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JAZZ RECORDS
• Chroniques de disques en cours •

Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.
4 choix possibles: Chroniques en cours (2022), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2022 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2022 sur internet), Hot Five de 2019 à 2022.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique.
Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). 
On peut les lire dans les éditions papier disponibles à la vente depuis 1935 dans notre boutique.
A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir.





Au programme des chroniques
2022 >
A Wawau Adler Monty Alexander Louis Armstrong (At the Crescendo 1955) Louis Armstrong (and the Dukes of Dixieland) Buddy Arnold B Chet Baker/Wolfgang Lackerschmid Richard Baratta Heinie Beau Milt Bernhart Black Art Jazz Collective/Wayne Escoffery/Jeremy Pelt Seamus Blake/Chris Cheek Michel Bonnet/La Suite Wilson Didier Burgaud/Simon Teboul C Gwen Cahue Calle Loíza Jazz Project Helen Carr Lodi CarrPhilip Catherine Chris Cheek/Seamus Blake Evan Christopher Emmet Cohen D Maxwell Davis Santi Debriano Olivier Defays/Swingin' Affair John Dennis Leon Lee Dorsey E Duke Ellington Wayne Escoffery Wayne Escoffery/Jeremy Pelt/Black Art Jazz Collective Orrin Evans F Ricky Ford Jean-Baptiste Franc Jean-Baptiste Franc/Melissa Lesnie Claudine François/Dan Rose G Kenny Garrett Herb Geller/Roberto Magris Stan Getz/Astrud Gilberto David Gilmore Lex GoldenBrandon Goldberg/Ralph Peterson Jimmy Greene H Eddie Harris Louis HayesIan Hendrickson-Smith Carlos HenriquezVincent Herring Fred Hersch J Jo Jones/Teddy Wilson Willie Jones III KBob Keene Hilary Kole L La Suite Wilson/Michel Bonnet Wolfgang Lackerschmid/Chet Baker Melissa Lesnie/Jean-Baptiste Franc David Liebman Keith Loftis M Roberto Magris: Match PointRoberto Magris: Duo & Trio Roberto Magris/Herb Geller Branford Marsalis Mark Masters Christian McBride Norma Mendoza Hendrik Meurkens Claire MichaelKent Miller/The Tnek Jazz Quintet Charles Mingus Bob Mintzer/WDR Big Band/Yellowjackets/WDR Big Band Tete Montoliu/Jerome Richardson Terry Morel Moustache N Randy Napoleon Clovis Nicolas P Jeremy Pelt/Wayne Escoffery/Black Art Jazz Collective Oscar PetersonRalph Peterson/Brandon Goldberg Herb Pilhofer John Plonsky Vito Price Q Alvin Queen R Jerome Richardson/Tete Montoliu Dan Rose/Claudine François SChristian Sands Swingin' Affair/Olivier Defays T Simon Teboul/Didier Burgaud Ignasi Terraza The Tnek Jazz Quintet/Kent Miller Jesper ThiloClaude Tissendier Andreas Toftemark V Sarah Vaughan Frédéric Viale Tommy Vig W WDR Big Band/Bob Mintzer/WDR Big Band/Yellowjackets Teddy Wilson/Jo Jones Y Yellowjackets/WDR Big Band/Bob Mintzer/WDR Big Band



2021 >
B Peter Bernstein Pat Bianchi Ran Blake/Christine Correa Art Blakey Alan Broadbent/Georgia Mancio Keith Brown Dave Brubeck C Alexandre Cavaliere Joe Chambers Brian Charette Pierre Christophe/Hugo Lippi Esaie Cid Glenn Close/Ted Nash George Coleman Chick Corea Christine Correa/Ran Blake D Joey DeFrancesco Dany DorizLeon Lee Dorsey E Vince Ector Jérôme Etcheberry FJoe Farnsworth Diego Figueiredo/Ken Peplowski Funky Ella/Leslie Lewis G Ray Gallon Erroll Garner Jimmy Gourley Randy Greer/Ignasi Terraza HConnie Han Roy Hargrove/Mulgrew Miller Steven Harlos Bruce Harris Michel Hausser Eddie Henderson Eric Hochberg/Roberto MagrisChristopher Hollyday J Mahalia Jackson Jazz Foundation of America Alain Jean-Marie/Carl Schlosser Samara Joy K Helmut Kagerer/Ralph Lalama/Andy McKee/Bernd Reiter Snorre Kirk Kenny Kotwitz L Ralph Lalama/Helmut Kagerer/Andy McKee/Bernd Reiter Jermaine Landsberger/Stochelo Rosenberg Peter Leitch Leslie Lewis/Funky Ella Dave Liebman/The Generations Quartet Kirk Lightsey Hugo Lippi/Pierre Christophe Ira B. Liss Big Band Jazz Machine Charles Lloyd M Doug MacDonald Magnetic Orchestra/Vincent Périer Roberto Magris/The MUH Trio/Roberto Magris & Eric Hochberg Junior Mance Georgia Mancio/Alan Broadbent Delfeayo Marsalis Daniel-John Martin/Romane Charles McPherson Philippe Milanta Mulgrew Miller/Roy Hargrove Wes MontgomeryJason Moran/Archie Shepp N Ted Nash/Glenn Close P Nicki Parrott Ken Peplowski/Diego Figueiredo Vincent Périer/Magnetic Orchestra Ralph Peterson Dino Plasmati/Antonio Tosques Dino Plasmati/The Untouchable Band R Eric Reed Knut Riisnæs Henry Robinett Sonny Rollins Romane/Daniel-John Martin Stochelo Rosenberg/Jermaine Landsberger Mathias RüeggS Archie Shepp/Jason Moran Carl Schlosser/Alain Jean-Marie Jim Snidero Rossano Sportiello T Gregory Tardy Ignasi Terraza/Randy Greer The Cookers The Generations Quartet/Dave Liebman The MUH Trio/Roberto Magris The Untouchable Band/Dino Plasmati Nicholas Thomas Isaiah J. Thompson Antonio Tosques/Dino Plasmati Lennie Tristano W Tim Warfield



Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueOscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987

CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach, Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)


Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada, hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels: Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons (1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897) et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit, de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument (Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis, du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz. Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps), aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art, épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie, l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet, alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait, parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable pour les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022
* cf BBC Four (1980) où Oscar Peterson et Count Basie échangent entre autres au sujet d’Art Tatum, un morceau d'histoire: https://www.youtube.com/watch?v=YAeT3Dr74Ys

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones

Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del Sasser, Tragic Magic

Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts, ss), Darius Scott (p),

Greg Holloway (dm)

Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)

Durée: 38’ 39’’

Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)

 

Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du répertoire jazz.

C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous devons ce tribute à la musique écrite par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, un des grands terroirs du jazz se formant notamment auprès de Wendell Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur la Côte Est, entre New York et Washington.

Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas (tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile, il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.

L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven» –enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.», qui provient également de Down Home, (mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues, Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en 1979 au sein du trio de Sam Jones sur The Bassist! (Interplay).

The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais, qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses complices d’en avoir pris l’initiative .
rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDuke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings

• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr. (dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started, Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl), Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)


D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en 1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978), qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions, des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings

CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands, Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*, June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b, CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13 septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)


Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz, au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de 1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie, un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques, ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde, la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain. Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires internationales, de The New Masses, un magazine communiste, et pour Russian War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique, lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934, et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret complet de cette bonne intégrale (For Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle. Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20 septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJohn Dennis
The Debut Sessions

Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations, Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or, Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues carrières de qualité, dans ce XX
e siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en 1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique («Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque. Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de telles raretés.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueKeith Loftis
Original State

Oak Cliff, Premonition, Fall's Beauty, Brigitte's Smile, The Intangible, Smoke & Mirrors, Wifi Addiction, For The Love of You, Weaver of Dreams

Keith Loftis (ss, ts), John Chin (p), Eric Wheeler (b), Willie Jones III (dm)

Enregistré le 12 juillet 2018, New York City

Durée: 1h 11’ 13”

Long Tong Music 002 (www.keithloftis.com)

 

Même si les notes de livret et le texte de promotion ne le disent pas, ce beau disque est directement inspiré par la musique de John Coltrane, celle qui chez Prestige en particulier explorait les ballades avec déjà cette manière si particulière de faire des arpèges au saxophone ou de tenir la note sans vibrato et avec beaucoup de douceur et d’intensité.

Nul doute que Keith Loftis en a lui-même une pleine conscience, car son «Weaver of Dreams», immortalisé par son grand devancier (1959, Cannonball and Coltrane, Mercury), est non seulement une évocation de l’original, mais elle se termine par une révérence explicite sous la forme de cette fameuse harmonique en double note qui reste la signature de John Coltrane.

Ce n’est pas la seule influence sur le plan musical, mais il y a dans la musique de Keith Loftis qui compose six des neuf thèmes, une volonté certaine de se rattacher à ce courant soulful et intense du jazz post bop. Il possède une belle sonorité et sa façon de s’attarder sur le temps pour apporter les inflexions de ténor et plus d’expression en font un lyrique dans la tradition du jazz de culture.

Né en 1971, il a sensiblement le même âge que le regretté Roy Hargrove avec lequel il partage l’origine texane, puisqu’il est né à Dallas, et avec qui il a étudié à la Booker T. Washington High School of the Visual and Performing Arts; Keith et Roy étaient condisciples. Keith a eu par la suite un beau parcours, puisqu’il a accompagné entre autres Benny Carter, Cedar Walton, Frank Foster, Alvin Batiste, Clark Terry, Ray Charles, Abdullah Ibrahim, Michael Carvin, et bien sûr Roy Hargrove, cela explique sans doute l’authenticité de son expression et ses belles qualités d’instrumentiste.

Mais là ne s’arrêtent pas les curiosités de Keith, puisqu’il a joué pendant 13 ans au Carlyle Hotel aux côtés de Chris Gillespie (p, voc),  et il est aussi investi dans la musique de film (Black Out de Jerry LaMothe, sur la grande panne d’électricité de 2003 à Brooklyn). Il participe avec la chanteuse et éducatrice Ruth Naomi Floy à The Frederick Douglass Jazz Works comme aux projets de Chris McBride, projets qui replacent le jazz au cœur de l’histoire sociale américaine et de l’histoire afro-américaine particulièrement.

Tout cela pour apprécier ce qui fait le fonds culturel d’un artiste de jazz et qui nous vaut cette belle œuvre où il est magnifiquement entouré par John Chin (le pianiste né à Séoul en 1976, Corée), Eric Wheeler (le bassiste né à Washington, DC, en 1980) et l’essentiel Willie Jones III (dm) qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°669). On pourrait penser que ce disque est un classique tant il possède les codes de cette expression et qu’il est précis dans ses références.

Le livret nous apprend que l’année 2018 où est enregistré ce disque n’est pas simple pour Keith Loftis qui a perdu son père, et on suppose que cette précision doit avoir sa part dans la profondeur de ce disque. Elle ne s’est pas non plus bien terminée, puisque Roy Hargrove, l’ami de jeunesse, a disparu en novembre. Mais l’année 2018 a laissé cet enregistrement de qualité, sur ce qui semble le label de Keith Loftis.

Du jazz contemporain qui swingue, sur fond de blues et de spiritual, on en a particulièrement besoin en nos temps sans mémoire.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePhilip Catherine
75: Live at Flagey

Letter From My Mother, Hello George, Seven Teas, So in Love, Smile, Bluesette, Piano Groove, You Don’t Know What Love is, We’ll Find a Way, Grand Nicolas, Nineteen Seventy Fourths, Mare di Notte, Dance for Victor Part 1 & 2

Philip Catherine (g), Nicola Andrioli (p, kb), Bert van den Brink (p), Bert Joris (tp), Philippe Aerts (b), Nicolas Fiszman (eb, g), Antoine Pierre (dm), Gerry Brown (dm), Isabelle Catherine (voc)

Durée: 1h 18’

Enregistré le 3 novembre 2017, Bruxelles

Outnote Records 636 (https://outhere-music.com/Outhere)

 

Etrange ou opportun? Cet enregistrement live à Flagey à l’occasion du 75e anniversaire de Philip Catherine est publié pour ses 80 ans (27 octobre 2022). Quand on connait le souci de l’auteur de nous laisser des témoignages de qualité, on comprend mieux l’hésitante attente. Est-ce à dire que cette galette-souvenir ne présente aucun intérêt? Que nenni! Il faut aborder l’écoute comme un reportage où la célébration prime sur la reproduction sonore (ambiance caverneuse, mixages approximatifs ou saturés sur «Letter From My Mother»). Pour célébrer son 75e, Philip Catherine avait invité quelques amis et choisi un line-up étonnant avec deux pianos, deux basses et deux batteries: une expérience qu’il a renouvelé en 2022. Voici donc le reflet de cette audace avec ses instants de grâce, mais aussi ses racolages à force d’intros libres, de breaks, de chases, de tempos appuyés…

Discret, Bert Joris sonne en fond de scène comme s’il était gêné d’avoir été choisi («Piano Groove»). Cette présence legato, le guitariste l’avait déjà développée dans quelques enregistrements avec Tom Harrell. Sur «Hello George», les deux pianistes rivalisent en créativité; Bert van den Brink s’élance, puissant, monkien; Nicola Andrioli répond, plus léger, luxuriant; suivent des chases intéressants qui précèdent un solo remarquable de Philippe Aerts et les 4/4 autoritaires du jeune Antoine Pierre. Avec «Seven Teas» on retrouve l’écriture fine et les belles harmonies qui font la signature de Philip Catherine. C’est sur ce troisième thème en vagues montantes et descendantes qu’il lance les deux batteurs et les deux bassistes. Joli solo de Nicola Andrioli ponctué une octave en-dessous par son confrère hollandais. Les mélodies riches de Cole Porter sont appréciées par le guitariste belge («So in Love»). Comment ne pas jouer «Smile» à la suite? Après un clin d’œil à Toots Thielemans («Bluesette»), «Piano Groove» est envoyé fast tempo par Philippe Aerts ouvrant, après un solo du trompettiste sur les chases inspirés des pianistes, un nouveau solo impérial d’Aerts et les 4/4 qu’affectionne Antoine Pierre. Avec «You Don’t Know What Love is», Philip introduit sa fille Isabelle avec sa voix fluette, à la limite du décrochage. Chet’s Mood? Bert Joris, à la trompette bouchée, colorie joliment le velouté de la chanteuse. Changement de registre avec l’accompagnement shuffle de Gerry Brown et la guitare basse de Nicolas Fiszman sur «We’ll Find a Way». Accompagnements qui arrivent en contraste de la guitare réverbérée et des vagues de Nicola Andrioli aux claviers. «Grand Nicolas» ne m’apparaît pas indispensable, pas plus que «Nineteen Seventy Fourths» de John Lee qui nous ramène à la décennie jazz-rock. Avant de conclure, on revient avec bonheur sur la formule quartet (g, p, b, dm) avec «Mare di Notte»: une composition de Nicola Andrioli, sorte d’image des clapotis bleus. En codas: deux lectures du thème-signature de Philip Catherine: «Dance for Victor» avec featuring de Bert Joris (partie 1) et mise en avant de tous les partenaires (partie 2).

Résultat de la carte blanche offerte par Flagey à Philip Catherine: quatorze photographies de soixante ans de musiques partagées, de complicités et d’hommages. Il faut vivre cette écoute avec les oreilles du spectateur .
Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBrandon Goldberg featuring Ralph Peterson
In Good Time

Authority, Circles, Time, Nefertiti, Monk's Dream, Stella By Starlight, El Procrastinador,

Someone to Watch Over Me, Ninety-Six, Send in the Clowns*

Brandon Goldberg (p), Ralph Peterson (dm), Josh Evans (tp), Antoine Drye (tp)*, Stacy Dillard (ss, ts), Luques Curtis (b)

Enregistré les 20-22 novembre 2020, Astoria, NY

Durée: 1h 06’ 40”

Brandon Goldberg Music BSG 1002 (www.brandongoldbergpiano.com)

 

Le miracle du jazz continue d’opérer quand on écoute ce type d’enregistrement, aussi accompli, qui a pour leader un pianiste d’une quinzaine d’années (en 2020), secondé par des musiciens déjà confirmés, dont le regretté et magnifique Ralph Peterson à qui est dédié ce disque. Il y a encore et entre autres Josh Evans, trompettiste de talent (cf. Jazz Hot n°677), et un très bon Stacy Dillard aux saxophones qui a déjà enregistré en leader quatre albums –à notre connaissance– pour Criss Cross Jazz et Smalls Records en particulier, avec Orrin Evans, Donald Edwards parmi d’autres.

Le leader qui a fait son premier enregistrement (Let’s Play) à 12 ans avec rien moins que Ben Wolfe (b) et Donald Edwards (dm), est certainement un surdoué, mais si l’on se fie à cet enregistrement, c’est aussi un curieux, un savant, épris de jazz, qu’il a étudié et qu’il respecte car rien ne tourne à la démonstration dans ce disque. Tout est dans l’esprit des aînés sans volonté d’imposer son nom ou sa présence, si ce n’est qu’il en est (aussi) le producteur avec comme associé Ralph Peterson, qui introduit cet enregistrement par quelques mots, et qui n’est sans doute pas pour rien dans cette réalisation et dans le chemin choisi par Brandon Goldberg. Brandon est enfin l’auteur original («El Procrastinador») de quatre des neuf thèmes de cet enregistrement, le reste étant des standards ou des compositions du jazz («Nefertiti» de Wayne Shorter, «Monk’s Dream»…).

Nous avons affaire à un phénomène, n’en doutons pas sur le plan de la précocité, à un virtuose sur le plan instrumental, mais après tout il suffit d’écouter pour apprécier de la bonne musique de jazz qui en met en valeur toutes les caractéristiques (swing, blues, originalité comme «Stella by Starlight», poésie…), et de se dire que la maturité n’attend pas le nombre des années; c’est parfois une acquisition qui se manifeste dès les premiers mois après la naissance. Au piano, c’est un vrai régal («Monk’s Dream»), et si on peut déjà parler de miracle, on pourra parler de révélation s’il poursuit son chemin avec un tel respect de la musique de jazz et autant d’originalité. Le jazz n’a pas fini de nous surprendre, c’est la force d’un art dont les racines sont si profondes que même le totalitarisme normalisateur de la société post-covid qui s’installe n’a pas encore réussi à en brûler les racines. Brandon Goldberg pourrait bien mériter un jour son nom en termes artistiques, et c’est tout ce que nous souhaitons pour le jazz. Signalons enfin que Josh Evans, Stacy Dillard apportent à cet enregistrement tout leur engagement, et que la section rythmique est à la fête avec en particulier un Ralph Peterson fondamental!

Le disque se conclut sur un duo intense piano-trompette avec Antoine Drye sur un thème de Stephen Sondheim. Le livret nous apprend à propos de ce thème que le pianiste Benny Green est aussi pour ce jeune homme non seulement une inspiration mais un guide en jazz. Il y a parfois des miracles qui trouvent leurs explications.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCarlos Henriquez
The South Bronx Story

The South Bronx Story, Hydrants Love All, Boro of Fire, Moses on the Cross, Momma Lorraine, Soy Humano, Black (Benji), Guajeo De Papi, Fort Apache, Hip Hop Con Clave,

Carlos Henriquez (b, coro, guiro, rec), Terell Stafford (tp), Michael Rodriguez (tp), Marshall Gilkes (tb), Jeremy Bosch (fl, voc, coro), Melissa Aldana (ts), Robert Rodriguez (p, ep), Obed Calvaire (dm), Anthony Almonte (cga, coro)

Date et lieu d’enregistrement non communiqués

Durée: 1h 03’

Tiger Turn 4164275228 (www.carloshenriquezmusic.com)

 

Dirigé et produit par Carlos Henriquez, contrebassiste connu dans le jazz pour sa participation depuis plus de vingt ans au Jazz at Lincoln Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis, cet enregistrement propose une suite musicale, dans l’esprit ellingtonien, évoquant le quartier de son enfance, le South Bronx, peuplé par la communauté d’origine portoricaine. Il est presque inutile de préciser que cette belle composition en plusieurs tableaux mêle la tradition latine au jazz avec un savoir-faire et un naturel qui s’expliquent par son appartenance à ce quartier de New York, par ses origines portoricaines qui lui ont permis de grandir en écoutant Eddie Palmieri, Tito Puente, Celia Cruz et tant d’artistes de la musique latine, et par son implication dans le jazz depuis de nombreuses années. C’est le troisième enregistrement en leader du bassiste, et il fait suite à un précédent consacré à la rencontre de Dizzy Gillespie et de la musique afro-cubaine (Dizzy con Clave).

Les arrangements pour ce nonet respectent bien sûr les codes de la musique latine mais portent aussi la griffe du gardien du rythme du Jazz at Lincoln Center Orchestra, et bien sûr tout en racontant l’histoire de son quartier avec son accent latin, Carlos Henriquez n’en utilise pas moins les ressources du jazz comme par exemple dans «Black» où il récite cette histoire. On pourrait penser, pour changer un peu, que dans son œuvre de musique latine, Carlos Henriquez utilise la couleur jazz. En fait, la nature même de la composition tire plutôt l’ensemble vers le jazz, et finalement la couleur est plutôt latine comme on peut le constater dans «Guajeo De Papi» ou dans l’hommage au célèbre ensemble-collectif «Fort Apache» de Jerry Gonzalez. C’est donc pleinement une œuvre de jazz car Carlos Henriquez a choisi ici de raconter son histoire, celle de son enfance avec les moyens du jazz, de s’adresser à l’ensemble des Américains dans le langage qui lui est propre sur le plan artistique, le jazz, même si par moment, il retourne à ses racines musicales avec une nostalgie certaine et une véritable fierté car il sait tout ce qu’il doit à cet environnement populaire des rues du South Bronx («Hip Hop con Clave»). La synthèse entre ces mondes est comme une marque de fabrique, et Wynton Marsalis, qui possède aussi quelques-unes de ces racines dans son héritage néo-orléanais, n’est pas le dernier à utiliser cette couleur dans ses univers, et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi Carlos Henriquez pour en faire l’une des bases de son orchestre.

Cette fresque a été jouée pour la première fois à Jazz at Lincoln Center en 2018 et a reçu un très bon accueil. Si l’orchestre comprend des musiciens latins de l’univers d’origine de Carlos Henriquez, on remarque également la présence de Terell Stafford (cf. Jazz Hot n°563) et Obed Calvaire, membres du JLCO, de Melissa Aldana, la saxophoniste ténor d’origine chilienne, installée à New York depuis 2005, fille et petite-fille de saxophonistes, qui est la première femme à avoir gagné le concours Thelonious Monk; on note aussi la présence de Marshall Gilkes, un tromboniste qui a fait le bonheur de nombreux big bands (Maria Schneider, Vanguard Jazz Orchestra…) mais aussi d’ensembles de musique latine ou latin-jazz (Machito, Chico O’Farrill, Giovanni Hidalgo…).

Le disque de Carlos Henriquez a évidemment un caractère autobiographique et c’est ce qui fait son authenticité, au-delà de sa bonne réalisation.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueClaude Tissendier
Duke for Ever

Take the "A" Train, Rockin’ in Rhythm, On a Turquoise Cloud, Happy Go Lucky Local, Solitude, Morning Glory, U.M.M.G., Isfahan, Azure, Goin’ Up, Prelude to a Kiss, Smada, Transblucency, Sepia Panorama, I’m Checkin’ Out – Goombye
Claude Tissendier (as, cl, arr), Philippe Chagne (bar, bcl), Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm), Laurence Allison (voc)
Enregistré les 24-25 janvier 2022, Ivry-sur-Seine (94)
Durée: 55’ 52’’
Camille Productions MS042022 (www.camille-productions.com/Socadisc)

La musique de Duke Ellington est une richesse inépuisable ouvrant de multiples possibilités de relectures dont celle proposée ici par Claude Tissendier dont le talent d'arrangeur donne à entendre une orchestration inhabituelle: un duos d’anches combinant, selon les morceaux, sax alto, baryton, clarinette et clarinette basse, accompagnés par une rythmique sans piano, auxquels se rajoute une voix utilisée comme un troisième instrument soliste. Un travail qui se situe dans lignée de son fameux Saxomania, dont le dernier opus, New Saxomania, proposait une configuration comparable. On retrouve d’ailleurs ici les partenaires habituels de Claude Tissendier: l’excellent Philippe Chagne, la solide rythmique tenue par Jean-Pierre Rebillard et Alain Chaudron qui imprime swing et énergie (un régal sur «Smada»), ainsi que la chanteuse Laurence Allison qui intervient sur la plupart des titres dont le choix s'équilibre entre thèmes les thèmes les plus célèbres du partenariat Duke Ellington/Billy Strayhorn et d'autres moins joués.
Le contraste de registre, alto/baryton sur «Take the "A" Train», clarinette/baryton sur «Rockin’ in Rhythm» ou clarinette/clarinette basse sur «On a Turquoise Cloud», sur lequel se superpose la voix claire de Laurence Allison, donne davantage d’ampleur au quintet –qui de ce fait donne l'impression d'une formation plus étoffée–, de relief à l’interprétation et remplit sur le plan harmonique l’espace habituellement occupé par le piano. La sobriété de ces arrangements met superbement en valeur la perfection mélodique ellingtonienne, comme sur «Solitude» où Laurence Allison expose le thème avec le soutien nuancé des deux clarinettes et des balais d’Alain Chaudron. De même, le beau dialogue entre l’alto et le baryton sur «Isfahan», ainsi que «Morning Glory» où raisonnent les mesures profondes de Jean-Pierre Rebillard, mettent en avant les remarquables qualités d’expression de Claude Tissendier et Philippe Chagne.
Une évocation du Duke qui démontre de nouveau le caractère particulier du jazz où chacun peut puiser, chercher, formuler de nouvelles propositions qui viennent enrichir son corpus où d'autres viendront puiser à leur tour. Un savoir-faire à l'ancienne où le patrimoine, loin d'être remplacé, est le matériau même de l'imagination.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWayne Escoffery
The Humble Warrior

Chain Gang, Kyrie, Sanctus*°, Benedictus*°+, Sanctus (Reprise)*°, The Humble Warrior*, Quarter Moon, Undefined, AKA Reggie, Back to Square One
Wayne Escoffery (ts, ss), David Kikoski (p), Ugonna Okegwo (b), Ralph Peterson, Jr. (dm)
+ Randy Brecker (tp)*, David Gilmore (g)°, Vaughn Escoffery (voc)+
Enregistré le 18 novembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 03’ 06’’
Smoke Sessions Records 2002 (www.smokesessionsrecords.com/www.uvmdistribution.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBlack Art Jazz Collective
Ascension

Ascension, Mr. Willis, Involuntary Servitude, Twin Towers, No Words Needed, Tulsa, Iron Man, For the Kids, Birdie’s Bounce
Wayne Escoffery (ts), Jeremy Pelt (tp), James Burton III (tb), Victor Gould (p), Rashaan
Carter (b), Mark Whitfield Jr. (dm)
Enregistré le 11 janvier 2020, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 48’ 03’’
HighNote 7329 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

La récente interview de Wayne Escoffey
est l’occasion de mettre en lumière ses deux derniers enregistrements, réalisés avant la crise du covid, l’un avec son quartet, The Humble Warrior, et l’autre, Ascension, avec le Black Art Jazz Collective qu’il codirige avec Jeremy Pelt. Deux œuvres d’une véritable profondeur et d’un niveau musical exceptionnel qui ont en commun de souligner l'attachement de ses protagonistes aux racines et à la filiation avec les grands aînés.
The Humble Warriornous permet d’entendre le quartet «all-stars» de Wayne Escoffery:David Kikoski, Ugonna Okegwo et le regretté Ralph Peterson, Jr. disparu en 2021. Se sont joints à eux deux invités appartenant à cette même dimension: Randy Brecker et David Gilmore. Les plages 2 à 5 sont tirées de la Missa Brevis du compositeur britannique Benjamin Britten (1913-1976). Une référence à l’enfance londonienne du jeune Wayne et à son arrivée, à 11 ans, à New Heaven, CT, où il a intégré le Trinity Boys Choir, une vénérable institution de l’Eglise anglicane américaine (très différente des chorales gospel des églises afro-américaines). Cette messe n’est pas qu’un souvenir musical, elle évoque aussi la difficulté de porter une différence dans un milieu social très homogène: «Quand j’étais dans la chorale, j’étais l’un des deux enfants de couleur (…). Je suis également allé dans un collège privé, donc ces deux environnements m’ont poussé dans une situation où j’étais vraiment sous le microscope, à bien des égards.» confie Wayne Escoffery dans le livret. De même, la personnalité singulière de Benjamin Britten a probablement pesé sur le choix de cette messe sur laquelle Wayne Escoffery a réalisé un important travail d’arrangement en reprenant ses principaux mouvements. Sur le «Kyrie», son sax coltranien, porté par le drumming incantatoire de Ralph Peterson et les harmonies dépouillées de David Kikoski, exprime une ardente spiritualité, enracinée dans le jazz, d’abord au ténor puis au soprano. Le «Sanctus» démarre avec la trompette aux résonances liturgiques de Randy Brecker, toujours avec le soutien solide de Ralph Peterson, et l’accompagnement délicat de David Gilmore, avant que David Kikoski et Wayne Escoffery n'emmènent le groupe vers un jazz post-coltranien. Le propre fils de Wayne, Vaughn, 11 ans à l’époque de l’enregistrement, pose sa voix d’angelot sur le «Benedictus», comme un effet miroir de la biographie de Wayne. Cette séquence de musique religieuse, qui accole musique classique et jazz, est introduite par un original de Wayne Escoffery, «Chain Gang», le tout formant un ensemble à part du reste de l’album. Ce morceau, qui débute par un solo de ténor, est inspiré par une work song, «I Be So Glad When the Sun Goes Down», que chantaient les prisonniers du pénitencier de Parchman Farm, MS et enregistré en 1959 par Alan Lomax, l’année même où Benjamin Britten a composé sa Missa Brevis.
La seconde partie du disque, tournée vers la célébration des maîtres, débute avec le titre éponyme, «The Humble Warrior», une ballade mélancolique du leader qui rend hommage aux «humbles combattants» du jazz disparus entre 2018 et 2019: Roy Hargrove, Harold Mabern, Richard Wyands, Larry Willis, ainsi qu’à James Williams par une certaine proximité mélodique avec son titre «Alter Ego». Le dialogue Wayne Escoffery/Randy Brecker est d’une saisissante expressivité. Autre Master consacré par Wayne Esoffery, George Cables, dont la composition «AKA Reggie» est reprise. En outre, Ugonna Okegwo a apporté une autre ballade, «Undefined», tandis que David Kikoski est l'auteur du dynamique «Back to Square One» qui clôt l’album avec une très swinguante convocation de Joe Henderson où Wayne Escoffery affiche puissance et virtuosité.
Autre all-stars, le Black Art Jazz Collective propose avec Ascension un répertoire bop de haut-vol, entièrement original, à l’exception d’une composition de Jackie McLean, «Twin Towers», sans lien avec le 11-Septembre puisque ce morceau a été écrit dans les années 1990 pour ses étudiants de la Hartt School (Hartford, CT). Ces titres sont principalement soit des tributes aux maîtres, soit des rappels à la Mémoire. Larry Willis est ici de nouveau honoré avec «Mr. Willis» de James Burton III qui y fait une intervention pleine de sensibilité. Le tromboniste (la quarantaine) est, à l’instar de Wayne Escoffery, un ancien élève de la Hartt School, puis de la Juilliard School où il enseigne aujourd’hui. Il est passé par les big bands les plus prestigieux, ceux de Ray Charles, Jazz at Lincoln Center, Lionel Hampton, Roy Hargrove et Count Basie Orchestra. Sensiblement du même âge, Victor Gould a dédié son «Iron Man» bien évidemment à Harold Mabern (Eric Alexander avait écrit pour lui un morceau du même nom, mais sans parenté mélodique, «The Iron Man»). Il a démarré sa carrière avec Donald Harrison, Wallace Roney, Branford Marsalis, Ralph Peterson, Jr., parmi d’autres. Son beau jeu percussif, qui fait également mouche au Fender («For the Kids» de Jeremy Pelt), est en parfaite osmose avec la section rythmique complétée par Rashaan Carter (1986) et Mark Whitfield, Jr. (1990). Formé auprès de Buster Williams, Reggie Workman et Ron Carter, le robuste bassiste a notamment accompagné Wallace Roney, Sonny Simmons, Marc Cary et David Murray. Le batteur, fils du guitariste Mark Whitfield, a tenu les baguettes pour Kenny Garrett, Sean Jones, Charnett Moffett ainsi que Chico Freeman. Il a remplacé Ralph Peterson, Jr. qui nous a quittés dans le quartet de Wayne Escoffery (cf. interview).
«Involuntary Servitude» de Wayne Escoffery se rapporte au 13e amendement de la Constitution américaine qui a aboli l’esclavage en 1865 (long solo, très mélodique, de Rashaan Carter). Sur «Tulsa» de James Burton III –qui évoque le massacre raciste de 1921– la pulsation nerveuse de Mark Whitfield Jr. apporte encore davantage de relief à la section de soufflants. Enfin, le titre éponyme, «Ascension» de Victor Gould, qui ouvre l’album, met en avant les deux coleaders, avec Jeremy Pelt plein de maestria et Wayne Escoffery volubile, sur un superbe nappage pianistique. Ascension est une célébration du jazz pleine de swing et de couleurs, magnifiée par une front-line de soufflants et une section rythmique au jeu intense, se revendiquant avec raison d'Art Blakey.
Ces disques comptent parmi les indispensables de ce que nous écoutons actuellement, chacun avec ses nuances stylistiques post-bop, portés par des messagers qui prolongent le jazz de culture jusqu'en ce début de XXI
e siècle, honorant ainsi cette histoire humaine et artistique de transmission entre les générations qu'on appelle «le jazz».
rôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJesper Thilo Quartet
Swing Is the Thing

Just Friends, I'll Never Be the Same, I Want to Be Happy, I Can't Get Started, Det Var En Lørdag Aften/It Happened One Saturday Night, Woody ‘n’ You, Broadway, Nature Boy*, Rosetta, Embraceable You, Swinging Til The Girls Come Home, Splanky
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck (b), Frands Rifbjerg (dm) + Rebecca Thilo Farholt (voc)*

Enregistré les 23-24-25 octobre 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 04’ 48’’
Stunt Records 19142 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJesper Thilo Quartet
80: Live at JazzCup

Oh Gee!, Body and Soul, Just Friends, If I Had You, Blue 'n' Boogie, Sweets to the Sweet, Tenderly, I Remember April, Memories of You, Like Someone in Love, Stardust, Lester Leaps In/Montmartre Blues
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck (b), Frands Rifbjerg (dm)
Enregistré les 4-5 février 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 16’ 09’’
Stunt Records 22062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)


Jesper Thilo est une figure de la scène jazz danoise. Né à Copenhague le 28 novembre 1941, d’une mère actrice-pianiste et d’un père architecte, il débute à la clarinette à l’âge de 11 ans et, de 14 à 19 ans, joue (aussi du trombone) dans diverses formations de jazz traditionnel. Bien que déterminé à devenir musicien de jazz professionnel, il étudie la clarinette classique à l’Académie danoise royale de musique tout en intégrant, de 1960 à 1964 puis de 1967 à 1974, l’orchestre d’Arnved Meyer (tp, 1927-2007) qui fut le fondateur et l’animateur d’une institution indépendante au rôle central dans la vie jazzique danoise, le Danish Jazz Center (1971-1997). C’est d’ailleurs lui qui convainc Jesper Thilo de passer au saxophone et lui donne l’occasion d’accompagner ceux qui seront ses deux modèles sur cet instrument: Ben Webster et Coleman Hawkins desquels il s'inspire pour sa sonorité ronde et puissante. Benny Carter, Harry Edison et Roy Eldridge compteront également parmi les grands guests de l'Arnved Meyer Orchestra durant cette période au cours de laquelle Jesper Thilo développe aussi une carrière personnelle, cofondant en 1965 un quintet avec Torolf Mølgaard (tb, 1939) et Bjarne Rostvold (dm, 1934-1989). De 1966 à 1989, il est également membre du DR Big Band (Danish Radio Big Band), notamment sous la direction de Thad Jones (tp, 1923-1986), entre 1977 et 1978, lequel finira ses jours à Copenhague. Dans les années 1980, on entend également Jesper Thilo aux côtés d’Ernie Wilkins (s, 1922-1999) –autre musicien américain qui a passé ses dernières années au Danemark–, de Will Bill Davidson (cnt, 1906-1989) et de Niels Jørgen Steen (p, 1939), un ancien «collègue» de chez Arnved Meyer. Depuis, Jesper Thilo se consacre principalement à ses propres formations et continue de bâtir une solide discographie rythmée par des rencontres prestigieuses avec Kenny Drew (Swingin' Friends, Storyville, 1980), Clark Terry (Tribute to Frog, Storyville, 1980), Harry Edison (Jesper Thilo Quintet Featuring Harry Edison, Storyville, 1986), Al Grey (Al Grey & Jesper Thilo Quintet, Storyville, 1986), Sir Roland Hanna (This Time It's Real, Storyville, 1987), Hank Jones (Jesper Thilo Quintet Feat. Hank Jones, Storyville, 1991), Tommy Flanagan (Flanagan's Shenanigans, Storyville, 1993), Johnny Griffin (Johnny Griffin and the Great Danes, Stunt, 1996), Alvin Queen (This Is Uncle Al, Music Mecca, 2001), Ken Peplowski (Happy Together, Nagel Heyer, 2002) ou encore Scott Hamilton (Scott Hamilton Meets Jesper Thilo, Stunt, 2011).
Sur ces deux albums, Jesper Thilo se produit avec son quartet habituel, doté d'une bonne rythmique. Le pianiste Søren Kristiansen (1962) s’inscrit dans la tradition d'Oscar Peterson et vient d’ailleurs de sortir un album intitulé The Touch: Plays the Music of OP & NHØP (Storyville). Outre Jesper Thilo, il accompagne depuis de longues années une autre grande personnalité de la scène danoise, Jørgen Svare (cl, 1935) et a également eu l’occasion de jouer avec des légendes telles qu’Harry Sweets Edison, Al Grey, Clark Terry, James Moody et Art Farmer. Le bassiste suédois Daniel Franck (43 ans), installé au Danemark depuis 1997, a à son actif une consistante discographie en sideman et a cumulé les collaborations de dimension internationale: Joey Calderazzo, Kenny Werner, Kirk Lightsey, Jonathan Blake, Benny Golson, Scott Hamilton, Kurt Elling, Tootie Heath, Eric Alexander… Son frère, Tomas, est saxophoniste ténor. Enfin, le batteur Frands Rifbjerg (1964) a étudié au Kongelige Danske Music Conservatory avec Thad Jones et poursuivi sa formation à New York. Il a notamment accompagné Clark Terry, Horace Parlan et Phil Woods. Au vu du parcours des protagonistes, les conditions étaient largement remplies pour donner deux très bons enregistrements, d'autant que le répertoire joué, pour l’essentiel des standards, est irréprochable.
Swing Is the Thing a été enregistré en 2019 au studio The Village Recording de Copenhague. Il débute sur une superbe version de «Just Friends», introduit par les roulements de batterie du subtil Frands Rifbjerg qui maintient la pulsation swing de bout en bout de l'album. Jesper Thilo expose le thème avec une magnifique fluidité. Le langage parlé ici est indéniablement celui du jazz de culture, tel que les grands musiciens européens sont capables de le porter, avec engagement, swing et vitalité. Outre le dialogue particulièrement dynamique entre le ténor et la batterie sur ce premier titre, on peut également apprécier le jeu très aéré de Søren Kristiansen qui donne lieu à de belles interventions, notamment sur «I'll Never Be the Same» qui compte un chorus mettant en valeur la sonorité charnue et tout en reliefs de Daniel Franck. Le reste du disque est du même tonneau, y compris lorsque le quartet donne à entendre une version jazzée d'un classique de la chanson danoise, «Det Var En Lørdag Aften (It Happened One Saturday Night)» qu’on pourrait attribuer sans peine à Cole Porter! Le titre «Nature Boy», propose une émouvante interprétation livrée par Jesper Thilo à la clarinette, avec sa fille, Rebecca Thilo Farholt, invitée sur ce morceau.
80: Live at JazzCup
est le souvenir discographique des concerts donnés pour les 80 ans de Jesper Thilo au club JazzCup. On y retrouve les mêmes qualités que sur le disque précédent, avec un Jesper Thilo d'une remarquable intensité dans l'expression, soutenu avec énergie par sa section rythmique, tout aussi convaincante dans ses prises de parole en solo. Ici la chaleur du live ajoute encore au plaisir de la musique, servie avec maestria, d’un suave «Body and Soul» jusqu’au blues fiévreux de «Blue 'n' Boogie» et «Montmartre Blues» qui clôt l’album. On y trouve aussi une autre version de «Just Friends» avec un supplément d'âme dû à la scène. 
Jesper Thilo est l’un des grands du jazz en Europe et nous rappelle l'enracinement de la scène jazz en Scandinavie. Il ne faut pas se priver d’en découvrir la richesse.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRandy Napoleon
Rust Belt Roots

S.O.S.*, When They Go°, Grant's Tune*, The Man Who Sells Flowers°, Beaux Arts*, Jean De Fleur°, Sunday Mornin'°, Doujie°, The Tender Gender°, The Presence of Fire°, Listen to the Dawn*, Lyresto°, Wes Like°, The Man Who Sells Flowers
Randy Napoleon (g), Xavier Davis*, Rick Roe° (p), Rodney Whitaker*, Paul Keller° (b), Quincy Davis*, Sean Dobbin° (dm)
Enregistré les 28 mai et 3 juillet 2018, Ann Arbor, MI
Durée: 1h 15’ 32’’
OA2 Records 22193 (www.originarts.com)


Nous avons découvert Randy Napoleon à l’occasion de l’hommage que Jazz Hota rendu à Freddy Cole lors de sa disparition en juin 2020.
Né en 1978 à Brooklyn, NYC, Randy a grandi à Ann Arbor, MI (à proximité de Detroit), et fait ses premiers pas sur scène au sein du Ann Arbor Pioneer High School dirigé par Louis Smith. D’autres musiciens de la région ont également contribué à le former et à lui permettre de forger son identité musicale. En 1999, Randy Napoleon s’établit à New York et commence à tourner avec Benny Green (2000-2001), le Clayton-Hamilton Orchestra (2003-2004) et Michael Bublé (2004-2007). Dans la foulée, il démarre sa collaboration avec Freddy Cole auquel il restera fidèle jusqu’à son décès. Depuis 2013, il est revenu vivre dans le Michigan pour enseigner à l’université. Rust Belt Roots (allusion à la «ceinture de rouille»: les Etats industriels des Grands Lacs en déclin) est son septième album sous son nom. Il y rend hommage à trois guitaristes majeurs, tous originaires du Midwest: Wes Montgormery (Indianapolis, IN), Grant Green (St Louis, MO) et Kenny Burrell (Detroit, MI). Le répertoire choisi est majoritairement puisé parmi leurs compositions (avec un titre de Buddy Montgomery (p,vib), le plus jeune frère de Wes), le reste provenant de bons originaux signés du leader.
L’enregistrement de l’album s’est fait en deux temps, avec deux rythmiques distinctes mais tenues par des musiciens venant tous du Michigan. On connaît Xavier Davis en particulier pour sa participation au big band de Chris McBride et au Black Art Jazz Collective. Son frère batteur, Quincy, a accompagné notamment Tom Harrell, Benny Green et Hank Jones. Tandis que Rodney Whitaker était dans les groupes de Marcus Belgrave, Terence Blanchard et Roy Hargrove. On retrouve ce premier ensemble sur le morceau d’ouverture, le très dynamique «S.O.S.» (Wes Montgomery) que le guitariste introduit avec une vélocité et des accents dans l'esprit du grand Wes. Le groove de la section rythmique se manifeste également sur «Beaux Arts» (Buddy Montgomery) avec un Randy Napoleon tout en subtilité et élégance comme sur «Listen to the Dawn» (Kenny Burrell).
La seconde équipe est constituée de deux figures de la scène jazz du Michigan, parmi celles qui ont accompagné les débuts du jeune Randy Napoleon: le pianiste Rick Roe enseigne depuis plus de trente ans à l'université et en cours privés, tandis que Paul Keller, parmi d’autres activités, dirige son propre big band tous les lundis à Ann Arbor depuis 1989. Tous deux ont environ la soixantaine, et ils ont eu l’occasion de jouer avec des musiciens de dimension internationale, à l’instar du batteur Sean Dobbins (1975), qui se produit régulièrement avec ses Modern Jazz Messengers et son Organ Quartet. Tout aussi swinguant, ce second quartet met en valeur plusieurs beaux thèmes: le pétillant «Doujie» (Wes Montgomery), l’intimiste «The Tender Gender» (Kenny Burell) ou le réjouissant «Sunday Mornin'» (Grant Green) avec un bon solo blues de Paul Keller. Randy Napoleon y déploie un jeu imprégné de la tradition de la belle guitare de jazz, alliant une virtuosité certaine à l'indispensable couleur blues qui confirme le sous-titre du disque: «Plays Wes Montgomery, Grant Green & Kenny Burrell». On prend également plaisir à écouter les titres de son cru, comme la jolie ballade «The Man Who Sells Flowers», en solo à la fin du disque. Entre énergie bop, swing et soulfullness, Randy Napoleon porte avec ses complices un jazz in the tradition d'une belle facture.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEddie Harris
Live at Fabrik Hamburg 1988

Blue Bossa, La Carnaval, Freedom Jazz Dance, Ice Cream, Ambidextrous, Vexatious Progressions, Eddie Who?, Get on Down
Eddie Harris (tp, ts, p, voc), Darryl Thompson (g), Ray Peterson (b),
Norman Fearrington (dm)
Enregistré le 24 janvier 1988, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 25” + 49’ 34”
Jazzline Classics/Fabrik/NDRkultur 77106 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)


Les lieux du jazz en Allemagne de l’Ouest ont accueilli le meilleur du jazz dans le courant des années 1970-80, et nous avons déjà chroniqué certaines des productions –des nouveautés rafraîchissantes malgré leur âge– de cette mémoire qui par bonheur a été enregistrée. Il faut croire que la ville de Hambourg, un port, était propice au jazz, puisqu’en dehors de la Fabrik, le club qui accueille cet enregistrement, il y avait une autre place forte du jazz, Onkel Pö dont nous vous avons entretenus largement à propos de belles rééditions pour James Booker, Louis Hayes et Junior Cook, Louisiana Red, Woody Shaw, le Timeless All Stars avec Harold Land, Cedar Walton, Curtis Fuller, Bobby Hutcherson, Buster Williams, Billy Higgins… (cf. notre index disques). Ces tournées européennes permettant de découvrir la génération du jazz qui avait été sacrifiée sur l’autel de la consommation de masse à la fin des années 1960, ont également porté ces groupes d’un jazz de culture, fier et puissant de sa mémoire, en France, en Italie, en Belgique et Hollande.
Si ces artistes ont pu enregistrer des disques pour le label du tourneur Wim Wigt, Timeless Records et de quelques autres indépendants, les musiciens ont aujourd’hui disparu pour la plupart, et la mémoire de leurs prestations en live sont plus souvent conservées dans les souvenirs des amateurs survivants et dans les revues de jazz qui ont rendu compte de ces concerts que sur la «cire» des enregistrements. Le son a souvent disparu, et lorsqu’on a la chance, grâce à cette vague de rééditions allemandes, de pouvoir retrouver des enregistrements en live de cette époque, on se rend compte de cette incroyable vie du jazz de ces temps, de l’incroyable niveau artistique, de l’impensable (aujourd’hui) adhésion du public, où des amateurs devenus très professionnels se sont remontés les manches pour transmettre au public leur passion, ce qu’ils avaient reçu de leurs aînés, et ont donné un second souffle au jazz qui avait failli disparaître sous le rouleau compresseur des loisirs de masse après 1965.
Des festivals et des clubs européens, se partageant l’année (de l’automne au printemps pour les clubs, l’été pour les festivals), ont vraiment fait renaître le jazz de ses cendres du début des années 1970 à la fin des années 1990, avant que la musique en ligne et la nouvelle économie de bourrage de crâne par écran n’assassine au
XXIe siècle, le siècle du chaos, la production discographique indépendante de jazz et que la consommation de masse alliée à la politique de subventions ne vident le jazz des places qui portent son étiquette au profit d’une «offre» commerciale, ludique, complaisante et d’animation des foules. L’opération «covid pour tous», à caractère nazie, a fini le travail de négation d’une culture qui avait traversé un siècle de tempêtes grâce à son indépendance, par la force de conviction de ses artistes née d’une histoire d’esclavage sublimée, et par celle de ses amateurs qui ont essayé de la faire survivre.
Ce double disque d’un Eddie Harris, parfaite synthèse de la musique afro-américaine qui a illuminé la planète, populaire et aimée des publics, témoigne de ce temps, où l’art était encore un peu indépendant, et pouvait réunir joyeusement mais sans complaisance des amateurs du monde entier, en Europe et ailleurs. Il y a chez lui le magnifique son de saxophone, le jazz, le swing, les racines, le blues, le rhythm and blues, le funk, le caractère hot de l’expression, de la danse, et le plaisir de partager, toujours depuis ses enregistrements avec Les McCann à Montreux de la fin des années 1960 qui l’ont rendu si populaire, jusqu’à ces tournées à Hambourg, heureusement immortalisées ici ou à Berlin au Jazz Club Quasimodo, la même année (Timeless 289). Eddie Harris, c’est la grande histoire d’un artiste populaire qui a ses lettres de noblesse sur le mythique label Atlantic aux côtés de Ray Charles et d’autres, qui n’a jamais sacrifié son expression au commerce malgré son succès public, et qui est sans doute aujourd’hui un peu oublié, car il est mort avec le siècle en 1996. L’élite qui détient la mission d’Etat de dire ce qui est mémoire n’aime pas l’expression populaire.
Mais heureusement, le filet laisse parfois s’échapper quelques perles. La Fabrik, qui accueille ce concert, une scierie à l’origine, fut reprise en 1971 pour être convertie en lieu culturel, une utopie de ces temps où la destruction du monde ouvrier, de son esprit, de sa force de résistance, s’est cachée derrière le mirage d’un redéploiement vers la culture. Après un incendie en 1977, le lieu a été repensé en cathédrale culturelle, et s’il a été le lieu d’un bel événement du jazz en 1988 (et certainement d’autres, nous espérons les voir réémerger du néant), on peut s’interroger sur ce qu’il s’y passe de comparable aujourd’hui en 2022: en regardant le programme de cette rentrée 2022 à l’occasion de cette chronique, il ne fait aucun doute que dans trente-cinq ans on n'aura aucune envie parallèle de voir rééditer ce qui s’y tient en 2022.
Cela dit, ne boudons pas cette pêche miraculeuse, avec un Eddie Harris toujours aussi généreux, du classique «Blue Bossa» avec une belle introduction a capella et une citation de John Coltrane, de la joyeuse et iconoclaste «Freedom Jazz Dance», qui évoque Roland Kirk (Eddie Harris joue d’un nombre incalculable d’instruments, parfois ensemble, chante, et quelle voix!), un autre Kirk à l’unisson au clavier et au saxophone, un grand moment de free jazz, toutes portes ouvertes –sans pédanterie: du grand art!–, à l’incantatoire «Eddie Who?», un échange avec le public comme à l’église, une église baptiste bien entendu.
Eddie Harris, un grand bluesman («Get on Down» avec un Darryl Thompson qui remet Jimi Hendrix au centre du village du blues où est sa place), vous entraîne dans les sphères les plus élevées d’un siècle de jazz sans vous écraser de son savoir et de son talent pourtant immense!
Eddie Who?
Si vous voulez la réponse, il suffit d’écouter ces deux heures de vie incandescentes...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFrédéric Viale
Toots simplement

Bluesette, Scotch in the Rocks, Only Trust Your Heart, The Dragon, Waltz for Sonny*, Cool and Easy*, For My Lady, Toots simplement*, What a Wonderful World, Fundamental Frequency, Skylark, Bluesette (alt. take), Hard to Say Goodbye
Frédéric Viale (melowtone), Andrea Pozza (p), Aldo Zunino (b), Adam Pache (dm) + Emanuele Cisi (ts)*
Enregistré en avril 2021, Turin (Italie)
Durée: 1h 05’ 48’’
Diapason 008 (https://fredericviale.com)


Nous connaissions déjà (un peu) Frédéric Viale, 45 ans, repéré dans de précédentes chroniques (Jazz Hot n°635 et n°684) comme héritier d’une tradition d’accordéonistes imprégnés par le jazz, de Tony Murena, qui enregistra avec Django Reinhardt, au versatile Richard Galliano dont le père, Lucien, fut son professeur (Richard Galliano et Frédéric Viale sont natifs de Cannes). Frédéric Viale nous revient avec un bel hommage au grand Toots Thielemans, dont nous continuons de célébrer le centenaire en cette année 2022. L’originalité de ce tribute est, qu’à cette occasion, l’accordéoniste a troqué son «piano à bretelles» contre un «melowtone», un nouvel instrument au nom ellingtonien conçu en 2020 par Philippe-Anatole Tchumak, alias Anatole Tee, qui le définit comme un «harmonica à clavier expressif» dans les notes du livret. Facteur de pianos et d’accordéons, inconditionnel de Toots Thielemans, Anatole Tee a ainsi donné, au bout de dix années de recherche, naissance à cet hybride entre l’accordéon (pour les touches), le mélodica (pour l’embouchure) et l’harmonica (pour le son). Et il a suffi d’une rencontre entre l’inventeur (de l'Hérault) et le musicien autour de leurs passions communes pour l’accordéon et Toots Thielemans, pour que Frédéric Viale offre au melowtone son baptême de l’air (jazz) avec ce Toots simplement.
Pour ce qui est du disque lui-même, le répertoire choisi est irréprochable: essentiellement des morceaux du Baron, dont l’incontournable «Bluesette», proposé avec deux prises différentes, et quelques-unes des compositions qu’il avait l’habitude de jouer: «Only Trust Your Heart» de Benny Carter, «What a Wonderful World» de Bob Thiele et George David Weiss et «Skylark» d’Hoagy Carmichael. A cela s’ajoute un original fort à propos signé Frédéric Viale, lequel a donné son titre à l’album: «Toots simplement». Aux côtés du leader, on retrouve des fidèles: le Génois Aldo Zunino et l’Australien, romain d’adoption, Adam Pache, ainsi que le Turinois Emanuele Cisi, présent sur trois titres. Tous sont de solides solistes, ayant chacun croisé la route des plus grands, notamment, et c’est un de leurs points communs, celle de Clark Terry. Ce groupe très italien est complété par un autre Génois –d’ailleurs partenaire régulier d’Aldo Zunino– l’excellent Andrea Pozza. La proximité azuréenne de Frédéric Viale explique sans doute cette longue complicité qui se vérifie pour évoquer le Belge le plus remarquable de l’histoire du jazz. Une évocation pleine d’allant, légère et pétillante comme un Prosecco, à contretemps de la pesanteur de l’époque, notamment sur le magnifique thème de Toots, «For My Lady», porté par le swing de la rythmique et le lyrisme d’Andrea Pozza, à l’appui desquels Frédéric Viale déroule une expressivité d’une saisissante profondeur. Effet intéressant du melowtone sur les morceaux lents ou médium comme celui-ci, le phrasé de Frédéric Viale se rapproche de celui de Toots, tandis que sur les morceaux plus rapides, comme «Scotch in the Rocks» la volubilité du jeu d’accordéon ressurgit. Là aussi, le trio Pozza-Zunino-Pache imprime un réjouissant dynamisme. On apprécie également les interventions d’Emanuele Cisi, ténor racé, tout en rondeur et suavité sur «Cool and Easy».
Un disque qui fait du bien et démontre toute la vitalité et la pérennité de la musique du grand Toots, baignée de la chaleur populaire de Django, infusée par le musette de l’immigration italienne en Belgique et en France et célébrée par le jazz d'outre-Atlantique.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueIan Hendrickson-Smith
The Lowdown

The Lowdown, Savin’ Up, 10:30, Nancy (With the Laughing Face), I Should Care, Don’t Explain

Ian Hendrickson-Smith (as), Cory Weeds (ts), Rick Germanson (p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)

Enregistré le 3 novembre 2019, Englewood Cliffs, NJ

Durée: 42’ 23’’

Cellar Live 110319 (www.cellarlive.com)

 

The Lowdown est le neuvième album du saxophoniste Ian Hendrickson-Smith dont nous avions déjà chroniqué les excellents Live at Smalls de 2008 et de 2014 (un troisième volume a également fait l’objet d’une captation en 2017). Il s’agit cette fois d’un disque réalisé en studio et pas n’importe lequel puisque l’enregistrement a eu lieu dans le mythique Van Gelder Studio. Ce disque marque vingt ans d’amitié entre l’alto, new-yorkais d’adoption depuis trente ans, Ian Hendrickson-Smith, et le ténor canadien Cory Weeds, pour un duo de sax qui met en avant deux belles sonorités sur cet instrument. Cory Weeds a eu par le passé l’occasion d’inviter son camarade dans son club de Vancouver, The Cellar (2000-2014) et l’accueille depuis plusieurs années sur son label Cellar Live dont nous soulignons, au fil des chroniques, la qualité des productions. Au piano, on retrouve un de ces (encore) jeunes passeurs de la tradition jazzique, Rick Germanson, né comme ses deux partenaires au début des années 1970, et dont les états de service parlent d’eux-mêmes: des collaborations suivies avec Louis Hayes, Pat Martino, Russell Malone et une cinquantaine d’albums en sideman avec Wayne Escoffery, Jeremy Pelt, Charles Davis ou encore Neal Smith. Le quintet est complété par deux «aînés» (de la décennie précédente), deux piliers des sections rythmiques, John Webber et Joe Farnsworth, longtemps associés à Harold Mabern, Eric Alexander et George Coleman, parmi d’autres jazz masters.

Ce line-up des plus solides nous propose un opus dense qui s’ouvre sur trois bonnes compositions du leader à commencer par «The Lowdown», inspirée par la disparition tragique du batteur Lawrence Leathers, dit «Lo», assassiné en juin 2019  auquel l’ensemble du disque est dédié («lowdown» signifie «vérité» et «low-down» criminel). Cette complainte, pleine de swing et d’énergie, est en quelque sorte une transposition dans l'esprit bop, des second lines funéraires de New Orleans dont Ian Hendrickson-Smith est originaire. «Savin’ Up» donne l’occasion, après l’exposé du thème par le leader et un premier solo, d’apprécier la finesse de la section rythmique avec une savoureuse intervention du pianiste au jeu percussif, de même que sur le très dynamique «10:30», introduit par Joe Farnsworth, auteur d'un bon chorus. Le batteur insuffle de la nervosité au duo de saxophonistes. «Nancy (With the Laughing Face)» est joué dans un tempo plus rapide qu’à l’accoutumée maintient le dynamisme rythmique de l’album. Pour «I Should Care», Ian Hendrickson-Smith a emprunté les arrangements à David Hazeltine. Le disque se clôt en douceur avec un superbe «Don’t Explain», en écho à la mélancolie exprimée dans le morceau d’ouverture. Ian Hendrickson-Smith et Cory Weeds y sont remarquables.

Encore un album réussi en mémoire du regretté Lawrence Leathers, dont la mort prématurée a profondément marqué la communauté des musiciens new-yorkais (voir également l'hommage rendu par Orrin Evans sur un disque aussi enregistré à l'automne 2019).
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWillie Jones III
Fallen Heroes

Something for Ndugu, Fallen Hero, CTA, Trust, Truthful Blues, Annika's Lullaby, To Wisdom the Prize, I've Just Seen Her, Jackin' for Change
Willie Jones III (dm), Justin Robinson (as) 3,4,5,7, 9, Sherman Irby (as) 2,3, 6, Steve Davis (tb), George Cables (p) 2,3,5,6,7, Isaiah J. Thompson (p) 4,8,9, Gerald Cannon (b), Renee Neufville (voc) 4
Enregistré les 21 janvier et 29 août 2020, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 49’ 37”
WJ3 1027 (www.wj3records.com)


L’excellent batteur Willie Jones III (Jazz Hot n°669 et n°624), producteur pour le label qu’il a créé WJ3 sur lequel paraissent de belles découvertes, comme récemment Isaiah J. Thompson qui est présent sur quelques titres ici, propose avec Fallen Heroesce qui pourrait être son huitième enregistrement en leader. Comme les batteurs en général, il a déjà une solide et longue carrière de sideman, et il a ainsi côtoyé depuis le début des années 1990 le meilleur du jazz, des légendes disparues comme Hank Jones, Horace Silver, Phil Woods, Cedar Walton ou des artistes contemporains de haut niveau comme Eric Reed, Cyrus Chestnut, Steve Turre. Il nous propose ici un disque d’hommages à certains des disparus de la période récente avec qui il a joué ou qui ont contribué à son art. Le premier titre, un solo de batterie, est ainsi dédié à Leon Ndugu Chancler (1952-2018), batteur qui a eu une brillante carrière dans le jazz et pas seulement, qui a enregistré avec Miles Davis, Herbie Hancock, George Benson, John Lee Hooker, mais aussi avec les stars de la variété internationale comme Lionel Richie et Michael Jackson.
Les autres dédicataires de cet enregistrement sont les regrettés Roy Hargrove, Larry Willis, Jimmy Heath, Jeff Clayton, autant d’artistes de haut niveau qu’il a côtoyés, accompagnés, et qui ont enrichi son univers.
Au niveau du répertoire, il y a quatre originaux de Willie Jones III, trois compositions de Larry Willis, une de Roy Hargrove, le célèbre «CTA» de Jimmy Heath, plus une composition de Jeremy Pelt, présent sur cet enregistrement, et un standard de Charles Strauss.
Pour ce disque émouvant mais aussi très dynamique, il a fait appel à de bons accompagnateurs, que ce soit la section rythmique avec l’indispensable George Cables ou en alternance l’incroyable Isaiah J. Thompson au  piano, et Gerald Cannon à la basse, avec les cuivres de Jeremy Pelt (Louis Hayes, Gerald Wilson, Wayne Shorter, Al Foster, Vincent Herring…), Justin Robinson, Sherman Irby (Marcus Roberts, Betty Carter, Roy Hargrove, Elvin Jones, McCoy Tyner, Wynton Marsalis), Steve Davis (Jazz Hot n°604). Renee Neufville, au chant sur un thème, vient compléter cette excellente formation.
Maureen Sickler est, comme souvent pour ce label, responsable de l’enregistrement et du mixage dans le cadre du célèbre studio du regretté Rudy Van Gelder. On est donc dans l’excellence à tous les niveaux pour cet artiste, l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération. La finesse de son jeu («Trust»), sa musicalité, son drive, son énergie et sa capacité à construire des chorus sans remplissage ou démonstration, comme cette introduction pour Ndugu, en font l’un des batteurs essentiels de l’avenir du jazz.
Dans un répertoire où originaux et reprises se partagent, le blues reste omniprésent dans l’expression, dans la forme ou l’esprit. Jeremy Pelt et Steve Davis viennent renforcer cet attachement au jazz de culture; et que dire des deux pianistes d’exception l’ancien, George Cables, toujours aussi magnifique («Truthful Blues») et le jeune Isaiah J. Thompson, toujours aussi étonnant de maturité sur tempo lent («I've Just Seen Her») avec Jeremy Pelt, ou rapide («Jackin' for Changes») en digne descendant de McCoy Tyner aux côtés des dynamiques Sherman Irby et Jeremy Pelt qui échangent de bons chorus, avec le drive de Mr. Willie Jones III et l’excellent Gerald Cannon.Cet opus, comme la plupart de ce que nous recevons, est daté d’avant ou du début du covid, et cela s’entend. On souhaite, pour le jazz, que Willie Jones III continue dans cet esprit, comme artiste et producteur. Il est déjà l’un de ceux qui lui permettront peut-être de retrouver ses vertus créatives, en restant ancré sur ses racines et ses valeurs humaines, car dans ce rôle d’artiste-producteur, il peut fédérer les nouveaux talents avec sa sûreté de discernement et le doigté de son accompagnement, le jeune pianiste ici en témoigne.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueOrrin Evans and The Captain Black Big Band
The Intangible Between

Proclaim Liberty, This Little Light of Mine, A Time for Love, That Too, Off Minor, Into Dawn, Tough Love, I’m So Glad I Got to Know You
Orrin Evans (p, voc), Josh Lawrence (tp), Thomas Marriott (tp), Sean Jones (tp, flh), 
David Gibson (tb), Reggie Watkins (tb, kb), Stafford Hunter (tb), Todd Bashore (as, fl), Caleb Wheeler Curtis (as), Immanuel Wilkins (as, ss), Troy Roberts (ts), Stacy Dillard (ts, ss), Joseph Block (kb), Luques Curtis, Eric Revis, Dylan Reis (b), Anwar Marshall, Jason Brown, Mark Whitfield, Jr. (dm), The Village (voc)
Enregistré le 1er octobre 2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 55’’

Smoke Sessions Records 2003 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


L’œuvre du pianiste Orrin Evans s’inscrit dans la grande tradition des pianistes qui cultivent une certaine forme d’originalité dans leur approche libre de l’instrument tout en prolongeant un classicisme post-bop issu d’Andrew Hill, Jaki Byard voire McCoy Tyner. Ancien élève de Kenny Barron, sa vision globale du piano et du jazz en général, tout en privilégiant l’esprit d’ouverture, a servi de passerelle à une nouvelle génération de musiciens. Les lecteurs de Jazz Hot (n°673, 2015) ont découvert le pianiste à travers une belle rencontre où il évoquait sa relation particulière avec les musiciens de Philadelphie et son rôle de leader dans les diverses formules qu’il affectionne du trio au big band. Originaire de la petite ville de Trenton, NJ, comme le saxophoniste Richie Cole, il est devenu à 47 ans, l’un des musiciens les plus intéressants de New York. C’est le quatrième album de son Captain Black Big Band et, là encore, on reste séduit par cette volonté de rapprocher les générations et les idiomes dans un jazz contemporain toujours aussi exigeant, s’éloignant de certaines facilités. Son big band est une famille musicale qu’il nomme «The Village» et qui fonctionne aussi légèrement qu'un quintet, dans une filiation post-bop souvent modale, à la frontière de formes plus libres, où la forte personnalité du pianiste apporte un équilibre. La formation repose sur une base de musiciens qui sont des fidèles de la scène de Philadelphie et parfois au-delà, avec lesquels Orrin Evans a collaboré dans divers contextes, tels les trompettistes Sean Jones et Josh Lawrence, les contrebassistes Luques Curtis et Eric Revis ou les trombonistes David Gibson et Reggie Watkins.
Dans ce nouvel opus, on est souvent plus proche par l'esprit d’un nonet ou tentet, à l’exception d’une audacieuse version d’«Off Minor» en grande formation avec quatre contrebassistes et deux batteurs. Le premier thème, «Proclain Liberty», est plein d’ironie sur la situation politique américaine, d’où les citations de «Star-Spangled Banner»et de «O Christmas Tree». D’emblée, Orrin Evans affirme sa maturité, puisant surtout chez McCoy Tyner cette puissance et ce jeu en accords, doublé d’une sonorité brillante et d’une inventivité rythmique dans le style d'Ahmad Jamal. «This Little Light of Mine», arrangé par le leader, est un savoureux gospel où le ténor coltranien de Troy Roberts (un fidèle aussi du regretté Joey DeFrancesco) est mis en valeur, tout comme le superbe solo de Sean Jones au bugle sur le classique «A Time for Love», mêlant technique et musicalité. La composition originale d’Orrin Evans «That Too», d’une rare complexité rythmique, débute par un chorus incisif de Stafford Hunter (tb), plein d’autorité, puissant et expressif, qui laisse place au duo alto-soprano de Todd Bashore et Immanuel Wilkins. La forme d’«Off Minor»est l’un des grands moments du disque, le Fender Rhodes de Joseph Block donnant des couleurs en contre-chant au piano d’Orrin Evans qui martèle les touches débordant de dissonances et de cascades de notes dans un torrent de liberté.
Orrin Evans rend aussi un bel hommage au regretté Roy Hargrove à travers sa composition «Into Dawn» dont le swing permanent laisse place à l’aventureux «Tough Love» d’Andrew Hill où le leader déclame un poème de son frère évoquant la/(l’im)possibilité d’entrer dans le cercle vertueux de l’amour dans un contexte soumis aux affres de la société contemporaine. L’album se clôt sur un autre tribute dédié au batteur Lawrence Lo Leathers parti également trop tôt: «I’m So Glad I Got to Know You». Un album à retenir dans la discographie de ce pianiste passionnant tant dans son rôle d’arrangeur que de compositeur et soliste de premier plan.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2022

Roberto Magris
Duo & Trio: Featuring Mark Colby

Cool World!, Bellarosa, Some Other Time, Melody For "C”, Papa’s Got a Brand New Rag, Cherokee, Old Folks, Samba Rasta, In the Springtime of My Soul, A Rhyme For Angela, Blues For Herbie "G”

Roberto Magris (p), Mark Colby (ts, ss) 1, 3, 5, 7, 9, 11, Elisa Pruett (b), Brian Steever (dm) 2, 4, 6, 8, 10, Pablo Sanhueza (perc) 4, 8

Enregistré les 2 novembre 2012 (2, 4, 6, 8, 10, ), Lenexa, KS, et le 7 novembre 2019 (1, 3, 5, 7, 9, 11), Chicago, IL

Durée: 1h 05’ 27”

JMood 022 (www.jmoodrecords.com)

 

On connaît bien Roberto Magris pour la densité et la qualité de sa production phonographique depuis plus de trente ans, notamment, dans les années 2000-2010, au sein du label JMood de Kansas City dirigé par Paul Collins. Sa récente interview dans Jazz Hot en 2021 a confirmé la complexité et la sensibilité d’un globe-trotter qui a découvert le jazz avec une curiosité rafraîchissante, de l’Europe centrale avant la disparition du rideau de fer jusqu’aux Etats-Unis, dans la plupart de ses régions.

Son jazz, post coltranien ou post bop selon les moments, est le fruit d’une culture savante, mélangeant la tradition et l’originalité, réunissant les standards, les compositions du jazz et ses originaux, sans ostentation, dans l’esprit jazz le plus intègre, avec une volonté de recherche et une filiation par l’esprit avec McCoy Tyner. Ses inspirations sont les grands artistes du jazz comme ici Elmo Hope, Sonny Clark, Andrew Hill, et la volonté d’enrichir une tradition toujours présente (Noble, Weill, Bernstein). Il a partout, dans un long parcours, fédéré des artistes autour de son œuvre, signe d’une personnalité affirmée, et il a réuni des ensembles de qualité pour ses projets, avec quelques fidèles comme ici les excellent(e)s Elisa Pruett (b), Brian Steever (dm). Il a fait de belles rencontres comme par le passé Idris Muhammad, Al Tootie Heath, Herb Geller, et ici le regretté Mark Colby.

Le saxophoniste, Mark Colby, sous-estimé comme beaucoup dans cette musique, est pourtant né à Brooklyn, au cœur du jazz, le 18 mars 1949 (son père a joué avec Benny Goodman), et il a côtoyé Gerry Mulligan, Ramsey Lewis, Chuck Mangione, Maynard Ferguson, Dr. John, Wilson Pickett, Phil Woods, etc., sans parler de nombreuses collaborations hors jazz dans la grande variété américaine. Mark Colby, disparu le 31 août 2020 à Elmurst, Illinois, des suites d’un cancer, a été aussi un enseignant de renom, dernièrement à Chicago, à la DePaul University, où il s’était installé, puis au Elmhurst College. Son premier enregistrement en leader a été réalisé en 1977 (Serpentine Fire, CBS) et son dernier, autoproduit en 2016 (All or Nothing at All). On se souvient d’un hommage à Stan Getz en 2005 qui donne l’esprit de son jeu, un beau son de ténor dans la tradition, avec ce qu’il faut de poésie pour mettre en valeur le répertoire choisi avec Roberto Magris.

Cet enregistrement de 2019, en duo avec Roberto pour 6 des 11 thèmes de cet album, est son dernier. Il met justement en relief les belles qualités d’improvisation et de son grâce aussi à la complicité d’un pianiste, tout aussi attentif à la beauté de la musique, qui établit un magnifique contrepoint. Le thème en ouverture, «Cool World!», de la plume du leader comme le pourtant classique «Papa’s Got a Brand New Rag», est une merveille, très émouvant, à l’instar des suivants comme «Some Other Time» de Leonard Bernstein, «Old Folks» de Mort Shuman. «In the Springtime of My Soul» est l’occasion d’écouter Mark au soprano, dans une belle atmosphère conçue et mise en ouvre par Roberto Magris.

Pour compléter ce disque qui a sans doute été écourté en raison du covid puis des problèmes de santé de Mark Colby, Roberto Magris et Paul Collins ont eu l’intelligence d’intercaler entre les 6 prises avec Mark Colby, 5 prises en trio ou quartet réalisées en 2012. Le second thème en trio est la belle composition d’Elmo Hope, «Bellarosa», brillamment mise en valeur par un Roberto qui évoque, pour nous, Jaki Byard, avec ses enchaînements de cascades de notes, comme il le fait sur «Papa’s Got a Brand New Rag», sans perdre la moëlle de la musique du compositeur. Elisa Pruett est une pétillante bassiste («A Rhyme for Angela») et apporte comme Brian Steever, sa fidèle contribution à la musique du leader. Il y a encore ce «Cherokee» pris sur tempo medium-lent où le pianiste met en avant l'aspect harmonique alors que l'aspect rythmique et le tempo rapide sont en général privilégiés.

Cette partie du disque tisse une trame cohérente sur le plan de l’esprit qui alterne avec bonheur en regard des thèmes en duo piano-saxophone. Elle nous conduit, par un beau «A Rhyme for Angela» de Kurt Weill, vers le dernier thème en duo avec Mark Colby «Blues for Herbie G», on suppose Herb Geller, autre partenaire de Roberto Magris, disparu en 2013. Une conclusion de haute volée qui place cet enregistrement sous le signe d’une émotion fondée transcendée en musique.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueIgnasi Terraza
Intimate Conversations With Andrea Motis, Scott Hamilton & Antonio Serrano

Pick Yourself Up (SH), Que reste-t-il de nos Amours? (AM), Confirmation (AS), O Meu Amor (AM), An Emotional Dance (AS), Shiny Stockings (AM), You Call It Madness (SH), Cristina (AM), People (SH), Luiza (AM), Bye Bye Blackbird (AS), Temps de Canvis (SH), Alfonsina y el Mar (AS), My Crazy Rhythm (AM)

Ignasi Terraza (p), Scott Hamilton (ts), Andrea Motis (tp, voc, ss, perc), Antonio Serrano (harm)

Enregistré les 27 juillet 2019, 10 janvier 2020 et 23 janvier 2020, Barcelone

Durée: 1h 03’ 15”

Swit Records 33 (www.switrecords.com)

 

Un disque d’Ignasi Terraza, c’est le bonheur assuré! Une joie de vivre et une spontanéité qui lui viennent peut être du fait que sa perception de la réalité n’est pas ordinaire, et qu’il a trouvé dans cette musique, le jazz, ce monde parfait qu’on a du mal à isoler avec notre regard. Croiser Ignasi, sentir sa poignée de main, entendre sa musique, tout concourt à vous mettre dans de bonnes dispositions d’esprit, à mieux comprendre le monde d’émotion qu’il construit avec son œuvre. Il est heureux de jouer, de vivre, et il le fait sentir avec un naturel porté par une imagination débordante, sans maniérisme, et par un abord de la musique particulier. La mélodie et la communication avec l’autre, les autres, sont chez lui un absolu, un don, comme en témoigne une nouvelle fois ce bel opus, parfois joyeux, toujours émouvant, où il dialogue tour à tour avec trois artistes qui possèdent également cette énergie positive et ces qualités de sensibilité.
U
ne personnification du beau son, Scott Hamilton, dans le registre des standards jazz réinventés comme le pétillant «Pick Yourself Up», les langoureux «You Call It Madness», «People», où le ténor allie le son feutré inspiré de Ben Webster, et le phrasé de Lester Young, un héritage aussi de Stan Getz, en fait à la manière de Scott Hamilton car sa synthèse est parfaite et originale, l’un des plus beaux sons du ténor de notre temps, et du jazz plus largement.

L’original et talentueux harmoniciste Antonio Serrano, lyrique parmi les lyriques, est une belle découverte pour nous: original par le son et par une technique hors norme, il n’en est pas moins expressif, mélodique et marie avec sensibilité son discours avec le pianiste pour de magnifiques versions de «Confirmation» de Charlie Parker, d’un standard «Bye Bye Blackbird» joyeux, et de l’émouvant «Alfonsina y el Mar», du pianiste Ariel Ramirez, qui déroule la nostalgie de l’Argentine au même titre que «An Emotional Dance», un original d’Ignasi Terraza, qui évoque la culture d’Europe du Nord de ce bel instrument porteur de tant d’humanité, surtout joué par un artiste comme Antonio Serrano.

Enfin, la chaleureuse Andrea Motis, musicienne jusqu’au bout des ongles, sur plusieurs instruments (tp, ss, perc) dont une voix, elle aussi naturelle, sur tous les registres, que ce soit le rêve brésilien («O Meu Amor», «Luiza»), les traditionnels du jazz revisités ou réinventés, «My Crazy Rhythm», un original d’Ignasi, le beau «Cristina», dédicacé à sa fille, chanté en catalan où Andrea conclut au saxophone, «Shiny Stockings» de Frank Foster ou l’immortel «Que reste-t-il de nos amours?» de Charles Trenet. Sa présence instrumentale à la trompette, aux percussions (pandeiro) est aussi naturelle que sa voix, comme sur l’introduction de «O Meu Amor» (voix-percussions, avant une entrée aérienne d’Ignasi): un vrai plaisir qui confirme une belle personnalité parfaitement en phase avec Ignasi.

Ces artistes cultivent l’amour de la mélodie, le plaisir de jouer avec Ignasi Terraza, un poète dans l’âme, généreux par son sens du partage avec son public, par un souci de perfection et pourtant une ouverture, une volonté de faire plaisir sans système, sans complaisance, sans fausses barrières. Il est partout lui-même, lumineux comme son sourire. On évoque régulièrement Ignasi dans le cadre des chroniques, et nous vous avons déjà décrit un art du piano entre classicisme et modernité, un swing et une écoute de ses compagnons malgré un style qui prend beaucoup de place sur le plan sonore. Il est capable de faire appel à ses réminiscences classiques comme dans ses introductions («Luiza») ou dans sa belle version de «Que reste-t-il de nos amours?», de swinguer comme un fou («My Crazy Rhythm») ou avec émotion et élégance avec Scott Hamilton, Antonio Serrano et Andrea Motis. Ignasi remplit l’espace avec tout son cœur et pourtant sans jamais étouffer ses compagnons auxquels il réserve le meilleur, sa qualité d’écoute, son tact et son enthousiasme, ses embellissements. Du grand art dans ce registre du dialogue musical qui fait référence à l’esprit du jazz même quand le répertoire s’en éloigne.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueVincent Herring
Preaching to the Choir

Dudli's Dilemma, Old Devil Moon, Ojos De Rojo, Hello, Fried Pies, Minor Swing, In a Sentimental Mood, Preaching to the Choir, Granted
Vincent Herring (as), Cyrus Chestnut, Yasuhi Nakamura (b), Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 20-21 novembre 2020, New York, NY
Durée: 1h 05’ 52”
Smoke Sessions Records 2101 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Les publications de ce label, qui adosse ses productions à son activité en club à New York, sont toujours de haute qualité, et à la hauteur d’une programmation essentiellement tournée vers ce que nous appelons dans Jazz Hot «le jazz de culture». Ici, entre deux épisodes du covid, en août et novembre 2020, on retrouve un all stars autour du leader réunissant deux générations, les déjà anciens Vincent Herring (1964) et Cyrus Chestnut (1963), proches de la soixantaine, et les confirmés Yasuhi Nakamura (Tokyo, 1982) et Johnathan Blake (1976), la quarantaine, et qui donc n’en sont plus à leurs débuts. La conséquence logique en est une musique aboutie et sûre d’elle-même, avec des artistes qui confirment leur personnalité en pensant d’abord à la perfection de leur expression, d’autant qu’il s’agit de reprendre le flambeau du jazz après cet épisode surréaliste qui a vu la culture, dont le jazz, totalement disparaître sur ordre et grâce à la manipulation de la peur, une réalité que décrit bien Vincent Herring, avec ses mots, dans le livret.
Le leader ne s’y trompe pas en effet qui inaugure les liner notes de Shaun Brady par cette formule volontariste: «Nous devons avoir espoir pour le futur. (…) Je suis reconnaissant d’être ici, reconnaissant de sortir un nouveau disque et reconnaissant d’avoir la chance de m’exprimer musicalement», et il ajoute dans l’interview réalisée par Ted Panken qui accompagne le bon livret: «En effet, je savais qu’il pouvait s’agir de mon dernier disque. Je ne le disais pas aux autres, mais cette pensée était constamment dans mon esprit».
Il a choisi pour cette renaissance provisoire, qui n’a été dans les faits qu’une bouffée d’oxygène entre deux trous noirs culturels, un message jazz assez direct, une sorte de prière-sermon d’optimisme et d’espoir, et pour cela d’être entouré du splendide Cyrus Chestnut, d’une rythmique de qualité, avec l’exceptionnel Johnathan Blake, une des grandes valeurs de la batterie, qui fut l’élève par le passé de Vincent. Si on ajoute que Vincent Herring, qui faisait déjà la couverture des 65 ans de Jazz Hot pour le n°568, est un sérieux saxophoniste alto, qui évoque quelque peu dans ce preach un spécialiste du moaning, le ténor Booker Ervin (en moins accentué) par sa manière de traîner sur la note, incantation autant que lamentation, on comprend que cette œuvre mérite une écoute attentive. On évoquait le jazz de culture, et on retrouve en effet le swing, le blues, la musique religieuse, l’expressivité, en un mot les caractéristiques natives du jazz réunies dans cette belle heure, avec, malgré les masques qui semblent avoir été de rigueur (les photos sur le livret), une belle énergie («Fried Pies»…), ce qui est en soi une performance: essayez de vous exprimer avec un masque, a fortiori quand il s’agit de faire de l’art… Il faut, plus que de la concentration, une capacité peu ordinaire d’abstraction du réel. Heureusement, le saxophoniste n’est pas masqué.
Pour ce retour momentané à la vie, le répertoire a choisi une forme de sécurité; il est constitué de compositions de Vincent Herring (l’inaugurale, presque joyeuse, dédiée à Joris Dudli, la seconde qui est le morceau-titre de cet album, un preach avec le call-response du leader et de Cyrus Chestnut, et un côté incantatoire dans la voix de Vincent Herring, plutôt volontariste); de Cedar Walton (un classique «Ojos de Rojo» très enlevé où Johnathan Blake fait admirer son drive); de Wes Montgomery (le hot«Fried Pies» très énergétique);de  Duke Ellington (un intense «In a Sentimental Mood»); de Joe Henderson («Granted» sur tempo rapide avec un brillant chorus de Cyrus Chestnut); de Cyrus Chestnut, le pétillant «Minor Swing» sans rapport avec Django.
Trois standards complètent l’enregistrement, dont l’immortel «Old Devil Moon» gravé par Sonny Rollins au Village Vanguard en 1957, où le leader fait parler en 2020 le blues dans un moodplutôt nostalgique, loin de l’effervescence créatrice d’alors. Les deux standards de Lionel Richie et Stevie Wonder respectent l’esprit «variété» des auteurs, tout en jouant sur l’inventivité de ce beau quartet.
Dans cet environnement balisé, autant sur le plan des artistes que du répertoire, le message passe parfaitement, avec quatre artistes conscients brutalement d’une urgence de s’exprimer dans un monde qui ne sera plus jamais «comme avant», même si «avant» était loin d’être parfait: la liberté d’expression a d’autant plus de valeur qu’on en est privée plus ou moins totalement.
La seule interrogation que laisse ce disque, réussi sur le plan artistique, est d’ordre philosophique: l’espoir, ce devoir dont parle Vincent Herring, n’est-il que cet opium des peuples par lequel les religions et les pouvoirs illusionnent les peuples après les avoir apeurés?
Yves Sportis
© Jazz Hot 2022

Tommy Vig
Tommy Vig 2022: Jazz Jazz

In Memory of Monk*, In Memory of Dizzy*, In Memory of Fats Waller*+, In Memory of Beethoven I*, In Memory of the Hungarian Folk Song*, Puella*°, Cantiuncula*°, Desiderium*°, Cantio*°, Veni*°