas un. On remarque que Delfeayo Marsalis ne nomme pas le ragtime dans sa liste (un art mort?). Ici, c'est le traitement des sons ancrés dans la tradition louisianaise du blues et du gospel qui relie les ingrédients de ce gumbo musical. Rythmiquement, Delfeayo Marsalis a privilégié le funk sur le swing. Cet album est d'ailleurs pédagogique, car il doit permettre de sentir à son écoute que tout ce qui est rythmique n'est pas forcement swing. C'est une position esthétique qu'il justifie ainsi: «Jazz performance should always incorporate elements unique to its generation that reflect a contemporary worldview (la prestation jazz devrait toujours intégrer des éléments propres à sa génération qui reflètent une vision contemporaine du monde).» Et indiscutablement depuis la fin des années 1960, avec le Dirty Dozen, le ReBirth, les Soul Rebels et autres formations de parade, New Orleans bouge, danse et vit surtout au rythme funk.
C'est donc un très bon disque de funk louisianais avec une participation du swing.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Eddie Henderson
Shuffle and Deal

Shuffle and Deal, Flight Path, Over the Rainbow, By Any Means, Cook's Bay, It Might as Well Be Spring, Boom, God Bless the Child, Burnin', Smile
Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), Kenny Barron (p), Gerald Cannon (b), Mike Clark (dm)

Enregistré le 5 décembre 2019, New York, NY

Durée: 58’ 57”

Smoke Sessions Records 2005 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Du jazz straight ahead, direct et sans concession, c’est ce qu’il y a de mieux dans cette période de néant pour retrouver des fondamentaux qui nous rappellent qu’il y a peu, encore le 5 décembre 2019, un all stars du jazz d’un niveau exceptionnel comme celui d’Eddie Henderson pouvait librement créer une musique libre et enracinée et, bien entendu, se produire sur scène devant un public libre de préférer, très rationnellement, ce message artistique du Dr. Eddie Henderson à celui d’aujourd’hui, quotidien et obsessionnel, des Dr. Mabuse et Knock de la planète et des pouvoirs qui les instrumentalisent. Rappelons qu’Eddie Henderson qui faisait la couverture de Jazz Hot n°678 est docteur en psychiatrie, une spécialité plus utile que les vaccins dans le monde que nous vivons. Quand on réunit Eddie Henderson, Donald Harrison, Kenny Barron, Gerald Cannon et Mike Clark, difficile d’être déçu par le résultat. Eddie Henderson est un habitué de ces quintets all stars, en particulier pour ce même label: nous avions chroniqué son Collective Portrait (2014) avec Gary Bartz, George Cables, Doug Weiss et Carl Allen (Jazz Hot n°678).
En 2017, il avait réitéré, toujours pour Smoke Sessions Records, avec Be Cool, un premier volume en quelque sorte de ce Shuffle and Deal, réunissant sensiblement la même formation, Essiet Essiet remplaçant en 2017 Gerald Cannon (b). Nous n’avons pas reçu ce disque et donc pas chroniqué, on le regrette; les disques de ce niveau sont rares. Les extraits qu’on a pu en voir et écouter sur internet, proposent une musique exceptionnelle dans le même esprit.
Constance, esprit, imagination, expression, blues, maturité, tout concourt à faire de ces enregistrements les dignes héritiers des productions Pablo de Norman Granz des années 1970-80: le jazz de culture. Il y a en effet une forme de liberté, sans doute aussi permise par les responsables de ce label, pour nous donner à écouter Eddie Henderson, Donald Harrison et Kenny Barron aussi naturels dans une heure de splendide musique jazz, de ce jazz de culture qui n’a pas besoin de justifier le blues, le swing dont il est pétri, d’une beauté profonde et éternelle.
Le répertoire alterne l’original d’Eddie Henderson en ouverture qui donne le titre de l’album, un vrai shuffle emballant pour lancer cette heure de musique, cette respiration «ferroviaire» du swing que Mingus et Blakey parmi d’autres ont employée avec maestria. Eddie Henderson nous régale sur le tempo fermement assuré par l’excellent Mike Clark.
Le brillant Kenny Barron (cf. Jazz Hot n°575) apporte deux belles compositions : «Flight Path», tendue et au drive incandescent, avec de savoureux chorus d’Eddie, de Donald et Kenny, et «Cook’s Bay» à la pulsation latine, comme il en a l’habitude, léger comme le souffle du zéphyr. Que dire encore de Kenny Barron dont chaque note est investie de toute sa conviction et de son engagement musical. Donald Harrison (cf. Jazz Hot n°644) propose «Burnin’» où il se lance dans un chorus aérien et enflammé, un autre grand moment de ce disque, d’autant que Kenny Barron et Eddie Henderson attisent le feu avec des chorus intenses. Il y a deux compositions de la famille Henderson: de la fille, Cava Menzies, qui prolonge dans sa vie multi-artististique l’excellence familiale depuis les parents d’Eddie et d’Eddie lui-même; de son épouse, Natsuko, qui contribue régulièrement en compositrice aux disques de son trompettiste préféré. Il y a le «God Bless the Child» de Billie Holiday, autre grand moment d’émotion, où la sonorité avec fêlure du son d’Eddie Henderson, et ses petits doublements de tempo, alternent avec les réponses parkériennes de Donald Harrison. La section rythmique avec un Gerald Clayton toujours aussi essentiel, précis et efficace, offre à Kenny Barron son moment avant que Donald Harrison revienne plus grave (son) pour une seconde intervention, la conclusion revenant au leader, qui exploite tous les ressorts de l’expression pour accentuer la couleur blues. Il y a encore trois standards, la matière éternelle du jazz quand on a la chance d’avoir des artistes aussi extraordinaires que Kenny, Donald et Eddie pour les régénérer: Le «Smile» (Chaplin) terminal est à pleurer d’émotion, avec une manière-sonorité très cirque, claironnante juste ce qu’il faut, sans perdre le grain de son d’Eddie Henderson, d’une grande poésie, pour évoquer l’auteur qui aimait tant les clowns, et grâce à un splendide décalage harmonique de Kenny Barron, plus génial que jamais dans le dialogue/duo. 
Vous l’avez compris, tant qu’il y aura des artistes d’une telle hauteur, tant qu’il y aura du jazz de cette urgence et tant qu'il y aura des hommes pour paraphraser le titre du film –sous entendu du courage– rien n’est totalement perdu… 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Georgia Mancio / Alan Broadbent
Quiet Is the Star

I Can See You Passing By, When You’re Gone From Me, Let Me Whisper to You Heart, Tell The River, All My Life, If I Think of You, Night After Night, If My Heart Should Love Again, Quiet Is the Star
Georgia Mancio (voc), Alan Broadbent (p)
Enregistré en 2019 et 2020, Londres
Durée: 40’ 10’’
Roomspin Records 2020 (georgiamancio.com)

Après Songook (2015-16, Roomspin Records), c’est le second album de la chanteuse et productrice britannique Georgia Mancio et du pianiste, compositeur et arrangeur néo-zélandais Alan Broadbent. Originaire de Londres, avec des parents venus d’Italie, Georgia Mancio étudie la flûte dans ses jeunes années, mais l’enseignement académique ne lui convient guère, d’autant qu’elle veut avant tout chanter. Ces grands-parents paternels, tous deux pianistes classiques, lui conseillent cependant d’attendre que sa voix arrive à maturité. Georgia ne commence ainsi à chanter qu’à partir de 19 ans, inspirée par Betty Carter, Anita O’Day, Lambert, Hendrick & Ross, Louis Armstrong ou encore Carmen McRae. Après seulement cinq semaines, elle abandonne l’université, voyage, puis devient serveuse au Ronnie Scott qui devient son école du jazz et du chant. Elle prend le temps ainsi d’apprendre le «métier» et de recueillir l’expérience des musiciens de passage. Georgia devient professionnelle à 28 ans, en 2000. Trois ans plus tard, elle se produit avec Bobby McFerrin au London Jazz Festival et sort son premier album, Peaceful Place, sur son label Roomspin Records. En 2006, elle effectue une tournée en Belgique avec Sheila Jordan et David Linx. Six autres disques suivront entre 2007 et 2019, notamment en collaboration avec ses compatriotes Nigel Price (g) et Kate Williams (p). Pleine de ressources, Georgia Mancio a même lancé son propre festival en 2010, ReVoice, qui se tient au Pizza Express de Londres où elle a déjà accueilli Gregory Porter, Karin Krog, Kevin Mahogany et Tina May.
Né en 1947 à Auckland, Alan Broadbent est un musicien capé, à la tête d’une discographie éloquante (plus d'une centaine de collaborations en sideman) qui témoigne de multiples et prestigieuses collaborations, fruit d’un parcours commencé à 19 ans, quand, à la faveur d’une bourse, il part étudier au Berklee College of Music de Boston, MA. Trois ans plus tard, il rejoint l’orchestre de Woody Herman (1913-1987) comme pianiste et arrangeur. En 1972, il s’installe à Los Angeles où il travaille avec Irene Kral (voc, 1932-1978), de même qu’avec les compositeurs Nelson Riddle (1921-1985), David Rose (1910-1990) et Johnny Mandel (1925-2020). Par la suite, il entame une série de collaborations suivies avec Charlie Haden (1937-2014), Natalie Cole (1950-2015), Scott Hamilton et Diana Krall dont il est l’actuel directeur musical, sans compter les nombreux enregistrements en sideman avec, entre autres, Shirley Horn, Charles McPherson, Toots Thielamans, Lee Konitz, Diane Schuur, Sheila Jordan, etc. La liste est longue et s’étend au-delà du jazz. Quant à son activité en leader, immortalisée par une bonne trentaine de disques depuis 1980, elle est des plus consistantes en solo, duo, trio, plus rarement en quartet et également des enregistrements avec le NDR Big Band et le London Metropolitan Orchestra dans les années 2010.
C’est en 2012 que Georgia Mancio prend contact avec Alan Broadbent dont elle admire le travail avec Irene Kral. Après quelques concerts en duo,
la chanteuse  propose d’écrire des paroles sur l’un de ses thèmes, «The Last Goodbye», qui constituera la première pièce de l’album Songbook exclusivement constitué d’originaux mis en paroles par Georgia Mancio. Quiet Is the Star est le prolongement de cette première expérience qui, cette fois, se passe de soutien rythmique. Un duo piano-voix donc, ce qui accentue encore la dimension intimiste de la rencontre. L’échange est sobre et raffiné. Aucune minauderie à déplorer du côté de Georgia dont la belle voix claire s’exprime dans l’esprit du jazz. L’osmose avec le beau jeu perlé d’Alan Broadbent, teinté parfois de jolies nuances de blues («When You’re Gone From Me») est remarquable. L’autre atout de cet album est la qualité des compositions qu’on pourrait penser tirées de l’American Songbook. «If My Heart Should Love Again» mériterait tout particulièrement d’intégrer le grand répertoire du jazz. A ce propos, 33 chansons signées du duo ont fait l’objet d’une édition publiée en même temps que le disque, proposant partitions et paroles. L’auteur de la musique, Alan Broadbent, va fêter ses 74 ans le 23 avril 2021, profitons de cette chronique pour lui souhaiter un bon anniversaire, de longues et belles années d’ouvrage de la même eau que cet enregistrement.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Eric Reed
For Such a Time as This

Paradox Peace, Western Rebellion*, Thelonigus*, Stella by Starlight, It's You or No One, Walltz*, Bebophobia*, Come Sunday, We Shall Overcome, Make Me Better°, The Break, Hymn of Faith
Eric Reed (p), Chris Lewis (ts, ss)*, Alex Boneham (b), Kevin Kanner (dm), Henry Jackson (voc)°

Enregistré les 29-30 juin 2020, Glendale, CA

Durée: 56’ 08”

Smoke Sessions Records 2008 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Eric Reed fêtait ses 50 ans avec cet enregistrement, puisqu’il est né le 21 juin 1970. Le titre (Pour un temps comme celui-là) indique qu’il n’y a pas la légèreté d’un anniversaire dans ce disque. Eric est un enfant de Philadelphie, un de plus, ville qui a payé un lourd tribut en 2020. Fils de prêcheur, il exerça son talent de pianiste dans le cadre de l’église paternelle dès l’âge de 5 ans, on ne s’étonne donc pas de le retrouver ici, sur un thème, en compagnie d’Henry Jackson, l’un des chanteurs de gospel qui a bercé sa jeunesse, pour commémorer cette année difficile pour le jazz par un «Make Me Better» qui ressemble à une prière, ce qu’il explique dans le livret. Inutile de dire qu’Eric Reed excelle dans ce registre expressif avec lequel il est né. Le «Come Sunday» comme le «We Shall Overcome» et l’«Hymn of Faith» qui est plus un vœu pieu qu’une réalité, sont de la même veine… Eric Reed est dans son élément, il possède tous les codes de cette expression à caractère religieux à la manière afro-américaine.
Sa «Walltz» dédiée à Wallace Roney, un des enfants de Philadelphie décédé en 2020, confirme une partie de l’esprit qui anime cet enregistrement. «Paradox Peace» qui ouvre le disque est aussi de cette veine très réflexive sur ce temps, comme le traitement de «Stella by Starlight» en piano solo.

C’est aussi un enregistrement (l’autre face) loin du Smoke et de New York, à Glendale en Californie où il s’est fixé qu’Eric Reed propose en compagnie de son trio local avec de jeunes musiciens, un bassiste originaire de Sydney en Australie, Alex Boneham, et un batteur local, Kevin Kanner, qui a déjà une carrière bien remplie (Bill Holman, Bud Shank, The Clayton Brothers, John Pizzarelli…).
Dans cette partie du disque, on retrouve Eric Reed, pianiste de jazz pour une série de thèmes bien enlevés comme «Western Rebellion», «Thelonigus» dédié à Monk et Mingus, «The Break», «Bebophobia». Notons également la présence de Chris Lewis au saxophone, un autre transfuge de la Côte Est, un beau son au ténor et au soprano.
C’est donc un album tiraillé entre deux climats, où tout est bien exprimé, mais qui manque quelque peu de cohérence a moins qu'Eric Reed ait voulu opposer ces deux atmosphères. C'est peut-être une impression personnelle, mais on a un peu de mal à rentrer dans le monde du pianiste en passant d’une à l’autre.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Stochelo Rosenberg & Jermaine Landsberger
Gypsy Today

September Song, Made for Isaac, Double Jeu, Double Scotch, Ballade pour Didier°+, Gypsy Today°+, Memories of Bridget°, Anouman°, Poinciana, The Bebop Gypsy*°+, Seresta
Stochelo Rosenberg (g), Jermaine Landsberger (p, arr), Scheneman Krause (g*), Joël Locher° ou Darryl Hall (b), Sebastiaan de Krom° ou André Ceccarelli (dm), Didier Lockwood (vln)+
Enregistré en été 2015, Fürth, Allemagne et le 21 janvier 2020, Meudon (78)
Durée: 47'30''
GLM EC 588-2 (glm.de)


Ah, Stochelo Rosenberg! C'est la bouée de sauvetage du chroniqueur de jazz désespérément perdu et fatigué dans les manifestations touristiques de masse prétendues jazz du
XXIe siècle! Le seul énoncé de son nom rassure car le swing sera au rendez-vous et avec quelle virtuosité à la clé! Stochelo cherche à justifier son projet, Gypsy Today (gitan aujourd'hui) en précisant dans ses notes: «I am not a modern Jazz guitarist, I grew up with the Reinhardt school and with this particular project, I still think more in the spirit of the late Django in 1953 (je ne suis pas un guitariste de jazz moderne, j'ai grandi dans l'école Reinhardt et je pense, dans ce projet particulier, être plus encore dans l'esprit du regretté Django de 1953)». Issu d'une famille sinté, communément appelée en France «manouche», Jean «Django» Reinhardt (1910-1953) est le fondateur de la première variante du jazz. En effet, nous savons depuis 1934 que la façon de jouer jazz est la réunion du facteur mieux-disant rythmique, le swing, avec un facteur expressif hot issu des voix du blues. Et les premiers spécialistes compétents ont eu une hésitation aux premières écoutes de Django car il a substitué au second facteur, l'expressivité «manouche» (exonymes: gitane, tzigane). Comme quoi le jazz n'évolue pas selon un seul boulevard convenu des premiers grognements préhistoriques à l'atonalisme des snobs du XXe siècle, mais en toile d'araignée autour du facteur swing. Dès lors le genre Django n'est ni ancien, ni moderne, il est intemporel. Il a ses principes, rythmique (swing) et expressif (tzigane), pour traiter n'importe quel morceau musical avec la plus value de l'improvisation, non essentielle. Ici les tremplins sont surtout signés Reinhardt, Rosenberg et Landsberger. Culturellement, les protagonistes appartiennent à la communauté des Sinti, l'un né en Hollande, Stochelo Rosenberg (1968), l'autre en Allemagne, Jermaine Landsberger (1973). Jouant ensemble depuis cinq ans avant l'émergence de ce projet, c'est Stochelo qui a souhaité y impliquer Didier Lockwood en 2015. Le violoniste virtuose étant décédé le 18 février 2018, Stochelo et Jermaine ont temporisé avant de le compléter en janvier 2020.
L'album commence par un standard, «September Song» de Kurt Weill (1938), joué en tempo moins lent que celui adopté par l'hyperexpressif hot, Sidney Bechet. Lancé par André Ceccarelli sur un tempo medium propice au swing, il est exposé avec sobriété par Stochelo, mais avec un vibrato en fin de phrase pour marquer l'appartenance à la filière Django. C'est la seule vraie référence à l'illustre maître, ce qui a poussé Stochelo à se justifier. Son solo est virtuose, puis celui de Landsberger est dans le même esprit. Une alternative bien venue entre Darryl Hall et André Ceccarelli débouche ensuite sur la coda bien menée par le guitariste. Le thème «Made for Isaac» signé Stochelo Rosenberg est de caractère dansant. C'est très plaisant, un peu comme si Django s'inspirait de Wes Montgomery (les passages en accords). Or, nous ne savons pas où le génie de Django serait allé, emporté qu'il fut, en pleine évolution expressive. Par ailleurs, des guitaristes américains de jazz ont incorporé une touche Reinhardt (Al Casey, etc.) et Christian Escoudé tout comme Babik et David Reinhardt ont américanisé leur tradition. Donc si Stochelo s'écarte du Django documenté, il ne trahit ni les Reinhardt ni le jazz puisqu'il swingue. Cette fusion-là n'est pas contre nature et a des antécédents. Wes veille encore sur Stochelo dans d'autres originaux signés Rosenberg («Double Jeu»…) ainsi que dans ces remarquables versions d'«Anouman» de Django et de «Poinciana» de Nat Simon (1900-1979). Darryl Hall et André Ceccarelli impriment un feeling rythmique néo-orléanais (boogaloo) à «Double Scotch» de Reinhardt (bonnes alternatives guitare-piano, basse-drums). Les prestations de Didier Lockwood dans des compositions de Landsberger, «Ballade pour Didier» (lyrique, fond de synthétiseur pas gênant), «Gypsy Today» (bop sur tempo vif, bon swing!) et «The Bebop Gypsy» (exposé à l'unisson violon-guitare, bon swing!) sont bien sûr de beaux moments de musique. Dans son étourdissante intervention sur «Gypsy Today», Stochelo vaut largement les Kenny Burrell, Grant Green et Wes Montgomery, trois artistes dont Hugues Panassié disait le plus grand bien. Joël Locher et Sebastiaan de Krom y sont parfaits. Belle introduction evansienne de Landsberger à «Memories of Bridget», superbe ballade exprimée avec une musicalité inouïe par Stochelo. Nous apprécions la sobriété de Jermaine Landsberger, si rare de nos jours chez les pianistes. Stochelo Rosenberg, en duo avec Landsberger, a un phrasé qui, judicieusement, danse dans «Seresta» de l'inimitable clarinettiste Paquito D'Rivera (interprété avec Dizzy en 1989 à Londres).
Oui, ce disque nous montre un Stochelo Rosenberg sous un angle un peu différent, plus «américain», mais c'est, comme toujours, l'œuvre d'un musicien hors norme et d'un swingman. Stochelo Rosenberg brille à jamais dans les étoiles de la guitare.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ignasi Terraza / Randy Greer
Around the Christmas Tree

Christmas Time in Barcelona, No More Lockdown, All the Blues You Brought to Me, The Secret of Christmas, Freshly Squeezed, Don't Let Your Eyes Go Shopping for Your Heart, Fum, Fum, Fum, Waltzing Around the Christmas Tree, Let It Snow, What Are You Doing New Year's Eve, Let's Make Everyday a Christmas Day, Cole for Christmas, Be-Bop Santa Claus-Jingle Bells
Randy Greer (voc), Ignasi Terraza (p), Horacio Fumero (b), Josep Traver (g), Esteve Pi (dm), Yonder de Jesús (perc), Andrea Motis (voc), MG (voc)

Enregistré les 7 décembre 2019 et 10 août 2020, Barcelone (Espagne)

Durée: 41’ 22”

Swit Records 31 (www.switrecords.com)


La réunion de deux talents, Randy Greer et Ignasi Terraza, qui font les belles nuits du jazz à Barcelone depuis de nombreuses années, est un rayon de lune dans la grisaille de cette période de réclusion, d’autant que le thème retenu, et enregistré en 2019 et 2020, porte sur Noël, une permanence dans l’histoire du jazz, et que c’est un thème qui appelle plutôt l’allégresse… Cela dit, les artistes ne sont pas de plomb, et le deuxième thème intitulé «No More Lockdown», très dynamique, avec l’apport d’Andrea Motis (voc), est clairement un hymne de protestation contre ce que nous vivons depuis un an. L’autre originalité, c’est que sur cette thématique, Ignasi a composé sept des treize titres, et ce ne sont pas les moins intéressants: L’ouverture sur «Christmas Time in Barcelona» est très réussie. Nous avons déjà parlé de «No More Lockdown», et le «All the Blues You Brought to Me» avec un grand Randy Greer entre Nat King Cole et le Ray Charles des débuts, un petit grain dans la voix, est un vrai plaisir.
C’est un autre plaisir de retrouver Randy Greer dans cette configuration; sa complicité et sa compatibilité avec Ignasi Terraza sont l’élément-clé de cet album. Le pianiste confirme à chaque enregistrement son talent de soliste et d’accompagnateur, tant il est pénétré de son expression jazz. Ignasi est une incarnation du jazz en Europe dans ce qu’il a de plus réussi. Ici avec son habituel trio, augmenté de manière très intelligente par un bon guitariste, Josep Traver, en référence à Nat King Cole, d’un percussionniste, Yonder de Jesús, qui apportent plus de volume et de souplesse à la section rythmique, Ignasi Terraza développe un contrepoint essentiel à la voix de Randy Greer 
(bonne diction). L’invitée Andrea Motis, présente sur deux thèmes, chante très bien notamment sur le thème «Waltzing Around the Christmas Tree», une composition d’Ignasi Terraza, qui n’aurait pas dépareillé à Broadway de la grande époque.
Randy Greer se délecte (nous aussi) sur son interprétation de l’inévitable «Let It Snow», qu’il réussit à personnaliser avec la complicité d’Ignasi, dont le swing et le toucher font aussi merveille sur le standard de Frank Loesser «What Are You Doing New Year's Eve» où Randy Greer, dans l’esprit Nat King Cole, est au sommet de son art, et avec autant de talent vocal qu’un Harry Connick. Il possède un splendide phrasé jazz, une sorte de perfection sur les standards («Let's Make Everyday a Christmas Day»). Dans ce registre du jazz, l’apport de la guitare sur le plan rythmique, comme Count Basie et après lui Nat King Cole et Oscar Peterson l’ont remarqué, est déterminant. Le percussionniste est un autre élément de ce dynamisme rythmique. Le petersonien (en dépit du titre) «Cole for Christmas», une composition sur tempo rapide d’Ignasi, est une belle récréation sans voix.
En conclusion, deux voix, féminine et masculine, non identifiées par le livret (MG, mais on soupçonne que le M=Motis et G=Greer) sur les inusables «Santa Claus/Jingle Bells» apportent une conclusion de bonne humeur dans un moment qui en a vraiment besoin… Ignasi Terraza et Randy Greer sont peut-être la seule manière sensée de croire encore au Père Noël toute l’année. Dans la situation irréelle de 2020-2021, le Père Noël n’est certainement pas plus surréaliste que les décisions de nos dirigeants politiques, et il est, sans doute aucun, moins nuisible.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Romane & Daniel-John Martin
Rendez-vous

Retour à Montmartre, La Danse de Chopin, Another You, Rendez-vous, Cher Rocky, Martinique, Le Bandit Manchot, Rue des Abbesses, For Didier, La Sausse, Wiz Kid, Quatuor Nuages* (bonus track)
Daniel-John Martin (vln), Romane, Julien Cattiaux (g), Michel Rosciglione (b) + String Quartet (D.J. Martin, P. Tillemane, vln, J. Ladet, vla, J. Gratius, cello)*
Enregistré les 5-6 Mars 2018, Paris
Durée: 45'02''

Douze titres. Dix compositions de Daniel-John Martin, une de Didier Lockwood et une de Django Reinhardt. Force est de constater que la musique de Django et Stéphane Grappelli a, en comparaison à d'autres approches du jazz, une incroyable capacité à survivre. Dans les propositions de programme des festivals prétendus de jazz en ce déstructurant XXIe siècle, nous sommes un certain nombre à y reprendre vie grâce au concert dit «manouche». Au moins, c'est la garantie d'une bouffée de swing. Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du genre: swing («La Danse de Chopin»), élégance expressive grappellienne («Another You»). Ces compositions de Daniel-John Martin sont de bons tremplins à l'évocation du tandem de légende, immortel. Ce n'est pas une question de gènes. Le violoniste est «né en Angleterre, vivant en France après avoir passé toute son enfance en Afrique» (dixit Jean-Michel Proust). Il a tout simplement parfaitement assimilé une culture. On peut en dire autant de Romane, alias Patrick Leguidcoq, qui n'est pas gitan de naissance mais dont on sait à quel degré il s'est approprié l'art de Django. Martin a un beau sens mélodique comme sa composition «Rendez-vous» le démontre. C'est une affaire de famille aussi. «Cher Rocky» est dédié à Rocky Gresset, «La Sausse» au bien regretté Patrick Saussois (beau thème mélancolique). Romane fait chanter la guitare avec élégance et sensibilité, dans la jolie valse «Rue des Abbesses». L'appel-réponse entre Romane et, en pizzicato, Martin qui siffle aussi, y est bien venu. Il y a un côté Anton Karas dans l'excellent début de solo de Romane dans «Martinique» qui comme le titre l'indique est le côté soleil du cahier des charges de tout disque actuel de jazz. Ce thème signé Didier Lockwood est bien géré dans ce style par Daniel-John Martin. Les 2’32” de «For Didier» sont consacrées à un swing implacable. Très marqués par Django, «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid» permettent à tous, et notamment à la rythmique, de swinguer avec détermination. Les lignes de basse de Michel Rosciglione sortent bien, avec une belle sonorité ronde. Rosciglione prend des solos bien menés dans «Martinique», «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid». La bonus track est particulière puisque c'est un très bon arrangement de Daniel-John Martin conçu en 2000 pour quatuor à cordes classique de la plus célèbre composition de Django, «Nuages», sur laquelle Daniel-John et Romane amènent la touche jazz et l'esprit Django-Grappelli. En résumé, un très bon disque que ne trahit pas ce qu'il est censé célébrer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Peter Leitch New Life Orchestra
New Life

CD1: Mood For Max, Portrait of Sylvia, Sorta-Kinda, Monk's Circle, 'Round Midnight, Penumbra, Brilliant Blue-Twilight Blue, Fulton Street Suite
CD2: Exhilaration, Elevanses, Clifford Jordan, Ballad For Charles Davis, The Minister's Son, Spring Is Here, Back Story, Tutwiler 2001, The Long Walk On

Peter Leitch (comp, arr, dir) New Life Orchestra: Duane Eubanks (tp), Bill Mobley (tp, flh), Tim Harrison (fl), Steve Wilson (as, ss), Dave Pietro (as, ss), Jed Levy (ts, fl, afl), Carl Maraghi (bar, bcl), Matt Haviland (tb), Max Seigel (btb), Phil Robson (eg), Chad Coe (acg), Peter Zak (p), Dennis James (b), Yoshi Waki (b), Joe Strasser (dm)

Enregistré les 17-18 janvier 2020, Mount Vernon, NY

Durée: 58’ 02” + 1h 05’ 17”

Jazz House 7006/7007 (www.peterleitch.com)


Peter Leitch est un guitariste d’origine canadienne, né en 1944 à Montréal, qui a déjà une longue et brillante carrière. Dans les années 1970, il a accompagné des musiciens américains de passage, surtout à Toronto, comme Sadik Hakim (1973), Milt Jackson, Red Norvo, Al Grey et Jimmy Forrest (1980), et les musiciens canadiens de talent comme Kenny Wheeler (1930-2014) ou Oscar Peterson avec lequel il a enregistré (Personnal Touch, 1980). Il s’installe à New York au début des années 1980, et devient un vrai New-Yorkais, un de ces musiciens de jazz qui font collectivement le cadre, l’intensité et le son de New York et qui font partie de la vie quotidienne des clubs et du jazz. Il a ainsi côtoyé énormément de musiciens de jazz et enregistré notamment avec Woody Shaw (1987), Jaki Byard (1991 et 2000), Renee Rosnes (1994), Gary Bartz (2001), pour n’en citer que quelques-uns. Il possède une respectable discographie en leader pour les labels Concord, Criss Cross, Reservoir et, dans les années 2000, le label Jazz House sur lequel est produit cet enregistrement de 2 CDs, «comme deux sets dans un club», précise-t-il. C’est d’ailleurs dans le Club 75 au sud de Manhattan, où il avait ses habitudes, qu’il a présenté en 2018 cette grande formation (quatorze musiciens), un club aujourd’hui disparu au grand regret de Peter Leitch.

Le titre New Life, comme le nom de l’orchestre (New Life Orchestra), fait référence à la biographie de Peter Leitch, brutalement marquée en 2012 par un cancer d’une gravité extrême qui ne lui laissait que peu d’espoir. Aujourd’hui, et bien qu’il ne puisse plus jouer de guitare, il doit sa survie à un bon docteur, un de ceux qui soignent, d’avant 2020, Maxim Kreditor, auquel il dédie le premier thème de cet enregistrement («Mood for Max»). Il a ainsi trouvé une nouvelle vie d’arrangeur et de compositeur, et, dans la compagnie des musiciens qui l’ont côtoyé tout au long de ces années, une véritable énergie vitale pour réunir cet orchestre, le faire jouer en club et l’enregistrer. On n’ose pas réfléchir à ce qu’il se passe depuis mars 2020 pour Peter Leitch, mais on espère que la sortie de ce disque mobilise suffisamment son attention. Et de fait, c’est un bel enregistrement d’une musique de jazz dans la tradition moderne, qui s’appuie sur des arrangements originaux, sur les quatorze compositions de Peter Leitch qui possèdent un vrai charme, une poésie («Penumbra») et cette énergie propre à New York («Fulton Street Suite», «Exhilaration»). Il y a une composition de Monk («’Round Midnight»), une de Jed Levy
, le ténor, dédiée au pianiste John Hicks («The Minister's Son») et un standard («Spring Is Here»). Certaines compositions font directement référence à des musiciens qui ont inspiré Peter Leitch, comme «Monk’s Circle», «Clifford Jordan», «Ballad for Charles Davis» et d’autres à son environnement comme «Mood for Max» (son médecin), «Portrait of Sylvia» (son épouse Sylvia Levine).
Pour servir cette musique, Peter Leitch a eu le goût sûr du musicien de New York: on retrouve entre autres les confirmés Duane Eubanks, Bill Mobley, Steve Wilson, Jed Levy, Peter Zak et ceux qui sont moins connus n’en sont pas moins talentueux. L’orchestre est particulièrement soudé (deux ans de travail régulier) et dynamique. Les interventions pour les chorus sont parfaitement fondus dans des arrangements brillants. Peter Leitch a mis dans ce disque énormément de lui, comme cela arrive quand on a survécu à une épreuve difficile. Il y a beaucoup «d’atmosphère», de spiritualité dans ce disque, et les musiciens se sont eux-mêmes livrés avec conviction. Comme il le dit dans le livret, le blues est le fond du jazz, et il en livre deux de son cru: «Back Story», très profond, et un final en liberté sur «The Long Walk Home», de plus de 11 minutes, le moment le plus hot du disque: excellent!
On regrettera pour Peter Leitch cette inhumaine interruption, après la parenthèse d’une grave maladie, que l’ordre nouveau mondialisé impose à son expression, à son environnement, car pour lui, ce temps et ce moment sont précieux, c’est sa vie, son art. Si Dr. Max a fait des miracles pour Peter, on ne peut pas en dire autant des Dr. Strangelove (Dr. Folamour en français) qui gouvernent le monde et dont les ordonnances sont en train de tuer, et pas seulement la créativité, le jazz et ses clubs, mais aussi les artistes et au sens propre parfois quand ils ne vivent que pour leur musique: c’est le cas des musiciens âgés ou de Mr. Peter Leitch qui ont besoin de côtoyer leurs semblables et de partager le jazz et son esprit qui ont guidé toute leur vie.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Alexandre Cavaliere
Manouche moderne

M. (pour M. Bonetti), Norma, Pour Vladimir, Barbizon Blues, Ritary, L’air ne fait pas la chanson, Vincent, J. (pour Jean-Louis Rassinfosse), Made in France, Before You Go, Affirmation, Improvisation n°2
Alexandre Cavaliere (vln), Manu Bonetti, Fred Guédon (g), Vincent Bruyninckx (p), Jean-Louis Rassinfosse (b)

Enregistré en 2018, Beersel (Belgique)

Durée: 59’ 42’’
Homerecords.be 4446218 (homerecords.be)


A 35 ans, Alexandre Cavaliere en aligne déjà près de 25 de carrière. Originaire de Mons, non loin de la frontière franco-belge et de Liberchies, ce village wallon qui vit naître Django Reinhardt, il a d’abord été un enfant prodige, pratiquant très tôt le piano, la batterie et le violon dont il fera son instrument. Une précocité liée à un environnement familial, très musical et très jazz, avec un père, Mario, guitariste et professeur de musique, qui prend son fils dans son orchestre et lui met dans les oreilles les disques de Django et Stéphane Grappelli: le son, d'abord et toujours le son! Le tout jeune Alexandre développe ainsi, en dehors de toute formation académique (laquelle interviendra plus tard), un swing naturel et une virtuosité qui étonnent déjà lors des jams du festival de Samois de juin 1997. Moins d’un an plus tard, le violoniste, à peine âgé de 12 ans, qui se produit au bar du Royal Windsor de Bruxelles, est repéré par Babik Reinhardt et Didier Lockwood. Le second l’invite illico à partager la scène avec lui. Alexandre enregistre dans la foulée son premier disque (L’Album, Hebra). Tout en menant sa scolarité et un cursus au conservatoire, il multiplie les apparitions en concerts, en festivals, sur les plateaux de télévision et côtoie Toots Thielemans, Biréli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Richard Galliano parmi beaucoup d'autres.
Le phénomène de curiosité passé, le jeune homme a poursuivi son parcours en explorant d’autres univers jazziques comme avec son Almadav Project (créé en 2003 avec Manu Bonetti (g) et David De Vrieze, tb) qui évolue dans un style post-bop électrique, une voie alternative conseillée par Didier Lockwood. Ce détachement de la source pour s'identifier, d’autres musiciens l’ont cherché avant lui de Biréli Lagrène à… Didier Lockwood justement. 
Dans ce Manouche Moderne, Alexandre Cavaliere poursuit sa recherche d'une synthèse originale entre Django Reinhardt –la matrice de son expression– et ses aspirations à jouer «moderne» pour renouveler la tradition selon l'enseignement de ses aînés Didier, Biréli, etc. Dans une récente interview radio à la RTBF, il établissait un parallèle entre sa démarche et celle de Wynton Marsalis de l’autre côté de l’Atlantique.
En l’absence de livret, c’est le répertoire qui reste le plus éclairant: une bonne moitié d’originaux du violoniste et des compositions de musiciens de la sphère Django («Made in France» de Biréli, «Norma» de Dorado Schmitt, «Barbizon Blues» de Didier Lockwood), «Before You Go» de George Benson et, au-delà du jazz, le guitariste portoricain Jose Feliciano («Affirmation»). On sent que les conseils de Didier et l'exemple de Biréli ont porté. En revanche, aucune composition de Django Reinhardt, contrairement à la tradition du jazz de Django où chacun se fait un point d'honneur d'honorer le Maître par l'un de ses succès; un choix qui peut surprendre (sans doute lié aux droits d'auteur), mais on peut imaginer qu'un titre, «Improvisation n°2» fait référence à Django, car c'est aussi un titre en solo de Django. Les originaux d'Alexandre Cavaliere s'inscrivent dans la filiation
, à commencer par «M.» qui ouvre le disque. De même, le discours des musiciens est imprégné de swing: Vincent Bruyninckx (1974, Namur) prend sa part («Before You Go») et Manu Bonetti est à son meilleur sur «Barbizon Blues» où le groupe est remarquable, de la rythmique Guédon-Rassinfosse au leader qui gagne en intensité. La belle valse de Biréli, «Made in France», constitue l’un des sommets de cet enregistrement, tandis que le dernier titre de l’album «Improvisation n°2», en solo, offre une conclusion ouverte vers d'autres horizons. Alexandre Cavaliere continue sa quête
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Isaiah J. Thompson
Plays the Music of Buddy Montgomery

Introduction (Irregardless), Budini, Hob Nob With Brother Bob, Muchisimo, Ruffin' It, What If?, Here Again, 1,000 Rainbows, Aki's Blues, My Sentiments Exactly
Isaiah J. Thompson (p), Philip Norris (b), Willie Jones III (dm), Daniel Sadownick (perc)

Enregistré les 27-28 août 2019, Englewood Cliffs, New Jersey

Durée: 44’ 22”

WJ3 Records 1025 (wj3records.com)


Une découverte indispensable, ça arrive rarement, mais quelques artistes précoces ou méconnus méritent parfois d’être distingués parce que la découverte d’une expression d’une telle perfection relève du miracle. Quand on a le plaisir de voir la précocité proposer un album d’une telle cohérence, d’une telle maturité, il ne faut jamais bouder son plaisir… Isaiah J. Thompson est sans aucun doute de ceux-là, et le grand batteur Willie Jones III, producteur-fondateur de ce label, s’est sans doute fait un plaisir particulier de batteur à cette séance de haut niveau; sa complicité avec le pianiste et sa musicalité font merveille («Aki's Blues»). Philip Norris s’intègre parfaitement à ce trio avec un beau son bien rond de contrebasse («1,000 Rainbows»). Le percussionniste, Daniel Sadownick, renforce le caractère dynamique de cet enregistrement («Introduction»).

Produit par Don Sickler et enregistré aux Studios Van Gelder par Maureen Sickler, qui sont aussi comme les parrains en jazz de ce très jeune musicien d’une vingtaine d’années, cet album jouit d’une qualité d’enregistrement exceptionnelle (l'écoute en disque est à privilégier), ce qui convient parfaitement à cette musique parfaite, aboutie, brillante et d’une énergie qui nous ramène à celle des années 1950-70.

Isaiah J. Thompson est lui-même un pianiste prodigieux, qui possède son jazz comme le plus accompli des pianistes de jazz: il était l’un des pianistes invités sur l’enregistrement du Lincoln Center Jazz Orchestra, Handful of Keysen 2017, deux ans avant ce premier enregistrement en leader, si l'on excepte un 45t. où est déjà présent Philip Norris (Live from @exuberance, avec deux enregistrements forts de «Off Minor» et «Cabu»). Wynton Marsalis, qui aime les musiciens virtuoses (Francesco Cafiso, Cécile McLorin Salvant, Jon Batiste, etc.) et particulièrement les jeunes surdoués, sans doute parce qu’il en a été un prototype, n’a pas manqué de le repérer…
L’enregistrement est solidement construit autour de la musique de Buddy Montgomery (1930-2009), pianiste, vibraphoniste, arrangeur et compositeur de talent, l’un des trois frères Mongomery, avec Wes, le guitariste, et Monk, le contrebassiste. Les compositions sont effectivement marquées du sceau du blues et du swing, une magnifique musique moderne dans l’esprit de ce qui s’écrivait dans les années 1960-70, au drive étincelant. Un enregistrement bienvenu également car le grand incendie du dépôt Universal en 2008 a, paraît-il, détruit toutes les matrices des enregistrements de Buddy Montgomery (entre autres désastres de la mémoire).
Isaiah n’est certainement pas fait comme tout le monde: sa maîtrise de l’ensemble de la musique à un tel âge, sa sûreté artistique qui lui permettent dans un premier disque d’éviter toute démonstration, toute facilité, d’avoir même un objet aussi ambitieux que de mettre en valeur l’œuvre d’un musicien aussi éminent que Buddy Montgomery, et d’y parvenir sans aucun doute, nous laissent ébahis. La puissance et la précision de son attaque, qui évoque le grand McCoy Tyner au même âge («Budini»), nous font rêver que le jazz serait en fait cette hydre dont les neuf têtes repoussent, indestructible même par la bêtise et la peur des temps présents. Son introduction, avec sa belle voix grave pour présenter sa musique, son projet, sa formation, sur fond musical et en quelques secondes, est celle d’un vieux briscard qui a dû commencer ses études jazz à l’année 0 moins neuf mois. Sa version de «Ruffin’ It» vous oblige à taper des mains quelle que soit votre occupation du moment… Du grand piano jazz qui vous soulève de la chaise!

Mais ne rêvons pas trop, attendons de mieux connaître Isaiah J. Thompson, de voir s’il est un autre génie que nous offre cette décidément grande histoire artistique qu’on appelle le jazz. Le jazz nous a habitués dans ces années où les repères sont flous à des parcours chaotiques, alternant le talent le plus extraordinaire et la mièvrerie la plus confondante. Ce qu’on peut dire, c’est que cet album est celui d’un génie en herbe, et que cette musique est déjà dans ce qui restera dans la grande disco-bibliothèque du jazz. On n’en dit pas plus, une découverte indispensable, ça ne se déflore pas, on vous laisse le plaisir de la surprise.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Ken Peplowski / Diego Figueiredo
Amizade

Caravan, Quiza quizas quizas/Bésame Mucho, A Little Journey, One Note Samba, Black Orpheus, Apelo (guitar solo), Retrato Em Branco e Preto, Por Paco, Stompin' at the Savoy, Amizade, So Danço Samba.
Ken Peplowski (cl, ts), Diego Figueiredo (g)
Enregistré les 12-13 octobre 2018, New York, NY
Durée: 1h 00' 38''
Arbors Records 19468 (arborsrecords.com)


Ken Peplowski dont nous avons déjà plusieurs fois signalé la compétence technique fit par le passé le disque The Bossa Nova Year avec le guitariste Charlie Byrd (Concorde Picante 4468, 1990). C'est Howard Stone, directeur du Vail Jazz Festival, qui a demandé à Ken Peplowski de rejouer ce programme, mais cette fois avec Diego Figueiredo, guitariste brésilien virtuose, né en 1980, qui s'est illustré avec la chanteuse Cyrille Aimée et dont la discographie est déjà considérable. C'est une maladie du
XXIe siècle que d'enregistrer à tour de bras sans doute pour compenser le fait que rien dans tout cela ne sera immortel comme le «West End Blues» de Louis Armstrong (1928), le «Koko» de Duke Ellington qui fait fi de l'improvisation (1940), «Groovin' High» de Gillespie-Parker (1945), Kind of Blue de Miles Davis avec John Coltrane (1959) ou The Majesty of the Blues de Wynton Marsalis (1988). Ken et Diego se sont trouvés, comme on dit, et ont aimé se produire en duo. Il ne restait plus qu'à Rachel Domber à fixer cette complicité (amizade signifie amitié en portugais). L'approche très classique de Diego Figueiredo s'apparente en effet à celles de Charlie Byrd et de son compatriote Baden Powell («Apelo») pour ne pas dire d'Alexandre Lagoya et de Paco de Lucia. Ne cherchez pas trace de l'héritage de Lonnie Johnson, Teddy Bunn, Charlie Christian, Wes Montgomery, ni même de l'autre «école», celle de Django. Mais, c'est tout à fait adapté à «Quizas, Quizas, Quizas/Bésame Mucho» dont Diego Figueiredo donne une belle version dans laquelle Ken Peplowski offre une sensible participation au saxophone, instrument sur lequel nous le trouvons plus expressif que sur la clarinette pour laquelle il a adopté une sonorité aussi musicale que neutre. Sur le ténor, Ken Peplowski a un son léger, esthétique de la lignée Stan Getz qui, hélas pour le jazz, y a imposé la bossa nova antithèse du swing, mais en plus chaud de par l'emploi du vibrato. Pour s'en convaincre, on écoutera ces belles versions de «One Note Samba» et d'«Orfeu Negro» en portugais (1959) rebaptisé «Black Orpheus» par Dizzy Gillespie et, en fait, «Manhã de Carnaval», chanson du compositeur brésilien Luiz Bonfá devenu un standard dans les variétés. Dans «So Danço Samba», Ken Peplowski se lâche au ténor, ce qui fait de ce titre le seul moment proche du jazz de tout l'album, à l'accompagnement et solo de guitare près. Le duo sax ténor-guitare est une formule qui marche comme Harry Allen l'a prouvé avec Dave Blenkhorn (Under the Blanket of Blue, 2020). Ken Peplowski a tendance à être bavard comme tous les spécialistes des instruments à anche ayant acquis une maîtrise de la colonne d'air, un trop plein de dextérité. De toute évidence, pour ces instrumentistes de haut vol, le «jazz» relève du révisionnisme identitaire actuellement admis qui soumet le genre à la richesse harmonique et à l'improvisation. Ces deux pivots sont ici la ligne de conduite. Nous avons même des improvisations libres: le très espagnol «Por Paco» (sommet de maîtrise technique classique de la clarinette et de la guitare), «Amizade» (au sax ténor) et «A Little Journey» qui se termine en queue de poisson. Pas de quoi crier au miracle, à moins d'ignorer la contribution de Perry Robinson (cl) dans le Henry Grimes Trio (1965) et même, bien avant, les expériences free de Lennie Tristano (1949). Les alibis de classification seraient «Caravan» où la clarinette de Ken Peplowski fait preuve de dynamisme et ce «Stompin' at the Savoy», bien mou rythmiquement, en hommage à Benny Goodman, tempérament très hot en comparaison. Mais combien de temps encore faudra-t-il souligner, depuis 1934 que le jazz n'est pas une affaire de morceaux? Le répertoire ne fait pas le jazz, redisons-le donc. Néanmoins, la musicalité qui règne dans ce disque est plus que plaisante, séduisante! C'est un très bon disque de variétés que l'on peut, en tant que tel, recommander aussi chaudement qu'un été brésilien ou andalou.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ran Blake / Christine Correa
When Soft Rain Falls

I'm a Fool to Want You, For Heaven's Sake, The Day Lady Died, You've Changed, You Don't Know What Love Is, The End of a Love Affair, For All We Know, Big Stuff, I Get Along Without You Very Well, Violets For Your Furs, Lady Sings the Blues, But Beautiful, Glad to Be Unhappy, I'll Be Around, It's Easy to Remember
Ran Blake (p), Christine Correa (voc)

Enregistré les 2-3 juillet 2018, Boston, MA

Durée: 50’ 23”

Red Piano Records 14599-4443 (www.redpianorecords.com)


Christine Correa et Ran Blake poursuivent leur fructueuse et originale collaboration, entre une voix très expressive et un jeu de piano contemporain empruntant au jazz son répertoire et une partie de sa manière pour ce qui est un grand classique du jazz: le pianiste et la chanteuse. On sent évidemment la présence de Billie Holiday tout au long de cet album, mais bien entendu pas pour en faire une copie, juste pour un état d’esprit, pour l’atmosphère, pour l’inspiration. Contrairement à Christine Correa qui en garde le phrasé à cause de la puissance expressive et sans doute du répertoire, Ran Blake est un pianiste qui a renoncé au blues et au swing (une légère couleur parfois) dans le jazz, respiration à laquelle il ne s’identifie pas (il l’avait évoqué dans Jazz Hot n°667), mais pas au jazz dans son ensemble. Il utilise même ce contraste entre son phrasé et celui de Christine Correa, et il faut bien dire que sa manière a cet immense mérite d’honorer cette art form de manière originale sans en trahir la profondeur, l’esprit, sans l’affadir ou la détourner. Son jeu de piano, à nul autre pareil, même si on retrouve quelque chose de l’intensité minimaliste et anguleuse d’un Mal Waldron, peut-être à cause de Billie Holiday, repense harmoniquement ces thèmes, totalement, sans aucunement les appauvrir. L’expression, les accents, les mélodies, tout est là, c’est simplement un autre monde rythmique et harmonique qui joue avec le classicisme certain et la chaleur de la voix de Christine Correa.
C’est un monde mystérieux harmoniquement dans lequel on peut tout aussi bien se noyer avec délectation que dans celui de l’inspiratrice, Billie, et c’est un mérite de ce disque. La voix, profonde, riche sur le plan expressif, de Christine Correa, plus proche dans l’esprit et la manière de celle d’Abbey Lincoln, n’est pas pour rien dans cette réussite. Le contraste obtenu entre la voix et le contre-chant plein d’éclats cristallins, et qui ne craint pas de laisser parfois cette voix nue, comme a cappella, ou en discordance avec la poésie harmonieuse de Ran Blake, est une des plus belles associations durables entre pianiste et chanteuse de ce dernier quart de siècle… dans le jazz. Nous avions chroniqué en 2019 le précédent album Streaming, et il sera utile de s’y référer, et ainsi de remonter le temps de cette collaboration jusqu’à 1994.

Ran Blake a l’âge de Jazz Hot, il est né en avril 1935, et il porte dans sa manière de pianiste, cette poésie des harmonies du piano moderne de cette époque, revu par un homme qui a accompagné avec respect, délicatesse et sensibilité toutes les évolutions du jazz, sans faire semblant, sans copier, en étant lui-même, un fondement du jazz mais aussi de l'art. Malgré son renoncement au swing et au blues, il n’en est pas moins authentique, et il enrichit le jazz par l'originalité de ses lectures de cette histoire.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Joe Chambers
Samba de Maracatu

You and the Night and the Music, Circles, Samba de Maracatu, Visions, Never Let Me Go*, Sabah el Nur, Ecaroh, New York State of Mind Rain**, Rio
Joe Chambers (dm, vib, perc), Brad Merritt (p, kb), Steve Haines (b), Stephanie Jordan (voc)*, MC Parrain (voc)
** 
Enregistré à Rocky Point, NC, et Wilmington, NC, prob. 2020, date non communiquée

Durée: 45’ 11’’

Blue Note 006022435371160 (Universal)


Vous retrouvez dans ce début d’année 2021 l'interview (avec disco et vidéographie) de Joe Chambers dans notre JazzLife, à propos de cet enregistrement et plus largement de son grand parcours depuis une soixantaine d’années dans ce que le jazz a de meilleur, notamment chez Blue Note qui lui permit des rencontres artistiques d'un niveau exceptionnel.
Joe Chambers est un batteur lumineux, un des inventeurs de ce swing qui se répand en nappes sonores, qui tisse une toile de fond, dont Elvin Jones est l’un des initiateurs, mais aussi Max Roach avant lui, Billy Higgins et quelques autres. Une partie du parcours de Joe Chambers se fait d’ailleurs aux côtés de Max Roach et d’autres batteurs et percussionnistes de talent, vous le lirez dans son interview comme dans celle de Warren Smith, au sein de l’ensemble M’Boom, initié par Max Roach, légendaire aujourd’hui. Le récit qu’en fait Joe Chambers est d’ailleurs d’une modestie étonnante, racontant que cet ensemble fut d’abord un workshop, un atelier, où tous se perfectionnèrent dans une multitude de dimensions dont les rythmes latino-sud-américains.
Ce qui nous amène naturellement à ce disque, dont parle longuement Joe Chambers, dont le titre évoque le Brésil et dont le contenu se rattache par bien des points (instrumentation: piano, vibraphone, batterie, basse, percussions) à la postérité de M’Boom, même si le format en est plus réduit. Le titre «Samba de Maracatu» est vraiment dans cet esprit (et aurait mérité une version plus longue non shuntée). Nombre de batteurs de jazz ont enrichi leur langage en intégrant dans leur expression cette couleur, on pense encore à Billy Higgins et à sa légèreté légendaire, et c’est aujourd’hui un argument rythmique et d’inspiration très répandu dans le jazz chez beaucoup de musiciens, les batteurs et pianistes en particulier (Kenny Barron…).
Sur ce disque, Joe Chambers joue de la batterie, son premier instrument, mais aussi du vibraphone où il excelle également malgré sa modestie (quand il se compare à Bobby Hutcherson…). Il ne joue pas du piano ici, bien qu’il ait aussi une originalité certaine au clavier (son bel album en solo, Punjab), mais qui tient pour beaucoup à ses qualités de compositeur, d’arrangeur et par son habileté à créer des atmosphères. Le répertoire propose d’ailleurs trois thèmes de Joe Chambers (dont «Circles» à la beauté d’un autre temps) et un de chacun de ses compositeurs préférés (Horace Silver, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson), des standards et des compositions du jazz.
Joe Chambers explique dans son interview ses préférences et les circonstances particulières de l’enregistrement en période de covid et son choix des musiciens. Il est bien entouré. C’est un disque réussi, même si la qualité du son n’est pas optimale, sans doute les circonstances actuelles. Cela dit, c’est correct et de peu d’importance pour un amateur de jazz, car on a plaisir à retrouver un tel musicien et sa formation augmentée sur un thème, «Never Let Me Go», d’une chanteuse, avec un climat très années 1970 (esprit cinématographique pas loin du Dernier Tango à Paris).
Le style de vibraphone de Joe Chambers, qui utilise beaucoup les effets de réverb’ et de vibrato de la Leslie, confère une belle patine à cet enregistrement. On ne demande pas à Joe Chambers de jouer comme un musicien né en 2021. Son temps, sa manière et sa voix suffisent à notre bonheur en 2021. Son «New York State of Mind Rain» n’a rien à voir avec celui de Woody Allen, avec l’intervention de MC Parrain pour un rap tendu et jazz jusqu’aux bouts des maillets, intense, et qui correspond là encore aux atmosphères que pouvaient déjà développer dans les années 1970 Joe Chambers et les musiciens de sa génération. La tension de cette époque y est encore palpable, bien loin de l’endormissement de 2020-21. Le dernier titre intitulé «Rio», la composition de Wayne Shorter, n’a que peu à voir dans un premier temps avec la ville du Brésil dans ses première mesures, à moins que ce ne soit une évocation de la modernité architecturale. C’est un jazz expérimental comme il s’en faisait dans les années 1970, pas gratuit ni de système, mais qui débouche sur une conclusion en samba comme pour évoquer les mânes de la ville et ce qui fait son caractère populaire, d’où le titre.
La lecture de l’interview apporte à l’écoute, on vous recommande donc les deux en lecture «overdubbée» comme le vibraphone de Joe Chambers sur l’ensemble de cet enregistrement
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Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Rossano Sportiello
That's It!

Smoke Gets in Your Eyes, She Is There, Stars Fell on Alabama, Song for Emily, Guilty, Fine and Dandy, I Couldn't Sleep a Wink Last Night, That's It!, Take, O Take Those Lips Away, Someone to Watch Over Me, Nonno Bob's Delight, How Do You Keep the Music Playing, Thou Swell, Medley: A. Bewitched, Bothered and Bewildered/B. Prelude N. 1 In C Major, BWV 846, Ain't Cha Glad?, The Sheik of Araby, Tomorrow, It Will Be Bright With You
Rossano Sportiello (p solo)

Enregistré les 23-24 juillet 2020, New York, NY

Durée: 1h 09’ 10”

Arbors Records 19479 (https://arborsrecords.com)


Rossano Sportiello est au piano ce qu’un grand artiste peut faire de mieux dans le jazz quand il n’est pas issu de la culture native. Un respect sans limite technique, esthétique, de sensibilité, de génération, de la grande histoire du jazz, celle du piano en particulier, des origines pré-jazz jusqu’à Kenny Barron et Mulgrew Miller. Il est doué de cette âme italienne faite pour la musique, si attentive aux mélodies, au texte et à l’esprit, et si expressive dans sa manière de s’approprier le meilleur, de le réharmoniser jusqu’à faire ressortir le suc de la mélodie pour apporter à la relecture cette dose d’originalité qui fait toute l’humanité de cette magnifique musique, l’humanité de Rossano Sportiello.
Le site de ce grand pianiste (https://rossanosportiello.com), particulièrement animé en cette période d’enfermement, est révélateur d’une personnalité généreuse, toute entière tournée vers ce jazz qu’il aime tant, d’une passion non jalouse car il la partage, dans sa vie d’enseignant et d’artiste avec une ribambelle de jeunes musiciens ou de musiciens confirmés ou de légende: les duos avec Kenny Washington ou Houston Person valent le détour comme ses échanges avec les très jeunes Felix Moseholm (b) et TJ Reddick (dm). Car Rossano Sportiello possède aussi l’esprit du jazz, cette volonté de partage et de transmission qui est l’un des fondements essentiels de cette musique. Il est l’un des rares musiciens de jazz qui a traversé cet enfermement, y compris sur soi, sans porter le masque au propre et au figuré, arborant son large sourire avec sa voix qui même en anglais chante avec ce petit arrière plan d’accent, avec la rationalité d’un homme qui a compris les impératifs d’un artiste, et donc entre autres celui de ne pas porter un masque imposé stupidement dans le cadre de son art. Sa musique s’en ressent, y compris par rapport à ce qu’on peut entendre de ses bons confrères qui eux vivent et s’expriment sous masque. Rossano traverse ainsi cet épisode avec une ouverture d’esprit qui est à l’aune de sa générosité. Ce qu’il fait est splendide et tellement intelligent!

C’est justement en juillet 2020 qu’il a abordé cet enregistrement avec ses amis du label Arbors avec lequel il entretient une relation régulière produisant de belles œuvres. Dans cet album de 17 titres dont un medley, il y a cinq originaux sortis de l’imagination de Rossano et qui ne dénotent pas de sa belle poésie lyrique. Evoquer les influences pianistiques de Rossano, c’est bien sûr faire appel à l’histoire du piano jazz, le plus classique comme Fats Waller, Teddy Wilson, Earl Hines, James P. Johnson, et autres Art Tatum, Dick Hyman, Willie the Lion Smith dans sa manière de colorer son expression puisant également dans le début du XXe siècle qu’il s’agisse de la tradition française (Claude Debussy, Erik Satie…) ou américaine (Scott Joplin, Jelly Roll Morton…) comme dans «I Couldn't Sleep a Wink Last Night», «Ain’t Cha Glad», «The Sheik of Araby»… Rossano Sportiello a aussi une connaissance étendue du song book américain qu’il s’attache à explorer avec un respect de la lettre (la qualité des mélodies) et de l’esprit (la mise en valeur par le jazz), rencontre miraculeuse sur le sol américain permise dans cette recherche parallèle et conjuguée de reconnaissance, d’existence artistique de la culture populaire. L’autre réussite de ce disque est que les originaux se fondent si parfaitement dans cet univers, car en grand artiste, le pianiste a su s’approprier un monde, comme l’ont fait justement les musiciens de jazz avec la musique du song book des Gershwin, Kahn, Rodgers, Hart, Parish, Kern et quelques autres…
On pourrait discourir des heures sur chacun des morceaux, mais ce n’est pas la première ni la dernière fois que nous évoquons Rossano Sportiello, il était présent dans le numéro 671 pour l’anniversaire des 80 ans de Jazz Hot et beaucoup de ses disques ont déjà été abordés, et ils sont d’une qualité remarquable.
Signalons pour information que c’est Rachel Domber, l’épouse de Mat Domber, le fondateur du label Arbors en 1989 décédé en 2012, qui a produit ce disque. L’atmosphère de ce disque répond par son classicisme à la vocation de ce label de «préservation du jazz classique».
Ce disque marque les trente ans d’une carrière commencée en 1990 à 16 ans, et le livret propose une galerie de photos de Rossano avec tous ses amis, maîtres et soutiens, Rachel Domber, Barry Harris, Ralph Sutton, Eddie Locke, Dick Hyman, Dan Barrett, Joe Wilder, Dave McKenna, et même du professeur de Rossano, Mr. Carlo Villa. Le sourire de Rossano comme sa musique sont le seul vaccin contre le covid et ses conséquences psychologiques désastreuses que nous sommes en mesure de vous recommander sans crainte et, contrairement à ceux de big pharma, il est garanti avec des effets secondaires, salutaires ceux-là body and soul. 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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The George Coleman Quintet
In Baltimore

Afternoon in Paris, Sandu, I Got Rhythm, Body & Soul, Joy Spring
George Coleman (ts), Danny Moore (tp), Albert Dailey (p), Larry Ridley (b), Harold White (dm)

Enregistré le 23 mai 1971, Baltimore, MD

Durée: 46’ 52”

Reel to Real 005 (www.cellarlive.com)


C’est un enregistrement effectué à Baltimore, Maryland, dans un lieu historique, The Famous Ballroom, par un de ces groupes d’agitateurs du jazz, la Left Bank Society, qui ont fait le développement et l’histoire du jazz dans ce qu’il a de plus profondément humain et fondamental, dans le quotidien de la scène, souvent une somme d’énergies individuelles frappées au sceau de l’indépendance d’esprit, à l’instar du Jazz Showcase de Joe Segal à Chicago (cf. Jazz Hot 2020), ou du Keystone Korner de Todd Barkan à San Francisco (cf. Jazz Hot n°671) ou encore du Village Vanguard de Max Gordon, et de milliers d’autres lieux du jazz. Hasard ou nécessité de l’histoire, c’est à Baltimore que Todd Barkan poursuit encore en 2020, malgré les difficultés de cette année 2020 de dictature (cf. Jazz Hot 2020), l’action du Keystone Korner original (1972-1983). On peut découvrir des images du Famous Ballroom dans le film de Robert Mugge, Sun Ra: A Joyful Noise (1980, 1h, USA).

Le jazz et Baltimore, c’est donc la grande histoire du jazz. Fondée au début des années soixante par une bande d’amateurs de jazz, dont l’ingénieur du son Vernon L. Welsh (1919-2002) et Benny Kearse (1930-1999), The Left Bank Society a effectué pas moins de huit cents enregistrements grâce à Vernon L. Welsh de 1964 à 1990. Conservés à la Bibliothèque de l’Université Morgan State pendant des années, les droits n’étant pas forcément clairement établis pour des rééditions, c’est Joel Dorn (1942-2007), le célèbre producteur chez Atlantic puis fondateur des labels M, Hyena Records, 32 Jazz, qui rachète les bandes et fait ainsi réapparaître le premier ce patrimoine exceptionnel pour les amateurs de la planète. La Left Bank Society a produit (Benny Kearse) jusqu’à une cinquantaine de concerts par an, c’est dire l’extraordinaire richesse de mémoire du jazz qui reste encore à découvrir. Heureusement, après Joel Dorn, l’excellent Zev Feldman, un «archéologue-détective» du jazz, très actif en ce moment, a pris le relais. Président de Resonance Records, il a donné récemment un coffret consacré à Eric Dolphy-Musical Prophet (cf . Jazz Hot 2019). Toujours complice avec Cory Weeds, saxophoniste et agent à San Francisco, il a proposé à Reel to Real, le label qui propose ce disque de George Coleman, un enregistrement inédit à Seattle d’Eddie Lockjaw Davis et Johnny Griffin-Ow ! Live at the Penthouse (cf. Jazz Hot 2020) et plus récemment, il a exhumé, avec d’autres acteurs de cette histoire éparpillée du jazz, l’inédit de Thelonious Monk, Palo Alto (cf. Jazz Hot 2020). On redécouvre grâce à eux et à beaucoup d’acteurs de la Côte Ouest des Etats-Unis, que la grande histoire du jazz s’est écrite avec l’énergie collective d’amateurs devenus des professionnels réputés et qui ont œuvré avec une totale indépendance pour faire la richesse du jazz. La «West Coast Connexion» fonctionne bien, même pour réhabiliter des trésors de la Côte Est (ici à Baltimore) et, dans le livret, les nombreuses images de CTS/Images de San Diego, CA, viennent confirmer qu’il reste des archivistes du jazz compétents dans sa patrie, même si on peut s’inquiéter des conséquences de l’épisode actuel de dictature, mortifère pour le jazz et d’abord pour sa mémoire, ses aînés et la préservation même des archives matérielles qui ne trouvent plus d’institutions à même de les recevoir, de les inventorier et de les rendre vivantes. C’est donc encore les amateurs, les indépendants qui font le meilleur boulot, le seul altruiste.

Voici l’une de ces perles, enregistrée à l’origine par Vernon L. Welsh et restaurée par Chris Gestrin, avec cet enregistrement de George Coleman, le saxophoniste autodictate de Memphis, TN –qui a exactement l’âge de Jazz Hot (8 mars 1935)– ville où il a grandi dans l’environnement émoustillant de Phineas Newborn, Jr., Booker Little, Charles Lloyd,  Frank Strozier, Hank Crawford et le regretté Harold Mabern disparu en 2019 (cf. Jazz Hot 2019), son ami de longue date avec qui il a tant échangé et dont il partageait le langage aussi moderne qu’enraciné. C’est dans ce creuset du blues qu’il a croisé la route de B.B. King et qu’il l’a accompagné en tournée dans le Sud profond, forgeant sa modernité en puisant aux racines essentielles, sans jamais passer par un enseignement académique. Demandé à plusieurs reprises par Miles Davis (cf. Jazz Hot n°494), ce n’est qu’en 1963-64 qu’il intégra sa formation, enregistrant peu après avec Herbie Hancock le célèbre Maiden Voyage. Mais, comme pour John Coltrane et Sonny Rollins –des inspirations pour George Coleman, comme Charlie Parker dont il possède cette puissance de l’impulsion– son expression a besoin de longs développements et de place, et la collaboration avec Miles ne dura pas. Dans cette famille de Memphis, on retrouve une généreuse descendance de pianistes – Mulgrew Miller, James Williams, Donald Brown…– et aujourd’hui encore Keith et Kenneth Brown, les fils de Donald. Mais l’influence de George Coleman dépasse Memphis, et il a trouvé en Eric Alexander un digne héritier, très lié à Big G comme à Harold Mabern, et qui est l’un des bons spécialistes de la musique de George Coleman, de ce drive propre à l’expression des musiciens de Memphis.

Ce 23 mai 1971, Big G, comme on le surnomme affectueusement, autant pour son puissant son que pour sa stature, est accompagné par Danny Moore (1942-2005), originaire de Waycross, Georgia, qui semble avoir joué avec le monde du jazz sans exclusive: Wes Montgomery (1966), Ray Bryant (1968, 1973), Yusef Lateef (1969), Thad Jones/Mel lewis (1969, 1975, 1990), Quincy jones (1970, 1976), Johnny Hammond (1971), Lonnie Smith (1971), Alex Taylor (1971), Oliver Nelson (1972, 1976), Les McCann (1974), Lou Donaldson (1974), Bobby Hutcherson (1979), Hank Crawford (1983), Junior Cook (1990), Freddy Cole (1996), Count Basie, Buddy Rich, Dizzy Gillespie… et même avec le collectif Strata East (1971).

Le brillant pianiste Albert Dailey (1938-1984) est originaire de Baltimore, MD. Après des débuts précoces avec l’orchestre du Baltimore Theater au début des années 1950, il étudie à la Morgan State University, celle-là même où ont été conservées les bandes de la Left Bank Society. Il effectue un passage par la Capitale voisine, Washington, DC, où il tient le piano en 1963-64 d’un club légendaire, le Bohemian Cavern –fondé en 1926, fermé une première fois en 1968 à la mort de Martin Luther King, Jr., le club a réouvert en 2006 pour disparaître en 2016. Albert Dailey a accompagné et/ou enregistré avec Charlie Mingus (1960’s), Freddie Hubbard (1960’s), les Jazz Messengers d’Art Blakey (fin des années 1960 et 1976), Sonny Rollins (1970’s), Hank Mobley, Kenny Dorham, Freddie Hubbard (années 1960 et 1970), Stan Getz (en 1974-75), le Upper Manhattan Jazz Society de Charlie Rouse (1976), Archie Shepp(1977), Eddie Lockjaw Davis (1979), Buster Williams, Benny Bailey, Tom Harrell (1982), Buddy DeFranco (1984). Il possèdait une respectable discographie à son décès prématuré.

Le bassiste Larry Ridley (Indianapolis, IN, 1937) a également un solide CV dans le jazz: il a accompagné et/ou enregistré avec Wes Montgomery, Jackie McLean, Hank Mobley, Freddie Hubbard, Slide Hampton, Thelonious Monk, Philly Joe Jones, Horace Silver, Dizzy Gillespie, Benny Goodman, Chet Baker, Al Cohn, Dinah Washington, Coleman Hawkins, Duke Ellington, Sonny Rollins, Lee Morgan, Gerald Wilson, Clark Terry, Randy Weston, Barry Harris, George Wein, le groupe Dameronia qui a honoré la musique de Tadd Dameron. Larry Ridley est devenu président du jury du jazz pour la National Endowment for the Arts (NEA); il a été le coordinateur national du programme Jazz Artists in Schools de 1976 à 1982, et il cumule d’innombrables responsabilités dans beaucoup d’institutions dédiées au jazz. Il a reçu une liste sans fin de distinctions honorifiques de toutes natures pour la globalité de son œuvre pour le jazz. Il possède bien sûr une belle discographie.

Enfin, le batteur Harold White est, comme le pianiste, né à Baltimore, en 1938, ce qui fait penser au choix d’une rythmique locale pour ce concert. Il a accompagné dans les années 1960-1970 beaucoup de musiciens de haut niveau comme Roland Kirk, Joe Carroll, Ray Bryant (1969-73), Dave Hubbard (1971), Gary Bartz (1971), Reuben Wilson (1971), Horace Silver, Blue Mitchell, Roy Haynes, Charles Kynard, Charles Williams (1974), Roswell Rudd (1976), Eddie Jefferson (1976-77) et donc George Coleman en 1971. Dans les années 1980, on sait qu’il a travaillé avec Ellery Eskelin et sa trace a disparu… Il est décédé le 6 novembre 2019.

Le répertoire comporte deux compositions de Clifford Brown («Sandu» et «Joy Spring») gravées dans la mémoire par le quintet de Clifford avec Max Roach et qu’explore George Coleman avec une énergie digne de l’original; une de John Lewis «Afternoon in Paris» dont l’atmosphère dépeint l’allégresse que soulevait alors la Capitale française dans le cœur des musiciens de jazz; le standard «Body and Soul» immortalisé par le père du saxophone ténor, Coleman Hawkins, magnifiquement revisité ici par le ténor bop de George Coleman avec une vraie révérence au père, et pour finir, un clin d’œil à John Coltrane sur des harmoniques; le «I Got Rhythm» de Gershwin, avec ce brio, ce drive et ce débit acrobatique propre à George Coleman n’en oublie jamais le swing et le blues. George est déjà le grand ténor de toujours, l’enregistrement possède cette densité propre à son œuvre dans sa totalité. A côté du saxophoniste, on apprécie particulièrement le splendide pianiste qu’on peut regretter de n’avoir pas mieux connu de ce côté de l’Atlantique. C’est une vraie belle découverte!

Le livret de cet enregistrement –28 pages largement et judicieusement illustrées– est un vrai plaisir: il restitue beaucoup de renseignements sur les musiciens, les circonstances de l’enregistrement, sur les personnalités des acteurs originaux et actuels de cette résurrection. Après un texte d’introduction de Cory Weeds et un autre de Zev Feldman, Michael Cuscuna présente l’enregistrement et les musiciens. Vient enfin une interview avec George Coleman par Cory Weeds et une seconde de John Fowler, un membre de la légendaire Left Bank Jazz Society depuis 1964, une mémoire vivante, par le précieux Zev Feldman. C’est la redécouverte d’une belle histoire humaine d’amateurs de jazz qui commence dans les années 1950 par un groupe d’amitié interraciale, The interracial Jazz Society. Des amis, amateurs de jazz, chauffeurs de taxi, vendeurs d’assurance, de voitures, travailleurs sociaux, aucun musicien, tous bénévoles pendant les 50 ans de l’existence de la Left Bank Jazz Society, sont à l’origine de cette formidable et aujourd’hui émouvante aventure fondée sur une volonté difficile à imaginer en 2020 chez les humains, si l’on excepte les résistants résiduels dont font partie à n’en pas douter Zev Feldman, Cory Weeds, John Fowler, George Coleman et beaucoup des artistes du jazz de culture qui continuent de transmettre le message. La suite est à lire dans ce bon livret…

Y-a-t-il encore des personnes pour penser que le jazz n’est qu’un jeu, une distraction, ou qu’un assemblage de notes de musique, que la vie et la liberté, dans toute leur plénitude, avec ce nécessaire assemblage de courage et d’intégrité, n’en sont pas la moelle, l’essence, le cœur et le moteur?

Reel to Real, la branche patrimoniale du label canadien Cellar Live, qui fête ses 20 ans, propose ainsi une belle production indispensable pour la musique, le beau travail d’édition et l’histoire, celle du jazz et des amateurs de jazz de Baltimore, Maryland.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Kenny Kotwitz & The LA Quintet
When the Lights Are Low

When the Lights Are Low, Skylark, Cry Me a River, Estate, When Sunny Gets Blue, Crazy She Calls Me, Darn That Dream, Harlem Nocturne, Manhattan, Mood Indigo, Polka Dots and Moonbeams, Stairway to the Stars, When the Lights Are Low (reprise)
Kenny Kotwitz (acc, celesta), John Chiodini (g), Nick Mancini (vib), Chuck Berghofer (b), Kendall Kay (dm, perc)

Enregistré en avril 2020, Granada Hills, CA

Durée: 55’ 01’’

PM Records (www.lajazzquintet.com)


Le très joli disque de Kenny Kotwitz prodigue un peu de douceur et de beauté en ce début 2021 qui ne nous en promet guère. Il s’agit d’un hommage à son maître accordéoniste, Art Van Damme (1920-2010), à l’occasion du centenaire de sa naissance, qui vient après un premier album déjà consacré à son répertoire, The Montreal Sessions, sorti en 2013 par Challenge Records, à l’initiative du producteur canadien Peter Maxmych, également derrière ce nouvel opus. Originaire du Michigan mais élevé à Chicago où il débuta sa carrière en 1941 dans l’orchestre de Ben Bernie (vln, 1891-1943), Art Van Damme commença à enregistrer sous son nom dès 1945 et, deux ans plus tard, avec son quintet, comprenant guitare et vibraphone, sur le modèle de celui de Georges Shearing (l’accordéon remplaçant le piano). C’est à la tête de cette formation qu’il mena l’essentiel de son activité de leader. Si Art Van Damme connut un certain succès international, en particulier en Europe et au Japon, il fut aussi un musicien de studio très occupé et termina sa vie en Californie où il joua jusqu’à ses derniers jours.
Né à Milwaukee, WI, et basé à Los Angeles depuis 1966, CA, Kenny Kotwitz est aussi pour partie un musicien de studio. Egalement pianiste, il a travaillé avec Michel Legrand, Johnny Mandel ou encore Ray Brown. En 1983, il a participé à un enregistrement avec son ancien professeur: Art Van Damme and Friends (Pausa) et publié plusieurs disques avec ses propres formations. Resté en lien avec Peter Maxmych après The Montreal Sessions, il a réuni à sa demande des musiciens de Los Angeles pour recréer la sonorité du Art Van Damme Quintet. Le contrebassiste Chuck Berghofer, qui possède le C.V. le plus rempli de l’équipe (des collaborations avec Nancy et Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Zoot Sims, Stan Getz…), est le seul, à notre connaissance, hormis Kenny Kotwitz, à avoir enregistré avec Art Van Damme.
Les beaux arrangements écrits par Kenny Kotwitz, tout comme l’alliage très particulier qui constitue ce quintet, donnent un résultat singulier et plein de poésie. La sensibilité de l’accordéoniste à l’univers Django donne un éclairage très personnel à l’American Songbook, indépendamment de la guitare de John Chiodini qui appartient plutôt à l’école Joe Pass (lequel fut membre du Art Van Damme Quintet en 1970). Son jeu très nuancé se marie à merveille avec celui de Nick Mancini en particulier sur la superbe version qu’ils livrent de «Harlem Nocturne». Si le disque reste plutôt sur le registre intimiste des ballades, les ambiances varient: une touche bluesy par ici («When Sunny Gets Blue»), une touche latine par là («Estate»). Un superbe baume à l’âme.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Mathias Rüegg
Solitude Diaries

40 Shorts Stories - 1st Week: 1-Come in, Mr. CoVID-19!, 2-Self-Chosen Solitude, 3-A Lonely Little Heathen Rose Dreams of Having Been, in a Former Life, 4-When They Are Released All Those Notes!, 5-About Fighting Fear and Why Everything Shall Probably Be Half as Bad
2nd Week: 6-This Song That Nobody Knows Not Even the Conductor!, 7-Simple but Beautiful, 8-The Aeolian "Manner" Wafer, 9-Elves in Light Distress, 10-Lustige Ostinati

3rd Week: 11-A Fleeting Kiss on the Spiral Staircase, 12-A Strange Way of Doing as One Pleases, 13-When he First Entered the City, He Felt Fear. The Avantgarde Lurked Around Every Corner, 14-Song for All the Locked Up Children, 15-On My Head’s Playground

4th Week: 16-Oh Dear Augustin Nothing Isn’t Ruined!, 17-Small Obstacle Course Across the Circle of Fifths, 18-Lustige Ostinati/2, 19-The Day My Daughter Needed Some Encouragement, 20-A Song from…?

5th Week: 21-Of Pigeons Seeking Shade Under a Lilac Bush in the "Volksgarten”, 22-But Where Are All These Lovely Cherry-Blossoms Coming From?, 23-Now The Cat’s Out of the Bag!, 24-Optimism Is a Happy Companion, and I Have Always Been A Rebel!, 25-Choral For All Those Elderly People Who Do Not Want That Because of Them The Entire Humanity Is Being Locked Away

6th Week: 26-Intervals Too Want to Be Loved!, 27-After Having Been Touched Upon By the Breath of Jazz…, 28-Whoever Neglects His Relationship With the Harmonies Loses His Eros, 29-This One Form of Slowness That She Always Felt Was Too Fast, 30-Variations on an Ostinato By Erik Satie (Idyll)-Funny Ostinati/3

7th Week: 31-Swiss Folk Song, 32-The Advantage of Silence, 33-When It All Began, 34-Lauren Bacall the Smile of Gold, 35-I Wonder Who Might Come From There?

8th Week: 36-And Suddenly a Cheerful Anarchy Appeared, 37-Left–Right–Left–Right, Right–Left–Right–Left, 38-Blues Study, 39-Variations on an Ostinato by Dollar Brand, Funny Ostinati/4, 40-The Bitter End of an Awful Affair

p solo: Soley Blümel
(07, 14, 21), Jean-Christophe Cholet (05, 25, 26), Ladislav Fančovic (10, 17, 23, 24, 27, 33, 36), Johanna Gröbner (08, 09, 32), František Jánoška (02, 06, 12, 16, 29), Oliver Kent (38), Oliver Schnyder (11, 20, 31, 34), Lukas Kletzander (03, 28), Elias Stemeseder (04, 18, 19), Georg Vogel (35, 37), Mathias Rüegg (01, 13, 15, 22, 30, 39, 40)

Enregistré du 28 juin au 24 septembre 2020, au Bosendorfer Saloon, Vienna (Autriche), et à Paucourt (France) pour les titres 5, 25, 26

Durée: 1h 05’ 09”

Lotus Records 20060 (www.mathiasrueegg.com)


Histoires sans paroles
–pour ceux qui se souviennent de cette émission de Solange Peter des années 1960 qui présentait des films muets-courts métrages avec une excellente musique moderne du début du XXe siècle, le plus souvent au piano– que ce recueil de 40 pièces courtes de Mathias Rüegg, baptisées «Short Stories» par l’auteur, ce qui décrit bien le caractère récit de cette œuvre.
Intitulé «Solitude Diaries» (carnet ou journal de solitude), en référence à ce que nous traversons –une époque de dictature, commencée brutalement par un enfermement généralisé du monde occidental– ce disque mérite à ce titre et en raison du parcours de Mathias Rüegg en général, notre curiosité, bien que ce ne soit pas du jazz de culture ou de répertoire en dehors de quelques évocations ou réminiscences repérables à l’oreille et dans les remarquables notes de livret qui donnent pour chacun des récits une indication sur l’esprit de la musique, comme on en donnait dans les partitions naguères –en particulier dans ces recueils de partitions reliés au tournant de XXe siècle– en quatre langues, italien, allemand, anglais et français: gioioso e pimpante, fatalistisch, a kind of romanticen se perdant, par exemple. Pour les effluves de jazz (pièces 17, 27, 38), on peut lire ces notations: with a pinch of jazz, After having been touched upon by the breath of jazz et with a blue touch.
Connaissant l’esprit perfectionniste de Mathias Rüegg, nous ne sommes pas loin de penser que ces indications «d’esprit musical» sont en rapport avec la langue et la diversité européenne: gioioso e pimpante, virtuosissimo sont en italien, Walzerich, fatalistisch et energisch sont en allemand, with some verve, with a blue touch sont en anglais, très léger, tombant amoureuse,élégiaque sont en français. Rien ne semble donc être laissé au hasard.
Les mots de Mathias Rüegg dans le livret ne laissent planer aucun doute sur sa pensée: «Dès le moment du verrouillage du 16 mars 2020, une humeur effrayante, inquiétante et paranoïaque s'est installée sur la ville, qui n'a pas disparu même des coins les plus petits et les plus cachés. Il n'y avait donc qu'une seule façon pour moi d'échapper à cette dépression collective, et c'était de m'évader dans la créativité, dans la composition.»[…] La folie de verrouillage en combinaison avec la quasi-abrogation de la démocratie - sans même la moindre résistance - était difficile à gérer pour un esprit libre comme moi. Et l'est toujours!»
La démarche est idoine, pour un compositeur en particulier, et dans ce néant démocratique, si préjudiciable à la culture sur scène et en public, la richesse et la force intérieures de chaque individu sont ce qui peut sauver la mémoire de la création. L’enregistrement est l’autre moyen de prolonger cette dimension, et Mathias Rüegg donne une nouvelle fois le sentiment qu’il est l’un des ces héritiers, rares, de cette tradition culturelle européenne multiséculaire qui a dû souvent s’adapter aux circonstances et dépasser le manque de libertés par l’imagination et des moyens autonomes (la composition ici). En cela, l’art, musical entre autres, a toujours été une transgression des sociétés contraignantes et toujours contre ceux qui exerçaient ces pouvoirs, même quand ils essayaient de le corrompre en se donnant des allures «éclairées» (commandes, mécénat, académisation, moyens matériels, honneurs…). La plupart des pouvoirs autoritaires ne sont pas parvenus à interdire la création depuis la nuit des temps, même sous le nazisme qui s’y est essayé pourtant en précurseur, jusqu’à ce jour de mars 2020 où, la technologie, la peur et la dépendance aidant, des pouvoirs ont simplement appuyé sur un interrupteur planétaire, au moins occidental où des restes de démocratie les dérangeaient encore.

Comme le constate Mathias Rüegg, le plus étonnant est que ça a été accepté passivement. L’ensemble des expressions artistiques dépendant de la scène, prises au piège de la dépendance (subventions), du manque de courage et de la répression (aucune protestation fondamentale), a été purement et littéralement bâillonné, et le reste encore un an après. Stupéfiant!
Mathias Rüegg et quelques rares autres ont puisé dans leur courage et leur mémoire une capacité de résistance et de lutte créatrice: s’exprimer, composer et enregistrer sont en effet une évidence pour les artistes dans ce moment de négation des libertés et de la mémoire, comme s’inspirer du vécu –ici la solitude et le silence imposés– pour en donner la sublimation artistique, briser le silence. Le jazz, dans sa genèse, est un archétype artistique qui a su briser le silence et la négation, imposer la mémoire. Retourner la puissance de la création contre ceux qui usent de la violence et de la peur, sans avoir besoin de les identifier, a déjà soulevé des montagnes.
Voilà en résumé notre perception de l’origine de cet enregistrement, et dans le jazz, habitué depuis les années 1980 à vivre dans une liberté assistée et encadrée (subvention, clientélisme), en Europe en particulier, on ne voit justement que rarement ce type de réaction, c’est regrettable. On reçoit régulièrement des vidéos d’artistes masqués, muselés, sans public ou isolés chez eux. C’est une antinomie de l’art, de la création, de l’expression et, malgré les efforts de chacun, la musique ne respire pas plus que les artistes. C’est littéralement insupportable à regarder.
Un grand merci à Mathias Rüegg donc de restituer le caractère naturellement subversif de l’art, cette liberté à travers un disque où il rompt également le silence et l’isolement en faisant intervenir, pour jouer et enregistrer ses compositions, une dizaine d’excellents pianistes, non masqués sur les photos, de tous les âges (12 ans jusqu’à 69 ans), de culture classique, parfois s’exprimant dans le jazz dans leur parcours personnel, d’origines diverses en Europe (Slovaquie, Suisse, Autriche et France) en dehors des propres interprétations de l’auteur.
Nous n’avons certainement pas la compétence appropriée pour décrire dans le détail les sources de l’inspiration du compositeur. On peut seulement vous rappeler (cf. les chroniques de disques) qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années une grande réflexion sur son art, sa pratique en tant qu’artiste de culture européenne, le plus souvent en compagnie de l’excellente Lia Pale (A Winter’s Journey,The Schumann Song Book, The Brahms Song Book, Sing My Soul, chez Lotus Records) après une trentaine d’années avec le Vienna Art Orchestra.
Il a ainsi effectué par l'arrangement une relecture du répertoire classique (Schubert, Schumann, Brahms, Händel…) qu’il réinterprète comme un artiste de son temps avec un vécu, des rencontres et une culture personnelle, et il poursuit ici d’une certaine manière avec Gustav Mahler et Erik Satie par exemple, et beaucoup d’autres influences du XIXe et XXe siècle, le jazz entre autres, littéraires également. Le retour aux sources est un rituel essentiel du jazz depuis Louis Armstrong jusqu’à John Coltrane et Wynton Marsalis. C’est la seule garantie d’authenticité en art, et donc bravo encore à Mathias Rüegg d’avoir cette clairvoyance plutôt que de vouloir faire du jazz de répertoire ludique ou de système sans se poser la question des racines et du vécu. Mathias Rüegg a composé ou réarrangé ses propres pièces datant pour certaines du XXe siècle et du Vienna Art Orchestra. Le phrasé jazz est présent, plutôt comme une couleur que comme une langue maternelle («Blues Study» (38) est le plus jazz de cet ensemble), avec beaucoup d’à propos, et un ostinato prend Dollar Brand comme inspiration centrale (39).
Sur le plan pianistique, c’est brillant (Ladislav Fančovic est prodigieux en général et sur les pièces 24 et 27 en particulier), souvent sombre –les circonstances– parfois léger et gai, c’est dans tous les cas lyrique, narratif, descriptif. C’est un long récit bercé d’atmosphères variées, toujours passionnant, et qui s’écoute sans limite, sans aucune impression de longueur ou de redondance malgré le nombre de pièces (40) et le format réduit (toujours moins de 3 minutes). Ce Solitude Diaries est rythmé par un calendrier d’écriture, semaine après semaine –8 au total– de mars à mai 2020.
Le livret évoque chaque thème et chaque artiste avec précision, c’est donc, comme souvent avec cet artiste, une production exigeante avec un souci du détail, du travail bien fait mené en conscience jusqu’à son terme, sans oublier la performance (le talent de fédérateur de Mathias Rüegg) de réunir des artistes européens aux sensibilités variées en un lieu unique, dans ce contexte (un pied de nez aux entraves à la circulation), pour enregistrer une œuvre cohérente sur le plan de l’écriture (les compositions sont d’une beauté certaine).
La distinction de ce disque n’est pas à lire comme «indispensable du jazz», mais «indispensable» de l’art, de l’expression, mais aussi de la résistance, de la liberté dans ce temps de dictature. La beauté de l’art, l’originalité de la création culturelle sont des éléments de la lutte contre la laideur, la soumission et l’uniformisation que nous imposent les pouvoirs et ceux qui s'y soumettent par peur ou par adhésion.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Connie Han
Iron Starlet

Iron Starlet*, Nova*°, Mr. Dominator, For the O.G., Hello to the Wind, Detour Ahead, Captain’s Song*, Boy Toy°, The Forsaken, Dark Chambers*°
Connie Han (p, ep), Jeremy Pelt (tp)*, Walter Smith III (ts)°, Ivan Taylor (b), Bill Wysaske (dm)

Enregistré les 16-17 août 2019, New York, NY

Durée: 1h 02’ 55’’

Mack Avenue 1171 (www.mackavenue.com)


Nous avions découvert Connie Han (qui vient de fêter ses 25 ans en février 2021) avec un album prometteur, Crime Zone (Jazz Hot 2019), en fait le second dans sa discographie, après The Richard Rodgers Songbook, un disque autoproduit sorti en 2015. On retrouve sur ce nouvel opus les qualités musicales de la jeune pianiste toujours accompagnée de son mentor, Bill Wysaske qui produit aussi l’album. Walter Smith III est également de retour parmi les sidemen, mais avec cette fois Jeremy Pelt à la trompette. Encore une fois, le répertoire a été largement composé par Connie Han et Bill Wysaske, à commencer par le très dynamique morceau-titre, «Iron Starlet», sur lequel Jeremy Pelt a le loisir d’exprimer toute sa verve et Connie Han de développer un swing qui ne se dément pas. Le deuxième titre, «Nova», ballade chaloupée, réunit les deux soufflants invités (beau son profond et bluesy de Walter Smith III). Autre bon original, «Mr. Dominator» permet d’apprécier le jeu du trio, dans lequel le subtil Ivan Taylor (1984, Southern, IL) prend toute sa part: encore une jeune pousse ayant éclos sous la férule de Wynton Marsalis (il aussi été formé par Ron Carter) et qui depuis s’est frottée aux plus grands, de Mulgrew Miller à Hank Jones. Mais c’est sans doute sur le magnifique «Detour Ahead» (Herb Ellis/Johnny Frigo/Lou Carter) que le trio de Connie Han atteint son sommet, la pianiste déroulant de longues phrases pleine de poésie, avec un vrai sens de la narration musicale. Avec beaucoup de maturité, la jeune femme, au-delà de sa technique brillante, loin de chercher à épater la galerie, privilégie une expression riche et enracinée, notamment dans le blues. On est moins séduit par son jeu au Fender («Hello to the Wind») qui possède moins d’ampleur et d’inventivité. L’ensemble reste pour autant d'un bon niveau et on souhaite à Connie Han de poursuivre sur sa lancée.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Michel Hausser
Mr. Vibes

CD 1: Blues pour le chat, Isn't It Romantic, Rue Dauphine, Everything Happens to Me, Now’s the Time, H.E.C Blues, Rue Dauphine, These Foolish Things, Blues pour le chat, Moanin', I Remember Clifford, H.E.C Blues, Monsieur de…, It's the Talk of Town, Made in Switzerland, Willow Weep for Me, Who, You?, 4 R, Taking a Chance on Love
CD 2: Cliff Cliff, Phenil Isopropil Amine, Mysterioso, Lullaby of the Leaves, Waiting for Irene, Chasing the Bird, Speak Low, Up in Hamburg, Opus de Funk, These Foolish Things, Tadd’s Delight, Jive at Five, Blues a San Pauli, Darn That Dream, Tune Up, These Foolish Things, Made in Switzerland, Wee Dot

Micher Hausser (vib, xyl, p), avec: 

1/ Henri Renaud (p), Ricardo Galeazzi (b), Dante Agostini (dm)

2/ Bobby Jaspar (fl), René Urtreger (p), Paul Rovère (b), Daniel Humair (dm)

3/ Bobby Jaspar (fl), Paul Rovère (b), Kenny Clarke (dm), Humberto Canto (perc)

4/ Roger Guérin (tp), Luis Fuentes (tb), Dominique Chanson (fl, as), Bob Garcia (ts), René Urtreger (p), Michel Gaudry (b), Daniel Humair (dm)

5/Roger Guérin (tp), Bob Garcia (ts), Georges Arvanitas (p) Michel Gaudry (b), Charles Bellonzi (dm)

6/ Donald Byrd (tp), Bobby Jaspar (ts), Zoot Sims (ts), Walter Davis (p), Doug Watkins (b), Art Taylor (dm)

Enregistré à Paris 1958-59, Cannes 1958, Hambourg 1960, Antibes/Juan-les-Pins 1961

Durée: 2h 34’ 21”

Fresh Sound Records 994 (Socadisc)


Les rééditions de Fresh Sound, sous l’autorité de Jordi Pujol, sont souvent des indispensables, parfois pour la qualité extraordinaire de la musique et toujours pour la qualité du travail de recherche et de synthèse effectué. Jordi Pujol, comme les pionniers de l’histoire du jazz, Charles Delaunay en est le modèle, comme notre revue le fait depuis 85 ans, a toujours le souci de partager une somme de connaissances assez phénoménales avec les amateurs, et dans le format étendu du CD, voire du double CD comme ici, il offre un véritable cours d’histoire du jazz, non seulement par la recherche de la musique qu’il réunit mais aussi par la documentation de la musique, un livret de belle facture très riche en biographie, discographie et iconographie. Il a ainsi le souci de rechercher des éditions cohérentes d’un musicien dans une période donnée, en s’appuyant sur les enregistrements déjà existants, mais aussi en exploitant les archives, et pour la France, celles de l’INA par exemple. Cette publication est d’autant plus précieuse que l’excellent Michel Hausser restait encore un inconnu pour les dictionnaires courants du jazz il y a peu, et que Jordi Pujol rappelle à notre bon souvenir un disciple de Milt Jackson, car la France peut se réjouir d’avoir développé une vraie tradition du vibraphone à la suite des Américains, avec entre autres Géo Daly, Dany Doriz, Michel Hausser, enrichie par Sadi, voisin belge venu faire les beaux jours du jazz à Paris avec d’autres (Bobby Jaspar, ici, mais aussi René Thomas et beaucoup d’autres). On replongera avec profit dans les deux numéros de Jazz Hot (n°543 et n°544 de 1997) qui ont fait le tour de l’histoire et des personnages clés de l’instrument, le vibraphone, pour se remettre en tête quelques repères utiles pour le jazz.
Et on découvrira dans le Jazz Hot n°544, consacré à Milt Jackson, l’un de ses disciples européens, Michel Hausser, qui eut le privilège de croiser les mailloches avec le Maître, et qui a partagé la grande histoire du jazz, à Paris notamment à partir des années 1950 et qui a mené depuis une authentique carrière de musicien amoureux du jazz, participant à des formations chevronnées, soit qu’il les dirige, soit qu’il en fasse partie. Dans ce disque, il suffit de lire la notice: Bobby Jaspar, Roger Guérin, Bob Garcia, Henri Renaud, René Urtreger, Georges Arvanitas, Michel Gaudry, Paul Rovère, Kenny Clarke, Charles Bellonzi, Daniel Humair, etc.; c’est toute la vie du jazz du tournant des années 1950-1960 à Paris qui défile sous nos yeux et dans nos oreilles, même si une partie des enregistrements a été exhumée des archives du Festival de Jazz de Cannes de 1958 (5 thèmes) et que deux thèmes proviennent de celles du Festival de Jazz d’Antibes/Juan-les-Pins. En Bonus, il y a une somptueuse jam session 
(«We Dot») au drive incandescent réunissant autour de Michel Hausser, Donald Byrd, Zoot Sims, Bobby Jaspar, Walter Davis, Doug Watkins et Art Taylor. Michel Hausser semble lui-même y perdre de sa distance élégante très alsacienne pour participer à ce moment de transe musicale. 
Le reste des enregistrements retenus provient de disques de Michel Hausser au Chat qui pêche (Columbia, 45t.), Michel Hausser-Bobby Jaspar, Vibes + Flute (Columbia), Michel Hausser Quartet, vol.2 (Columbia, 45t.), Bobby Jaspar Quartet Featuring Michel Hausser (Barclay), Michel Hausser Octet-Up in Hamburg (Columbia). On le voit, il y a des rééditions mais aussi des archives originales et c’est ce qui fait le prix de ces albums, permettant d’accéder à des enregistrements et à des archives qui ont peu de chance d’être réédités, réunis, organisés, restitués avec qualité, documentés avec conscience et science. Le répertoire de Michel Hausser est composé de standards comme toujours, de thèmes du jazz dûs aux compositeurs de ce temps (Benny Golson, Tadd Dameron, Charlie Parker, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Miles Davis…), d’originaux de Michel Hausser et de ses compagnons Bobby Jaspar et René Urtreger. Michel Hausser est principalement au vibraphone, parfois au xylophone (son plus boisé-mat), et une fois au piano. Le son de vibraphone de Michel Hausser se place bien sûr dans l’esprit de celui de Milt, plus mat, plus sec que celui de la tradition d'Hampton, même si Michel Hausser ne s’interdit pas quelques effets de réverbération comme sur «These Foolish Things». Le swing est omniprésent, l’invention et l’énergie très palpables.
Michel Hausser est un personnage de l’histoire du jazz en France, un musicien d’excellent niveau qui a poussé la passion jusqu’à la transmission, avec un festival (dont il s'est occupé jusqu'en 2009) à Munster, dans la région où il est né (Colmar), et où il vit, dont il faisait la promotion avec distinction et toujours une bonne programmation, jazz sans aucun doute.
Tout cela et d'autres choses vous sont racontées dans le détail par le livret consistant de Jordi Pujol, et pour mieux connaître Michel Hausser, vous pouvez encore lire son interview dans Jazz Hot n°544.
Ce double album est donc indispensable pour de nombreuses raisons. La dernière, c’est que le 7 février, Michel Hausser aura 94 ans. Bon anniversaire, Monsieur Michel Hausser!
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Philippe Milanta
1,2,3,4!

Aqwabuka°, Tolana+, Aam°°, I Want a Little Girl*, Colyn Two*, Cotton Tail°, Manomena°, Yellow Days*, Régeline°, Puis au galop°°, Palaqwa, Twelve for a Change°, Tre Espressi°°, Menaaja*, Hackensack°

Philippe Milanta (p, solo*), Thomas Bramerie (b) except*, Leon Parker°, Lukmil Perez°° (dm)

Enregistré en juillet 2020, Meudon (92)

Durée: 59’ 16”

Camille Productions 072020 (Socadisc)

 

Avec cette nouvelle production sur le label Camille Productions, on est au cœur des mondes de Philippe Milanta. Le pianiste de haut niveau s’est souvent mis au service d’autres artistes et d’autres répertoires, avec talent et personnalité, dans le jazz de culture aussi bien que dans le jazz ludique, dans des formes de la tradition plus ou moins contemporaines. Mais ici, c’est pour l’essentiel son répertoire avec quelques bornes de son univers, jazz et pas seulement, mais toujours passés au filtre de son expression, de son invention. Musicien cultivé, Philippe Milanta embrasse des paysages musicaux variés.

Dans ce disque, il y a ainsi onze originaux, un seul standard («I Want a Little Girl»), deux compositions du jazz, une de Thelonious Monk («Hackensack») et une de Duke Ellington («Cotton Tail»), et un court titre de musique populaire («Yellow Days») d’Álvaro Carrillo Alarcón (1921-1969), un compositeur d’origine mexicaine, «librement adapté» par un Philippe Milanta amoureux de Claude Debussy (ses hommages récents au Maître et dans le beau «Menaaja» sur ce même CD) et d’Eric Satie (son balancement de main gauche sur «Yellow Days»), une splendide pièce de moins de trois minutes. Ce titre a connu une notoriété controversée lors d’une rencontre inaboutie entre Frank Sinatra et Duke Ellington. Le répertoire est bien équilibré et la qualité des compositions originales –ce n’est jamais une évidence en jazz– propose une large découverte de l’univers de Philippe Milanta.
Dans ce monde fait d’harmonies, d’atmosphères et parfois d’éclats («Colyn Two», une coquetterie), mais aussi de swing, de blues et de drive, le toucher cristallin, amplifié par une utilisation savante des pédales et parfois, en solo, par une résonance du piano, Philippe Milanta s’est entouré d’un complice de jeunesse, Thomas Bramerie, un solide contrebassiste qui a depuis de longues années, comme Philippe Milanta, forgé son style auprès des grands musicien-ne-s de jazz des deux côtés de l’Atlantique. Thomas Bramerie était déjà présent avec le pianiste sur Strickly Strayhorn (Jazz Hot n°681) et la complicité des deux musiciens est l’une des composantes de la réussite de cet album.
Deux batteurs-percussionnistes, les coloristes et très musicaux Leon Parker et Lukmil Perez, viennent alternativement compléter le trio, avec une rencontre en quartet sur «Manomena».

Philippe Milanta est soliste sur quatre thèmes, le standard et trois originaux, laissant apprécier sa virtuosité au service de l’expression, comme le personnel «I Want a Little Girl» dans la grande tradition du beau piano jazz de culture, inventif, brillant. Deux duos, un piano-basse et un piano-batterie explorent les échanges si fertiles des dialogues dans le jazz. Neuf thèmes sont joués en trio, avec l’alternance des batteurs, dont les deux compositions jazz. Enfin, un original est joué en quartet avec deux batteurs («Manomena»), une belle composition lyrique aux accents rythmiques sud-américains subtils avec une intervention bienvenue de Thomas Bramerie. Le titre 1,2,3,4! fait donc à la fois référence à l’attaque traditionnelle d’un thème par un groupe et à la géométrie des formations.

Les thèmes sont de relative courte durée, ce qui donne une grande légèreté d’écoute: seul «Régeline» dépasse les 7 minutes et évoque par certains côtés un autre attachement de Philippe Milanta, l’univers et la manière d’Ahmad Jamal, comme sur les jeux d’alternance rythmique («Cotton Tail», «Puis au galop»…).
Le blues «Twelve for a Change» rappelle que Philippe Milanta possède les arguments d’un pianiste de jazz de culture, notamment cette dimension blues qui ne va pas de soi chez tous les pianistes de jazz de tous les continents hors du cadre afro-américain de naissance. C’est ce qui explique également sa capacité à donner à ses propres compositions une dimension swing, malgré parfois leur inspiration plutôt européenne.
«Palaqwa» est une valse jazzée, lyrique, à rapprocher par l’esprit de «Manomena» où le contrechamp à l’archet de Thomas Bramerie apporte un supplément d’âme. «Cotton Tail» alterne les rythmes médiums et up tempo, dans un savant montage, avec de belles parties de contrebasse et de batterie et de petites citations de Randy Weston. C’est un peu l’esprit course qu’on retrouve dans «Puis au galop» où le trio de Philippe Milanta donne la pleine mesure de son drive, dans les passages où la fougue se libère, comme sur les réjouissants «Tre Espressi» et «Hackensack» avec clins d’œil ellingtoniens.

1,2,3,4!, malgré des titres mystérieux difficiles à mémoriser, est le disque qui synthétise le mieux, à ce jour, la personnalité musicale de Philippe Milanta, ses goûts, ses choix, ses inspirations, sa manière, son parcours déjà long dans le jazz, toutes dimensions trop souvent masquées par ses aptitudes (et son goût certainement) à mettre en valeur la musique des autres.

Il faut parfois qu’un artiste fasse son introspection pour savoir faire émerger la spécificité de son expression et, avec la palette de Philippe Milanta, ce serait dommage de ne pas persévérer dans ce chemin très original bien que plus escarpé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021