Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
Jazz Records (recherche alphabétique) Jazz Records (recherche chronologique) Jazz Records (Hot Five: la sélection de la rédaction)
Jazz Stage (les comptes rendus clubs, concerts, festivals de l'année en cours)
|
|
JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2022), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2022 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2022 sur internet), Hot Five de 2019 à 2022.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
|
|
2021 >
|
Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2022
|
Oscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987
CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach,
Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz
for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues
Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin
Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)
Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre
d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur
l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne
l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en
scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui
connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses
artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant
Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux
entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans
la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle
appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud
Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada,
hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit
la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur
infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui
ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la
proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels:
Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats
Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les
pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons
(1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897)
et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count
Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et
on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit,
de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument
(Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses
précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà
une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis,
du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz.
Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps),
aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs
d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie
et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du
jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son
écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour
le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres
musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son
audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant
autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la
complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une
seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art,
épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de
ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence
de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa
virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de
blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il
redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon
que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la
musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il
accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette
plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie,
l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont
montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles
parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité
d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important
qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il
puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count
Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa
première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce
creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet,
alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir
l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait,
parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec
le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute
la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute
l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel
enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme
d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes
de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique
standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par
deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue
avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à
sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et
dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un
David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses
du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable
pour les amateurs de jazz.
|
The Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones
Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del
Sasser, Tragic Magic
Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts,
ss), Darius Scott (p),
Greg Holloway (dm)
Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)
Durée: 38’ 39’’
Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)
Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des
décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les
belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de
sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du
commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby
Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy
Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton
dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire
qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué
le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé
une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du
répertoire jazz.
C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous
devons ce tribute à la musique écrite
par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études
musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, –un des grands terroirs du jazz– se formant notamment auprès de Wendell
Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il
est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus
Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray
Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John
Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à
Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on
retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés
et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur
la Côte Est, entre New York et Washington.
Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius
Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott
Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas
(tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de
la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première
partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile,
il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre
autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny
Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé
la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment
compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje
Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York
et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la
célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland
Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio
Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à
Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United
States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations
avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.
L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven»
–enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte
l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes
chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée
la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.»,
qui provient également de Down Home,
(mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la
réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le
pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide
rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque
titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe
expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui
est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par
Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues,
Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu
parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny
Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent
Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une
composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en
1979 au sein du trio de Sam Jones sur The
Bassist! (Interplay). The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau
témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux
Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais,
qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet
enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones
dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses
complices d’en avoir pris l’initiative
.
|
Duke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings
• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter
Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr.
(dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started,
Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat
Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck
Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl),
Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor
Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)
D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des
plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même
scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en
1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et
Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978),
qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi
toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl
Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent
dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions,
des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables
d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier
et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans
aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de
cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à
partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais
s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les
artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en
petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou
de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize
musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle
Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son
imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au
sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent
l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et
qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois
l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du
tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires
solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry
Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke
Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington
n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra
une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des
différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce
généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce
label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus
qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications
discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons
complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent
de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond
justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et
sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
|
Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings
CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You
Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The
Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in
Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All
of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet
Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse
Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be
Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I
Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands,
Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World
Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street
Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss
Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*,
June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When
Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt
Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b,
CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13
septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)
Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques
ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de
la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en
sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz,
au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il
apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle
peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins
oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins,
Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de
1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus
classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les
codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous
parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre
génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio
au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des
enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie,
un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques,
ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres
de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date
déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et
Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette
tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le
mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante
diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde,
la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien
sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et
particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les
rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui
étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée
aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on
imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance
personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le
surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements
politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain.
Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires
internationales, de The New Masses,
un magazine communiste, et pour Russian
War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance
d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en
partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute
épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique,
lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones
est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi
incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes
ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une
partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934,
et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de
Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une
dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se
déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon
Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter
Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all
stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster
Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans
l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy
Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de
disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret
complet de cette bonne intégrale (For
Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la
totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les
deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres
enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et
enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en
trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy
Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux
côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy
Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de
Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique
et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy
Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu
moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode
à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise
en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière
originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des
standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie
Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une
précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle.
Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté
du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est
une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent
une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les
disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai
plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent
d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20
septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée
tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The
Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter
sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en
délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait
écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et
Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce
trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
|
John Dennis
The Debut Sessions
Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations,
Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of
the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad
Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or,
Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance
de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues
carrières de qualité, dans ce XXe siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique
surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre
beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des
artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à
nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et
d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais
souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en
1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il
est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et
qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus
jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des
champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le
regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se
souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label
Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry
Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste
d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans
ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol
propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui
sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad
Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound
réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes
musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si
on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le
livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de
Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de
plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis
s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne
l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la
manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi
Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to
Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend
dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui
l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique
(«Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de
pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette
réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend
marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa
sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans
la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa
dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait
ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment
cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don
Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en
quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette
rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y
incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des
baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans
ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque.
Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font
merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de
telles raretés.
|
Keith Loftis
Original State
Oak Cliff, Premonition, Fall's Beauty, Brigitte's Smile, The
Intangible, Smoke & Mirrors, Wifi Addiction, For The Love of You, Weaver of
Dreams
Keith Loftis (ss, ts), John Chin (p), Eric Wheeler (b), Willie
Jones III (dm)
Enregistré le 12 juillet 2018, New York City
Durée: 1h 11’ 13”
Long Tong Music 002 (www.keithloftis.com)
Même si les notes de livret et le texte de promotion ne le disent
pas, ce beau disque est directement inspiré par la musique de John Coltrane,
celle qui chez Prestige en particulier explorait les ballades avec déjà cette
manière si particulière de faire des arpèges au saxophone ou de tenir la note
sans vibrato et avec beaucoup de douceur et d’intensité.
Nul doute que Keith Loftis en a lui-même une pleine conscience,
car son «Weaver of Dreams», immortalisé par son grand devancier (1959, Cannonball and Coltrane, Mercury), est
non seulement une évocation de l’original, mais elle se termine par une
révérence explicite sous la forme de cette fameuse harmonique en double note
qui reste la signature de John Coltrane.
Ce n’est pas la seule influence sur le plan musical, mais il
y a dans la musique de Keith Loftis qui compose six des neuf thèmes, une
volonté certaine de se rattacher à ce courant soulful et intense du jazz post
bop. Il possède une belle sonorité et sa façon de s’attarder sur le temps pour
apporter les inflexions de ténor et plus d’expression en font un lyrique dans
la tradition du jazz de culture.
Né en 1971, il a sensiblement le même âge que le regretté
Roy Hargrove avec lequel il partage l’origine texane, puisqu’il est né à
Dallas, et avec qui il a étudié à la Booker T. Washington High School of the
Visual and Performing Arts; Keith et Roy étaient condisciples. Keith a eu par
la suite un beau parcours, puisqu’il a accompagné entre autres Benny Carter,
Cedar Walton, Frank Foster, Alvin Batiste, Clark Terry, Ray Charles, Abdullah
Ibrahim, Michael Carvin, et bien sûr Roy Hargrove, cela explique sans doute
l’authenticité de son expression et ses belles qualités d’instrumentiste.
Mais là ne s’arrêtent pas les curiosités de Keith, puisqu’il
a joué pendant 13 ans au Carlyle Hotel aux côtés de Chris Gillespie (p, voc), et il est aussi investi dans la musique de
film (Black Out de Jerry LaMothe, sur
la grande panne d’électricité de 2003 à Brooklyn). Il participe avec la
chanteuse et éducatrice Ruth Naomi Floy à The
Frederick Douglass Jazz Works comme aux projets de Chris McBride, projets
qui replacent le jazz au cœur de l’histoire sociale américaine et de l’histoire
afro-américaine particulièrement.
Tout cela pour apprécier ce qui fait le fonds culturel d’un
artiste de jazz et qui nous vaut cette belle œuvre où il est magnifiquement
entouré par John Chin (le pianiste né à Séoul en 1976, Corée), Eric Wheeler (le
bassiste né à Washington, DC, en 1980) et l’essentiel Willie Jones III (dm)
qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°669).
On pourrait penser que ce disque est un classique tant il possède les codes de
cette expression et qu’il est précis dans ses références.
Le livret nous apprend que l’année 2018 où est enregistré
ce disque n’est pas simple pour Keith Loftis qui a perdu son père, et on suppose
que cette précision doit avoir sa part dans la profondeur de ce disque. Elle ne
s’est pas non plus bien terminée, puisque Roy Hargrove, l’ami de jeunesse, a
disparu en novembre. Mais l’année 2018 a laissé cet enregistrement de qualité,
sur ce qui semble le label de Keith Loftis.
Du jazz contemporain qui swingue, sur fond de blues et de
spiritual, on en a particulièrement besoin en nos temps sans mémoire.
|
Philip Catherine
75: Live at Flagey
Letter From My Mother, Hello George, Seven Teas, So in
Love, Smile, Bluesette, Piano Groove, You Don’t Know What Love is, We’ll Find a
Way, Grand Nicolas, Nineteen Seventy Fourths, Mare di Notte, Dance for Victor
Part 1 & 2
Philip Catherine (g), Nicola Andrioli (p, kb), Bert
van den Brink (p), Bert Joris (tp), Philippe Aerts (b), Nicolas Fiszman (eb,
g), Antoine Pierre (dm), Gerry Brown (dm), Isabelle Catherine (voc)
Durée: 1h 18’
Enregistré le 3 novembre
2017, Bruxelles
Outnote Records 636 (https://outhere-music.com/Outhere)
Etrange ou
opportun? Cet enregistrement live à Flagey à l’occasion du 75e anniversaire de
Philip Catherine est publié pour ses 80 ans (27 octobre 2022). Quand on connait
le souci de l’auteur de nous laisser des témoignages de qualité, on comprend
mieux l’hésitante attente. Est-ce à dire que cette galette-souvenir ne présente
aucun intérêt? Que nenni! Il faut aborder l’écoute comme un reportage où la
célébration prime sur la reproduction sonore (ambiance caverneuse, mixages
approximatifs ou saturés sur «Letter From My Mother»). Pour célébrer son 75e,
Philip Catherine avait invité quelques amis et choisi un line-up étonnant avec
deux pianos, deux basses et deux batteries: une expérience qu’il a renouvelé en 2022. Voici donc le reflet de cette audace avec ses instants de grâce, mais
aussi ses racolages à force d’intros libres, de breaks, de chases, de tempos appuyés…
Discret, Bert
Joris sonne en fond de scène comme s’il était gêné d’avoir été choisi («Piano
Groove»). Cette présence legato, le guitariste l’avait déjà développée dans
quelques enregistrements avec Tom Harrell. Sur «Hello George», les deux pianistes
rivalisent en créativité; Bert van den Brink s’élance, puissant, monkien;
Nicola Andrioli répond, plus léger, luxuriant; suivent des chases intéressants qui précèdent un solo remarquable de Philippe
Aerts et les 4/4 autoritaires du jeune Antoine Pierre. Avec «Seven Teas» on
retrouve l’écriture fine et les belles harmonies qui font la signature de
Philip Catherine. C’est sur ce troisième thème en vagues montantes et descendantes qu’il lance les deux batteurs et les deux bassistes. Joli solo de
Nicola Andrioli ponctué une octave en-dessous par son confrère hollandais. Les mélodies
riches de Cole Porter sont appréciées par le guitariste belge («So in Love»). Comment ne
pas jouer «Smile» à la suite? Après un clin d’œil à Toots Thielemans
(«Bluesette»), «Piano Groove» est envoyé fast
tempo par Philippe Aerts ouvrant, après un solo du trompettiste sur les chases inspirés des pianistes, un
nouveau solo impérial d’Aerts et les 4/4 qu’affectionne Antoine Pierre. Avec «You Don’t
Know What Love is», Philip introduit sa fille Isabelle avec sa voix fluette, à
la limite du décrochage. Chet’s Mood? Bert Joris, à la trompette bouchée, colorie
joliment le velouté de la chanteuse. Changement de registre avec
l’accompagnement shuffle de Gerry
Brown et la guitare basse de Nicolas Fiszman sur «We’ll Find a Way».
Accompagnements qui arrivent en contraste de la guitare réverbérée et des
vagues de Nicola Andrioli aux claviers. «Grand Nicolas» ne m’apparaît pas
indispensable, pas plus que «Nineteen Seventy Fourths» de John Lee qui nous ramène
à la décennie jazz-rock. Avant de
conclure, on revient avec bonheur sur la formule quartet (g, p, b, dm) avec
«Mare di Notte»: une composition de Nicola Andrioli, sorte d’image des
clapotis bleus. En codas: deux
lectures du thème-signature de Philip
Catherine: «Dance for Victor» avec featuring de Bert Joris (partie 1) et mise en
avant de tous les partenaires (partie 2). Résultat de la carte blanche offerte par Flagey à Philip Catherine: quatorze photographies de
soixante ans de musiques partagées, de complicités et d’hommages. Il faut vivre
cette écoute avec les oreilles du spectateur
.
|
Brandon Goldberg featuring Ralph Peterson
In Good Time
Authority, Circles, Time, Nefertiti, Monk's Dream, Stella By
Starlight, El Procrastinador,
Someone to Watch Over Me, Ninety-Six, Send in the Clowns*
Brandon Goldberg (p), Ralph Peterson (dm), Josh Evans (tp),
Antoine Drye (tp)*, Stacy Dillard (ss, ts), Luques Curtis (b)
Enregistré les 20-22 novembre 2020, Astoria, NY
Durée: 1h 06’ 40”
Brandon Goldberg Music BSG 1002 (www.brandongoldbergpiano.com)
Le miracle du jazz continue d’opérer quand on écoute ce type
d’enregistrement, aussi accompli, qui a pour leader un pianiste d’une quinzaine
d’années (en 2020), secondé par des musiciens déjà confirmés, dont le regretté
et magnifique Ralph Peterson à qui est dédié ce disque. Il y a encore et entre
autres Josh Evans, trompettiste de talent (cf. Jazz Hot n°677),
et un très bon Stacy Dillard aux saxophones qui a déjà enregistré en leader
quatre albums –à notre connaissance– pour Criss Cross Jazz et Smalls Records en
particulier, avec Orrin Evans, Donald Edwards parmi d’autres.
Le leader qui a fait son premier enregistrement (Let’s Play) à 12 ans avec rien moins que
Ben Wolfe (b) et Donald Edwards (dm), est certainement un surdoué, mais si l’on
se fie à cet enregistrement, c’est aussi un curieux, un savant, épris de jazz,
qu’il a étudié et qu’il respecte car rien ne tourne à la démonstration dans ce disque.
Tout est dans l’esprit des aînés sans volonté d’imposer son nom ou sa présence,
si ce n’est qu’il en est (aussi) le producteur avec comme associé Ralph
Peterson, qui introduit cet enregistrement par quelques mots, et qui n’est sans
doute pas pour rien dans cette réalisation et dans le chemin choisi par Brandon
Goldberg. Brandon est enfin l’auteur original («El Procrastinador») de
quatre des neuf thèmes de cet enregistrement, le reste étant des standards ou
des compositions du jazz («Nefertiti» de Wayne Shorter, «Monk’s Dream»…).
Nous avons affaire à un phénomène, n’en doutons pas sur le
plan de la précocité, à un virtuose sur le plan instrumental, mais après tout
il suffit d’écouter pour apprécier de la bonne musique de jazz qui en met en
valeur toutes les caractéristiques (swing, blues, originalité comme «Stella by
Starlight», poésie…), et de se dire que la maturité n’attend pas le nombre des
années; c’est parfois une acquisition qui se manifeste dès les premiers mois après
la naissance. Au piano, c’est un vrai régal («Monk’s Dream»), et si on
peut déjà parler de miracle, on pourra
parler de révélation s’il poursuit son chemin avec un tel respect de la musique
de jazz et autant d’originalité. Le jazz n’a pas fini de nous surprendre, c’est
la force d’un art dont les racines sont si profondes que même le totalitarisme normalisateur de la société post-covid qui s’installe n’a pas encore réussi à en brûler les
racines. Brandon Goldberg pourrait bien mériter un jour son nom en termes
artistiques, et c’est tout ce que nous souhaitons pour le jazz. Signalons enfin que Josh Evans, Stacy Dillard apportent à
cet enregistrement tout leur engagement, et que la section rythmique est à la
fête avec en particulier un Ralph Peterson fondamental!
Le disque se conclut sur un duo intense piano-trompette avec
Antoine Drye sur un thème de Stephen Sondheim. Le livret nous apprend à propos
de ce thème que le pianiste Benny Green est aussi pour
ce jeune homme non seulement une inspiration mais un guide en jazz. Il y a
parfois des miracles qui trouvent leurs explications.
|
Carlos Henriquez
The South Bronx Story
The South Bronx Story, Hydrants Love All, Boro of Fire, Moses on
the Cross, Momma Lorraine, Soy Humano, Black (Benji), Guajeo De Papi, Fort
Apache, Hip Hop Con Clave,
Carlos Henriquez (b, coro, guiro, rec), Terell Stafford (tp),
Michael Rodriguez (tp), Marshall Gilkes (tb), Jeremy Bosch (fl, voc, coro),
Melissa Aldana (ts), Robert Rodriguez (p, ep), Obed Calvaire (dm), Anthony
Almonte (cga, coro)
Date et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée: 1h 03’
Tiger Turn 4164275228 (www.carloshenriquezmusic.com)
Dirigé et produit par Carlos Henriquez, contrebassiste connu dans le jazz pour sa participation depuis plus de vingt ans au Jazz at Lincoln
Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis, cet enregistrement propose une suite
musicale, dans l’esprit ellingtonien, évoquant le quartier de son enfance, le
South Bronx, peuplé par la communauté d’origine portoricaine. Il est presque inutile de préciser que cette belle
composition en plusieurs tableaux mêle la tradition latine au jazz avec un
savoir-faire et un naturel qui s’expliquent par son appartenance à ce quartier de
New York, par ses origines portoricaines qui lui ont permis de grandir en
écoutant Eddie Palmieri, Tito Puente, Celia Cruz et tant d’artistes de la
musique latine, et par son implication dans le jazz depuis de nombreuses années. C’est le troisième enregistrement en leader du bassiste, et
il fait suite à un précédent consacré à la rencontre de Dizzy Gillespie et de
la musique afro-cubaine (Dizzy con Clave).
Les arrangements pour ce nonet respectent bien sûr les codes
de la musique latine mais portent aussi la griffe du gardien du rythme du Jazz
at Lincoln Center Orchestra, et bien sûr tout en racontant l’histoire de son
quartier avec son accent latin, Carlos Henriquez n’en utilise pas moins les
ressources du jazz comme par exemple dans «Black» où il récite cette histoire.
On pourrait penser, pour changer un peu, que dans son œuvre de musique latine,
Carlos Henriquez utilise la couleur jazz. En fait, la nature même de la
composition tire plutôt l’ensemble vers le jazz, et finalement la couleur est
plutôt latine comme on peut le constater dans «Guajeo De Papi» ou dans
l’hommage au célèbre ensemble-collectif «Fort Apache» de Jerry Gonzalez.
C’est donc pleinement une œuvre de jazz car Carlos Henriquez a choisi ici de
raconter son histoire, celle de son enfance avec les moyens du jazz, de
s’adresser à l’ensemble des Américains dans le langage qui lui est propre sur
le plan artistique, le jazz, même si par moment, il retourne à ses racines
musicales avec une nostalgie certaine et une véritable fierté car il sait tout
ce qu’il doit à cet environnement populaire des rues du South Bronx («Hip Hop
con Clave»). La synthèse entre ces mondes est comme une marque de fabrique, et
Wynton Marsalis, qui possède aussi quelques-unes de ces racines dans son
héritage néo-orléanais, n’est pas le dernier à utiliser cette couleur dans ses
univers, et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi Carlos Henriquez pour en
faire l’une des bases de son orchestre.
Cette fresque a été jouée pour la première fois à Jazz at
Lincoln Center en 2018 et a reçu un très bon accueil. Si l’orchestre comprend
des musiciens latins de l’univers d’origine de Carlos Henriquez, on remarque
également la présence de Terell Stafford (cf.
Jazz Hot n°563) et
Obed Calvaire, membres du JLCO, de Melissa Aldana, la saxophoniste ténor
d’origine chilienne, installée à New York depuis 2005, fille et petite-fille de
saxophonistes, qui est la première femme à avoir gagné le concours Thelonious
Monk; on note aussi la présence de Marshall Gilkes, un tromboniste qui a fait
le bonheur de nombreux big bands (Maria Schneider, Vanguard Jazz Orchestra…)
mais aussi d’ensembles de musique latine ou latin-jazz (Machito, Chico
O’Farrill, Giovanni Hidalgo…). Le disque de Carlos Henriquez a évidemment un
caractère autobiographique et c’est ce qui fait son authenticité, au-delà de sa
bonne réalisation.
|
Claude Tissendier
Duke for Ever
Take the "A" Train, Rockin’ in Rhythm, On a Turquoise Cloud,
Happy Go Lucky Local, Solitude, Morning Glory, U.M.M.G., Isfahan, Azure, Goin’
Up, Prelude to a Kiss, Smada, Transblucency, Sepia Panorama, I’m Checkin’ Out –
Goombye
Claude Tissendier (as, cl, arr), Philippe Chagne (bar, bcl),
Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm), Laurence Allison (voc)
Enregistré les 24-25 janvier 2022, Ivry-sur-Seine (94)
Durée: 55’ 52’’
Camille Productions MS042022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
La musique de Duke Ellington est une richesse inépuisable
ouvrant de multiples possibilités de relectures dont celle proposée ici par Claude Tissendier dont le talent d'arrangeur donne à entendre une orchestration inhabituelle: un duos d’anches combinant, selon les
morceaux, sax alto, baryton, clarinette et clarinette basse, accompagnés par
une rythmique sans piano, auxquels se rajoute une voix utilisée comme un
troisième instrument soliste. Un travail qui se situe dans lignée de son fameux
Saxomania, dont le dernier opus, New Saxomania, proposait
une configuration comparable. On retrouve d’ailleurs ici les partenaires
habituels de Claude Tissendier: l’excellent Philippe Chagne, la solide
rythmique tenue par Jean-Pierre Rebillard et Alain Chaudron qui imprime swing
et énergie (un régal sur «Smada»), ainsi que la chanteuse Laurence Allison qui
intervient sur la plupart des titres dont le choix s'équilibre entre thèmes les thèmes les plus célèbres du partenariat Duke Ellington/Billy Strayhorn et d'autres moins joués.
Le contraste de registre, alto/baryton sur «Take the "A"
Train», clarinette/baryton sur «Rockin’ in Rhythm» ou clarinette/clarinette
basse sur «On a Turquoise Cloud», sur lequel se superpose la voix claire de Laurence
Allison, donne davantage d’ampleur au quintet –qui de ce fait donne l'impression d'une formation plus étoffée–, de relief à l’interprétation et remplit sur le plan harmonique l’espace habituellement occupé par le piano. La sobriété de ces arrangements met superbement en valeur la
perfection mélodique ellingtonienne, comme sur «Solitude» où Laurence Allison
expose le thème avec le soutien nuancé des deux clarinettes et des balais d’Alain
Chaudron. De même, le beau dialogue entre l’alto et le baryton sur «Isfahan», ainsi que
«Morning Glory» où raisonnent les mesures profondes de Jean-Pierre Rebillard, mettent en avant les remarquables qualités d’expression de
Claude Tissendier et Philippe Chagne.
Une évocation du Duke qui démontre de nouveau le caractère particulier du jazz où chacun peut puiser, chercher, formuler de nouvelles propositions qui viennent enrichir son corpus où d'autres viendront puiser à leur tour. Un savoir-faire à l'ancienne où le patrimoine, loin d'être remplacé, est le matériau même de l'imagination.
|
Wayne Escoffery
The Humble Warrior
Chain Gang, Kyrie, Sanctus*°, Benedictus*°+, Sanctus
(Reprise)*°, The Humble Warrior*, Quarter Moon, Undefined, AKA Reggie, Back to
Square One
Wayne Escoffery (ts, ss), David Kikoski (p), Ugonna Okegwo
(b), Ralph Peterson, Jr. (dm)
+ Randy Brecker (tp)*, David Gilmore (g)°, Vaughn
Escoffery (voc)+
Enregistré le 18 novembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 03’ 06’’
Smoke Sessions Records 2002 (www.smokesessionsrecords.com/www.uvmdistribution.com)
Black Art Jazz Collective
Ascension
Ascension, Mr. Willis, Involuntary Servitude, Twin Towers,
No Words Needed, Tulsa, Iron Man, For the Kids, Birdie’s Bounce
Wayne Escoffery (ts), Jeremy Pelt (tp), James Burton III (tb),
Victor Gould (p), Rashaan
Carter (b), Mark Whitfield Jr. (dm)
Enregistré le 11 janvier 2020, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 48’ 03’’
HighNote 7329 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
La récente interview de Wayne
Escoffey est l’occasion de mettre en lumière ses deux derniers enregistrements,
réalisés avant la crise du covid, l’un avec son quartet, The Humble Warrior, et l’autre, Ascension,
avec le Black Art Jazz Collective qu’il codirige avec Jeremy Pelt. Deux œuvres
d’une véritable profondeur et d’un niveau musical exceptionnel qui ont en commun de souligner l'attachement de ses protagonistes aux racines et à la filiation avec les grands aînés.
The Humble Warrior nous permet d’entendre le quartet «all-stars» de Wayne Escoffery: David Kikoski, Ugonna Okegwo et le regretté Ralph Peterson, Jr. disparu en 2021. Se
sont joints à eux deux invités appartenant à cette même dimension: Randy
Brecker et David Gilmore. Les plages 2 à 5 sont tirées de la Missa Brevis du compositeur britannique
Benjamin Britten (1913-1976). Une référence à l’enfance londonienne du jeune
Wayne et à son arrivée, à 11 ans, à New Heaven, CT, où il a intégré le Trinity
Boys Choir, une vénérable institution de l’Eglise anglicane américaine (très
différente des chorales gospel des églises afro-américaines). Cette messe n’est
pas qu’un souvenir musical, elle évoque aussi la difficulté de porter une
différence dans un milieu social très homogène: «Quand j’étais dans la chorale, j’étais l’un des deux enfants de
couleur (…). Je suis également allé dans un collège privé, donc ces deux
environnements m’ont poussé dans une situation où j’étais vraiment sous le
microscope, à bien des égards.» confie Wayne Escoffery dans le livret. De
même, la personnalité singulière de Benjamin Britten a probablement pesé sur le
choix de cette messe sur laquelle Wayne Escoffery a réalisé un important travail
d’arrangement en reprenant ses principaux mouvements. Sur le «Kyrie», son sax
coltranien, porté par le drumming incantatoire de Ralph Peterson et les
harmonies dépouillées de David Kikoski, exprime une ardente spiritualité,
enracinée dans le jazz, d’abord au ténor puis au soprano. Le «Sanctus» démarre
avec la trompette aux résonances liturgiques de Randy Brecker, toujours avec
le soutien solide de Ralph Peterson, et l’accompagnement délicat de David
Gilmore, avant que David Kikoski et Wayne Escoffery n'emmènent le groupe vers un
jazz post-coltranien. Le propre fils de Wayne, Vaughn, 11 ans à l’époque de
l’enregistrement, pose sa voix d’angelot sur le «Benedictus», comme un effet
miroir de la biographie de Wayne. Cette séquence de musique religieuse, qui accole musique classique et jazz, est introduite par un original de
Wayne Escoffery, «Chain Gang», le tout formant un ensemble à part du reste de
l’album. Ce morceau, qui débute par un solo de ténor, est inspiré par une work
song, «I Be So Glad When the Sun Goes Down», que chantaient les prisonniers du
pénitencier de Parchman Farm, MS et enregistré en 1959 par Alan Lomax, l’année
même où Benjamin Britten a composé sa Missa
Brevis.
La seconde partie du disque, tournée vers la célébration des maîtres, débute avec le titre éponyme, «The Humble
Warrior», une ballade mélancolique du leader qui rend hommage aux «humbles combattants» du jazz disparus entre 2018 et 2019: Roy Hargrove, Harold Mabern, Richard
Wyands, Larry Willis, ainsi qu’à James Williams par une certaine proximité mélodique
avec son titre «Alter Ego». Le dialogue Wayne Escoffery/Randy
Brecker est d’une saisissante expressivité. Autre Master consacré par Wayne
Esoffery, George Cables, dont la composition «AKA Reggie» est reprise. En
outre, Ugonna Okegwo a apporté une autre ballade, «Undefined», tandis que David Kikoski est l'auteur du dynamique «Back to Square
One» qui clôt l’album avec une très swinguante convocation de Joe Henderson où Wayne Escoffery affiche puissance et virtuosité.
Autre all-stars, le Black Art Jazz Collective propose avec Ascension un
répertoire bop de haut-vol, entièrement original, à l’exception d’une
composition de Jackie McLean, «Twin Towers», sans lien avec le 11-Septembre
puisque ce morceau a été écrit dans les années 1990 pour ses étudiants de la Hartt School (Hartford, CT). Ces titres sont principalement soit des tributes aux maîtres, soit des rappels à la Mémoire. Larry Willis
est ici de nouveau honoré avec «Mr. Willis» de James Burton III qui y fait une
intervention pleine de sensibilité. Le tromboniste (la quarantaine) est, à
l’instar de Wayne Escoffery, un ancien élève de la Hartt School, puis de la
Juilliard School où il enseigne aujourd’hui. Il est passé par les big bands les
plus prestigieux, ceux de Ray Charles, Jazz at Lincoln Center, Lionel
Hampton, Roy Hargrove et Count Basie Orchestra. Sensiblement du
même âge, Victor Gould a dédié son «Iron Man» bien évidemment à Harold Mabern
(Eric Alexander avait écrit pour lui un morceau du même nom, mais sans parenté mélodique, «The Iron Man»). Il a démarré sa carrière avec Donald Harrison, Wallace Roney,
Branford Marsalis, Ralph Peterson, Jr., parmi d’autres. Son beau jeu percussif, qui
fait également mouche au Fender («For the Kids» de Jeremy Pelt), est en
parfaite osmose avec la section rythmique complétée par Rashaan Carter (1986)
et Mark Whitfield, Jr. (1990). Formé auprès de Buster Williams, Reggie Workman et
Ron Carter, le robuste bassiste a notamment accompagné Wallace Roney, Sonny
Simmons, Marc Cary et David Murray. Le batteur, fils du guitariste Mark
Whitfield, a tenu les
baguettes pour Kenny Garrett, Sean Jones, Charnett Moffett ainsi que Chico
Freeman. Il a remplacé Ralph Peterson, Jr. qui nous a quittés dans le quartet
de Wayne Escoffery (cf. interview).
«Involuntary Servitude» de Wayne Escoffery se
rapporte au 13e amendement de la Constitution américaine qui a aboli
l’esclavage en 1865 (long solo, très mélodique, de Rashaan Carter). Sur «Tulsa»
de James Burton III –qui évoque le massacre raciste de 1921– la
pulsation nerveuse de Mark Whitfield Jr. apporte encore davantage de relief à
la section de soufflants. Enfin, le titre éponyme, «Ascension» de Victor Gould,
qui ouvre l’album, met en avant les deux coleaders, avec Jeremy Pelt plein de maestria et Wayne Escoffery volubile, sur un superbe nappage
pianistique. Ascension est une célébration du jazz pleine de swing et de couleurs, magnifiée par une front-line de soufflants et une section rythmique au jeu intense, se revendiquant avec raison d'Art Blakey.
Ces disques comptent parmi les indispensables de ce que nous écoutons actuellement,
chacun avec ses nuances stylistiques post-bop, portés par des messagers qui prolongent le jazz de culture jusqu'en ce début de XXIe siècle, honorant ainsi cette histoire humaine et artistique de transmission entre les générations qu'on appelle «le jazz».
|
Jesper Thilo Quartet
Swing Is the Thing
Just Friends, I'll Never Be the Same, I Want to Be Happy, I
Can't Get Started, Det Var En Lørdag Aften/It Happened One Saturday Night,
Woody ‘n’ You, Broadway, Nature Boy*, Rosetta, Embraceable You, Swinging Til
The Girls Come Home, Splanky
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm) + Rebecca Thilo Farholt (voc)*
Enregistré les 23-24-25 octobre 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 04’ 48’’
Stunt Records 19142 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Jesper Thilo Quartet
80: Live at JazzCup
Oh Gee!, Body and Soul, Just Friends, If I Had You, Blue 'n'
Boogie, Sweets to the Sweet, Tenderly, I Remember April, Memories of You,
Like Someone in Love, Stardust, Lester Leaps In/Montmartre Blues
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm)
Enregistré les 4-5 février 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 16’ 09’’
Stunt Records 22062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Jesper Thilo est une figure de la scène jazz danoise. Né à Copenhague
le 28 novembre 1941, d’une mère actrice-pianiste et d’un père architecte, il
débute à la clarinette à l’âge de 11 ans et, de 14 à 19 ans, joue (aussi du
trombone) dans diverses formations de jazz traditionnel. Bien que déterminé à
devenir musicien de jazz professionnel, il étudie la clarinette classique à
l’Académie danoise royale de musique tout en intégrant, de 1960 à 1964 puis de
1967 à 1974, l’orchestre d’Arnved Meyer (tp, 1927-2007) qui fut le fondateur et
l’animateur d’une institution indépendante au rôle central dans la vie jazzique
danoise, le Danish Jazz Center (1971-1997). C’est d’ailleurs lui qui convainc
Jesper Thilo de passer au saxophone et lui donne l’occasion d’accompagner ceux
qui seront ses deux modèles sur cet instrument: Ben Webster et Coleman Hawkins
desquels il s'inspire pour sa sonorité ronde et puissante. Benny Carter, Harry Edison et
Roy Eldridge compteront également parmi les grands guests de l'Arnved Meyer Orchestra durant cette période au cours de
laquelle Jesper Thilo développe aussi une carrière personnelle, cofondant en
1965 un quintet avec Torolf
Mølgaard (tb, 1939) et Bjarne Rostvold (dm, 1934-1989). De 1966 à 1989, il est
également membre du DR Big Band (Danish Radio Big Band), notamment sous la
direction de Thad Jones (tp, 1923-1986),
entre 1977 et 1978, lequel finira ses jours à Copenhague. Dans les années 1980,
on entend également Jesper Thilo aux côtés d’ Ernie Wilkins (s, 1922-1999) –autre
musicien américain qui a passé ses dernières années au Danemark–, de Will Bill
Davidson (cnt, 1906-1989) et de Niels Jørgen Steen (p, 1939), un ancien «collègue»
de chez Arnved Meyer. Depuis, Jesper Thilo se consacre
principalement à ses propres formations et continue de bâtir une solide
discographie rythmée par des rencontres prestigieuses avec Kenny Drew ( Swingin' Friends, Storyville, 1980),
Clark Terry ( Tribute to Frog,
Storyville, 1980), Harry Edison ( Jesper
Thilo Quintet Featuring Harry Edison, Storyville, 1986), Al Grey ( Al Grey & Jesper Thilo Quintet,
Storyville, 1986), Sir Roland Hanna ( This
Time It's Real, Storyville, 1987), Hank Jones ( Jesper Thilo Quintet Feat. Hank Jones, Storyville, 1991), Tommy
Flanagan ( Flanagan's Shenanigans,
Storyville, 1993), Johnny Griffin ( Johnny
Griffin and the Great Danes, Stunt, 1996), Alvin Queen ( This Is Uncle Al, Music Mecca, 2001),
Ken Peplowski ( Happy Together, Nagel
Heyer, 2002) ou encore Scott Hamilton ( Scott
Hamilton Meets Jesper Thilo, Stunt, 2011).
Sur ces deux albums, Jesper Thilo se produit
avec son quartet habituel, doté d'une bonne rythmique. Le pianiste Søren
Kristiansen (1962) s’inscrit dans la tradition d'Oscar Peterson et vient d’ailleurs
de sortir un album intitulé The Touch:
Plays the Music of OP & NHØP (Storyville). Outre Jesper Thilo, il accompagne
depuis de longues années une autre grande personnalité de la scène danoise, Jørgen
Svare (cl, 1935) et a également eu l’occasion de jouer avec des
légendes telles qu’Harry Sweets Edison, Al Grey, Clark Terry, James Moody et Art
Farmer. Le bassiste suédois Daniel Franck (43 ans), installé au Danemark depuis
1997, a à son actif une consistante discographie en sideman et a cumulé les
collaborations de dimension internationale: Joey Calderazzo, Kenny Werner, Kirk
Lightsey, Jonathan Blake, Benny Golson, Scott Hamilton, Kurt Elling, Tootie
Heath, Eric Alexander… Son frère, Tomas, est saxophoniste ténor. Enfin, le
batteur Frands Rifbjerg (1964) a étudié au Kongelige Danske Music Conservatory
avec Thad Jones et poursuivi sa formation à New York. Il a notamment accompagné
Clark Terry, Horace Parlan et Phil Woods. Au vu du parcours des protagonistes, les conditions étaient
largement remplies pour donner deux très bons enregistrements, d'autant que le répertoire joué, pour l’essentiel des standards, est irréprochable.
Swing Is the
Thing a été enregistré en 2019 au studio The Village Recording de
Copenhague. Il débute sur une superbe version de «Just Friends», introduit par
les roulements de batterie du subtil Frands Rifbjerg qui maintient la pulsation swing de bout en bout de l'album. Jesper Thilo expose le thème
avec une magnifique fluidité. Le
langage parlé ici est indéniablement celui du jazz de culture, tel que les grands
musiciens européens sont capables de le porter, avec engagement, swing et vitalité.
Outre le dialogue particulièrement dynamique entre le ténor et la batterie sur
ce premier titre, on peut également apprécier le jeu très aéré de Søren Kristiansen
qui donne lieu à de belles interventions, notamment sur «I'll Never Be the Same»
qui compte un chorus mettant en valeur la sonorité charnue et tout en reliefs de Daniel Franck. Le reste
du disque est du même tonneau, y compris lorsque le quartet donne à entendre
une version jazzée d'un classique de la chanson danoise, «Det Var En Lørdag Aften
(It Happened One Saturday Night)» qu’on pourrait attribuer sans peine à Cole
Porter! Le titre «Nature Boy», propose une émouvante interprétation
livrée par Jesper Thilo à la clarinette, avec sa fille, Rebecca Thilo Farholt, invitée sur ce morceau.
80: Live at JazzCup est le souvenir discographique des concerts donnés pour les 80 ans de Jesper
Thilo au club JazzCup. On y retrouve les mêmes qualités que sur le disque précédent, avec un Jesper Thilo d'une remarquable intensité dans l'expression, soutenu avec énergie par sa section rythmique, tout aussi convaincante dans ses prises de parole en solo. Ici la chaleur du live ajoute encore au plaisir de la musique, servie avec maestria, d’un suave «Body
and Soul» jusqu’au blues fiévreux de «Blue 'n' Boogie» et «Montmartre
Blues» qui clôt l’album. On y trouve aussi une autre version de «Just Friends» avec un supplément d'âme dû à la scène.
Jesper Thilo est l’un des
grands du jazz en Europe et nous rappelle l'enracinement de la scène jazz en Scandinavie. Il ne faut pas se priver d’en découvrir la richesse.
|
Randy Napoleon
Rust Belt Roots
S.O.S.*, When They Go°, Grant's Tune*,
The Man Who Sells Flowers°, Beaux Arts*, Jean De Fleur°, Sunday Mornin'°,
Doujie°, The Tender Gender°, The Presence of Fire°, Listen to the Dawn*,
Lyresto°, Wes Like°, The Man Who Sells Flowers
Randy Napoleon (g), Xavier Davis*, Rick
Roe° (p), Rodney Whitaker*, Paul Keller° (b), Quincy Davis*, Sean Dobbin° (dm)
Enregistré les 28 mai et 3 juillet 2018,
Ann Arbor, MI
Durée: 1h 15’ 32’’
OA2 Records 22193 (www.originarts.com)
Nous avons découvert Randy Napoleon à
l’occasion de l’hommage que Jazz Hota rendu à Freddy Cole lors de sa disparition en juin 2020.
Né
en 1978 à Brooklyn, NYC, Randy a grandi à Ann Arbor, MI (à proximité de Detroit),
et fait ses premiers pas sur scène au sein du Ann Arbor Pioneer High School
dirigé par Louis Smith. D’autres musiciens de la région ont également
contribué à le former et à lui permettre de forger son identité musicale. En 1999, Randy
Napoleon s’établit à New York et commence à tourner avec Benny Green
(2000-2001), le Clayton-Hamilton Orchestra (2003-2004) et Michael Bublé
(2004-2007). Dans la foulée, il démarre sa collaboration avec Freddy Cole
auquel il restera fidèle jusqu’à son décès. Depuis 2013, il est revenu vivre dans
le Michigan pour enseigner à l’université. Rust
Belt Roots (allusion à la «ceinture de rouille»: les Etats industriels des Grands Lacs en déclin) est son septième album sous son nom. Il y rend hommage à trois guitaristes
majeurs, tous originaires du Midwest: Wes Montgormery (Indianapolis, IN), Grant Green (St Louis, MO) et Kenny Burrell (Detroit, MI). Le répertoire choisi est majoritairement puisé
parmi leurs compositions (avec un titre de Buddy Montgomery (p,vib), le plus jeune frère de Wes), le reste provenant de bons originaux signés du
leader.
L’enregistrement de l’album s’est fait
en deux temps, avec deux rythmiques distinctes mais tenues par des musiciens
venant tous du Michigan. On connaît Xavier Davis en particulier pour sa
participation au big band de Chris McBride et au Black Art Jazz Collective. Son
frère batteur, Quincy, a accompagné notamment Tom Harrell, Benny Green et Hank
Jones. Tandis que Rodney Whitaker était dans les groupes de Marcus Belgrave,
Terence Blanchard et Roy Hargrove. On retrouve ce premier ensemble sur le
morceau d’ouverture, le très dynamique «S.O.S.» (Wes Montgomery) que le
guitariste introduit avec une vélocité et des accents dans l'esprit du grand Wes. Le
groove de la section rythmique se manifeste également sur «Beaux Arts» (Buddy
Montgomery) avec un Randy Napoleon tout en subtilité et élégance comme sur «Listen
to the Dawn» (Kenny Burrell).
La seconde équipe est constituée de deux
figures de la scène jazz du Michigan, parmi celles qui ont accompagné les débuts du jeune Randy Napoleon: le pianiste Rick Roe enseigne depuis plus de trente ans à l'université et en cours privés, tandis que Paul Keller, parmi d’autres
activités, dirige son propre big band tous les lundis à Ann Arbor depuis 1989. Tous
deux ont environ la soixantaine, et ils ont eu l’occasion de jouer avec des musiciens de dimension internationale,
à l’instar du batteur Sean Dobbins (1975),
qui se produit régulièrement avec ses Modern Jazz Messengers et son Organ
Quartet. Tout aussi swinguant, ce second quartet met en valeur plusieurs beaux thèmes: le pétillant «Doujie» (Wes Montgomery), l’intimiste «The
Tender Gender» (Kenny Burell) ou le réjouissant «Sunday Mornin'» (Grant
Green) avec un bon solo blues de Paul Keller. Randy Napoleon y déploie un jeu
imprégné de la tradition de la belle guitare de jazz, alliant une virtuosité certaine à l'indispensable couleur blues qui confirme le sous-titre du disque: «Plays Wes Montgomery, Grant Green & Kenny Burrell». On prend
également plaisir à écouter les titres de son cru, comme la jolie
ballade «The Man Who Sells Flowers», en solo à la fin du disque.
Entre énergie bop, swing et soulfullness, Randy
Napoleon porte avec ses complices un jazz in the tradition d'une belle facture.
|
Eddie Harris
Live at Fabrik Hamburg 1988
Blue Bossa, La Carnaval, Freedom Jazz Dance, Ice Cream,
Ambidextrous, Vexatious Progressions, Eddie Who?, Get on Down
Eddie Harris (tp, ts, p, voc), Darryl Thompson (g), Ray
Peterson (b),
Norman Fearrington (dm)
Enregistré le 24 janvier 1988, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 25” + 49’ 34”
Jazzline Classics/Fabrik/NDRkultur 77106
(www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
Les lieux du jazz en Allemagne de l’Ouest ont accueilli le
meilleur du jazz dans le courant des années 1970-80, et nous avons déjà chroniqué
certaines des productions –des nouveautés rafraîchissantes malgré leur âge– de
cette mémoire qui par bonheur a été enregistrée. Il faut croire que la ville de
Hambourg, un port, était propice au jazz, puisqu’en dehors de la Fabrik, le
club qui accueille cet enregistrement, il y avait une autre place forte du jazz,
Onkel Pö dont nous vous avons entretenus largement à propos de belles
rééditions pour James Booker, Louis Hayes et Junior Cook, Louisiana Red, Woody
Shaw, le Timeless All Stars avec Harold Land, Cedar Walton, Curtis Fuller,
Bobby Hutcherson, Buster Williams, Billy Higgins… (cf. notre index
disques). Ces tournées européennes permettant de découvrir la
génération du jazz qui avait été sacrifiée sur l’autel de la consommation de
masse à la fin des années 1960, ont également porté ces groupes d’un jazz de
culture, fier et puissant de sa mémoire, en France, en Italie, en Belgique et
Hollande.
Si ces artistes ont pu enregistrer des disques pour le label
du tourneur Wim Wigt, Timeless Records et de quelques autres indépendants, les
musiciens ont aujourd’hui disparu pour la plupart, et la mémoire de leurs prestations
en live sont plus souvent conservées
dans les souvenirs des amateurs survivants et dans les revues de jazz qui ont
rendu compte de ces concerts que sur la «cire» des enregistrements. Le son a
souvent disparu, et lorsqu’on a la chance, grâce à cette vague de rééditions
allemandes, de pouvoir retrouver des enregistrements en live de cette époque, on se rend compte de cette incroyable vie du
jazz de ces temps, de l’incroyable niveau artistique, de l’impensable
(aujourd’hui) adhésion du public, où des amateurs devenus très professionnels se
sont remontés les manches pour transmettre au public leur passion, ce qu’ils
avaient reçu de leurs aînés, et ont donné un second souffle au jazz qui avait
failli disparaître sous le rouleau compresseur des loisirs de
masse après 1965.
Des festivals et des clubs européens, se partageant l’année
(de l’automne au printemps pour les clubs, l’été pour les festivals), ont
vraiment fait renaître le jazz de ses cendres du début des années 1970 à la fin
des années 1990, avant que la musique en ligne et la nouvelle économie de
bourrage de crâne par écran n’assassine au XXIe siècle, le siècle du chaos, la
production discographique indépendante de jazz et que la consommation de masse
alliée à la politique de subventions ne vident le jazz des places qui portent
son étiquette au profit d’une «offre» commerciale, ludique, complaisante et
d’animation des foules. L’opération «covid pour tous», à caractère nazie, a
fini le travail de négation d’une culture qui avait traversé un siècle de
tempêtes grâce à son indépendance, par la force de conviction de ses artistes
née d’une histoire d’esclavage sublimée, et par celle de ses amateurs qui ont
essayé de la faire survivre.
Ce double disque d’un Eddie Harris, parfaite synthèse de la
musique afro-américaine qui a illuminé la planète, populaire et aimée des
publics, témoigne de ce temps, où l’art était encore un peu indépendant, et
pouvait réunir joyeusement mais sans complaisance des amateurs du monde entier,
en Europe et ailleurs. Il y a chez lui le magnifique son de saxophone, le jazz,
le swing, les racines, le blues, le rhythm and blues, le funk, le caractère hot de l’expression, de la danse, et le
plaisir de partager, toujours depuis ses enregistrements avec Les McCann à
Montreux de la fin des années 1960 qui
l’ont rendu si populaire, jusqu’à ces tournées à Hambourg, heureusement
immortalisées ici ou à Berlin au Jazz Club Quasimodo, la même année (Timeless
289). Eddie Harris, c’est la grande histoire d’un artiste populaire qui a ses
lettres de noblesse sur le mythique label Atlantic aux côtés de Ray Charles et
d’autres, qui n’a jamais sacrifié son expression au commerce malgré son succès
public, et qui est sans doute aujourd’hui un peu oublié, car il est mort avec
le siècle en 1996. L’élite qui détient la mission d’Etat de dire ce qui est
mémoire n’aime pas l’expression populaire.
Mais heureusement, le filet laisse parfois s’échapper
quelques perles. La Fabrik, qui accueille ce concert, une scierie à l’origine,
fut reprise en 1971 pour être convertie en lieu culturel, une utopie de ces
temps où la destruction du monde ouvrier, de son esprit, de sa force de résistance,
s’est cachée derrière le mirage d’un redéploiement vers la culture. Après un
incendie en 1977, le lieu a été repensé en cathédrale culturelle, et s’il a été
le lieu d’un bel événement du jazz en 1988 (et certainement d’autres, nous
espérons les voir réémerger du néant), on peut s’interroger sur ce qu’il s’y
passe de comparable aujourd’hui en 2022: en regardant le programme de cette
rentrée 2022 à l’occasion de cette chronique, il ne fait aucun doute que dans
trente-cinq ans on n'aura aucune envie parallèle de voir rééditer ce qui s’y
tient en 2022.
Cela dit, ne boudons pas cette pêche miraculeuse, avec un
Eddie Harris toujours aussi généreux, du classique «Blue Bossa» avec une belle
introduction a capella et une citation de John Coltrane, de la joyeuse et
iconoclaste «Freedom Jazz Dance», qui évoque Roland Kirk (Eddie Harris joue d’un
nombre incalculable d’instruments, parfois ensemble, chante, et quelle voix!),
un autre Kirk à l’unisson au clavier et au saxophone, un grand moment de free
jazz, toutes portes ouvertes –sans pédanterie: du grand art!–, à l’incantatoire
«Eddie Who?», un échange avec le public comme à l’église, une église baptiste
bien entendu.
Eddie Harris, un grand bluesman («Get on Down» avec un
Darryl Thompson qui remet Jimi Hendrix au centre du village du blues où est sa
place), vous entraîne dans les sphères les plus élevées d’un siècle de jazz sans
vous écraser de son savoir et de son talent pourtant immense!
Eddie Who? Si vous
voulez la réponse, il suffit d’écouter ces deux heures de vie incandescentes...
|
Frédéric Viale
Toots simplement
Bluesette, Scotch in the Rocks, Only Trust Your Heart, The
Dragon, Waltz for Sonny*, Cool and Easy*, For My Lady, Toots simplement*, What
a Wonderful World, Fundamental Frequency, Skylark, Bluesette (alt. take), Hard
to Say Goodbye
Frédéric Viale (melowtone), Andrea Pozza (p), Aldo Zunino
(b), Adam Pache (dm) + Emanuele Cisi (ts)*
Enregistré en avril 2021, Turin (Italie)
Durée: 1h 05’ 48’’
Diapason 008 (https://fredericviale.com)
Nous connaissions déjà (un peu) Frédéric Viale, 45 ans, repéré
dans de précédentes chroniques (Jazz Hot
n°635 et n°684) comme héritier
d’une tradition d’accordéonistes imprégnés par le jazz, de Tony Murena, qui
enregistra avec Django Reinhardt, au versatile Richard Galliano dont le père,
Lucien, fut son professeur (Richard Galliano et Frédéric Viale sont natifs de Cannes). Frédéric Viale nous revient avec un bel hommage au grand Toots
Thielemans, dont nous continuons de célébrer le centenaire en cette année 2022.
L’originalité de ce tribute est, qu’à
cette occasion, l’accordéoniste a troqué son «piano à bretelles» contre un
«melowtone», un nouvel instrument au nom ellingtonien conçu en 2020 par Philippe-Anatole
Tchumak, alias Anatole Tee, qui le définit comme un «harmonica à clavier
expressif» dans les notes du livret. Facteur de pianos et d’accordéons,
inconditionnel de Toots Thielemans, Anatole Tee a ainsi donné, au bout de dix
années de recherche, naissance à cet hybride entre l’accordéon (pour les
touches), le mélodica (pour l’embouchure) et l’harmonica (pour le son). Et il a
suffi d’une rencontre entre l’inventeur (de l'Hérault) et le musicien autour de leurs passions
communes pour l’accordéon et Toots Thielemans, pour que Frédéric Viale offre au
melowtone son baptême de l’air (jazz) avec ce Toots simplement.
Pour ce qui est du disque lui-même, le répertoire choisi est
irréprochable: essentiellement des morceaux du Baron, dont l’incontournable
«Bluesette», proposé avec deux prises différentes, et quelques-unes des
compositions qu’il avait l’habitude de jouer: «Only Trust Your Heart» de Benny
Carter, «What a Wonderful World» de Bob Thiele et George David Weiss et «Skylark»
d’Hoagy Carmichael. A cela s’ajoute un original fort à propos signé Frédéric
Viale, lequel a donné son titre à l’album: «Toots simplement». Aux côtés du
leader, on retrouve des fidèles: le Génois Aldo Zunino et l’Australien, romain
d’adoption, Adam Pache, ainsi que le Turinois Emanuele Cisi, présent sur trois
titres. Tous sont de solides solistes, ayant chacun croisé la route des plus
grands, notamment, et c’est un de leurs points communs, celle de Clark Terry. Ce
groupe très italien est complété par un autre Génois –d’ailleurs partenaire
régulier d’Aldo Zunino– l’excellent Andrea Pozza. La proximité azuréenne de
Frédéric Viale explique sans doute cette longue complicité qui se vérifie pour
évoquer le Belge le plus remarquable de l’histoire du jazz. Une évocation
pleine d’allant, légère et pétillante comme un Prosecco, à contretemps de la
pesanteur de l’époque, notamment sur le magnifique thème de Toots, «For My
Lady», porté par le swing de la rythmique et le lyrisme d’Andrea Pozza, à
l’appui desquels Frédéric Viale déroule une expressivité d’une saisissante
profondeur. Effet intéressant du melowtone sur les morceaux lents ou médium
comme celui-ci, le phrasé de Frédéric Viale se rapproche de celui de Toots,
tandis que sur les morceaux plus rapides, comme «Scotch in the Rocks» la
volubilité du jeu d’accordéon ressurgit. Là aussi, le trio Pozza-Zunino-Pache imprime
un réjouissant dynamisme. On apprécie également les interventions d’Emanuele
Cisi, ténor racé, tout en rondeur et suavité sur «Cool and Easy».
Un disque qui fait du bien et démontre toute la vitalité et la pérennité de
la musique du grand Toots, baignée de la chaleur populaire de Django, infusée par le musette de l’immigration italienne en Belgique et en France et célébrée par le jazz d'outre-Atlantique.
|
Ian Hendrickson-Smith
The Lowdown
The Lowdown, Savin’ Up, 10:30, Nancy (With the Laughing Face),
I Should Care, Don’t Explain
Ian Hendrickson-Smith (as), Cory Weeds (ts), Rick Germanson
(p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 3 novembre 2019, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 42’ 23’’
Cellar Live 110319 (www.cellarlive.com)
The Lowdown est le
neuvième album du saxophoniste Ian Hendrickson-Smith dont nous avions déjà
chroniqué les excellents Live at Smalls de 2008 et de 2014 (un troisième volume a également fait l’objet d’une
captation en 2017). Il s’agit cette fois d’un disque réalisé en studio et pas
n’importe lequel puisque l’enregistrement a eu lieu dans le mythique Van Gelder
Studio. Ce disque marque vingt ans d’amitié
entre l’alto, new-yorkais d’adoption depuis trente ans, Ian Hendrickson-Smith, et
le ténor canadien Cory Weeds, pour un duo de sax qui met en avant deux belles
sonorités sur cet instrument. Cory Weeds a eu par le passé
l’occasion d’inviter son camarade dans son club de Vancouver, The Cellar
(2000-2014) et l’accueille depuis plusieurs années sur son label Cellar Live dont
nous soulignons, au fil des chroniques, la qualité des productions. Au piano, on
retrouve un de ces (encore) jeunes passeurs de la tradition jazzique, Rick
Germanson, né comme ses deux partenaires au début des années 1970, et dont les
états de service parlent d’eux-mêmes: des collaborations suivies avec Louis
Hayes, Pat Martino, Russell Malone et une cinquantaine d’albums en sideman
avec Wayne Escoffery, Jeremy Pelt, Charles Davis ou encore Neal Smith. Le
quintet est complété par deux «aînés» (de la décennie précédente), deux piliers
des sections rythmiques, John Webber et Joe Farnsworth, longtemps associés à
Harold Mabern, Eric Alexander et George Coleman, parmi d’autres jazz masters.
Ce line-up des plus solides nous propose un opus dense qui s’ouvre sur trois bonnes compositions du
leader à commencer par «The Lowdown», inspirée par la disparition tragique du batteur Lawrence
Leathers, dit «Lo», assassiné en juin 2019 auquel l’ensemble du disque est dédié («lowdown» signifie «vérité»
et «low-down» criminel). Cette complainte, pleine de swing et d’énergie, est en quelque sorte une transposition dans l'esprit bop, des second lines funéraires de New Orleans dont Ian Hendrickson-Smith est originaire. «Savin’ Up» donne l’occasion,
après l’exposé du thème par le leader et un premier solo, d’apprécier la
finesse de la section rythmique avec une savoureuse intervention du pianiste au jeu percussif, de même que sur le très dynamique «10:30»,
introduit par Joe Farnsworth, auteur d'un bon chorus.
Le batteur insuffle de la nervosité au duo de saxophonistes.
«Nancy (With the Laughing Face)» est joué dans un tempo plus rapide qu’à
l’accoutumée maintient le dynamisme rythmique de
l’album. Pour «I Should Care», Ian Hendrickson-Smith a
emprunté les arrangements à David Hazeltine. Le disque se clôt en douceur avec
un superbe «Don’t Explain», en écho à la mélancolie exprimée dans le morceau
d’ouverture. Ian Hendrickson-Smith et Cory Weeds y sont remarquables. Encore un album réussi en mémoire du regretté Lawrence Leathers, dont la mort prématurée a profondément marqué la communauté des musiciens new-yorkais (voir également l'hommage rendu par Orrin Evans sur un disque aussi enregistré à l'automne 2019).
|
Willie Jones III
Fallen Heroes
Something for Ndugu, Fallen Hero, CTA, Trust, Truthful Blues,
Annika's Lullaby, To Wisdom the Prize, I've Just Seen Her, Jackin' for Change
Willie Jones III (dm), Justin Robinson (as) 3,4,5,7, 9,
Sherman Irby (as) 2,3, 6, Steve Davis (tb), George Cables (p) 2,3,5,6,7, Isaiah
J. Thompson (p) 4,8,9, Gerald Cannon (b), Renee Neufville (voc) 4
Enregistré les 21 janvier et 29 août 2020, Englewood Cliffs, New
Jersey
Durée: 49’ 37”
WJ3 1027 (www.wj3records.com)
L’excellent batteur Willie Jones III (Jazz Hot n°669 et n°624),
producteur pour le label qu’il a créé WJ3 sur lequel paraissent de belles
découvertes, comme récemment Isaiah J. Thompson qui est présent sur quelques
titres ici, propose avec Fallen Heroesce qui pourrait être son huitième enregistrement en leader. Comme les batteurs
en général, il a déjà une solide et longue carrière de sideman, et il a ainsi
côtoyé depuis le début des années 1990 le meilleur du jazz, des légendes
disparues comme Hank Jones, Horace Silver, Phil Woods, Cedar Walton ou des
artistes contemporains de haut niveau comme Eric Reed, Cyrus Chestnut, Steve
Turre. Il nous propose ici un disque d’hommages à certains des disparus de la
période récente avec qui il a joué ou qui ont contribué à son art. Le premier
titre, un solo de batterie, est ainsi dédié à Leon Ndugu Chancler (1952-2018),
batteur qui a eu une brillante carrière dans le jazz et pas seulement, qui a
enregistré avec Miles Davis, Herbie Hancock, George Benson, John Lee Hooker,
mais aussi avec les stars de la variété internationale comme Lionel Richie et
Michael Jackson.
Les autres dédicataires de cet enregistrement sont les
regrettés Roy Hargrove, Larry Willis, Jimmy Heath, Jeff Clayton,
autant d’artistes de haut niveau qu’il a côtoyés, accompagnés, et qui ont
enrichi son univers.
Au niveau du répertoire, il y a quatre originaux de Willie
Jones III, trois compositions de Larry Willis, une de Roy Hargrove, le célèbre «CTA»
de Jimmy Heath, plus une composition de Jeremy Pelt, présent sur cet
enregistrement, et un standard de Charles Strauss.
Pour ce disque émouvant mais aussi très dynamique, il a fait
appel à de bons accompagnateurs, que ce soit la section rythmique avec
l’indispensable George Cables ou en alternance l’incroyable Isaiah J. Thompson au piano, et Gerald Cannon à la basse, avec les cuivres de Jeremy Pelt (Louis Hayes, Gerald Wilson, Wayne Shorter,
Al Foster, Vincent Herring…), Justin Robinson,
Sherman Irby (Marcus Roberts, Betty
Carter, Roy Hargrove, Elvin Jones, McCoy Tyner, Wynton Marsalis), Steve
Davis (Jazz Hot n°604).
Renee Neufville, au chant sur un thème, vient compléter cette excellente
formation.
Maureen Sickler est, comme souvent pour ce label, responsable
de l’enregistrement et du mixage dans le cadre du célèbre studio du regretté
Rudy Van Gelder. On est donc dans l’excellence à tous les niveaux pour cet
artiste, l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération. La finesse de
son jeu («Trust»), sa musicalité, son drive, son énergie et sa capacité à
construire des chorus sans remplissage ou démonstration, comme cette
introduction pour Ndugu, en font l’un des batteurs essentiels de l’avenir du
jazz.
Dans un répertoire où originaux et reprises se partagent, le
blues reste omniprésent dans l’expression, dans la forme ou l’esprit. Jeremy
Pelt et Steve Davis viennent renforcer cet attachement au jazz de culture; et
que dire des deux pianistes d’exception l’ancien, George Cables, toujours aussi
magnifique («Truthful Blues») et le jeune Isaiah J. Thompson, toujours aussi
étonnant de maturité sur tempo lent («I've Just Seen Her») avec Jeremy Pelt, ou
rapide («Jackin' for Changes») en digne descendant de McCoy Tyner aux côtés des
dynamiques Sherman Irby et Jeremy Pelt qui échangent de bons chorus, avec le drive de Mr.
Willie Jones III et l’excellent Gerald Cannon.Cet opus, comme la plupart de ce que nous recevons,
est daté d’avant ou du début du covid, et cela s’entend.
On souhaite, pour le jazz, que Willie Jones III continue dans cet esprit, comme
artiste et producteur. Il est déjà l’un de ceux qui lui permettront peut-être
de retrouver ses vertus créatives, en restant ancré sur ses racines et ses
valeurs humaines, car dans ce rôle d’artiste-producteur, il peut fédérer les
nouveaux talents avec sa sûreté de discernement et le doigté de son accompagnement, le jeune
pianiste ici en témoigne.
|
Orrin Evans and The Captain Black Big Band
The Intangible Between
Proclaim Liberty, This Little
Light of Mine, A Time for Love, That Too, Off Minor, Into Dawn, Tough Love, I’m
So Glad I Got to Know You
Orrin Evans (p, voc), Josh
Lawrence (tp), Thomas Marriott (tp), Sean Jones (tp, flh), David Gibson (tb), Reggie
Watkins (tb, kb), Stafford Hunter (tb), Todd Bashore (as, fl), Caleb Wheeler
Curtis (as), Immanuel Wilkins (as, ss), Troy Roberts (ts), Stacy Dillard (ts,
ss), Joseph Block (kb), Luques Curtis, Eric Revis, Dylan Reis (b), Anwar Marshall,
Jason Brown, Mark Whitfield, Jr. (dm), The Village (voc)
Enregistré le 1er octobre
2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 55’’
Smoke Sessions Records 2003 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
L’œuvre du pianiste Orrin Evans s’inscrit dans la grande
tradition des pianistes qui cultivent une certaine forme d’originalité dans
leur approche libre de l’instrument tout en prolongeant un classicisme post-bop
issu d’Andrew Hill, Jaki Byard voire McCoy Tyner. Ancien élève de Kenny
Barron, sa vision globale du piano et du jazz en général, tout en privilégiant
l’esprit d’ouverture, a servi de passerelle à une nouvelle génération de musiciens. Les lecteurs de Jazz
Hot (n°673, 2015) ont découvert le pianiste à travers une belle
rencontre où il évoquait sa relation particulière avec les musiciens de
Philadelphie et son rôle de leader dans les diverses formules qu’il affectionne
du trio au big band. Originaire de la petite ville de Trenton, NJ, comme le
saxophoniste Richie Cole, il est devenu à 47 ans, l’un des musiciens les plus
intéressants de New York. C’est le quatrième album de son Captain Black Big
Band et, là encore, on reste séduit par cette volonté de rapprocher les
générations et les idiomes dans un jazz contemporain toujours aussi exigeant,
s’éloignant de certaines facilités. Son big band est une famille musicale qu’il
nomme «The Village» et qui fonctionne aussi légèrement qu'un quintet, dans une filiation
post-bop souvent modale, à la frontière de formes plus libres, où la forte
personnalité du pianiste apporte un équilibre. La formation repose sur une base
de musiciens qui sont des fidèles de la scène de Philadelphie et parfois au-delà,
avec lesquels Orrin Evans a collaboré dans divers contextes, tels les
trompettistes Sean Jones et Josh Lawrence, les contrebassistes Luques Curtis et
Eric Revis ou les trombonistes David Gibson et Reggie Watkins.
Dans ce nouvel opus, on est souvent plus proche par l'esprit d’un nonet ou
tentet, à l’exception d’une audacieuse version d’«Off Minor» en grande formation avec quatre contrebassistes et
deux batteurs. Le premier thème, «Proclain
Liberty», est plein d’ironie sur la situation politique américaine, d’où
les citations de «Star-Spangled Banner»et de «O Christmas Tree».
D’emblée, Orrin Evans affirme sa maturité, puisant surtout chez McCoy Tyner
cette puissance et ce jeu en accords, doublé d’une sonorité brillante et d’une
inventivité rythmique dans le style d'Ahmad Jamal. «This Little Light of Mine», arrangé par le leader, est un
savoureux gospel où le ténor coltranien de Troy Roberts (un fidèle aussi du regretté Joey DeFrancesco) est mis en valeur, tout
comme le superbe solo de Sean Jones au bugle sur le classique «A Time for Love», mêlant technique et musicalité. La composition originale d’Orrin Evans «That Too», d’une rare complexité rythmique, débute par un
chorus incisif de Stafford Hunter (tb), plein d’autorité, puissant et
expressif, qui laisse place au duo alto-soprano de Todd Bashore et Immanuel
Wilkins. La forme d’«Off Minor»est l’un des grands moments du disque, le Fender Rhodes de Joseph Block donnant
des couleurs en contre-chant au piano d’Orrin Evans qui martèle les touches
débordant de dissonances et de cascades de notes dans un torrent de liberté.
Orrin Evans
rend aussi un bel hommage au regretté Roy Hargrove à travers sa
composition «Into Dawn» dont le
swing permanent laisse place à l’aventureux «Tough Love» d’Andrew Hill où le leader
déclame un poème de son frère évoquant la/(l’im)possibilité d’entrer dans le cercle
vertueux de l’amour dans un contexte soumis aux affres de la société
contemporaine. L’album se clôt sur un autre tribute dédié au batteur Lawrence Lo Leathers parti également trop tôt: «I’m So Glad I Got to Know You». Un album à retenir dans la
discographie de ce pianiste passionnant tant dans son rôle d’arrangeur que de
compositeur et soliste de premier plan.
|
Roberto Magris
Duo & Trio: Featuring Mark Colby
Cool
World!, Bellarosa, Some Other Time, Melody For "C”, Papa’s Got a Brand New Rag,
Cherokee, Old Folks, Samba Rasta, In the Springtime of My Soul, A Rhyme For
Angela, Blues For Herbie "G”
Roberto Magris (p), Mark
Colby (ts, ss) 1, 3, 5, 7, 9, 11, Elisa Pruett (b), Brian
Steever (dm) 2, 4, 6, 8, 10, Pablo
Sanhueza (perc) 4, 8
Enregistré les 2 novembre 2012 (2, 4, 6, 8, 10, ),
Lenexa, KS, et le 7 novembre 2019 (1, 3, 5, 7, 9, 11),
Chicago, IL
Durée: 1h 05’ 27”
JMood 022 (www.jmoodrecords.com)
On connaît bien Roberto Magris pour la densité et la qualité
de sa production phonographique depuis plus de trente ans, notamment, dans les
années 2000-2010, au sein du label JMood de Kansas City dirigé par Paul Collins. Sa
récente interview dans Jazz Hot en 2021 a confirmé la complexité et la sensibilité d’un globe-trotter qui a
découvert le jazz avec une curiosité rafraîchissante, de l’Europe centrale avant la
disparition du rideau de fer jusqu’aux Etats-Unis, dans la plupart de ses
régions.
Son jazz, post coltranien ou post bop selon les moments, est
le fruit d’une culture savante, mélangeant la tradition et l’originalité,
réunissant les standards, les compositions du jazz et ses originaux, sans ostentation, dans l’esprit jazz le plus intègre, avec une volonté
de recherche et une filiation par l’esprit avec McCoy Tyner. Ses inspirations
sont les grands artistes du jazz comme ici Elmo Hope, Sonny Clark, Andrew Hill,
et la volonté d’enrichir une tradition toujours présente (Noble, Weill,
Bernstein). Il a partout, dans un long parcours, fédéré des artistes autour de
son œuvre, signe d’une personnalité affirmée, et il a réuni des ensembles de
qualité pour ses projets, avec quelques fidèles comme ici les excellent(e)s Elisa
Pruett (b), Brian Steever (dm). Il a fait de belles
rencontres comme par le passé Idris Muhammad, Al Tootie Heath, Herb Geller, et
ici le regretté Mark Colby.
Le
saxophoniste, Mark Colby, sous-estimé comme beaucoup dans cette musique, est pourtant né à
Brooklyn, au cœur du jazz, le 18 mars 1949 (son père a joué avec Benny Goodman), et il a côtoyé Gerry Mulligan, Ramsey Lewis, Chuck Mangione, Maynard Ferguson,
Dr. John, Wilson Pickett, Phil Woods, etc., sans parler de nombreuses
collaborations hors jazz dans la grande variété américaine. Mark Colby, disparu
le 31 août 2020 à Elmurst, Illinois, des suites d’un cancer, a été aussi un
enseignant de renom, dernièrement à Chicago, à la DePaul University, où il
s’était installé, puis au Elmhurst College. Son premier enregistrement en
leader a été réalisé en 1977 (Serpentine
Fire, CBS) et son dernier, autoproduit en 2016 (All or Nothing at All). On se souvient d’un hommage à Stan Getz en
2005 qui donne l’esprit de son jeu, un beau son de ténor dans la tradition,
avec ce qu’il faut de poésie pour mettre en valeur le répertoire choisi avec
Roberto Magris.
Cet
enregistrement de 2019, en duo avec Roberto pour 6 des 11 thèmes de cet album,
est son dernier. Il met justement en relief les belles qualités d’improvisation
et de son grâce aussi à la complicité d’un pianiste, tout aussi attentif à la
beauté de la musique, qui établit un magnifique contrepoint. Le thème en
ouverture, «Cool World!», de la plume du leader comme le pourtant classique «Papa’s Got a Brand New Rag», est une merveille, très émouvant, à l’instar des suivants
comme «Some Other Time» de Leonard Bernstein, «Old Folks» de Mort Shuman. «In
the Springtime of My Soul» est l’occasion d’écouter Mark au soprano, dans une
belle atmosphère conçue et mise en ouvre par Roberto Magris.
Pour
compléter ce disque qui a sans doute été écourté en raison du covid puis des
problèmes de santé de Mark Colby, Roberto Magris et Paul Collins ont eu
l’intelligence d’intercaler entre les 6 prises avec Mark Colby, 5 prises en
trio ou quartet réalisées en 2012. Le second thème en trio est la belle
composition d’Elmo Hope, «Bellarosa», brillamment mise en valeur par un Roberto
qui évoque, pour nous, Jaki Byard, avec ses enchaînements de cascades de notes,
comme il le fait sur «Papa’s Got a Brand New
Rag», sans perdre
la moëlle de la musique du compositeur. Elisa Pruett est une pétillante bassiste
(«A Rhyme for Angela») et apporte comme Brian Steever, sa fidèle contribution à
la musique du leader. Il y a encore ce «Cherokee» pris sur tempo medium-lent où le pianiste met en avant l'aspect harmonique alors que l'aspect rythmique et le tempo rapide sont en général privilégiés.
Cette partie du disque tisse
une trame cohérente sur le plan de l’esprit qui alterne avec bonheur en regard des
thèmes en duo piano-saxophone. Elle nous conduit, par un beau «A Rhyme for Angela» de Kurt
Weill, vers le dernier thème en duo avec Mark Colby «Blues for Herbie G», on suppose
Herb Geller, autre partenaire de Roberto Magris,
disparu en 2013. Une conclusion de haute volée qui place cet enregistrement
sous le signe d’une émotion fondée transcendée en musique.
|
Ignasi Terraza
Intimate Conversations With Andrea Motis, Scott Hamilton & Antonio Serrano
Pick Yourself Up (SH), Que reste-t-il de nos Amours? (AM),
Confirmation (AS), O Meu Amor (AM), An Emotional Dance (AS), Shiny Stockings
(AM), You Call It Madness (SH), Cristina (AM), People (SH), Luiza (AM), Bye Bye
Blackbird (AS), Temps de Canvis (SH), Alfonsina y el Mar (AS), My Crazy Rhythm
(AM)
Ignasi Terraza (p), Scott Hamilton (ts), Andrea Motis (tp,
voc, ss, perc), Antonio Serrano (harm)
Enregistré les 27 juillet 2019, 10 janvier 2020 et 23
janvier 2020, Barcelone
Durée: 1h 03’ 15”
Swit Records 33 (www.switrecords.com)
Un disque d’Ignasi Terraza, c’est le bonheur assuré! Une
joie de vivre et une spontanéité qui lui viennent peut être du fait
que sa perception de la réalité n’est pas ordinaire, et qu’il a trouvé dans
cette musique, le jazz, ce monde parfait qu’on a du mal à isoler avec notre
regard. Croiser Ignasi, sentir sa poignée de main, entendre sa musique, tout
concourt à vous mettre dans de bonnes dispositions d’esprit, à mieux comprendre
le monde d’émotion qu’il construit avec son œuvre. Il est heureux de jouer, de
vivre, et il le fait sentir avec un naturel porté par une imagination débordante, sans maniérisme, et par un abord de la musique particulier. La mélodie et la
communication avec l’autre, les autres, sont chez lui un absolu, un don, comme en
témoigne une nouvelle fois ce bel opus, parfois joyeux, toujours émouvant, où
il dialogue tour à tour avec trois artistes qui possèdent également cette
énergie positive et ces qualités de sensibilité.
Une personnification du beau son, Scott Hamilton, dans le registre des standards jazz réinventés
comme le pétillant «Pick Yourself Up», les langoureux «You Call It Madness»,
«People», où le ténor allie le son feutré inspiré de Ben Webster, et le phrasé de
Lester Young, un héritage aussi de Stan Getz, en fait à la manière de Scott
Hamilton car sa synthèse est parfaite et originale, l’un des plus beaux sons du
ténor de notre temps, et du jazz plus largement.
L’original et talentueux harmoniciste Antonio Serrano, lyrique parmi les
lyriques, est une belle découverte pour nous: original par le son et par une
technique hors norme, il n’en est pas moins expressif, mélodique et marie avec
sensibilité son discours avec le pianiste pour de magnifiques versions de
«Confirmation» de Charlie Parker, d’un standard «Bye Bye Blackbird» joyeux, et de
l’émouvant «Alfonsina y el Mar», du pianiste Ariel Ramirez, qui déroule la
nostalgie de l’Argentine au même titre que «An Emotional Dance», un original
d’Ignasi Terraza, qui évoque la culture d’Europe du Nord de ce bel instrument
porteur de tant d’humanité, surtout joué par un artiste comme Antonio Serrano.
Enfin, la chaleureuse Andrea Motis, musicienne jusqu’au bout
des ongles, sur plusieurs instruments (tp, ss, perc) dont une voix, elle aussi
naturelle, sur tous les registres, que ce soit le rêve brésilien («O Meu Amor»,
«Luiza»), les traditionnels du jazz revisités ou réinventés, «My Crazy Rhythm»,
un original d’Ignasi, le beau «Cristina», dédicacé à sa fille, chanté en
catalan où Andrea conclut au saxophone, «Shiny Stockings» de Frank Foster ou
l’immortel «Que reste-t-il de nos amours?» de Charles Trenet. Sa présence
instrumentale à la trompette, aux percussions (pandeiro) est aussi naturelle
que sa voix, comme sur l’introduction de «O Meu Amor» (voix-percussions, avant
une entrée aérienne d’Ignasi): un vrai plaisir qui confirme une belle
personnalité parfaitement en phase avec Ignasi. Ces artistes cultivent l’amour de la mélodie, le plaisir de jouer avec Ignasi Terraza, un poète dans l’âme, généreux par son sens du
partage avec son public, par un souci de perfection et pourtant une ouverture, une
volonté de faire plaisir sans système, sans complaisance, sans
fausses barrières. Il est partout lui-même, lumineux comme son sourire. On
évoque régulièrement Ignasi dans le cadre des chroniques, et nous vous avons
déjà décrit un art du piano entre classicisme et modernité, un
swing et une écoute de ses compagnons malgré un style qui prend beaucoup de
place sur le plan sonore. Il est capable de faire appel à ses réminiscences
classiques comme dans ses introductions («Luiza») ou dans sa belle version de
«Que reste-t-il de nos amours?», de swinguer comme un fou («My Crazy Rhythm»)
ou avec émotion et élégance avec Scott Hamilton, Antonio Serrano et Andrea
Motis. Ignasi remplit l’espace avec tout son cœur et pourtant sans jamais
étouffer ses compagnons auxquels il réserve le meilleur, sa qualité d’écoute,
son tact et son enthousiasme, ses embellissements. Du grand art dans ce
registre du dialogue musical qui fait référence à l’esprit du jazz même quand le
répertoire s’en éloigne.
|
Vincent Herring
Preaching to the Choir
Dudli's Dilemma, Old Devil Moon, Ojos De Rojo, Hello, Fried
Pies, Minor Swing, In a Sentimental Mood, Preaching to the Choir, Granted
Vincent Herring (as), Cyrus Chestnut, Yasuhi Nakamura (b),
Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 20-21 novembre 2020, New York, NY
Durée: 1h 05’ 52”
Smoke Sessions Records 2101 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Les publications de ce label, qui adosse ses productions à
son activité en club à New York, sont toujours de haute qualité, et à la
hauteur d’une programmation essentiellement tournée vers ce que nous appelons
dans Jazz Hot «le jazz de culture». Ici, entre deux épisodes du covid, en août et novembre 2020,
on retrouve un all stars autour du leader réunissant deux générations, les déjà
anciens Vincent Herring (1964) et Cyrus Chestnut (1963), proches de la
soixantaine, et les confirmés Yasuhi Nakamura (Tokyo, 1982) et Johnathan Blake
(1976), la quarantaine, et qui donc n’en sont plus à leurs débuts. La
conséquence logique en est une musique aboutie et sûre d’elle-même, avec des
artistes qui confirment leur personnalité en pensant d’abord à la perfection de
leur expression, d’autant qu’il s’agit de reprendre le flambeau du jazz après
cet épisode surréaliste qui a vu la culture, dont le jazz, totalement
disparaître sur ordre et
grâce à la manipulation de la peur, une réalité que décrit bien Vincent Herring, avec ses mots, dans le livret.
Le leader ne s’y trompe pas en effet qui inaugure les liner
notes de Shaun Brady par cette formule volontariste: «Nous devons avoir espoir pour le futur. (…) Je suis reconnaissant d’être
ici, reconnaissant de sortir un nouveau disque et reconnaissant d’avoir la
chance de m’exprimer musicalement», et il ajoute dans l’interview réalisée par Ted Panken qui accompagne le bon
livret: «En effet, je savais qu’il
pouvait s’agir de mon dernier disque. Je ne le disais pas aux autres, mais
cette pensée était constamment dans mon esprit».
Il a choisi pour cette renaissance provisoire, qui n’a été
dans les faits qu’une bouffée d’oxygène entre deux trous noirs culturels, un
message jazz assez direct, une sorte de prière-sermon d’optimisme et d’espoir,
et pour cela d’être entouré du splendide Cyrus Chestnut, d’une rythmique de
qualité, avec l’exceptionnel Johnathan Blake, une des grandes valeurs de la
batterie, qui fut l’élève par le passé de Vincent. Si on ajoute que Vincent
Herring, qui faisait déjà la couverture des 65 ans de Jazz Hot pour le n°568,
est un sérieux saxophoniste alto, qui évoque quelque peu dans ce preach un spécialiste du moaning, le ténor Booker Ervin (en moins
accentué) par sa manière de traîner sur la note, incantation autant que
lamentation, on comprend que cette œuvre mérite une écoute attentive. On évoquait le jazz de culture, et on retrouve en effet le
swing, le blues, la musique religieuse, l’expressivité, en un mot les
caractéristiques natives du jazz réunies dans cette belle heure, avec, malgré
les masques qui semblent avoir été de rigueur (les photos sur le livret), une
belle énergie («Fried Pies»…), ce qui est en soi une performance: essayez de
vous exprimer avec un masque, a fortiori quand il s’agit de faire de l’art… Il
faut, plus que de la concentration, une capacité peu ordinaire d’abstraction du
réel. Heureusement, le saxophoniste n’est pas masqué.
Pour ce retour momentané à la vie, le répertoire a choisi
une forme de sécurité; il est constitué de
compositions de Vincent Herring (l’inaugurale, presque joyeuse, dédiée à Joris
Dudli, la seconde qui est le morceau-titre de cet album, un preach avec le call-response du leader et de Cyrus Chestnut, et un côté
incantatoire dans la voix de Vincent Herring, plutôt volontariste); de Cedar
Walton (un classique «Ojos de Rojo» très enlevé où Johnathan Blake fait admirer
son drive); de Wes Montgomery (le hot«Fried Pies» très énergétique);de Duke Ellington (un intense «In a Sentimental
Mood»); de Joe Henderson («Granted» sur tempo rapide avec un brillant chorus de
Cyrus Chestnut); de Cyrus Chestnut, le pétillant «Minor Swing» sans rapport avec
Django.
Trois standards complètent l’enregistrement, dont l’immortel «Old Devil
Moon» gravé par Sonny Rollins au Village Vanguard en 1957, où le leader
fait parler en 2020 le blues dans un moodplutôt nostalgique, loin de l’effervescence créatrice d’alors. Les deux
standards de Lionel Richie et Stevie Wonder respectent l’esprit «variété» des
auteurs, tout en jouant sur l’inventivité de ce beau quartet.
Dans cet environnement balisé, autant sur le plan des
artistes que du répertoire, le message passe parfaitement, avec quatre artistes
conscients brutalement d’une urgence de s’exprimer dans un monde qui ne sera
plus jamais «comme avant», même si «avant» était loin d’être parfait: la
liberté d’expression a d’autant plus de valeur qu’on en est privée plus ou
moins totalement.
La seule interrogation que laisse ce disque, réussi sur
le plan artistique, est d’ordre philosophique: l’espoir, ce devoir dont parle
Vincent Herring, n’est-il que cet opium des peuples par lequel les religions et
les pouvoirs illusionnent les peuples après les avoir apeurés?
|
Tommy Vig
Tommy Vig 2022: Jazz Jazz
In Memory of Monk*, In Memory of Dizzy*,
In Memory of Fats Waller*+, In Memory of Beethoven I*, In Memory of the
Hungarian Folk Song*, Puella*°, Cantiuncula*°, Desiderium*°, Cantio*°, Veni*°+,
In Memory of Beethoven II°°, Budapest 1956**
Tommy Vig (vib*, dm*°°, p°, kb*,
lead**), David Murray (ts)*, Roger Kellaway (p)+, Roger Lee Vig (dm)+, reste du
personnel détaillé dans le livret
Dates et lieux d’enregistrements non
précisés
Durée: 59’ 06’’
Nemzeti Kulturalis Alap (tommyvig@t-online.hu)
Tommy Vig, «institution
jazzistique hongroise à lui tout seul», comme nous le notions dans une précédente
chronique, livre ici une sorte de testament musical en proposant une synthèse entre la
musique classique européenne et le
jazz, ainsi qu'entre le free (ce qu’il appelle la «musique atonale») et la musique de big band. Les cinq premiers morceaux sont des dédicaces. Avec «In Memory of
Monk» on retrouve effectivement bien l’esprit du pianiste, notamment dans la longue
et dense intervention du leader au vibraphone. Notons d’ailleurs que Tommy Vig
joue sur cet album de plusieurs instruments sur la plupart des morceaux, dont
un synthétiseur lui permettant d’assurer l’ensemble de la section rythmique
(probablement en rerecording). Après le dynamique «In Memory of Dizzy», également
bien dans le ton (avec János Hámori à la trompette), «In Memory of Fats Waller»,
après un démarrage swinguant, dans la lignée des orchestres de Stan Kenton, opère
une bifurcation vers le free avec la complicité de Roger Kellaway, de Roger Lee
Vig (le fils de Tommy) et de David Murray, invité sur tous les titres, à l’exception du dernier, et qui était déjà présent sur le précédent
disque. Pour la première
version de «In Memory of Beethoven», le big band reprend, en les déclinant en
diverses variations, les premières mesures du thème principal de «L’Hymne à la
joie» (qui est aussi l'hymne de l'Union européenne). Une autre façon d’aborder la rencontre entre jazz et classique que les sempiternels essais de jazzification des grands maîtres
européens. «In Memory of the Hungarian Folk Song», joliment introduit
par un David Murray à fleur de peau, ne perd non plus jamais de vue le jazz, mais étrangement sans référence à la musique tzigane hongroise, qui a pourtant inspiré Franz Liszt et Johannes Brahms, et sans référence à Django Reinhardt, pourtant le seul «Européen» ayant été invité par Duke Ellington aux Etats-Unis. Les cinq morceaux
qui suivent, conservent cet équilibre savant entre swing, passages free et
motifs classiques, appuyés sur le sens de la mélodie que déploie Tommy Vig
dans ses compositions. La deuxième version de «In Memory of
Beethoven», incorporant une section de cordes (The Máv Strings), penche d’avantage vers une musique
symphonique assez cinématographique (ce qui n’est pas sans rappeler que
Tommy Vig travailla plusieurs années pour Hollywood).
Enfin, la dernière
pièce, «Budapest 1956», une commande passée à Tommy Vig par l'Etat hongrois, se situe à part
du reste de l’album. D’une part, en raison de son format (il s’agit d’une suite
de 15’), d’autre part, parce que le big band cède ici la place à un orchestre
symphonique (The Máv Orchestra) sous la direction du compositeur. De façon encore plus marquée que sur l’œuvre précédente, le jazz s'efface au profit d'une musique contemporaine au service du récit national hongrois.
|
Melissa Lesnie / Jean-Baptiste Franc
Starlit Hour
Starlit Hour, Let’s Get Lost, Jim, You’re Driving Me Crazy,
Don’t Explain°, Inside This Heart of Mine, You Took Advantage of Me, I Cover
the Waterfront, After You’ve Gone*,
Sophisticated Lady°, Standing Still, Anitra’s Dance, Trolley Song, September
Song, I Found a New Baby*, Sweet Dreams, Stardust
Melissa Lesnie (voc), Jean-Baptiste Franc (p), Victor
Pitoiset (g)*, Serena Manganas, Aramis Monroy (vln)°, Valentin Chiapello
(viola)°, Sabine Balasse (cello)°
Enregistré du 9 au 11 décembre 2020, Issy-les-Moulineaux (92)
Durée: 52’ 37’’
Autoproduit (melissalesnie.com)
Melissa Lesnie and Jean-Baptiste Franc
The Wonderful Things to Come
Rainy Afternoon in the Latin Quarter°, The Wonderful Things
to Come, Let’s Pick Up Were We Left Off*, Remember When, I Will Always Be There
for You, Gabrielle*, It’s a Lovely Lovely Thing, A Grand Way to Live, Not so
All Alone, The Leaves Are Turning Brown, Do You Want to Go to France?, I’m
Getting Over You*, Painter Song
Melissa Lesnie (voc), Jean-Baptiste Franc (p), William
Brunard (b), Jonathan Gomis (dm), Jacques Gandard (vln, récitant°), Daniel
Garlitsky (vln), Caroline Berry (viola), Mimi Sunnerstam (cello) + Paul Millet
(voc)*
Enregistré en 2022, Paris
Durée: 37’ 13’’
Twee-Jazz Records (melissalesnie.com)
Originaire de Sidney, où elle a étudié la musicologie au
conservatoire, Melissa Lesnie vit à Paris depuis 2013. Nous l’avions découverte
en juin 2020, entre deux confinements, à la terrasse de la Péniche Le
Marcounet, à l’occasion d’un bœuf avec l’ami Larry Browne (tp, voc). C’est
plutôt sur les scènes «off» du jazz qu’on rencontre la chanteuse, entre
brasseries chics (Deux Magots) et grands hôtels (Lutetia) mais aussi dans de
nouveaux lieux pour le jazz comme Le Serpent à Plumes, place des Vosges. Elle
s’y produit généralement en petite formation, accompagnée d’un guitariste, tel
Victor Pitoiset, présent sur le premier disque, ou Ziggy Mandacé, sinon d’un
pianiste, en particulier Jean-Baptiste Franc –dont nous vous avons parlé
récemment– avec lequel elle a enregistré deux albums.
Le premier, Starlit
Hour, qui est également le premier disque de Melissa Lesnie, est un
parcours à travers les standards et les grandes compositions du jazz, plus deux
bons originaux du pianiste (aussi entendus sur son propre album), «Standing
Still» et «Sweet Dreams». La plupart des titres sont joués en duo, ce qui donne
à l’ensemble une atmosphère d’intimité et de la profondeur aux thèmes joués.
Melissa interprète avec sobriété et conviction le répertoire jazz, notamment
les titres immortalisés par Billie Holiday («Jim», «Don’t Explain», «Sophisticated
Lady»…) qu’elle évoque en partie par sa sensibilité aiguë. Son partenaire,
tantôt garnérien, tantôt dans la tradition stride («You’re Driving Me Crazy»),
lui offrant un superbe écrin. L’ajout des cordes sur deux titres, «Don’t
Explain» et «Sophisticated Lady», s’intègre bien à l’alchimie du duo, tout en
rappelant, là encore, l’immense Billie et son fameux album Lady in Satin. La version que donne ici
Melissa Lesnie de «Don’t Explain» est en tous les cas fort réussie, émouvante
et sincère. De même, la guitare de Victor Pitoiset apporte sur «After You’ve
Gone» et «I Found a New Baby» un ingrédient swing supplémentaire qui vient
enrichir le dialogue voix/piano.
Le second opus de Melissa Lesnie et Jean-Baptiste Franc, The Wonderful Things to Come, bénéficie des qualités des deux
interprètes sur un songbook original
signé du pianiste, chanteur, compositeur, chef d’orchestre, producteur (entre
autres!) JC Hopkins, excepté «Gabrielle» de Jean-Baptiste Franc. Originaire de
Californie, installé à Brooklyn, NY depuis plus de vingt ans, c’est là qu’il a
créé le JC Hopkins Biggish Band qui a notamment accueilli Jon Hendricks, Andy
Bey, de même que Norah Jones et Madeleine Peyroux. Ses compositions, de bonne
facture, s’inscrivent dans la tradition des chansons de Broadway dont les
jazzmen ont fait des standards. Les morceaux présentés sont joués pour
l’essentiel en quartet (voix et section rythmique), toujours avec le même swing
épuré, sinon accompagnés d’un violon grappellien («Let’s Pick Up Were We Left
Off») ou d’un ensemble à cordes sur des arrangements de bon goût de Daniel
Garlitsky («Not so All Alone», «The Leaves Are Turning Brown»). Trois titres
comportent un invité vocal, Paul Millet (inconnu de nous), malheureusement pas
à la hauteur des autres participants. L’ensemble est sympathique, entre jolies
ballades –«Painter Song»– et chansons plus
légères comme «Do You Want to Go to France?».
Reste à prolonger le plaisir par le live, sur des scènes parisiennes, parfois
méconnues des amateurs qui ont le mérite de permettre, encore en 2022, à des artistes
comme Melissa Lesnie et Jean-Baptiste Franc de faire vivre le jazz en live.
|
Ricky Ford
The Wailing Sounds of Ricky Ford
Ricky's Bossa, Fer, The Wonder, That Red Clay, The Essence
of You, The Stockholm Stomp, Angel Face, Paris Fringe, I Can't Wait to See You,
Paul's Scene, Frustration, Mabulala
Ricky Ford (ts), Mark Soskin (p), Jerome Harris (b), Barry
Altschul (dm)
Enregistré le 25 juin 2021, Astoria, NY
Durée: 51’ 30’’
Whaling City Sound 135 (www.whalingcitysound.com)
Un nouveau disque de Ricky Ford, c’est toujours un
événement. Et celui-ci est non seulement d’une qualité supérieure mais
particulièrement émouvant. Car tout dans ce disque nous ramène à l’histoire du
leader. Les musiciens qui l’accompagnent sont de
vieux copains qui se sont illustrés dans le jazz, dans des voies diverses. Il y a le contrebassiste Jerome Harris, avec qui il a étudié au
New England Conservatory, à Boston, le pianiste Mark Soskin et le batteur Barry
Altschul,
qu’il connaît depuis sa période new-yorkaise dans les années 1980. Chacun d’eux
a un lien très fort avec Sonny Rollins. Ricky Ford nous racontait son
admiration pour l’aîné dans son interview (Jazz Hot n°668).
En préparant cette chronique, Jerome Harris nous disait voir encore son camarade en 1973, âgé de 19 ans, jouer
avec Rollins: «Ricky était un jeune
phénomène au ténor. A cette époque, beaucoup étaient influencés par Coltrane.
Lui était l’un des rares à s’intéresser à la génération d’avant. Sonny et Ricky
sur une même scène, c'était comme voir le maître et son disciple.» Un autre
compagnon de route, John Betsch, nous confiait également: «On avait
l'habitude de le taquiner et de l'appeler affectueusement Ricky Rollins». Ce disque confirme à l'évidence les qualités explosives de son, d'impulsion de Ricky Ford qui ont fait la légende de Sonny Rollins et, si on écoute plus attentivement, cette véhémence de l'expression de Coleman Hawkins qui est la racine de cette tradition de son («The Essence of You», «Angel Face», «Frustration»…).
Ce n’est pas tout: à partir des années 1980, Jerome
Harris et Mark Soskin accompagnent aussi le Colosse, notamment dans les tournées européennes d'été. Si l’ombre de Rollins plane sur cette musique dès le premier thème («Ricky’s Bossa») et le caribéen «Paris Fringe», ce disque n’est pas un hommage: c’est plutôt et surtout l’histoire d’une amitié entre ces musiciens, et d’un retour aux sources dans lesquelles Rollins a une place de choix. C'est aussi le cas pour
Jerome Harris qui travaille ces dernières années essentiellement avec le
clarinettiste David Krakauer, dans son groupe Klezmer Madness, comme pour Barry
Altschul, une figure originale du free, qui joue ici la «musique de sa jeunesse», comme il
nous le disait. Tous jouent un jazz gorgé de blues ancré dans l’Histoire, ce qui n'empêche pas quelques échappées dans le monde d'un free jazz de culture («The Wonder») qui est l’une des facettes de Ricky Ford qui prolonge souvent, dans d'autres contextes, par sa musique et ses arrangements, l'univers de Charles Mingus. A l'origine de ce projet, Neal Weiss, le fondateur du label Whaling City Sound, basé à New
Bedford, près de Boston, avait proposé à Ricky Ford d’enregistrer un disque autour
de Paul Gonsalves et Harry Carney. Le premier, originaire de New Bedford a été remplacé par Ricky Ford dans l’orchestre de Duke Ellington en 1973.
Le second a grandi dans le même quartier que Ricky à Boston. Après s’être
plongé dans leurs discographies, le ténor a exhumé puis enregistré deux thèmes
peu connus illustrés par Harry Carney, «Mabulala» et «Frustration», au sein de l'orchestre du Duke. Rappelons que Paul, Duke et Harry ont disparu tous les trois en 1974. Pour Gonsalves, le choix
s’est révélé un peu plus ardu, Ford ayant déjà enregistré des thèmes aussi
fameux que «Chelsea Bridge» ou «Happy Reunion» dans ses livraisons précédentes.
Pour l’inclure, il a donc composé «Paul’s Scene», et on retrouve dans la sonorité et l'articulation des phrases de Ricky Ford des évocations, plutôt des accents, de Paul Gonsalves comme dans «I Can't Wait to See You» et «Mabulala». Si Ricky a choisi «The
Essence of You» de Coleman Hawkins, «Frustration» de Duke Ellington, «Angel Face» d'Hank Jones, «Mabulala» de Kenny Graham, «The Stockholm Stomp» d'Al Goering, le répertoire fait principalement appel à des compositions
originales de sa plume, de la bossa à la ballade, en passant par un morceau
plus free: douze thèmes en tout, chacun de 3 à 7 minutes. Le leader a préféré
plus de thèmes et moins de chorus longs. Il assume, et parle volontiers d’un format se
rapprochant du concerto. Cet enregistrement, dans une forme «traditionnelle», permet en particulier d'apprécier la splendide sonorité du ténor, un drive et une puissance qui deviennent rares… On espère retrouver ce
magnifique quartet en live sur les scènes du jazz.
|
Jean-Baptiste Franc
Garner in My Mind
Que reste-t-il de nos amours?, Octave 103, I’m Confessin
That I Love You, S’Wonderful, My Silent Love, Gabrielle, Passing Through,
Pastel, Michelle/Yesterday, Valse de l’adieu, Sweet Dreams, Chopin Impression,
Girl of My Dreams, Where or When, Standing Still, Penthouse Serenade, Anatolie,
I Believe/I Thank You Lord*
Jean-Baptiste Franc (p), Yann-Lou Bertrand (b), Mourad
Benhammou, Erik Maunoury* (dm)
Enregistré le 17 juin 2021, Antony (92)
Durée: 1h 06’ 00’’
Ahead 840.2 (Socadisc)
Petit-fils de René (cl) et fils d’Olivier (ss),
Jean-Baptiste Franc est issu d’une lignée de musiciens marquée par la figure
tutélaire de Sidney Bechet: le premier l’accompagna, le second joue sur le
propre instrument du maître et en compagnie de son fils Daniel Bechet (dm). Une
telle imprégnation suscita sans surprise une vocation musicale précoce chez
Jean-Baptiste qui commence à pianoter dès ses 3 ans, prend ses premières
leçons à 6 ans, puis entre au conservatoire. A 12 ans, il part en tournée avec
Gilbert Leroux (wb) et, deux ans plus tard, avec son grand-père. A 17 ans, en
2001, il se produit au Lincoln Center de New York avec Daniel Bechet. En 2002,
il enregistre son premier disque en trio avec Gilles Chevaucherie (b) et Duffy
Jackson (dm), Jammin’ Rue Pigalle (autoproduit). Il poursuit depuis une carrière dans la sphère du jazz dit «classique», passant, selon les contextes, du stride au swing et jusqu'au gospel. On l’entend
régulièrement aux côtés de son père, de Daniel Bechet ou dans diverses
formations, accompagnant aussi des chanteuses comme Melody Federer ou Melissa
Lesnie. Il n’est pas rare de le voir jouer sur son antique piano portable, ce
qui lui permet de se produire dans n’importe quel bistrot ou dans la rue.
C’est dans l’optique du centenaire de sa naissance, le 15
juin 1921, que Jean-Baptiste Franc a décidé de rendre hommage à Erroll
Garner en lui empruntant en partie des éléments stylistiques caractéristiques, en particulier l'approche rythmique propre au grand pianiste de Pittsburg, PA, avec la main gauche qui marque les temps en léger décalage avec la main droite pour accentuer la pulsation swing et l'attaque. Un quasi travail de reconstitution que Jean-Baptiste, doté d'un beau toucher, assure avec ses propres outils forgés dans la tradition du piano stride. L'évocation est réussie; on reconnaît la patte Garner dès le premier titre («Que reste-t-il de nos amours?», Charles Trenet), comme
sur ses compositions «Octave 103», «Passing Throught», «Pastel» comme sur «S’Wonderful» sur lequel ressurgit le
stride cher à Jean-Baptiste. Le corpus garnérien
est abordé dans les grandes largeurs, du piano classique revu à la sauce
Garner, tel «Chopin Impression» –auquel Jean-Baptiste ajoute une
réjouissante «Valse de l’adieu» stride–, aux reprises jazzés de la musique pop commerciale des années 1960 comme «Michelle-Yesterday»
(Lennon-McCartney). Jean-Baptiste Franc joint quelques jolies
ballades de son cru: «Gabrielle», «Sweet Dreams», qui se prêtent moins aux
«garnérismes», ainsi que «Standing Still», plus en phase avec la thématique du disque.
Soulignons la
finesse de l’accompagnement assuré par le jeune contrebassiste Yann-Lou
Bertrand et le toujours impeccable Mourad Benhammou qui, sur le dernier morceau, laisse les baguettes à Erik Maunoury pour un gospel qui joint deux
titres: «I Believe» d’Ervin Drake et «I Thank You Lord» du pianiste et
organiste Allan Tate (né en 1945, il accompagna notamment Sister Rosetta
Tharpe), ami et mentor de Jean-Baptiste qui le rencontra dans une église
de Harlem en 2008 avant de le faire venir en France à partir de 2011. Un
thème à part du reste de l’album.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2022
|
Clovis Nicolas
Freedom Suite Ensuite
The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous*, Freedom
Suite Part I, Interlude, Freedom Suite Part II, Interlude, Freedom Suite Part
III, Grant S., Nichols and Nicolas, You or Me?, Dark and Stormy, Fine and
Dandy*, Speak a Gentle Word, Little Girl Blue
Clovis Nicolas (b), Brandon Lee, Bruce Harris*
(tp), Grant Stewart (ts), Kenny Washington (dm)
Enregistré le 23 décembre 2016, Brooklyn, New
York, NY
Durée: 55’ 25’’
Sunnyside Records 1495 (https://clovisnicolas.com/Socadisc)
Ce superbe album de Clovis Nicolas, enregistré en 2016 et publié en 2018, évoque la tradition post bob d’un jazz intemporel. Le contrebassiste y propose une relecture personnelle et une
prolongation originale de la fameuse Freedom Suite de Sonny Rollins, enregistrée en février 1958, dont le titre évoque une époque de luttes, celles pour les Droits
civiques, issues d’un besoin vital d’émancipation dans une Amérique
ségrégationniste. Divisé en trois parties et relié par deux courts interludes originaux, l’ensemble est
un modèle de créativité et de swing. Là où Sonny Rollins explorait la formule
du trio avec Oscar Pettiford et Max Roach, dans un tour de force
d’équilibriste, Clovis Nicolas y ajoute la trompette de Brandon Lee (et de Bruce Harris sur deux titres) qui joue en contre-chant autour du ténor de Grant Stewart, new-yorkais
d’adoption lui aussi mais natif de Toronto.
La présence de Kenny Washington,
l’un des batteurs les plus complets et techniques de sa génération, apporte un
soutien sans faille au quartet par sa qualité de frappe et un sens du swing
tout en nuances, notamment aux balais dans la seconde partie de la Freedom
Suite. D’ailleurs, on se souvient de sa participation au trio de Tommy
Flanagan sur l’album Jazz Poet qui reste un modèle du genre dans
l’exercice des balais rappelant Denzil Best ou Jo Jones au sein du trio de Ray
Bryant. Cette formule sans piano permet au contrebassiste-leader d’endosser un
rôle à la fois harmonique et mélodique au sein de la rythmique. Une couleur
singulière que l’on découvre dans la première partie de la Freedom Suite même
si on reste proche de l’original dans l’esprit. La troisième partie
débute sur un tempo rapide avec une exposition de thème dans un esprit hard bop
laissant la place au jeu puissant et au fort vibrato de Grant Stewart qui
délivre de longues phrases sinueuses.
Clovis Nicolas est un ancien élève diplômé du
Conservatoire supérieur de musique de Marseille et l’un des sidemen les plus en
vue du milieu des années 1990. Recherché pour son sens du rythme et sa capacité
à assurer une assise à n’importe quel soliste, le jeune Clovis Nicolas a arpenté
les clubs de la Capitale en se produisant derrière Brad Mehldau, Vincent
Herring, Dee Dee Bridgewater, Stefano Di Battista, les Frères Belmondo, etc. Il
s’installe à New York, il y a tout juste vingt ans, et se produit dans les
clubs prestigieux tels que le Smalls Jazz Club, le Smoke Jazz Club, le Blue
Note, Le Dizzy’s Club sans oublier le Lincoln Center, le Kennedy Center ou le
Birdland, et il enregistre également auprès de diverses générations de jazzmen tels
que Peter Bernstein, James Williams, Harry Allen, Cedar Walton, Jeremy Pelt,
Willie Jones III, Carl Allen, Freddie Redd, Frank Wess, Jeb Patton, Branford
Marsalis.
En 2009, il rejoint le programme jazz de Juilliard School
et en ressort diplômé après avoir étudié avec
Ron Carter et Kenny Washington. Une forme de légitimité s’installe pour ce
jeune musicien qui ne cesse d’imposer une forte personnalité musicale qu’il
explore dans ses projets de leader. Il s'inscrit dans la tradition de l'instrument entre
Oscar Pettiford et Ron Carter pour la beauté de sa sonorité boisée, son sens de
la mise en place et surtout un goût pour l’aspect mélodique que l’on retrouve
sur sa version de «Little Girl Blue».
Sa Freedom Suite Ensuite va au-delà de
l’œuvre de Rollins pour explorer quelques standards et compositions comme ce «The 5:30 PM Dive Bar Rendezvous», un
thème où Bruce Harris est tout à fait à l’aise dans son évocation du blues tout
en sobriété dans la lignée d’un Thad Jones avec une sonorité brillante. Ce
thème qui ouvre le disque illustre parfaitement ce qui pourrait être une forme
de définition du jazz avec une superbe walking
bass doublée d’un accompagnement riche du batteur toujours à l’écoute, se
jouant à la fois des silences et de l’espace avec un souci permanent de
swinguer.
Grant Stewart (né en 1971) est
lui aussi une vieille connaissance de Clovis Nicolas, venu s’immerger dans la bouillonnante vie new-yorkaise. Depuis l’âge de 19 ans, il est devenu une figure de la scène
jazz de la grande pomme en peaufinant sa formation auprès des générations
passées comme Al Grey, Clark Terry, Harold Mabern, Louis Hayes, Jimmy
Cobb, Cecil Payne, Curtis Fuller tout en prenant des cours avec Donald Byrd et
l’incontournable Barry Harris. Il est le ténor idéal d’une telle séance avec
une filiation évidente avec le Rollins des années 1950, développant un puissant
vibrato tout en intégrant des éléments du Dexter Gordon de la période
Blue Note, notamment sur la deuxième partie de la Freedom Suite sous
forme de ballade. Le blues «Grant S.»,
est une composition de Clovis Nicolas évoquant son ami saxophoniste où ce
dernier s’illustre avec brio et musicalité tant sur le plan harmonique que
rythmique, avec swing, confirmant la filiation Rollins voire Joe Henderson
pour son lyrisme introverti. La composition de Kay Swift, «Fine and Dandy», pris sur un
tempo vif nous fait apprécier la
volubilité et le brio du jeu de Bruce Harris ainsi que le placement
rythmique du leader impeccable sur sa walking
bass soutenue par un batteur
d’exception. L’un des sommets du disque est un hommage à Herbie
Nichols, l’un des pianistes les plus originaux du jazz moderne avec Elmo Hope,
Jaki Byard ou Andrew Hill. Sur «Nichols
and Nicolas», il y a une forme de classicisme straight ahead,
presque monkien. Avec cet album, tout à fait réussi, Clovis Nicolas confirme les promesses tant sur le plan des compositions que de son jeu, solide et musical, dans une quête de la belle note et de l'originalité.
|
Hilary Kole
Sophisticated Lady
Sophisticated Lady°, Old Devil Moon*, The Best Thing for You
(Would Be Me)°, Somebody Loves Me°, Make Me Rainbows°, Love Dance°, In a
Sentimental Mood°, Let’s Face the Music and Dance*, Round Midnight°, It’s You
or No One°, The Sweetest Sounds°
Hilary Kole (voc, arr*), Chris Byars (fl, cl, as, arr°), Tom
Beckham (vib), John Hart (g), Adam Birnbaum (p), Paul Gill (b), Aaron Kimmel
(dm)
Enregistré en 2020, Montclair, NJ
Durée: 57’ 56’’
Autoproduit (www.hilarykole.com)
Jusqu’à la réception de ce disque, enregistré en 2020, nous
n’avions pas connaissance de la chanteuse et pianiste Hilary Kole (Hilary
Kolodin de son vrai nom), pourtant bien établie sur la scène new-yorkaise.
Enfant de la balle, elle est issue d’une famille liée au monde du spectacle: un
père chanteur à Broadway, Robert Kole, qui l’initie au jazz et au chant, une
mère actrice et mannequin durant son enfance et une grand-mère maternelle, pianiste
formée à la Juilliard School, qui fut l’une des premières femmes impresario dans
les années 1930. Cet environnement artistique propice l’amène à se tourner très
jeune vers la composition: dès ses 12 ans, elle reçoit une bourse annuelle pour
participer aux ateliers d’été de la Warden School. Après ses études secondaires,
elle intègre la Manhattan School of Music avec en tête l’idée de devenir compositrice
de musiques de films. Elle y approfondit sa connaissance du jazz et finit par s’orienter
vers le chant. Encore étudiante, elle devient la
chanteuse de l’orchestre maison du célèbre restaurant Rainbow Room (1998-99) où
elle fait son apprentissage des standards. Elle s’engage ensuite sur la voie de
la comédie musicale, participant à la création du spectacle Our Sinatra (qu’elle a coécrit) qui
connaîtra des milliers de représentations, y compris au Birdland en 2003. Devenue la compagne de son propriétaire, Gianni
Valenti, elle y monte l’année suivante un autre spectacle, Singing Astaire, et multiplie les apparitions sur les grandes
scènes du jazz, dont le Lincoln Center, le Carnegie Hall, le Blue Note de
Tokyo, les festivals de Montréal et Umbria Jazz. Sous la houlette de Gianni
Velenti, elle enregistre entre 2006 et 2010 une série de duos avec
Hank Jones, Cedar Walton, Kenny Barron, Benny Green ou encore Michel Legrand,
qui feront l’objet d’un album sorti en 2010, You Are There (Justin Time). Une autre de ses grandes rencontres avec Oscar Peterson, en 2007, donnera quatre
titres. En 2008, elle grave son premier
album, Haunted Heart (Justin Time),
produit par John Pizzarelli.
Hilary Kole traverse ensuite, à partir de 2011, une période
difficile, marquée par sa séparation avec Gianni Valenti et une longue bataille
juridique qui entrave sa carrière et empêche la parution des titres avec Oscar
Peterson, toujours inédits. Avec des moyens plus artisanaux, elle sort en 2014
et 2016 deux nouveaux albums toujours de bonne facture, A Self Portrait et The Judy
Garland Project (Miranda Music). Sophisticated
Lady, un autoproduit, est son sixième opus.
Hilary Kole est dotée de qualités d’expression certaines –diction, swing, timbre
chaleureux– et propose ici un album au répertoire balisé: des
standards et des grandes compositions du jazz, à commencer par celles de Duke
Ellington, avec le morceau-titre, «Sophisticated Lady», et «In a Sentimental
Mood» arrangés avec goût et originalité par Chris Byars et avec de bons solos de Paul Gill et John
Hart. Sur les ballades, Hilary Kole fait passer l’émotion sans maniérisme. Sa version de «Round Midnight» (Thelonious Monk), introduction a capella puis duo voix-guitare, est originale. Autre réussite, «Old Devil Moon» (Burton Lane) dont elle a écrit les arrangements. Là aussi, l'accompagnement est sobre. Sur les morceaux rapides, Hillary Kole déploie ses
talents de scatteuse, comme sur le très énergique «The Best Thing for You»
(Irving Berlin), où l'on remarque le vibraphoniste Tom
Beckham et Chris Byars au saxophone alto. Le très enlevé «The Sweetest Sounds» (Richard Rodgers) conclut l'album dans l'esprit Swing Era. Un bon disque de jazz vocal.
|
Charles Mingus
Mingus: The Lost Album From Ronnie Scott's
CD1: Introduction, Orange Was the Color of Her Dress Then Silk
Blues, Noddin' Ya Head Blues
CD2: Mind-Readers' Convention in Milano (aka Number 29), Ko Ko (Theme)
CD3: Fables of Faubus, Pops (aka When the Saints Go Marching in), The Man Who Never Sleeps, Air
Mail Special
Charles Mingus (b, comp, lead), Jon Faddis (tp), Charles
McPherson (as), Bobby Jones (ts, cl), John Foster (p), Roy Brooks (dm, scie musicale)
Enregistré les 14-15 août 1972, Ronnie Scott’s, Londres
Durée: 51' 39'' + 30' 42'' + 1h 03' 11''
Resonance Records 2063 (www.resonancerecords.org/Bertus France)
La musique de Charles Mingus est indispensable, surtout dans
nos époques de propagande normalisatrice en Occident, dans nos sociétés post
démocratiques; «post» parce qu’elles ne le sont plus, une réalité aussi nuisible
pour l’art que dans la vie quotidienne. Un constat par l'absurde, indispensable pour comprendre que le
désordre organisé, une définition réaliste des sociétés réellement
démocratiques, diverses, foisonnantes, subversives, contradictoires par principe critique, est
nécessaire à la richesse de l’expression, de la création et plus largement de
la vie. S’il restait un écologiste ou un scientifique sincères, il expliquerait
que la diversité des espèces et des virus favorisent la vie. C’est aussi vrai
en art.
C’est vrai en jazz, on le sait depuis New Orleans et Storyville, et
Charles Mingus, par la voix de Louis Armstrong ressuscitée par John Foster («Pops»)
sur un «When the Saints» inattendu, en donne ici une illustration aussi
pétillante qu’inédite: littéralement mingusienne. C’est encore perceptible avec
le «Fables of Faubus» qui le précède, une protestation contre le Gouverneur «démocrate»
(les guillemets s’imposaient déjà) de l’Arkansas, Orval Faubus, qui décida en
1957 d’envoyer la Garde nationale pour empêcher une dizaine d’étudiants
afro-américains de fréquenter la High School de Little Rock, droit qu’ils
avaient gagné en justice. C’est évident dans le contenu, joyeux ou revendicatif
transparent du monde sonore de Charles Mingus. Car le jazz, jusqu’à 2020, n’a
jamais eu peur de s’opposer à l’inacceptable, de faire entendre sa voix et sa
philosophie, d’être dans la vie, d’être la vie. C’est même un fondement
essentiel de son caractère expressif: de Louis Armstrong et Duke
Ellington jusqu’à John Coltrane et Archie Shepp, en passant par Dizzy Gillespie
et Charlie Parker, Mahalia Jackson, B.B. King, toute la communauté du jazz, dont ses créateurs majeurs, a pris partie dans le débat démocratique, et c’est pour
cela qu’on pouvait encore parler de démocratie, la violence de ce temps n'étant qu'une expression, parmi d'autres, de ce débat.
Cela dit en introduction de ce somptueux coffret de trois
disques offert par le Charles Mingus Sextet au début des années 1970 et mis à
jour –les bandes étaient dans les archives de Charles Mingus que gère sa veuve,
Sue Mingus–, produit par notre habituel chercheur d’or qu’est Zev Feldman de
Resonance Records, secondé pour cette entreprise par David Weiss qu’on connaît
par ailleurs comme brillant trompettiste, arrangeur et compositeur des Cookers.
Ils viennent de documenter la musique de Charles Mingus de cet été 1972, qui ne
soulève pas moins de nostalgie que l’été 42 et pour des raisons plus profondes.
Comme toujours, les informations du livret, très généreux de
64 pages, sont précises, avec des textes clairs pour resituer le contexte, la participation de Sue Mingus, Mary Scott, la veuve de Ronnie Scott, Christian
McBride toujours présent pour l’excellence, avec encore une précieuse interview de
Charles Mingus et Charles McPherson sortie des archives d’un bon connaisseur
britannique, Brian Priestlay (Mingus: A
Critical Biography, 1984). On peut compléter les infos par recoupement: le
séjour du 1er au 15 août du sextet au Ronnie Scott’s n’a
pas terminé la tournée européenne, mais il s’est placé en son centre: après une
apparition au Festival de Newport en jam, délocalisé à New York par George
Wein, le 6 juillet 1972, Charles Mingus a tourné en Europe, en festival et en clubs, avec
ce groupe les 20 juillet 1972 à Nice (Dizzy Gillespie, p, voc, tp, intègre le groupe sur deux titres), 30 juillet à Pescara. Si l’affiche du
Ronnie Scott’s atteste de sa présence à Londres du 1er au 15 août, avec cet enregistrement les 14-15 août, il semble bien que le 12
août, le sextet a profité d’un jour de relâche pour jouer aux Pays-Bas
(Loosdrecht). La tournée s’est ensuite prolongée en Allemagne de l’Ouest
(Munich) le 17 août, en Suède (Emmaboda Jazz Fest) le 19, en France
(Châteauvallon, en quartet, sans Jon Faddis et Bobby Jones), pour se terminer
au Danemark (le Jazzhus Montmartre) le 28 août, avec un invité de marque du
sextet, Dexter Gordon, un autre représentant hot de la Côte Ouest, contemporain du contrebassiste.
Il est donc possible aux amateurs des pays européens de se
souvenir de ce formidable groupe de Charles Mingus avec Jon Faddis, Charles
McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks illuminant les scènes d’autres
festivals (cf. discographie détaillée dans Jazz Hot n°557, n°558, n°559). Les performances sont
partiellement documentées et, c’est le cas à Londres avec ce disque, la scène
du Ronnie Scott’s, enregistrement qui était jusque-là inédit pour le grand
public.
N’importe quel amateur du grand contrebassiste se souvient
de la scie musicale, instrument hors norme dont Roy Brooks étirait les accents
du blues, et de ce style jungle réacclimaté par Charles Mingus au sens où il
adapte le foisonnement sonore ellingtonien à son univers, parfois par des
couleurs hispano-mexicaines, parfois par sa vision free au sens afro-américain
des années 1960-70 de l’improvisation collective, donnant à chacun des
musiciens comme le faisait Duke Ellington, une totale liberté pour parler avec sa
voix dans un collectif d’une construction aussi savante que virtuose: une
écriture en live qui ne doit pas
s’imaginer sans des siècles de culture, sans des jours et des années de
complicité artistique, comme en témoigne la présence en 1972 de Charles
McPherson, déjà à ses côtés depuis 1964, et qui fait encore référence en 2019 à
la musique de Charles Mingus, dans la forme et l’esprit (cf. Jazz Dance Suite).
Charles Mingus, c’est une sonorité d’ensemble, une énergie, une liberté, une
poésie et une imagination à nulle autre pareilles, et pourtant c’est du jazz,
c’est du blues, formel ou par l’esprit, dont les racines plongent au plus
profond de l’histoire collective et de l’inconscient individuel, car il
revendique en permanence ces deux dimensions de son être.
Charles Mingus, c’est aussi une violence assumée, celle des
vexations subies, celle de la vie à conquérir, celle de la nécessité de lutter
pour aimer, partager, s’exprimer, et sa musique en est autant pétrie (de
violence) que de ses autres qualités de douceur, de poésie et d’amour: à (re)lire: Beneath the Underdog/Moins qu'un chien, par Charles Mingus.
«Orange Was the Color of Her Dress, Then Silk Blues» est une
illustration de ces dimensions paradoxales de son vécu, mais aussi de son grand
talent de conteur. Cette composition fut écrite par Charles Mingus pour une réalisation télévisée, A Song
of Orange in It, de Robert Herridge
à la fin des années 1950. Le cinéaste avait de la suite dans les idées,
puisqu’il avait déjà donné en 1957 The
Sound of Jazz avec Billie Holiday, Ben Webster, Lester Young entre autres…
Ces 32 minutes sont mises en valeur par les discours croisés
de Jon Faddis, Charles McPherson, Bobby Jones, John Foster et Roy Brooks,
formidablement impulsés par un bassiste omniprésent, relançant sans arrêt ses
compagnons, d’une musicalité dont on ne mesure jamais la virtuosité,
multipliant les scènes, les climats, les accents du plus aigu au plus grave,
du plus pianissimo au plus vivace, de la plus grande douceur à la plus grande
violence. C’est une parfaite illustration de cette liberté sans limite de la
musique de Charles Mingus au service d’un récit: du Grand Art qui sublime la
vie.
«Noddin’ Ya Head Blues» un blues classique (le blues de tête) dans la forme,
introduit par un chorus de contrebasse de plus de trois minutes dont Mingus a
le secret, puissant et musical, est un régal pour chacune des interventions, la
voix et le piano de John Foster, les chorus de Charles McPherson et Jon
Faddis, ou le soutien très inventif de Roy Brooks: dans l’esprit et toujours
moderne, avec la voix de chacun et l’empreinte de Mingus. Il permet d’entendre
Roy Brooks jouer de la scie musicale, et de constater l’effet, inoubliable,
produit sur le public.
Le CD2 est entièrement consacré à la version de 30’ de
«Mind-Readers' Convention in Milano», une composition foisonnante, des récits qui s’entrecroisent, sur fond d’ensembles structurés, caractéristique de ce talent d’écriture exceptionnel de Mingus
conjugué à celui de musiciens totalement impliqués dans cette
écriture: un film en cinémascope, avec ces variations de tempos dont il a fait
une marque de fabrique, ces échappées free sur fond de tension parfaitement architecturée qui donne l’illusion d’un big band quand il y a six musiciens. Il
n’y a jamais l’impression qu’une note est faite au hasard, et le contrebassiste
invente, drive les changements de tempos, de mélodies, de climats, suivi par
des musiciens qui occupent 30 minutes sur 30 à se confronter, à dialoguer à
six, à paraître inventer sur l’instant une œuvre dont les fondements semblent
pourtant être écrits avec un soin minutieux tant les ensembles, les unissons
sont précis, tant les alliages sonores, à la manière d’un autre Ellington, sont
propres à la musique de Charles Mingus. Simplement passionnant!
Il reste à vous parler de «The Man Who Never Sleeps».
Commencé sur un dialogue Faddis-Mingus, cette belle composition déjà au
répertoire en 1970, est un classique mingusien sur tous les plans: la diversité
des atmosphères, de l’intensité, des tempos, alternant le rêve, les émotions… Servi par les arrangements qui semblent démultiplier le nombre de musiciens, par les
variations de tempos sans jamais faire disparaître le swing, la respiration, par
les chorus émouvants de chacun des musiciens, ce titre est encore un témoignage que la
musique de Charles Mingus est l’un des grands univers à sa place dans
l’Olympe des pères créateurs du jazz qui ont fait du siècle du jazz
une expression sans équivalent dans l’histoire de l’art.
La conclusion en deux minutes up tempo sur «Air Mail Special» mâtinée de «Ko Ko» est l’issue
joyeuse de ces plus de deux heures de voyage au paradis de Charles Mingus
ramené sur terre par la volonté et le talent de Zev Feldman.
|
Wawau Adler
I Play With You
For Leo, Le Soir, Jazzy Populair, Manoir de mes rêves, For
Holzmanno, Cherokee, I Play With You, What Is This Thing Called Love,
Martinique, La belle vie, Samois-sur-Seine, Chicago
Wawau Adler (g), Alexandre Cavaliere (vln), Denis Chang (g), Hono Winterstein (g), Joel
Locher (b)
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 53’ 10”
Edition Collage/GLM Music 604-2 (www.glm.de, wawau-adler.com)
Les amateurs de jazz, dont les lecteurs de Jazz Hot, commencent à bien connaître
Wawau Adler dont nous vous avions commenté le précédent enregistrement (Happy Birthday Django 110),
et si cette découverte vous a intéressés, nul doute que ce bon disque, qui
réunit les mêmes musiciens, avec un invité imprévu, Denis Chang, venu du Canada,
que Wawau a convié en reconstituant un quintet dans la tradition de la
formation de Django Reinhardt, avec trois guitares, un violon et une
contrebasse.
Nous avions présenté les membres du quartet de base dans la
chronique précédente, nous n’y revenons pas (il suffit de s’y reporter), et on
vous précise que Denis Chang n’est pas un inconnu puisque nous avions commenté en
2007 son premier enregistrement, Flèche
d’or, pour l’historique label norvégien, Hot Club Records, de Jon Larsen (Supplément Jazz Hot n°644),
sur lequel il a aussi enregistré, en 2009, Deeper
Than You Think. Ce natif de Montréal, pédagogue réputé, a collaboré
avec le regretté Pat Martino et a créé la DC Music School (denischang.com), où il enseigne la tradition de Django et pas seulement. Denis Chang a choisi
depuis longtemps de s’exprimer dans la tradition de Django, et pour cela, il a
parcouru avec curiosité l’Europe et l’histoire de cette tradition. Sa
virtuosité, obligée pour cette culture, nous le dit. On distingue ses
interventions à la guitare par sa manière plus sèche par rapport au leader.
Dans I Play With You,
Wawau Adler a alterné six de ses compositions avec une de Django («Manoir de
mes rêves») et cinq standards, qu’ils aient ou non été repris par Django.
Le quintet attaque par un original de Wawau, «For Leo»,
peut-être dédié à Leo Slab, le livret ne le précise pas. Wawau Adler nous fait
comprendre pourquoi il fait référence au bebop avec ses unissons de guitares et
violon bien intégrés à la pompe.
«Le Soir» de Loulou Gasté (1908-1995, orchestre de Ray Ventura)
que Line Renaud, sa compagne, interpréta accompagnée par Loulou à la guitare,
dans une veine déjà héritée de Django, quand il tressait ses arabesques autour de la voix de Jean Sablon, est une composition très poétique.
Introduit par l’excellent Alexandre Cavaliere, Wawau y fait des merveilles,
avec cette touche de nostalgie qui nous rappelle ce que la chanson française
doit au jazz et à Django. «La Belle vie», l’immortel de Sacha Distel (Jazz Hot n°601),
guitariste de jazz et chanteur populaire, neveu de Ray Ventura, précise
l’inspiration de Wawau autant que son goût pour cette savante synthèse
musicale.
«Jazzy Populair» confirme le talent de Wawau pour des
compositions bien intégrées à la tradition tout en illustrant son attachement au
bebop; ce qui donne une réelle personnalité à sa manière. Un esprit qu’on
retrouve dans les acrobatiques standards «Cherokee» ou «What Is This Thing
Called Love», dignes dans leurs échanges virtuoses entre musiciens des
interprétations bebop d’outre-Atlantique auxquels ils font référence.
«For Holzmanno», un
bel original, où les unissons guitares-violon lancent des improvisations
savoureuses (Alexandre Cavaliere et le leader), a été composé en hommage à Holzmanno
Winterstein, un ami, confrère et complice de Wawau (né en 1952), évoqué en 1997
dans le cadre d’un bel article consacré à Siegfried Maeker qui produisit
l’indispensable série Musik Deutscher
Zigeuner (Jazz Hot n°540)
qui réunit cette grande famille musicale d’outre-Rhin où Wawau plonge ses
racines.
«I Play With You», un autre original, est une ballade poétique introduite à l’unisson violon-guitare, avant que Wawau en donne sa lecture dans son style qui respire, serein, où Alexandre se fait oiseau; un moment de rêve de cet enregistrement. «Martinique», sur tempo médium, propose un swing joyeux et des improvisations en liberté.
Enfin Django est omniprésent, sans jamais écraser, car Wawau
maîtrise l’histoire et son récit: par l’original «Samois-sur-Seine», où percent
poésie et nostalgie, et des harmonies proches de l’esprit du dernier Django,
dans la veine qu’exploita et développa Babik; mais aussi par un «Chicago» qui
renvoie à l’esprit originel de l’entre-deux guerres. Django est enfin présent par l’une
de ses compositions, «Manoir de mes rêves» joliment introduite par Alexandre
Cavaliere, et développé par Wawau Adler avec maestria, avant qu’Alexandre reprenne
la parole et que Wawau apporte un contre-chant in the tradition.
Du bel ouvrage, comme l’ensemble de ce disque plein de
fougue et de maîtrise, avec des musiciens à la hauteur du projet que leur a
proposé Wawau, Denis Chang comme Hono Winterstein, Joel Locher comme Alexandre
Cavaliere. On peut découvrir en live le groupe de Wawau Adler au Festival Django Reinhardt de Samois le 24 juin 2022 à 18h.
I Play With You est un indispensable nécessaire au moral des amateurs dans le contexte morose d’une création jazzique qui a
beaucoup de mal à se relever du covid. Le salut viendra-t-il de la tradition de Django, si rétive, depuis la nuit des temps, à tout confinement?
|
Christian McBride & Inside Straight
Live at the Village Vanguard
Sweet Bread, Fair Hope Theme, Ms. Angelou, The Shade of the
Cedar Tree, Gang Gang, Uncle James, Stick & Move
Christian McBride (b, comp), Steve Wilson (as, ss, comp), Warren
Wolf (vib, comp), Peter Martin (p), Carl Allen (dm)
Enregistré du 5 au 7 décembre 2014, New York, NY
Durée: 1h 19' 45''
Mack Avenue 1192 (www.mackavenue.com)
S’il a joué de nombreuses fois en sideman au Village
Vanguard depuis 1990, Christian McBride (né en 1972) a attendu 2006 pour y
proposer sa musique en leader et y revenir en 2007, dans des formules
acoustiques pour suivre les recommandations de Lorraine Gordon, peu sensible aux
expérimentations rhythm & blues du bassiste, comme il le raconte avec humour
dans le livret. C’est en 2007 qu’y naît ce groupe qui associe à son quartet
(Steve Wilson, Carl Allen et alors Eric Reed) un jeune vibraphoniste, Warren
Wolf, dont les compositions, un jeu brillant et la sonorité colorent cet
ensemble, avec parfois un clin d’œil à l’esprit third stream («Gang Gang») du Modern Jazz Quartet. Warren Wolf
n’est pas le seul compositeur, Chris McBride propose quatre compositions, et
Steve Wilson, une. Le répertoire est donc original.
Le groupe fut baptisé «Inside Straight» au Monterey Jazz Festival en 2008, et
poursuivit son chemin dès 2009 au Village Vanguard où Christian McBride devint
un invité annuel du mois de décembre. Peter Martin remplaça Eric Reed, et c’est
en décembre 2014 qu’a été enregistré la matière de ce disque, qui sort en 2021 sur
le bon label Mack Avenue qui édite les enregistrements du bassiste depuis 2008.
Christian McBride a donné à ce label de très bons enregistrements, avec
différentes formations, du big band au trio. On peut citer The Movement Revisited (1082) en 2013, Bringin' It (1115) en 2017, New
Jawn (1133) en 2017, For Jimmy, Wes
and Oliver (1152) en 2019, et déjà, en trio, un autre Live at the Village Vanguard (1099), enregistré en octobre 2014,
soit deux mois avant ce quintet. Le dessin de couverture, style bande dessinée,
est dans le même esprit.
La publication ne respecte pas la chronologie, et c’est sans
importance car la musique de ces enregistrements vaut vraiment d’être
immortalisée. Cela nous donne une idée de l’appétit musical de Christian
McBride qui aborde avec tant de brio des projets aussi variés, toujours dans
l’esprit de la grande musique afro-américaine, parfois très lourds pour la
mise en œuvre comme The Movement
Revisited. Ici, c’est en live au
Village Vanguard, et on ressent à l’écoute le drive propre à ces enregistrements
au contact du public aussi bien que l’aboutissement d’une musique post bop
d’une réelle perfection, où les musiciens sont totalement investis.
Cet enregistrement bénéficie de la complicité des deux
«anciens» complices du leader, Carl Allen, magnifique batteur qui a fait la
couverture de Jazz Hot n°584 et de Steve Wilson, saxophoniste à
l’impressionnante discographie (Michel Brecker, Donald Brown, James Williams,
Ralph Peterson, Chick Corea, la liste est sans fin), qui était au sommaire du Jazz Hot n°577, tous les deux nés en 1961. Peter Martin (né en
1970) est un brillant pianiste, un fidèle des tournées de Christian McBride,
qui a accompagné le gotha du jazz, de Betty Carter à Dianne Reeves, de Johnny
Griffin à Wynton Marsalis en passant par Roy Hargrove, Joshua Redman, Terence
Blanchard et beaucoup d’autres… Warren Wolf, le benjamin (né en 1979), outre ses talents de
compositeur, possède une sonorité brillante personnelle, une attaque et une
expression sur son instrument dignes de tous les éloges, bien que son enregistrement personnel sur ce même label (Reincarnation) déprécie ses qualités, et cet ensemble est
d’une cohésion, d’une complicité qui font merveille sur tous les tempos.
Quand on connaît les qualités du leader, contrebassiste
virtuose, au swing inébranlable, à la puissante sonorité, aux riches arrangements,
capable d’entraîner et de dynamiser son groupe, comme un Charles Mingus ou un
Art Blakey, on comprend que la musique de ce quintet ait passionné l’assistance
dont on perçoit les réactions. On peut partager ce bon moment grâce à cette
édition de Mack Avenue, et si le label poursuit, comme d’autres, l’édition des
inédits d’avant le covid, nous pourrons ainsi encore rêver d’un monde englouti,
celui d’une liberté que le jazz a portée depuis sa naissance.
|
Alvin Queen Trio
Night Train to Copenhagen
Have You Met Miss Jones?, Bags Groove, I Got It Bad (and
That Ain't Good), Farewell Song, Quiet Nights of Quiet Stars (Corcovado), The
Days of Wine and Roses, Goodbye JD,
Tranquility in the Woods (I skovens dybe stille ro), D &
E, Georgia on My Mind,
Night Train, C Jam Blues, People, Moten Swing, Some Other
Time
Alvin Queen (dm), Calle Brickman (p) Tobias Dall (b)
Enregistré les 22-23 mars 2021, Elsinore, Danemark
Durée: 53’ 02”
Stunt Records 21062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
«Alvin Queen a l'un
des sons de batterie les plus hot» nous dit le producteur danois de cet
excellent disque, le pianiste Niels Lan Doky, qui fut un temps parisien
d’adoption. Il présente avec compétence dans le texte du livret ce double
hommage à Oscar Peterson (après le précédent O.P.: A Tribute to Oscar Peterson,
de 2018, paru sur le même label)
et au Danemark, une terre d’accueil du jazz.
Alvin Queen qu’on ne présente plus (il était en couverture
de Jazz
Hot n° 572), a fait
et continue de faire le bonheur du jazz en Europe et dans le monde, et d’un
nombre considérable de formations, du trio au big band, depuis plus de 50 ans,
et parmi elles avec Oscar Peterson, un sommet parmi d’autres car c’est
l’altitude qu’il fréquente.
C’est aussi un hommage au Danemark, car outre les attaches
personnelles d’Alvin, Oscar y a aussi compté de prestigieux membres de son trio,
des natifs comme Niels-Henning Ørsted Pedersen ou adoptés comme l’autre grand
batteur américain, Ed Thigpen. Quand on rajoute que le manager au long cours
d’Oscar Peterson, Norman Granz, a épousé en dernière noce Mme Grete Lingby, une
Danoise, et qu’il est enterré –ce que nous dit Niels– à Ordrup, une localité du
Danemark, on comprend que le Danemark et son entourage scandinave ont été une
autre patrie du jazz parmi les plus accueillantes pour les musiciens
afro-américains et leur musique. On peut citer parmi une longue liste les grands Ben Webster,
Dexter Gordon, Oscar Pettiford, Kenny Drew; on pourrait rappeler les clubs
mythiques comme les labels de grande qualité qui ont abondamment enregistré et documenté
cette musique à l’égal de ce que la France a produit de mieux.
Alvin Queen, la générosité incarnée, humainement et
musicalement, pour qui la belle chanson «Les Cireurs de souliers de Broadway»,
interprétée par Yves Montand, semble avoir été écrite (paroles, Jacques
Prévert-Musique, Henri Crolla), rend ainsi hommage à une magnifique histoire de
rencontres respectueuses et artistiques, une de celles qui, sans être en
Amérique, a fondamentalement contribué à l’histoire et à la richesse du jazz.
Il rend même un double hommage en choisissant ce label, ce producteur avec
lequel il a joué et dont il a intégré un titre dans cet opus, et les musiciens du
cru, les bons Calle Brickman, suédois de naissance, et Tobias Dall, né au
Danemark et qui accompagne régulièrement Niels Lan Doky.
On est donc en terrain connu, avec des acteurs qui partagent
des liens récents et anciens, au-delà de leur naissance, et à aucun moment
Alvin Queen ne fait sentir qu’il est une légende et le leader en écrasant de sa
présence, laissant beaucoup d’espace et de respiration à son trio, à la
musique, comme il sait le faire, avec un drive précis et fertile, aussi bien
sur les caisses que sur les cymbales, avec de sobres et percutants chorus, pour
emmener ses jeunes compagnons, qui accomplissent leur part du chemin vers
le langage profondément blues d’Alvin Queen, comme en témoigne ce «Night
Train», immortalisé par Oscar, et repris sans complexe par les «jeunes» du trio
ou un «C Jam Blues» au punch indéniable.
Le répertoire est d’ailleurs classique, des compositions
jazz (Duke Ellington, Oscar Peterson, Milt Jackson, Bennie Moten, John Lewis,
Jimmy Forrest), des standards (Rodgers & Hart, Carmichael, Mancini & Mercer,
Jobim, Bernstein), un titre de Niels Lan Doky, on l’a vu, et un traditionnel
danois, qui ressemble à un hymne, laissé à l’initiative de Calle Brickman.
Alvin Queen a cette faculté –la liste impressionnante de ses
collaborations (https://alvinqueen.com) de Joe Newman (à 12 ans en 1962,
avec Zoot Sims, Art Davis, Hank Jones et Harold Mabern ensemble) à Charles
Tolliver en passant par Horace Silver– d’être parfait dans tous les courants du
jazz, en restant lui-même, ce formidable technicien doté d’une expression
unique, né du petit
cireur de souliers (La fugitive petite
lumière/Que l’enfant noir aux dents de neige/A doucement apprivoisée, selon les
mots de Prévert) un enfant prodige (il est né dans le Bronx en 1950) qui a
ébahi les Max Roach, Art Blakey, Elvin Jones, Charli Persip, Mel Lewis, réunis en
1962 pour la soirée annuelle des batteurs au Birdland, et qui a été assis à la batterie par Elvin Jones au Birdland lors du passage de John
Coltrane (1963). Il a continué à cirer encore quelques temps les chaussures,
choisissant en particulier celles de Ben Webster, Thelonious Monk, Art Blakey –pour joindre l'utile à la passion– avec sans aucun doute ce même sourire éclatant qui ne le quitte pas… Un vrai moment de jazz par un trio qui accomplit
encore ce miracle de la transmission, ici de plusieurs mémoires et générations qui
se croisent, en faisant simplement ce que le jazz a toujours fait: de l’art, de
la musique dans un esprit profondément humain, populaire. On imagine la chance et
l’émotion que les jeunes, bassiste et pianiste, de cet enregistrement ont
ressenties...
|
Monty Alexander
Love You Madly
CD1: Arthur’s Theme, Love You Madly, Samba de Orfeu, Sweet
Lady, Eleuthra, Reggae Later
CD2: Blues for Edith, Fungii Mama, Consider,
Montevideo, Body and Soul, Swamp Fire, SKJ
Monty Alexander (p), Paul Berner (b), Duffy Jackson (dm),
Robert Thomas Jr. (perc)
Enregistré le 6 août 1982, Fort Lauderdale, FL
Durée: 45’ 42’’ + 46’ 21’’
Resonance Records 2047 (resonancerecords.org/Bertus France)
Le bon label patrimonial Resonance Records édite avec le
soin qui le caractérise un live inédit de Monty Alexander, capté en 1982 au
Bubba’s Jazz Restaurant de Fort Lauderdale, FL, club fondé par Bob Shelly, actif
de la fin des années 1970 aux années 1980. Le lieu, décontracté et typique du
sud de la Floride, a accueilli les grands noms du jazz, dont Art Blakey, Stan
Getz, Sonny Stitt et Ahmad Jamal qui y enregistrèrent. Quant à Monty, un coup
d’œil à sa riche discographie (cf. Jazz Hot n°611) suffit à se
figurer l’intensité de son activité en ce début des années 1980: pas moins
d’une vingtaine de disques entre 1980 et 1982, en leader et en sideman,
notamment avec Ray Brown, Herb Ellis et Milt Jackson.
Le riche livret illustré, d'une quarantaine de pages, qui accompagne l’album, propose une interview de chacun des membres du groupe, menée
entre juin et août 2020 par Zev Feldman qui a supervisé cette édition avec le savoir-faire qu’on lui
connaît. Monty y raconte les circonstances de cette enregistrement: l’ingénieur du son Mark Emerman, rencontré un peu plus tôt,
lui propose de venir enregistrer son concert au Bubba’s et lui offre la bande,
restée pendant près de quarante ans dans les archives du pianiste. Monty évoque
aussi brièvement la vie jazzique de Fort Lauderdale avec ses deux motels, The
Apache et The Rancher, où se produisait Ira Sullivan, ainsi que la Hampton
House où il se rappelle avoir vu Cannonball Adderley et Junior Mance, de même
qu’il y a noué des amitiés avec plusieurs musiciens. Autant d’indices attestant
de la vitalité de la scène jazz de Miami et de ses environs (Fort Lauderdale
est à moins de 50 km), comme le démontrent d’ailleurs plusieurs enregistrements des années 2010 d’un
autre pianiste, l’Italien Roberto Magris, notamment avec Ira Sullivan.
Monty est ici en quartet. A la contrebasse, le jeune Paul
Berner a fait ses armes dans l’orchestre de Lionel Hampton. Comme il le raconte
à Zev Feldman, c’est Reggie Johnson qui lui a conseillé de se présenter à Monty
de sa part. Il joue dans son trio entre 1981 et 1983 mais n’apparaît pas dans
la discographie du pianiste en dehors de ce disque. En 1990, après d’autres
collaborations prestigieuses, il partira s’installer définitivement aux
Pays-Bas. A la batterie, Duffy Jackson a enregistré son premier disque en
sideman, Here Comes the Sun, en 1971,
avec Monty Alexander, bien que n’étant encore alors que lycéen (cf. Tears). Depuis, ils se sont retrouvés à de nombreuses reprises sur
scène et en studio, d’autant que Duffy a des attaches en Floride. Aux
percussions, Robert Thomas, Jr., est originaire de Miami. Lui aussi a débuté
très jeune auprès de Monty dont l’influence a été déterminante et explique dans
le livret avoir également énormément appris aux côtés de Duffy Jackson. On
connaît sa participation à Weather Reaport (1980-1986), laquelle ne l’a pas
empêché de retrouver ponctuellement Monty. On comprend dès lors l’osmose qui
caractérise ce quartet dégageant une énergie et une vitalité exceptionnelles.
Quel que soit le registre,
Monty est extraordinaire, déployant une inventivité impressionnante. L’album débute par une superbe ballade, «Arthur’s Theme», à laquelle Monty Alexander
donne un relief particulier par son jeu percussif et des accélérations du
tempo. La pulsation très vive de Duffy Jackson donne une intensité
supplémentaire. Les autres ballades abordées sont autant de trésors de
subtilité: «Love You Madly», le classique ellingtonien qui donne son nom à
l’album, «Sweet Lady» et «Consider» deux compositions du pianiste, de même
qu’un autre incontournable, «Body and Soul» d’une splendeur renversante! Le
Monty caribéen n’est jamais bien loin, de «Samba de Orfeu» (encore le soutien
d’une grande densité de Duffy Jackson!) à «Fungii Mama», en passant par «Montevideo»,
où le leader, volubile, cite quelques mesures de «Caravan» puis quelques autres du
thème du film Brazil; entre les deux, un solo
explosif de Duffy déclenche l’enthousiasme du public. Un autre thème de
Monty, «Reggae Later», évoque évidemment la Jamaïque et le courant musical qui
lui est associé, tout en restant très ancré dans le swing. On y
entend les interventions de Paul Berner, au son chaleureux, et Robert Thomas
Jr. imprimant aux congas un groove propre aux Caraïbes. Incandescent de swing,
véloce et flamboyant, Monty Alexander assure le spectacle sur les morceaux
particulièrement toniques comme «Swamp Fire» ou les réjouissants «Blues for Edith» et «SKJ», de Milt
Jackson, un feu d’artifice où le blues n’est pas
oublié, un must! Mis à jour par Resonance Records, cet inédit de 1982 ravira les amoureux de Monty Alexander au sommet de son art et les amateurs de jazz en général.
|
Louis Hayes
Crisis
Arab Arab, Roses Poses, I’m Afraid the Masquerade Is Over*, Desert
Moonlight, Where Are You?*, Creeping Crud, Alien Visitation, Crisis, Oxygen, It's
Only a Paper Moon
Louis Hayes (dm), Abraham Burton (ts), David Hazeltine (p),
Dezron Douglas (b), Steve Nelson (vib), Camille Thurman (voc)*
Enregistré les 7-8 janvier 2021, Astoria, NY
Durée : 55’ 52”
Savant Records 2192 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
Ce qui distingue, entres autres caractéristiques, l’amateur de jazz
réside dans sa capacité de réception d’une musique qui ne date pas forcément du
jour, de pouvoir s’abstraire du présent pour n’écouter que la musique, et la
resituer dans son contexte, sans penser que c’est une «musique de vieux» parce qu'elle n'est pas du jour.
L’amateur de jazz, indifférent au temps qui passe, écoute ainsi des musiciens de différentes
époques avec le même plaisir, du moment que la musique correspond à son choix, sa
sensibilité et qu’elle est de qualité. C'est un échange libre entre amateur et artiste. Cette
qualité vient sans doute du fait qu’ils ont grandi avec le jazz et savent découvrir une
musique récente ou ancienne avec la curiosité de vrais mélomanes.
Cette nature d’écoute lui a également été offerte par une
musique, un art qui d’emblée ne s’est pas figé sur des modes liées à l’instant,
et qui a évolué, s’est diversifié en s’appuyant sur la transmission de codes
culturels, d’un langage commun à un peuple et aux générations, plus que sur la rupture, même le free jazz en
dépit de tous les discours artificiels plaqués à partir du développement de la
société de consommation par une critique pas aussi savante qu'elle le prétendait.
Ainsi l’amateur de jazz-blues a appris à connaître tel ou
tel artiste en le situant dans un grand ensemble culturel, ce qui lui permet en
2022 de continuer à écouter avec le même plaisir le jazz du temps de Louis
Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane ou Wynton Marsalis, de Count Basie à B.B. King et Ray Charles, sans avoir cette
atrophie de l’oreille qui pousse un auditeur-consommateur à trouver vieillie une
musique dont il n’apprécie pas les valeurs parce qu’il n'en a pas les clés, la compréhension, la sensibilité, parce qu'elle est pratiquée par des
artistes d’une autre génération, parfois encore en vie car les musiciens de jazz
vivent leur musique de leur jeunesse jusqu’à leur dernier souffle en restant eux-mêmes: leur langage d'artiste est ce qui en fait l'originalité. La musique n’est
pas un jeu, une mode, un métier mais une raison de vivre, une affirmation d'existence: «être ou ne pas être», toujours…
Cette valeur qui naît par l’activation permanente d’un
patrimoine sonore du jazz sans cesse repris (rééditions ou relectures par les
plus jeunes), par ce lent travail pédagogique de dialectique entre le passé, le
présent et le futur, qui a fait du jazz une musique pas comme les autres, est
essentielle aux artistes, soit qu’ils la vivent dans le vivier d’origine, la
communauté du jazz aux Etats-Unis, soit dans ses dépendances un peu partout dans
le monde. On voit d’innombrables réinventions de la vie du jazz fertilisé par l’humus du
passé (la chronique des disques en fourmille).
La magie est encore plus grande quand on a la chance de
tomber sur un disque comme celui-là réunissant plusieurs générations de cette belle histoire
du jazz, où avec autant de respect que de liberté, la musique traduit cette
éternelle modernité du jazz qui tient à sa capacité de partager, cette
solidarité musicale qui réunit ici un magnifique ancien, Louis Hayes,
extraordinaire batteur qui a presque l’âge de Jazz Hot (il est né à Detroit en 1937), apparu dans le jazz dans
ces années 1950 effervescentes, pour le bebop et pas seulement car toute la société américaine est en mouvement. Le jazz, en pleine maturité, crée le fonds d’une art exceptionnel à la mesure des événements.
Retrouver Louis Hayes en 2021, avec un clin d’œil malicieux
au covid («I’m Afraid the Masquerade Is Over», et l’album est intitulé Crisis) pour un opus qui réunit autour
de lui, sans aucun hiatus d’expression, des artistes dont la plus jeune,
Camille Thurman est née en 1986, soit 50 ans après lui, dans une musique libre,
sans académisme en dépit de sa sophistication, est ce miracle qu’offre le jazz
aux amateurs sans âge. L’énergie de cette musique après une telle période de
léthargie atteste que le chaudron du jazz a encore ce pouvoir de subvertir, de dépasser, de ne pas se faire aveugler par les fausses urgences de la propagande.
Savant Records nous propose cette pièce d’orfèvrerie où Louis
Hayes se délecte visiblement à tresser la trame par la beauté de son jeu aussi
précis que foisonnant, aussi brillant sur les cymbales que précis et nerveux
sur les caisses. Je ne vais pas vous dresser le portrait de notre ancien, il faisait
en 2018 encore la couverture de Jazz Hotavec une interview subtile et profonde, à son image (Jazz Hot n°685), et sa monumentale discographie qui suit ses mots dit mieux que de longs
discours la contribution qu’il a apportée au jazz.
On goûte ici l’esprit de sa musique faite d’une
solennité, d’une intensité, d’un dynamisme et d’une poésie dont les amateurs de
jazz ont le privilège, bien que l’esprit n’en date pas de 2021. On compte ainsi
parmi les compositeurs Joe Farrell, Bobby Hutcherson, Lee Morgan, Freddie
Hubbard, des standards, ainsi qu’une composition de Louis Hayes, une de Steve
Nelson, l’excellent vibraphoniste présent sur cet enregistrement, et une de
Dezron Douglas, le bassiste de ce quintet qui est au diapason de son aîné,
totalement investi dans le jazz (Cyrus Chestnut, Eric Alexander…), leader par
ailleurs. A leur côté, David Hazeltine, un habitué de la scène
new-yorkaise post bop, leader également, a déjà accompagné Louis Hayes,
mais aussi Brian Lynch, Jim Rotondi, et bien d’autres.
Abraham Burton est un beau son de ténor héritier de Sonny
Rollins («It’s Only a Paper Moon») sans renoncer à des accents coltraniens dans
«Oxygen», parfaitement à l’aise dans ce registre. Camille Thurman, la
benjamine, par ailleurs saxophoniste membre du Jazz at Lincoln Center
Orchestra, chante ici, et nous rappelle qu’elle avait aussi un talent vocal au début des années 2010 (concours Sarah Vaughan).
L’ensemble est remarquable de complicité: l’esprit poétique
(«Desert Moonlight», «Alien Visitation») y côtoie l’intensité («Creeping Crud»
arrangé par Anthony Wonsey, «Crisis» de Freddie Hubbard, «Arab Arab» de Joe
Farrell), et le blues est l’esprit de la musique qui nous
plonge dans le meilleur des univers post bop, d’Art Blakey à Woody Shaw dont
Louis Hayes fut un compagnon régulier. Steve Nelson est brillant, Abraham Burton comme à son
habitude puissant et classique, et l’omniprésence, le drive de Louis Hayes nous
dit qu’à l’instar du jazz, les artistes n’ont pas d’âge.
|
Swingin' Affair
Fait sa B.O.
Star Wars Medley, Il était une fois la révolution: thème principal, Tontons Flingeurs Jingle / Tamoulé (Les Tontons flingueurs), Sirba
(Le Grand blond avec une chaussure noire), La Chanson d’Hélène (Les Choses de
la vie), Tontons From Ipanema, La Marche des gendarmes (Le Gendarme de
Saint-Tropez), Le Bon, la brute et le truand: thème principal, Tontons Bop, Raider’s
March (Les Aventuriers de l’arche perdue), My Heart Will Go on (Titanic),
Tontons Tutu, Clara 1939 (Le Vieux fusil), Les Sept mercenaires: thème
principal, Tontons Ballade, Reality (La Boum), Medley Nino Rota, Tontons Rock, Speak
Softly Love (Le Parrain), Tontons Bayou
Olivier Defays (as, ts, fl), Philippe Chagne (ts, cl, bcl),
Philippe Petit (org), Sylvain Glévarec (dm, sifflet)
Enregistré du 10 au 12 mai 2021, Maisons-Alfort (94)
Durée: 1h 00’ 25’’
Frémeaux & Associés 8589 (www.fremeaux.com/Socadisc)
Le compagnonnage du jazz et du cinéma, les deux arts du XXe siècle, est une thématique
explorée de multiples fois. Il
est moins fréquent de consacrer un album à des thèmes musicaux célèbres du
cinéma français, américain et italien, étrangers au jazz pour la plupart, mais jazzifiés
pour l’occasion.
C’est la démarche entreprise par le quartet Swingin’ Affair
(une référence directe à Dexter Gordon, le musicien-acteur né à Los Angeles), soit Olivier Defays, Philippe Chagne,
Philippe Petit et Sylvain Glévarec, quatre musiciens unis par une longue
complicité. Pour autant, si les œuvres qu’ils ont sélectionnées ne sont pas
jazz à l’origine, le jazz est présent dans l’univers de la plupart de leurs
compositeurs, lesquels ont pu donner au sein de leurs foisonnantes productions
des thèmes jazz, de Nino Rota (Hurricane)
à Ennio Morricone (Corleone), en
passant par Vladimir Cosma (Un éléphant
ça trompe énormément) et François de Roubaix (Le Samouraï). De même les musiques de certains
compositeurs se prêtent à un traitement swing, celles
de Nino Rota en particulier, du fait d’une proximité naturelle évidente à l’écoute du medley reprenant des thèmes issus
d’Amarcord, Les Nuits de Cabiria et Huit
et demi. A l’inverse, il paraissait plus périlleux d’aborder sous l’angle
jazz la musique d’un John Williams connu pour ses succès hollywoodiens comme Star Wars, au générique d’inspiration
wagnérienne, et sa solennelle «Imperial March» qu’on croirait ici sortie du
répertoire de Benny Goodman!
Si l’on soupçonne, sans doute à juste titre, les
musiciens de quelque malice, il faut saluer le travail d’arrangement
réalisé par Olivier Defays, Philippe Petit et Philippe Chagne. Ainsi nos «Tontons swingueurs» se sont amusés
à faire de l’indicatif des Tontons
Flingueurs («Tamouré» de Michel Magne) un fil rouge humoristique qu’on
retrouve régulièrement, accommodé à des sauces différentes: bop, west coast,
voire à la Miles époque Tutu. Dans la
série des adaptations improbables, on note les thèmes de Titanic ou de La Boum et son sirupeux slow «Reality», signé Cosma, que le quartet
revisite grâce au B3 groovy de Philippe
Petit. Pour la peine, on paraphraserait bien Audiard et ses Tontons: les
jazzmen ça ose tout, c’est même à ça qu’ont les reconnaît!
On retiendra en particulier les vraies pépites de cette
galette: d'excellentes versions du thème principal d'Il était une fois la révolution d’Ennio Morricone, avec
un superbe duo de sax, et de celui des Sept mercenaires d’Elmer Bernstein, très dynamique (bon soutien de
Sylvain Glévarec), le magnifique «Speak Softly Love» de Nino Rota (Le Parrain), «La Chanson d’Hélène» de
Philippe Sarde (Les Choses de la vie), remarquablement exposée à la clarinette basse par Philippe Chagne et au ténor par
Olivier Defays, et enfin l’incontournable «Sirba» de Vladimir Cosma (Le Grand blond avec une chaussure noire), swinguant à souhait, qui nous embarque au son de la flûte d’Olivier
Defays et de l’orgue de Philippe Petit dans un monde musical entre Lalo Schifrin et Neal Hefti. Ce titre est aussi un clin
d’œil du fils, Olivier Defays, au père, Pierre Richard, amateur de jazz avéré, qui
a d'ailleurs rédigé quelques lignes en tête du livret. Un disque des plus sympathiques, à l’image de ses interprètes, et
empreint de nostalgie pour un cinéma populaire.
|
Evan Christopher
Blues in the Air
Blues dans le blues, Polka Dot Stomp, Southern Sunset (When
the Sun Sets Down South)*, Dans les rues d'Antibes*, What a Dream*, Si tu vois
ma mère, Lastic*, Blues in the Air, Girls Dance (Themes from the ballet: La
Nuit est une sorcière)*, This Is That Tomorrow That I Dreaded Yesterday, Ghost
of the Blues*
Evan Christopher (cl) + Three Blind Mice: Malo Mazurié (tp),
Félix Hunot (g), Sébastien Girardot (b) + Guillaume Nouaux (dm)*
Enregistré en juillet 2021, Meudon (78)
Durée: 58’ 35’’
Camille Productions MS102021 (www.camille-productions.com/Socadisc)
Quoi de neuf? Sidney Bechet et New Orleans! Avec ce superbe Blues in the Air, Evan Christopher démontre une fois de plus son
talent exceptionnel pour renouveler et s'accaparer le répertoire, jusqu’aux titres
les plus connus. Voilà une galette qu’il faut de toute urgence faire circuler
dans les écoles de jazz, dans les rédactions et pourquoi pas dans les bals populaires!
Car Sidney Bechet et sa musique –«trop populaires» pour les
«sachants», en France en tous cas (nous l'avions évoqué pour son centenaire dans Jazz Hot Spécial 1998)– sont un vrai élixir de jouvence et de régénération. On en a un besoin essentiel en 2022. Certes, on veut bien ranger Bechet parmi les
Pères fondateurs avec King Oliver et Louis Armstrong, mais on regarde de haut
sa fin de carrière, jugée «trop commerciale», oubliant que le jazz était dans les années 1950 la musique de la Libération, de libération tout simplement, la musique des jeunes et des moins jeunes délivrant les corps et les esprits de leurs raideurs ancestrales: un succès librement décidé et pas une musique commerciale vendue par bourrage de crâne. Ses succès planétaires
écrits sous la pinède de Juan? Des «saucissons»! L’expression méprisante est
même reprise, sans réserve, par le signataire du livret du présent album, c’est dire si cette idée est devenue un lieu commun…
La musique (enregistrée heureusement) laissée par le grand Sidney est pourtant énorme, tout sauf méprisable pour peu qu’on l'écoute par son formidable auteur, ou à travers l’inventivité d’un Evan
Christopher, débarrassé des a priori, un clarinettiste notamment réputé pour avoir «créolisé» la musique de Django avec bonheur. Une entreprise qu’il avait d’ailleurs prolongée en 2019 en duo avec le guitariste Fapy Lafertin, déjà pour Camille Productions (A Summit in Paris). Toujours avec la sonorité boisée qui n'appartient qu'à lui, il relit ici Sidney, immortalisé par sa formidable sonorité de saxophoniste soprano, à la clarinette, un instrument plus délicat, et pourtant sans perdre cette intensité indispensable à évoquer le bad boy de New Orleans.
Le clarinettiste retrouve un complice de longue
date, Sébastien Girardot, rejoint par ses partenaires de l’excellent trio Three
Blind Mice: Félix Hunot (également à son affaire dans autre
production récente du même label) et le bon Malo Mazurié qui
donne la réplique au leader avec expressivité, une richesse d'effets et de sonorités pleinement adaptées à cette musique trempée dans le Mississippi, à la hauteur de New Orleans (cf. Jazz Hot Spécial 1996). Guillaume
Nouaux –qui avait invité Evan Christopher, entre autres, en 2019, sur Guillaume Nouaux &
the Clarinet Kings– intervient également sur une bonne moitié des titres.
Le premier morceau, «Blues dans le blues», avait été
écrit pour le film de Pierre Foucaud, Série
noire (1955), que Sidney Bechet interprète à l’écran dans une scène se
déroulant dans un club. Pour le livret qui s'arrête à la forme, ce blues n’en est pas
un. Mais s'il prend ici des accents caribéens, il faut comprendre que pour Sidney, le blues est un état d'âme. Pour être clair, on peut entendre le blues dans un standard qui n'en a pas la forme codifiée en trois accords, et la plupart du temps, parce qu'il est consubstantiel de l'expression, chez Sidney, Billie, Louis et la plupart des protagonistes du jazz hot, blues compris justement. La complainte de la clarinette et de la trompette, en chorus, à
l’unisson ou en contre-chant, soutenues par le rythme chaloupé de Félix Hunot, auteur de chorus, suggère l’atmosphère mélancolique caribéenne, un état d'âme qui justifie amplement le titre: splendide!
Du blues formellement et spirituellement, on en trouve un peu
plus loin avec «Southern Sunset» où l’on retrouve la complicité entre Evan et Malo, et on peut apprécier particulièrement les interventions
de Sébastien Girardot, Félix Hunot soutenus par les balais de Guillaume Nouaux. On en retrouve encore sur «What a Dream», avec un pont, un beau moment empreint de toutes les qualités de cet ensemble, chorus et contrechants, collectives, avec un Malo Mazurié éclatant dans l'esprit néo-orléanais et un Evan Christopher intense et au son vibré comme celui de son inspirateur. On en retrouve toujours dans «Blues in the Air», dans une forme d'époque à l'exposé avant un chorus mélodique d'Evan et un chorus growlé de Malo, avec une intervention de Félix et Sébastien bien mis en valeur par l'orchestre.
Côté ballades, l'immortel «Si tu vois ma mère», valsé, «This Is That
Tomorrow That I Dreaded Yesterday» mettent en exergue la sensibilité et la sonorité d’Evan
Christopher d’une beauté aérienne. Malo Mazurié n'est pas en reste avec de splendides chorus des deux complices et le bon soutien de Félix Hunot. Conclu en collective de belle belle facture, c'est un grand moment du disque. L’esprit magique de New Orleans est là!
Venons-en au «saucisson» de Bechet proposé sur ce disque, «Dans
les rues d'Antibes», d’abord pris, après le motif initial, sur tempo medium en forme chorale –une forme polyphonique différente de celle de New Orleans– par Malo Mazurié et le contre-chant d'Evan Christopher, le morceau est ensuite investi par un swing en collectif made in New Orleans porté par un
Guillaume Nouaux aux caisses et roulements de marche. Une version fort originale qui atteste de l'imagination d'Evan Christopher, de sa capacité à reprendre ce qu'on pense n'être que jouable par Sidney Bechet. Danser sur cette musique en 2022 serait une preuve de modernité, d'ouverture d'esprit et d'oreilles.
«Girl's Dance», c'est le Sidney Bechet symphonique, le metteur en scène d'une musique cinématographique, issu de «La Nuit est une sorcière», un ballet, qui rappelle que le mauvais garçon, titulaire de pupitres dans des orchestres académiques, avait aussi une prétention musicale à tout aborder, avec une compétence certaine et une imagination sans borne. Même dans ce registre, le blues est présent, et Evan Christopher a ce talent de pouvoir transposer sur sa clarinette la puissance d'attaque de son inspirateur.
Le voyage s’achève avec «Ghost of the Blues», qui conclut l'enregistrement, première composition déposée par Sidney Bechet et enregistrée en 1924 par Fletcher Anderson. L’auteur ne l’enregistre lui-même qu’en 1952. Assez loin des versions d’origine, Evan Christopher et Malo Mazurié nous emmènent du côté d’un jazz festif, de parade, comme sur «Polka Dot Stomp». Swing, blues, Guillaume Nouaux confirme par son jeu sur les caisses la tonalité néo-orléanaise.
Nous avons gardé pour la fin, ce qui aurait pu l'être dans le choix des musiciens, le thème par lequel on dit au revoir à ses auditeurs: «Lastic», une musique de marche, de fête et de danse, nous rappelle que la musique de New Orleans n'est jamais loin de celle de nos ancêtres des Antilles, sur le plan aussi bien des mélodies que des rythmes. Ça nous fait regretter que cette musique des Antilles n'a pas la même descendance que celle de Sidney, des Evan Christopher, pour mettre en valeur non pas une relecture actualisée par les modes mais in the tradition. Ce sont les artistes qui font la différence pas une modernisation artificielle sous pression commerciale. Cela explique aussi que les artistes de cette tradition aient eu et ont encore une grande proximité avec le jazz à Paris. Ce «Lastic» dont les caisses de Nouaux tissent le fond permet à Malo Mazurié de faire briller sa trompette au soleil des Caraïbes et à l'inspiration d'Evan Christopher de chalouper la mélodie.
Un album indispensable: Evan Christopher retient l'intensité de Bechet tout en gardant ce qui fait sa personnalité, une sonorité magnifiquement boisée. Avec brio ses
partenaires, Malo Mazurié en tête, apportent leur pierre à une relecture originale qui ne pâlit pas face à son inspiration. Michel Stochitch et Camille Productions poursuivent ainsi un
chemin d'excellence et ce n'est pas une mince performance dans ce «nouveau monde» aseptisé. Bravo à tous!
|
Roberto Magris
Match Point
Yours Is the Light, Search for Peace, The Insider, Samba for
Jade , The Magic Blues , Reflections, Caban Bamboo Highlife, Match Point
Roberto Magris (p), Alfredo Chacon (vib, perc), Dion Kerr (b),
Rodolfo Zuniga (dm)
Enregistré le 8 décembre 2018, Criteria Studios-The Hit Factory, Miami, FL
Durée: 1h 15’ 12”
JMood 019 (www.jmoodrecords.com)
Le déjà long et passionnant parcours artistique de Roberto
Magris, dont vous avez pu lire la
synthèse dans l’interview parue dans Jazz
Hot en 2021,
s’apparente à celui d’un globe-trotter du jazz, qui visite beaucoup des
dimensions des Etats-Unis, la terre native de cet art, avec la curiosité
savante d’un artiste italien pétri de culture, et qui a décidé de consacrer son
âme à un art a priori étranger. Il possède pour ça cette fibre naturelle aux
transalpins, qu’on appelle la culture populaire et qui se manifeste dans les
nombreuses dimensions de l’art en Italie, jamais loin des racines et donc du
peuple. On en a des exemples nombreux dans le théâtre, l’opéra et la musique en
général, le cinéma, l’architecture, la littérature et bien entendu la peinture
et la sculpture. Cette fibre traverse les siècles, et il n’est nullement
étonnant de la retrouver dans le jazz, dont l’histoire depuis l’origine (Eddie
Lang/Joe Venuti) et jusqu’à nos jours (Roberto Magris, Dado Moroni, Rossano
Sportiello et beaucoup d'autres, en se limitant au piano jazz), fourmille de descendants de cette
brillante culture, aussi bien nés dans l’émigration aux Etats-Unis que dans sa
terre natale, l’Italie. Le caractère populaire essentiel des cultures
afro-américaine et italienne établit un pont spirituel entre ces deux cultures,
une capacité que l’Italie a développé avec beaucoup d’autres peuples
(l’Angleterre pour le théâtre de Shakespeare, la France pour le théâtre,
l’architecture, la peinture et la littérature, la Russie pour la musique,
l’Espagne pour la musique et la guitare, la Chine même, etc.).
Roberto Magris est un fils de Marco Polo: il visite la terre
du jazz, les villes, Kansas City, New York, Chicago, établissant un dialogue
fertile avec la musique essentielle de son siècle, le jazz, se pénétrant pour
élaborer son art, son expression, de l’âme du jazz à travers sa fréquentation
non seulement par l’oreille et le disque mais aussi par l’échange avec les
acteurs du jazz de ce grand continent: sa complicité spectaculaire avec Paul
Collins qui a créé à Kansas City ce bon label de jazz, JMood, où Roberto publie
avec fidélité et sans aucun doute amitié, la plupart de son œuvre, en est un
exemple supplémentaire.
Dans ce remarquable Match
Point, Roberto fait escale à Miami, et pas le temps d’une tournée et de
rencontres passagères, mais pour une durée longue lui permettant de nouer des
complicités choisies. A Miami, la couleur est forcément plus latine qu’à New
York, Chicago et Kansas City, et notre homme de culture parvient parfaitement à
l’intégrer dans son monde jazz, celui de sa génération, un jazz post
coltranien-tynérien, que nous avons déjà décrit à l’occasion de plusieurs chroniques,
où il n’oublie ni le caractère hot (populaire et authentique), ni l’extrême richesse de cette musique depuis les
origines. Si McCoy Tyner en constitue un point de référence fort parmi la
grande tradition du piano jazz marquée par le blues depuis Elmo Hope, Wynton
Kelly, Sonny Clark jusqu’à Barry Harris, Randy Weston, Kenny Barron, Mulgrew
Miller et tant d’autres, il y a aussi cet esprit post bop des années 1960 à
1990 où Art Blakey, Woody Shaw, les héritiers de Charles Mingus, Bobby
Hutcherson, Louis Hayes, Kirk Lightsey, Billy Higgins, Cedar Walton, Junior
Cook, et tant d’autres artistes et formations, toujours exceptionnels de
qualité, parcouraient le monde.
Le répertoire de Match
Point propose d’ailleurs trois références, d’abord à travers «Search for
Peace» de McCoy Tyner disparu en 2020,
une excellente et longue relecture (15’), avec ce qu’il faut de latinité et
d’inventivité personnelle-collective pour personnaliser l’œuvre. The «Insider»,
un original, prolonge la référence au natif de Philadelphie,
mais l’élargit aussi à Bobby Hutcherson grâce à la présence d’un remarquable
jeune vibraphoniste, Alfredo Chacon, que Roberto a découvert à Miami, et qui
marie si bien son origine latine à la tradition du jazz tout au long de cet
enregistrement.
Il y a encore «Reflections» de Thelonious Monk, qu’il
interprète ici en brillant soliste, restituant tout ce que le pianiste de New York devait à la tradition du stride, confirmant ce que nous évoquions plus haut, ce
haut degré culturel de Roberto Magris qui en donne une relecture personnelle,
où le stride fait autant référence à Monk qu’aux éclats renouvelés d’un Jaki
Byard, ou aux virtuosités tatumesques d’un Phineas Newborn, autres inspirations.
Une telle maîtrise d’autant de références est en soi du grand art car il en ressort
une interprétation qui se démarque de l’original monkien sans pâlir et sans trahir.
Il y a également le rare «Caban Bamboo Highlife» de Randy
Weston, sans doute un hommage, car le pianiste venait de disparaître deux mois
avant l’enregistrement. Publié à l’origine sur l’album Highlife de Randy Weston, un hymne aux nouvelles nations africaines
émergeant à l’époque de l’indépendance, les Caraïbes originelles de Randy Weston y sont présentes dans une version joyeuse où contraste la plainte de Booker
Ervin. Ici, Roberto Magris exploite l’aspect joyeux et le virtuose
batteur-percussionniste Rodolfo Zuniga donne la pleine mesure de ses qualités
avec un jeu alternant africanisme, latinisme et jazzisme, tous les climats de
ce même thème étant exploités avec brio par le vibraphoniste et des chorus de
feu de tous les participants, le pianiste évoquant encore Jaki Byard. Aussi
original que parfaitement mis en scène.
Dans le disque, dominent les originaux du pianiste, des
compositions toujours dans l’esprit («The Insider», «Match Point» –où le sobre
Dion Kerr prend un bon chorus– sont de beaux thèmes parfaitement mis en vie par le quartet), dont un long blues («The Magic Blues»), passage nécessaire et
moment de jouissance collective où chacun est tellement libre que ça permet de
comprendre que le free jazz, c’est sans doute le blues dans sa tradition la
plus fondamentale, ce qui permet de donner la pleine mesure de ce que chacun a
au fond de l’âme. Le blues formellement ou par l’esprit est un fondement du
jazz et de l’expression de Roberto Magris comme de tous les artistes essentiels
du jazz.
Côté latin, Roberto Magris n’a pas oublié qu’il enregistre à
Miami, et on en trouve plusieurs couleurs aussi bien dans le thème initial
(«Yours Is the Light»), que dans «Samba for Jade». Personne n’oublie qu’il
s’agit de jazz, quelle que soit la couleur latine et les inspirations. Le pianiste
y est toujours aussi brillant et inventif, et entraîne ses jeunes compagnons
dans cette dimension de transe indispensable au jazz, une composante du drive
et du hot.
Roberto Magris, un homme de culture, a choisi de faire
l’impasse de la scène dans cet épisode de covid qui a conduit à une atteinte
sans précédent à la culture. Il s'est provisoirement retiré d’une scène sur ordonnance qui se remarque
par sa pauvreté, sa vacuité et sa platitude, malgré la bonne volonté des
acteurs. La production discographique post covid atteste de cette dilution. La liberté comme l’esprit du
jazz ne se décrètent pas en conseil des ministres à Bruxelles ou Washington. Le
vide des inspirations inquiète parce qu’il témoigne de l’intensité du lavage
de cerveau de ces années de plomb qui se poursuivent aujourd’hui pour d’autres
raisons, en apparence seulement. Roberto Magris et JMood emploient ce moment pour exploiter
ce qui a été enregistré avant 2020, et en septembre 2022 sortira un autre
opus de Roberto Magris en duo et trio avec le regretté saxophoniste Mark Colby,
disparu le 31 août 2020.
En attendant ce moment, Roberto Magris et ses compagnons
offrent Match Point, une fleur
immortelle du jazz d’avant la normalisation.
|
La Suite Wilson
Eeny, Meeny, Miny, Mo
Eeny Meeny Miny Mo, Here's Love in Your Eyes, I Never Knew,
Embraceable You, He Ain't Got Rhythm, It's a Sin to Tell a Lie, Twenty-Four
Hours a Day, The Way You Look Tonight, Warmin' Up, More Than You Know, Victory
Stride, My Man, Spreadin' Rhythm Around, What a Little Moonlight Can Do, How Am
I to Know?, What a Night, What a Moon, What a Boy
Michel Bonnet (tp, lead), Nicolas Montier (ts), Matthieu
Vernhes (as, cl), Félix Hunot (g), Jacques Schneck (p), Laurent Vanhée (b),
Jean-Luc Guiraud (dm), Antonella Vulliens (voc)
Enregistré les 24 et 25 novembre 2021, Draveil (91)
Durée: 56’ 26’’
Camille Productions MS012022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
Après un hommage à Kid Ory avec le disque Ragtim’Ory (Frémeaux, 2018), puis à Coleman Hawkins avec Bean Soup, (Camille
Productions, 2018), Michel Bonnet propose aujourd’hui une évocation de Teddy Wilson
avec un groupe dédié à cet objet, La Suite Wilson. Ancien trompette chez Claude
Bolling (1993-2000), membre du groupe Les Gigolos (1997-2009), des Pink Turtle
et du Paris Swing Orchestra, Michel Bonnet est l’ambassadeur convaincu d’un
jazz in the tradition, festif et coloré, enraciné dans ses origines néo-orléanaises, qu’il porte
sur scène avec une fantaisie clownesque, laquelle se marie bien avec sa sonorité résolument hot. C’est aussi un
musicien animé par une volonté de transmission, au-delà de la dimension conviviale
de son abord du jazz, comme le confirme ce dernier projet qui met en lumière
l’un des plus grands pianistes de l’histoire –mais pas le plus documenté*– au
travers d’une période précise de sa carrière, celle des formations
réduites avec lesquelles il enregistra sous son nom entre 1935 et 1942.
Déjà auréolé de ses récentes collaborations avec Louis
Armstrong et Benny Goodman, Teddy Wilson commença en effet, à partir de juillet
1935, à diriger ses propres orchestres, alignant un personnel de premier ordre
(Benny Goodman, Roy Eldridge, Ben Webster, John Kirby, Cozy Cole…!) ainsi qu’une étoile émergente, Billie Holiday, soutenue par le producteur John Hammond (dont la personnalité est défavorablement éclairée par le récent documentaire Billie) qui supervisa les séances pour le label Brunswick, comme il avait
déjà été à l’origine de la rencontre artistique entre la chanteuse, Teddy
Wilson et Benny Goodman. Pour Brunswick, il s’agissait de sortir des
succès: les cachets étaient peu élevés et les musiciens
recrutés sur leur faculté à enregistrer en une seule prise. Les musiciens s’autorisèrent cependant, en particulier Billie, à improviser. Autant
d’éléments favorables à l’alchimie qui fit de ces sessions des chefs-d’œuvre. De
fait, le tandem Wilson-Holiday ne fit pas que les beaux jours des juke-boxes,
il fut aussi un enchantement pour les amateurs, au premier rang desquels Hugues
Panassié: «Il est bien embarrassant de
parler de ces disques. En effet, on ne sait qui louer davantage de
l’extraordinaire chanteuse Billie Holiday, de Teddy Wilson, qui devient un
pianiste de plus en plus admirable, de Benny Goodman, qui est en grande forme,
ou de la section rythmique stupéfiante de perfection.» (Jazz
Hot n°7, avril 1936). Au fil des
enregistrements, l’orchestre de Teddy Wilson fut rejoint, entre autres, par
Lester Young, Chu Berry, Johnny Hodges, Lionel Hampton, Gene Krupa, Buck
Clayton, Harry James, entourant la plupart du temps Billie, la chanteuse vedette,
parfois remplacée par Nan Wynn, Thelma Carpenter, Lena Horne et même la toute
jeune Ella Fitzgerald sur une session de mars 1936 (cf. Spécial 2000 sur Billie Holiday).
Pour interpréter le répertoire de Teddy Wilson (plus de 120
titres) avec la spontanéité qui caractérise les enregistrements d’origine,
Michel Bonnet a eu à cœur de réunir ses musiciens dans une ambiance
décontractée et d’aborder cette musique avec peu d’arrangements. Cette démarche
de simplicité évacue d’emblée la tentation de comparer d’excellents musiciens
de 2022 avec les originaux de la Swing Era. La qualité du casting n’en est pas
moins une évidence, à commencer par Jacques Schneck, l’homme de la situation
pour évoquer Teddy Wilson, qui introduit le premier titre du disque «Eeny
Meeny Miny Mo» avec la sobriété qu’on lui connaît et un swing élégant qu’on peut apprécier aussi sur le très énergique «He
Ain't Got Rhythm» où se distingue le jeune Matthieu Vernhes (le fils de
Dominique), qu’on a déjà entendu auprès de François Laudet et de Dany Doriz, et
qui arbore un son d’une belle rondeur (jolie introduction également de «The
Way You Look Tonight»). Le trio de soufflants donne de la couleur à ce disque, notablement avec le savoureux dialogue à trois qui se joue sur le très
enlevé «Warmin' Up». Toujours impeccable, Nicolas Montier y fait montre à la
fois de vélocité, de puissance et de légèreté. Le drive de Jean-Luc Guiraud
participe aussi à faire de ce titre instrumental un des meilleurs moments de
l’album. Crucial dans le relief apporté à la musique, le soutien rythmique est
aussi parfaitement assuré par Laurent Vanhée, dont on remarque la sonorité
boisée sur «Spreadin' Rhythm Around», et Félix Hunot, une valeur
sûre, qui confirme ses qualités de soliste par ses interventions pertinentes, à l'exemple de
«The Way You Look Tonight». En outre, la chanteuse italienne Antonella
Vulliens, une découverte, parvient à tirer son épingle du jeu en s’appropriant
avec beaucoup de naturel des titres iconiques de l’immense Billie, tels «My
Man» et «What a Little Moonlight Can Do». Enfin, le maître d’œuvre de cette
réussite collective, Michel Bonnet varie les registres tout en gardant des accents armstronguiens: inspiré et langoureux
sur l’introduction de «How Am I to Know?», il livre ensuite de magnifiques
contre-chants à la trompette bouchée qu’il utilise plus en dynamique sur un
morceau comme «Here's Love in Your Eyes».
Au-delà de leurs qualités individuelles, Michel Bonnet et
ses complices contournent la difficulté inhérente à tout hommage en visant
l’esprit plutôt que la lettre. La dimension propre à la musique de Teddy
Wilson et de ses contemporains restant le produit de son époque dont les conditions d’existence participèrent de façon décisive à
la profondeur de leur art. En pleine sinistrose post-covid, renouer avec cette
vitalité révolue est plus que bienvenu!
|
Claire Michael
Mystical Way
Graceful Sun, A Love Supreme, Mystical Way, So Beautiful, Stella
By Starlight, Superposition, Vers la lumière, La Musange, Arpegic, Lovely Bird°,
Rien n'est trop beau, L'instant du Bonheur*
Claire Michael (as, ts, ss, fl, voc), Jean-Michel Vallet (p,
clav), Hermon Mehari (tp), Patrick Chartol (b, eb), Zaza Desiderio (dm, perc), David
Olivier Paturel (vln)°, Raul de Souza (tb)*
Enregistré en 2021, Studio des Charmettes,
Gif-sur-Yvette (91)
Durée: 1h 00’ 22”
Blue Touch 00316L (http://bluetouch.org/UVM distribution)
Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes cette formation à
l’occasion de disques ou de concerts, une sorte de tribu musicale, dont Claire
Michael assure sans maniérismes la direction, une sorte de délégation d’image d’un
collectif vivant. On le devine à travers quelques détails, comme ce studio des
Charmettes, lieu de vie et d’enregistrement, ou le fait que les compositions
originales sont créditées à l’ensemble des musiciens, en dehors des standards
ou compositions jazz reprises dans cet album. Cet esprit communautaire n’est
pas pour rien dans l’atmosphère de communion de cette musique qui doit son
caractère «atmosphérique» à une époque de liberté (on pourrait dire l’après
1968 avec le décalage temporel habituel entre Etats-Unis et Europe) et à un
père inspirateur, John Coltrane, qui a exercé une fascination sur la
saxophoniste, pas seulement technique ou sonore mais spirituelle.
Un petit texte de présentation –dans la tradition du jazz– des
musiciens et du contexte de l’enregistrement serait une nécessité, à notre
humble avis, pour cet enregistrement. Bien qu’on trouve biographies et
discographies des participants sur le site mentionné plus haut, les artistes et
les producteurs ont aussi cette mission d’éclairage et de transmission dans le
jazz et, pour sortir des platitudes lues à droite ou à gauche sur cette musique,
il est aussi utile pour les amateurs de musiques et de jazz en
particulier, comme pour la critique qui n’est parfois pas plus éclairée,
de disposer de quelques clés, surtout dans le cas d’un univers développé depuis des années avec beaucoup de constance, persévérance par Claire
Michael avec la complicité de Jean-Michel Vallet, dont le goût pour les musiques
illustratives (films et autres), la musique moderne du XXe siècle, la
composition et les arrangements est un complément idéal au monde post
coltranien de Claire Michael qu’il contribue à personnaliser, diversifier (un
brillant «Arpégic», «Lovely Bird»…).
L’autre membre au long cours, Patrick Chartol, partage avec
Jean-Michel Vallet ce goût de la composition, et il ne fait aucun doute que la
symbiose fonctionne entre tous. La durabilité en a accru les qualités et la
profondeur. Patrick Chartol parvient également à donner des ailes à sa basse,
même électrique, pour la sortir du rôle rythmique stéréotypé, et à participer
à l’élaboration mélodique («La Musange»).
A ce petit monde, se sont agrégés avec le temps des invités
durables ou ponctuels dont le regretté Raul de Souza,
disparu en 2021, et dont on entend le trombone poétique et virtuose contribuer
à la conclusion émouvante de cet enregistrement («L’instant du Bonheur»). Il y a encore le fin Zaza Desiderio qui, de ce même Brésil,
tire la recette d’un accompagnement (batterie et percussions) tout en finesse,
aérien et souple, qui n’emprunte pas à Elvin Jones et pourtant participe de ce
caractère tout aussi bien «interstellaire»; sa musicalité lui permet d’intégrer
parfaitement la musique voire d’en devenir une clé essentielle («So Beautiful»,
«Lovely Bird»…). Il y a encore la participation sur «Lovely Bird» du violoniste
David Olivier Paturel.
Si Claire Michael appartient à la descendance coltranienne,
affirmée encore ici avec une évocation de «A Love Supreme», ce n’est pas celle
du «jeune homme en colère» cité dans le texte de promotion (la colère
afro-américaine n’appartient qu’à l’Amérique et a besoin des Afro-Américains
pour être authentique et violente), mais plutôt de l’homme qui regardait les
étoiles, dont Louis-Victor Mialy nous faisait le récit («Interstellar Space»
dans Jazz Hot n°491),
de la méditation, de ce besoin d’amour universel, dans un esprit voisin de ce
qu’a pu offrir Pharoah Sanders (enregistrements pour Venus Records), qui est la
plus grande proximité stylistique de la saxophoniste Claire Michael («L’instant
du Bonheur»). S’il lui arrive sans doute d’être en colère, cela ne se traduit
pas ici dans sa musique, même quand elle se rapproche le plus de l’inspirateur,
au ténor par exemple dans la relecture libre de «Stella by Starlight» où
Jean-Michel Vallet déploie des trésors de nappes synthétiques, tissant une belle
toile de fond sur laquelle il fait briller son piano acoustique, dans un esprit
hérité de Bill Evans, très européen au fond, qu’on retrouve à la fois dans sa
manière, dans la tonalité des compositions et des arrangements en général. Le
ténor de Claire Michael s’y fait parfois plus musclé, mais sans perdre le fil
du rêve, et de cette quête d’amour, de paix. La flûte comme la voix sont aussi
pour Claire Michael des arguments pour confirmer ces climats. «Mystical Way» –titre de l’album également– avec la voix de
Claire Michael, comme les cinématographiques «Graceful Sun» et «La Musange» confirment
l’état d’esprit général de cette musique, avec les interventions très sobres
d’Hermon Mehari qui a choisi de se fondre dans cet univers, une musique qui
évite les clichés des musiques planantes. C’est une expression cohérente et
pourtant variée, imaginative, que nous propose la formation de Claire Michael, un
monde habité, collectivement et individuellement.
|
Louis Armstrong
At The Crescendo 1955. Complete Edition
Titres communiqués dans le livret
Louis
Armstrong (tp, voc), Trummy Young (tb, voc), Barney Bigard, Peanuts Hucko,
Edmond Hall (cl), Billy Kyle (p), Arvell Shaw, Mort Herbert, Squire Gersh (b),
Barrett Deems, Danny Barcelona (dm), Velma Middleton (voc)
Enregistré
en août-septembre 1954, le 21 janvier 1955, le 8 octobre 1958, le 26 janvier
1959, New York, NY, Los Angeles, CA, Copenhague (Danemark)
Durées:
1h 15' 46''+ 1h 17' 10'' + 1h 15' 05''
American
Jazz Classics 99143 (www.jazzmessengers.com)
Le label American Jazz
Classics a le don de rééditer les enregistrements qui mettent le mieux en
valeur la sonorité exceptionnelle de Louis Armstrong. Après The Complete
Louis Armstrong and the Dukes of Dixieland de 1959-60, chaudement
recommandé, voici la réédition de Louis Armstrong at the Crescendo,
disques qui furent salués à leur sortie en France en deux microsillons 33 tours
de 30 cm (Compagnie Internationale du Disque 263 591, importation de Decca
américain) par un Hugues Panassié enthousiasmé, dans une chronique de neuf
pages pour le Bulletin du Hot Club de France n°53 (décembre 1955). Le principe est le même, American Jazz Classics a regroupé tous les
titres initialement publiés (Decca DL 8168/69), ainsi que ceux restés inédits,
issus de ce live du 21 janvier 1955.
Pour faire bonne mesure, on a ajouté ici (CD3) une retransmission par la NBC
d'une prestation du même All Stars au Basin Street Club de New York donnée l'année
précédente, et trois raretés: deux titres tirés d'une bande son d'un film
tourné au Danemark (1959) et un spot publicitaire (1956) avec un personnel
différent. Nous allons surtout nous consacrer à la soirée de 1955. Ce n'est pas
le répertoire qui fait l'intérêt; Hugues Panassié qui est allé écouter le All
Stars jouer cette même année à Bordeaux, Toulouse, Versailles et plusieurs
jours à l'Olympia de Paris, nous a signalé que Louis et son équipe, outre «When
It's Sleepy Time Down South»
(générique), jouaient «Tin Roof Blues»,
«The Bucket's Got a Hole in It», «Someday», «Back O'Town Blues». Ce qui a pu faire
dire de Louis que «son pouvoir créateur s'émousse».
Car Louis Armstrong faisait, à cette époque, l'objet de bien des critiques,
comme dans L'Express du 15 octobre 1955, où un certain Anchois Mollet
(ça ne s'invente pas) ose écrire: «Le
style a un peu changé, mais on devine que c'est pour compenser les inévitables
diminutions des possibilités instrumentales». Quand on sait qu'il chronique là
un chef-d'œuvre, Louis Armstrong Plays W.C. Handy (1954), on a
conscience qu'il ne s'agit pas d'objectivité, car le trompettiste y joue avec
une forme olympienne.
Le Crescendo est un night club, propriété depuis 1945 de
Gene Norman, alias Eugene Nabatoff (1922-2015), à Hollywood. C'est ce même
Norman qui fit jouer des monstres sacrés au Shrine, au Pasadena Civic
Auditorium et au Hollywood Bowl. Mais, c'est la maison Decca qui eut l'idée
d'enregistrer Louis Armstrong dans ce club en compagnie de Trummy Young, Barney
Bigard, Billy Kyle, Arvell Shaw et hélas après Sid Catlett et Cozy Cole,
Barrett Deems. Panassié aime l'idée: «Enfin,
on enregistre les grands musiciens de jazz au cabaret au lieu de les
enregistrer en concert!… qui ne sait que les musiciens de jazz sont plus
décontractés dans les boîtes de nuit que sur scène, qu'ils y jouent de
façon plus naturelle? Tout amateur de jazz digne de ce nom réalise fort bien
comme il est dommage que nous n'ayons pas des enregistrements de King Oliver
aux Lincoln Gardens, de Jimmie Noone à l'Apex Club, de Chick Webb au Savoy, de
Jimmie Lunceford à la Renaissance, etc.». Il ajoute: «D'autre part, l'acoustique
des clubs de nuit est, dans la plupart des cas, bien meilleure pour
l'enregistrement que celle des salles de concerts. La plupart des disques
faisant entendre des extraits de concerts de jazz sonnent comme s'ils avaient
été enregistrés dans un hall de gare. Ces interprétations enregistrées au
Crescendo ont au contraire une netteté, une chaleur, une présence
extraordinaires. L'auditeur a l'impression d'être installé à quelques mètres de
l'orchestre. La musique est chaude, intime, palpable pour ainsi dire. La
merveille, c'est surtout la façon dont la trompette de Pops a été
enregistrée… Avec Louis
Armstrong at the Crescendo, nous
retrouvons la trompette de Pops; elle nous est restituée avec une fidélité
admirable. Elle sonne exactement comme à l'audition directe, avec cette
ampleur, cette chaleur, cette matité qui manquaient plus ou moins dans les
autres enregistrements récents; et cela dans tous les registres, aigu et grave
tout comme medium. Aussi chaque note que joue Louis dans ces deux recueils at the Crescendo (et il y joue
beaucoup!) est-elle un véritable régal». Le premier générique («When It's Sleepy Time Down South») démontre cette affirmation dans les
16 premières mesures de trompette. Le tempo est parfait, le vibrato de Louis
nous touche, la complémentarité apportée par Trummy Young et Barney Bigard est
parfaite. Billy Kyle est excellent dans «Indiana»,
Deems l'est moins mais il est bien enregistré. Louis est très en lèvres. C'est
un des titres qui n'était pas dans la sélection initiale. Tout comme «The
Gypsy» dont le phrasé de Louis dans l'exposé de trompette vaut pourtant tout
l'or du monde (Trummy Young est superbe dans ses contre-chants). Le patron est
éblouissant d'autorité et de sensibilité à la fois dans la coda. Le «Someday» est une très belle composition de Louis, jouée ici avec décontraction sur un
tempo plus vif que d'habitude. Arvell Shaw est dans le coup. Et la section
rythmique est efficace (Barrett Deems est un peu lourd derrière Trummy Young).
Puis, sur un tempo low-down, c'est «Tin
Roof Blues» que Louis annonce ainsi «We're
gonna keep it rollin', yeah, we're gonna take a little trip down to my home town,
New Orleans, Louisiana». Le All
Stars joue deux fois le premier thème, un blues de 12 mesures, puis une fois le
second de 12 mesures aussi qui fut copié sur «Jazzin' Babies Blues». L'ambiance est bonne, Trummy Young
joue un solide solo, et Barney Bigard est à son meilleur niveau (à la fin de
son chorus, on entend Louis dire en français «voilà, voilà, voilà»). Dans «The Bucket's Got a Hole in It», Trummy Young joue avec véhémence et
Barney Bigard est excellent (dire qu'il est convenu d'affirmer que Barney ne
vaut rien en dehors de sa production chez Duke Ellington!). La sonorité créole
de Barney Bigard est un plaisir à entendre dans «Rose Room». Pour nos oreilles, Deems presse un
peu le tempo et dans son échange à deux avec le clarinettiste, ce n'est pas du
meilleur niveau sans être mauvais (mais c'est très clairement restitué par la
prise de son). On a enlevé l'annonce de Trummy Young pour «Perdido» dont l'excellent Billy Kyle est la
vedette. «Blues for Bass» est dévolu
comme on s'en doute à Arvell Shaw qualifié de «the pride of St. Louis» par Trummy Young
(la fierté de St Louis). Il débute
à l'archet, puis avec un changement de tempo il passe en pizzicato. Excellent.
Hugues Panassié s'est avec raison extasié sur ce «When You're Smiling»: «entièrement (ou presque) interprété par
Pops: deux chorus de trompette, un chorus vocal puis, après un demi-chorus de
trombone par Trummy, un demi-chorus absolument renversant de swing, de
puissance, d'envolée, Pops montant dans le registre suraigu avec une force, une
plénitude sonore qui vous coupent le souffle». Dans «Tain't What You Do» chanté par Trummy Young, les
contre-chants de Louis Armstrong sont remarquables. Velma Middleton chante «Lover
Come Back to Me», plutôt bien, mais
l'oreille est attirée par la trompette du Boss. Belle prestation de Louis
Armstrong dans «Basin Street Blues»,
montrant sa forme physique et artistique qui contredit les accusations des
pro-créatifs de service de l'époque. Billy Kyle a, ici, un quelque chose d'Earl Hines dans
son jeu. La partie d'Arvell Shaw est bien présente. Le morceau le plus court
est «C'est si bon», fait de deux
chorus (trompette, puis chant sur un petit riff de Trummy Young et Barney
Bigard).
Nous avons «The Whiffenpoof Song», une satire des boppers (Louis
annonce: «And this next number we're gonna to
dedicate it to Dizzy Gillespie and all the boys of the boppin' factory... I'll
put on my paraphernalia shell an' this red cap will tell all about it.» (notre
prochain morceau, nous le dédierons à Dizzy Gillespie et à tous les types de
l'usine bop... mettons donc notre équipement approprié et en avant, ce béret
rouge en dit déjà assez). Contrairement à la version originale, celle-ci
n'est pas que chantée. La partie instrumentale est importante. Louis Armstrong
commence par 64 mesures de trompette d'une belle tendresse et abandon,
réfrénant sa puissance, centrées sur le registre médium avec un son plein.
Panassié l'a remarqué: «Franchement, ces 64 mesures, de la
première à la dernière, sont bouleversantes; elles comptent parmi les plus grandioses
que Pops ait enregistrées». L'autre moitié est chantée avec quelques
variantes par rapport à la version initiale, ici Louis chante: «every
wrong note those cats play they think it's a gem» (toutes les fausses notes que
ces gars jouent, ils pensent que c'est un bijou). En effet, Louis n'aimait
pas le bebop, et c'était son droit. Ce qui compte c'est la musique de chacun, et
lorsqu'elle a cette classe, estimons-nous heureux. Louis enchaîne tout en
puissance dans l'exposé de «Rockin' Chair», par ailleurs un
remarquable duo vocal entre Trummy Young (excellent) et lui. Suivent «Twelfth Street Rag» («before my time»,
dit Louis qui y balance des aigus d'enfer) et «Muskrat Ramble» non sélectionnés dans
l'édition originale. Ils mettent en valeur Billy Kyle, Arvell Shaw et un bon
drumming de Deems. Le «St. Louis
Blues» est un bon solo de Billy Kyle, du jazz mainstream qui doit beaucoup à
Earl Hines. Arvell Shaw nous donne «The
Man I Love», adorablement accompagné par Kyle (le public est bruyant, sans
doute pas intéressé). Louis Armstrong enchaîne par un blues classique de 12
mesures, tout en plénitude qu'il jouait souvent, «Back O'Town Blues». Panassié fit sur Louis, une remarque
dont il avait le secret: «Il entame le second chorus par une de
ces phrases que les musiciens de la Nouvelle Orléans utilisent depuis fort
longtemps (c'est une des phrases favorites de Lee Collins, entre autres). Pops
la jouait déjà en 1925 dans son enregistrement de «St Louis Blues» avec Bessie Smith».
Après «Old Man Mose» (le couplet est
d'abord joué à la trompette), suivent «Jeepers Creepers» par le patron (deux chorus de
trompette et deux chantés), «Margie»
grand succès de Trummy Young (les contre-chants de Louis et ses codas!) et un
blues rapide chanté par Velma Middleton, «Big
Mama's Back in Town» alias «Velma's Blues».
Dans ce blues plein d'enthousiasme, Panassié précise: «En guise de soutien à l'un
des chorus chantés par Velma, Trummy et Barney exécutent un riff de «Baby Don't
Tell on Me» de Basie; pour un autre
chorus, c'est un riff popularisé par Duke Ellington dans «Harlem Flat Blues»;
pour un autre chorus, Pops se détache et exécute des phrases d'une attaque
foudroyante». Après un «Big
Butter and Egg Man» non initialement retenu (duo Velma et Louis), nous avons «Stompin' at the Savoy» destiné à
Barrett Deems dont le solo est court. Nous avons aussi, et notamment, «Struttin' with Some Barbecue», «Lazy River» (merveilleux exposé de Pops
avec la sourdine straight), «'S Wonderful»
(spécialité de Barney Bigard), la ballade de Buddy Johnson rendue célèbre par
Dinah Washington, «Since I Fell For
You» (par Velma Middleton qui vaut pour les parties de trompette) et «Mop Mop» (confus à cause du tempo et Deems).
Le All Stars a interprété deux fois au cours de la soirée, «Old Man Mose», «Bucket's Got a Hole in It» et «Big Mama's Back in Town», quatre fois «When It's Sleepy Time». Les bonus moins bien enregistrés ne
manquent pas d'intérêt musical malgré les redites du répertoire. On ne fit
point grief à Maurice André de toujours jouer en concert les concertosde Haydn, Hummel, Tartini et Stoelzel. Bien sûr, la pièce maîtresse du coffret
est cette soirée au Crescendo Club. Pour les fins connaisseurs
!
|
The Fred Hersch Trio
10 Years / 6 Discs
• Whirl
You're My Everything, Snow Is Falling..., Blue Midnight,
Skipping, Mandevilla, When Your Lover Has Gone, Whirl, Sad Poet, Mrs. Parker of
K.C, Still Here
Enregistré en janvier 2010, Stamford, CT
Durée: 56’ 06”
• Alive at the Vanguard/Disc 1
Havana, Tristesse (For Paul Motian), Segment, Lonely
Woman/Nardis, Dream of Monk, Rising, Falling, Softly As in a Morning Sunrise,
Doxy
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, New York, NY
Durée: 57’ 59”
• Alive at the Vanguard/Disc 2
Opener (For Emac), I Fall in Love too Easily, Jackalope, The
Wind/Moon and Sand, Sartorial (For Ornette), From This Moment On, The Song Is
You/Played Twice
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré du 7 au 12 septembre 2012, Village Vanguard, New
York, NY
Durée: 57’ 47”
• Floating
You & The Night & The Music, Floating, West Virginia
Rose (For Florette & Roslyn), Home Fries (For John Hébert), Far Away (For
Shimrit), Arcata (For Esperanza), A Speech to the Sea (For Maaria), Autumn Haze
(For Kevin Hays), If Ever I Would Leave You, Let's Cool One
Enregistré en 2014, Mount Vernon, NY
Durée: 58’ 31”
• Sunday Night at the Vanguard
A Cockeyed Optimist, Serpentine, The Optimum Thing,
Calligram, Blackwing Palomino, For No One, Everybody's Song But My Own, The
Peacocks, We See, Solo Encore: Valentine
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré le 17 mars 2016, Village Vanguard, New York, NY
Durée: 1h 07’ 55”
• Live in Europe
We See, Snape Maltings, Scuttlers, Skipping, Bristol Fog
(For John Taylor), Newklypso (For Sonny Rollins), The Big Easy (For Tom Piazza),
Miyako, Black Nile, Blue Monk
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré le 24 novembre 2017, Bruxelles, Belgique
Durée: 1h 03’ 51”
Palmetto 2295 (www.palmetto-records.com)
Fred Hersch & The WDR Big Band
Begin Again
Begin Again, Song Without Words #2: Ballad, Havana, Out
Someplace (Blues for Matthew Shepard), Pastorale, Rain Waltz, The Big Easy,
Forward Motion, The Orb (For Scott)
Fred Hersch (p), WDR Big Band/Vince Mendoza (arr, cond)
Enregistré du 28 janvier au 4 février 2019, WDR studio,
Cologne, Allemagne
Durée: 55’ 45”
Palmetto 2195 (www.palmetto-records.com)
Fred Hersch
Songs From Home
Wouldn't It Be Loverly, Wichita Lineman, After You've Gone,
All I Want, Get Out of Town, West Virginia Rose/The Water Is Wide, Sarabande, Consolation
(A Folk Song), Solitude, When I'm Sixty Four
Fred Hersch (p solo)
Enregistré en 2020, en Pennsylvannie
Durée: 57’ 34”
Palmetto 2197 (www.palmetto-records.com)
Fred Hersch
Breath by Breath
Begin Again, Awakened Heart, Breath By Breath, Monkey Mind,
Rising, Falling, Mara, Know That You Are, Worldly Winds, Pastorale (Hommage à
Robert Schumann)
Fred Hersch (p), Drew Gress (b), Jochen Rueckert (dm),
Rogerio Boccato (perc)* et le Crosby Street String Quartet: Joyce Hammann,
Laura Seaton (vln), Lois Martin (avln), Jody Redhage Ferber (cello)
Enregistré les 24-25 août 2021, Astoria, NY
Durée: 46’ 25”
Palmetto 2198 (www.palmetto-records.com)
Accumulation due aux circonstances, voici réunis dans une seule
chronique 10 (et même 11) véritables années du parcours de Fred Hersch:
une réédition de 5 disques (un double, donc 6 CDs) avec les fidèles John Hébert
(b) et Eric McPherson (dm),
qui reprennent le parcours enregistré du trio de 2010 à 2017, sur huit années
et pas dix comme le titre du coffret y fait penser. Qu’à cela ne tienne, vu la
production régulière de Fred Hersch, nous avons rajouté trois albums, le
premier en big band avec le WDR de Cologne, qui met en valeur la musique de
Fred Hersch sous la direction et avec les bons arrangements de Vince Mendoza, avec
aussi le talent des instrumentistes de ce big band dont nous parlons par ailleurs, dont la direction était assurée à
cette époque par Bob Mintzer. Le leader historique de Yellowjackets a cédé la
place à l’excellent Vince Mendoza, le temps d’arranger la musique de Fred
Hersch, et le résultat est réussi, avec un ton européen entre musique classique
et jazz qui convient parfaitement à la musique de Fred Hersch. Malgré ses
origines américaines, la manière du pianiste, son toucher, l’absence du blues
et de relief expressif, la légèreté de son swing quand il y en a, le
rapprochent inévitablement du Vieux-Continent et de la tradition classique, comme ses inspirateurs, même américains, que sont Bill Evans, Keith Jarrett…
Si dans la réédition dont nous avons déjà chroniqué la
plupart des disques (cf. notre index des chroniques, Jazz Hot
n°662, 679, 684),
la présence d’un trio, avec le bon John Hébert et le dynamique Eric McPherson,
donne parfois l’illusion du jazz, comme un beau manteau posé sur la musique de
Fred Hersch, les récentes productions de Fred Hersch semblent abandonner le
répertoire du jazz. Joué par Fred Hersch, le jazz est souvent une belle forme,
agréable à écouter, sans posséder l’intensité et la profondeur culturelle qui
font que nous aimons le jazz. Ce qui n’empêche pas les qualités de toucher, de
beauté parfois, de ce que joue en général le pianiste, avec parfois une petite
lassitude devant une certaine platitude de l’expression quand, par hasard
(cette chronique groupée), il nous est donné d’écouter une dizaine d’albums à
la suite.
De fait, après ce bon disque avec le WDR, notre préféré car
Vince Mendoza et les excellents solistes (Ludwig Nuss, tb, Andy Haderer, tp,
Johan Hörlen, as, Paul Heller, ts, Ruud Breuls, tp, Hans Dekker, dm…) ont donné
par ses arrangements de la chair, du cœur et du relief, avec l’arrivée du covid
et la production at home pendant le
confinement, il semble que Fred Hersch soit retourné à son inspiration
d’enfance, la musique intimiste, la musique classique, voire la musique folk,
et le résultat est franchement moins intéressant à notre oreille. Cela séduira
certainement un public, les amateurs de piano plat, du type Keith Jarrett, mais
il n’y a rien de fondamental pour le jazz, et ce n’est pas le meilleur, loin de
là, de Fred Hersch, et d’abord à cause d’un répertoire inconsistant.
Le dernier disque de 2021, la onzième année d’une décennie
très riche en enregistrements pour Fred Hersch, est malheureusement dans la ligne
du précédent, encore plus déconnecté du jazz, un disque de musique classique (esprit
third stream), avec Drew Gress, Jochen Rueckert et un quartette à cordes,
parfois quelques rares sautillements qui évoquent le jazz. La musique n’a ni le
lyrisme, ni la puissance de la musique classique, ni bien entendu une once de la
chaleur humaine de l’expression du jazz. Dans une architecture moderne en verre
meublée de gris, ça peut prendre un sens pour certains mais sur la terre et
dans un club de jazz d’avant le covid, ça serait comme un barbarisme.
Sous-titré «the Sati Suite», inspirée
d’après le livret par des années de méditation (sans lien donc avec l'indispensable Erik Satie), ça se termine par un hommage à Robert Schumann, le compositeur, «Pastorale», un
thème jarrettien en diable, avec ce côté variété Bach de grande consommation,
malgré les qualités de toucher de Fred Hersch, composition également présente
dans le disque en big band, que même Vince Mendoza et ses complices du WDR
n’arrivaient pas à sortir de cet esprit third stream, artificiel, sans profondeur et parfois prétentieux. Pour résumer, Fred Hersch gagne à jouer en trio, format
jazz, et le disque en big band vaut le
détour pour la mise en œuvre. La multiplication des enregistrements n’est
peut-être pas le mieux pour une œuvre qui se banalise et se dilue avec le temps, signe d’un
manque de souffle artistique, celui qui ressort de la culture.
|
Heinie Beau - Milt Bernhart
Moviesville Jazz + The Sound of Bernhart
Titres
communiqués dans le livret
1-12: Heinie Beau (cl, as, fl, comp), Don Fagerquist (tp), Jack Cave, John
Graas (frh), Lloyd Ulyat (tb, bs), Ted Nash (cl, as, alt fl, piccolo), Buddy
Collette (fl, ts, cl), Chuck Gentry (bar, bcl), Tony Rizzi, Howard Roberts (g),
Red Callender, Red Mitchell (b), Jack Sperling, Bill Richmond (dm), Frank Flynn
(vib, xyl, bells, timpani, perc)
12-23: Milt Bernhart (tb), Pete Candoli, Ray Linn (tp), Vince DeRosa (frh),
Bob Enevoldsen (vtb, euph), Tommy Johnson (tu), Frank Flynn (vib, timpani),
Milt Raskin (p), Billy Bean, George van Eps (g), Victor Gottlieb, Ed
Listgarten, George Neikrug, Kurt Reher (cello), Red Mitchell (b), Larry Bunker
(dm), Mel Lewis (dm, cga, bgo), Fred Katz, Calvin Jackson (arr)
Enregistré les 24 & 30 juin 1958, 17 mars, 21 avril, 8 mai 1958,
Hollywood, CA
Durée: 1h 10 '51''
Fresh Sound Records 1061 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Buddy Arnold - Vito Price
Wailing + Swinging the Loop
Titres
communiqués dans le livret
1-9: Buddy Arnold (ts, bcl), Dick Sherman (tp, arr), Frank Rehak (tb), Gene
Quill (as, cl), Dave Schildkraut (as), John Williams (p), Teddy Kotick (b),
Shadow Wilson, Osie Johnson (dm), Nat Pierce, Bob Brookmeyer, Al Cohn, Phil
Urso (arr)
10-19: Vito Price (ts, as), John Howell, Bill Hanley (tp), Paul Crumbagh (tb),
Barrett O'Hara (btb), Bill Calkins (bar), Lou Levy (p), Remo Biondi, Freddie
Green (g), Max Bennett (b), Marty Clausen, Gus Johnson (dm), Bill McRae (arr)
Enregistré les 26 & 29 janvier 1956, 20 et 25 janvier 1958, New York,
NY, Chicago, IL
Durée: 1h 07' 25''
Fresh Sound Records 1062 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Bob Keene - Lex Golden
Solo for Seven + In Hi-Fi
Titres
communiqués dans le livret
1-11: Bob Keene (cl), Bob Burgess, Milt Bernhart (tb), Pepper Adams, Bill Hood
(bar), Red Norvo (vib), Dick Johnson, Paul Moer (p), Ralph Pena, Red Mitchell
(b), Dick Wilson, Shelly Manne (dm), Jack Montrose (arr)
12-23: Lex Golden (tp, arr), Pete Carpenter (tb, arr), Abe Most (as, cl), Gene
Cipriano (ts, fl, cl, bcl), Lester Pinter (ts, bar), Ray Sherman (p, arr), Ray
Leatherwood (b), Richie Cornell (dm), Marty Paich, Paul Moer, Bill Pitman (arr)
Enregistré les 21 mai 1957, 24 & 25 avril 1957, Hollywood, CA
Durée: 1h 04' 54''
Fresh Sound Records 1063 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
John Plonsky - Herb Pilhofer
Cool Man Cool + Jazz From the North Coast, Vol. 2
Titres
communiqués dans le livret
1-11: John Plonsky (tp), Carl Janelli (bar), Dominic Cortese (acc), Chet
Amsterdam (b), Mel Zelnick (dm), Betty Ann Blake (voc)
12-21: Herb Pilhofer (p, celesta), Jack Coan (tp), Paul Binstock (frh), Stan
Haugesag (tb), Bob Crea (as, cl), Dave Karr (ts, bar, fl), Ted Hughart (b),
Russ Moore (dm)
Enregistré les 5 mars 1957, New York, 1956, Minneapolis, MN
Durée: 1h 05' 07'
Fresh Sound Records 1064 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Le nom de la série est Presenting... Rare
and Obscure Jazz Albums, avec un sous-titre adéquat, Created for the most discerning jazz collectors. Le New Grove Dictionary of Jazz ignore
Heinie Beau (1911-1987), clarinettiste connu pour ses disques avec Red Nichols
chez Capitol (1947). Egalement sax alto, il a travaillé pour Tommy Dorsey, Ella
Fitzgerald, Eddie Miller et il a servi de «nègre» pour des arrangements signés
par Axel Stordahl et Billy May. Le voici seul responsable de l'album Moviesville Jazz (Coral 757247), dont il
a composé tous les thèmes servis, en dehors de lui, par des pointures des
studios d'Hollywood. En revenant du cinéma, Beau écrivait une satire musicale
de ce qu'il avait vu. Douze de ces impressions constituent un disque très
agréable, stylistiquement dans le courant dit «west coast» des années 1950. Tout
est bien. Soulignons toutefois «The
Man With the Golden Embouchure», une ballade qui met en vedette Don Fagerquist
(tp) et Heinie Beau (cl). Notons deux caricatures de musiques pour films
policiers, «The Tattooed Street Car
Name Baby» où Don Fagerquist (plunger), Beau (cl), Ulyate (bs) et Graas font
merveille, et «Moonset Boulevard»
qui vaut pour l'alto lancinant du leader et bien sûr, Fagerquist. L'évocation
du western est évidente dans «The Five
and a Half Gallon Hat Story» qui permet d'entendre un solo de cor (Jack Cave,
ex-Harry James). L'influence des Giants de Shorty Rogers se remarque dans «Under
the Blowtop» (Flynn, vib, Roberts, g,
Mitchell, b), «Gullible Travels» (Fagerquist,
excellent, Beau proche de Gus Bivona, cl, Nash, as, Sperling, balais à la
Shelly Manne) et «The Cool Tin Roof Story»
(Mitchell, b, Beau, cl, Collette, ts, Roberts, g).
Cette réédition est couplée avec l'album The Sound of Bernhart (Decca 9214). Milt Bernhart (1926-2004) dont
c'est le deuxième de ses seuls disques en leader, était extrêmement occupé dans
les studios d'Hollywood. Ex-élève de professeurs légendaires (Forrest Nicola,
Donald Reinhardt), il fut un incontournable sideman doté d'une sérieuse
technique (Stan Kenton, Benny Goodman, Maynard Ferguson, Shorty Rogers). Il a
fallu trois séances pour enregistrer ces onze titres destinés à montrer
l'étendue des compétences de Milt Bernhart, car entouré de pointures des
studios, quand l'un était libre, un autre ne l'était pas. En tempo médium qui
balance bien, Bernhart aborde d'abord «Love
Is Sweeping the Country» des frères Gershwin (Flynn, vib, Raskin, p, Mitchell,
b sur le bon drumming de Mel Lewis). Il phrase avec souplesse dans un style sweet le «Don't Blame Me»; Urbie Green n'aurait
pas fait mieux. Les arrangeurs ont placé le virtuose qu'était indiscutablement
Bernhart dans des environnements influencés par la musique savante européenne:
ensemble de cuivres dans l'ambitieux «Valvitation Trombosis» de Calvin Jackson (avec passages en
staccato... que des pointures: Pete Candoli, Vince DeRosa, Tommy Johnson) et «Carte Blanche» attribué à Bernhart et
Candoli qui est de l'improvisation libre, une section de violoncelles («Poor Pierrot», «Legend», «Balleta») ou enfin des percussions («Karabali» de Lecuona, Mel Lewis, cga/bgo,
Flynn, timbales). Il y a aussi des arrangements qui swinguent, comme «Martie's Tune» (Red Mitchell, b, Larry
Bunker, dm) et «I'm Beginning to See
the Light» (duo Bernhart et Red Mitchell). Bref, un disque indispensable pour
les amateurs de cuivres, mais moins pour les exclusifs du jazz.
Le sax Buddy Arnold, alias Arnold Grishaver (1926-2003) sera une découverte
pour beaucoup même s'il a joué pour Georgie Auld (1943), Bob Chester, Joe
Marsala, Buddy Rich, Buddy de Franco, Elliot Lawrence, Stan Kenton et Phil
Sunkel (1955). Il s'agit là du seul album sorti sous son nom. Les arrangements
sont du meilleur niveau (Nat Pierce, Al Cohn, etc) et dès «Oedipus», le swing est là (Shadow
Wilson!) avec de très bons solos (Quill, as, Rehak, tb, John Williams, p,
Sherman, tp, Arnold, ts, Kotick, b) et une mise en place superlative des
ensembles. Buddy Arnold est lesterien et Dick Sherman (né en 1927), trop
négligé comme Fagerquist. En tempo moyen «Footsie» met bien en valeur Buddy Arnold, mais
aussi Sherman, puissant, Schildkraut, Rehak, Williams (très bonnes lignes de
basse de Kotick; Osie Johnson n'est pas très vigoureux). La bonne reprise basienne, «It's
Sand, Man», arrangée par Nat Pierce, montre un Buddy Arnold d'un niveau égal à
Al Cohn. Sherman qui dans «You Don't
Know What Love Is» évoque Tony Fruscella, est responsable de cet arrangement.
Buddy Arnold y est excellent (stop chorus, solo sur tempo vif, coda).
Confirmation du talent du leader dans «Moby
Dick» de Sherman (solo virtuose de Rehak). Dans «No Letter Today», Arnold fait un peu
penser à Paul Quinichette (qui ne fut pas le tocard qu'ont prétendu les
«spécialistes»). Nous découvrons Gene Quill à la clarinette, genre Al Cohn,
dans «Patty's Cake» de Sherman.
Excellent album qui permet aussi de se souvenir du trompette Dick Sherman qui
fit les beaux jours de Claude Thornhill, Jerry Wald, Elliot Lawrence, Charlie
Ventura, Charlie Barnet, Al Cohn, Zoot Sims et bien d'autres.
Vito Price alias Vito Pizzo (né en 1929) est aussi oublié que Buddy Arnold
et fait un bon complément de réédition avec ce premier album fait sous son nom.
Price a joué pour Bob Chester, Art Mooney, Tony Pastor, Chubby Jackson, Jerry
Wald avant de se fixer à Chicago (1955). En fait, l'esthétique est la même. «Swinging the Loop» est un arrangement
bien swingué par un orchestre à la mise en place parfaite et un leader tout
autant lesterien (son un peu plus épais qu'Arnold). Le leader qui signe Price
ou Pizzo est un bon concepteur de thèmes faits pour être swingués, comme l'illustre
«Mousey's Tune» dont il est le
principal soliste avec Lou Levy (très bon). Vito Price est aussi très plaisant
dans la ballade «Why Was I Born» de
Kern (tempo médium) grâce à une belle qualité de son. L'arrangement orchestral
de «In A Mellow Tone» est propice au swing.
Vito Price, Lou Levy, Osie Johnson mènent «Eye Strain» sur un train d'enfer. Lou
Levy n'est pas moins remarquable dans «As
Long As I Live». Magnifique vibrato du leader qui déploie une largeur de son
digne d'un Sam Taylor dans «Time
After Time» et «Credo». On pense
aussi à Wardell Gray, c'est dire le niveau. Levy, Freddie Green, Max Bennett et
Gus Johnson assurent un soutien implacable dans «Beautiful Love». Vito Price est un
admirable artiste et le fait qu'il ait été négligé pose la question de la
compétence des «spécialistes». En plus, c'est très bien enregistré.
Bob Keene ou Keane, né Robert Verrill Kuhn (1922-2020), n'encombre pas non
plus les dictionnaires. Clarinettiste de formation classique, il aurait joué
avec le Los Angeles Symphony. Mais, tombé sous le charme de Benny Goodman, il
s'orienta vers le jazz et a joué pour Eddie Miller, Ray Bauduc avant de diriger
un orchestre d'abord dans la lignée d'Artie Shaw puis dans des arrangements de
Shorty Rogers et Gene Roland. En 1957, pour un nouveau label, Andex, il
enregistre des arrangements de Jack Montrose à la tête de trois septets (sans
trompette, mais avec trombone, sax baryton et vibraphone). Dès «I Won't Dance», Bob Keene, dépourvu de
vibrato, démontre qu'il y avait une alternative plus musclée au style de Buddy
de Franco. Nous avons là des standards qui subissent un traitement original
sans perdre le fil du swing et pour la coulisse, on y découvre, dans sept
titres, le méconnu et brutal Bob Burgess (1929-1997) et on retrouve l'incontournable
Milt Bernhart dans quatre autres titres: «There'll
Never Be Another You» (Bob Burgess propose un jeu solide à la Bill Harris), «Soft Winds» (bon jeu de balais de Dick
Wilson; solos de Pepper Adams, Red Norvo, Burgess), «Can't We Be Friends» (le leader est
très bon tout comme Adams, Red Mitchell, Shelly Manne), «Let's Fall in Love» (belle partie de
Red Mitchell), «A Lonesome Cup of
Coffee» (Bernhart, tb). Inutile de préciser que la mise en place de ces
morceaux est superlative.
Le trompette Lex Golden n'a pas marqué l'histoire. C'est ici, son premier
album sous son nom. On retrouve Paul Moer, mais parmi les arrangeurs (avec
Marty Paich, Ray Sherman, etc). Lex Golden a joué en orchestre symphonique,
pour Victor Young, dans les studios d'Hollywood (musiques pour films et TV).
Dans un style west coast qui conserve un balancement (Ray Leatherwood, b,
Richie Cornell, dm), ce groupe aborde des thèmes simples, notamment de Victor
Young («Around the World», solos
d'Abe Most, as, Gene Cipriano, ts lesterien; «Passepartout» qui est «La Cucaracha» où brille Ray Sherman, p;
«Sweet Sue»). Lex Golden a une
bonne technique et mise en place, mais pas toujours une belle sonorité. Son
style évoque parfois celui des trompettes de variétés des années 1950 («Yesterdays», mais Gene Cip Cipriano
relève l'intérêt; «Llama's Mama»
avec sourdine) ou bien Shorty Rogers («Headshriker»,
Abe Most, cl). Golden peut swinguer («Flip-Top»).
Abe Most (1920-2002), Gene Cip Cipriano (né en 1929) et Lester Pinter forment
une section de sax très influencée par celles de Woody Herman («I Wished on the Moon»). Tous trois
doublent sur divers instruments à anche. Clarence E. Pete Carpenter (1914-1987)
est un bon tromboniste et arrangeur («Llama's
Mama», «Mule Train», «Lot's 0' Lex»). Cipriano et Pinter,
aussi lesteriens l'un que l'autre, interviennent en solo dans «Jeepers Creepers». Au total, un bon
complément en octet de l'album en septet de Bob Keene.
Le trompette John Plonsky (1920-2010) est mieux connu. Il a enregistré pour
Charlie Mingus (1946), Ray Bauduc et Nappy Lamare. Après ce premier album dont
l'instrumentation est particulière (accordéon amplifié à la place du piano), il
réalisera Dixieland Goes Progressive(1957, chez Golden Crest) et une collaboration avec Lou McGarity sous le pseudonyme
John Parker (1964). Son arrangement «Laurel
and Hardy» balance bien. Plonsky, qui a une qualité de son, joue de façon
incisive, véloce avec une solide technique, supérieure, à mon sens, à celle de
Shorty Rogers et de Conte Candoli. Il est aussi un bon auteur de thèmes. Bonne
alternative avec Carl Janelli (1927-2018). Cette version de «The Lady Is a Tramp» est très marquée
par le style de Gerry Mulligan (passages fugués, sax baryton). La sonorité de
Plonsky avec la sourdine bol est superbe, le phrasé est bop. Il est plus
impressionnant sur les tempos vifs («Putting
on the Ritz»). L'accordéon est discret, sauf dans «Angel Hair» et le bluesy «Blonde Caboose» (bonnes lignes de
basse de Chet Amsterdam). Ce Dominic Cortese (1921-2001) obtient une sonorité
originale. En prime, la chanteuse de Cincinnati Betty Ann Blake (née en 1937)
qui a débuté à 16 ans et qui, à cette époque, était employée chez Buddy Morrow
(1956-58): «But Not for Me» et «How About You?». Elle est de loin,
pour le jazz, plus talentueuse qu'une Norma Mendoza ou une Terry Morel.
Ce plaisant album est couplé avec le premier disque sous son nom du
pianiste allemand Herb Pilhofer (né en 1931) à la tête d'un octet qui s'inspire
des groupes de Dave Pell et Shorty Rogers. Il a étudié l'arrangement et
l'orchestration auprès de Bill Russo (1954). La sonorité orchestrale est très
plaisante avec la présence du cor (il y a longtemps qu'on ne parle plus de
french horn sauf dans les discographies de jazz, mais de cor/horn tout
simplement). Dave Karr (né en 1931) a un son épais au sax ténor. Il swingue
aussi bien qu'un Zoot Sims tandis qu'au baryton, il n'évite pas la marque de
Mulligan («Elora», où Ted Hughart prend
un très bon solo de basse). Dans «Topsy»,
Dave Karr swingue avec détermination. Son jeu de flûte est mis en avant dans «Ill Wind» (le chef est au celesta).
Jack Coan a une approche similaire à celle de John Plonsky. Le timbre est
clair, le phrasé tranchant. L'arrangement sur «Django» de John Lewis est raffiné,
compatible avec le toucher classique de Pilhofer. Dans «Bach's Lunch», Pilhofer est proche de
John Lewis. Il est plus swing dans son «Nicollet
Avenue Breakdown» sur tempo vif qui vaut aussi pour Karr (fl), Bob Crea (as),
Coan (bon registre aigu en coda) et Haugesag (style Bill Harris musclé). Dans «Spring is Here» et «Ill Wind», Haugesag plagie franchement
Bill Harris. L'influence du genre Woody Herman est nette dans le travail
alto-ténor sur «Give Me the Simple
Life» et «Solo Scenes».
Tous les albums de cette collection sont bons, dans un style cool, sans
être amorphe, assez caractéristique des années 1950. Ceux qui ne supportent
plus la prétention des créatifs du XXIe siècle, se reporteront sur ces découvertes, dépourvues non-sens actuel, puisque
ces plages sont passées inaperçues, donc des «nouveautés», et méritent, au nom
du swing, une attention particulière.
Michel Laplace
|
David Gilmore
From Here to Here
Focus Pocus, Cyclic Episode, Metaverse, Child of Time, When
and Then, Innerlude, Interplay, The Long Game, Free Radicals, Libation
David Gilmore (g), Luis Perdomo (p), Brad Jones (b),
E.J.Strickland (dm)
Enregistré le 12 septembre 2018, Long Island, NY
Durée: 1h 05’ 56”
Criss Cross Jazz 1405 (www.crosscrossjazz.com)
Du jazz moderne post bop de haute volée comme «Cyclic
Episode» de Sam Rivers, avec parfois quelques réminiscences de fusion
(«Metaverse», «Child of Time», «When and Time», «Innerlude»), par des musiciens
qui sans être célèbres, ne sont pas nés de la dernière pluie, qui ont déjà un parcours respectable au
service du jazz et d’une musique exigeante. Signalons pour information que cet
enregistrement d’avant covid, publié pendant cet instant de silence imposé, est
un tribute collectif de sa famille (fils et petits enfants) à Gerry Teekens, Sr.,
le fondateur de l’excellent label Criss Cross Jazz, disparu en septembre 2019 avant la sortie de
ce qui reste l’une de ses dernières productions.
Le leader David Gilmore est né en 1964 et a étudié avec Joe
Lovano, Jim McNeely. Il a contribué au M-Base de Steve Coleman, un collectif où
sont passés des dizaines de musiciens. Il a joué de la fusion au sein de Lost
Tribe, et a accompagné Wayne Shorter dans les années 1990, avant de rencontrer
Christian McBride, Jeff Tain Watts, Ravi Coltrane… La suite est une série de
rencontres avec le gratin du jazz, Sam Rivers, Geri Allen, Muhal Richard
Abrams, Randy Brecker, Jack DeJohnette, Branford et Wynton Marsalis et beaucoup
d’autres. Cela permet de comprendre qu’il soit ici le leader d’une bonne
formation –c’est son second enregistrement en leader pour Criss Cross Jazz,
après Transitions (CCJ 1393) de 2016–
et le responsable d’une bonne musique, polymorphe, la résultante d’influences
et de rencontres esthétiquement très diverses. Signalons que David Gilmore est
aussi le compositeur de la plupart des titres, en dehors de deux compositions de
Sam Rivers et Bill Evans, et l’ensemble est réussi, tirant selon les plages sur
les différentes inspirations qu’a croisées le guitariste.
Luis Perdomo, le natif de Caracas au Vénézuela (1971)
s’était présenté aux lecteurs de Jazz Hot n°631
en 2006, et nous avons chroniqué certains de ses disques, dont le récent et
excellent Spirits and Warriors,
paru sur ce même label, enregistré en 2016. C’est un excellent instrumentiste
qui accompagne les meilleurs depuis plus de trente ans et, au sein de la
rythmique très jazz, il participe à accentuer la couleur jazz de culture dans
laquelle le guitariste leader est si bon («Focus Pocus», «Cyclic Episode», «Interplay»).
On aimerait l’entendre dans ce registre reprendre le beau répertoire de Sam Rivers qu’il a fréquenté et de Joe
Henderson dont il n’est pas éloigné par l’esprit («Free Radicals»).
Les chorus du guitariste et du pianiste sont ébouriffants,
d’autant que la rythmique est exceptionnelle avec le splendide Brad Jones, doté
d’une belle sonorité et d’une attaque dynamique («The Long Game»), le
contrebassiste natif de New York en 1963 (Ornette Coleman, Elvin Jones, Muhal
Richard Abrams). Enfin, E.J. Strickland est un de ces grands batteurs dont le
jazz a l’exclusivité, qui apportent toujours énormément pour la mise en place,
le drive de leurs relances, aux orchestres qui ont le bonheur de les inviter: c'est un
des plus beaux disciples d’Elvin Jones. Nous avions fait plus ample
connaissance dans Jazz Hot n°624
(2005), et cet enfant de Gainsville, en Floride, où il est né en 1979, a côtoyé
le meilleur du jazz de culture, Vincent Herring, Russell Malone, et bien
entendu Marcus Strickland, le saxophoniste ténor, dont il est le jumeau et avec
lequel il a partagé des enregistrements. Nous avons ici réunies toutes les composantes d’un bon
enregistrement, du label aux artistes et à la musique, une synthèse
parfaitement réussie par le guitariste de son long parcours entre diverses
réalités du jazz des années 1970 aux années 2000.
|
Helen Carr
Why Do I Love You? Her Complete Bethlehem Sessions
Titres communiqués dans le livret
Helen Carr (voc), Don Fagerquist, Cappy Lewis (tp), Frank Rosolino (tb),
Charlie Mariano (as), Donn Trenner, Claude Williamson (p), Howard Roberts (g),
Max Bennett, Red Mitchell, Charles Mingus (b), Stan Levey, Johnny Berger (dm),
LeRoy Holmes & Stan Kenton Orchestras
Enregistré en mars 1949, 22 juin 1952, 5 & 27 janvier 1955, 11 novembre
1955, octobre 1957, Hollywood, CA, New York, NY, Los Angeles, CA, Cleveland, OH
Durée: 1h 16' 23''
Fresh Sound Records 1103 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Terry Morel
Songs of a Woman in Love. Her Complete Recordings 1955-1962
Titres communiqués dans le livret
Terry Morel (voc), Herbie Mann (fl), Tony Luis, Ralph Sharon, Gerry
Wiggins, Bob Dorough, Clare Fisher (p), Ron Andrews, Jay Cave, Gene Wright,
Woody Woodson, Gary Peacock (b), Hank Nanni, Christy Febbo, Bill Douglass,
Chuck Thompson, Larry Bunker (dm), Jackie Mills (perc)
Enregistré les 10 mars 1955, janvier 1956, 6 mai 1957, 25 novembre 1957, 5
novembre 1962, Philadelphie, PA, Jackson Heights, NY, Los Angeles, CA
Durée: 1h 01' 15''
Fresh Sound Records 1107 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Fresh Sound poursuit la réédition de disques de chanteuses oubliées. Nous
avions précédemment parlé de Rita Moss (Fresh Sound 983) et Lorez
Alexandria (Fresh Sound 979). Voici Helen Carr (1922-1960), originaire
de Salt Lake City, dans l'Utah. Elle prit ce nom à partir de son mariage en
1941 avec Walter Carr. Ils étaient séparés lorsqu'un pianiste, Don Trenner
(1927-2020), la rencontre en 1945. Le couple, Helen et Don, est engagé dans
l'Orchestre de Buddy Morrow (1947), puis de Chuck Foster (1947-48; notamment au
Roosevelt Hotel, New Orleans), Charlie Mingus (Los Angeles, 1949, Charlie
Barnet (1950-51; occasion d'être filmés), Paul Nero (1952, avec Bud Shank, as),
Georgie Auld (1952, avec Red Callender, b), Charlie Parker (Tiffany Club, Los
Angeles, 1952, avec Chet Baker, tp), Stan Kenton (1952), Skinnay Ennis (1953).
Puis, Red Clyde des disques Bethlehem a voulu enregistrer une chanteuse. Après
une audition, Helen Carr fut engagée et la première séance s'est tenue le 5
janvier 1955. Huit morceaux sont sortis sur le 33 tours 25 cm Down in the Depths of the 90th Floor(Bethlehem BCP 1027) qui ouvrent cette réédition. Helen Carr est une chanteuse
expressive de tessiture soprano sans grande étendue de registre, mais elle est
dotée d'un très bon timing ternaire. Son influence initiale fut Billie Holiday
dont on retrouve la trace discrète dans certains maniérismes («You're Driving
Me Crazy», «Moments Like This»). Dans son premier
opus, Helen Carr aborde des standards en dehors d'un titre «Memory of the Rain» dont elle écrit les
paroles et Don Trenner la musique. Tout au long de l'album, Trenner dévoile
des qualités d'instrumentiste. Don Fagerquist (tp) et surtout Charlie Mariano
(as) ont de l'espace pour s'exprimer en solo: «Not Mine» (bon jeu de balais; Helen
annonce fortuitement Amy Winehouse!), «I
Don't Want to Cry Anymore» et «Moments
Like This» (Mariano est très parkerien), «Tulip
or Turnip» et «I'm Glad There Is You»
(très bons solos de Fagerquist), «You're
Driving Me Crazy». Helen Carr démontre un sérieux talent, mais c'est à une
époque où les grandes chanteuses sont légion. Ce premier disque est une
réussite et, de nos jours, il est à la limite de l'indispensable.
Vingt-deux
jours plus tard, elle fait une deuxième séance, sans Trenner et avec Frank
Rosolino à la place de Fagerquist. Deux titres sont sortis sur un album de Max
Bennett (Bethlehem BCP 1028). L'influence de Billie Holiday est plus marquée dans
«They Say» (Williamson excellent,
Mariano dans l'ombre du Bird, Rosolino remarquable de technique, Bennett et
Levey impeccables). Rosolino ne joue pas dans «Do You Know Why?». Helen Carr
retourne au studio le 11 novembre 1955 pour réaliser sous son nom une séance
sans piano publiée sous le titre Why Do I
Love You? (Bethlehem BCP 45). D'emblée, cet album s'impose grâce aux
interventions du sous-estimé Cappy Lewis, plein de drive et très expressif! Le
son de groupe sans piano ni batterie autour de la voix souvent sensuelle
d'Helen Carr imposait cette réédition pour faire savoir à côté de quoi nous
sommes passés. Cappy Lewis est incroyable («My Kind of Trouble Is You», «Summer Night»)! Toutes ses
interventions sont de qualité avec la souplesse, le swing et les facilités de
registre dont Warren Vaché fera preuve plus tard («Bye Bye Baby», «Why Do I Love You?»). Il ne joue pas dans «Lonely Street». Helen Carr quitte la
Côte Ouest pour New York et, en octobre 1957, elle réalise un 45 tours
commercial pour MGM (K12578) avec un orchestre et un chœur dirigés par LeRoy
Holmes. A la suite de ça, Helen Carr retourne chez Charlie Barnet pour une
tournée de dix-sept jours (1959) au cours de laquelle on lui découvre un
cancer. Pour faire bonne mesure, ce CD se termine par un titre, «Say It Isn't So», tiré d'un 78 tours de
Charlie Mingus (remarquable!) sur label Dolphins of Hollywood, et un autre, «Everything
Happens to Me», extrait d'un show
radiophonique avec Stan Kenton (1952) où Helen Carr est très influencée par
Billie Holiday sans que ce soit ridicule ou insupportable. Un CD recommandé!
Terry Morel (1925-2005)
est née à Philadelphie où elle a débuté en professionnelle en 1949. Elle fait
d'abord une carrière commerciale dans des cabarets. En 1955, un pianiste de 24
ans, Tony Luis, l'oriente vers le jazz. En trio (Ron Andrews, b, Hank Nanni,
dm), Luis avait déjà enregistré sous son nom un 45 tours pour Prestige (1954,
New Jazz EP 1703). A son tour la chanteuse réalise quatre titres en mars 1955,Terry Morel Sings With the Tony Luis Trio (Prestige EP 1374). En fait, Terry
Morel n'est pas convaincante pour le jazz. On entend un bon solo de Tony Luis
dans «But Not for Me». Il accompagne
bien et invente de jolies introductions. Le batteur est inexistant. Moins d'un
an plus tard, alors que Terry Morel chante au Montclair Supper Club de Jackson
Heights, NY, le label Bethlehem qui a déjà lancé Helen Carr, demande à Rudy Van
Gelder d'enregistrer Terry en public, ce qui donne l'album Songs of a Woman in Love (Bethlehem BCP 47). La rythmique est plus
swinguante. La voix est toujours sans caractère, mais l'entourage fait que le
disque est bon. Les contre-chants et solos d'Herbie Mann sont tous excellents («Sometimes I'm Happy», «Who Cares»). Ralph Sharon fait du bon
travail en accompagnement et en solo («Somebody Else», «More Than You Know»). Dans «How About
You?» et «You're Not the Kind of a Boy for a Girl
Like Me», Terry Morel tente d'imiter Sarah Vaughan, tant mieux, mais elle est
loin derrière. La comparer à June Christy et Chris Connor est très excessif.
Helen Carr, Julie London, Kay Starr, Ella Mae Morse, Betty Ann Blake pour ne
rien dire d'Anita O'Day sont d'un talent plus conséquent. Non que la voix soit
laide, mais la justesse est parfois limite, et elle phrase de façon molle en
cherchant à «faire joli» («The Night
We Called It Day»). Terry Morel se rend ensuite pour la première fois sur la
Côte Ouest où elle participe à un show télévisé, Stars of Jazz (1957) avec Gerry Wiggins («But Not For Me»), puis Bob Dorough («Day In Day Out», ce que Terry Morel a
fait de mieux). Morel est restée à Los Angeles. Elle s'est produite dans des
cabarets, participa à une télévision dont un titre avec Gary Peacock, inaudible, qui termine cette compilation (1962). S'il faut faire un choix, l'avantage va à
Helen Carr.
|
Seamus Blake / Chris Cheek
Let's Call the Whole Thing Off
Let's Call the Whole Thing Off, Choro Blanco, Lunar, La
Canción Que Falta, Limehouse Blues, Surfboard, Count Your Blessings, A Little
Evil
Seamus Blake (ts), Chris Cheek (ts), Ethan Iverson (p), Matt
Penman (b), Jochen Rueckert (dm)
Enregistré le 10 septembre 2015, New York, NY
Durée: 1h 02’ 51”
Criss Cross Jazz 1388 (www.crisscrossjazz.com)
Voici un enregistrement qui date de quelques années et qu’il
aurait été dommage de laisser de côté sous ce prétexte assez futile qu'il nous est parvenu tard. Il réunit
deux beaux saxophonistes ténors dans un chasequi se place, de manière originale, dans la belle tradition des échanges qui
s’enrichissent, depuis les débuts du jazz, du dialogue intense de deux
complices, parfois rivaux mais sur le fond complémentaires, complices et émules
pour tirer le meilleur de l’expression. Parmi les pères fondateurs, on ne se
lasse jamais d’écouter les dialogues d’anthologie de Coleman Hawkins et Ben
Webster. On goûte, avec un plaisir qui ne vieillit jamais, les échanges qui ont
illuminé l’histoire du jazz d’après Seconde Guerre de Dexter Gordon &
Wardell Gray, à Gene Ammons & Sonny Stitt, Sonny Rollins & Sonny Stitt,
Eddie Lockjaw Davis & Johnny Griffin, en passant par Al Cohn & Zoot
Sims, la liste n’est pas complète et la matière abondante dans la discothèque
du jazz. Ils ont constitué parmi les moments les plus hot de l’histoire du jazz, car le drive, cette énergie propre au
jazz, et le son, la voix de chacun, en constituent les composantes
spectaculaires. Les amateurs de jazz en raffolent à juste titre, et ils ont
participé de ce principe des jam sessions telles que les rêvait Norman Granz
pour le ravissement des spectateurs, et pas seulement pour les ténors. Les
contrastes et la personnalité de la sonorité, l’imagination débridée comme le
recours aux sources essentielles comme le blues étaient de mise. Si cette
tradition perdure encore sur scène ou en club au XXIe siècle, elle est plus
rare, d’autant que le langage et la création musicale s’est souvent nombrilisée
privant le jazz d’une dimension collective, propre à l'histoire culturelle communataire du jazz, qui disparaît. La tristesse relative
aussi des époques et l’évolution des modes de vie doivent y être pour quelque
chose.
Quel plaisir donc, de retrouver en 2015 un projet qui met en
scène un dialogue fertile entre deux sons de ténors, soutenu bien entendu par une
section rythmique de qualité, même si la préparation le distingue de la spontanéité culturelle du modèle original. C’est le deuxième projet de ce groupe chez Criss
Cross Jazz après Reeds Ramble (Criss
Cross 1364) enregistré en 2013, du nom du groupe. L’originalité est qu’un répertoire de standards comme
Berlin, Gershwin, des thèmes anciens comme «Limehouse Blues» sont totalement
réarrangés, revisités, et gardent pourtant quelque chose de la flamme des
époques passées: les deux coleaders l’expliquent par un jeu de références à des
versions inoubliables: pour le thème initial (et titre de cet album), la
référence est la version en duo d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. Pour
«Limehouse Blues», ce sera la version, déjà actualisée à son époque, de la
rencontre entre John Coltrane et Cannonball Adderley; «Count Your Blessing»
prend comme ancrage l’enregistrement en 1956 de Sonny Rollins. Il y a aussi des
choix de thèmes de Carlos Jobim, dont le bon «Surfboard» remarquablement mis en
valeur par les arrangements. Le disque est en fait construit autour du répertoire, de la
mémoire et des réarrangements. La complicité fait merveille; c’est le plus
souvent très préparé, plus écrit que dans la tradition des ténors que nous
évoquions, plus ancrée, elle, sur le blues, la transe et ce qui fait la
profondeur de la culture afro-américaine. Mais les deux ténors de ce disque
apportent cette énergie propre aux échanges de saxophones par de savants
arrangements et de bons chorus.
Si la sonorité, l’articulation du phrasé et l’accentuation
de chacun des saxophonistes ne possèdent pas une personnalité aussi marquée que
celles des devanciers dont nous parlions, ils n’en sont pas moins de bons
instrumentistes. Ethan Iverson apporte à son clavier ses qualités d’imagination,
de ton, et il enrichit l’ensemble d’interventions originales. Le disque se
termine par «Little Evil», dans le registre boogaloo, une note de bonne humeur dont on a bien besoin
en 2022. Le monde de 2015 semble déjà si
loin…
|
Lodi Carr - Norma Mendoza
Ladybird + All About Norma
Titres
communiqués dans le livret
1-11: Lodi Carr (voc), Don
Elliott (mello, vib), Al Klink (fl, bar), Stan Free, Herman Foster (p), Mundell
Lowe (g), George Duvivier, Herman Wright (b), Ed Shaughnessy, Jerry Segal (dm)
12-22: Norma Mendoza (voc),
Jimmy Wisner (p), Ace Tessone (b), Hank Caruso, Dave Levin (dm);
23: Norma Mendoza (voc),
Jimmy Wisner
Big Band
Enregistré en 1960, New York, NY et en janvier-février 1960, Philadelphie, PA
Durée: 1h 05' 23''
Fresh Sound Records V134
(www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Dans cette collection, The Best Voices Time Forgot, nous avons
déjà parlé de Pat Thomas/Barbara Long (Fresh Sound V114) et Honi Gordon/Sue
Childs (Fresh Sound V113). Le sous-titre est Collectible Albums by Top
Female Vocalists. Cela, sans doute, s'adresse d'abord aux collectionneurs
de disques rares de l'âge d'or de la musique américaine. Nous avons ici, la
réédition des albums Ladybird (Laurie 1007), All About Norma (Firebird
FB 1000) et d'un 45 tours (Firebird FB 100). Lodi Carr, née en 1933, dans le
Michigan, vient d'une famille de chanteurs amateurs. Elle fut élevée à Detroit.
A l'âge de 15 ans, elle y décroche son premier engagement professionnel au
Bluebird Inn avec le pianiste Roland Hanna. En 1957, elle arrive à New York et
se produit au Birdland avec Tommy Flanagan. Elle chante ensuite au Greenwich
Village accompagnée par Duke Jordan. Elle eut aussi l'occasion de travailler
avec Yusef Lateef et Claude Thornhill. Le présent album, Ladybird, est
le premier et le seul qui fut publié
sous son nom. Par la suite, Lodi Carr s'est produite notamment avec Larry
Elgart, Hank Mobley, Pepper Adams, Richard Wyands, Kenny Barron, Sahib Shihab.
En 2009-10, elle chantait encore au Lafayette Bar d'Eaton dans le New Jersey.
Lodi Carr s'est dite marquée par Sarah Vaughan, Billie Holiday, Dinah
Washington et Jimmy Scott. On trouve en effet une petite influence de Dinah
Washington chez Lodi Carr, notamment dans «The Masquerade Is Over». Mais en fait, elle ne cherche pas à
copier, et elle a une voix personnelle, un peu voilée, sans ampleur mais qu'elle
sait exploiter au mieux dans un climat feutré. Elle a un bon sens de
l'interprétation. Elle sait phraser avec balancement («Tumble-in-Down»). La ballade «When I Fall in Love» est bien menée
avec un bon soutien notamment de Don Elliott (mellophone), Al Klink (fl),
Mundell Lowe (g) et les balais d'Ed Shaughnessy. En fait, Lodi Carr est une
plaisante chanteuse de cabaret, comme il y en eut beaucoup à cette époque. Dans«For You, Just For You»,
Stan Free se prend un peu pour un concertiste classique. Don Elliott joue du
vibraphone dans «Lady Bird» de Tadd
Dameron, morceau où Lodi Carr est plus tonique. On y entend d'excellents solos
d'Elliott et Stan Free. Jolie introduction flûte et vibraphone à la ballade «I'm
Lost». On trouve les mêmes, au
mellophone et sax baryton, pour lancer une bonne version de «There'll Never Be Another You». Les
contre-chants de mellophone y sont excellents. Dans «If I Should Lose You», Lodi Carr est plus expressive et le
pianiste, Herman Foster, est d'un haut niveau. On retrouve Foster et un très
bon drumming de Jerry Segal dans le trop court «Deed I Do». Lodi Carr y est à son meilleur
niveau et les lignes de basse d'Herman Wright sont parfaites. On aurait aimé
plus d'espace accordé à Don Elliott, Al Klink et Mundell Lowe.
Norma Mendoza, née en 1931 dans le New Jersey, contralto de formation
classique, s'est faite remarquée à Philadelphie, à l'âge de 17 ans, dans des
airs d'opéra. Elle fit ses débuts en jazz club à la fin de 1959 et dès janvier
1960, le pianiste Jimmy Wisner l'emploie pour enregistrer un 45 tours, «Sidney's Soliloquy»/«And Then There Were None» que l'on
retrouve dans l'album All About Norma pour le label Firebird, qui est le
premier et le seul publié sous son nom. Elle y est accompagnée par un pianiste
de 28 ans, Jimmy Wisner qui se fit connaître dans l'orchestre de Charlie
Ventura. Wisner est responsable des arrangements qui sont bons. Norma Mendoza
qui fut un temps l'épouse de Wisner, fit parallèlement une carrière de
professeur de chant et elle eut pour élève Frankie Avalon. La prise de son est
différente entre les deux albums, l'avantage allant à Norma Mendoza. Jimmy
Wisner (1931-2018) est un bon pianiste, et il constitue
un élément d'intérêt dans cette réédition. Norma Mendoza a un beau timbre de
voix («Little Norma»), beaucoup de
musicalité, et elle ne laisse paraître aucune influence des grandes divas du
jazz. C'est personnel, très musical et souvent dépourvu de swing. Son style serait
mieux adapté à la comédie musicale («Warm»,
«My Funny Valentine») ou aux
variétés américaines de qualité («Black
Is the Color», version dynamique avec un bon drumming d'Hank Caruso; «Our Love Is Here to Stay» des frères
Gershwin). Le trio d'accompagnement délivre parfois un certain swing («I Didn't Know What Time It Was» de
Rodgers et Hart; «Just in Time» de
Jule Styne; «And Then There Were
None» qui vaut aussi pour Norma Mendoza (passages à deux voix en re-recording).
Le meilleur de Norma Mendoza (et de tout le CD) se trouve dans «If It's Love», avec le soutien d'un
remarquable big band (personnel inconnu) où elle montre du punch comme une Liza
Minnelli. Il y a sans doute du grain à moudre pour les curieux non obnubilés
par le swing torride.
|
Bob Mintzer & WDR Big Band Cologne
Soundscapes
A Reprieve, The Conversation, Stay Up, Montuno, Whack, Canyon
Winds, Herky Jerky, New Look, One Music, VM
Bob Mintzer (ts, ewi, comp, arr, dir) & WDR Big Band
Cologne
Enregistré du 10 au 19 octobre 2019, Cologne, Allemagne
Durée: 1h 08’ 05”
JazzLine/Gema D77082 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
Yellowjackets + WDR Big Band
Jackets XL
Downtown, Dewey, Mile High, The Red Sea, Even Song, One Day,
Tokyo Tale, Imperial Strut, Coherence, Revelation
Yellowjackets & WDR Big Band: Bob Mintzer (ts, ewi, fl),
Russell Ferrante (p, ep, synth), Dane Alderson (eb), William Kennedy (dm) + WDR
Big Band
Enregistré du 4 au 9 novembre 2019, Cologne, Allemagne
Durée: 1h 09’ 19”
Mack Avenue 1175 (www.mackavenue.com)
Bob Mintzer et le WDR Big Band Cologne, c’est une longue histoire
déjà de six années. On retrouve ici Bob Mintzer, le directeur depuis 2016, dans
deux configurations: sur le premier, il est le compositeur, arrangeur et
conducteur du big band, et sur le second, en tant que membre de son célèbre
groupe Yellowjackets. On pourrait penser que la différence n’est pas très
grande, mais à l’écoute, la musique de Soundscapes,
repensée big band et moins marquée par l’esprit jazz rock/jazz fusion et un jeu
de batterie très (trop à notre goût) systématique de Jackets XL, est, toujours à notre goût,
beaucoup plus intéressante.
Bob Mintzer, très bon instrumentiste, arrangeur et leader,
est un de ces musiciens professionnels jusqu’au bout des doigts qui font le
bonheur des grandes formations et des studios. Il maîtrise l’ensemble des
paramètres (composition, arrangements, direction de big band) avec beaucoup de
maestria et, en dépit de notre réserve de sensibilité sur l’inspiration
d’origine (le jazz rock), la musique est d’une qualité superlative, avec ici un
vrai enracinement dans la tradition du big band jazz qui enrichit l’étendue
expressive de Bob Mintzer, comme on le perçoit dans le premier enregistrement, Soundscapes, véritablement excellent,
dans l’esprit aussi de Michael Brecker: du jazz de belle facture, brillant, avec de
bons solistes, dont le leader, et des compositions intéressantes. Celles-ci ont
été conçues par Bob Mintzer pour mettre en valeur l’ensemble et chaque musicien, et la réussite de Soundscapesréside justement dans l’effort qu’a fait Bob Mintzer pour prioriser le big
band plus que lui-même. Il dit dans le livret qu’il n’a jamais étudié la
composition et l’arrangement en big band, mais qu’il a appris sur le tas, dans
l’orchestre de Buddy Rich. Dans ses influences en la matière, il mentionne les
inévitables Thad Jones/Mel Lewis et Count Basie big bands. Si on réunit
seulement ces trois noms, on comprend la dynamique de la musique de Soundscapes, la tonalité des compostions
et la sonorité des arrangements, un très bon enregistrement où la dimension
rythmique est enrichie par un brillant percussionniste, sans doute le batteur
Hans Dekker car le livret ne mentionne aucun percussionniste. A ce sujet, la
couleur afro-cubaine (percussions) de l’ensemble de Soundscapes est un vrai plaisir et donne une souplesse totalement
absente du second enregistrement des Yellowjackets, Jackets XL, beaucoup plus monocorde et stéréotypée, malgré la
présence du même big band, autant sur le plan de la rythmique que de l’esprit
général. Sur ce second album, les compositions sont dues alternativement à Bob
Mintzer et à Russell Ferrante. Pour les amateurs du groupe, c’est peut-être
plus conforme à leurs attentes, mais moins passionnant pour nous.
En tout état de cause, voici deux facettes de la
collaboration de Bob Mintzer avec le WDR Big Band, une institution créée par la radio
ouest-allemande de Cologne dont les racines remontent à l’après Seconde Guerre,
et la proximité des dates d’enregistrements en 2019 dit assez clairement le
professionnalisme de ce bel orchestre et l’exigence de Bob Mintzer, capable de
donner deux projets finalement très distincts, de qualité, même si nous
préférons Soundscapes. Précisons
encore que le dernier titre de Soundscapes,
«VM», est un hommage de Bob Mintzer à Vince Mendoza, qui a été compositeur en
résidence du WDR Big Band, et qui a dirigé par ailleurs le Metropole Orkest,
basé aux Pays-Bas, une autre institution européenne, et plusieurs projets avec entre
autres Michael Brecker en 2005 et Joe Zawinul en 2006.
|
Calle Loíza Jazz Project
There Will Never Be Another You
Seven Steps to Heaven, Someday My Prince Will Come, Stolen Moments, Dolphin
Dance, Old Folks, In Your Own Sweet Way, Well You Needn't,There Will Never Be
Another You
Melvin Jones, Gordon Vernick (tp), Xavier Barreto (fl), Mark Monts de Oca
(p), Andre Avelino (g), Tony Batista (b), Jimmy Rivera (dm), Javier Oquendo
(cga), Candido Reyes (güiro), Reinel Lopez, Ivan Belvis (perc)
Enregistré le 22 mars 2019, San Juan, Porto Rico
Durée: 59' 36''
Autoproduit (www.calleloizajazzproject.com)
Certes,
nous avons ici des thèmes signés Miles Davis, Oliver Nelson, Herbie Hancock,
Dave Brubeck, Thelonious Monk et des standards nord-américains comme «Someday
My Prince Will Come» et «There Will
Never Be Another You». Mais, comme
nous ne cessons de l'écrire, c'est la façon de jouer qui importe et qui fait
qu'il s'agit ou non de jazz. Calle Loíza est une
rue de Santurce (Porto Rico) qui a un long passé musical et qui est la source
des «Bomba rhythms». Là, se trouvait
un club dit «de jazz», Mini's, où Jimmy Rivera, notamment, venait faire des jams
à la fin des années 1970. Dans cette même rue s'est ouvert l'Apple Jazz Club
dans les années 1990 où se sont exprimés Rivera et Mark Monts de Oca, avec pour
des jams Tony Batista et Andre Avelino. Au décès d'un ami musicien en 2018,
dont le nom ne nous est pas communiqué, ces musiciens ont décidé de faire un
disque à sa mémoire ainsi qu'à d'autres, Juancito Torres (fameux trompettiste
portoricain), Ramón Mongo Santamaría, Carlos
Patato Valdés (percussionnistes
cubains) et Dave Valentín (fl). Boby Acosta a fourni sa maison à Puerto Rico
pour faire un enregistrement en live. Puis, en studio, des trompettes bop
d'Atlanta et un flûtiste ont ajouté une contribution. Seul Melvin Jones m'était
connu, et il figure dans Le Monde de la Trompette et des Cuivres (DVD-Rom, 2014). C'est un ancien élève, comme Wynton Marsalis, de Bill Fielder.
Il a notamment joué pour Quincy Jones, Ray Charles (2002), Illinois Jacquet
(2004), Victor Goines (2008).
A la
lecture de tout ceci, on se doute que le mot jazz est une imposture par rapport
à sa signification historique, mais qu'il traduit bien l'air du temps pour une
forme hybride. Ceci étant dit, s'il n'y avait pas l'encombrement non swinguant
des percussions, ce «Seven Steps to Heaven»
serait tout simplement du bebop avec de l'improvisation standardisée de Melvin
Jones et du pianiste. La guitare à la Grant Green sur «Someday My Prince Will
Come» se déploie dans un contexte
cubano-portoricain. Melvin Jones puis Gordon Vernick, tous deux munis de la
sourdine pour faire davisien, y boppisent à souhait sur un non-sens rythmique.
La basse électrique est un peu molle mais techniquement capable pour un solo trop long,
seulement soutenu par conga, güiro et percussions diverses totalement
étrangères au swing (ce qui n'est pas une tare, mais un constat). Rappelons que
le fait d'improviser n'est pas spécifique au jazz et que l'on peut improviser
sur n'importe quoi; ce choix ne fait pas de ce support du jazz pour autant.
Il n'en est
pas moins vrai que cette sauce (salsa) n'est pas désagréable, sujette même à
bouger. La flûte est à l'honneur dans «Stolen Moments» mais on est loin du Eric Dolphy de la
version originale. En revanche, Melvin Jones n'est pas sans parenté avec Freddie
Hubbard. Avelino est bon, Batista fastidieux. «Old Folks» est le seul titre où Melvin
Jones ne joue pas. On y entend Gordon Vernick et sa sourdine harmon sans tube
dans un exercice d'évocation de Miles Davis. Le pianiste a sans doute écouté
Bill Evans bien qu'il cite Larry Willis comme mentor. C'est soporifique.
Un peu plus tonique est «In Your Own
Sweet Way». Melvin Jones et Andre Avelino y sont bons. Avelino joue une
introduction à «Well You Needn't»
presque démonkisée. Melvin Jones et Gordon Vernick y interviennent en solo dans
cet ordre. Enfin «There Will Never
Be Another You» est excellemment exposé par
Andre Avelino dans la lignée de Kenny Burrell. Melvin Jones y prend son
meilleur solo dans ce disque, montrant une qualité de son dans un jeu
décontracté pas trop chargé en notes. Jazz non, mais bonnes variétés, oui! Et
une occasion de découvrir Melvin Jones.
|
Christian Sands
Be Water
Introx, Sonar, Be Water I°*, Crash, Drive+*, Steam, Can't
Find My Way Home, Be Water II°°, Stillx, Outro°+*
Christian Sands (p, ep, org, voc), Yasushi Nakamura (b),
Clarence Penn (dm), Marvin Sewell (g)*, Marcus Strickland (bcl, ts)+, Sean
Jones (tp, flh)°, Steve Davis (tb)°, quartet à cordes (vln, alvn, cello)°°
Enregistré le 16 septembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 25”
Mack Avenue 1170 (www.mackavenue.com)
Christian Sands, né en 1989, est un brillant pianiste
parrainé par la maison Steinway, adoubé par Billy Taylor, enseigné par Jason
Moran, recruté par Bobby Sanabria et qui a déjà côtoyé dans son parcours sur
les scènes des clubs et des festivals le meilleur du jazz vivant. Il a, parmi
ses nombreuses activités, honoré la musique d’Erroll Garner en tournée dans le
cadre de l’entreprise de réédition, de réhabilitation et de restauration de
l’œuvre du grand aîné de Pittsburgh par le label Mack Avenue et la succession
Erroll Garner à Pittsburgh, secondé par le département local des Jazz Studies dirigé à l’époque par la
regrettée Geri Allen (cf. nos chroniques sur cet événement).
Cet excellent musicien livre ici un volume de sa musique,
très bien entouré de sidemen d’excellent niveau, dans un disque dont toutes les
compositions sont de sa plume. Nul doute que le pianiste est un instrumentiste
exceptionnel, et ses talents de compositeur, arrangeur et leader ne sont pas
sans intérêt, mais on peut regretter, comme souvent pour la génération actuelle,
un manque de mémoire et sans doute de modestie qui pourraient leur faire
considérer le caractère indispensable de relier le jazz de leur temps avec
celui des aînés, même les plus proches dans le temps, il n’en manque pas. Le jazz a dû sa survie
jusque-là à cette capacité d’établir des liens profonds entre l’actualité et la
tradition, de nombreuses passerelles intergénérationnelles qui permettent à
l’humus du jazz de fertiliser la création sans nuire à la nécessaire
imprégnation par ce qui est à l’origine de cette histoire culturelle, qui ne
s’apprend que par la fréquentation du passé. On a vu que Christian Sands en a
donné lui-même l’exemple à propos d’Erroll Garner, et il faut, à notre sens,
que ça ressorte comme une permanence de son œuvre, comme cela a été le cas de
tous les créateurs du jazz avant lui. Même les grands compositeurs du jazz, de Duke
Ellington à Charles Mingus en passant par Thelonious Monk et Horace Silver ont
honoré d’autres compositeurs qu’eux-mêmes, des aînés et une tradition, et n’ont
jamais manqué dans chacun de leur disque de se référer aux fondements, comme
les enfants de Django également ne manquent jamais de faire référence au père
fondateur. Mais la pression des droits d’auteur, comme le nombrilisme de
l’époque provoquent souvent une véritable perte de mémoire au profit de l’air
du temps plus que de l’originalité.
Cela dit, ne boudons pas un musicien de cette qualité, parfois expressif et
potentiellement grand artiste d’avenir, car sa musique –le choix de la
formation, les arrangements et la perfection formelle– est porteuse de
promesses qui ne demandent qu’à se concrétiser dans le jazz, sans doute avec
plus de maturité, de sensibilité à l’art et moins de perméabilité à l’air du
temps. A côté des moments qui vieilliront vite et ne rendent pas ce disque
inoubliable, on perçoit dans son jeu des éléments qui peuvent permettre
d’espérer des enregistrements plus profonds.
|
Mark Masters
Masters & Baron Meet Blanton & Webster
All too Soon, Duke's Place, I Got It Bad, A Flower Is a Lovesome Thing,
What Am I Here For?, Jack the Bear, Perdido, Passion Flower, Take the "A"
Train, Ko-Ko, Introduction to In a Mellotone, In a Mellotone.
Mark Masters (arr), Stephanie O'Keefe (cond), Scott Englebright, Les Lovitt, Ron Stout, Tim Hagans
(tp), Les Benedict, Dave Woodley, Art Baron (tb), Danny House (as, cl), Kirsten
Edkins, Jerry Pinter (ts, ss), Adam Schroeder (bar), Bruce Lett (b), Mark Ferber
(dm)
Enregistré les 7-8 octobre 2019, Glendale, CA
Durée: 58'11''
Capri 74166-2 (www.caprirecords.com)
L'arrangeur Mark Masters a monté son premier orchestre en 1982. Sa
formation a invité des solistes comme Billy Harper et Gary Smulyan. Masters a
fondé un American Jazz Intitute à but non-lucratif, et il a enregistré des
hommages à Jimmy Knepper, Clifford Brown et Dewey Redman. Ici, son projet est
une relecture de la période 1940-42 de Duke Ellington, qui n'a pas besoin de
l'être, avec Bruce Lett dans le rôle de Jimmy Blanton, Kirsten Edkins et Jerry
Pinter dans celui de Ben Webster, sans filiation de style. L'invitation d'Art
Baron, qui a joué pour Duke Ellington (1973-74) puis Mercer Ellington pouvait
laisser penser à un certain respect de l'œuvre du Duke. Mais le texte du
livret, signé Andy Hamilton, spécialiste de Lee Konitz, qui oppose
interprétation, re-composition et actualisation, fait suspecter que nous allons
verser, non pas dans l'arrangement, mais dans le dérangement.
Dès le premier
titre, «All too Soon», nous en avons
la confirmation. Quelle est l'utilité d'une désellingtonification de l'œuvre de
Duke? Je ne dis pas que l'orchestre (excellents aigus du lead trompette, mise
en place parfaite) ou les solistes (Baron, Edkins, Lett) soient mauvais, bien
au contraire, la technique est solide. La musique proposée n'a souvent rien à
voir avec Duke Ellington dans l'esprit et bien sûr la lettre, mais elle est
bien faite. Donc, si on décide d'oublier l'ellingtonisme, on trouvera sans
doute de l'intérêt à l'écoute de cette musique qui se veut «actuelle».
Dans «Duke's
Place», Dave Woodley n'est pas sans
évoquer Roswell Rudd. Après le solo abstrait de Tim Hagans et un passage
harmonisé pour l'excellente section de sax, le solo de Bruce Lett impressionne
par sa technique. Le jeu d'Art Baron, avec le plunger, dans «I Got It Bad» est bienvenu. Dans ce disque, Art
Baron est le seul soliste qui, malgré le contexte, joue avec expressivité (ici,
genre Lawrence Brown) et un phrasé qui swingue naturellement: c'est un jazzman.
L'intervention d'Adam Schroeder, moins souple, est bien menée malgré le
drumming qui est un handicap à surmonter.
Art Baron est aussi le seul cuivre du
disque qui sache faire chanter son instrument comme le démontre «A Flower Is a Lovesome Thing» dans
lequel le solo de Bruce Lett, beau son et grande technique, est raide.
«What Am
I Here For?» n'est pas exploité en
tant que thème et fait place à un exercice d'improvisation, un peu fastidieux,
à deux trompettes (Ron Stout, Tim Hagans) qui fait que l'harmonisation
orchestrale finale est ce qu'on retient de mieux.
«Jack the Bear» par Art Baron, avec le plunger, est
bien préférable avec de bonnes lignes de basse de Bruce Lett et un excellent
jeu de balais de Mark Ferber. Ici l'arrangement orchestral de Mark Masters a du
sens. Danny House (cl) expose le thème de «Perdido» tandis que Lett et Ferber swinguent.
L'improvisation de Danny House et son alternative avec Mark Ferber sont bien menées, dans
un style plus proche de Buddy de Franco voir même Paquito D'Rivera que de
Barney Bigard ou Russell Procope. Les riffs orchestraux sont bien conçus. Là,
l'arrangement de Mark Masters est original sans être dérangeant.
Le jeu avec
sourdine d'Art Baron pour exposer «Passion Flower»
est un délice. L'univers harmonique de Billy Strayhorn est un bon tremplin pour
l'imaginatif Mark Masters. Un passage à deux sax, d'Edkins et Pinter, prélude
un court solo de Lett avant le retour mélodique d'Art Baron dont le style vocal
est admirable. L'arrangement orchestral n'est pas mal, mais Mark Masters aurait
pu éviter un passage trop exigeant dans l'aigu de la trompette qui sort de
façon limite, in extremis. C'est un problème que les trompettistes rencontrent
avec un arrangeur qui ne pratique pas l'instrument.
Tim Hagans donne une
introduction libre et à effets pour «Take
the "A" Train» dont l'efficacité mélodique est conservée. Le solo de Ron Stout
est du bop basique sans feeling. Les Benedict fait de même mais avec une
meilleure qualité de son et un phrasé plus balancé. La section de sax alterne
un motif écrit (parfaite mise en place) avec la partie improvisée de Bruce
Lett. Scott Engelbright est une fois encore limite dans la partie de lead
trompette. Engelbright n'est pas responsable, c'est un bon instrumentiste.
Le
coupable est l'arrangeur. On compatit. Il faut être inconscient et prétentieux
pour s'attaquer à un chef-d'œuvre tel que «Ko-Ko» dont l'intérêt réside exclusivement
dans... l'orchestration! Cette composition du Duke est un traité
d'orchestration hot, et non pas un tremplin pour l'improvisation, un thème.
L'arrangeur et ces excellents musiciens n'ont donc rien compris à l'univers
musical du Duke et, surtout, ce qui en fait sa particularité. Certes Art Baron
y prend un solide solo avec le plunger. Mais tout ça est un non-sens concernant
«Ko-Ko» pour lequel, le respect de
Claude Bolling à ce morceau est beaucoup mieux adapté. Qui voudrait actualiser Le Boléro de Ravel serait considéré
comme un farfelu. «Ko-Ko» et le Boléro
sont des traités d'orchestration, des leçons d'exploitation orchestrale des
divers timbres instrumentaux, à prendre ou à laisser. Des leçons
d'orchestration comme celles-ci n'appellent pas à être réorchestrées!
En
revanche, se défouler sur «In a
Mellow Tone», pourquoi pas? Ce n'est qu'un thème, pas un modèle
d'orchestration. Eh bien, ici, ce thème est plus respecté à la lettre que «Ko-Ko»! En dehors de l'introduction,
exercice d'improvisation libre par Hagans et Baron, seuls avec la basse et la
batterie, l'orchestre aborde le morceau de façon assez conventionnelle. Ce sont
les solos de Hagans et Pinter qui se veulent décapants. Ce n'est pas mauvais,
c'est seulement très convenu. Bref, pour apprécier ce disque, il faut oublier
Duke Ellington, Ben Webster et Jimmy Blanton, car les génies, ce sont eux. Vouloir
sonner «moderne» à tout prix a
quelque chose de puéril, mais c'est la prétentieuse tendance du moment qui
débouche sur un vide musical, bien que très bien joué. Oui, bien sûr, j'étais dans
la salle (Pleyel) lorsque le samedi 1ernovembre 1969, lors du premier des deux concerts (débuté à 19h30) dans
le cadre du 6e Paris Jazz Festival,
Archie Shepp est venu jouer avec l'Orchestre de Duke Ellington («C Jam Blue») et ça fonctionnait parfaitement.
Ce moment d'émotion n'était ni un collage, ni une volonté d'actualiser, mais
seulement la rencontre de deux histoires liées et compatibles. Ici, Art Baron est très
recommandable. Par ailleurs, libre à chacun de vouloir découvrir ou non cette vaine tentative de
substituer une pensée à celle de Duke Ellington et de Billy Strayhorn.
|
Jimmy Greene
While Looking Up
So in Love, No Words, Always There, April 4th, Good Morning
Heartache, Overreaction, Steadfast, I Wanna Dance With Somebody (Who Loves Me),
While Looking Up, Simple Prayer
Jimmy Greene (fl, cl, bcl, ss, ts), Aaron Goldberg (p, ep),
Lage Lund (g), Reuben Rogers (b), Kendrick Scott (dm), Stefon Harris (mar, vib)
25-27 mars 2019, Astoria, New York
Durée: 1h 08’
Mack Avenue 1154 (www.mackavenue.com)
La belle sonorité de Jimmy Greene, expressive, et la qualité
de sa formation ont du mal à compenser, à notre sens, les défauts d’un disque
plus inégal sur le plan du répertoire avec des compositions linéaires qui ne
mettent pas toujours en valeur les qualités des instrumentistes, celles du
leader parmi eux. On apprécie chez eux les qualités d’invention et chez Jimmy
Green, le leader, des arrangements recherchés. Les deux standards réussis comme «So in Love» (Cole
Porter) ou «Good Morning Heartache» (Higginbotham/Drake/Fisher) font regretter un
manque certain de relief qui nous semble plus déterminé par la nature des autres compositions que par les arrangements ou les participants. Jimmy Greene lui-même, en tant
qu’instrumentiste, possède des qualités de sonorité qui auraient gagné à une
réflexion sur les originaux et leur traitement, les deux ne
pouvant pas être dissociés. Tout est bien réalisé, bien joué et bien mis en
place; il reste à donner à la musique plus de profondeur, d’intensité, de
caractère.
|
Santi Debriano
Flash of the Spirit
Awesome Blues, Funky New Dorp, For Heaven's Sake, Beneath
The Surface, Toujours Petits, Humpty Dumpty, Natural Causes, Ripty Boom, La
Mesha, Voyage
Santi Debriano (b), Andrea Brachfeld (fl), Justin Robinson
(as), Bill O’Connell (p), Tim Porter (mand), Tommy Campbell (dm), Francisco
Mela (dm), Valtinho Anastacio (perc)
Enregistré les 2-3 octobre 2019, New York, NY
Durée: 1h 02’ 12”
Truth Revolution Recording Collective 054 (www.truthrevolutionrecords.com)
On ne devrait plus présenter Santi Wilson Debriano, né le 25
juin 1955 à Panama, contrebassiste, fils d’un père pianiste et compositeur
dans son pays d’origine. Santi a grandi à Brooklyn, et il a étudié la musique,
en dehors du cercle familial, dans les années 1970 au New England Conservatory
puis à la Wesleyan University à la fin des années 1980.
Sa carrière et sa discographie évoquent les collaborations
parmi les plus marquantes des quarante dernières années. Depuis la fin des
années 1970 avec Jaki Byard, Archie Shepp, et les années 1980 avec Sam Rivers,
Kirk Lightsey, Pharoah Sanders, Oliver
Lake, Elvin Jones, Charlie Rouse, Jim Pepper, Santi Debriano a fait le bonheur
de nombreux groupes de jazz de culture. Dans ses autres collaborations, on
citera George Cables, Larry Willis, Frank Foster, Charles
McPherson, Frank Wess, Sonny Fortune, Kenny Drew Jr., Don Pullen, David Murray,
Chico Freeman, Arthur Blythe, Joe Chambers, T.K. Blue, Von Freeman, Louis
Hayes, ce qui situe parfaitement les qualités de cet excellent contrebassiste,
et d’une certaine façon ses choix artistiques dans lesquels se situe cet
enregistrement, Flash of the Spirit,
de la fin de l’année 2019. Santi Debriano s’exprime dans un registre post bop
qui n’hésite pas à s’aventurer sur les marges du free jazz de culture. En bon
contrebassiste, sa discographie en leader n’est pas très fournie après un début
prometteur à la fin des années 1980 jusqu’aux années 2000, qui lui valent de
diriger des enregistrements (Obeah, Soldiers of Fortune, 3-Ology, Circlechant, Artistic Licence), avec Sonny Fortune, John Purcell,
Greg Osby, Abraham Burton, Kenny Barron, Helio Alves, Ken Werner, Billy Hart… Comme d’autres, il a eu en parallèle une carrière
d’éducateur qui semble avoir pris le pas au niveau des enregistrements sur sa
carrière artistique, et si on a pu le revoir parfois sur la scène, il faut
attendre ce bon enregistrement pour le retrouver leader, près de vingt ans après
son précédent enregistrement. On peut constater au passage que l’enseignement
qui s’est développé dans le jazz a eu l’effet pervers de faire disparaître de des
studios et/ou de la scène jazz nombre de musiciens, scènes jazz qui
parallèlement sont devenues de moins en moins jazz depuis le début des années
2000, ce qui a accéléré ce mouvement de perte de mémoire enregistrée d’artistes
de talent.
Le dernier épisode de covid n’a pas arrangé les affaires du
jazz, au point qu’on peut se poser la question éternelle de la mort du jazz, et
cette fois avec des arguments bien réels, puisque le jazz est effectivement mort
pendant deux ans, la question d’aujourd’hui étant celle de sa renaissance,
possible ou impossible. Ce disque d’avant covid ne répond pas à cette
question, il est dans la queue de la comète d’un jazz de culture, direct, avec ce
qu’il faut d’énergie et de place pour que le contrebassiste puisse faire parler
son talent sans tomber dans un disque de démonstration
instrumentale. La musique, le jazz restent toujours le centre du projet, comme
on peut le dire à propos de Charles Mingus, car, hasard ou flash of the spirit, grâce à l’orchestre
–les excellents Justin Robinson (as), Andrea Brachfeld (fl), Bill O’Connell
(p) et une rythmique avec deux batteurs et deux percussionnistes– cette
musique possède un drive et une liberté toute mingusienne («Awesome Blues»,
«Funky New Dorp»), le bassiste faisant entendre sa voix au-delà des chorus et
de la rythmique.
La sonorité de Santi Debriano laisse aussi entendre ce son
puissant et mat, le bruit des cordes sur le manche, cette musicalité virtuose
propre à son aîné et Santi est l’auteur de la plupart des belles compositions
(«For Heaven’s Sake» en solo, «Beneath the Surface» à l’archet que Santi
affectionne). «Natural Causes» et «Ripty Boom», deux autres thèmes du leader,
confirment les talents d’écriture, avec des arrangements, des lignes de basses
très riches, un ancrage dans le blues et de beaux chorus de Justin Robinson, Andrea Brachfeld faisant preuve d’énergie et de lyrisme. Il y a un retour sur la vie, les racines, le père, dans un
«Toujours petits» (titre en français)
aux accents latino-américains; aucun exotisme, juste la mémoire. Enfin, «Humpty Dumpty», d’Ornette Coleman, dans un registre
free très classique aujourd’hui, est un des trois thèmes du répertoire jazz avec
les splendides «La Mesha» de Kenny Dorham et «Voyage» de Kenny Barron, une
manière de comprendre que pour Santi, il n’y a aucun hiatus dans l’histoire du
jazz de la deuxième partie du XXe siècle. Sa lecture de 2019 de ces thèmes, avec
la complicité de son talentueux orchestre, est réussie: un disque bien construit, cohérent de la première à la dernière
note. Signalons enfin que les chorus du contrebassiste, sans jamais envahir
l’ensemble, sont d’une précision et d’une intensité qui nous font regretter la
relative parcimonie des enregistrements de Santi Debriano au XXIe siècle, qui
n’est pas le siècle du jazz, il est vrai. Un opus qui mérite, pour sa rareté aussi, un
indispensable pour sortir Santi Debriano de l’oubli relatif de ceux qui
n’habitent pas New York, et rappeler que le jazz de culture est resté en vie jusqu’à 2019 grâce à de nombreux artistes de cette stature.
|
Branford Marsalis
Ma Rainey's Black Bottom
Deep Moaning Blues, El Train, Lazy Mama, Chicago Sun, Those Dogs of Mine, Hear Me Talking to You (Instrumental), The Story of Memphis Green, Jump Song, Leftovers, Shoe Shopping, Deep Henderson, Reverend Gates, Ma Rainey's Black Bottom, Levee's Song, Sweet Lil' Baby of Mine, In the Shadow of Joe Oliver, Hear Me Talking to You, Levee and Dussie, Levee Confronts God, Sandman, Baby, Let Me Have It All, Toledo's Song, Chicago at Sunset, Skip, Skat, Doodle-do
Branford Marsalis (s, comp, arr), Andrew
Baham, Mark Braud, Wendell Brunious, Michael Christie, Scott Frock, John Gray,
Gregg Stafford (cnt), Fred Lonzo, Delfeayo Marsalis,
David Harris, Corey Henry, T.J. Norris, Terrance Taplin (tb), Doreen Ketchens, Nuno Antunes,
Chris Cullen (cl), Roderick Paulin, Louis Ford, Amari
Ansari, Scott Johnson, Khari Allen Lee (s), Keve Wilson (oboe), Stephanie
Corwin (basson), Aaron Diehl, Sean Mason (p), Don Vappie
(bjo, g), Kirk Joseph, Kerry Lewis (tu), Greg August, Eric Revis, Roger Wagner
(b), Justin Faulkner, Shannon Powell, Herlin Riley (dm, traps), Chaz Leary
(wbd), Dom Flemons (jugs), Maxayn Lewis, Clint Johnson, Cedric
Watson (voc), Viola Davis (recit) Savion Glover (tap dance) + 13 vln, 4 avln, 3 cello (cf. https://www.branfordmarsalis.com/albums/ma-raineys-black-bottom-soundtrack)
Enregistré
les 3-6 juin 2019 et 6-11 février 2020, Ellis Marsalis Center for Music, New Orleans, LA; 17 juin 2019, Glenwood Place Studio, Burbank, CA; 16 juillet 2019, Audible Images Recording Studios, Pittsburgh, PA; 3
janvier 2020, Igloo Music, Burbank, CA;
19 février 2020, DiMenna Center/Benzaquen Hall, New York, NY; 2 août
2020, Staffland Studio, Lafayette, LA
Durée:
59' 29''
Milan
194339837172 (Sony Music)
Comme pour Bolden par Wynton Marsalis, la mention indispensable
va à la musique, pas au film. Ce long-métrage, réalisé par George C. Wolfe, est
sorti le 18 décembre 2020 (Netflix), et la bande sonore originale que voici, sur CD, le 19 mars 2021. C'est
l'adaptation d'une pièce, Ma Rainey's Black Bottom (Le Blues de Ma
Rainey) écrite par August Wilson. C'est une fiction: au cours d'une séance
d'enregistrement, en 1927, les musiciens attendent Ma qui, arrivée en retard,
s'en prend à son manager et son producteur blancs et à son ambitieux cornettiste décidés à lui imposer leurs
choix artistiques. Le rôle de Madame (Ma)
Gertrude Rainey (1886-1939) est tenu par l'actrice Viola Davis et celui de son
cornettiste, Levee, par Chadwick Boseman (1976-2020). Il semble qu'il y ait
toutefois derrière ce travail, la prétention d'être une biographie, donnant une
vision romantique de cette artiste et une transposition des considérations
actuelles au passé. On sait que les gens du XXIe siècle ne portent aucun
intérêt au passé. Le moindre document d'époque doit être colorisé et pour une
situation dans les années 1920 on mettra volontiers une musique des années 1930
afin que ça ne fasse pas trop vieux. Ma Rainey, née et décédée à Columbus
(Georgie) mérite comme toutes les autres chanteuses de blues de 1919-33 qu'on
lui porte un intérêt. Elle participa dès 1900 au spectacle A Bunch of Blackberries à la Springer Opera House de Columbus. Elle n'était pas que chanteuse, mais une
artiste complète du divertissement. Elle découvre le blues en 1902. Dix ans plus tard, elle
travaille avec Bessie Smith (Moses Stokes Show). Elles sont encore ensemble en
tournée (Rabbit Foot Minstrels, 1915). De novembre 1923 à décembre 1928, Ma
enregistre abondamment à Chicago et New York pour le label Paramount. La
documentation historique ne manque donc pas. Mais, pour le film et la musique,
Ma Rainey n'est qu'un alibi. Branford Marsalis confirme que les gens «veulent de belles histoires dans les films,
pas qu'on leur donne une leçon d'histoire» (Soul Bag n°242, 2021,
p53). Pour la musique, George Wolfe a donc fait appel au «composer-arranger» Branford Marsalis
qu'il estime être «historian,
musicologist, dramatist, and raconteur»! Excellent musicien, compositeur,
arrangeur, cela ne fait pas de doute; raconteur, peut-être. Mais ce n'est pas
parce qu'on est musicien, ne rejetant pas les formes dites du passé, que l'on
est historien et musicologue. Ce sont trois approches qui chacune prend trop de
temps pour être cumulées chez un seul individu. Il y a en outre, maintenant,
une trop grande distance pour un héritage direct. Il était ridicule de
qualifier de «revival» l'époque où Jerry Blumberg, Bob Wilber, Sammy Rimington
étudièrent respectivement avec Bunk Johnson, Sidney Bechet, Capt. John Handy.
Dans les années 1960, le signataire a pu voir, en action, tous les maîtres de
l'instant et d'avant (Armstrong, Ellington, Monk, Roach, Pharoah) et dans la
décennie suivante, obtenir un héritage direct de musiciens ayant joué avec King
Oliver (Eddie Allen) et Bix (Eddie Ritten). Puis, s'est creusé un fossé. De nos jours, c'est un vrai «revival» puisque
l'on évoque de façon créative le passé sans le contact direct des pionniers.
Branford Marsalis n'avait que 14 ans quand la locale, Billie Pierce,
accompagnatrice de Bessie Smith, est décédée, et le choix pour son premier
disque s'est porté sur Elton John. Puis, il a suivi un enseignement déformant
(Berklee) comme tant d'autres. Aujourd'hui, à l'époque du funk et du rap (que
l'oreille même hostile ne peut éviter), on va sur internet, qui est une sorte
de musée sans guide pour trouver de l'information pour un projet. Wolfe a contacté
Branford Marsalis mi-mai et il devait assurer la première séance début juin!
Impossible de faire un travail musicologique en moins d'un mois. D'autant plus
que Branford nous dit: «the project
forced me to quickly fill in a gap in my musical experience (le projet m'a obligé à combler rapidement une lacune dans mon expérience
musicale)». Il précise: «Given today's technology, I was able to listen to
multiple curated music stations and playlists from that time (Grâce à la technologie d'aujourd'hui, j'ai pu écouter plusieurs
stations de musique et programmes de cette époque)». Branford, pour ce film, a notamment écouté Ethel Waters, Jack Hylton
(!), les Dixieland Jug Blowers, Annette Hanshaw, les Charleston Chasers, Casa
Loma Orchestra, Fletcher Henderson, Duke Ellington et Louis Armstrong. Et de
conclure: «my ears steadily locked in on
two musicians Paul Whiteman and King Oliver (mes oreilles se sont solidement fixées sur deux musiciens Paul Whiteman
et King Oliver)» donc «the sonic direction of this soundtrack is dedicated to the
musical directions of these two great musicians and bandleaders (le chemin sonore de cette bande originale est dédié aux orientations
musicales de ces deux grands musiciens et chefs d'orchestre)». Concernant Whiteman dans le monde blues-jazz, inutile de préciser
que, là-haut, Hugues et Charles sont réconciliés dans une même consternation.
Cette démarche est extrêmement intéressante à connaître, car c'est la règle à
notre époque.
Reste la musique en elle-même, toute authenticité écartée. Il
s'agit de suggérer une ambiance imaginée. Branford Marsalis a dédié ce travail
à la mémoire d'Ellis Marsalis, Chadwick
Boseman, Jimmy Heath, Lee Ethier (technicien) et Lucien Barbarin. Le fait
de disposer d'un personnel collectif n'aide pas à savoir qui joue quoi. Disons
que beaucoup de bons jazzmen néo-orléanais ont été conviés, ce qui est une
garantie, et certains, plus vieux que Branford, ont fréquenté les vétérans
(Wendell Brunious, Gregg Stafford). Il y a quatre clins d'œil à Ma Rainey: le
«Those Dogs of Mine» qu'elle grava en mars 1924 avec Lovie Austin (Tommy
Ladnier, cnt), ici interprété plus que chanté par Viola Davis sur un
accompagnement de piano (0'45''). Deux titres de la séance de Ma avec le Tub Jug
Washboard Band (kazoo, p, bjo, jug) de juin 1928, ont été retenus: «Deep Morning
Blues» (4'49'') et «Hear Me Talking to You» (0'49''), ici chantés en combo
(cnt, tb, p, b, dm) par Maxayn Lewis, née Paulette Parker à Tulsa et
ex-Ikettes, bien dans le style des Black Pearls. Enfin, «Ma Rainey's Black
Bottom» confié à la cire en décembre 1927 avec le Georgia Band, repris par
Maxayn Lewis avec le même bon combo (2'10''). Voilà tout pour Ma, sinon une
version instrumentale de «Hear Me Talkin' to You» par le même groupe (très bons
pianiste et cornettiste -Wendell Brunious, je pense-, slap basse et trombone
rugueux à la Lonzo). Parmi les reprises, nous avons une version de «Lazy Mama»,
titre qui fut enregistré par King Oliver, avec Clarence Williams et sous son nom.
Branford s'inspire plus de Whiteman que des Dixie Syncopators du King avec une
bonne section de sax et un cornet solo (belles lignes de tuba –Kirk Joseph?–).
Le «Deep Henderson» de Fred Rose fut enregistré par les Dixie Syncopators de
King Oliver (1926) mais aussi par Charly Straight, Coon-Sanders, Ambrose et le
Symphonique Jazz du Moulin Rouge de Fred Mélé (1926)! La reconstitution de
Branford Marsalis est jouée de façon plus sautillante que les orchestres du
King ou de Mélé. Les Dixieland Jug Blowers de Clifford Hayes (1893-1941) ont
gravé en 1926, chez Victor, le fox-trot «Skip, Skat, Doodle-do». Il est ici
sympathiquement chanté par Cedric Watson avec Don Vappie (bjo) et un combo (cl,
as, vln, jug, wbd). Tout le reste a été écrit par Branford Marsalis et il couvre
un vaste territoire esthétique, du classique («The Story of Memphis Green», par
le portugais Nino Antunes, cl, avec cordes et piano; «Leftovers» pour piano;
«Reverend Gates» pour piano et cellos; «Toledo's Song» pour piano, bois,
cordes) au big band swing sous l'influence du Duke («El Train», 1'10'',
«Chicago Sun», 0'43'', «Shoe Shopping»), en passant par du tap dance («Jump
Song», solo de Vappie; «Sandman»), du jazz New Orleans («Levee's Song» pour
clarinette et rythmique –Doreen Ketchens?–; «In the Shadow of Joe Oliver»,
cornet et piano), du piano solo magistral (–Aaron Diehl?– «Levee and Dussie», «Chicago at Sunset»), du
Paul Whiteman («Sweet Lil' Baby of Mine», Clint Johnson, voc, paroles d’Harry
Connick, Jr.), du post-Trane («Levee Confronts God», ténor, cordes, piano,
percussions –Branford!–), le genre Wynton Marsalis («Baby, Let Me Have It All»).
Faute de temps, il n'y eut souvent qu'une prise par morceau. Donc respect!
Ma
ou pas, l'amateur de jazz prendra plaisir à l'écoute de ce disque.
|
Jerome Richardson and The Tete Montoliu Trio
Groovin' High in Barcelona
A Child Is Born, Manhã De Carnaval, Groovin' High, Where Is
Love, When Lights Are Low, Warm Valley, Hi-Fly,I Thought About You, A Night in
Tunisia, J & T Blues
Jerome Richardson (as, ss),Tete Montoliu (p), Reggie Johnson (b), Alvin Queen (dm)
Enregistré le 22 mai 1988, Barcelone (Espagne)
Durée: 1h 19’ 10”
Fresh Sound Records 5065 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Ce disque a déjà été introduit par une autre chronique parue
en 2020 du trio de Tete Montoliu avec Reggie Johnson et Alvin Queen, Barcelona Meeting,
paru sur le même label, Fresh Sound Records de Jordi Pujol. «Ici, il y
a l’une des plus belles sections rythmiques de musiciens américains installés
en Europe autour du pianiste. A l’époque, comme le rappelle le livret, ce trio
accompagnait Jerome Richardson qui se produisait à Barcelone.»,
disions-nous, et c’est donc cette rencontre du trio et de Jerome Richardson
(Oakland, CA,1920-Englewood, NJ, 2000), d’abord en live au club historique Cova del Drac (créé en 1965), que
l’excellent producteur catalan, avec la complicité de Jordi Suñol,
l’indispensable agent du jazz de Barcelone, a pu immortaliser en studio, le même
Estudi Gema aujourd’hui défunt où fut enregistré le trio, à la même date.
Jordi Pujol nous propose donc aujourd’hui, plus de
trente-deux ans après sa réalisation, le bel enregistrement dirigé alors par
Jerome Richardson (même si cette première édition se fait sous les noms de Jerome
et de Tete), artiste accompli du jazz, accompagné de manière parfaite par l’un des
grands trios du jazz européen toutes époques confondues. Pour être complet, on
signalera que ce musicien n’avait pas enregistré sous son nom depuis plus de vingt
ans, sa carrière de leader s’étant interrompue au moment de sa maturité à la
fin des années 1960, à l'époque de la première dépression de l'économie du jazz.
Jerome Richardson est alors un parcours incroyable dans le jazz, présent dans des centaines d’enregistrements en sidemen, jazz et pas seulement, depuis
1942 et Jimmie Lunceford, puis, entre autres de Marshall Royal (orchestre
militaire), Lionel Hampton (1949-51), Earl Hines (1954-55), Cootie Williams,
Eddie Lockjaw Davis (1958), Chico Hamilton, Charles Mingus (Mingus Dysnasty 1959, Town Hall Concert 1962, The Black Saint and the Sinner Lady1963, Mingus Mingus Mingus… 1963), Quincy
Jones (1960), Thad Jones/Mel Lewis Orchestra (1966-70). En leader, avant ce disque, il a moins d’une dizaine
d’enregistrements, tous avant 1967 (Midnight
Oil 1958, Roamin' With Jerome
Richardson 1959, Going to the Movies1962, repris sur le Jerome
Richardson, Complete Recordings 1958-62, Fresh Sound 874, plus Groove Merchant enregistré en 1967).
Entre 1967 et 1988, année de cet enregistrement, bien qu’il n’ait pas
enregistré en leader, il n’a pas chômé. Comme l’une de ses inspirations
majeures, Benny Carter, comme Hank Jones, Quincy Jones et beaucoup d’autres,
c’est dans les studios de la Côte Ouest qu’il trouve à s’employer parfois dans
le jazz (Quincy Jones, Gerald Wilson…), et parfois en marge (Tony Bennett, Dick Cavett Show, Stevie Wonder…). Il
faut dire que l’instrumentiste joue de tous les saxophones, les flûtes, les
clarinettes, compose, arrange, dirige: un homme orchestre, parfait
professionnel mais aussi artiste de jazz. Il ne manque donc pas d’activité.
C’est un musicien qui a pratiqué l’histoire du jazz depuis
déjà plus de quarante-cinq ans, dans des courants-époques variés du mainstream à la musique
de Charlie Mingus quand il enregistre ce disque à Barcelone. C’est un
instrumentiste de haut niveau mais également un artiste capable d’une vraie
liberté d’expression. Et à Barcelone, il croise la route d’un beau trio, où
Tete Montoliu, l’un des pianistes de jazz les plus inventifs en Europe a eu le
bonheur de s’entourer du regretté Reggie Johnson et d’Alvin Queen, «Mr.
Drive»! («Groovin’ High»). Le répertoire témoigne de l’étendue de la carrière de
Jerome Richardson: Thad Jones («A Child Is Born»), Dizzy Gillespie, Benny
Carter, Duke Ellington, Randy Weston («Hi-Fly»), trois standards et pour finir
un blues mitonné avec Tete et la complicité du trio. La sonorité de jerome Richardson tient à
la fois de Benny Carter et de Charlie Parker (lyrisme et virtuosité, «Groovin’
High», «When Lights Are Low»), parfois de Johnny Hodges («Warm Valley»), de
Charles Mingus, Eric Dolphy, Buddy Collette, Dizzy Gillespie (liberté sur
«Night in Tunisia»)… Tout a l’air évident, direct et facile, mais ne nous y
trompons pas, c’est un siècle de culture jazz personnifiée, maîtrisée qui parle
par son saxophone, du plus profond des racines («J & T Blues»).
|
Wolfgang Lackerschmid / Chet Baker
Quintet Sessions 1979
Mr. Biko,
Balzwaltz, The Latin One*, Rue Gregoire du Tour, Here's That Rainy Day, Toku Do,
Rue de Gregoire du Tour (reheasal), Balzwaltz (alternate take)
Wolfgang Lackerschmid (vib), Chet Baker (tp, voc*), Larry Coryell (g), Tony Williams (b), Buster Williams (dm)
Enregistré
en 1979, Stuttgart (Allemagne)
Durée:
44'51''
Dot Time Records 8018 (www.dottimerecords.com/Socadisc)
En 2019, nous avions regretté
la platitude de Ballads for Two par Chet Baker et Wolfgang Lackerschmid
(Dot Time 8012). Dans le livret du présent disque, Wolfgang Lackerschmid nous
dit qu'en duo avec Chet Baker, ils ont joué dans divers endroits. Et à
Kongsberg en Norvège, le guitariste Larry Coryell (1943-2017) qui se produisait
là avec Sonny Rollins est venu les voir en backstage, très ému, en souhaitant
jouer avec eux. L'agent de Chet Baker a saisi l'occasion pour qu'un disque soit
réalisé avec Coryell, mais en quintet. Wolfgang Lackerschmid lui aurait dit que
s'il voulait un bassiste et un batteur, il faudrait qu'ils s'appellent
Williams! Quelques semaines plus tard, l'agent avait recruté Buster Williams
(1942) et Tony Williams (1945-1997). Voici donc le résultat musical. Et ça
change tout. S'il vous faut choisir entre ces deux disques du tandem
Baker-Lackerschmid, c'est celui-là qu'il faut prendre. Il y avait à craindre compte-tenu des antécédents rock (prétendus
fusion) de Coryell et Tony Williams, mais ils ont respecté la «fragilité» de
Chet Baker. «Mr. Biko», morceau de Tony Williams, débute par la rythmique de
façon assez binaire. Coryell expose ensuite le thème, mais, tout s'éclaire
soudain et devient musique quand Chet Baker joue la reprise avec cette sonorité
qui fit sa gloire et son charme. Un solo de vibraphone précède celui de Coryell
qui déploie une qualité de son, mais le meilleur vient ensuite: un magnifique
solo de trompette qui swingue sur une basse ternaire et un drumming non
invasif. Buster Williams joue un solo très technique au service d'une sonorité
superbe. Le même principe clôt cette prise, c'est à dire, thème par la guitare
et reprise de celui-ci par la trompette. On se demande si c'est juste un heureux
hasard ou si ça va durer. «Balzwaltz» écrite par Lackerschmid est un thème
charmant pris dans un excellent tempo médium. Chet Baker est dans son élément
pour faire un exposé détendu. Coryell commence avec mordant un solo très «guitar
hero» mais sans excès. Chet Baker nous délivre une vocalise qui précède le solo
de vibraphone et surtout le clou de cette prise (master), et peut-être du
disque, un remarquable solo de batterie sur la ligne de basse. La trompette
conclut cette seconde réussite. «The Latin One» est une prise interrompue.
Comme le titre l'indique, ce morceau de Coryell est pris sur un rythme latin.
Le solo de trompette de Chet Baker illustre la parenté de climat qu'il pouvait
avoir avec Miles Davis, période Sketches of Spain. Puis, Coryell
s'arrête dans son solo d'où un fading. Pour Chet, il était en effet
intéressant de conserver ces 2'24''. Sur tempo moyen, le groupe aborde ensuite
«Rue Gregoire du Tour» de Coryell, un thème simple exposé dans le registre
médium par Chet Baker. Il est saisissant de constater une convergence (fortuite)
de son et d'émission des notes entre Chet et le Roger Guérin en fin de
carrière: même constitution affaiblie et tous deux ont surmonté un problème
dentaire. Les moyens physiques adaptent l'expression musicale. Il y a un beau
solo dans l'aigu de Buster Williams puis Chet improvise sobrement autour du
thème. A l'évidence, Tony Williams respecte le trompettiste. C'est ensuite le
seul standard retenu pour cette séance. Tout le Chet Baker mélancolique est dans
l'exposé de ce «Here's That Rainy Day» de Jimmy Van Heusen. Buster Williams
fait chanter sa contrebasse sur les accords basiques de la guitare. C'est pour
Chet Baker une formule qu'il a beaucoup explorée: trompette-guitare-contrebasse.
Beaucoup d'émotion dans le jeu de Chet Baker. Typiquement bop, «Toku Do» de
Buster Williams s'engage sur un tempo vif et Chet Baker assume très bien, juste
soutenu par l'incroyable tandem des Williams. Coryell prend son relais avec
beaucoup de technique, mais l'oreille est attirée par le travail des Williams.
Bon solo de basse sur un backing discret de guitare et de drums. C'est
seulement après, que le vibraphone intervient pour un solo dans la lignée de
Bobby Hutcherson. Le contexte tire Lackerschmid vers le haut. Retour au thème
en stop time par Chet Baker et Larry Coryell à l'unisson. La répétition de «Rue
Gregoire du Tour» est une prise différente de celle retenue, notamment dans
l'ordre des solos. Le tandem Williams prend un solo en commun et dans l'exposé,
les inflexions de Chet Baker sont très proches de celles du Miles Davis de
1957. C'est Lackerschmid qui a voulu une prise alternative de «Balzwaltz» à la
surprise des autres musiciens. En fait, à l'écoute de celle qui fut finalement
retenue (supra), Tony Williams, avec raison, a dit, content de lui: «Man, this was a really bad solo! (mec,
c'est vraiment un solo vachement bien!)». Lackerschmid a pris le mot baddans son vrai sens, c'est à dire «mauvais», et il a voulu faire une autre prise.
Donc, cette version plus courte se passe du solo du tandem Williams, mais aussi
de la vocalise de Chet; quant à Coryell, il est moins brillant: signes d'une
contrariété générale. Bref, nous avons là un très bon disque qui illustre le
meilleur côté des cinq participants.
|
Herb Geller / Roberto Magris Trio
An Evening With Herb Geller & The Roberto Magris Trio
After You, El Cajon, Lonely Woman, The Red Door, Orson, Upper
Manhattan Medical Group, Celebrating Bird, 9:20 Special, If I Were a Bell, The
Peacocks*, Pretty Women*
Herb Geller (as), Roberto Magris (p), Nikola Matosic (b), Enzo
Carpentieri (dm)
Enregistré les 19 novembre 2009, Novi sad Jazz Festival (Serbie)
et 6 décembre 2009*, Porgy and Bess, Vienne (Autriche)
Durée: 56’ 34”
JMood 012 (www.jmoodrecords.com)
Un petit retour en 2009 pour retrouver cet enregistrement indispensable
qui a été publié il y a déjà quelques années par l’excellent label JMood de
Kansas City où œuvre Paul Collins avec la complicité de Roberto Magris que nous
avons mieux connu grâce à son interview parue dans Jazz Hot 2021. Roberto, pianiste de grand talent, entoure avec son
trio le légendaire Herb Geller lors d’une tournée en fin d’année 2009, en
Europe centrale et balkanique.
Herb Geller (1928, Los Angeles, CA-2013, Hambourg, Allemagne, cf. Jazz
Hot n°666), c’est un long
parcours commencé dans l’immédiat après-guerre (Joe Venuti, Claude Thornhill)
pour ce disciple de Benny Carter qui découvre dans Charlie Parker une seconde
source d’inspiration. Sur la Côte Ouest où il est réinstallé depuis le début
des années 1950, il croise celle qui devient son épouse, Lorraine Geller (p,
1928-1958), et la route des agitateurs locaux comme Howard Rumsey, Shorty
Rogers, Maynard Ferguson, Shelly Manne, Chet Baker, Bill Holman, mais aussi les
courants plus hot en visite comme
Clifford Brown, Max Roach. Herb Geller a aussi accompagné Benny Goodman, Dinah Washington,
Ella Fitzgerald, Ray Charles, Art Pepper et même Benny Carter dans le All Star
Sax Ensemble de légende en 1988 qui réunissait avec eux Frank Wess, Jimmy
Heath, Joe Temperley, Richard Wyands, Milt Hinton et Ronnie Bedford (Over the Rainbow, MusicMasters)
Herb Geller est un musicien de synthèse et un homme libre,
et il garde dans son style et sa sonorité à l’alto l’ensemble de ses amours,
celui du jazz de la tradition, comme du jazz de son époque. Son lyrisme à
l’alto rappelle son inspirateur Benny Carter mais aussi Charlie Parker par la
puissance de son attaque. Son vibrato serré et intense fait aussi penser à
Sidney Bechet et Johnny Hodges, ce qui donne la mesure de sa synthèse car son
courant musical est résolument le bebop. Son répertoire dans ce disque confirme ce grand écart réussi
qui embrasse la tradition dans son ensemble, depuis le «9:20 Special» de Earle
Warren (Count Basie Orchestra), les belles compostions de Billy Strayhorn («Orson»,
«Upper Manhattan Medical Group»), «Lonely Woman» de Benny Carter , «The
Red Door» de Zoot Sims, quatre standards (Cole porter, Johnny Mandel, Frank
Loesser, Stephen Sondheim) dont «If I Were a Bell» immortalisé par Miles Davis.
Il y a encore le thème intrigant «The Peacocks» de Jimmy Rowles, interprété en
solo à Vienne et un original dédié à Charlie Parker («Celebrating Bird»). On suit ainsi en une heure le fil d’une longue histoire,
celle du jazz, vécue avec intensité par ce passionnant saxophoniste alto,
compositeur, qui a vécu une seconde vie en Allemagne où il enseigna, joua et
participa à de nombreuses aventures du jazz en Europe.
Le trio de Roberto Magris est parfait dans le soutien
apporté à Herb Geller avec une dynamique digne des bons trios
d’outre-Atlantique et, au total, cela nous donne le plaisir de réentendre Herb
Geller dans un cadre parfait en live,
sans doute l’un de ses derniers enregistrements.
|
Emmet Cohen
Future Stride
Symphonic Raps, Reflections At Dusk*°, Toast to Lo*°, Future
Stride, Second Time Around, Dardanella, You Already Know*°, Pitter Panther
Patter, My Heart Stood Still, Little Angel°
Emmet Cohen (p), Russell Hall (b), Kyle Poole (dm)
Guests : Melissa Aldana (ts)*, Marquis Hill (tp)°
Enregistré 21-22 janvier 2020, New York, NY
Durée : 47’ 12”
Mack Avenue 1181 (www.mackavenue.com)
On commence à découvrir Emmet Cohen bien que cet
enregistrement, effectué juste avant le confinement, soit le premier qui nous
parvienne (le quatrième en leader). A l’occasion de l’enfermement de la planète,
il a eu l’intelligence et le talent de créer une scène virtuelle, alternative à
cette prison sans barreau pour le jazz, Live
From Emmet’s Place,
où se sont produits une multitude de musiciens de jazz déjà de la légende comme
Houston Person, Christian McBride, et bien d’autres, le plus souvent
accompagnés par ses soins au piano, voire selon ses invités par son trio qu’on
retrouve ici. Cette scène, un vrai club at
home, a été avec le Live at the Flat
in Greenwich Villagede Rossano Sportiello, un bol d’air, de jazz hot de haut niveau et dans la
bonne humeur, sans masque la plupart du temps (libre choix) et sans peur
psychotique. Emmet n’est donc plus une découverte au premier degré car
nous avons pu apprécier son talent dans toutes les formules, les styles, les
époques du jazz. C’est un pianiste de jazz d’un très bon niveau qui possède
visiblement une connaissance du jazz non seulement académique mais aussi par le
vécu, et cela rend sa musique déjà très accomplie, profonde et sans esbroufe.
Comme beaucoup de musiciens depuis la génération Marsalis,
il conjugue un savoir instrumental de toute l’histoire du jazz depuis ses
prémices jusqu’à nos jours, et opère sa synthèse dans la veine actuelle, le reprenant
à son compte avec personnalité pour en faire une recréation. Le «Dardanella» de
1919 dans cet enregistrement en est un exemple et explique avec «Future
Stride», «Pitter Panther Patter», «Symphonic Raps» le titre Future Stride. Ce qui ne l’empêche pas
d’enchaîner en quintet avec l’excellent Marquis Hill sur un «You Already Know»
post bop et virtuose dans la veine de Wynton Marsalis. Quels que soient le
registre ou l’inspiration, Emmet Cohen apporte sa manière. Autant dire qu’Emmet et ses complices sur ce disque se
placent avec résolution, beaucoup d’aplomb et de maestria, dans la perspective
de poursuivre l’histoire du jazz, sans en nier les racines et l’esthétique. Autre constat, l’excellence pianistique d’Emmet Cohen sur le
plan du jazz, alliée à son énergie, son drive, et, il faut le dire, une joie de
vivre étonnante dans ces circonstances, en font un véritable personnage,
extraverti, hot, qui promet beaucoup,
non seulement comme artiste mais comme fédérateur, et le jazz va grandement
avoir besoin de lui dans le monde aseptisé, contrôlé et morbide qui nous est promis depuis deux années déjà.
Emmet Cohen, né en 1990, a déjà enregistré trois autres
disques, avant ce Future Stride, que
nous n’avons pas écoutés (In the Element,Infinity, Dirty in Detroit) et côtoie depuis quelques années des légendes du
jazz avec lesquelles il a enregistré: George Coleman, Benny Golson, Al Tootie
Heath, Ron Carter… autant dire que c’est un artiste pressé déjà identifié. Une belle découverte sur le bon label Mack Avenue qui
continue ainsi de suivre le renouvellement du jazz avec attention et sagacité.
|
Hendrik Meurkens
Harmonicus Rex
Mundell's Mood*, Slidin'°, In Your Own Sweet Way,
Afternoon*, SKJ*°, Falling in Love With Love, A Summer in San Francisco°, Up
Jumped Spring*, Mean Dog Blues°, Darn That Dream, What's New
Hendrik Meurkens (hca), Joe Magnarelli (tp, flh)*, Anders
Bostrom (afl)°, Dado Moroni (p), Marco Panascia (b), Jimmy Cobb (dm)
Enregistré les 16-17 novembre 2010, New York, NY
Durée: 58’ 29”
Height Advantage 001 (www.hendrikmeurkens.com)
Hendrik Meurkens
Cobb's Pocket
Driftin', Cobb's Pocket, Frame for the Blues, Slidin’, Slow
Hot Wind, Unit Seven, Polka Dots and Moonbeams, A Slow One
Hendrik Meurkens (hca), Mike LeDonne (org), Peter Bernstein (g),
Jimmy Cobb (dm)
Enregistré les 1er et 2 juillet 2018, New York,
NY
Durée: 50’ 14”
In+Out Records 77141-2 (www.inandout-records.com)
Ces deux disques à huit ans d’écart de l’excellent
harmoniciste Hendrik Meurkens ne sont pas si éloignés en date de sortie, le plus
ancien étant sorti en 2016 pour nous et présentent évidemment le point commun de
réunir le grand et regretté Jimmy Cobb à l’élégant harmoniciste d’origine néerlandaise, bien que né à Hambourg
en 1957, disciple comme il se doit de Toots Thielemans. C’est le fruit de multiples rencontres en live sur la scène
américaine –il a étudié au début des années 1980 à la Berklee School of Music
le vibraphone qu’il pratique dans la filiation de Milt Jackson, honoré ici par
sa composition «SKJ»– et de New York en particulier qu’Hendrik Meurkens occupe
avec assiduité au XXIe siècle avec l’harmonica qu’il a choisi comme principal
instrument. En 2000, il y avait déjà eu un premier enregistrement sous le nom
d’Hendrik avec Jimmy Cobb, New York
Nights (A-Records 73197), avec Eric Alexander (ts), Chris Berger (b) et
déjà l’élégant Dado Moroni qui présente cette même intégration à la scène et au
«son» américains, pianiste qu’on retrouve ici en 2010.
Cela dit beaucoup des choix artistiques d’Hendrik Meurkens,
qui se définit comme un musicien dans la tradition, qui aime la musique
directe, les mélodies et l’expressivité, et a choisi dans cette tradition
Charlie Parker, le bebop et le blues donc, comme absolu. Retrouver Joe
Magnarelli, Dado Moroni et Marco Panascia dans le premier de ces disques ou
Mike LeDonne, Peter Bernstein dans le second est donc une volonté très claire
de réunir parmi les meilleurs de l’expression post bop, pour nous gratifier de
deux beaux albums. La maîtrise instrumentale et la musicalité de l’harmoniciste
font le reste, car il faut un talent particulier pour donner le premier rôle dans
cette tradition du jazz avec en plus la présence d’un organiste (la proximité
relative des sonorités) du volume de Mike LeDonne.
Dans Harmonicus Rex, on retrouve un subtil alliage de standards immortels («In Your Own Sweet Way» de Dave Brubeck, «Darn That Dream», «What’s New»…) et
de bons originaux dont «Mundell’s Mood» dédié, on le suppose, à Mundell Lowe,
le guitariste dont il a croisé la route à la fin des années 1990 (When Lights Are Lowe Acoustic Records etMundell’s Mood,Nagel Heyer), et un splendide «Up Jumped Spring», la belle valse de Freddie
Hubbard, introduite par un Dado Moroni tatumesque où Hendrik confirme ses
qualités d’âme, Joe Magnarelli sa musicalité, sa maîtrise et
Marco Pasnascia son haut niveau. Jimmy Cobb est
comme toujours parfait, omniprésent sans jamais peser sur la musique, lui donnant
cette souplesse et cet élan qui le distinguent. Tout ce disque est excellent
dans ce registre bebop, et le blues («Mean Dog Blues») n’a pas été oublié
faisant place à la flûte d’Anders Bostrom pour un échange avec Hendrik
Meurkens puis avec un Dado Moroni époustouflant de swing, sans jamais perdre
la subtile alchimie entre blues et bebop.
Dans Cobb’s Pocket,
intitulé ainsi en hommage au grand batteur, enregistré en 2018, on retrouve la
composition la plus connue du leader «Slidin’», déjà présente en 2010, et ce
même alliage entre le bebop, le blues, les standards et les originaux, pour
faire de ces deux disques deux heures de bonheur sans temps faibles. Comme le dit Hendrik sur le livret, réunir l’orgue et
l’harmonica n’était ni fréquent dans le jazz ni évident sur le plan du son (le
volume sonore de l’orgue autant que la proximité sonore). L’attaque sur le
«Driftin’», un blues d’Herbie Hancock, donne le ton de la
réussite. Peter Bernstein, avec son sens de la mélodie, complète la couleur du
trio avec orgue, in the tradition, et
Jimmy Cobb, comme une évidence, relance et colore avec sa maestria discrète qui
a fait de lui l’un des batteurs fondamentaux de l’histoire du jazz, à mille
lieux de toute démonstration, avec son étincelant jeu de cymbales («Cobb’s
Pocket», un original d’Hendrik Meurkens). La section rythmique qu’il forma
avec les indispensables Wynton Kelly et Paul Chambers est de celles qui bornent
l’Histoire du Jazz. Mike LeDonne avait la lourde tâche de ne pas étouffer l’harmonica.
Il fait mieux, il le met en relief avec une science consommée de
l’accompagnement, ne se privant jamais d’un chorus exceptionnel («Cobb’s
Pocket»).
Il y a encore dans cet enregistrement, un clin d’œil à
l’amour de l’harmoniciste pour la musique brésilienne («Slow Hot Wind» d’Henri
Mancini, intitulé également «Lujon», créé sur le disque Mr. Lucky Goes Latin pour la série TV Mr. Lucky de Blake Edwards, en 1961), une musique qu’il a vécue sur
place au début des années 1980, quand il animait le concert du lundi soir au
Bar 21 de Rio de Janeiro, tissant une vraie complicité avec les artistes
brésiliens. De fait, dans les années 2010, plusieurs de ses enregistrements
font toujours référence à la musique du Brésil (Celebrando, Copa Village,Oracão para Amanhã…). Dans ce même disque, on retrouve la permanence de l’alliage
blues et bebop («Frame for the Blues», un original, «Unit Seven» de Sam Jones)
et donc cette révérence à Charlie Parker. Si le disque de termine par «A Slow One», un original passionnant, où harmonica et orgue se répondent dans un dialogue très équilibré, Mike LeDonne sature parfois son orgue comme dans la tradition depuis Wild
Bill Davis. Il ne faut pas oublier ce retour sur «Polka Dots and the
Moonbeans», un standard honoré par Coleman Hawkins et Ella
Fitzgerald, qui fait écho aux deux dernières lignes citées dans son livret: «I believe in classic mainstream jazz which
is what I love the most. Cobb’s Pocket fits
that style. Je crois au jazz mainstream classique, qui est ce que j’aime le
plus. Cobb’s Pocket s’inscrit dans ce style.», le jazz classique étant
clairement pour lui, le jazz de culture, avec ses fondements, le swing, le
blues, l’expression, des origines à nos jours, sans rupture. On apprécie!
|
David Liebman / Randy Brecker / Marc Copland / Drew Gress /
Joey Baron
QUINT5T
Mystery Song*, Off a Bird, Figment, Broken Time*, Moontide, Child at Play, Broken
Time [Reprise], There's a Mingus Amonk Us, Pocketful of Change
David Liebman (ts, ss), Randy Brecker (tp, flh), Ralph
Alessi (tp)*, Marc Copland (p), Drew Gress (b), Joey Baron (dm)
Enregistré les 26-27 janvier 2020, New York, NY
Durée: 1h 00’ 22”
Inner Voice Jazz 106 (innervoicejazz.com/L’Autre Distribution)
Ce all-stars du «jazz contemporain», comme on pourrait le
dire de la musique contemporaine en référence à la musique classique, par
analogie, regroupe parmi les meilleurs représentants d’un jazz moderne (sans
notion de génération car ces musiciens sont des anciens) versé sur l’esthétique
davantage que sur la culture jazz (au sens d’histoire artistique ancrée sur une
histoire humaine). On ne présente plus les musiciens, et la musique offerte sur
ce disque est intéressante, parfaitement mise en place et en valeur par des
musiciens accomplis. Il y a des moments indispensables, à notre goût, comme
«Broken Time», avec Ralph Alessi qui complète le quintet, «Pocketful of Change»
ou «There's a Mingus Amonk Us». Chacun des musiciens a apporté une ou deux
compositions, et l’ensemble est très cohérent sur le plan esthétique et parfait
dans la réalisation. «Child at Play» de Dave Liebman est une composition très
réussie. Constat sans esprit négatif, le blues (souvent) et le swing (à
un moindre degré) ne sont pas permanences mais des couleurs, une version «bleu clair»
du jazz, avec quelques accents de Dave Liebman, Randy Brecker et Marc Copland
bienvenus dans un disque qui en manque parfois (d’accent). C’est bien entendu une affaire de sensibilité (celle de l'auditeur) et de
biographie (celles des musiciens), et cette belle musique, intègre et de grande qualité, mérite, dans
son genre, un indispensable, tant elle est parfaite et conforme à l’idée qu’on
se fait de ces artistes de haut niveau. Le «Pocketful of Change», plus
traditionnel dans l’esprit post bob, qui ferme l’enregistrement revient à un
jazz plus charnel, avec une expressivité sonore de Randy Brecker à la trompette
et de Dave Liebman au saxophone, qui chauffe, selon nous, la musique du quintet.
Marc Copland est un pianiste vraiment exceptionnel et possède un beau toucher, et les deux compositions
de Joey Baron sont remarquables («Broken Time», «Pocketful of Change»). Une
musique exigeante qui confirme que le jazz a su réunir en son sein au XXe siècle une diversité d'inspiration sans équivalent.
|
Leon Lee Dorsey
Freedom Jazz Dance
Freedom Jazz Dance, Baptism, Home Cookin’, Until the End of
Time, Autumn Leaves, How Insensitive, New Arrival, Chillin
Leon Lee Dorsey (b), Manuel Valera (p), Mike Clark (dm)
Enregistré le 29 juin 2019, New York, NY
JazzAvenue 1 Records (www.leonleedorsey.com)
L’aventure discographique de Leon Lee Dorsey se poursuit sur
son label JazzAvenue 1 Records après Monk’s
Time et Thank You Mr. Mabern (enregistré avec le grand pianiste) que
nous avions chroniqué en début d’année 2021. Présenté comme un vétéran bien
qu’il soit encore jeune (12 mars 1958, Pittsburgh, PA), sans doute en raison
des nombreux musiciens dont il a croisé la route (Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis, Freddie Hubbard, John
Lewis, Kenny Clarke, Jon Hendricks, Harry Sweets Edison, Dorothy Donegan,
Stanley Turrentine, George Benson, Ellis Marsalis, Nnenna Freelon, etc., selon
son site), Leon Lee Dorsey confirme les bonnes vibrations et intentions du
précédent disque.
Bien que
la présence du batteur, Mike Clark, soit parfois un peu trop accentuée sur le
plan de la balance sonore du trio et parfois du jeu, ce disque présente aussi
beaucoup de qualités, notamment grâce à la présence d’un excellent pianiste,
Manuel Valera, natif de La Havane le 17 octobre 1980 (Paquito D’Rivera, Arturo
Sandoval, Jeff Tain Watts…). Cela tombe parfaitement puisque ce disque a
été dédié à Hilton Ruiz (1952-2006), un fameux pianiste de jazz né à New York,
d’origine portoricaine, qui a eu une brillante carrière (élève de Mary Lou Williams,
il a joué avec Roland Kirk, Dizzy Gillespie, Clark Terry, Betty Carter, Tito
Puente, Mongio Santamaria, Abbey Lincoln, Archie Shepp, George Coleman, Chico
Freeman…). Le célèbre thème du pianiste, «New Arrival», au répertoire de ce
disque, est particulièrement bien mis en valeur par Manuel Valera qui a aussi
écouté McCoy Tyner. Il est soutenu par la basse complice de Leon Lee Dorsey et le
style énergique, parfois trop, de Mike Clark.
La musique jouée est résolument du jazz
post bop, comme en atteste une version enlevée d’«Autumn Leaves», avec la
couleur blues («Home Cookin’») et latine («New Arrival») dans une synthèse réussie. Le
répertoire propose également un bon «How Insensitive» de Tom Jobim avec un chorus intéressant du bassiste.
|
Andreas Toftemark Quartet
A New York Flight
A New York Flight, Blue and Sentimental, Love Me or Leave
Me, 2223, Autumn in New York, I'm a Fool to Want You
Andreas Toftemark (ts), Calle Brickman (p), Felix Moseholm
(b), Andreas Svendsen (dm)
Enregistré en août-septembre 2020, Copenhague (Danemark)
Durée: 42’ 30”
April Records 086 (info@aprilrecords.com)
Après quelques années de musiques improvisées, il semble que
le jazz de la tradition, quels que soient l’époque ou le style, retrouve des
adeptes en Europe du nord et en Scandinavie en particulier. C’est parfois le
fait de musiciens confirmés qui ont déjà une carrière et qui sont parfois
restés dans l’ombre, pour nous en France du moins, soit qu’ils aient été
quelque peu ostracisés, ou qu’ils n’ont pas fréquenté les scènes françaises,
soit que leurs disques n’aient pas franchi la frontière en dépit de la
Communauté européenne, plus forte pour le fric que pour la culture. Ici, c’est un groupe de jeunes musiciens, de culture académique
internationale comme la Manhattan School of Music pour le batteur danois
Andreas Svendsen, d’une famille de batteurs, la Juilliard School de New York
pour Felix Moselholm, petit neveu du contrebassiste danois Erik Moselholm qui
accompagna les artistes Américains de passage comme Don Byas, Eric Dolphy. Le
pianiste suédois, Calle Brickman est né en 1991 et le leader, le saxophoniste
ténor, alto et flûtiste danois, Andreas Toftemark, est né en 1990 et a étudié
au Conservatoire d’Amsterdam et à la New School of New York. Le répertoire choisi est composé de quatre standards ou
compositions du jazz et de deux originaux. La bonne sonorité du ténor, plutôt
dans l’esprit post bob, est assez expressive avec un côté feutré et le lyrisme
reste la qualité première de cette musique. Pas de recherches et d’esbroufe, c’est pleinement dans
l’esprit du jazz, respectueux des fondamentaux, voire avec des clins d’œil à la
tradition ancienne comme ce «Blue and Sentimental» attaqué en duo avec le
contrebassiste ou «Love Me or Leave Me», un thème toujours aussi séduisant. «2223»,
un original, penche plutôt du côté de Wayne Shorter, et c’est tout aussi
réussi. La musique, quel que soit le tempo, swingue, fait des efforts pour
introduire la note bleue dans l’esprit, et honore les belles mélodies. Les compositions d'andreas s’intègrent à ce cadre et l’ensemble est cohérent.
Ajoutons que les musiciens possèdent les bases techniques pour aborder le jazz
sans crainte et sans faiblesse. Le jazz mis en valeur par des musiciens trentenaires
est toujours une bouffée d’oxygène, d’optimisme dans ce monde post-covid. Le
plus dur est certainement à venir: il va leur falloir trouver où s’exprimer
pour mûrir, se confronter aux anciens comme aux jeunes et développer ces promesses.
|
Louis Armstrong
The Complete Louis Armstrong and The Dukes of Dixieland
Titres
communiqués dans le livret
Louis
Armstrong, Frank Assunto (tp, voc), Fred Assunto (tb), Papa Jac Assunto (tb, bjo),
Jerry Fuller (cl), Stanley Mendelson (p), Lowell Miller, Rich Matteson (b, tu),
Red Hawley, Owen Mahoney (dm)
Enregistré
les 3-5 Août 1959, 24-25 mai 1960, Chicago, IL, New York, NY
Durée:
52' 51'' + 1h 04' 06'' + 59' 18''
American
Jazz Classics 99141 (www.jazzmessengers.com)
Un jour, mon père, qui
travaillait chez Philips, a ramené des disques invendus, dont le 33 tours, Louie
and the Dukes of Dixieland (Audio Fidelity AFSD 5924, distribué en France
par Philips). Adolescent tombé dans le jazz, j'ai pris le disque, sans
enthousiasme, uniquement pour Louis Armstrong. Les autres m'étaient inconnus et
leurs vestes blanches à rayures rouges semblaient nous engager sur le terrain
du mauvais goût. Lecteur de Jazz Hot et Jazz Magazine, j'avais
bien saisi la leçon. Le dixieland, c'est un truc ringard. En plus, joué par des
Blancs! Certes, il y avait blanc et blanc. Pour eux, Stan Getz, c'était
fabuleux! Mais Eddie Miller nul! Shorty Rogers était intéressant et Al Hirt, un
ridicule! Bien plus tard, tâtant de l'instrument, je découvrirai que pour la
technique, Al vole très au-dessus de Shorty. Et, ma foi, l'écoute du disque me
fit entendre un groupe honorable autour d'un Louis Armstrong qui n'a jamais été
aussi bien enregistré!
Ce que ne dit pas le
livret, c'est que cette séance de 1960 a été faite parce que la bande réalisée
l'année d'avant avait été perdue! Elle fut retrouvée en 1970 et immédiatement
éditée. Quelle ne fut pas ma surprise de lire dans le Bulletin du Hot Club
de France qu'Hugues Panassié, peu enclin à apprécier les groupes dixieland,
en fit une chronique enthousiaste! Bien plus tard, je saurai que ce sympathique
trompette néo-orléanais, Frank Assunto (1932-1974) bravait parfois les lois
ségrégationnistes pour se joindre à l'orchestre de George Lewis (1949). Et nous
étions plus royalistes que le roi, puisque Louis Armstrong a écrit à propos des
Dukes of Dixieland: «They also were
sensational from the first day that they left New Orleans. I did T.V. shows
with them, played at Walt Disney's, played Disneyland, etc. They are still going strong. So you can see
how happy I am to know that I finally had a chance to blow with White Boys at last in my home town New Orleans (about
time- huh?). So to me, the
Dukes of Dixieland broke the Ice (Ils ont également été
sensationnels dès le premier jour de leur départ de la Nouvelle-Orléans. J'ai
fait des émissions de télé avec eux, joué à Walt Disney, joué à Disneyland,
etc. Ils marchent toujours aussi forts. Vous pouvez
donc voir à quel point je suis heureux de savoir que j'ai enfin eu la chance de
souffler avec les White Boys dans ma ville natale de la Nouvelle-Orléans (il
était temps, hein?). Alors pour moi, les Dukes of
Dixieland ont brisé la glace)» (reproduit dans la forme où Louis écrivait, dont les italiques, Louis
Armstrong in his own words, Oxford University Press, 1999, p35). Sidney
Frey s'est un jour mis en tête de prendre de court les grandes firmes de
disques en sortant, lui le premier, des disques en (vraie) stéréophonie. En
1956, à Las Vegas, il est allé dans un casino pour entendre un spectacle donné
par trois pianistes. Quand il est arrivé, ils étaient partis et remplacés par
les Dukes of Dixieland. Il a trouvé que leur gamme d'instruments ferait un bon
enregistrement en stéréo. Les Dukes ont signé un contrat avec Frey, et ils
furent, dit-on, le premier groupe dixieland enregistré en stéréo. En 1959, Frey
a contacté Louis Armstrong pour qu'il fasse pour lui une séance en stéréo avec
son All Stars (Satchmo Plays King Oliver) et une autre avec les Dukes of
Dixieland. Louis et les Dukes avaient fait un Timex Show télévisé en 1958, sans
jouer ensemble en dehors d'une bruyante jam finale sur «St. Louis Blues».
Frank Assunto s'est souvenu: «I always
thought I'd be afraid to play with him, but he's the easiest person in the
world to work with. As soon as he comes into the room and says 'hello',
everything changes. He can relax you more than anyone else I've ever known (J'ai toujours pensé que
j'aurais peur de jouer avec lui, mais c'est la personne la plus facile au monde
avec qui travailler. Dès qu'il entre dans la pièce
et dit 'bonjour', tout change. Il peut te détendre plus que n'importe qui
d'autre que j'aie jamais connu)». Ce coffret propose les deux séances de cette rencontre inattendue avec
toutes les prises alternatives. Certes, les Dukes jouent de façon un peu
mécanique. Si le choix de Frey s'était porté sur l'orchestre de George Lewis,
en vogue à la même époque, nous aurions eu moins de perfection et plus de
saveur. Nous sommes passés de peu à côté d'une réunion de Louis avec ses pairs
restés au pays, lorsque la décision fut prise d'enregistrer les premiers classés
au Jazzology Poll Winners 1964 qui vit Louis en tête tout comme Jim Robinson
(tb), George Lewis (cl), Don Ewell (p), George Guesnon (bj), Alcide Pavageau
(b), Cie Frazier (dm). Hélas, Louis non disponible, fut remplacé pour faire le
disque, par le second classé, Kid Thomas. Il est vrai aussi que Louis à la tête
de son All Stars ne sortait guère d'un répertoire d'une trentaine de titres.
Les mêmes que ceux joués, sous son influence, par la majorité des
traditionalistes internationaux («Tin Roof Blues», «Indiana», «That's a
Plenty»…) ce qui donnera au genre l'étiquette de «forme sclérosée», délivrée par
les critiques comme par les consommateurs «éclairés». Le fait qu'en jazz, c'est
l'interprétation qui prime sur le morceau, principe connu depuis 1934, n'a
jamais été compris. Cependant, au pays, dans les deux communautés, pour les
Dukes (ancrés à New Orleans) comme pour George Lewis ou Paul Barbarin, on
jouait plus souvent un autre répertoire («Bourbon Street Parade», «Just a
Closer Walk», «Avalon»,…). Ainsi donc, l'un des avantages de ce coffret est de
nous faire entendre Louis jouer un répertoire qu'il ne sollicitait généralement
pas.
Entorse à la
chronologie, le CD1 débute par «Bourbon Street Parade» de la deuxième séance,
chanté par Louis et Frank Assunto (Fred et Jac font un background à deux
trombones, Rich Matteson joue des lignes de tuba virtuoses). Pour la coda,
Frank Assunto reprend le thème à la trompette avant Louis. Le «Back O'Town»
appartient au répertoire de Louis qui introduit le thème avec son drive
habituel. Pendant la partie chantée de Pops, Frank Assunto avec la sourdine (à
la Bobby Hackett), Jerry Fuller, Fred Assunto délivrent de bons contrechants.
Frank Assunto prend ensuite un solo de qualité, et Louis s'occupe de clore avec
panache. Louis expose «Sweethearts on Parade» avec la sourdine straight.
Stanley Mendelson est un bon accompagnateur dans la tradition néo-orléanaise
aux vocaux de Louis et Frank (bonne contrebasse de Lowell Miller). La
complicité chantée de Frank et Louis, en scat, est top. Et en prime, la
sonorité énorme et magistrale de Satch dans le off chorus (la réponse de Frank
est plus modeste, mais pas ridicule). Eh oui, l'entente est parfaite et tout
l'orchestre, galvanisé par la présence du Boss, swingue avec détermination.
Jamais les Dukes n'ont été et ne seront aussi bons. La sonorité de Fuller est
fluette, et Red Hawley sait être lourd, mais ne nous plaignons pas. Une oreille
standard ne devrait pas avoir de mal à distinguer Louis de Frank Assunto,
disciple de Louis, qui a un plus petit son. Revelons dans ce CD1, le solo de
Louis dans «Dippermouth Blues» (celui fixé depuis son créateur mais avec une
sonorité et une autorité incomparables), le swing de «Bill Bailey», bien sûr
«Someday» exposé avec sourdine et goût par Frank Assunto (proche de Hackett)
qui prélude le solo de Louis, grandiose (à 58 ans, il est en grande forme
contrairement à ce que prétendaient les critiques progressistes de l'époque),
une introduction nouvelle de Louis à son «Cornet Shop Suey» où il assume stop
chorus et coda à un niveau sublime, l'émotion dans «Nobody Knows the Trouble
I've Seen». Le CD2 commence par «South», hors de la routine de Louis qui y est
magistral (Frank Assunto et Rich Matteson sont bons). Owen Mahoney n'est pas
plus subtil que Hawley. Nous entendons Louis dans un répertoire différent:
«Washington and Lee Swing» (Matteson est incroyable), «Avalon» (Louis ne se
souvint pas des paroles mais il a adapté; bonne entente Louis-Frank), la belle
ballade d'Hoagy Carmichael «New Orleans» (la sonorité de Louis est bien
restituée), «Just a Closer Walk» (low, de l'émotion), «Dixie» (hymne
officieux des soldats sudistes de la guerre de Sécession, inattendu par
Louis!), «Sheik of Araby» (tempo parfait). Les prises alternatives montrent
qu'il y a eu préparation préalable; les schémas, ordres des solos et tempos
sont les mêmes. Il peut y avoir de minimes accidents comme une clarinette
limite criarde dans «Dippermouth Blues», «Riverside Blues»... L'essentiel est
un Louis Armstrong en grande forme, bien en lèvres, galvanisé et galvanisant,
donc un coffret indispensable. Le premier LP prétendait «you have to hear, hear
it to believe it!», c'est vrai, mais en version numérique, la puissance est un
peu trop poussée
.
|
Gwen Cahue Acoustic Quartet
Margin Call
Soundscape, Clin d'œil, It's De-Lovely, Soledad, Hymn to
Freedom, Star Eyes, Reincarnation of a Lovebird, Exit Music (For a Film), Les Grelots,
You Look Good to Me, Deep Night
Gwen Cahue (g), Julien Cattiaux (g), William Brunard (b),
Bastien Ribot (vln)
Enregistré du 14 au 19 décembre 2020, Mésanger (Loire Atlantique)
Durée: 49’ 28”
Label Ouest 304 054.2 (L’Autre Distribution)
Confirmation de la belle découverte de Gwen Cahue qui
enregistra en 2017 un bon Memories of Paris,
pour ce même label, qui marque ses débuts enregistrés. Cette fois,
c’est Bastien Ribot, musicien déjà confirmé et consacré (conservatoire de
Toulouse, enseignant à l’Académie Didier Lockwood), qui tient le violon dans
cette version, réduite au quartet, du Quintette à cordes du Hot Club de France.
Nous avions chroniqué également un opus du violoniste (Violin Standards)
juste à la suite du disque de Gwen, pas favorablement cette fois. Les deux
disques présentaient selon nous le visage opposé de l’expression naturelle et
culturellement maîtrisée de Gwen, et par ailleurs celle trop démonstrative de
Bastien.
C’est donc un double plaisir de retrouver l’âme de Gwen
Cahue intacte, avec son lyrisme si fidèle au père de la tradition,
Django, abordant comme pour son premier opus un répertoire éclectique (jazz de
toutes les époques, musique de film et variété) avec ses qualités naturelles
d’expression, qui sont grandes, et dans son sillage, un bon Bastien Ribot,
économe dans ses effets, ce qui ne masque nullement son savoir-faire, collant
davantage à l’esprit enraciné de la musique instillé par Gwen. Ce dernier lui
laisse d’ailleurs une place de coleader de fait de cet enregistrement. Bastien
joue parfois un peu trop parce que pas assez à l’écoute et/ou trop dans l’envie
(«Reincarnation of a Lovebird», «Les Grelots»). Julien Cattiaux prolonge sa complicité efficace à la guitare
rythmique avec le leader et William Brunard apporte, avec à propos, la ligne
de basse de ce quartet.
Gwen Cahue possède –c’est un cadeau– cette inspiration tzigane, à la manière de Django, dans la manière de faire vibrer et vivre
la corde («Soundscape», «Clin d’œil», «Deep Night»…). Il l’a conquise dans un
apprentissage autodidacte au cœur de la tradition alsacienne autour de
Strasbourg. Son jeu de guitare allie la légèreté et
l'inventivité qui dénotent une réelle personnalité musicale qui doit faire
de lui une voix de cette tradition. Il lui reste à garder les oreilles grandes
ouvertes sur le jazz, continuer à exploiter tout le répertoire du jazz, et,
selon nous, se concentrer dessus avec une détermination personnelle. Le jazz
(y compris de la tradition de Django) est si riche et si étendu en contenu de
toutes les époques, que Gwen Cahue y trouverait son bonheur sans se
perdre dans des thématiques qui ne sont pas toujours à la mesure de ses
prétentions d’expression. C’est un choix déterminant (d’une œuvre ou d’un cabotage
artistique plus ou moins heureux), c’est celui de tous les jeunes musiciens
doués d’un talent au-dessus de la moyenne. C’est urgent, le temps passe vite…
|
Maxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Duke Ellington & Count Basie
Titres
communiqués dans le livret
Compositions of Duke Ellington and Others: Maxwell Davis (dir), Al Porcino (tp1), Conte Candoli (tp), Ray Linn (solo tp), Jake Porter (solo cnt), Tommy Pederson, Dick Noel, Lloyd Ulyate, Jimmy Henderson (tb), Juan Tizol (vtb), Mahlon Clark (cl, as), Jewell Grant (solo as), Ben Webster, Bumps Myers (ts), Bill Hood (bar), Al Hendrickson (g), Jimmy Rowles (p), Red Callender, Curtis Counce (b), Mel Lewis, Jackie Mills (dm), B.B. King (voc)
Music Composed by Count Basie and Others: Maxwell Davis (dir), Pete Candoli, Snooky Young (tp1), John Anderson (tp), Joe Newman (solo tp), Tommy Pederson, Dick Nash, Henry Coker (tb), Marshall Royal (as1), Jewell Grant (as), Frank Wess, Frank Foster (ts), Charlie Fowlkes (bar), Milt Raskin (p), Herman Mitchell (g), Eddie Jones (b), Sonny Payne (dm), B.B. King (voc)
Enregistré les 24 et 26 mars 1959, 12 et 14 janvier 1960, Hollywood, CA
Durée: 1h 03' 04''
Fresh Sound Records 1051 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Maxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Lionel Hampton & Woody Herman
Titres
communiqués dans le livret
Compositions of Lionel Hampton and Others: Maxwell Davis
(dir), Conrad Gozzo (tp1), Al Porcino, Ollie Mitchell, John Anderson,
Billy Brooks (tp), Dick Noel, Lester Robertson, John Ewing (tb), Dave Wells
(vtb), Jackie Kelso (cl, as), Jewell Grant, Bill Green (as), Plas Johnson,
Bumps Myers, Bill Woodman (ts), Floyd Turnham (bar), Larry Bunker (vib), Irving
Ashby (g), Gerry Wiggins, Willard McDaniel (p), Curtis Counce (b), Earl Palmer,
William Eperson (dm)
A Tribute to Woody Herman: Maxwell Davis (dir), Bernie
Glow (tp1), Al Stewart, Hal Posey, Al Forte, Willie Thomas, Danny Stiles (tp),
Frank Rehak, Billy Byers, Wayne Andre, Charlie Henry (tb), John LaPorta (cl,
as), Al Cohn, Don Lanphere, Joe Romano (ts), Marty Flax (bar), Eddie Costa
(vib), Bill Potts (p), Jack Six (b), Jim Campbell (dm)
Enregistré
le 29 janvier et en février 1959, Hollywood, CA, New York, NY
Durée: 57' 40'' Fresh Sound Records 1052
(www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Maxwell Davis
A Tribute to the Big Bands: Charlie Barnet & Stan Kenton
Titres
communiqués dans le livret
A Tribute to Charlie Barnet in Hi-Fi: Maxwell Davis (dir), Al
Porcino (tp1), Ray Linn, Zeke Zarchy, Bob Clark, Don Fargerquist or Maurice
Harris (tp), Tommy Pederson, Dick Noel or Dick Nash, Dick Taylor or Milt
Bernhart, Murray McEachern (tb), Skeets Herfurt (ss, as), Bob Jung (as), Teddy
Lee (as, ts), Plas Johnson, Fred Fallensby (ts), Bob Dawes (bar), Claude
Williamson (p), Allen Reuss, Al Hendrickson (g), Phil Stevens (b), Dick
Sanahan, Jack Sperling (dm), Bunny Briggs (voc)
Salute Stan Kenton: Maxwell Davis (dir), Conrad Gozzo
(tp1), Al Porcino, Pete Candoli, Ollie Mitchell, Conte Candoli (tp), Milt
Bernhart, Frank Rosolino, John Halliburton, Bob Fitzpatrick (tb), Mahlon Clark
(cl, as), Bud Shank (as), Vido Musso, Bob Cooper, Bill Holman (ts), Chuck
Gentry (bar), Milt Raskin (p), Laurindo Almeida (g), Don Bagley (b), Mel Lewis
(dm), Chico Guerrero (cga)
Enregistré
les 17 et 18 novembre, 19 et 23 décembre 1958, Hollywood, CA
Durée: 56' 12''
Fresh Sound Records 1053
(www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
L'histoire du jazz s'est
construite sur une succession de clichés non réalistes. L'un d'eux décrète que
la Swing Era (1933-47) fut celle des big bands (motus des combos de Benny
Goodman, Artie Shaw, Teddy Wilson, Louis Jordan…) et que ces grands orchestres
ont ensuite disparu au profit des combos bop dès 1947 (motus des big bands de Gillespie,
Kenton, Woody Herman,…). Certes, Louis Armstrong abandonne le big band pour la
petite formation à cette date. Certes, pour des raisons économiques, Dizzy
dissout son big band en 1950 et Count Basie opte pour un sextet (1950-52), mais
d'autres ont tenu le cap comme Duke Ellington, dont la production de 1947-52
est mal connue parce qu'il faut se plier au cliché convenu, le big band
n'existe plus! Dans les faits, le creux de vague fut court et la relance du big
band fut solide dès 1954-55. Le contexte américain a permis cela par le biais
de l'enseignement. A partir de 1946, les écoles se multiplient, l'«American
Music» (le jazz) est accepté par le State Department et les écoles. En mars
1922, l'Orleans Parish School Board vote une motion «forever banishing jazz
from the schools». A New Orleans, dans les écoles, comme en cours privés (les
Tio, Manuel Perez, Manuel Manetta…), on enseigne les techniques instrumentales
européennes dites classiques, comme dans le reste du pays. La jeunesse fit
bouger les choses et elle a poussé des band directors de bonne volonté à
les initier au jazz dans les institutions, pour exemples Clyde Kerr père (1947,
«conductor Kerr swings 30-piece group into action», in New Orleans Informer
& Sentinel) et Dr. Gene Hall (dès 1946 au North Texas State College,
Denton). Suit la création de stage bands (big bands) qui s'ajoute au
cursus classique (concert bands). En 1960, un lycée sur six a organisé un stage
band supervisé par un éducateur payé, et au moins 14 collèges et
universités proposent un cursus en «modern American music». Dans ce but,
le matériel d'enseignement s'est développé, comme l'édition d'arrangements (de
12 sur le marché en 1955, on atteint 850 en 1960), des cours d'intervenants
externes (Don Jacoby, Marshall Brown, Buddy de Franco, John LaPorta,...) et des
manuels dont le meilleur est Developmental Techniques for Jazz Ensemble
Musician du Reverend George Wiskirchen (1928-2005), directeur des stage
bands à Notre Dame High School à Niles, Illinois (1961, Berklee Press
Publications). L'enseignement est centré sur la sonorité (tone), la
justesse en pupitre (intonation), les nuances (sense of balance),
la précision (de l'attaque, du phrasé: le timing). Les références sont
Duke Ellington, Count Basie, Harry James, Stan Kenton, Maynard Ferguson, pour
la danse Les Brown, pour les arrangeurs Quincy Jones, Ernie Wilkins, Marshall
Brown. Les établissements américains proposent une bibliothèque aux étudiants
où l'on trouve, sous la recommandation de Wiskirchen, des ouvrages théoriques
comme Guide to Jazz de Hugues Panassié (Boston, 1956) et Jazz. Its
Evolution and Essence de «Andre Hodeir» (NYC, 1956), des méthodes comme Modern
Dixieland Style d'Henry Levine (1942, Robbins) et Progressive Jazz
Phrases (1959: Miles Davis, Art Farmer, Dizzy Gillespie). Les stage
bands alimenteront les «machines à swing» et les studios d'enregistrement.
Ainsi, un Woody Herman engagera à la sortie de l'école des sous-payés qui
s'offrent ainsi une expérience et une mention dans le CV. L'enseignement de ce «swing
feeling» (jeu ternaire) en big band se maintiendra et suivra une
évolution (Thad Jones-Mel Lewis à Wynton Marsalis), parallèlement à une dérive
favorable à l'individualisme créatif. En ces années 1958-60, la popularité des big bands pousse le label Crown à proposer la série de disques que voilà. Il confie le projet au
saxophoniste-arrangeur Maxwell Davis (1916-1970), un talent bien sûr ignoré des
«spécialistes». Comme instrumentiste, il était disciple de Coleman Hawkins,
s'exprimant dans un style proche de Don Byas et Bumps Myers, au cœur de
nombreux disques pour Big Joe Turner, T-Bone Walker, Jay McShann, Lloyd Glenn,
Gene Phillips, etc. Requin de studio, on lui confia aussi la direction
d'orchestres pour June Christy, Ray Anthony et d'autres. Il est décédé de
surmenage! Pour cette série A Tribute to the Big Bands, il a réalisé dix
albums (manquent ici, les frères Dorsey, Benny Goodman). Fresh Sound groupe
deux LP par CD. Maxwell Davis utilise surtout des musiciens de studio, ces
instrumentistes d'exception, versatiles et souvent ignorés, de ce fait des
historiens du jazz. Nous avons préféré donner ces noms pour corriger l'oubli
étant entendu que le morceau importe moins que la façon de les jouer et que
Davis adapte les principaux succès de chaque chef d'orchestre. Le plus réussi
est l'hommage à Duke. Jake Porter évoque bien Ray Nance dans le «Take the A Train»
d'ouverture (bonne intro de Jimmy Rowles), Ray Linn prend le relais (largeur de
son). Il est plaisant d'entendre B.B. King en bon chanteur de big band! Ce «Don't
Get Around Much Anymore» vaut aussi pour Jewell Grant (proche de Hodges) et
Bill Hood, le solo en growl de Porter. Swing insoutenable avec Mel Lewis et Red
Callender dans «Main Stem» (Porter au plunger, Grant, Linn en force et dans
l'aigu, Mahlon Clark à la Hamilton, Noel en wa-wa, le grand Ben! Pederson en
Lawrence Brown). Maxwell Davis a confié l'exposé à trois voix de «Mood Indigo»
(que Duke a acheté à Lorenzo Tio, Jr.) à Linn (tp), Ulyate (tb), Clark (cl).
Ici, Mahlon Clark, des studios Paramount, évoque Barney Bigard alors que dans
«Eastside-Westside» il sonne comme Jimmy Hamilton. Ben Webster évoque lui-même
dans «Cotton Tail». Bonne occasion d'entendre Al Porcino dans l'exposé de
«Solitude». L'immense Ben Webster et Red Callender se font entendre dans «Jack
the Bear», Juan Tizol dans «Sophisticated Lady» et le regretté Joe Jewell Grant
dans «Jeep's Blues». Nous retrouvons B.B. King et Jewell Grant dans «Everyday I Have the Blues» tandis que Maxwell Davis imprime parfaitement l'esprit Basie
des années 1950, ce qui est plus simple avec Snooky Young (tp1), Marshall Royal
(as1), Sonny Payne (dm). Beau travail d'Eddie Jones derrière Milt Raskin dans
«Red Bank Boogie» et «Basie Boogie». Swing incontournable dans «Jumpin' at the
Woodside» (Henry Coker, tb, Joe Newman, tp, Frank Foster, ts). Il est étrange
d'avoir crédité à John Anderson le «John's Idea» de Count Basie (1937). Chase
entre Joe Newman et Snooky Young dans «One O'Clock Jump». Le sous-estimé Earl
Palmer lance un «Air Mail Special» échevelé dans lequel Larry Bunker tient le
rôle de Lionel Hampton. Bunker est parfait dans «Midnight Sun», la section de
trompettes a beaucoup de punch (parties exigentes dans la tradition Hampton).
Plas Johnson, Bumps Myers et Bill Woodman (frère de Britt) jouent à l'unisson
et en alternative de ténor le solo de Jacquet dans «Flying Home» (Porcino et Gozzo se chargent des aigus
de trompette). John LaPorta (cl) tient le rôle parfaitement de Woody Herman
dans «Woodchopper's Ball», «Blue Flame», «Wild Root» et à l'alto dans «Bijou».
Eddie Costa faisant suite à Larry Bunker donne une cohérence au CD. Le lead de
Bernie Glow pour la section de trompettes est exemplaire! Jim Campbell
(1928-1998) et Jack Six (1930-2015), ex-musiciens de Woody Herman sont un bon
choix («Goosey Gander»; «Wild Root» –alternative entre Billy Byers et Frank
Rehak–; «Blowin' Up a Storm»). L'écriture de Maxwell Davis et la section de sax
(Cohn, Romano, Lanphere, Flax) restituent un bon «Four Brothers». Billy Byers,
Al Cohn, Willie Thomas prennent de bons solos dans cette évocation réussie.
C'est Arthur Skeets Herfurt (1911-1992) qui tient le rôle de Charlie Barnet au
soprano («Pompton Turnpike», dialogue
avec la trompette de Ray Linn; «Charleston Alley», bonnes lignes de basse de
Phil Stephens; «Lonely Street»). Bon scat de Bunny Briggs dans «East Side, West
Side». La séance propose de bons solos de Ray Linn, Murray McEachern, Milt
Bernhart, Plas Johnson, Claude Williamson. Dick Shanahan (1921-2012) a joué
chez Barnet et s'inscrit dans la lignée Krupa. La luxuriance du style Kenton,
pour ne pas dire grandiloquence, est bien rendue ainsi que la touche latine («Peanut
Vendor», avec conga; «Estrellita»). Milt Raskin convaincant en Basie, l'est ici
en Kenton. Grande homogénéité de la section de sax («Artistry in Rhythm»), de
trombones et de trompettes (Conrad Gozzo, lead, Pete Candoli, screamer). Le
«velu» Vido Musso que Coleman Hawkins aimait bien et dont le son est bien
enregistré, rejoue son rôle («Intermission Riff», «Come Back to Sorrento»,
«Dark Eyes», «Elegy»). Bons solos de Frank Rosolino, Bud Shank, Bob Cooper. Une
série, bien enregistrée, pour les amateurs de big bands qui possèdent les
originaux mais qui trouveront là des versions par des musiciens trop négligés.
|
Didier Burgaud / Simon Teboul
Chet in Mind
But Not for Me, Dear Old Stockholm, Let’s Get Lost, Just
Friends, Time After Time, I Fall in Love too Easily, For Minors Only, No Moon
at All, My Funny Valentine, It Could Happen to You, You Don’t Know What Love Is,
Look for the Silver Lining, Comes Love, You and the Night and the Music
Didier Burgaud (cl, ts, voc), Simon Teboul (b), Brice
Moscardini (tp), Vinh Lê (p), Yves Nahon (dm)
Enregistré les 22, 26, 29 juin et 3 juillet 2021,
Conflans-Sainte-Honorine (78)
Durée: 1h 00’ 14’’
Camille Productions 072022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
On connaît d’abord Didier Burgaud comme un clarinettiste,
saxophoniste ténor et chanteur appartenant à la scène du jazz dit
«traditionnel et mainstream» au sein de laquelle il a collaboré, entre autres, avec Marc
Laferrière, Joe Turner, Claude Tissendier et Laurent Mignard qui signe quelques
lignes amicales dans le livret. De formation classique, il dirige ses propres ensembles
depuis 1978 et publie en 2005 un bon album avec son Swing Orchestra: Fascinating Rhythm (Swingbox, voir Jazz Hot Supplément internet n°637). Dix ans plus
tard, on le retrouve à la tête de son quartet, notamment au Petit Journal
St-Michel, déjà entouré par Yves Nahon (dont on se souvient du disque en leader
fort réussi, Jour après jour, Black & Blue, 2013) et
Simon Teboul, coleader de ce Chet in Mind.
De tempérament plus éclectique, le contrebassiste –qui fut d’abord un
guitariste autodidacte– a traversé, depuis les années 1990, différents univers:
le bop avec Jimmy et Sean Gourley, la tradition Django avec Serge Krief, Lucien
Moreno et Boulou Ferré, la musique brésilienne avec le saxophoniste Claudio De
Queiroz ou actuellement la chanson avec le groupe 1970 qui reprend des succès
jazzés de la variété française.
C’est le timbre de voix de Didier Burgaud, inspiré par celui de Chet Baker, qui a été l’élément déclencheur du présent projet. La trompette a été confiée à Brice Moscardini, musicien confirmé, actif depuis
le début des années 2000, qu’on a notamment entendu chez Gérard Badini, et dont
la sonorité, sans ressembler à celle de Chet, se situe dans une
sensibilité voisine, qui rappelle d’ailleurs aussi celle de Miles (joli solo
sur «Dear Old Stockholm»). Enfin, excellente découverte de ce disque, Vinh Lê a fait ses début en 1994 dans un orchestre de
salsa et évolue depuis entre jazz et chansons. Il a accompagné, entre autres,
Marc Thomas, Sara Lazarus et Pierre Blanchard. Auteur d’arrangements tirant la musique davantage vers le
jazz mainstream, Didier Burgaud propose un répertoire de Chet
Baker revisité où la clarinette apporte une couleur particulière, issue d’une
filiation directe avec Artie Shaw et Buddy DeFranco. Si Didier Burgaud est un
chanteur honorable et qu’il est à l’évidence the right man at the right place pour un hommage vocal à Chet
Baker, les interventions instrumentales font le sel de ce disque: de la
solide rythmique, tenue par Simon Teboul et Yves Nahon, au duo de soufflants à
la belle expressivité, en passant par le swing rafraîchissant de Vinh Lê. Loin
de se limiter à une imitation de l’iconique Chet Baker, ce Chet in Mind en livre une approche digne d’intérêt.
|
Richard Baratta
Music in Film: The Reel Deal
Luck Be a Lady, Everybody's Talkin'°, Alfie, Chopsticks, Theme
From "The Godfather"°, Seasons of Love*°, Come Together°, If I Only
Had a Brain, Peter Gunn, Maria, The Sound of Music°, Let the River Run°
Richard Baratta (dm, perc), Vincent Herring (as, ss, fl),
Bill O’Connell (p, arr), Paul Bollenback (g)°, Michael Goetz (b), Paul Rossman
(perc), Carroll Scott (voc)*
Enregistré les 9-10 janvier 2020, Paramus, NJ
Durée : 1h 07’ 06”
Savant Records 2186 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
Encore un disque enregistré juste avant l’épisode covid et
certainement une curiosité et une découverte en même temps, car Richard Baratta
est un personnage atypique: il est le batteur-leader improbable d’une session d’enregistrement
sur un bon label de jazz, Savant Records, comptant dans ses rangs les confirmés
Vincent Herring, Bill O’Connell, Paul Bollenback, Michael Goetz et Paul
Rossman. Pour les cinéphiles, Richard Baratta sera certainement plus
identifiable, car depuis 1984, il a travaillé sur plus de cinquante films, en
tant que régisseur, directeur de production, coproducteur et producteur
exécutif, et pas de petits films depuis Desperately Seeking Susan, The
Irishman, Dr. Strange, The Wolf of Wall Street, et plusieurs
moutures de Spiderman… Né dans un environnement musical, Richard Baratta a eu une
première vie professionnelle dans la musique et le jazz en particulier. Né en
1950, il a joué du saxophone, avant de se consacrer à la batterie. Il a aussi
étudié l’histoire mais ce qui nous intéresse, c’est qu’il a suivi les cours de
Jack DeJohnette, Bob Moses. Quand il déménage à New York en 1975, il commence à
jouer régulièrement avec John Stubblefield, Joe Ford, Hal Galper, et même, ce
qui reste son moment de gloire, avec Hank Mobley et Johnny Hartman. Mais voilà,
le jazz ne nourrit pas suffisamment son batteur –c’est lui qui l’explique–, et
il décide en 1984 d’une vie de famille. Pour y subvenir il choisit le cinéma,
une autre de ses passions. Il y connaît un parcours respectable, en
continuant de s’intéresser au jazz mais de loin.
A l’approche des moments où l’on se pose des questions sur
l’essentiel, le jazz est revenu le hanter, et il a progressivement repris son
instrument, côtoyé l’univers des musiciens qui lui manque tant. Le voilà enfin,
à 70 ans, leader d’une bonne session d’enregistrement, où il a réuni un
orchestre relevé et notamment Vincent Herring et Bill O’Connell, qui signe les
arrangements et qu’on a écouté également avec Santi Debriano sur un disque
récent, Flash of
the Spirit. Richard Baratta s’y montre un batteur compétent et enthousiaste pour une musique dans un registre post bop, parfois fusion quand Paul
Bollenback s’y met. Le titre est en référence au cinéma (La musique de film: une affaire de bobine), et le répertoire aborde
de nombreuses musiques de films, traitées «jazz» pour cet enregistrement. Nul
doute que Richard Baratta a pris plaisir à ses retrouvailles avec le jazz, à cette synthèse de ses passions, et
qu’il le fait avec un souci de qualité, avec exigence. Il est de ces
personnalités qui auraient souhaité avoir plusieurs vies pour les remplir de la
multiplicité de leurs passions.
|
Sarah Vaughan
Live at The Berlin Philharmonie 1969
CD1: A Lot
of Livin’ to Do, And I Love Him, Alfie, On a Clear Day, Passing Strangers,
Misty, I Cried for You, My Funny Valentine, All of Me, Tenderly; CD2: Fly Me to
the Moon, Time After Time, The Trolley Song, By the Time I Get to Phoenix, The
Sweetest Sounds, Polka Dots and Moonbeams, Day In, Day Out, What Now, My Love,
I Had a Ball, Didn’t We?
Sarah
Vaughan (voc), Johnny Veith (p), Gus Mancuso (b), Eddy Pucci (dm)
Enregistré:
9 novembre 1969, Berlin (Allemagne)
Durée: 41'
29'' + 42' 15''
The Lost Recordings
2004037 (thelostrecordings.store/Sony Music)
Pour toute une
génération de passionnés d'un monde musical qu'ils croyaient immortel, on
désignait les trois grâces par leur prénom: Billie, Ella et Sarah (et aussi par
son surnom, Sassy). Elles s'étaient introduites dans le quotidien de ces
amoureux du jazz et c'était ainsi une marque d'affection respectueuse. Un
contraste avec l'attitude affectée, souhaitée par la prima-donna du chant
lyrique qui nous a valu: «la Callas», «la Tebaldi»... jamais Maria ou Renata.
Nos trois grâces étaient bien sûr à égalité sur la plus haute marche de la
compétition du chant jazz, mais avec, derrière l'odieux rideau de l'oubli, les
devancières Ethel Waters et Bessie Smith, ainsi que, cachée derrière celui de
l'injustice, Dinah Washington coupable d'un trop plein de talent. Les trois
grâces étaient donc six. Pour de telles beautés, l'être ne saurait donner la
pomme à l'une plutôt qu'à l'autre. Et choisir c'est se priver. Sur les marches
en-dessous, vous y mettrez vos choix. Parmi les candidates, religiosité à part
(Mahalia Jackson!), il pourrait y avoir les dernières dotées d'une expressivité
forte mais au service d'un répertoire parfois discutable, Aretha Franklin,
Queen of Soul, et Nina Simone qui donne le goût amer du fruit étrange.
Peut-être même, Mildred Bailey, qui «compta parmi les meilleures chanteuses de
jazz» (Hugues Panassié) ou Anita O'Day, très
musicienne et influente (sur June Christy, Chris Connor). Mais, nous n'irons
pas au-delà des années 1970 porteuses d'une trop visible main mise du business.
Certes, Billie, Ella, Sarah, Dinah n'ont pas écarté les séances avec cordes
pour dépasser la frontière mais aussi pour l'idée d'une respectabilité. Ce sont
toutefois elles, et de rares autres, qui élevèrent au rang d'art les chansons
américaines de compositeurs capables comme Gershwin, Berlin, Kern, Rodgers,
Porter, Arlen, Youmans... puis Sondheim (choisi par Nancy Wilson). Elles
pouvaient tout faire d'une mélodie, sauf de l'abîmer. Il ne fallait pas plus de
quatre paroles chantées par Billie, Ella, Sarah, Dinah pour savoir qu'il
s'agissait d'elles: l'individual code! Elles respectaient une règle
commune (expressivité hot et swing) mais se distinguaient chacune en déplaçant
le curseur dans un sens ou l'autre. Nul doute que lorsqu'elle était déterminée
à cela, Ella poussait le swing à une extrémité intouchable. Billie et Bessie
étaient des tragédiennes, la première nommée avec fragilité, l'autre avec
vigueur. Et puis, en plus d'une diction parfaite, il y a une qualité non
spécifique au jazz que l'on appelle la musicalité et que l'on trouve chez Ethel
Waters et Sarah Vaughan, susceptibles d'amener l'adhésion des mélomanes
«classiques». Le maniérisme des trois grâces est indéniable et personnel. Mais
celles qui les copient, sombrent dans l'insupportable caricature. L'autre
danger pour les suiveuses est de s'engouffrer dans une compétence portée au
sommet par Ella et Sarah: le scat. Louis Armstrong a initié cette joyeuse
liberté par rapport au texte musical et Dizzy Gillespie y a ajouté une touche
déjantée. Ella et Sarah en ont tiré le meilleur profit, dans la détente et la
gaieté. Au fait, au XXe siècle, les femmes ne voyaient aucune soumission à se
référer aux contributions masculines. Par la voix, leur timbre et leur
tessiture, elles signent la féminité, ce qui est plus simple à transmettre
qu'avec un cuivre (Dolly Jones, Clara Bryant, Melba Liston,...), un saxophone
(Vi Burnside, Vi Redd, ...) ou tout autre instrument de musique (Mary-Lou
Williams,...). Remarquons au passage, que si la voix a influencé les
instrumentistes à vent au temps d'une Ma Rainey, Bessie Smith ou Victoria
Spivey, il y eut un retournement de situation avec Sarah Vaughan dont l'art de
chanter emprunte aux instruments à vent (saxophone surtout). Aussi à l'actif de
Sarah Vaughan, elle a une étendue de registre d'environ trois octaves. La voici donc en live avec des
accompagnateurs peu connus. Elle a donné deux concerts le 9 novembre 1969. Le
second a déjà été édité en CD, le premier était jusque-là inédit. Stéphane
Ollivier dans le texte du livret prétend qu'en 1969 «Sarah Vaughan, comme la
plupart des figures iconiques de l'âge d'or du jazz classique, se retrouve
alors en porte-à-faux» parce que «au terme d'une décennie frénétique ayant vu
le jazz perdre progressivement de son aura auprès d'un jeune public happé par
le déferlement de la pop music, mais aussi se complexifier et se radicaliser,
tant au niveau de ses formes que de ses expressions, avec l'avènement d'une
avant-garde de plus en plus libertaire, branchée sur les tensions politiques et
identitaires d'une société en voie de mondialisation». Pour avoir assisté dans
la période 1966-69 à des concerts de Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Count
Basie, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Erroll Garner, Dizzy Gillespie,
Thelonious Monk et d'autres, je peux affirmer que ces artistes remplissaient
les salles et recevaient des ovations. D'ailleurs à ce Berlin Jazztage de 1969,
outre Sarah, Duke Ellington et Thelonious Monk s'y sont produits. Certes Miles
Davis y présentait là, comme à Antibes, un tournant esthétique. Certes, 1969
marque aussi le début de l'application de la notion hodeirienne d'étendre le
territoire du jazz (ce qui permit d'en sortir) par une majorité de critiques
dont Joachim-Ernst Berendt passé maître, à Berlin, des dérives diverses dont
l'ouverture à la pop. Dès 1969, des festivals parient en effet, sur le cumul
des publics (pop, avant-gardes européennes diverses) mais la conséquence
négative pour le jazz ne s'est développée progressivement qu'au cours des
années 1970-80 pour donner le non-sens irréversible que nous connaîtrons
ensuite. En 1969, Sarah n'était pas encore «démodée». On l'entend au début du
CD1 par le chaleureux accueil qu'elle reçoit. Dès le premier titre, «A Lot of
Livin' to Do», il y a tous les atouts de Sarah: la qualité du timbre, l'étendue
de registre grave-aigu, le phrasé parfait, son vibrato et son maniérisme
contrôlés et un swing parfaitement extériorisé sur le soutien efficace du trio.
Sa musicalité dans l'exposé de «And I Love Him» de Lennon et McCartney, est
exemplaire (très bon travail de Gus Mancuso). Incidemment, c'est la seule
concession aux variétés, qui n'en est pas une par l'interprétation donnée, avec
le «What Now My Love» (1961) du sous-estimé Gilbert Bécaud dont cette version
de Sarah (quelle maîtrise de l'aigu!) rivalise avec celles de Shirley Bassey,
Frank Sinatra, Elvis Presley et Nina Simone (en compagnie de Bécaud, la plus
swinguante!). Johnny Veith prend un court et bon solo dans «The Trolley Song».
Il est parfait dans l'accompagnement hors tempo («Time After Time», où le
contrôle de la voix de Sarah vaut celui des chanteuses lyriques) et il sait
swinguer («All of Me», «Tenderly»). Dans ce programme superlatif, on retiendra
aussi «On a Clear Day» (swing), «Misty», «My Funny Valentine» (Mancuso, bon) et
«Day In, Day Out» (swing). Le batteur n'a droit à aucun solo, mais il assure
correctement. Enfin, on remarque que dans ce récital, Sarah n'a pas fait de
scat. Mais, sa façon très personnelle de phraser les mélodies comme elles ne
sont pas écrites, tout en conservant leur identité, est un remarquable substitut,
voire une forme d'improvisation. Bonne qualité d'enregistrement et un Sarah
Vaughan at her best.
|
Kenny Garrett
Sounds From the Ancestors
It's Time to Come Home, Hargrove°, When the Days Were
Different, For Art's Sake, What Was That?, Soldiers of The Fields/Soldats des champs,
Sounds From the Ancestors,
It's Time To Come Home (Original)
Kenny Garrett (as, voc, p), Vernell Brown, Jr. (p), Corcoran Holt
(b), Ronald Brunner (dm) Rudy Bird (perc) et selon les thèmes: Jean Baylor
(voc), Dreiser Durruthy (voc), Maurice Brown (tp), Linny Smith (voc), Chris
Ashley Anthony (voc), Sheherazade Holman (voc), Johnny Mercier (p, org), Lenny
White (snare), Pedrito Martinez (voc, perc), Dwight Trible (voc)
Enregistré à Montclair, NJ, date non précisée
Durée: 1h 07’ 37”
Mack Avenue 1180 (mackavenue.com)
Comme souvent, on peut être déçu par cet enregistrement de Kenny
Garrett, musicien de haut niveau qui a côtoyé tant de génies du jazz, excellent
instrumentiste, qui a beaucoup de mal à faire émerger une personnalité de ses
enregistrements, perdus entre jazz, variétés commerciales, racines et effets de
mode. Sans doute une question de choix de toutes natures, car il a tant de
confrères dans le jazz qui eux ne se perdent pas, et qu’il accompagne parfois
excellemment, que cette absence de contenu et de construction ne peut être
attribuée qu’à ses choix.
On retrouve ainsi par séquence une belle sonorité post-coltranienne à l’alto, et des improvisations d’un intérêt certain perdues au
milieu d’une musique sans direction, inconsistante et comme un patchwork,
malgré le nombre des participants de bon niveau. Si lui se retrouve dans ce monde, tant mieux, mais on
continuera de s’interroger de trouver sa musique parfois intéressante malgré
des longueurs («Soldiers of the Fields», «It's Time to Come Home», «Hargrove»),
et parfois médiocre selon notre sensibilité («When the Days Were Different», «Sounds From the Ancestors»),
dans le même disque et sans explication. Notre seule intuition est qu’il est
trop musicien professionnel et pas assez artiste de culture, malgré ce titre et
quelques couleurs qui évoquent une Afrique en carton-pâte. Le retour en Afrique
des Ancêtres n’est pas pour tout de suite.
|
Stan Getz Quartet / Astrud Gilberto
Live at the Berlin Jazz Festival 1966
CD1: On
Green Dolphin Street, The Singing Song, The Shadow of Your Smile, O Grande
Amor, Blues Walk, Once Upon a Summertime, Medley: Desafinado/Chega De Saudade;
CD2: Edelweiss, Samba De Uma Nota Só*, The Shadow of Your Smile*, Você E Eu (Eu
E Você)*, Corcovado*, The Telephone Song*, It Might as Well Be Spring*, The
Girl From Ipanema*, Jive Hoot
Stan Getz
(ts), Astrud Gilberto (voc)*, Gary Burton (vib), Chuck Israels (b), Roy Haynes
(dm)
Enregistré
le 4 novembre 1966, Berlin (Allemagne)
Durée: 47'
11'' + 35' 02''
The Lost
Recordings 2104038 (thelostrecordings.store/Sony Music)
Ce double CD
est sorti le 25 septembre 2021. Il existe pour toutes les productions Lost
Recordings une édition de vinyles limitée à 2000 exemplaires numérotés à la
main et une possibilité de téléchargement. Ce label fut fondé fin 2020. Mais
dès 2016, quatre «archéologues» se sont donnés pour mission de retrouver,
sauver et partager un patrimoine musical. Ce sont entre autres: un entrepreneur, Quentin Sannié, le pianiste Frédéric D'Oria-Nicolas, Michel Navarra, le fils du fameux violoncelliste André Navarra, Nicolas Thelliez, un spécialiste du son. Ils
fouillent les archives européennes conservées sous forme de bandes magnétiques
par les radios nationales concernant la période 1958 à 1985 (à Berlin, Londres,
Prague, Amsterdam, Moscou). Ces archives, à cause de ce support, sont désormais
inexploitables dans 90% des cas. Ces archéologues s'intéressent aux 10%
sauvables et qui sont souvent des inédits. Ils utilisent le Phoenix Mastering,
procédé de restauration des enregistrements analogiques qui combine des
techniques et un savoir-faire: conditionnement de la source sonore (mise en
chauffe et nettoyage aux ultrasons), lecture pour extraire la moindre information,
conversion du signal puis son traitement avec des algorithmes qui traitent
chaque type de bruit résiduel. Le savoir-faire humain réunit l'oreille, la
culture et le très subjectif «sens de
l'esthétique». Les premiers essais ont été réalisés sur des enregistrements
inédits d'André Navarra. Les premiers double-CD sont sortis le 9 avril 2021 et
sont consacrés à Sarah Vaughan et au pianiste Emil Gilels. C'est donc à des
artistes de légende et à un haut niveau artistique que Lost Recordings se
consacre (Ella Fitzgerald, Art Blakey, Dave Brubeck, Claudio Arrau). Le jazz
n'est pas l'objectif, mais il se trouve que parfois c'en est.
Nul doute
que Stan Getz (1927-1991), professionnel d'exception, a été élevé au rang
d'«icône du jazz» par de nombreux critiques dans le monde. Il est
évident qu'après des études de basson (anche double), et s'être révélé être un
excellent saxophoniste (anche simple), il s'est enraciné de 1943 à 1948 dans le
jazz de Jack Teagarden, Stan Kenton, Benny Goodman, Randy Brooks, Vido Musso,
Woody Herman (rééditions Masters of Jazz en 1997-2001). Celui que l'on
appellera «The Sound» (comme on appela Sinatra, «The Voice») fit partie des
«Four Brothers» (avec Zoot Sims, Herbie Stewart, Serge Chaloff) et, toujours
chez Woody Herman, il s'est particulièrement signalé dans la ballade «Early
Autumn» (1948). Cette esthétique du soundléger de sax ténor, Getz, et beaucoup d'autres à cette époque, l'ont évidemment
emprunté au génial Président (Prez), Lester Young (1909-1959), qui, lui-même s'est dit influencé
par Frankie Trumbauer (1901-1956). En 1950, en poussant loin la décontraction
et surtout la minceur du son, Stan Getz dans son évolution put approcher la
mollesse et l'évanescence dans les disques produits sous son nom (avec Don
Lamond ou, déjà, Roy Haynes: «My Old Flame», il annonce l'alto de Desmond dans
«On the Alamo» et «Yesterdays») comme nous l'avions signalé à l'occasion de la
réédition Jazz Archives n°185 par EPM en 2001 (n°585). Un singulier contraste par rapport au
travail de deux autres formidables disciples de Prez: Wardell Gray et Paul
Quinichette. Certes, Stan Getz a bifurqué vers une expressivité plus ferme en
1954-57 grâce aux initiatives de Norman Granz et aux côtés de jazzmen comme Roy
Eldridge ou Lionel Hampton notamment. Toutefois, la capacité de Stan Getz à
swinguer n'est pas supérieure à celle de Zoot Sims et d'Al Cohn. Stan Getz est,
bien sûr, un technicien remarquable du saxophone ténor et un fin musicien comme
l'a confirmé son disque exceptionnel avec le Beaux Arts Strings Quartet en 1961
(Focus d'Eddie Sauter). Et puis, une rencontre avec la bossa nova (1962, Jazz Samba avec Charlie Byrd: Grammy Award pour «Desafinado») va faire
de lui une vedette et lui amènera le public des variétés qu'il fait chic
d'appeler «pop». Enregistré les 18 et 19 mars 1963, l'album Getz/Gilberto,
sera 447e des 500 plus grands albums «de tous les
temps» selon le magazine Rolling Stone.
Ce disque nous a révélé celle
qui fut l'épouse de João Gilberto, Astrud
Gilberto dans le désormais incontournable «The Girl of Ipanema». A cause de
Getz, car avec lui c'est toujours joli, cette expression hybride s'est imposée
dans le jazz, au point que des ténors au son épais et indiscutablement jazz
comme le génial Coleman Hawkins et son disciple Ike Quebec s'y sont adonnés, brièvement.
En toute logique, un hybride n'est pas identique aux éléments qui lui donnent
naissance. L'univers rythmique de la bossa nova n'est pas assimilable à celui
du jazz (un Gerry Mulligan aura, au début, une difficulté d'adaptation). En
revanche, c'est une intrusion qui signe la dissolution progressive du concept
jazz. Un autre paramètre fut celui de la «diversité» au sein des programmations
du Berliner Jazztage fondé en 1964 et qui deviendra la JazzFest Berlin dont le
révisionniste pro-pop music/musiques improvisées, Joachim-Ernst Berendt, fut le
directeur artistique. La mouture 1966 proposait par exemple le Globe Unity
d'Alexander von Schlippenbach et l'objet du présent double-CD, le quartet Stan
Getz avec Astrud Gilberto. Le CD1 est consacré au quartet jouant excellemment quelques standards, trop peu. Le second est consacré à sept morceaux par Astrud
Gilberto, en dehors de «Jive Hoot», instant le plus jazz du concert avec en prime un solo de Roy Haynes!
Nous avons ainsi deux versions de «The Shadow of Your Smile», une instrumentale
(très belle, du fait du sound de Mr.
Getz) et une chantée (même pas juste). Dès «On Green Dolphin' Street», on constate que le principal attrait de ce double-CD est le drumming
superlatif de Roy Haynes. Le batteur démontre d'ailleurs sa versatilité («The
Singing Song», sur les bossa nova en général). Gary Burton, bon instrumentiste, fut monté en
épingle par les «spécialistes» de l'époque. Chuck Israels prend un beau solo
dans la «latinerie», «O Grande Amor». A noter une intense improvisation de Getz
sur le vigoureux drumming de Roy Haynes (basse discrète, vibraphone tacet) dans
«Blues Walk» de Lou Donaldson. Getz fait preuve de lyrisme dans «Once Upon a
Summertime». Le ténor ne joue pas dans «Edelweiss», puis il revient pour jouer
ce qu'on attendait de lui, dans un medley («Desafinado/Chega de Saudade»). Avec
le recul du temps, la voix d'Astrud Gilberto a un petit charme mais rien
d'autre. C'est mignon et sans relation avec l'expressivité jazz. Nous avons les
succès du genre: «Samba de Uma Nota Só», «Você e Eu», «It Might as Well Be
Spring» (une catastrophe sur le plan de la justesse), «The Girl From Ipanema».
Peu de jazz mais souvent de la bonne musique de variétés. La qualité
d'enregistrement est en effet d'une bonne facture.
|
Dan Rose
Last Night
Body and Soul, Darn That Dream, Ellington Medley: Prelude to
a Kiss/Things Ain’t What They Used to Be/Sophisticated Lady, Say It Over and
Over Again, Tenderly, What's New, Sweet and Lovely, The Folks Who Live on the
Hill , If I Loved You, Spring Is Here, Moonlight In Vermont, Last Night When We
Were Young, Medley: Guess I’ll Hang My Tears out to Dry/Detour
Ahead/Dreamsville
Dan Rose (g)
Enregistré en octobre 2017, New York, NY
Durée: 57’ 53”
Ride Symbol Records 26 (ridesymbol.com)
Dan Rose / Claudine François
New Leaves
The New Leaf, Monk's Dream, Ladies in Mercedes, Le Desert, Señor
Blues, Lawns, Yes I Do, Mr. Slaint, The Seagulls of Kristiansund
Dan Rose (g), Claudine François (p)
Enregistré en octobre 2019, Paramus, NJ
Durée : 47’ 30”
Ride Symbol Records 33 (ridesymbol.com)
Dan Rose, né en 1947 à Elmira, NY, a déjà un long parcours
derrière lui depuis qu’il a rejoint en 1973 la formation de Paul Bley. Il a été
un acteur des lofts new-yorkais dans les années 1970 dans l’environnement des
Carla Bley, Annette Peacock et de l'organisation Free Life Communications de
Dave Liebman et Richie Beirach où il côtoya Marty Cook, Perry Robinson, Mark
Whitecage, Badal Roy. Il a aussi été compositeur de musiques de films, travaillé
en tant que producteur et organisateur de festival. Il a croisé la route
de Jean-Jacques Avenel, Marc Johnson, Billy Hart, Thomas Chapin, Arthur Blythe,
Rashied Ali, Connie Crothers et John Abercrombie. C’est un adepte de la belle guitare, et son parcours parle pour lui en tant que
musicien.
Cependant, en dehors de la guitare, il y a la musique, et si on peut
écouter sans déplaisir cette musique, il y manque, à notre sens, beaucoup des
ingrédients expressifs du jazz auquel se réfère pourtant le guitariste si on en juge par son
répertoire: au programme Thelonious Monk, Horace Silver, Mal Waldron,
Duke Ellington; les standards et quelques originaux.
Le second disque a été enregistré en duo avec Claudine François (cf. Jazz Hot n°612), qu’on connaît
mieux en France. Elle a aussi un parcours respectable depuis les années 1970,
et encore récemment aux côtés de Jean-Jacques Avenel, John Betsch, Steve Potts:
une pianiste qui fait partie de l’univers du regretté Bobby Few dans la grande
tradition d’un free jazz de culture qui a irrigué la France depuis la fin des
années 1960 avec Archie Shepp, l’Art Ensemble of Chicago, etc. Ce disque en duo est d’ailleurs légèrement plus relevé sur
le plan de l’esprit du jazz, plus hot,
mais le jeu de guitare est en lui-même le handicap à l’expression jazzique,
manquant, en dépit d’une réelle compétence instrumentale, d’attaque, de blues,
de swing –ce sont des choix esthétiques du guitariste, pas une ignorance– soit de beaucoup des éléments constitutifs du jazz. Ces enregistrements intéresseront donc sans doute les
amateurs de belle guitare sur le plan harmonique, de mélodies, plus que les amateurs de jazz. Il en faut pour tous les goûts et
les options esthétiques, bien entendu.
|
Moustache
Jazz & Rock'n'Roll in France 1953-1958
Titres
communiqués dans le livret
Moustache Galépidès
(dm) et notamment Guy Longnon (tp), Big Chief Russell Moore, Bernard Zacharias (tb), André
Ross (ts), Raymond Fol (p), Géo Daly (vib), Alix Bret (b), reste des personnels non mentionnés dans le livret
Enregistré
entre le 3 juin 1953 et 1958, Cannes (Alpes Maritimes), Paris
Durée: 1h
18' 02'' + 1h 12' 03'' + 1h 06' 04'
Frémeaux
& Associés 5804 (www.fremeaux.com/Socadisc)
Voici un coffret qui
réunit, non l'intégrale mais des séances faites sous son nom par François-Alexandre
Galépidès dit Moustache (1929-1987), batteur surtout, parfois chanteur et
acteur. Il laisse à l'histoire du jazz, une collaboration chez Vogue avec
Sidney Bechet, et à l'écran, le rôle du sergent Garcia dans le film Zorrode Duccio Tessari avec Alain Delon (1975). Amuseur, on oublie de ce fait qu'il
pouvait, parfois, bien jouer de la batterie et le meilleur exemple est le
disque qu'il fit au studio DMS, à Paris, le 16 novembre 1954 avec le Big Fat
Dixie de Raymond Fonsèque (45 tours A la Nouvelle Orléans, Europe Disque
45.601). Le personnel ci-dessus est le seul mentionné dans le texte du livret
(p4) et il concerne les six premiers titres du CD1. Mais la chanteuse annoncée,
Anita Love alias Anita Haulbert, n'y intervient pas. C'est le 33 tours 25 cm Surprise
partie au Palm Beach, Pathé ST 1011 (1953) qui débute par un «When the
Saints» bien pompier et qui met en seule vedette, Big Chief Russell Moore (tb,
voc). Moore (1913-1983) était un véritable amérindien de la tribu Pima. Géo
Daly est excellent dans «Get Happy», tout comme le très oublié André Cousin
Ross (ts) et Raymond Fol. Intéressant arrangement de «Blue Moon», possiblement
de Zacharias qui pourrait être le soliste. Longnon y est bon dans le genre
Buck Clayton. Le solo de Raymond Fol est superbe, tandis que Ross est
lesterien. Retour de Russell Moore dans «Avalon». Très bonnes prestations de
Daly, Longnon, Fol (celesta), Ross, Moore dans «Cocktails for Two». Comme
souvent «Wabash Blues» est une démonstration de trombone (Moore). C'est donc
une séance entre dixieland exhibitionniste et mainstream jazz de qualité, et
qui, semble-t-il, avait aussi mis en boîte «Shoe Shine Boy» et «Love's Just a
Strange Thing» qu'on ne trouve pas ici. Comme ne l'indique pas l'auteur de
cette compilation, le personnel est différent dans les titres 7 à 13,
correspondant au 25 cm Whispering, Pathé ST 1039 (Paris, 1954). Le
livret est dans l'erreur page 9, car ce disque débute bien par «Whispering»
avec Hubert Fol (as, remarquable!), Benny Vasseur (tb), Raymond Fol (p), Guy
Longnon (tp). Bon arrangement d'«Always»: swing détendu et intervention de Géo
Daly. Vasseur imite Bill Harris, Hubert Fol a écouté Gigi Gryce tandis que
Longnon cisèle un solo sobre. Jolie prestation de Vasseur dans «Small Hôtel
(sic)». Les frères Fol et Longnon sont très bons dans «I Only Have Eyes for
You». En conclusion, c'est une séance qui offre de bonnes interprétations, en
dehors du drumming un peu lourd en up-tempo. Ensuite, divers problèmes se
posent.
Dans ces années, en
effet, les disques de variétés ne portaient pas l'indication du personnel sur
les pochettes. Ce qui était, et reste, une pratique inacceptable car ce sont
les accompagnants et les arrangeurs qui font l'intérêt au même titre, parfois
plus, que la «vedette». D'où le travail d'enquête respectable mené à bien par
Sébastien Merlet pour Gainsbourg, et, en cours, par Alaric Perrolier pour Léo
Ferré. Nous avons déploré qu'Olivier Julien n'ait fait aucune enquête de
personnel pour la réédition Frémeaux consacrée à Alain Goraguer et que j'ai
pallié dans ma chronique (Jazz Hot 2020). Le même problème se pose ici. Nous savons
que la superficialité des consommateurs actuels butinant sur Spotify ou YouTube, se contente du nom de la vedette. Pour la mémoire des
artistes musiciens, c'est inacceptable et pour un chroniqueur héritier d'Hugues
Panassié et Charles Delaunay, il est impossible d'accepter l'absence
d'informations sur qui joue, où et quand. Second point, le rock & roll de
Moustache est le témoignage d'un comportement. Etant passé, adolescent, du rock
& roll au jazz, j'ai pu constater le sentiment de supériorité, digne de
celui des snobs décrits par Boris Vian, qui régnait chez les critiques,
musiciens et consommateurs de jazz vis à vis de tout autre genre musical. Il
n'est donc pas surprenant que les premiers informés en France de la vogue rock
& roll issue de ce milieu, ne l'aient pas prise au sérieux. La parodie de
Moustache n'est ni mieux ni pire que celle d'Henri Salvador. Ils tombent dans
des variétés divertissantes au comique plutôt lourd. Un prélude au yé-yé
commercial à venir. Aux Etats-Unis, le rock & roll est un jazz simple et
direct avec ses sax issus d'Earl Bostic et Illinois Jacquet, du piano boogie,
de la contrebasse en slap, de la batterie en shuffle et de la guitare imprégnée
de blues-country. La production, certes commerciale, des Chuck Berry, Little
Richard, Fats Domino et même Bill Haley n'est pas plus méprisable que celle de
Luis Mariano ou Charles Aznavour. Selon le constat qui peut le plus, peut le
moins, ce sont donc des jazzmen qui furent employés dans ces disques parodiques
ou dans les premiers de Johnny Hallyday et divers groupes français, à savoir
Claude Gousset, Benny Vasseur, Marcel Galiègue, Georges Grenu, Pierre Gossez,
Jean Mercadier, Guy Lafitte, Benny Waters, Roby Davis, Michel de Villers,
Michel Attenoux, Georges Arvanitas, Raymond Fol, Jean-Pierre Sasson, Jean
Bonal, Léo Petit, Marcel Bianchi, René Duchossoire, Alphonse Masselier, Lucien
Simoens, Pierre Michelot, Armand Molinetti, Kansas Fields, Christian Garros,
Dante Agostini, Teddy Martin, Mac Kac, etc. Ici, le rock & roll ne concerne
qu'environ sept morceaux qui ne se distinguent en rien du reste. Sacha Distel
est compositeur de trois de ces titres qui ne sont pas sans évoquer Ray Ventura
et le Jazz de Paris d'Alix Combelle («J'turai le voyou»)! Notons que Moustache
apparaît pour une séquence rock & roll dans le film Mademoiselle Strip-tease de Pierre Foucaud (Slow Club, avec Attenoux, Daly, Bonal, Mac Kac, 1957).
A partir du titre 14 du
CD1 et pour les deux autres CD que ce soit du jazz ou des variétés, vous ne
saurez pas qui joue. A vous de trouver! Quelques indications pour vous aider.
Claude Gousset a écrit la plupart des arrangements pour Moustache. Dans le 25
cm 10 œuvres, un seul disque, Véga V35S742 (début 1956) qui commence par
«Toutes les heures qui sonnent (Rock Around the Clock)» et se termine par
«Bugle Call Rag», il s'agit de l'éphémère big band de Moustache qui comprenait
Roger Guérin (lead tp!), Bernard Hulin, Guy Longnon (tp), Raymond Fonsèque
(tb1), Claude Gousset, Luis Fuentes (tb), Gérard Badini, Maurice Meunier (cl),
Raymond Fol et Pierre Michelot. Le «Basin Street Blues» est le clou de la
séance grâce au tempo, à Guérin, Longnon, Badini, Hulin, Fol, Vasseur qui sont
délectables! Cet orchestre fut filmé en mars 1956 avec Bernard Hérout et Louis
Henry à la place de Meunier et Longnon. C'est Raymond Fonsèque dans «Moi, j'en
ai marre» et je pense, «Ory's Creole Trombone». Le CD2 propose les 45 tours Véga de 1956, d'un goût souvent douteux, Moustache
à Moscou (même big band et Léo Petit?, bjo), Moustache en Italie(similaire, Michel Attenoux, as, Petit, mand/bjo), Moustache à Harlem(Nadine Young, voc, Longnon, tp: manquent ici «Stomping at the Savoy», «Just
Squeeze Me»), Moustache Toréador (Moustache, voc, Longnon, tp, Gousset,
tb, Attenoux, ss-as, Bonal, g), Moustache chez le Père-Noël (Longnon,
Gousset, Vasseur, Attenoux, R. Fol), Moustache et le Rock'n'roll(Longnon, Gousset, Vasseur, Attenoux, ss-as, Mercadier, ts, R. Fol, Bonal, Mac
Kac, dm, Nadine Young, voc), Moustache au Tyrol (Longnon, Gousset,
Vasseur, Meunier, cl, Attenoux, ss). Le CD3, débute par les 45 tours Véga
(1957), Calypso (Longnon, Gousset, Attenoux, ss, peut-être Hérout, cl), Boston
à la Moustache (Longnon, Hulin, Gousset, Vasseur, Meunier), Georges Ulmer
(«Méfie-toi des filles»), Moustache à Hawaï (Hulin, Vasseur, Attenoux,
as-ss, Bonal). Puis Moustache passe chez Barclay pour un 25 cm (Attenoux, Daly,
Persiani, Bonal, Mac Kac) et un 45 tours (sans jazzmen). Avec de bonnes
oreilles et de la culture, il était simple de reconstituer les personnels; ce
n'est pas au chroniqueur à la faire. La mention va, non pas à Moustache et
certains titres ridicules, mais uniquement à ses admirables jazzmen capables de
tout, sur demande!
|
CHRONIQUES © Jazz Hot 2021
|
Joey DeFrancesco + The People
Project Freedom
Imagine (prelude), Project Freedom, The Unifier, Better Than
Yesterday, Lift Every Voice and Sing, One, So Near-So Far, Peace Bridge, Karma,
A Change Is Gonna Come, Stand Up
Joey DeFrancesco (org, kb, tp), Jason Brown (dm), Troy
Roberts (ts, ss), Dan Wilson (g)
Enregistré à New York, date non précisée (prob. 2016-2017)
Durée: 1h 04’ 20”
Mack Avenue 1121 (www.mackavenue.com)
Joey DeFrancesco
More Music
Free, Lady G, Just Beyond the Horizon, In Times of
Reflection, Angel Calling, Where to Go, Roll With It, And If You Please, More
Music, This Time Around, Soul Dancing
Joey DeFrancesco (org, tp, ts, p, voc), Michael Ode (dm),
Lucas Brown (g, org, kb)
Enregistré les 16-18 janvier 2021, Tempe, AZ
Durée: 1h 05’ 21”
Mack Avenue 1186 (www.mackavenue.com)
Joey DeFrancesco aime passionnément la musique et le jazz en
particulier, il adore jouer, et ça se sent aussi bien sur scène que dans ses
enregistrements. Il appartient à la grande famille des organistes de jazz qui
réunissent le drive, le blues, le spiritual, l’expression, le «groove» car
c’est souvent ce terme qui réunit les organistes. Même pour les néophytes ou le
grand public qui ne connaît pas la source biographique qui fonde cet amour et
cette implication dans la musique de jazz en particulier, cette énergie est
perceptible, comme pour n’importe quelle oreille, dans ces deux disques en
particulier. Car la famille DeFrancesco, c’est plusieurs générations
dévouées à la musique, avec un père, Papa John Francesco, déjà organiste
reconnu et dont Joey est la continuation sans aucun hiatus. Joey, c’est un
gamin surdoué dans cet environnement familial qui joue dès son jeune âge avec des musiciens de haut niveau à
Philadelphie (il est né dans un faubourg de Philadelphie, à Springfield, PA, en
1971), Hank Mobley et Philly Joe Jones entre autres, et sa compréhension intime
de l’esprit du blues, des codes du jazz («Stand Up»), n’est donc pas un sujet d'étonnement.
Si ce gourmand de musique pratique tous les instruments avec
bonheur, y compris le chant, comme ces enregistrements en témoignent, c’est à
l’orgue qu’il nous procure les plus profondes sensations comme sur «Project Freedom»
ou «Stand Up» du premier disque. Dans ce disque, l’adjonction d’un excellent
Troy Roberts et du virtuose Dan Wilson (g) apporte ce surcroît de profondeur,
cette épaisseur («Karma», «A Change Is Gonna Come») qui naît de l’échange par
rapport au second disque où Joey DeFrancesco est un peu l’homme-orchestre, et
où il se (nous) fait vraiment plaisir,
peut-être pour compenser cette triste époque. Sans doute que la localisation de
l’enregistrement en Arizona du second disque explique-t-elle cette réalité. Les
batteurs, Jason Brown et Michael Ode, en l’absence de bassiste (basse au pied
par l’organiste), sont efficaces et sobres. Sur
le second disque, un organiste, guitariste, Lucas Brown, vient parfois seconder
avec bonheur Joey DeFrancesco, quand le leader adopte le saxophone, la
trompette ou le piano sur lequel il est évidemment très virtuose («In Times of
Reflection») ou plus largement les claviers.
Joey DeFrancesco est un musicien sans surprise;
entendons-nous, sans mauvaise surprise. Ses enregistrements, ses concerts, sa
personnalité ont ces qualités de générosité, de simplicité et puissance
expressive qui garantissent toujours un contenu de jazz naturel, direct, un
jazz populaire qui enthousiasme. L’orgue Hammond B3 est aussi dans le jazz une
tradition qui est rarement décevante, et si on peut résumer le groove à la
recette des organistes, disons qu’il y faut l’élaboration du jazz, l’esprit du
blues, la conviction du spiritual, la danse du funk, l’énergie du drive, et un
peu de folie sonore savamment mêlée dans les rouleaux de la tradition afro-américaines
possédée par les «cookers». Joey De Francesco est né dans ce bain, et sa
musique, complexe et naturelle, possède tous ces ressorts, toutes ces qualités:
de la grande musique populaire. En cette période d’absurdité sans limite, Mack
Avenue continue d’enrichir le catalogue du jazz de beaux enregistrements, bravo
et merci à eux, ils sont parmi les rares à garder des repères.
© Jazz Hot 2021
|
Dino Plasmati-Antonio Tosques GuitArt Quartet
On Air
Airegin, Everything I Love, Lazy Bird, Boundless Energy, In
Your Own Sweet Way, I’ve Accustomed to Her Face, My Secret Love, When Sunny
Gets Blue, Who Can I Turn To?, Turnaround
Dino Plasmati, Antonio Tosques (g), Bruno Montrone (org),
Marcello Nisi (dm)
Enregistré les 21 et 22 juillet 2020, Matera (Italie)
Durée: 1h 04’ 14’’
Caligola Records 2287 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)
The Untouchable Band
Sammy' n' Action
Fancy Pants*, Tall Cotton, Front Burner**, Quintessence, 88
Basie Street, Basie Straight Ahead, Fun Time, Ya Gotta Try… Harder°
Dino Plasmati (lead, g), Tony Santoruvo, Marco Sinno (tp),
Franco Anguilo, Antonio Pace (tb), Gianni Binetti (as), Francesco Lomangino
(ts), Enzo Appella (bar), Michele Campobasso (p), Nico Catacchio (b), Vito
Plasmati (dm) + Nicola Cellai*, Fabio Morgera** (tp), Massimo Morganti (tb)°,
Michael Rosen (ts)**
Enregistré en février et mars 2021, Matera, Bari (Italie)
Durée: 38’ 10’’
Angapp Music 165 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)
Dino
Plasmati est né le 9 juillet 1972 à Matera, dans le sud
de l’Italie en Basilicate, une cité de 60000 habitants classée au
patrimoine de l'Unesco en 1993 et Capitale européenne de la culture en
2019, où Pier Paolo Pasolini tourna L'Evangile selon Saint Mathieu, et contribua, à sa façon (un coup de gueule) à la protection de l'héritage populaire, les Sassi,
les quartiers populaires menacés par l'urbanisation sauvage. Dino
Plasmati est devenu un activiste de la scène culturelle locale depuis
déjà près de vingt ans. Fils d’un musicien amateur, il a baigné très tôt
dans le jazz. Il débute l’apprentissage de la guitare à 9 ans et monte
son premier groupe à
15 –Meridiana– avec lequel il tourne et enregistre quatre albums.
Diplômé du
Conservatoire de Matera, il suit à l’été 1989 un stage du Berklee
College of
Music à Pérouse. Il se forme également auprès de plusieurs musiciens à
l’occasion
d’autres master-classes de Pat Metheny, du regretté Pat Martino ou
encore du compositeur et arrangeur Larry Blank. Dino Plasmati cultive
ainsi son lien avec
la terre de naissance du jazz –où il s’est produit– tout en restant
implanté dans sa ville, dont il anime la scène jazz depuis 2006, à
travers
l’association Mifajazz, et où il a également fondé un festival de big
bands en
2009; son activité de musicien se partageant entre petites formations et
direction
de grands orchestres, comme en témoigne les deux excellentes productions
dont
il est ici question. Ajoutons que parmi ses très nombreuses
collaborations on
compte Bobby Watson (invité sur un précédent album en big band), Chris
Potter, Randy Brecker, Steve Grossman, Brian Charrette ou encore Paolo Damiani
et Paolo Fresu.
Sur On Air, Dino
Plasmati est en tandem avec un autre guitariste, Antonio Tosques,
soutenu par
un orgue Hammond et une batterie. Les deux guitaristes, de sensibilité
très proche, se répondent et entremêlent leur jeu avec une finesse
extrême (l'enregistrement stéréo permet néanmoins de les distinguer chacun par un canal audio différent), Dino
Plasmati se révélant cependant un peu plus volubile que son partenaire. Hormis une jolie
balade signée de Dino Plasmati, «Boundless Energy», l’album est constitué essentiellement
de compositions du jazz et s’ouvre sur le dynamique «Airegin» de Sonny Rollins
où, d’emblée, le soutien rythmique apporté par l’orgue et la batterie révèle tout
son intérêt; son intensité doit beaucoup au drive musclé de Marcello Nisi,
auteur de réjouissantes interventions. Mais c’est avant tout le duo de guitares
qui fait le charme de cet enregistrement effectué dans une esthétique bop et
donnant lieu à des reprises très personnelles et fort réussies («Lazy Bird» de
John Coltrane) avec aussi une touche de blues («Turnaround» d’Ornette
Coleman). La douce et légère poésie qui parcourt le disque (superbe version du «Everything
I Love» de Cole Porter) paraît presque irréelle en ces temps de totalitarisme
sanitaire mondialisé.
Avec Sammy’ n’ Action,
Dino Plasmati, à la tête de son Untouchable Band –un ensemble qui compte
onze
musiciens (sans les invités), dont le frère du leader, Vito, à la
batterie– rend hommage à l’arrangeur et compositeur de la productive
communauté italo-américaine Sammy Nestico (1924-2021), l’enregistrement
intervenant un mois seulement après sa disparition le 17 janvier 2021.
Sammy
Nestico est connu pour sa collaboration avec Count Basie entre
1968 et 1983: le fait est que l’esprit du Count irrigue cet album dont
le
répertoire, quasi exclusivement de la main de Sammy Nestico (à
l’exception de
«Quintessence» que l’on doit à Quincy
Jones, mais dont Sammy Nestico cosigna les arrangements) est pour l’essentiel
gravé sur des disques de Basie: «Basie Straight Ahead» et «Fun Time» de Basie Straight Ahead (Dot, 1968), «Tall
Cotton» et «Front Burner» de Basie Big Band (Pablo, 1975), «88 Basie Street» et «Fancy Pants» de deux
albums éponymes (Pablo, 1983). Le bon collectif animé par Dino Plasmati insuffle
un swing tonique porté par les interventions dynamiques des soufflants, de même
que par l’excellent Michele Campobasso, dont le piano est ici basien à souhait.
On retiendra également un fort joli solo de Dino Plasmati sur «Fun Time», toujours
empreint d’un grand raffinement. Un album que ces musiciens ont voulu comme une
«explosion d’espoir» (dixit le livret) et à la vitalité aussi revigorante que bienvenue.
© Jazz Hot 2021
|
Pat Bianchi Trio
A Higher Standard
Without a Song, Blue Silver, So Many Stars, The Will of
Landham, Some Other Time, Bohemia After Dark, Very Early, Satellite, Blues
Minus One, From the Bottom of My Heart
Pat Bianchi (org), Craig Ebner (g), Byron Landham (dm)
Enregistré à Exton,
PA, date non précisée (prob. 2015)
Durée: 57’ 30”
21-H Records 001 (www.patbianchi.com)
Tim Warfield
Jazzland
Lenny's Lens, Theme for Malcolm, Sleeping Dancer, Sleep On, Ode
to Billie Joe, He Knows How Much I Can Bear, Tenderly, Shake It for Me, Wade in
the Water, Hipty Hop
Tim Warfield (ts, ss),
Terell Stafford (tp, flh), Pat Bianchi (org), Byron Landham (dm), Daniel
Sadownick (perc)
Enregistré le 22 septembre 2017, Brooklyn, NY
Durée: 1h 08’ 45”
Criss Cross Jazz 1400 (www.crisscrossjazz.com)
Vince Ector Organatomy Trio+
Theme for Ms. P
Love Won't Let Me Wait*, Dex Blues*, The Courtship*, Theme
For Ms. P, Wives & Lovers, To Wisdom The Prize, Renewal Revisited*, Sister
Ruth
Vince Ector (dm), Bruce Williams (as,ss), Pat Bianchi (org),
Paul Bollenback (g)*
Enregistré le 26 octobre 2018, Paramus, NJ
Durée: 47’ 23”
American Showplace Music 5042 (www.vincentector.com)
Le dénominateur commun le plus évident de ces trois
enregistrements est la présence de l’excellent organiste Pat Bianchi qui tire
l’orgue du registre blues et spirituel, une belle tradition dont le «King» est
sans doute Jimmy Smith, vers le post bop, le jazz straight ahead, avec une personnalité assez forte pour donner une
unité à ces trois enregistrements réalisés pourtant par trois leaders
différents: dans l’ordre chronologique, le premier par l’organiste lui-même, le
second par Tim Warfield et le troisième par Vince Ector. C’est la scène autour
de New York, qui comprend aussi le New Jersey et une partie de la Pennsylvanie,
dont Philadelphie. Le blues y est toujours présent comme une couleur de base,
mais le jazz, celui post bop, est l’autre dominante, l’autre point commun, qui prévaut dans ces expressions, pour une
musique d’excellente qualité, toujours swing, toujours ouverte parce qu’elle
exploite le répertoire du jazz avec naturel, sans maniérisme, avec ce caractère
direct qui donne toujours de l’authenticité propre à cette esthétique, et par
conséquent du plaisir aux auditeurs, par une vraie modernité, sans qu’il
soit besoin d’un discours car les fondements du jazz sont présents.
Pat Bianchi, qui a accompagné régulièrement le regretté Pat
Martino qui vient de disparaître, un chef de file de ce jazz sophistiqué,
créatif et pourtant proche des racines, se place dans cette filiation d’un jazz
virtuose et inventif toujours coloré par le blues. Pat Bianchi, même en
sideman, prend beaucoup de place en raison du caractère particulier de son
instrument, un Hammond B3, qu’il utilise dans ses chorus avec beaucoup
d’originalité sans aucunement renoncer à la tradition de l’instrument, et dont
il use avec science pour donner le ton, même en sideman dans les deux autres
enregistrements. C’est aussi lui qui assure la basse au pied.
Le batteur de Philadelphie Byron Landham, son complice dans
le trio et dans beaucoup d’autres enregistrements, est aussi présent dans le
disque de Tim Warfield. La présence de la guitare (les bons Paul Bollenback et
Craig Ebner) enfin, dans deux des trois enregistrements, n’étonnera pas non
plus dans ce type de configuration du trio avec orgue. L’enregistrement sous le
nom de Tim Warfield se passe lui de la guitare et lui préfère une front line de
cuivres avec Terell Stafford, un musicien hot, qui donne une coloration plus
typiquement jazz straight ahead, mais sans perdre cette couleur blues, en fait
avec des arrangements qui se placent dans la lignée des Jazz Messengers post
Wayne Shorter.
Dans
les deux disques de Vince Ector et de Tim Warfield, la
présence d’un saxophone, toujours dans cette lignée, donne une réelle
proximité
aux deux enregistrements, bien sûr accentuée par l’orgue Hammond mais
aussi par
le jeu hérité de Wayne Shorter, tant de Tim Warfield au ténor et au
soprano,
que dans celui de Bruce Williams à l’alto et au soprano. Les petites
touches
d’originalité dans le disque de Tim Warfield sont la présence d’un
trompette et
d’un percussionniste qui donne un côté latin, même si Vince Ector, en
tant que batteur, possède à lui-seul, la couleur percussive et le côté
latin dans son
jeu très souple et plein d’accents. Et même si le disque de Pat Bianchi
en trio
propose l’épure, par son répertoire, sa tonalité, et par le jeu même
personnel
de Pat Bianchi, on finit par retrouver une proximité d’atmosphère pour
ces
trois disques qui nous ont conduits à les réunir, au-delà de la relative
concomitance de leur réception à Jazz Hot.En résumé, trois disques de qualité qui tirent leurs racines dans une esthétique
qui doit beaucoup à l’alliage spécial Art Blakey/Wayne Shorter qui a été si
fécond depuis un demi siècle, et qui continue de séduire les musiciens de jazz
avec raison. L’excellence des musiciens sans exception, auteurs de chorus et
d’ensembles parfaits, comme la couleur apportée par Pat Bianchi, personnalisent
et rapprochent ces enregistrements réussis.
© Jazz Hot 2021
|
The Cookers
Look Out!
The Mystery of Monifa Brown, Destiny Is Yours, Cat's Out the
Bag, Somalia*, AKA Reggie, Traveling Lady, Mutima
The Cookers: Eddie Henderson (tp), David Weiss (tp),
Donald Harrison (as), Billy Harper (ts), George Cables (p), Cecil McBee (b),
Billy Hart (dm), chœur des musiciens*
Enregistré les 11-12 avril 2016, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 54’ 36”
Still Hard Boppin’/Gearbox Records 1571 (The Orchard/www.gearboxrecords.com)
Chacun de ces musiciens, à l’exception de David Weiss,
l’excellent trompettiste, arrangeur de
la plupart des thèmes et producteur de ce disque, a été en couverture et
longuement interviewé dans Jazz Hot,
parfois plusieurs fois. Cela dit l’accomplissement d’un parcours d’excellence
dans le jazz depuis les années 1960-70 pour les plus anciens. Retourner à leurs
interviews est un bon accompagnement de l’écoute de ce disque. Ils sont réunis
dans ce all stars depuis dix ans, dans l’esprit de ces belles moyennes
formations qui ont tant apporté au jazz depuis les années 1950, en particulier
dans les années 1970-1980, quand le jazz a trouvé, dans les musiciens en
particulier de cette génération et quelques autres de la tradition, la force de
prolonger une épopée artistique et humaine à nulle autre pareille, malgré le
rouleau compresseur de la consommation de masse de musique commerciale.
Marchant
avec assurance et profondeur dans les pas de John
Coltrane et plus largement de l’esprit de cette musique portée par une
histoire
populaire, ils apportent à chaque enregistrement, à leurs prestations
sur les scènes une conviction, une puissance expressive qui sont
devenues
la marque de fabrique du groupe. Billy Harper (n°504, 658), Cecil McBee (n°482, 581, 607), George Cables (n°575, 680), Donald Harrison (n°644), Billy Hart (n°624), Eddie Henderson (n°594, 678) ont une telle personnalité –elle se traduit dans leur sonorité, dans
l’esprit de leur composition, dans le drive et la conviction de leur jeu– que la musique culmine
à un niveau d’intensité presque «saturé» en permanence, à laquelle on trouvera
quelques précédents aussi forts, comme John Coltrane-McCoy Tyner, Art
Blakey-Lee Morgan-Bobby Timmons, Charlie Parker-Bud Powell, Louis Armstrong,
Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Mahalia Jackson pour ne
retenir que les artistes les plus connus…
Cette intensité est même selon notre feeling ce qui est la
caractéristique première de ce groupe, et les compositions elles-mêmes de Billy
Harper, Cecil McBee et George Cables contribuent à identifier ce groupe au-delà
des musiciens qui l’animent. C’est une musique qui tend au spiritual comme
celle de John Coltrane, avec ce renouvellement de la modernité de leur
génération qu’y ont apporté les artistes des années d’après guerre, Art Blakey,
Horace Silver notamment pour ce groupe par le type d’arrangements, de
compositions. Plusieurs musiciens (Billy Harper, Eddie Henderson, George
Cables, Donald Harrison) ont d’ailleurs fait partie de ces Jazz Messengers
portés pendant quelques décennies par Art Blakey. La synthèse que réalisent les musiciens à la fois dans ce
collectif fort (beaux arrangements sur mesure de David Weiss) et par la
puissance de leur individualité qui transparaît dans leur chorus. Billy Harper,
Donald Harrison et George Cables sont profonds dans leurs interventions et
Eddie Henderson et David Weiss apportent une dimension aérienne et
brillante aux ensembles et dans leurs chorus. Cecil McBee et Billy Hart créent une toile de fond
rythmique au niveau de l'intensité, sans prendre un chorus.Il y a ici une
résultante des plus abouties du génie
du jazz, de ce récit exceptionnel d’un siècle de musique populaire qui
possède
ces fonds de blues, de swing, d’expressivité et de spiritualité qui
donnent le
meilleur jazz, celui qui parvient à mettre l'authenticité au cœur du
projet artistique. La complexité et les nuances de cette expression
n’empêchent
jamais le lyrisme et l’ouverture de cette musique à tous les publics par
la
beauté directe, parfois sombre, parfois lumineuse, des climats. Une
musique qui
remue jusqu’au fond de l’âme.
© Jazz Hot 2021
|
Erroll Garner
Symphony Hall Concert
A Foggy Day (In London Town), But Not For Me, I Can't Get
Started With You, Dreamy, Lover, Moments Delight, Bernie's Tune, Misty, Erroll's
Theme
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré le 17 janvier 1959, Boston, MA
Durée: 35’ 59”
Octave Music/Mack Avenue 1169 (www.mackavenue.com)
Octave et Mack Avenue poursuivent avec cet inédit de 1959,
enregistré au Symphony Hall de Boston, MA, dans un concert organisé par George
Wein qui vient de disparaître (cf .Jazz
Hot 2021),
le grand chantier de la redécouverte d’un géant du jazz à nul autre pareil,
comme toujours pour les musiciens de cette dimension, Erroll Garner. Le visuel
du disque nous apprend que le concert se déroulait à 20h30 et que les billets
étaient en vente au Storyville, le club de George Wein à Boston. Nous parlons de redécouverte, car si le public a plébiscité (en live et dans les ventes de disques) le
grand pianiste de son vivant, la critique et les revues de jazz des années
1960-70, en France en particulier, ont parfois fait la fine bouche, mésestimé
son apport original sur les plans
instrumental, artistique et du jazz. Dès sa disparition en 1977, Erroll Garner
a fait l’objet d’un oubli des médias à l’exception de quelques revues comme Jazz Hot (cf. Jazz Hot Spécial 2000).
Dans Jazz Hot n°341, en septembre
1977, l’hommage lui fut rendu par Francis Paudras, un invité de la rédaction à
sa demande, qui, en pianiste connaisseur et, comme on le sait, ami et protecteur
de Bud Powell au début des années 1960, remit «les pendules à l’heure», non
seulement par un texte mais aussi par des réponses à des chroniques
journalistiques méprisantes parues en France. Randy Weston, en grand pédagogue
comme toujours, releva aussi ces indignités, et beaucoup de pianistes et autres
instrumentistes, et non des moindres, prirent la plume pour décrire le génie de
cet artiste, lui rendre justice de son œuvre et de son talent. Il y avait parmi
eux des musiciens de toutes le générations et styles, comme Joe Turner, Archie
Shepp, Max Roach, Philly Joe Jones, Bill Evans, Kenny Clarke, Charli Persip, et
en France, Georges Arvanitas, Martial Solal, René Urtreger, Maurice Vander,
Eddie Louiss, Claude Bolling, Bernard Maury… Cet épisode, inhabituel pour un décès, n’empêcha pas un
oubli médiatique postérieur que le génie éternel du pianiste de Pittsburgh
combattit lui-même post mortem grâce aux
rééditions en CD de son œuvre qui connurent toujours un succès respectable
auprès du public, toujours fidèle et connaisseur, même si la jeune génération
d’alors passa à côté.
Ce grand retour sur Erroll Garner est donc essentiel. Il a
été entrepris au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, dirigé
alors par la regrettée Geri Allen, grâce à Susan Rosenberg, la nièce et
héritière de Martha Glaser, la productrice et compagne d’Erroll Garner depuis
le début des années 1950 jusqu’à son décès, et qui créa Octave avec Erroll
avant de devenir la conservatrice de ce patrimoine inestimable. La collaboration déterminante de Mack Avenue, un excellent label
de Grosse Pointe Farms, à la périphérie de Detroit, MI (cf. les chroniques
précédentes, Jazz Hot n°685, 2020-1 et 2020-2) a été la touche finale de ce
grand retour d’Erroll Garner sur les platines des amateurs, avec un bon travail
de restauration (versions complètes, livrets…).
Cet inédit de 1959 vient enrichir l’histoire complice du
jazz et d’Erroll Garner par 36 minutes, la taille d’un LP, toujours exceptionnelles du pianiste dans un
haut-lieu musical de la ville, le Symphony Hall, maison du Boston Symphony
Orchestra et du Boston Pops Orchestra, construit en 1900, réputé pour son
acoustique. C’est l’inattendue Terri Lyne Carrington (dm), originaire de
la région de Boston, qui rédige les notes de livret, courtes et claires,
rappelant la nécessité de contextualiser une œuvre et un artiste, avant de
commenter chaque thème, puis de conclure: «La
découverte de cet enregistrement nous aide à comprendre clairement que la
liberté d'interprétation du rythme et de la mélodie de Garner, combinée à sa
maîtrise de l'instrument, le rendait non seulement en avance sur son temps,
mais aussi une véritable force visionnaire de la musique moderne.» On est
loin des commentaires d’une partie de la presse française en 1977, et tant
mieux car ce disque vaut toujours le détour.
Erroll Garner en trio, avec les fidèles Eddie Calhoun et
Kelly Martin, est toujours ce musicien qui, quoi qu’il joue, habite l’œuvre, la
pénètre dans ses moindres détails pour la restituer comme du Garner. Comme les
grands artistes, quel que soit le sujet, c’est du Garner, de celui qui enivre
l’auditeur par sa pulsation, sa liberté rythmiques et sa mise en scène
grandiose de la mélodie. Ce n’est jamais la même chose et pourtant tout lui
appartient, donc tout est familier pour l’amateur connaisseur comme tout est
exaltant pour le néophyte grâce à la profondeur stylistique, la personnalité.
On ne va pas réécrire les chroniques déjà évoquées sur son jeu de piano, sa
gestion du temps, son style cinématographique ou ses envolées rhapsodiques, mais
s’arrêter pour cette fois à son imagination, sa personnalité, sa générosité
artistique capables de faire de chacune de ses prestations une fête pour
l’amateur de jazz, soixante ans après comme au premier jour en 1959, sans
l’ombre d’une ride.
© Jazz Hot 2021
|
Relief: A Benefit for the Jazz Foundation of America's Musicians Emergency Fund
Back to Who (Esperanza Spalding/Leo Genovese), Brother
Malcolm (Christian McBride), Easy Come, Easy Go Blues (Cécile McLorin Salvant), Joe
Hen's Waltz (Kenny Garrett), Sweet Lorraine (Jon Batiste), Green Tea Farm [2020
Version] (Hiromi), Facts (Joshua Redman), Lift Every Voice and Sing [Live] (Charles
Lloyd), Gingerbread Boy [Live] (Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Buster
Williams/Albert Tootie Heath)
Enregistré entre 2012 et 2020, New York, Hillsboro, Los
Angeles, St. Louis, Belgrade, Japon
Durée: 50’ 52”
Mack Avenue 1185 (www.mackavenue.com)
La mission de la Jazz Foundation aux Etats-Unis est de
soutenir les artistes de jazz qui, parce qu’ils sont vieux ou malades, sont
confrontés aux difficultés de vie les plus diverses dans un pays qui a oublié
le volet social dans ses principes, alors qu’il est a priori le plus riche du
monde, l’un des plus inégalitaires aussi. Avec le temps, les catastrophes
naturelles comme les ouragans à New Orleans et ailleurs, ou avec les
catastrophes programmées et provoquées comme l’épisode Covid, ses missions se
sont considérablement étendues à la solidarité pour l’ensemble des musiciens. Les
recettes nettes de Relief, une compilation d'œuvres de plusieurs artistes, sont destinées au Fonds d'urgence des musiciens créé au printemps 2020 par la Jazz
Foundation of America pour faire face à l’arrêt brutal des scènes de jazz. Un
arrêt destructeur selon nous et pas à cause du Covid, mais bien de décisions
liberticides et culturellement, humainement dévastatrices, pour les besoins
d’un ordre nouveau mondialisé, dont la culture, et le jazz en particulier, sont
des ennemis fondamentaux (cf. nos
éditoriaux de 2020).
Joe Petruccelli, le directeur exécutif de JFA, l’un des deux
producteurs pour la JFA avec Geoffrey Menin, qui n’en est pas là de ses
réflexions, déclare avec réalisme:«Alors
que les restrictions liées à la pandémie continuent de se lever, nous avons
conscience que les musiciens devront faire face à une reprise particulièrement
longue. Ils ont été parmi les premiers à être touchés par les effets de la
crise et seront parmi les derniers à retrouver un véritable sentiment de
normalité ou de stabilité. Nous et nos partenaires sommes là pour le long
terme.» Avec
pragmatisme et imagination, des ressorts de la société américaine, la JFA a
réuni autour de ce projet un consortium de labels, et une pléiade d’artistes a
prêté son concours à la publication de cet album (1CD ou 2 LPs).
Disque spécial donc (il y a eu d’autres initiatives), puisque
nous avons ici à faire à une œuvre collective en soutien à la Jazz Foundation
of America (jazzfoundation.org), dont nous vous parlons depuis quelques années (cf. Jazz Hot
n°668, 2014), et qui est
présente depuis, en permanence sur la page d’accueil de Jazz Hot, en
solidarité avec les artistes et les
acteurs de la Jazz Foundation of America qui font un travail formidable,
alternatif,
pour préserver non seulement les conditions matérielles des artistes de
jazz mais aussi spirituelles, en offrant un cadre large d’activités qui
permettent
aux artistes âgés ou jeunes, pauvres et aisés, de se solidariser, de
vivre
ensemble autour de la musique et des échanges. Un centre social du jazz à
l’échelle des Etats-Unis, et c’est bien ce caractère alternatif qui fait
de la
Jazz Foundation of America une réalité de première importance,
fidèle à cette image du jazz, riche de son histoire, de son patrimoine
collectif, de sa transmission, de son imagination et de sa générosité.
Nous
sommes au-delà de la charité, même si les Etats-Unis sont plus enclins à
cet
élan qu’à celui de la solidarité, une qualité native en revanche du jazz
et de
l’Afro-Amérique, et c’est toute la «magie» de cette symbiose au sein de
la JFA,
et pour ce projet en particulier. Car c’est ici un travail dynamique
d’une rare
intelligence, humaniste qui préserve la dignité des artistes de jazz
dans leur
ensemble, y compris dans la dimension de leur art, et quand on sait
quelle
épreuve inhumaine, insensée, a constitué le confinement imposé aux
vieilles
personnes en particulier, la fermeture des scènes, les mesures
autoritaires de
toutes natures, on ne peut que saluer ces enregistrements d’un «indispensable». Indispensable à la vie.
Cette production a été réalisée avec le concours technique de
Mack Avenue, le label de Detroit, où est édité le disque, autour duquel se sont fédérés Blue Note, Concord Jazz, Nonesuch,
Telarc, Verve et de grands artistes du jazz comme Christian McBride, Buster
Williams, Herbie Hancock, Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner,
Hiromi, Kenny
Garrett, Joshua Redman,
Charles Lloyd, Esperanza Spalding, Leo Genovese, Jon Batiste, et
d’autres
encore, dont certains ont disparu en 2020 comme Jimmy Heath et Wallace
Roney… Mais ne nous y trompons pas, en achetant ce disque vous
exercez non seulement votre solidarité avec ce qui est votre passion et
les
acteurs de cette passion, mais la Jazz Foundation of America a poussé le
perfectionnisme jusqu’à faire de cet enregistrement une bonne
compilation
représentative du jazz. On est loin d’un objet-prétexte à charité, car
les artistes ont apporté une excellente contribution au projet, soit
enregistrée spécialement,
soit déjà enregistrée préalablement. Chaque thème mérite l’attention,
et si on ne va pas répéter la notice ci-dessus, signalons celles que
nous avons
particulièrement appréciées, comme le «Brother Malcolm» de Christian
McBride,
le «Gingerbread Boy» d’Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Al
Tootie Heath,
enregistré à l’Apollo Theater en hommage à Clark Terry, le «Easy Come,
Easy Go
Blues» de Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner et le «Sweet
Lorraine» d’un
Jon Batiste in the tradition…
D’autres préféreront d’autres thèmes, car tout est de grande qualité. Ce
qui importe au fond est que ce type d’initiative, de qualité, trouve un
écho
parmi les amateurs de jazz du monde entier, et que cette œuvre
orchestrée par
la Jazz Foundation of America serve de modèle à d’autres initiatives du
même
ordre, un peu partout dans le monde, pour le jazz et pas seulement, pour
l’art
et pas seulement, car ce qu’ont détruit les oligarchies financières et
pharmaceutiques, dans ces deux années et dans un enfermement qui n’en
finissent
plus jusqu’à l’absurdité, dépasse largement le cadre du seul jazz: c’est
une
véritable volonté d’effacement de la mémoire humaine par un chaos
organisé, et
la réponse qu’y donne la JFA, toute modeste soit-elle par rapport à
l’ampleur
des dégâts, a le mérite de l’imagination et de la qualité. Cela dit
aussi que
le jazz et sa communauté d’origine, l’Afro-Amérique, restent une
histoire très
particulière, fondée dans les racines de la lutte pour l’émancipation,
l’égalité et la justice, assez vivace encore pour générer, au-delà même
de sa
communauté d’origine, de bons réflexes de résistance face à une
situation aussi
sombre, pour ne pas dire désespérée.
Quand
les politiques renoncent à la solidarité-égalité comme
idée fondatrice dans une société, ce qui revient à renoncer à la
démocratie, il
faut que les peuples se saisissent de ce qui leur reste de liberté (leur
intelligence et leur mémoire individuelles et collectives) pour générer
des
alternatives, profondément d’une autre nature que cette captation
exclusive du pouvoir par quelques-uns, des initiatives même les plus
modestes, opposant la dignité et
l’intégrité matérielle et spirituelle des individus à cet ordre nouveau
qui a
élevé le pouvoir, la richesse sans limite et les privilèges des élites
au rang
de valeur première et unique, et promu, jusqu’à l’absurdité et par la
peur, la
soumission des masses, des victimes souvent consentantes, comme nous en
avons, chaque jour, la triste démonstration.
© Jazz Hot 2021
|
Kirk Lightsey
I Will Never Stop Loving You
I'll Never Stop Loving You, Fee-fi-fo-fum, Pee Wee, Infant
Eyes, Goodbye Mr. Evans, Giant Steps, Wild Flower
Kirk Lightsey (p)
Date d’enregistrement non précisée (prob. 2019-2020), Meudon
(92)
Durée: 36’ 25”
Jojo Records 001
Kirk Lightsey est l’un de ces très grands artistes du jazz
qui ont fait le cadeau à la France d’y séjourner très souvent. Son art
s’élabore dans les plus hautes sphères du jazz où il côtoie, pour les vivants
et seulement pour les pianistes, Barry Harris, Kenny Barron… Si on étend le champ
de la tradition du piano jazz à ceux qui nous ont quittés, il est de la trempe
des Tommy Flanagan, Hank Jones, Kenny Drew, Randy Weston, McCoy Tyner, et
beaucoup d’autres car cette tradition est d’une richesse infinie. Ce n’est pas une raison pour justifier le manque d’attention
que les amateurs du jazz ont pour ce géant du piano. Il a passé sa vie à nous
apporter une musique essentielle, de racines, celles de Detroit en particulier,
une Capitale du jazz, avec une vitalité, une générosité et une modestie qui
sont toujours la marque des très grands artistes. Il est aussi un artiste original, aux confins de Claude
Debussy et de Billy Strayhorn sur le plan harmonique, d’une tonicité rythmique,
d’une subtilité sur le plan du toucher, et d’une imagination comme il en
existait au XXe siècle, qualités qui en font un géant de cet instrument, un
concertiste, comme le remarquait lors d’un concert à Foix Benny Golson, en
introduction d’un moment d’exception du pianiste en soliste qui réunissait tous
les ingrédients d’une expression hors d’âge.
Né en 1937, Kirk Lightsey a subi de plein fouet, comme tous
les Anciens du jazz, cette privation de liberté organisée planétairement par
des bureaucrates manipulateurs, avec la conséquence qu’on sait en matière
d’isolement, de privation de relation artistique et de santé au premier degré
quand on sait que la musique, l’expression et l’échange sont les meilleurs
remèdes contre l’âge.
Après ce moment, sort ce disque émouvant en soliste, enregistré
juste avant ou pendant (le livret ne le dit pas), qui a un ton intime, introspectif
accentué, et d’abord dans son titre en forme de
message adressé peut-être à son épouse, Nathalie, peut-être à ses ami(e)s disparus. Le message de Kirk Lightsey s’adresse
peut-être aussi à son public. De tout cela, rien n’est dit dans le livret, sans doute un
manque de moyens et de perfectionnisme qui est quelque peu discordant en
regard de la perfection musicale. Il y a une seule courte phrase de
Kirk Lightsey sur les
vertus de la patience. Pour la curiosité à propos de son long parcours,
il
faudra vous replonger dans vos Jazz Hotauquel Kirk a accordé plusieurs interviews à caractère bio-discographique et
artistique (Jazz Hot n°482, 520,612).
Le répertoire a été choisi avec soin chez le
meilleur Wayne Shorter: trois splendides thèmes présents dans l’album Speak No Evil du saxophoniste enregistré
pour Blue Note en décembre 1964: «Fee-fi-fo-fum», «Infant Eyes», «Wild
Flower», une belle valse jazzée, un thème de Tony Williams, un de John Coltrane et un de Phil Woods à
côté du titre qui ouvre le disque et qui a déjà été enregistré par Kirk
Lightsey (Isotope, Criss Cross,
1983). Un standard, des compositions du jazz, plutôt rarement reprises
avec autant de bonheur, et un «Giant Steps» qui est devenu très
introspectif, tout en nuances,
avec une série d’accords magnifiques en introduction. Les harmonies
modernes,
au sens du début du XXe siècle, pleines d’éclats, cristallines sous les doigts
savants de Kirk, se combinent avec les
qualités d'expression du pianiste et son imaginaire pour 36 minutes d’une
exceptionnelle beauté.L’intensité, la profondeur de l’expression, la
puissance de l’imagination font de ce disque une belle œuvre.
© Jazz Hot 2021
|
Charles Lloyd
8: Kindred Spirits, Live From the Lobero Theatre
Dream Weaver, Requiem, La Llorona, Part 5: Ruminations
Charles Lloyd (ts, fl), Gerald Clayton (p), Julian Lage (g),
Reuben Rogers (b), Eric Harland (dm)
Enregistré le 15 mars 2018, Santa Barbara, CA
Durée: 59’ 47” (un DVD présente le concert en images)
Blue Note 00602508001543 (Universal)
Enregistré
dans un lieu emblématique, le Lobero Theatre de
Santa Barbara, puisque c’est le plus ancien théâtre de Californie,
toujours en
activité depuis sa fondation, en 1873, par un immigré d’origine
italienne, Jose
Lobero, qui l’avait conçu comme un opéra, ce concert marquait les 80 ans
de
Charles Lloyd, le saxophoniste, flûtiste né à Memphis, TN. C’est un lieu
cher à
Charles Lloyd qui, selon le livret, y a délivré le plus grand nombre de
ses
concerts dans un même lieu au cours des ans. Précisons qu’il a été
reconstruit
en 1924, que son architecture jouit de la considération des amateurs
d'architecture, que l’acoustique y est des plus remarquables, qu’il est
actuellement un actif lieu culturel (plus de 250 événements par an) avec
notamment une tradition de musique de chambre qui fait sa réputation et
une
programmation régulière de jazz. La famille Brubeck y a aussi un
programme
régulier. Enfin, Marian Anderson y a chanté et laissé une trace
glorieuse en
1940, ce qui est peut-être une des explications du titre de cet album, Kindred Spirits (âmes sœurs). C’était donc un moment spécial pour le célèbre
saxophoniste. La beauté des harmonies, la sérénité, qui émanent de cette
musique, viennent
conforter l’impression de fête que donne déjà une production qui n’a pas
lésiné
sur les moyens (un riche livret de 40 pages dos carré), abondamment
illustré,
même s’il n’est pas aussi bien réalisé sur le plan de l’information,
défaillante à beaucoup d’égards. Un DVD permet d’écouter et voir ce
concert
pour le même prix. Même si Charles Lloyd a un long parcours depuis les
années
1960, une vraie personnalité, et des moments nous le racontent
(«Requiem»),
c’est une musique marquée par la forme coltranienne («Dream Weaver»), au
même
titre que celle de Pharoah Sanders. On retrouve effectivement une
proximité entre ces deux artistes, dans le traitement du son autant que
dans les
harmonies.
L’oreille peut s’arrêter à cette parenté évidente pour jouir
d’une heure précise de belle musique. On apprécie en effet une formation
de qualité où l’on retrouve un excellent Gerald Clayton (p), né en Hollande en
1984, le fils de John Clayton (b) et neveu du regretté Jeff Clayton disparu en décembre
2020.
Gérald est déjà réputé, et c’est un artiste qui a parfaitement digéré son McCoy
Tyner pour en faire une évocation décalée sans servilité, qui synthétise
parfaitement l’art du piano d’aujourd’hui au service d’une tradition, celle de
John Coltrane et celle du piano jazz. Ses interventions comme sur
«Requiem», son introduction à
«La
Llorona» donnent par leur caractère profond, sans étalage de notes, avec
la forme d'expression, une dimension supplémentaire à l’ensemble. La
rythmique avec Reuben Rogers (b) et Eric Harland (dm) est
évidemment (Charles Lloyd choisit ses orchestres avec soin) de haut
niveau, à
la hauteur de l’événement, de la musique jouée et sans aucune esbroufe,
juste
ce qu’il faut pour cette musique, là où il faut, sans en rajouter. Les
chorus
de Reuben Rogers et d’Eric Harland parlent de musique, de jazz et ne
versent à
aucun moment dans la démonstration. La curiosité vient de l’introduction
d’un guitariste, Julian
Lage, dans ce contexte habituellement sans. Julian Lage est un beau
guitariste,
très fin et suffisamment intelligent au sens musical pour se glisser
dans cet
ensemble, avec ses qualités mais en respectant une tradition de laquelle
il est
habituellement distant. Son intervention sur
«Requiem» est magistrale et in the
tradition. Le résultat dans son ensemble est digne d’éloges, car ça n’a
rien de facile de se couler dans la musique d’un autre, et qu’il ne vient pas
diluer l’esprit de la musique tout en donnant une idée précise de son talent et
sa qualité d’écoute (contre-chant du pianiste sur «La Llorona»). Une découverte dans ce contexte, déjà classique pour nous. Quant au Maître de cérémonie de cet anniversaire, le leader
Charles Lloyd, on a plaisir à le retrouver au sommet de son art, tout en
douceur et sérénité, avec un très beau son, une imagination toujours aussi
vive, et une profondeur dans son langage qu’il n’avait certainement pas dans
sa jeunesse, comme il le dit lui-même. On le répète, le jazz a cette
particularité de permettre aux artistes de donner libre-cours à leur expression
jusqu’au dernier jour de leur vie, et cela développe une dimension essentielle
de l’art, celle du vécu. Le dernier thème, «Part 5, Ruminations», dans une forme plus
libre post Ornette Coleman, permet au leader et à Julian Lage de faire
apprécier une autre dimension de leur talent, moins intense à notre sens, mais
très virtuose car n’en doutons pas, cette musique est très sophistiquée. La section
rythmique, au service, est sans faille, quel que soit le registre choisi.Signe que la musique
est une matière complexe, malgré
la communauté d’inspiration coltranienne, cette musique est pourtant
différente de celle de Pharoah Sanders malgré notre rapprochement. Cela
vient que ce sont deux artistes authentiques et que, malgré
l’inspiration commune, la personnalité est là pour
conférer à l’expression cette originalité qui signale la vraie création.
© Jazz Hot 2021
|
Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 1: Then
I
Hear A Rhapsody, Yellow Days (La Mentira), The Days Of Wine And Roses, The Way
You Look Tonight, III Wind, East Of The Sun, Invitation, Soul Eyes, Why Do I
Love You?, Pinocchio
Henry
Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)
Enregistré
les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA
Durée:
1h 02’ 49’’
Nefertiti
Records N121619 (https://henryrobinett.com)
Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 2: Then Again
Yours
is My Heart Alone, Like Someone In Love, I Thought About You, On The Street
Where You Live, Milestones, Body And Soul, How Am I To Know, Darn That Dream, I
Love You, It Could Happen To You, Monk’s Mood, San Francisco Holiday (Worry
Later)
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)
Enregistré
les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA
Durée:
1h 07’ 43’’
Nefertiti
Records N121620 (https://henryrobinett.com)
Le
jazz est fait quelquefois de paradoxes, de choix de carrière qui
malheureusement briment la créativité et l’exigence dans les projets
artistiques. Celle du guitariste Henry Robinett est plutôt ancrée dans une
esthétique de fusion commerciale mêlant pop, jazz et world dans un esprit
évoquant le Pat Metheny Group d’où l’agréable surprise de découvrir une facette
plus intime du musicien qui, dans un contexte straight ahead, est tout à fait convaincant. Beaucoup
de musiciens de fusion se sont essayés à un jazz plus authentique et proche de
ses racines, avec plus ou moins de réussite, on pense à Larry Coryell dans les
années 1980 sur le label Muse Recordsavec des collaborations prestigieuses telles qu’Albert Dailey, George Mraz,
Billy Hart, Buster Williams, Stanley Cowell. Stanley Jordan sur Blue Note ou Mike Stern avec Al Foster
et Jay Anderson pour une relecture de standards ou un hommage à Miles Davis
avec George Coleman, Ron Carter et Jimmy Cobb en passant par John McLaughlin
lors de son expérience avec Elvin Jones et Joey DeFrancesco pour une relecture
du répertoire coltranien, ont également réussi ce nouveau virage. Henry
Robinett s’inscrit dans cette tradition, lui qui, depuis les années 80, est à
la tête de sa formation pour une musique fusion intégrant diverses formes
musicales développant l’aspect mélodique. Il est devenu au fil du temps une
figure majeure de la scène fusion de la côte ouest, tout en explorant à titre
personnel un jazz post bop.
Né
en 1956 à Sacramento, CA, il est issu de la classe moyenne afro-américaine, son
père St. Elmo Robinett est diplômé en philosophie à Berklee et en mathématiques
à l’USC, mais il est surtout le cousin germain de Charles Mingus, dont la
musique berce le foyer musical. Comme tout adolescent de sa génération, il
découvre la musique de Jimi Hendrix et décide de jouer de la guitare. Il prend
des cours avec le guitariste classique Jack Warren qui lui enseigne la rigueur
des partitions et la découverte de l’instrument, puis il perfectionnera son
étude auprès de Lee Havens dont l’enseignement des compositeurs tels que Bach,
Paganini, Mendelssohn à travers la guitare électrique jouée avec un médiator, lui
ouvrira de nouveaux horizons. Lee Havens, qui avait assisté à de nombreux
séminaires du guitariste de jazz Howard Roberts, lui enseigna également la
méthode de ce dernier. Le jeune musicien en devenir qu’est Henry Robinett est
alors pris en main par un professeur de musique Nick Anguilo, qui l’aidera en
terme de carrière et de confiance en soi. Alors
qu’il se fait un nom sur la scène du jazz fusion, il quitte sa formation pour
s’installer chez Mingus pendant plus de trois mois en 1978 au Manhattan Plaza de New York. Il plonge
dans un contexte délaissant le côté artificiel de la fusion de l’époque pour un
jazz de culture où il rencontre au quotidien Dizzy Gillespie, Sonny Rollins,
Leonard Feather ou Nat Hentoff. D’ailleurs, lors de l’anniversaire de Sue Mingus,
il jamme devant Sonny Rollins et Mingus avec le saxophoniste Paul Jeffrey sur
une thématique monkienne.
Une
période d’apprentissage va s’ouvrir pour Henry Robinett dans un contexte
strictement jazz, dont nous n’avons
malheureusement aucune trace discographique mis à part une participation en
1981 à l’album de l’excellente pianiste Jessica Williams Orgonomic Music avec le trompettiste Eddie Henderson. Les clubs de
jazz, où il collabore avec le pianiste Hal Galper, les saxophonistes Frank
Strozier et Clifford Jordan et le guitariste Ted Dunbar, vont le forger en tant
que musicien. Il travaille également avec la formation d’avant-garde Manhattan Plaza, avec Muhal Richard
Abrams, George Lewis, Chico Freeman, Ronnie Boykins et Ricky Ford. Mingus lui
fait travailler les partitions qu’il a écrites pour l’album Mingus de Joni Mitchell.
A cette époque, Mingus était affaiblit par la maladie et c’était principalement
Paul Jeffrey ou Jimmy Knepper qui faisait le travail de transcription. Une
fois, c’est Phineas Newborn qui s’installa toute une journée au piano pour
jouer la musique écrite par Mingus devant les yeux ébahis du jeune Henry
Robinett. Chez Mingus, il a l’occasion de discuter longuement avec Sonny Rollins, Ornette
Coleman, Dizzy Gillespie, George Coleman, Woody Shaw, Carter Jefferson et
surtout Dexter Gordon qui habitait au rez-de-chaussée dans le même bâtiment.
A
son retour en Californie, il joue au Keystone
Korner et collabore avec les pianistes Mark Soskin, Jessica Williams ou le
saxophoniste Pony Poindexter. Son expérience en leader va pourtant se
poursuivre dans le domaine de la fusion par le biais de son Henry Robinett
Group, avec lequel il enregistre cinq
albums à partir de 1986, puis décide de créer son propre label Nefertiti Records. L’histoire de ce
projet de standards en quartet acoustique a une histoire singulière, car elle
s’est passé à l’aube du nouveau millénaire au studio Hangar où Henry Robinett
travaillait comme ingénieur du son et producteur. Il décide de revenir aux
sources en jouant des standards et autres compositions de musiciens dans un
cadre strictement straight ahead. Pour cela, il s’est entouré de son ami et
membre de ses diverses formations le pianiste Joe Gilman. Né en 1962, lui aussi
à Sacramento, CA, il est un pur produit de l’enseignement américain ayant été
diplômé d’une licence en piano classique de l’université d’Indiana, puis une
maîtrise en jazz de l’Eastman School of
Music et enfin un doctorat en éducation à l’université de Sarasota. Il est
surtout connu comme pédagogue à temps plein à l’American River College de Sacramento et professeur adjoint d’études
de jazz à la CSU Sacramento, tout en
étant un intervenant régulier au Brubeck
Institute et au Stanford Jazz
Workshop. Il voue une véritable passion pour l’œuvre de Dave Brubeck même
si ses influences sont plutôt du côté de chez Herbie Hancock dans la période du
quintet de Miles, avec un toucher raffiné issu du classique et un sens
rythmique à la main gauche alternant les accords à la McCoy Tyner et les
longues phrases sinueuses toujours avec swing. Il a surtout une solide carrière
de sideman qui l’a fait enregistrer avec Bobby Hutcherson, Frank Morgan, Joe
Henderson, Robert Hurst, Jeff Tain Watts ou Al Tootie Heath, tout en partageant
la scène avec Woody Shaw, Richie Cole, Charles McPherson, Slide Hampton, David
Fathead Newman, Eddie Harris, mais aussi la génération actuelle dont Eric
Alexander, Russell Malone, Nicholas Payton, Wycliffe Gordon, Joe Locke ou
Anthony Wilson.
L’enregistrement
de ses deux volumes est resté une vingtaine d’années sur une étagère avant
qu’Henry Robinett ne décide de les réécouter et de les sortir enfin de l’oubli.
Il faut dire que l’on est dans un climat décontracté autour d’arrangements
simples mettant en valeur l’aspect mélodique d’un répertoire intemporel. Dans
cette sorte de jam improvisée, le guitariste démontre qu’il est à la base un
musicien de jazz pour qui le langage bop est quelque chose de naturel, même
s’il ne le pratique pas dans ses diverses productions. Son jeu élégant en
single note et son phrasé bopisant est fait de longues phrases où la tension
rebondit sous forme de cascades de notes. Sa virtuosité et sa sonorité restent
proches du Pat Metheny jazzman, avec un
discours qui reste fortement ancré dans un jazz de culture. L’album débute par
une belle version de «I Hear A Rhapsody» où le leader maîtrise à la perfection
l’art de la mélodie dans l’exposition du thème. Cela se vérifie dans l’ensemble
de la thématique du disque et dans sa capacité à sublimer les standards où
virtuosité et musicalité sont au programme. «Yellow Days» est l’occasion
également de remarquer l’excellent chorus de Joe Gilman avec une superbe main
gauche et surtout un jeu en block chords à la Phineas Newborn. Tout au long de
ses deux volumes issus de la même session d’enregistrement, il y a une sorte de
relâchement donnant un esprit de jam de fin de set avec une forme de jubilation
à jouer un répertoire intemporel qui est la base du jazz. La rythmique est
également l’une des grandes satisfactions du quartet avec une belle cohésion et
un véritable sens du swing. Michael Stephans, né en 1945 à Miami, est un
batteur à la grande musicalité avec un jeu mélodique qui donne souvent à
l’auditeur une sensation de solo permanent, pédagogue averti, il a longtemps
collaboré avec Dave Liebman, Joe Lovano et Bob Brookmeyer. Son jeu se vérifie
notamment sur des thèmes monkiens tels que «Monk’s Mood» ou «San Francisco
Holiday (Worry Later)» ainsi que sur «Like Someone In Love» sur un tempo
medium. Quant à Chris Symer, il cultive un jeu tout en souplesse et autorité,
avec une superbe sonorité ronde et boisée. Les deux ballades «Soul Eyes» et
«Body and Soul» relient les deux volumes au niveau de l’expression du jeu
d’Henry Robinett qui démontre une netteté de l’attaque, avec une articulation
claire doublée d’un jeu où les lignes mélodiques mettent toujours le thème en
valeur. Ce visage peu connu de la personnalité musicale du leader nous fait
regretter une discographie où le jazz n’est qu’un élément d’un discours hybride
propre au jazz fusion. On attend avec impatience la sortie des volumes 3 et 4
qui sont en préparation avec le même quartet.
© Jazz Hot 2021
|
Pierre Christophe / Hugo Lippi
Flowing
Le Belvédère, Ondas, Summer Skies, Beloved Child, Tidal
Birds, Daisies, Lands of Duke, Late Night Dream, Campfire By the Lake, Prairie
Song, Billet Galant, Flowing, O Grande Rio, Brume Automnale
Pierre Christophe (p), Hugo Lippi (g)
Enregistré les 21-23 avril 2021, Meudon (92)
Durée: 58’ 34”
Camille Productions 042021 (camille-productions.com/Socadisc)
Pierre Christophe et Hugo Lippi font maintenant partie des
aînés de la scène française du jazz à laquelle ils contribuent avec excellence
depuis leurs débuts. On connaît leurs univers ancrés dans la tradition du jazz,
avec un attachement à la note bleue des origines, d’outre-Atlantique, et ils
continuent à l’animer dans ce monde post-covid avec leurs qualités de
virtuosité et de sensibilité habituelles. Mais ce disque surprendra les amateurs familiers de leur
monde. Il est comme une randonnée hors des chemins balisés de leurs références
habituelles.
Pierre Christophe est l’architecte-compositeur de cette rencontre
à deux. Déjà, le choix d’une rencontre piano-guitare n’est pas aussi fréquent
qu’on pourrait le penser. Le duo incite plutôt au dialogue, et si nous avons
parlé de covid, c’est pour dire qu’il y a comme un parfum particulier dans cet
enregistrement, comme un début de nostalgie, un regard complice extériorisé sur
un avant qui signale que la maturité est arrivée, et, avec elle, la volonté de
parler soi-même avec son cœur de ce qui fait l’essence de la vie.
Le ton est donc bien plus européen, même dans les deux
évocations brésiliennes, avec un souci de douceur, de mélodie, qu’on retrouve
dans le style valsée ou rhapsodiant (une réminiscence de Jaki Byard), comme on
le trouvait chez d’autres aînés, qui pour être américains (Bill Evans et Jim
Hall), n’en étaient pas moins au fond très européens dans leur manière. Les compositions de Pierre Christophe appartiennent ainsi
bien plus à la tradition locale, et Hugo Lippi, chantant avec ses
qualités de mélodiste, entrelace son discours autour de celui de Pierre
Chrisophe. Si le jazz y perd parfois un peu de son esprit d'outre-Atlantique, du
swing et
totalement du blues auquel nous ont habitués nos deux compères, la
musique en
général y gagne un album de beau piano et de belle guitare, pétri de
poésie, de
mélodies, de cette atmosphère de nostalgie et de rêve («Le Belvédère»,
«Tidal
Birds», «Late Night Dream», «Flowing», «Brume Automnale») qui nous
rappelle nos cousins de Belgique avec leur amour de la
guitare et de la poésie. Si on remonte encore un peu dans le temps,
l’art d’Hugo Lippi se rattache à la longue tradition de Django riche de
cet art poétique,
plus par la musicalité que par la lettre.
Pierre Christophe se révèle un compositeur de talent capable
de proposer à un guitariste le cadre d’une rencontre harmonieuse, parfaite pour
un dialogue généreux en toute liberté. Leur qualité d’écoute réciproque fait le
reste.L’originalité du projet nous a
fait pencher pour une découverte malgré le parcours déjà long des complices de Flowing.
© Jazz Hot 2021
|
Nicholas Thomas 4
Plays the Music of Hank Jones
Minor Conception, Angel Face*, Recapitulation, Vignette,
Hank’s Vibe, Beaches in the A.M., Odd Number, Things Are so Pretty in the
Spring, Chant, We’re All Together
Nicholas Thomas (vib), Alain Jean-Marie (p), Michel
Rosciglione (b),
Mourad Benhammou (dm) + Viktorija Gečytè (voc)*
Enregistré en mars 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 41’ 09’’
Fresh Sound 5111 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Le vibraphoniste italien Nicholas
Thomas présente son troisième album sous son nom, après deux disques en
co-leader avec le ténor Marco Ferri, dont un avec la participation du
trompettiste new-yorkais, Joe Magnarelli. Né en 1981 à Reggio Emilia, petite
ville du nord de l’Italie, entre Modène et Parme, il sort diplômé en
percussions classiques de l’Istituto Superiore di Studi Musicali di Reggio
Emilia avant de terminer sa formation jazz à Paris –au conservatoire mais aussi
à travers plusieurs master-classes du maître Barry Harris–, ville où il s’établit et dont il investit
la scène jazz. C’est d’ailleurs par la fréquentation de ses aînés qu’il
approfondit sa pratique du «métier»: Jorge Rossy, Phil Abraham, Nivo
& Serge Rahoerson, Laurent Marode (il est un membre régulier de son nonet),
Gene Perla (au sein de son trio accompagnant Viktorija Gečytè, invitée ici sur
un titre) ou encore deux piliers des sections rythmiques parisiennes présents
sur cet enregistrement: Alain Jean-Marie et Mourad Benhammou (qui l’a intégré à
son groupe Soulful Drums). Un autre musicien d’expérience, Michel Rosciglione,
complète le solide quartet de Nicholas Thomas.
Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage à
l’immense Hank Jones (1918-2010, dont Jazz Hot propose une
discographie intégrale en sideman à télécharger), à travers ses compositions, la
première étant «Minor Conception», tirée de l’album Hank Jones’ Quartet (Savoy, 1956). Les couleurs et la
profondeur du vibraphone permettent d’évoquer, sans chercher à l’imiter,
l'intensité swing du grand pianiste. L’intérêt de cette relecture doit
aussi beaucoup aux
interventions d’Alain Jean-Marie, toujours d’une grande finesse, et au
soutien aussi
énergique que subtil de Mourad Benhammou, omniprésent dans la production
jazz
française ces derniers temps. Naturellement, on pense à l’association
entre
Hank Jones et Milt Jackson, représentée par le titre «Angel Face»,
qu’ils
enregistrèrent à plusieurs reprises, même si pour cet hommage c’est la
version
de 1992 avec Abbey Lincoln (Where There
Is Love, Gitanes), auteur des paroles, à laquelle il est fait référence
puisque c’est ici qu’intervient la
chanteuse Viktorija Gečytè dont le timbre chaleureux enveloppe ce magnifique
thème. Outre l’idée excellente de mettre en avant ce répertoire pas si
fréquenté, Nicholas Thomas s’impose ici
comme un instrumentiste expressif, en particulier sur la jolie ballade «Things
Are so Pretty in the Spring» (Urbanity,
Clef, 1947-53) qu’il introduit en solo avant d’être rejoint par une section
rythmique d’une extrême délicatesse. Parmi les compositions du maître, le
leader a par ailleurs glissé un original dans l'esprit: «Hank’s Vibe» qui est
aussi l’occasion d’apprécier la belle sonorité de Michel Rosciglione à travers
une prise de parole très mélodique.
Un bon tribute qui rappelle une nouvelle fois la richesse sans limite du corpus
jazzique toujours source de création pour chaque génération de
musiciens.
© Jazz Hot 2021
|
Junior Mance Trio
Live at Café Loup
Broadway, Blue Monk, For Dancers Only, What Is This Thing
Called Love?, Georgia on My Mind*, Going to Chicago*, Happy Times
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm),
José James (voc)*
Enregistré le 17 juin 2007, Café Loup, New York, NY
Durée: 58’ 19”
Café Loup/JunGlo Music, Inc. 01 (www.juniormance.net)
Junior Mance Quintet
Out South
Broadway, Dapper Dan, Emily, Hard Times, I Wish I Knew How
It Would Feel to Be Free, In a Sentimental Mood, Out South, Smokey Blues,
Smokey Blues-Reprise
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm),
Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)
Enregistré le 6 décembre 2009, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 08’
JunGlo Music, Inc. 02 (www.juniormance.net)
Junior Mance Quintet
Letter From Home
Holy Mama, Home on the Range, Jubilation, Letter From Home,
The Uptown, Medley: Sunset and the Mocking Bird, A Flower Is a Lovesome Thing
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Kim Garay (dm), Ryan
Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)
Enregistré le 6 mars 2011, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 04’ 08”
JunGlo Music, Inc. 03 (www.juniormance.net)
Junior Mance
The Three of US
Broadway, Whisper Not, Tin Tin Deo, Emily, Jubilation, Idle
Moments, Harlem Lullaby,
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)
Enregistré le 15 avril 2012, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 08’ 12”
JunGlo Music, Inc. 04 (www.juniormance.net)
Junior Mance
For My Fans, It's All About You
Emily (Solo), Home on the Range (Solo), All Blues, Sunset
and the Mocking Bird,
Home on the Range (Trio), Hard Times, 9:20 Special
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)
Enregistré les 18 et 20 février 2015, New York, NY
Durée: 44’ 42”
JunGlo Music, Inc. 06 (www.juniormance.net)
La disparition récente le 17 janvier 2021 de ce monument du
jazz, une incarnation intemporelle de cette musique dont il possède tous les
codes dans son jeu, du blues et spiritual à l’extrême modernité, celle qui n’a
pas d’âge et ne dépend pas des modes, celle de la liberté de création née de la
tradition populaire, nous a donné véritablement le blues malgré son grand âge
et le fait que nous sachions qu’il vivait ses derniers jours pendant ce
changement d’année. Il incarnait l’archétype de l’artiste de jazz, accessible
au public le plus populaire bien que sans concession sur son expression qu’il
n’a cessé d’ancrer sur les racines les plus essentielles de l’Afro-Amérique, le
blues. L’hommage que Jazz Hot lui a rendu témoigne d’un parcours exceptionnel, riche qu’il est encore
possible d’imaginer à travers une discographie conséquente et une vidéographie
qui immortalisent quelques moments de Junior Mance dans une vie très remplie et
qu’il a lui-même embellie.
Nous avons ici cinq disques parmi les derniers
enregistrements (cf. la discographie qui
accompagne l’hommage) de ce Maître du piano jazz, et du blues («Blue Monk»)
car c’est la couleur indispensable du jazz, de 2007 à 2015, sur le label qu’il
cofonda au tournant des années 2000 avec Gloria Clayborne-Mance, JunGlo Music
(contraction de Junior et Gloria), réalisés en live au Café Loup pour 4 des 5 CDs, un lieu très frenchy, y compris par la restauration
et les photos de Paris vu par Brassai. Ces enregistrements témoignent de la
vitalité incroyable de l’octogénaire autant que de son talent artistique si
personnel. Gloria Clayborne-Mance a par ailleurs été à l’origine d’un
documentaire sur Junior (à paraître)
où on le découvre dans les toutes dernières années de sa vie, toujours l’œil
vif et le sourire éclatant à l’évocation de ses souvenirs ou à l’écoute de la
musique de sa vie, peu avant sa disparition et l’épisode Covid.
En 2007, l’année du premier disque dans l’ordre chronologique,
Junior Mance, 79 ans, est toujours au sommet d’un art, le jazz, qu’il n’a pas
quitté déjà depuis 66 ans de carrière et, en 2015, à 87 ans, il est encore
fidèle à ses exigences, sans faiblesse. Dans ces disques, on retrouve certains
thèmes communs («Hard Times», «Emily», «Broadway», «Home on the Range»), mais
dans des versions renouvelées en solo, trio ou quintet. Junior est partout
accompagné par le fidèle et bon contrebassiste Hidé Tanaka. Jackie Williams est
le batteur sur les deux premiers, et deux saxophonistes, Ryan Anselmi (ts) et
Andrew Hadro (bar) viennent apporter «de la chair» dans les deux disques en
quintet. Sur les deux derniers enregistrements, une violoniste, Michi Fuji, apporte
un contrepoint original, avec une teinte d’automne.
On ne va pas séparer dans l’appréciation globale ces
enregistrements de la dernière période de Junior Mance, et même si certains
moments sont plus brillants que d’autres, Junior Mance est partout égal à
lui-même, un grand artiste du piano jazz à la forte personnalité, d’une
remarquable constance dans la qualité. C’est un trait qu’il partage avec tous
les Anciens du jazz, les Vénérables, à la veille de leur disparition, de
posséder encore et toujours une force d’expression, une intensité d’autant plus
émouvantes que l’âge avance. Cela donne du poids à chacune de leur note. On se
souvient d’un autre Chicagoan, Von Freeman, qui lui aussi témoignait dans ses
derniers enregistrements, de cette intense fragilité source d’une émotion sans
pareille, et le cas est fréquent pour nous rappeler ce que le jazz a
d’exceptionnel.
La synthèse entre bebop, blues et swing que
Junior Mance a réalisée, est le point essentiel qui définit son art et sa
personnalité. Il aborde le répertoire du bebop («Broadway», «What Is This Thing
Called Love?» sur Live at Café Loup, «Tin Tin Deo» en souvenir de Dizzy Gillespie,
sa référence et son ami, «Whisper Not», sur The
Three of Us), sa génération, avec le naturel d’une musique dans laquelle il
a grandi. Il peut aussi aborder tout aussi naturellement le blues le plus
radical («Going to Chicago» sur Live at
Café Loup, «Smokey Blues» sur Out
South), le mainstream («For Dancers Only» sur Live at Café Loup), le blues & boogie («Out South» sur Out South), le spiritual («I Wish I Knew
How It Would Feel to Be Free» sur Out
South), Duke Ellington («In a Sentimental Mood» sur Out South) ou Count Basie («9:20 Special» sur For My Fans) et Ray Charles («Georgia» sur Live at Café Loup), avec tout autant d’aisance, de familiarité. Plus,
il parvient à entremêler, tisser toutes ces inspirations dans une expression
tout à fait personnelle, le style du grand Junior Mance, une musique au drive
impressionnant («Out South», «Smokey Blues»…) qui ne peut manquer de vous
soulever de la chaise comme pour une expérience de lévitation. En ce sens, il
est un alter ego d’un autre monument du piano jazz, Ray Bryant, tout aussi
géant dans cette synthèse du jazz. La vie les a parfois assis sur le même banc devant
le même piano (cf. la vidéographie) pour
partager, avec complicité en communion avec le public, cette compréhension en
profondeur, ce feeling de ce qui fait l’essence de cette musique.
Junior Mance, comme Ray Bryant, Ray Charles, Erroll Garner, Ella Fitzgerald, Art
Blakey, est un symbole, une icône de cette musique dans son entier. Peu importe
les différences de notoriété, un même génie les habite, celui d’un siècle de
jazz dans toutes ses dimensions.
Aucun disque n’est totalement en solo, un exercice où Junior
a brillé tout au long de sa vie, mais quelques thèmes sont en soliste. Certains
autres le sont le temps d’une longue introduction ou pendant un chorus («Blue
Monk»…).
En trio classique (basse, batterie) en 2007, Junior propose
ce qui se fait de mieux en la matière. En trio à cordes avec basse et violon,
pour les derniers enregistrements (2012-2015), c’est assez inattendu (notamment
le «Home on the Range», grand classique du western américain, «spiritualisé»
par Junior et qui garde grâce au violon cette touche western) et réussi car
Junior est un maître de la synthèse. Tout ce qu’il adopte prend la couleur
blues, celle de Junior qui aurait mérité le surnom de «blue fingers».
On pourrait détailler chaque thème, car chaque thème est un
récit, comme ses splendides «What Is This Thing Called Love», «Jubilation», son
incroyable «Whisper Not», son «Georgia» qui ne pâlit pas des versions
précédentes, car il faut noter que Junior a cette capacité d’entraîner ses
compagnons dans son monde, et ses enregistrements en quintet possèdent un drive
qui en dit long sur le jeune homme qu’est resté Junior jusqu’à ses derniers
jours, sur la force de conviction, l’authenticité que possède son expression
capable de transcender ses compagnons… et le public auquel il dédie son dernier
enregistrement avec cette volonté de ponctuer lui-même son œuvre jusqu’à la
dernière note, avec ce souci de perfection qui est aussi la marque du jazz.
Cinq disques, cinq heures de plaisir, de nostalgie,
d’émotion, de blues, swing & spiritual, qui se terminent symboliquement par
le «9:20 Special» d’Earle Warren, un retour aux sources du Count Basie
Orchestra, pour rêver à ce modèle d’artiste de jazz et à tout ce qu’à
d’essentiel le jazz, une musique populaire, de racines, d’exigence et de
liberté à ce moment de chaos planétaire où ces repères, ces valeurs s’effacent
à grande vitesse.
© Jazz Hot 2021
|
Funky Ella featuring Leslie Lewis
I Put a Spell on You
I Put a Spell on You, Have You Seen the Child, Hallelujah,
Work Song, To Love Somebody, Sinnerman, Come Together, Feelin’ Good
Leslie Lewis (voc), Gerard Hagen (p), Nicolas Peslier (g), Peter Giron (b), Mourad Benhammou (dm), Jean-Philippe Naeder (perc)
Enregistré les 14 décembre 2020, 19 janvier et 1er mars 2021, Meudon (78)
Durée: 44’ 09’’
Ahead 839.2 (Socadisc)
Installés à Paris depuis 2012, Leslie Lewis et Gerard Hagen forment un couple musical qu’on a coutume d’entendre le plus souvent Rive
Gauche, notamment Chez Papa ou au Café Laurent, et qui tourne aussi
régulièrement à travers la France et l’Europe. Si Leslie est l’une des plus
belles voix de la capitale, son expression enracinée ne doit rien au hasard:
originaire d’Orange, NJ, elle intègre le chœur de l’église familiale dès ses 3
ans, se révélant déjà comme soliste sur l’Ave
Maria. A 9 ans, elle assure son premier engagement professionnel pour un
mariage et multiplie les participations à des comédies musicales et des
concerts de gospel durant sa scolarité. Autour de 21 ans, en 1978, elle
s’installe à Los Angeles pour prendre un poste de chanteuse-danseuse au parc
Disneyland ce qui l’amènera à occuper d’autres emplois de ce type à Nashville,
TN, à Orlando, FL, et à jouer la comédie pour la télévision et le cinéma. On la
retrouve également auprès de plusieurs orchestres de jazz: The Cleveland Jazz
Orchestra, The Jazz Tap Ensemble ou The Tom Kubis Big Band. C’est en 2005,
qu’elle débute son association avec Gerard qui lui est originaire d’une famille
très musicale de Bismarck, ND. Outre le piano, il s’est initié dès l’enfance au
trombone, à la guitare électrique et, au collège, prend sur l’heure du déjeuner
des cours d’harmonie avec son professeur de musique. A 14 ans, ses parents lui
offrent un orgue avec lequel il monte un groupe de rock. Plus tard, il joue de
la basse électrique dans l’orchestre de jazz du lycée. Diplômé en piano
classique à l’issue d’études universitaires incluant également le jazz, il emménage
à Los Angeles, CA où, durant trente ans, il mènera une carrière de musicien,
d’arrangeur et de pédagogue.
Le présent album est le sixième enregistrement commun de
Leslie Lewis et Gerard Hagen, mais contrairement à l’habitude, ils n’y sont pas
en duo ou simplement accompagnés du trio de Gerard dont l’excellent Peter
Giron et l’incontournable Mourad Benhammou sont des membres réguliers qu’on
retrouve d’ailleurs fort logiquement ici. Pour cette formule en sextet, se sont
rajoutés deux autres protagonistes également bien connus des lecteurs de Jazz Hot: Nicolas Peslier –qu’on a
beaucoup entendu dans le big band de Claude Bolling, mais aussi avec Rhoda
Scott (qui signe le livret), Dany Doriz, Laurent Mignard, François Laudet–, et Jean-Philippe
Naeder, le fidèle complice de Paddy Sherlock, également impliqué dans diverses
formations: Les Haricots Rouges, Pink Turtle ou le Mégaswing de Stéphane Roger.
L’intitulé du groupe, Funky Ella, est transparent quant à la filiation qu’il
revendique. Pour ce qui est du répertoire –plutôt celui de la musique populaire
américaine et anglo-saxonne des années 1950 à 1980– bénéficiant d’une relecture
entre jazz, blues et rhythm & blues, il rappelle celui des trois albums
gravés par la grande Ella entre 1969 et 1971 (Sunshine of Your Love, Prestige; Ella, Reprise; Things Ain’t
What They Used to Be, Reprise; voir la discographie de notre dossier «Le
Siècle d’Ella Fitzgerald») dans lequel elle reprenait, en se les
appropriant parfaitement, plusieurs succès du moment comme «Hey Jude» des
Beatles, «Get Ready» de Smokey Robinson ou encore «Sunny» de Bobby Hebb. Pour
autant, c’est plutôt Nina Simone qu’évoquent les deux titres ouvrant et
clôturant l’album: «I Put a Spell on You» (Sreamin’ Jay Hawkins) et «Feelin’
Good» (Anthony Newley/Leslie Bricusse) qu’elle a inscrit dans les mémoires. On
pouvait craindre que de telles références n’écrasent les interprètes d’aujourd’hui,
Leslie Lewis en tête, d’autant que le traitement jazz/blues de tubes pop, une
marotte de la production jazzique, est souvent décevant, sauf à s’appeler Ella
Fitzgerald justement… Force est de constater que Leslie Lewis et ses partenaires
ont enjambé avec succès ces difficultés car ce I Put a Spell on You est une réussite! L’ancrage blues du
morceau-titre, introduit par Peter Giron (qui a tourné plusieurs années avec
Luther Allison), enluminé par les riffs de Nicolas Peslier et les block chords de Gerard Hagen, offre à
Leslie Lewis un support parfait. Chanteuse de caractère, elle s’impose avec naturel.
Idem sur le thème soul-funk d’Al Jarreau, «Have You Seen the Child», autre pépite
blues de ce disque. L’adaptation rhythm & blues des morceaux les plus
éloignés du jazz –«Hallelujah» de Leonard Cohen, «To Love Somebody» de Barry
& Robin Gibb (du trio Bee Gees) et «Come Together» de John Lennon/Paul
McCartney– fonctionne bien. Sur «Come Together» le soutien des deux
rythmiciens est d'ailleurs déterminant, donnant à la mélodie des saveurs inédites. Ceux-ci,
en renfort de Nicolas Peslier, donnent aussi une couleur soul intéressante au
spiritual «Sinnerman». Quant à l’unique composition jazz de l’album, «Work
Song» (Nat Adderley/Oscar Brown, Jr.), bien amenée par Mourad Benhammou et
Nicolas Peslier, elle est bien servie et sans fioritures, avec
en prime un bon solo de Gerard Hagen, dans l’esprit de son mentor Tommy
Flanagan (accompagnateur historique d’Ella, notamment sur deux des trois albums
cités plus haut). De même, «Feelin’ Good» est donné dans une version assez
proche de l’original, sans pour autant sombrer dans l'imitation.
Bravo donc à Leslie Lewis et aux musiciens de Funky Ella dont le parcours
musical de chacun a permis de mener à bien collectivement un projet loin d’être
évident.
© Jazz Hot 2021
|
Mahalia Jackson
Complete Mahalia Jackson: Intégrale Vol. 19 1962
Lord, Don't Let Me Fail, I Couldn't Keep It to Myself, It's
in My Heart, It Took a Miracle, No Other Help I Know, Without God I Could Do
Nothing, Joy to the World, O Little Town of Bethlehem, O Come, All Ye Faithful
(Adeste Fideles), What Can I Give, Go Tell It on the Mountain, Silent Night-Holy
Night, Hark! The Herald Angels Sing, Christmas Comes to Us All Once a Year, A
Star Stood Still (Song of the Nativity), Sweet Little Jesus Boy
Mahalia Jackson (voc), avec de 1 à 6: Edward C. Robinson
(cond, p), Albert A Goodson (org), Al Hendrikson (g), Joe Mondragon (b), Shelly
Manne (dm), Johnny Williams (dm) + chorale de Thurston Frazier et de 7 à 16
Orchestre de Johnny Williams avec chœur, non détaillé
Enregistré les 23 mars 1962 et 24-25 juillet 1962,
Hollywood, CA
Durée: 1h 06’ 36”
Frémeaux Associés 1329 (Socadisc)
Alerte! Il semblerait, d’après le texte du livret de Jean Buzelin,
que le volume 19 soit le dernier de l’intégrale Complete Mahalia Jackson commencée il y a plus de 20 ans en 1998,
et qui s’arrête en queue de poisson à 1962 pour cause de loi européenne. C’est
d’ailleurs pourquoi, il inclut dans son texte une discographie complémentaire
jusqu’à 1969, son dernier enregistrement semble-t-il, avant son décès le 21
janvier 1972, de même que quelques compléments biographiques jusqu’à son décès.
Merci à l’auteur, mais on souhaiterait pour la cohérence que le travail se
poursuive dans la même collection, même s’il faut attendre pour cela 2029.
Si nous n’avons pas reçu le précédent volume 18, nous avions commenté les 4 précédents.
Les 6 premiers titres prolongent donc la séance du 23 mars 1962 du volume 18 (à
trouver par vos soins), à l’origine sur un même album LP Make a Joyful Noise Unto the Lord. La suite des enregistrements
n’est pas moins révélatrice du talent multidimensionnel de Mahalia: une
voix et une expression en absolu comme on peut le dire d'Ella
Fitzgerald, de la Callas ou de Billie Holiday. Il s’agit de gospels, de
chants de Noël, dans un
style très classique au sens aussi bien de traditionnel et de musique
classique, où la voix de Mahalia est au niveau des grandes
cantatrices d’opéra par sa puissance expressive autant que par la mise
en place
et une nature d’expression très solennelle, émouvante comme peu de
cantatrices
en ont le pouvoir («What Can I Give»). La voix est miraculeuse de
clarté, de
diction et de majesté.
Quand on se remémore l’actualité afro-américaine de ce début
des années 1960, à laquelle prend part la grande chanteuse aux côtés de Martin
Luther King, Jr. souvent, on peut supposer qu’une telle expression n’a pas été
pour rien dans la puissance du message afro-américain à l’Amérique tout
entière, d’autant que la chanteuse est aussi courtisée par le pouvoir américain
central de Washington dans son souci de gestion d’une crise aiguë pour laquelle
il a besoin de passerelles avec le monde afro-américain.
Mahalia
Jackson, comme Martin Luther King, Jr., en ce temps,
par la puissance de leur verbe et de leur art vocal, autant que par la
religiosité qui habille leur message (un langage commun des Etats-Unis),
étaient sans doute les manières les plus adaptées de faire enfin
partager à
l’autre partie de l’Amérique l’idée que le monde afro-américain ne se
limitait
pas à un monde parallèle invisible au service du monde dominant ou en
rivalité avec les pauvres Euro-Américains. D’autant
qu’une part du répertoire de Mahalia Jackson est commun aux mondes afro
et
euro-américains. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Ray Charles, Duke
Ellington
et le jazz en général ont eu aussi cette mission civilisatrice de
l’ensemble de
l’Amérique, car l'Amérique dans son ensemble est une terre de
colonisation (on l'oublie souvent). Il est dommage pour l’ensemble des
Américain/es que cette dynamique
se soit progressivement éteinte à partir de la seconde partie des années
1960, par le rouleau compresseur de la société de consommation de
masse, y compris de la musique, aboutissant à cette normalisation encore
plus effrayante par sa puissance que celle, déjà totalitaire, des pays
de l'Europe de l'Est., et qu’on se trouve, encore en 2021, à la
juxtaposition de communautés qui se regardent en chiens de faïence
plutôt que d’être fondues en une maison commune généreuse, comme le jazz
l’a tenté et réussi souvent, et d’autant plus
riche, comme la musique et le jazz en ont donné heureusement des
témoignages, comme ce disque et plus largement des œuvres comme celle de
Mahalia Jackson.
Un bel album de plus de la Diva des Divas, la grande, l'unique Mahalia
Jackson, et on espère qu’il ne sera pas le dernier malgré l’annonce
«refroidissante» de Jean Buzelin concernant l’arrêt de cette intégrale.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Esaie Cid Quintet
The Kay Swift Songbook Vol. 2
Femme fatale, A Moonlight Memory, Nevermore, Sixpense and a
Smile, If I Could Write You a Melody Like Rodgers or Kern, Velvet Shoes,
Prayer With a Beat, Write a Song for Me, John Likes It When the Wind Blows
Esaie Cid (as, cl), Jerry Edwards (tb), Gilles Réa (g),
Samuel Hubert (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré le 15 octobre 2020, Paris
Durée: 41’ 32’’
Swing Alley 044 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Après un premier
volume qui avait permis de mettre en lumière la méconnue compositrice
et arrangeuse Kay Swift (1897-1994), Esaie Cid revient avec son bon quintet, reconduit à l’identique, afin de
poursuivre l’exploration du
répertoire de celle qui fut aussi la partenaire et la compagne de George
Gershwin, dont elle n’a cessé d’honorer la musique jusqu’à la fin de ses
jours,
évitant par son dévouement au long court que certaines de ses pièces ne
soient
perdues. Comme pour le précédent disque, le livret détaille l’histoire
de
chacun des morceaux sélectionnés par l’altiste, dessinant le portrait
d’une artiste
dont la liberté d’être et de création devrait inspirer notre époque
post-démocratique tristement soumise. Quand on sait le vif intérêt
d’Esaie Cid
pour les grands romans du XIXe siècle et en particulier pour son très cher
Honoré de Balzac (à qui l’album est notamment dédié), on comprend qu’il se soit
penché sur la vie et le travail de ce personnage hors norme qu’est Kay Swift!
Toujours très finement arrangés par le saxophoniste, on retrouve des
titres
appartenant au domaine de la comédie musicale, pour certains jamais ou
rarement joués sur scène comme
«Femme fatale» (1948), composé d’après le personnage d’Aunt Sarah
imaginé par l'ami de Kay Swift, l’écrivain Frank Sullivan qui avait été
membre de l’Algonquin Round Table,
un cercle d’auteurs, de critiques et d’acteurs (dont Harpo Marx!) qui se
réunissait quotidiennement entre 1919 et 1929 à l’Algonquin Hotel, à
Manhattan, pour échanger des traits d’humour, jouer et se faire des farces qui
étaient rapportées dans la presse nationale; ce cercle, dit «vicieux», fut un creuset de création. Le personnage d’Aunt Sarah fera
l’objet, en 1953, d’un épisode télévisé burlesque, où la chanson
«Femme fatale» est reprise. Cette trace unique du titre écrit par Kay Swift a
permis à Esaie Cid d’en relever la mélodie, et d’en proposer une version au
swing raffiné, portée par le drive de Mourad Benhammou. On découvre par
ailleurs dans ce second volume du Kay
Swift Songbook, une dimension plus intime de la compositrice qui
écrivait
aussi pour ses proches: enfants, petits-enfants et même pour son
troisième mari: la jolie ballade «Write a Song for Me» (1967),
délicatement introduite par
Gilles Réa, où le duo sax-trombone développe des interventions à la
sensibilité aiguë. Plus insolite, «Nevermore» (1956), ballade
initialement
écrite pour piano, se trouve habillée par le mambo. Enfin, «Prayer With a
Beat», composé pour l’Exposition universelle de Seattle, WA, de 1962,
illustre
la diversité des travaux effectués par Kay Swift qui ne craignait
d’ailleurs
pas de prendre ses commanditaires à rebrousse-poil (cf. livret). Notons que
pour excaver ces raretés –comme le sont la plupart des titres présentés dans ce second
volume– le bopper a consulté les archives de l’Université de Yale où sont
conservées ses partitions.
L’important et passionnant travail de recherche et de
reconstitution de l’œuvre de Kay Swift poursuivi ces dernières années par Esaie Cid, excellemment
servi par le quintet, a le grand mérite de réactiver un
pan de la mémoire du jazz, celle du monde artistique euro-américain
vivant au
contact de la communauté afro-américaine et de sa culture musicale,
s'enrichissant sur le plan artistique de cette curiosité, et dont le
jazz illumina en retour la production: de Porgy and
Bess de Gershwin (1935) et A Day at
the Races (1937) des Marx Brothers aux multiples relectures, interprétations de
cette rencontre heureuse par le génie du jazz dans son ensemble.
© Jazz Hot 2021
|
Chick Corea & The Spanish Heart Band
Antidote
Antidote, Duende,
The Yellow Nimbus Part 1, The Yellow Nimbus Part 2, Prelude To My Spanish
Heart, My Spanish Heart, Armando’s Rumba, Desafinado, Zyryab, Pas de Deux,
Admiration
Chick Corea (p,
kb), Carlitos del Puerto (b), Marcus Gilmore (dm), Jorge Pardo (fl, s), Steve
Davis (tb), Michael Rodriguez (tp), Nino Josele (g), Luisito Quintero (perc),
Nino de Los Reyes (dancer), Ruben Blades (voc), Maria Bianca (voc), Gayle Moran
Corea (choir)
Enregistré à Los
Angeles, CA, date non communiquée (prob. 2018)
Durée: 1h 14’
33’’
Concord
Jazz/Stretch Records 00888072103351 (Universal)
Ce disque, qui compte parmi
les derniers de Chick Corea, récemment disparu, est l’un de ses projets les
plus aboutis hors de l’univers du jazz à proprement parler, sans nier jamais cette forte influence. Une cohérence artistique
doublée d’une véritable légitimité du leader qui n’a jamais caché
son attachement à ses racines hispaniques au sens large. De par son lyrisme et
la netteté de ses phrases, où chaque note se détache dans un jeu percussif, il
reste un lointain cousin de Bill Evans et de McCoy Tyner avec toujours cette
touche latine. Pour Antidote, il s’est inspiré de ses deux albums
incontournables dans la fusion latine mêlant diverses influences avec brio. Il
redonne ainsi de nouvelles couleurs à certains thèmes issus de My Spanish
Heart (1976) et Touchtone (1982) avec un travail remarquable au
niveau des arrangements qui subliment les cuivres et des jeux de
sections, avec l’apport d’invités incontournables dans ce projet. La vitalité
de son nouveau groupe The Spanish Heart Band respecte un certain
équilibre entre les différentes formes de musiques en évitant l’impression de
collages que l’on retrouve souvent dans la fusion. On aurait pu s’attendre à
une évocation singulière des influences autour du flamenco, or on est plus dans
un ensemble qui englobe aussi bien le joueur de conga Mongo Santamaria –avec lequel il a joué en 1960 pour son
premier engagement à New York–, que des musiciens tels que Tito Puentes,
Machito, Ray Barretto sans oublier bien entendu la tradition ibérique à travers
la guitare de Nino Josele et le danseur Nino de Los Reyes. Dès le premier
morceau, «Antidote», qui est le titre de l’album, on entre dans l’univers des
rythmes afro-cubains avec l’utilisation de la clave et des percussions, avec un
jeu de piano qui répond aux codes de l’idiome sous forme de «questions-
réponses» avec le chanteur de Panama Ruben Blades, dont la voix est d’une
grande expressivité doublée d’un vrai sens rythmique. Les interventions au
Fender Rhodes du leader sont plus ancrées dans le jazz tout comme le chorus de
Michael Rodriguez dans un jeu brillant et spectaculaire au phrasé boppisant
évoquant Dizzy Gillespie. Sa relecture de son classique «Armando's Rumba», en
hommage à son père, évoque l’univers des rythmes afro-cubain avec toujours ce
lyrisme exacerbé du pianiste volubile. Antonio Carlos Jobim est présent par le
biais de la composition «Desafinado» interprétée avec brio par la voix de Maria
Bianca sur des arrangements rythmiques qui transcendent la simple lecture de la
bossa. La première partie de «The Yellow Nimbus», qui a été écrit à l’origine
pour un duo entre Paco de et Chick Corea, explore ici une formule originale
avec la rythmique qui soutient la flûte de l’Espagnol Jorge Pardo, un ancien
partenaire de Paco de Lucia tout comme le guitariste Nino Josele lui aussi
présent. La seconde partie du thème se veut plus ancrée dans le flamenco avec
l’aspect percussif du danseur Nino De Los Reyes répondant à la polyrythmie de
Marcus Gilmore et de son superbe jeu de caisse claire crépitant. La polyphonie
vocale de Gayle Moran Corea, amène une version originale de «My Spanish
Heart» autour de la clave afro-cubaine et de la voix de ténor de Ruben Blades
chantant superbement en anglais avec une expressivité rappelant dans ce
contexte le regretté Kevin Mahogany. Sur «Zyryab», un thème de Paco de Lucia –du
nom du poète persan-africain qui avait introduit au IXe siècle, à la
cour d’Espagne, le luth qui donnera plus tard la guitare flamenca–,
l’atmosphère est plus enracinée dans l’évocation d’un flamenco imaginaire
laissant la place à la guitare acoustique de Nino Josele et à la flûte de Jorge
Pardo avec Nino De Los Reyes dont les pas de danse jouent un rôle de percussions
tel un tap dancer hispanique. La
cohésion du groupe est le point fort de l’album ainsi que les superbes
arrangements du leader qui laisse une part importante à la notion de collectif. Steve Davis que l’on a découvert chez les Jazz Messengers en 1990 puis à travers ses collaborations avec Harold Mabern, Larry Willis ou l’excellent collectif One for All est un
peu la caution jazz au sein du Spanish Heart Band, avec des improvisations portées par l’aspect
mélodique avec un phrasé bop et une sonorité veloutée évoquant son maître J.J.
Johnson notamment sur «Duende». Le travail autour de la mélodie sur ce thème
avec cette longue introduction percussion-piano, amenant progressivement la
flûte et les cuivres en contre-chant puis la rythmique dans une sorte de boléro
revisité par le jazz est un régal de musicalité, tout comme le final sur
«Admiration» qui est un condensé de l’album, sorte d’ode à la diversité des
rythmes. Cet album symbolise ainsi de belle manière une vie entièrement vouée à
la musique, avec toujours un haut niveau d’exigence artistique quel que soit le contexte.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021
|
Keith Brown Trio
African Ripples
Epigraph, Truth and Comfort, Nafid, Just You-Just Me, 512
Arkansas Street, African Ripples, Pt. 1, African Ripples, Pt. 2, Queen, Come
Back as a Flower, 118th & 8th, What's Left Behind, Song of Samson, Eye 2
Eye With the Sun, Prayer For My Nephews, African Ripples
Keith Brown (p, rhodes, synth), avec, selon les thèmes: Russell
Gunn (tp), Anthony Ware (ts), Dezron Douglas (b, eb), Terreon Tank Gully (dm),
Darrell Green (dm), Nêgah Santos (perc), Cyrus Aaron (récit), Melanie Charles
(voc), Camille Thurman (voc), Tamara Brown (back-voc)
Enregistré les 28-29 novembre et 9 décembre 2020, Astoria,
NY
Durée: 1h 11’ 08”
Space Time Records 2150 (Socadisc)
Keith Brown confirme chez Space Time pour son
troisième album African Ripples après Sweet & Lovely et The Journey (Space Time Records) qu’il
est un digne héritier du talent paternel et de la tradition du jazz… Dans une
formule qui flirte parfois avec la variété et le soutien de voix («Come Back as
a Flower», Melanie Charles et Tamara Brown), il parvient malgré tout à
conserver une respiration jazz pour l’ensemble d’un projet un peu touffu sur le
plan stylistique, allant jusqu’à un jazz des plus orthodoxes et intense dans
une version contemporaine («Just You, Just Me») du répertoire,
avec toutes les qualités qu’on attend de swing,
d’expression et d’intensité. C’est aussi un compositeur intéressant, un
improvisateur imaginatif («Truth and Comfort», «African Ripples», «118th
&
8th», «What's Left Behind», «Song of Samson», «Eye 2 Eye With the Sun»),
et
plus largement un pianiste d’excellent niveau, déjà apprécié puisqu’il
appartient à la formation de Charles Tolliver avec Buster Williams et
Lenny White, qu’il est le pianiste de la prometteuse Jazzmeia Horn
(voc), dont
on vous parlait dans le dernier opus du
regretté Ralph Peterson, et que parmi ses accompagnateurs sur ce disque se
trouvent outre le bon Russell Gunn, les réputés Dezron Douglas, Terreon Gully et Nêgah
Santos, une fameuse section rythmique. Un standard («Just You, Just Me») et
deux compositions de Fats Waller, «keithbrownisés» avec originalité,
c’est-à-dire relus et bien arrangés par Keith Brown, montrent que le répertoire
du jazz reste une source d’inspiration inépuisable quand les musiciens
possèdent cette inventivité. African
Ripples de Keith Brown est la belle confirmation d’une personnalité du
piano jazz à même de prolonger et d’enrichir la déjà longue histoire du jazz.
© Jazz Hot 2021
|
Roy Hargrove / Mulgrew Miller
In Harmony
CD1: What Is This Thing Called Love?, This Is Always, I
Remember Clifford, Triste, Invitation, Con Alma
CD2: Never Let Me Go, Just in Time, Fungii Mama, Monk's Dream, Ruby, My Dear, Blues For
Mr Hill, Ow!
Roy Hargrove (tp, flh), Mulgrew Miller (p)
Enregistré les 15 janvier 2006, Music Center, New York et 9
novembre 2007, Williams Center for the Arts, Easton, PA
Durée: 52’ 35” + 50’ 48”
Resonance Records 2060 (resonancerecords.org)
C’est à Zev Feldman, un chasseur de trésors du jazz encore
inédits et à Larry Clothier, qui l’a enregistré –les deux producteurs– que nous
devons ce double disque essentiel, le plus beau cadeau de 2021, sans aucun
doute! Nous évoquons régulièrement Zev Feldman dans nos chroniques, notamment
de ce label, et il a encore eu la main chaude avec ces deux concerts réunissant
deux artistes exceptionnels: Roy Hargrove et Mulgrew Miller. Cette écoute est
aujourd’hui teintée de nostalgie et d’une tristesse certaine, car ces deux
musiciens nous ont quittés prématurément en pleine force de l’âge et de la
création: Mulgrew Miller en
2013 à 57 ans, et Roy Hargrove en 2018 à 49 ans. Des âges qui ne peuvent que nous laisser des regrets,
d’autant que le talent de ces deux artistes est de ceux qu’on peut qualifier de
miraculeux, sans exagération. On peut également se souvenir que l’un et l’autre
étaient des artistes d’une gentillesse et d’une générosité à la mesure de leur
art. Les publics du monde ont pu les apprécier régulièrement.
L’existence de ces bandes est évidemment un grand événement artistique
par la dimension créative de ces artistes, mais aussi parce qu’un duo
trompette-piano est relativement rare dans le jazz. Le dépouillement de la
musique, sans autre instrument, permet d’apprécier la musicalité, le lyrisme
des instrumentistes, et il n’est même pas question ici de parler de virtuosité
ou de technique, mais uniquement du son exceptionnel de cet ensemble, de la
chaleur de Roy Hargrove, à la trompette et au bugle, des torrents de perles
délivrées par Mulgrew Miller, de leur imagination sans limite, de leur
complicité au service de la seule beauté musicale. Le chant feutré de Roy
Hargrove est entrelacé avec les compléments rythmiques et commentaires de
Mulgrew Miller avec un naturel qui dissimule la complexité d’une
telle harmonie. Mulgrew apporte dans son chorus en soliste un supplément d’âme,
avant que le duo alterne des échanges qui dépassent, par leur profondeur,
l’exercice de style caractéristique du jazz. «Invitation» est d’une splendeur
sans équivalent. Si une musique peut être qualifiée de «soul», c’est
bien celle-là, celle aussi de «Never Let Me Go»! Au-delà des styles et
époques du jazz, cette musique est un de ces moments magiques qui condensent
par leur intensité l’histoire du jazz, qui font réfléchir à la générosité que
cette musique porte sur le plan humain, de l’élévation des sentiments, pour
parvenir à une telle perfection expressive.
«Monk's Dream» est une des plus fabuleuses interprétations
qui en a été donné depuis Thelonious Monk lui-même, sans aucun doute différente
mais d’une telle imagination! Chacun des treize thèmes recèlent tant de beautés
les plus diverses que la seule réalité qui s’impose est d’écouter et de
réécouter. Inutile d’analyser ici, ce serait réducteur. Le jazz, le blues, le
swing au service d’une expression si aérienne appelle une écoute attentive et
répétée pour en approcher le cœur.
Dans cette production de qualité, il faut signaler un très
copieux livret (68 pages), illustré de nombreuses photos (Jimmy Katz, John
Rogers, John Abbott, Brian McMillen, entre autres), introduit avec chaleur et
modestie par Zev Feldman –on ne peut que comprendre sa fierté, son excitation
d’être un des acteurs de cette œuvre d’art. Après un texte descriptif de Ted
Panken, Sonny Rollins, Ron Carter, Jon Batiste (qui se qualifie de musicien de
jazz, ce qu’il est, exceptionnel quand il ne l’oublie pas), Karriem
Riggins, Ambrose Akinmusire, Keyon Harrold, Chris Botti, Eddie Henderson,
Robert Glasper, Victor Lewis, Sean Jones et, pour finir, Kenny Barron, George
Cables apportent une contribution de fond car tous perçoivent le caractère
particulier de cette production. Common, un rappeur du South Side de Chicago,
qui a parfois travaillé avec Roy Hargrove, témoigne également. Chacun raconte
sa rencontre avec le trompettiste et/ou le pianiste, et les textes ont été
ainsi harmonisés, fourmillant d’informations, ressemblant à l’hommage des
musiciens que Jazz Hot a réalisé pour
Randy Weston en 2018, McCoy Tyner et Stanley Cowell en 2020. Ce genre de bon
travail est rare, et mérite l’attention des amateurs de jazz, car l’information
devient dynamique, se charge de sentiments, d’âme sur ce qu’est cette musique
de jazz, l’événement le plus abouti en matière d’art musical depuis la nuit des
temps, et parce que ces témoignages émanent directement des musiciens. Ron
Carter note par exemple avec clairvoyance la filiation avec Clifford Brown, évidente,
de l’expression musicale jusqu’au sourire éclatant, et cela nous rappelle l’une
de nos rencontres avec Roy Hargrove dans les années 2000 où nous lui avions
remis le numéro Spécial 2006 consacré
à Clifford Brown à la fin du sound check.
Roy, pressé de rentrer, s’était instantanément assis sur une chaise au milieu
de la salle, et s’était plongé directement dans la discographie, oubliant tout,
ponctuant d’exclamations sa lecture en commentant un album, un titre, rayonnant
du bonheur simple de l’amateur qui connaît intimement cette musique, et le
trompettiste se remémore en chantonnant tel thème, telle subtilité, sans jamais
être blasé car une œuvre d’art est éternelle.
Kenny Barron, dont on connaît la proximité avec Mulgrew
Miller, témoigne d’une émotion profonde, autant pour l’artiste que pour l’être
humain. Les musiciens de jazz, dans leurs témoignages, ne séparent pas la
dimension artistique et humaine car ils savent d’où ils viennent, et c’est ce
qui est appréciable. Sonny Rollins qui introduit l’ensemble des contributions,
après avoir, comme Ron Carter, établit le parallèle entre Clifford et Roy, élève
Roy au rang de divinité indienne.
Bravo aux producteurs d’être encore capables en 2021, dans
une époque de dictature planétaire et de peur-paralysie généralisées, de
mobiliser autant d’énergie et de moyens pour donner un tel exemple de ce que le
jazz, par une expression populaire et humaine, par le courage de sa communauté
de naissance, par le soutien d’amateurs aussi passionnés que le sont Zev
Feldman et Larry Crothier, est capable d’apporter d’harmonie(s), d’imagination
créatrice, de liberté aux êtres humains du monde. On doit enfin remercier Roy
Hargrove et Mulgrew Miller de leur don accessible à tous, comme ne manque pas
de le faire Christian McBride, qui remarque que jouer avec ces deux artistes «ce n’est pas travailler», et qui conclut
sobrement: «I’m grateful for these
recordings», ce que nous partageons.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Ralph Peterson
Raise Up Off Me
Raise Up Off Me!, The Right to Live, Four Play, I Want to Be
There for You, Bouncing With Bud, Blue Hughes, Tears I Can Not Hide, Naima's
Love Song, Jodi, Fantasia Brazil, Shorties Portion, Raise Up Off Me Too!
Ralph Peterson (dm, perc), Zaccai Curtis (p), Luques Curtis
(b), Eguie Castrillo (perc), Jazzmeia Horn (voc),
Enregistré les 7, 8, 9 décembre 2020, North Dartmouth, MA
Durée: 1h 18’ 25”
Onyx 0013 (www.ralphpetersonmusic.net)
Un album indispensable, pas seulement pour la qualité
musicale ou la conception et réalisation du projet dans son ensemble, mais
également parce qu’il est le dernier de ce grand Messenger du jazz, qui nous a prématurément –il avait moins de 60
ans– quittés le 1er mars 2021, laissant derrière lui une œuvre construite,
même si elle ne reste que partiellement accessible en Europe sur support
traditionnel en disque pour des raisons de distribution. Signalons
qu’il est possible d’en obtenir des versions numériques en ligne. Vous lirez dans l’hommage que nous lui rendons dans la
rubrique Tears les éléments que nous
avons réunis sur sa biographie, une discographie et une vidéographie qui vous
donneront sans doute envie d’écouter ce disque et d’approfondir votre
connaissance de ce musicien qui s’est battu avec ses arguments d’artistes
contre la maladie, mais aussi et surtout contre les travers de la société, américaine
mais pas seulement, apportant par son art une alternative de sensibilité et de
pensée en tous points remarquable.
Raise Up Off Me et
le visuel du livret en disent beaucoup et clairement sur le message de cet
homme, qui a pris très au sérieux son rôle de Messenger qu’il a conquis au côté d’Art Blakey dans les années 1980.
Etre élu batteur aux côtés d’un des pères éternels de l’instrument ne peut être
un hasard, et pas seulement pour des raisons instrumentales. Ralph Peterson a
mis dans ce disque beaucoup de lui-même, sachant que son état de santé ne lui
laissait plus beaucoup de temps. Il a vécu ainsi intensément depuis 2014
sachant que le temps était limité. Il a réuni deux de ses fidèles et prometteurs disciples, les
frères Zaccai et Luques Curtis, et invité sur certains thèmes Jazzmeia Horn
(1991), une jeune chanteuse qui s’inspire de Betty Carter entre autres, le
pendant féminin d’Art Blakey pour toute une génération de musicien(ne)s de jazz.
Jazzmeia a été lauréate de la Thelonious Monk Competition en 2015. Sur «Tears I
Can Not Hide», et encore plus sur «Naima's Love Song», elle donne une idée
précise de ses belles promesses, si elle ne se perd pas en si bon chemin…
Autre invité, le percussionniste virtuose, Eguie Castrillo,
qui renoue, dans le langage de Ralph Peterson, avec cette belle tradition
initiée en particulier par Art Blakey d’enrichir sa musique de nombreux
percussionnistes et d’une couleur latine dans la seconde partie des années 1950
pour des albums inoubliables par leur drive,
dimension revivifiée par Ralph et Eguie dans le magnifique «Blue Hughes»
avec
cet ostinato rythmique incandescent qui termine un thème d’une rare
intensité,
original mais pleinement dans l’esprit d’Art Blakey. Eguie Castrillo est
aussi
à l’aise sur des compositions comme «Naima's Love Song» de John Hicks,
et avec
le concours de Ralph Peterson, donne ce puissant soutien qui fait la
beauté de
cette musique. Signalons à propos de ce thème que si le livret ne
mentionne pas
de trompettiste, il y en a un, d’un excellent niveau, et que c’est
peut-être
Ralph Peterson lui-même, qui possède aussi ce talent, car
l’enregistrement est
effectué dans son studio Onyx Productions à North Darmouth, MA. Sur le
plan
rythmique, Luques Curtis complète à merveille le jeu foisonnant de Ralph
Peterson, par une solide assise et de bons chorus («Jodi»). Signalons
également
le magnifique frère et pianiste, Zaccai Curtis, qui occupe une place
importante
dans cet enregistrement, aussi bien au piano acoustique qu’aux claviers
électriques. Il est partout essentiel («I Want to Be There for You» de
sa
composition), et parfois très brillant comme sur «Shorties Portion» ou
«Four
Play» (un blues de James Williams) où, dans un style très enlevé
post-tynérien,
il allume l’incendie que Ralph Peterson vient attiser, bien secondé par
Eguie
Castrillo. Signalons pour information qu'un 13e titre enregistré pendant
ces séances, «Please Do Somethin’», avec le concours de Jazzmeia Horn,
n'est pas gravé sur ce CD pour des raisons de limite de durée du CD,
mais qu'on peut le retrouver en ligne.
Il faut s’arrêter également sur le thème «Raise Up Off Me»,
qui ouvre longuement et conclut ce bel album, une improvisation collective
organisée par cette formation qui communie vraiment au sens premier, comme pour
un spiritual, même si dans la forme ce n’en est pas un au sens littéral-traditionnel,
mais plutôt dans son adaptation coltranienne. Ralph Peterson y fait admirer son
jeu luxuriant d’une musicalité extraordinaire, qui emprunte autant à Art Blakey
par son drive, son impulsion, la souplesse de ses press rolls, qu’à Elvin Jones
dans son art de remplir l’espace sans l’encombrer (jeu de cymbales), de tisser
des atmosphères (balais sur la caisse claire).
Le dernier opus de Ralph Peterson est à son image: plein de
cette volonté de transmettre jusqu’au dernier moment à la jeune génération (qui
l’entoure ici); exigeant jusqu’au dernier moment pour faire un ouvrage parfait;
combatif dans la moindre note pour prolonger l’histoire de ce message que porte
l’Afro-Amérique dans ses revendications d’égalité et de dignité («The Right to
Live»); jazz dans la tradition par des évocations directes de Bud Powell, James
Williams, John Hicks, ou indirectes de ses inspirateurs (Art Blakey, Elvin
Jones…); libre comme le jazz pour créer une musique toujours nouvelle et
intrigante, les pieds dans le blues; cohérent jusqu’à l’obsession comme l’était
Mr. Ralph Peterson, Jr.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Brian Charette
Groovin' With Big G
Stella by Starlight, Body and Soul, On a Misty Night,
Alligator Boogaloo, Maiden Voyage, Father and Son, Autumn Leaves, Never Let Me
Go, Tenor Madness
Brian Charette (org), George Coleman (ts), Vic Juris (g),
George Coleman, Jr. (dm)
Enregistré en décembre 2017, lieu non précisé
Durée: 1h 09’ 30’’
SteepleChase 31857 (Socadisc)
Brian Charette
Beyond Borderline
Yellow Car, Wish List, Chelsea Bridge, Girls, Good Tipper,
Hungarian Bolero, Prelude to a Kiss, Silicone Doll, 5th of Rye, Aligned
Arpeggio, Herman Enest III, Public Transportation
Brian Charette (org solo)
Enregistré en octobre 2018, lieu non précisé
Durée: 1h 02’ 31’’
SteepleChase 31880 (Socadisc)
Brian Charette
Power From the Air
Fried Birds, Elephant Memory, Harlem Nocturne, Silver
Lining, As if to Say, Power From the Air, Cherokee, Want, Frenzy, Low Tide
Brian Charette (org), Itai Kriss (fl), Mike DiRubbo (as),
Kenny Brooks (ts), Karel Ruzicka (bcl), Brian Fishler (dm)
Enregistré en décembre 2019, lieu non précisé
Durée: 1h 11’ 55’’
SteepleChase 31911 (Socadisc)
Musicien solide et expérimenté, Brian Charette est l’un des
nombreux représentants actuels de l’orgue Hammond, instrument dominé par la
figure tutélaire de Jimmy Smith, dont il se démarque sans la rejeter. Né en
1972 à Meriden, CT, Brian Charette a été initié au piano par sa mère et a pris
des leçons particulières jusqu’à ses 12 ans, surmontant des problèmes
d’audition qui ont marqué son enfance. Après s’être essayé à la guitare, il
revient au piano à 15 ans et intègre l’orchestre de jazz de son lycée ainsi que
différents groupes et commence à se produire régulièrement. Il se lie alors
avec un agent qui lui donne l’occasion d’accompagner Lou Donaldson, Houston
Person, les Blues Brothers. Il a à peine 17 ans. Il entre cependant à
l’université du Connecticut pour étudier le piano classique et suit également
l’enseignement de Kenny Werner et du pianiste et pédagogue Charlie Banacos
(1946-2009). Une fois diplômé, il part en tournée en Europe et séjourne quelques
temps à Prague où il donne des cours. A 21 ans, il s’installe à New York et
connaît une période de vaches maigres. C’est alors qu’il se met à l’orgue
Hammond qui lui permet de trouver davantage d’engagements et de développer une carrière
de sideman éclectique, souvent en dehors du jazz, ce qui l’amène à participer
et à produire des projets dans le rock et le rap, délaissant même l’orgue vers
2000, alors qu’il commence à enregistrer en leader. Brian Charette finira par se
recentrer sur le jazz et sur son instrument dans la seconde moitié de la
décennie et grave un premier album pour SteepleChase en 2008, alimentant depuis
sa discographie d’au moins un titre par an.
Ses trois dernières productions jazz datent respectivement
de 2017, 2018 et 2019 (l’album Like the
Sun, sorti chez Dim Mak en 2020 relevant de la musique électronique). Groovin’ With Big G rassemble autour de
l’organiste une fameuse équipe, à commencer par le grand George Coleman, alias
Big G, avec lequel Brian Charette collabore depuis 2011. A la batterie, son
fils George Coleman, Jr. assure avec subtilité le soutien rythmique. Si sur le
plan de la notoriété il est resté dans l’ombre de son père (sa mère, Gloria,
bassiste, pianiste, organiste et chanteuse ayant aussi contribué à en faire un
enfant de la balle), il n’en est pas moins un sideman très actif sur la scène
de New York et auprès des plus grands: Ray Bryant, Benny Green, Charles Davis,
Sonny Fortune, TK Blue, entre autres. Le dernier membre du quartet est le
regretté Vic Juris (1953-2019), un
autre fidèle de SteepleChase au jeu très coloré, notamment connu pour ses
collaborations avec Richie Cole, Dave Liebman ou Phil Woods.
Sur cet album,
presque exclusivement constitué de grandes compositions du jazz (choisies par
l’organiste et le ténor), Brian Charette laisse s’exprimer longuement ses
partenaires, pour des prises de parole successives, et en particulier George
Coleman, Sr., auquel il fournit un bel habillage harmonique qui peut évoquer
des univers forts différents: gospel sur son blues original, «Father and Son», post-bop
sur «Maiden Voyage» (thème d’Herbie Hancock, tiré de son album éponyme auquel
George Coleman avait participé en 1985 pour Blue Note) où une touche
d’onirisme est donnée par Vic Juris. Car c’est bien le ténor de George Coleman
qui domine l’enregistrement dès le premier titre (magnifique version de «Stella
by Starlight» de Victor Young) où l’organiste donne aussi un solo très
inventif. L’ensemble du disque est un régal du premier au dernier morceau, et
d’une grande variété avec des moments plus groove («Alligator Boogaloo» de Lou
Donaldson), plus swing («Tenor Madness» de Sonny Rollins) ou des ballades
(«Autumn Leaves» de Joseph Kosma).
A l’inverse, Beyond
Borderline est un album solo sur lequel Brian Charette occupe donc tout
l’espace. C’est le second du genre qu’il ait enregistré après Bordeline (SteepleChase, 2011). Il y déploie
l’éventail des possibilités de son instrument, mais la démonstration trouve ses
limites en raison d’un répertoire original (outre deux jolies reprises de Duke
Ellington, «Chelsea Bridge» et «Prelude to a Kiss») assez inégal et pas
toujours dans le domaine du jazz. On apprécie quand même la densité de la
pulsation swing sur «Yellow Car» et un autre bon thème, «Herman Enest III».
Avec Power From the
Air, Brian Charette revient à un album choral, davantage ancré dans le
jazz tout en conservant une large part de compositions personnelles. On y
retrouve l’excellent Mike DiRubbo à l’alto, déjà présent sur Music for Organ Sextette (SteepleChase,
2010) et qui a également déjà convié l’organiste sur ses propres projets, comme
sur son Live at Smalls (SmallsLIVE,
2017). Les autres membres du sextet nous sont peu connus. Le flûtiste (également percussionniste) israélien
Itai Kriss s’est installé à New York en 2002 où il a fréquenté les scènes jazz
et salsa. En 2008, il participe au programme Betty Carter’s Jazz Ahead du Kennedy
Center de Washington, DC, pour les jeunes interprètes et compositeurs, où il a
l’occasion de travailler avec Curtis Fuller, Nathan Davis et Dr. Billy Taylor.
Il se produit depuis sur la scène new-yorkaise principalement en compagnie de
musiciens latino-américains, de jazzmen israéliens ou avec sa propre formation.
Il est pour nous la révélation de ce disque. Originaire de Californie, le ténor
Kenny Brooks a été formé par George Garzone et a débuté sa carrière au début
des années 1990 avec des groupes mêlant hip-hop et jazz. Il a joué avec des
musiciens de styles divers, dont Charlie Hunter (g). Le saxophoniste Karel
Ruzicka, ici à la clarinette basse, est originaire de Prague où il a débuté sa
carrière au début des années 1990. Remarqué par Roy Hargrove lors d’une jam au
Smalls de New York en 1994, le trompettiste l’invite dans son quintet à l'occasion d’un
concert à Prague en 1996. L’année suivante, Karel Ruzicka s’installe à New York
dont il intègre la vie jazzique et s’est notamment produit à Jazz at Lincoln
Center. En revanche, on ne dispose que de peu d'informations sur le batteur Brian
Fishler, si ce n’est qu’il vient de San Francisco, CA. L’énergie du collectif est
présente dès le premier titre, le très réussi «Fried Birds», où les quatre
soufflants sont mis à l’honneur avec en fond le soutien harmonique du leader et
le drive impeccable de Brian Fishler. Si les autres compositions de Brian
Charette sont de bonne tenue, ce sont les deux reprises qui sortent du lot: sur
«Harlem Nocturne» (Earle Hagen) le duo orgue/flûte fonctionne à merveille, avec
un Brian Charette plus ancré dans le blues; il est tout en volubilité sur un «Cherokee»
(Ray Noble), superbe de musicalité avec encore une fois une série de bons
solos, notamment celui du virevoltant Itai Kriss, agrémenté d’une malicieuse
citation de Pierre et le loup de
Serge Prokofiev. Brian Charette a tracé son propre chemin à l’orgue Hammond à
la faveur d’une exposition précoce au jazz de culture et d’un éclectisme revendiqué,
que ce soit le lien jamais rompu avec la musique classique ou les expérimentations
électroniques. Cette versatilité, qui participe de sa richesse, est aussi la
raison d’un éparpillement qu’on peut regretter car il excelle dans le domaine du jazz enraciné.
© Jazz Hot 2021
|
Sonny Rollins
Rollins in Holland: The 1967 Studio et Live Recordings, feat. Ruud Jacobs & Han Bennink
CD1: Blue Room, Four, Love Walked In, Tune Up, Sonnymoon
For Two, Love Walked In, Three Little Words
CD2: They Can't Take That Away from Me/Sonnymoon for Two,
On Green Dolphin Street/There Will Never Be Another You, Love Walked In, Four
Sonny Rollins (ts), Ruud Jacobs (b), Han Bennink (dm)
Enregistrés les 3 et 5 mai 1967, Arnhem, Hilversum et
Loosdrecht, Pays-Bas
Durée: 1h 03’ 23” + 1h 06’ 44”
Resonance Records 2048 (resonancerecords.org)
L’indispensable vaut à nouveau pour la qualité de production
de Zev Feldman, le chercheur de pépites, de cet inédit de Sonny Rollins
avec Frank Jochemsen et David Weiss. Voici un double album pour
restituer l’une des tournées de Sonny Rollins en Europe en
1967, au moment d’une éclipse du ténor à la recherche de lui-même et
d’un
déclin du jazz certain, submergé par le déferlement de la consommation
de masse
des musiques commerciales: de variétés, de rock ou pop (l’appellation de
cette
époque), comme le rappelle Aidan Levy, l’auteur du texte de présentation
de ce
livret plantureux de 100 pages! Bien illustré et comprenant une
interview des
deux sidemen néerlandais, le contrebassiste Ruud Jacobs et le batteur
Han
Bennink, retrouvé par Aidan Levy pour l’occasion (Ruud Jacobs est décédé
depuis, le 18 juillet 2019, et cette production lui est dédicacée). Il y
a pour finir
une interview avec Sonny Rollins en personne, du haut de son presque
siècle de
jazz, par Zev Feldman, sur les circonstances de cet enregistrement,
rappelant
cette période d’absence du ténor qui n’enregistra aucun disque de 1966
(East Broadway Run Down, Impulse! avec
Jimmy Garrison et Elvin Jones), jusqu’à Next
Album, six années plus tard en 1972, chez Milestone avec George Cables (p), Bob
Cranshaw (b) et Jack DeJohnette (dm) ou David Lee (dm) (cf. discographie dans Jazz Hot n°518).
Cela dit pour signaler qu’en 1967 et depuis 1958 (avec Oscar
Pettiford et Max Roach ou avec Henry Grimes et Charles Wright), Sonny Rollins affectionne
le trio sans piano qui laisse beaucoup de liberté à ses développements. Depuis
1965, en tournée européenne, il s’exprime le plus souvent en trio avec une
rythmique entièrement ou partiellement européenne: Niels-Henning Ørsted
Pedersen et Alan Dawson à Stockholm; Bibi Rovère et Art Taylor à Paris; ici, néerlandaise à Arnhem, Hilversum et Loosdrecht.
Comme Sonny Rollins le dit dans le livret, il a choisi deux bons
instrumentistes européens pour cette opportunité qui lui a été offerte dans une
période où il joue peu: Han
Bennink, fils de percussionniste classique et lui-même virtuose, ici
dans un registre quelque peu décalé par rapport à ce qui a fait le
principal de sa carrière (la musique improvisée comme système plus que
le jazz comme culture), car le blues n’est pas sa matière culturelle,
remplit bien l’espace, parfois trop, «gratuitement» à notre goût («Love
Walked In»), et Ruud Jacobs, un bon instrumentiste (1938-2019), fait
sobrement ce qui lui a été demandé dans un cadre surtout au service de
l’expression du leader. Ruud Jacobs est le frère de Pim Jacobs (p,
1934-1996), avec lequel il a formé un trio réputé en Hollande, et avec
lequel il a joué près de quarante ans avec une complicité fusionnelle.
Il a alterné une carrière de musicien, parfois éclectique (jusqu’à André
Rieu) avec celle de producteur (CBS, Phonogram, Universal), et cela
pendant plus de soixante ans.
Sonny Rollins a mis à profit cette période de crise dans le jazz
pour se rendre en Inde, et explorer d’autres dimensions, philosophiques notamment. La
musique de Sonny Rollins de ce temps met en place un concept musical propre à
Sonny Rollins qui le suivra jusqu’à ses toutes récentes productions sur scène
et sur disque: le monologue musical ad libitum et autobiographique sur un fond rythmique.
Sur ce disque, il y a en fait trois parties: la première en live à Arnhem, le 3 mai, la seconde en
studio, pour la radio à Hilversum, le 5 mai, et la troisième en live, le même jour mais le soir au Go-Go
Club de Loosdrecht. La musique de Sonny Rollins est faite de longs
développements (parfois si longs qu’ils sont interrompus, comme ici, pour les
besoins de l’édition en disque après 15’) conformes à ce qu’il jouait déjà dans
ce temps et dont il s’est fait une spécialité jusqu’à ses plus récentes
prestations, avec ce beau son profond et puissant si reconnaissable, ainsi que
ses attaques, ses impulsions et ses traits de virtuosité, le tout toujours
ancré dans le blues, dans une veine parkérienne par l’intensité en particulier,
mais au ténor. Il semble guidé par une mémoire de tout ce qui l’a conduit à
être Sonny Rollins, comme un grand collage de son répertoire, de ses traits
stylistiques récurrents, dans lequel il se balade avec les commentaires que lui
dicte son imagination sur le moment, une sorte d’écriture automatique ou de
free jazz ancré sur l’histoire du jazz telle qu’il l’a traversée et écrite: une
musique de mémoire au premier degré, avec des moments en soliste (sans
accompagnement), une dimension qu’il apprécie entre toutes. Ce n’est pas une
musique si facilement abordable a priori, mais le sens mélodique de Sonny Rollins,
la beauté du son, le blues, la qualité de l’expression éclairent cette jungle
musicale luxuriante pour la plupart des auditeurs.
Un inédit de Sonny Rollins, c’est toujours un cadeau!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Art Blakey & The Jazz Messengers
Just Coolin'
Hipsippy Blues, Close Your Eyes, Jimerick, Quick Trick, M&M,
Just Coolin'
Art Blakey (dm), Lee Morgan (tp), Hank Mobley (ts), Bobby
Timmons (p), Jymie Merritt (b)
Enregistré le 8 mars 1959, Hackensack, NJ
Durée: 38’ 58”
Blue Note 00602508650222 (store-bluenote.fr/Universal)
Un grand classique, les Jazz Messengers d’Art Blakey, au
sommet de leur art, qu’ils ne quitteront plus pendant les 30 années suivantes,
car le batteur a su, malgré les aléas des temps, renouveler constamment les
membres de cet orchestre mythique, sans hâte et sans jamais céder à aucun effet
de mode, comme cela a été le cas pour les formations les plus légendaires du
jazz: celles de Duke Ellington, Count Basie, Dizzy Gillespie, Charles Mingus,
Wynton Marsalis plus près de nous. Cet orchestre, devenu avec le temps
institution du jazz, en est alors à ses premiers temps, encore dans les années
1950, et déjà, il est composé de cinq musiciens d’exception, plus ou moins
reconnus, de la grande histoire du jazz. On ne les présente plus, notamment Lee
Morgan, le trompettiste virtuose, Bobby Timmons, le pianiste aux accents blues qui colora si particulièrement
cette mouture des Jazz Messengers, du regretté Jymie Merritt disparu récemment, qui incarna,
avec le leader, Lee Morgan et Bobby Timmons un des sons les plus
caractéristiques, de Philadelphie, de ce quintet.
L’originalité de cet enregistrement vient de la
présence d’un saxophoniste ténor Hank Mobley qui succéde alors à un autre citoyen de
«Philly», le compositeur et directeur musical Benny Golson. A cette période,
Benny dirige avec Art Farmer une autre fameuse formation, le Jazztet, où
alternent d’autres musiciens de la cité, comme McCoy Tyner, Al Tootie Heath et
le regretté Curtis Fuller venu, lui,
de Detroit. Hank Mobley (1930-1986) n’est pas un remplaçant «de fortune» (il
est l’auteur de 3 thèmes sur 5), mais un musicien, un artiste déjà confirmé qui
a fait ses classes chez Max Roach (1953), accompagné brièvement l’orchestre de
Duke Ellington, côtoyé Clifford Brown dans l’orchestre de Tadd Dameron, rejoint
Dizzy Gillespie avant d’intégrer la première version des Messengers avec Horace
Silver et Art Blakey (1954), et d’enregistrer avec Kenny Dorham (1955). C’est
avec Horace Silver (1956) qu’il oriente ensuite sa trajectoire, puis avec
Jackie McLean (1956, avec Elmo Hope et Mal Waldron) avant de confirmer une carrière de leader
commencée en 1955 avec justement Horace Silver et Art Blakey comme sidemen (Hank Mobley Quartet, Blue Note 5066). Il
enregistre ainsi abondamment (une dizaine d’albums en moins de deux ans) pour Prestige
(Hank Mobley’s Message), Savoy (Introducing Lee Morgan), souvent pour Blue
Note (Hank Mobley Sextet With Donald Byrd
& Lee Morgan, avec Paul Chambers, Charli Persip; Hank Mobley Quintet avec Art Farmer, Horace Silver, Art Blakey, Hank Mobley and his All Stars avec Milt
Jackson et Art Blakey; Hank avec
Donald Byrd, Bobby Timmons, Philly Joe Jones; Hank Mobley, avec Sonny Clark, Paul Chambers, Art Taylor),
etc. Le
jazz est alors une grande affaire philadelphienne, d’échanges, de
solidarité et
de réciprocité, d’émulation et d’excellence entre musiciens dont les
labels
indépendants –Blue Note, Prestige, Savoy, etc.– font leur bonheur et le
nôtre rétrospectivement.
Une époque véritablement épique sur le plan de la création musicale où
le génie
devient le pain du quotidien. Art Blakey a donc invité, non pas un
remplaçant, mais un
de ces titulaires éternels comme le sont ceux que nous avons cités,
comme le sont
Freddie Green pour Count Basie et Harry Carney, Johnny Hodges, etc.,
pour Duke,
Earl Hines pour Louis Armstrong, Dannie Richmond pour Charles Mingus,
entre de nombreux autres exemples. Parmi ces institutions consacrées par
le
temps, par le public et par les pairs, les Jazz Messengers d’Art Blakey
ont
leur place, et chacune des rééditions ou chacune des sessions inédites
comme
ici (la session est restée inédite jusqu’à 2020, cf. la grande discographie détaillée dans le Jazz Hot Spécial 2005 consacré
à Art Blakey) restent des événements de première importance, au-delà du plaisir toujours présent
d’écouter le message blues de Bobby Timmons, l’impulsion et le caractère explosif du
jeu de batterie d’Art Blakey, la dynamique des arrangements, le brillant des
solistes d’une front line d’exception, complice et virtuose («M&M»,
initiales de Morgan et Mobley) ou la puissance tranquille de Jymie Merritt. Art
Blakey est un monument du jazz. Signalons que Zev Feldman est encore le
producteur de cet inédit, à l’origine enregistrée dans le studio de Rudy
Van Gelder, et remercions-le.
© Jazz Hot 2021
|
Archie Shepp & Jason Moran
Let My People Go
Sometimes I Feel Like a Motherless Child, Isfahan, He Cares,
Go Down Moses, Wise One, Lush Life, Round Midnight
Archie Shepp (ts, ss, voc), Jason Moran (p)
Enregistré les 12 septembre 2017, Paris et 9 novembre 2018,
Mannheim (Allemagne)
Durée: 58’ 42”
ArchieBall 2101 (L’Autre Distribution)
La formule du duo est toujours magnifiquement explorée par
Archie Shepp, et toujours avec des artistes exceptionnels comme Niels-Henning
Ørsted Pedersen (Looking at Bird,
SteepleChase), Max Roach (The Long March,
Hat Hut), Richard Davis (Body and Soul,
Enja). Dans le dialogue avec les pianistes, il y a également des rencontres
d’une profondeur rare: on se souvient de celle, remarquable, avec Ibrahim Abdullah,
alors appelé Dollar Brand (Duet, Denon),
et surtout des chefs-d’œuvre absolus en duo avec le regretté Horace Parlan (Goin’ Home et Trouble in Mind, SteepleChase, Reunion,
Bellaphon et First Set, 52e Rue East). Ces rencontres se plaçaient à la fin des années 1970 et dans les
années 1980. Elles sont des sommets dans l’œuvre du ténor qui n’en est pas
avare. Si du temps est passé depuis, cette rencontre avec Jason Moran se place
dans cette tradition, avec un répertoire balisé pour Archie Shepp, dont certains
des thèmes qu’il a le mieux honorés: deux traditionnels sans aucun doute en
hommage à Horace
Parlan décédé en 2017, où Archie chante de sa voix blues fragilisée
et embellie par l’âge («Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Go Down
Moses»), Duke Ellington, Billy Strayhorn, John Coltrane, Thelonious Monk. Il ne
manque que Charlie Parker présent cependant dans la coda de «Round Midnight»,
en lieu et place de l’originale… et Archie Shepp lui-même, présent simplement
par ce son à nul autre pareil. Jason Moran introduit son grain de sel avec une
belle composition, bâtie comme un hymne, à la manière de Dollar Brand bien que
le traitement soit original, «He Cares», jouée au soprano par Archie Shepp.
Archie Shepp apporte sa somptueuse sonorité au ténor et au
soprano, tour à tour feutrée, stridente, déchirée et déchirante avec cette
hyper-expressivité qui colore l’ensemble de son œuvre. Il atteint sur le «Wise
One» de John Coltrane une dimension expressive digne en tous points de
l’original, avec un Jason Moran à la hauteur de cette musique d’une rare
intensité. Jason Moran se fait en effet classique et essentiel pour
rentrer avec respect mais aussi beaucoup de personnalité dans l’œuvre de son
aîné. C’est –encore– l’un de ces grands pianistes du jazz qui devraient
illuminer nos scènes du jazz en France en lieu et place de l’indigne et
complaisante musique qui y était présentée la plupart du temps en cet été 2021.
Les deux dernières pièces sont enregistrées en live en 2018, en Allemagne, avec le beau
«Lush Life» de Billy Strayhorn et le non moins émouvant «Round Midnight» de
Thelonious Monk, joués au ténor par un artiste et avec une sonorité sans âge,
magnifiquement mis en scène par les interventions étincelantes, les
contrepoints ciselés et les chorus sobres de Jason Moran, à son meilleur par ce
sens de l’essentiel, de la profondeur et de l’intensité (son jeu «grandes orgues»
sur «Go Down Moses») qui conviennent à cette rencontre. Les duos d’Archie Shepp
font partie de la légende enregistrée du jazz, et Jason Moran y prend, à son
tour, une part digne de son art.
© Jazz Hot 2021
|
Christopher Hollyday & Telepathy
Dialogue
Dialogue, Text Tones, You Make Me Feel So Young, Kiss Me
Right, On the Trail, Paid Time Off, Pau de Arara, Dedicated to You, Minor
Pulsation
Christopher Hollyday (as), Gilbert Castellanos (tp), Joshua
White (p), Rob Thorsen (b), Tyler Kreutel (dm)
Enregistré les 14-15 mai 2019, San Diego, CA
Durée: 44’ 36”
Jazzbeat Productions (christopherhollyday.com)
Nous annoncions ce disque dans la chronique du précédent de
Christopher Hollyday, Telepathy (Jazz Hot 2019)
du nom de ce quintet qu’il a constitué pour un come back dont nous vous
tracions les grandes lignes, après des débuts remarqués dans le New York de la
fin des années 1980 aux côtés des Cedar Walton, Ron Carter, David Williams,
Billy Higgins, entre autres. Après ces débuts, il s’est quelque peu absenté
pour se consacrer à l’étude puis à l’enseignement. Son œuvre enregistrée dans le
jazz y a certainement perdu.
Toujours autoproduit (que sont devenus les producteurs du
jazz?), ce disque est un peu plus long que le
précédent, mais la quantité n’est pas un critère artistique. Cette musique est
vraiment splendide, toujours dans l’esprit hard bop, une descendance
parkérienne qui s’entend aussi bien dans la virtuosité («Dialogue», «Minor Pulsation») que dans le
lyrisme de l’altiste et dans la puissance expressive qui se dégage du quintet
(«You Make Me Feel So Young», «Dedicated to You»), dans des formes parfois plus
classiques comme sur ces titres ou plus contemporaines comme sur «Dialogue»,
«Text Tones», «Minor Pulsation» et toujours avec cette excellence qui font de ce disque une
perfection musicale, avec un quintet de jazz parfaitement soudé autour d’un
projet: Gilbert Castellanos (tp, 1972, Guadelaraja, Mexique), fils d’un
chanteur et chef d’orchestre, apporte un contrepoint de qualité à Christopher
Hollyday. Il a accompagné Tom Scott, Anthony Wilson, Charles McPherson, un
voisin à San Diego, Willie Jones III, et il est membre du Clayton-Hamilton Jazz
Orchestra. Sa route a aussi croisé celle de Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis,
Horace Silver, Christian McBride, Lewis Nash, Les McCann, parmi beaucoup
d’autres. Son jeu se rattache à la tradition de la trompette virtuose qui va de
Clifford Brown à Freddie Hubbard en passant par Lee Morgan, le plus proche à
nos oreilles sur ce disque. La section rythmique est en tous points remarquable, très
soudée car elle est aussi la base du trio de Joshua White avec Rob Thorsen et
Tyler Kreutel de San Diego, même si Joshua White
est habituellement moins jazz dans l’esprit pour ce qui est accessible en ligne
de son œuvre (une lecture du répertoire du jazz au filtre de la musique
contemporaine avec un phrasé jazz ou classique selon le moment). Ici, il
s’exprime dans l’esprit du jazz de culture, hot, blues et swing.
Christopher Hollyday fait preuve dans ce disque de son
habituelle énergie et d’un drive qui le rattache à la veine parkérienne, ce qui
fait de San Diego un haut lieu du saxophone alto de cette tradition hot, avec deux grands représentants
que sont Charles McPherson et Christopher Hollyday.
Il y a dans certains arrangements, un parfum de Jazz
Messengers («Kiss Me Right», «Paid Time Off»), parfois de song book comme sur «You Make Me Feel So Young» qui fut interprétée
par Frank Sinatra et Mel Tormé, Ella Fitzgerald et Michael Bublé plus près de
nous (Gilbert Castellanos est présent sur l’enregistrement de To Be Loved de
Michael Bublé). Le trompettiste est
peut-être aussi impliqué dans le choix de «Pau de Arara», aux couleurs
latines que Lalo Schifrin arrangea pour Dizzy Gillespie, où il nous
gratifie d’un chorus étincelant, brillamment relayé par un Christopher
Hollyday au diapason. Un autre grand moment de ce disque où l’ensemble
atteint
cet état de grâce qui tient d’une forme de transe collective (le nom du
groupe, Telepathy, évoque cette dimension magique de l'échange dans le
jazz) ou d’une maîtrise
absolue, et sans doute des deux à la fois. «Dedicated to You», qui fut gravé par Ella Fitzgerald avec le
quartet vocal des Mills Brothers, est un beau moment de lyrisme réservé au
saxophoniste alto, qui transforme ce quintet en quartet, avant une conclusion exaltante sur «Minor
Pulsation» qui comme les deux premiers thèmes est un vrai passage de virtuosité
collective, de drive, d’expression, où l’on constate que l’héritage de Charlie
Parker peut prendre une forme originale et contemporaine, sans perdre le message de l’intensité.
© Jazz Hot 2021
|
Ray Gallon
Make Your Move
Kitty Paws, Out of Whack, Craw Daddy, Harm's Way, Back to
the Wall, I Don't Stand a Ghost of a Chance, That's the Question, Hanks a Lot, Yesterdays,
Plus One, Make Your Move
Ray Gallon (p), David Wong (b), Kenny Washington (dm)
Enregistré à New York, date non précisée
Durée: 57’ 50”
Cellar Music 103120 (www.cellarlive.com)
Le pianiste Ray Gallon, natif de New York (1958), sera une
découverte indispensable pour beaucoup d’amateurs de jazz de ce côté de
l’Atlantique malgré une carrière bien remplie de plus de trente années aux
côtés des musiciens de jazz parmi les plus réputés de l’histoire du jazz: Dizzy
Gillespie, Lionel Hampton, Milt Jackson, Harry Sweets Edison, Ron Carter (qui
introduit les notes de livret), George Adams, Charli Persip, TS Monk, Buster
Williams, Willie Jones III, Marvin Smitty Smith, Billie Drummond, Joe Chambers,
Art Farmer, Benny Golson, Peter Washington, Kenny Washington (qui l’accompagne
sur le présent enregistrement) et beaucoup d’autres artistes de jazz de talent.
La lecture de son «Curriculum Vitæ» sur son site (raygallon.com)
est édifiante de l’intensité de son activité. Autant dire qu’il œuvre plutôt au sein du jazz de culture,
ce qui n’étonne pas quand on sait que parmi ses enseignants il a pu compter
Hank Jones, John Lewis et Jaki Byard, Jimmy Rowles, Barry Harris, Steve Kuhn,
autant de maîtres du jazz et du piano.
L’étonnement n’en est que plus grand de découvrir que c’est
son premier enregistrement en leader à plus de 60 ans! Une originalité,
particulièrement pour un adepte du piano, un instrument qui se prête pourtant
plus qu’un autre à toutes les formules, du solo au big band. Et son CV, très
détaillé, indique pourtant qu’il a œuvré sur scène dans toutes les configurations, en
leader ou sideman, du solo au big band, celui par exemple de Lionel Hampton. Il
s’en excuse presque dans le livret avec humilité, en commençant à mettre en
valeur la dream team qui l’accompagne
pour ce trio (David Wong et Kenny Washington), et à remercier la longue liste
de ceux qui l’ont guidé et accompagné dans ce chemin de 30 ans. En tête figure
Ron Carter dont il est très proche car Ray Gallon l’a accompagné dans ses
formations. Il remercie également la «NYC jazz-scene family», les clubs qui l’ont accueilli, les écoles qui
lui ont fait confiance (un début d’explication peut-être quant à sa rareté
discographique). Il a été enfin un accompagnateur régulier pour nombre de
grandes voix du jazz: Dakota Stanton (1990-95), Gloria Lynne (1996-99), Nnenna
Freelon (1999-2002), Sheila Jordan (1987-2021), Jon Hendricks ou épisodique
(Nina Simone, Etta Jones, Joe Williams, Jimmy Scott, Miles Griffith, Chaka
Khan, et beaucoup d’autres). Autant dire qu’il n’a pas chômé et a toujours gravité au cœur de
l’excellence.
Le trio, comme on peut s’y attendre avec cette introduction,
est magnifique de complicité et de musicalité, d’énergie et d’originalité,
d’autant que ce pianiste, s’inscrit dans la filiation des pianistes de l’après-guerre
Thelonious Monk, Elmo Hope, Bud Powell, Hank Jones, Erroll Garner, et réussit à
atteindre cette intensité rare dans l’expression. Inutile de dire que Ray
Gallon est un expert de son instrument, même si dans ce registre, cette
qualité n’est que la base d’une expression marquée par le blues, le swing,
l’imagination sans borne, la richesse harmonique et rythmique. Kenny Washington est l’un des grands batteurs de l’histoire
du jazz, le digne successeur de cette longue lignée de batteurs musiciens jusqu’au
bout des baguettes: aucune démonstration, seulement la musique du premier au
dernier battement, exceptionnel aux balais comme toujours, un digne enfant de Jo Jones. David Wong (1982)
est devenu l’un des magnifiques contrebassistes de la scène new-yorkaise, et il
a atteint cette excellence au contact des meilleurs pianistes de jazz (Kenny
Barron, Benny Green…). Il fut le dernier bassiste d’Hank Jones, une expérience
qui le rapproche de Ray Gallon; ses chorus,sa sonorité pleine et
brillante, sont un véritable régal.
Dans ce premier disque d’une belle maturité et d’une
complexité certaine («Kitty Paws»), Ray Gallon a composé 9 des 11 thèmes. Les 2
standards («I Don't Stand a Ghost of a Chance» et «Yesterdays») sont relus de
manière originale malgré la multitude de versions précédentes: le premier avec
le sens de l’essentiel, le second avec la référence introductive à l’immortelle
version d’Art Tatum, y compris sur le plan harmonique, et un détournement
rythmique vers un traitement «brésilien» sur le plan rythmique magnifiquement
réalisé avec la complicité de Kenny Washington.
Les originaux sont passionnants du premier au dernier, avec
un salut magnifique à Hank Jones («Hanks a Lot», «Back to the Wall»), une
proximité avec Bud Powell (souvent, «Harm's Way », «That's the
Question», «Plus One») et Thelonious Monk («Out of Whack», »Make Your Move»), les
deux souvent mêlés, évoqués sans avoir besoin de reprendre l’un de leurs
thèmes, car l’esprit est là, l’esprit du jazz bien entendu, intense, d’une
richesse harmonique digne des devanciers, avec toujours ce qui fait le fond de
cette musique de jazz: le drive, le blues («Craw Daddy», avec un chorus intéressant de
David Wong), le swing au service de mélodies qui racontent des histoires et qui
soulèvent de la chaise un/e amateur/trice de jazz digne de ce nom.
Si vous pensiez avoir tout découvert du piano jazz, détrompez
vous! Il y a non seulement les jeunes ou encore jeunes musiciens comme Jeb
Patton, Keith Brown, Aaron Diehl, Sullivan Fortner, Connie Han, Isaiah Thompson et quelques autres, non seulement les valeurs confirmées comme Kenny Barron, George Cables,
Benny Green, Eric Reed, Marcus Roberts, Johnny
O’Neal, Cyrus Chestnut, et beaucoup d’autres, non
seulement les valeurs éternelles, innombrables qui nous ont quittés en laissant
un héritage d’une infinie beauté auquel ce disque fait référence, mais encore
ces pianistes qu’on découvre parfois autour du monde, au détour d’un chemin
inattendu, comme Roberto Magris et Claus Raible parmi quelques autres, ou enfin comme Ray Gallon, un New-Yorkais trop
discret, qui
réussit, à plus de 60 ans, de magnifiques débuts discographiques dans
l'une des belles traditions du jazz, celle du piano. Les proverbes ont
parfois du sens,
et s’il n’est jamais trop tard pour bien faire, on attend une suite avec
impatience.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Bruce Harris
Soundview
Soundview, Satellite, Maybe It's Hazy, If You Were Mine*, Hank's
Pranks, You're Lucky to Me, Ellington Suite, The Bird of Red and Gold*, Saucer Eyes
Bruce Harris (tp), Sullivan Fortner (p), David Wong (b),
Aaron Kimmel (dm), Samara Joy McLendon (voc)*
Enregistré le 25 octobre 2020, Astoria, NY
Durée: 50’ 45”
Cellar Live 102520 (www.cellarlive.com)
Produit par Jeremy Pelt, un excellent trompettiste, avec la
complicité de Cory Weeds, saxophoniste et ex-propriétaire du Cellar Jazz Club (2000-2014) à
Vancouver au Canada, cet album sous le nom de Bruce Harris avait peu de chance
de décevoir. La section rythmique avec Sullivan Fortner, David Wong et Aaron
Kimmel renforce l’intuition. Ajoutons que sur deux thèmes figure la lauréate de
la Sarah Vaughan Competition en 2019, Samara McLendon connue également sous le
nom de Samara Joy, qui vient de publier son premier album personnel à 21 ans
(en compagnie de Pasquale Grasso, g), et vous aurez le casting d’une formation
très prometteuse.
Bruce Harris, le leader (1979, New York) a été l’un des
membres du Lincoln Center Jazz Orchestra en 2016-2017, au moment où il publiait
un premier album à 37 ans (Beginnings,
chez Posi-tone, 2016, avec Dmitry Baevsky, Grant Stewart) que nous n’avons pas
reçu et donc pas écouté. Il a étudié avec Jon Faddis, joué au sein du sextet de
Winnard Harper, et a enregistré avec le Count Basie Orchestra, Aaron Diehl,
Herlin Riley, entre autres. C’est donc un encore jeune trompettiste doté d’une
expérience de très haut niveau, doué d’une belle sonorité («Ellington Suite»),
et d’une virtuosité certaine («Hank's Pranks») qui confirme son parcours. Son
aisance naturelle, très classique, est un plaisir d’autant que cette formation
avec un Sullivan Fortner toujours aussi original lui apporte une
complicité très appréciable pour faire de ce disque une réussite, bien entendu
marquée par l’aîné, Wynton Marsalis, mais qui reste entièrement originale car
tout est parfaitement maîtrisé («Ellington Suite»), imaginatif et que les
musiciens ont chacun leur personnalité. On ne présente plus Sullivan Fortner
(1986, New Orleans), auteur déjà d’un parcours impressionnant dans le jazz
(Stefon Harris, Roy Hargrove, Donald Harrison, Cecil McLorin Salvant, Peter
Bernstein), toujours aussi inventif dans ses interventions («Hank’s Pranks»,
«Ellington Suite»). On ne présente pas vraiment David Wong (1982, New York) très actif sur
la scène de New York (Benny Green, Ray Gallon, Dan Nimmer), doté d’un beau son
(«Maybe It's Hazy»); Aaron Kimmel, né en 1990 à Hollidaysburg, PA, a étudié
avec son père, Stephen, Joe Morello, Kenny Washington et Billy Drummond, avant
de côtoyer le meilleur de la scène à New York (Ryan Kisor, Terell Stafford, Jon
Faddis, Jimmy Heath, Mary Stallings, Mike LeDonne, Frank Wess). Aaron a appris
de ses maîtres l’écoute, et il est une autre découverte de ce disque. Les
interventions de chacun des musiciens sont en totale adéquation avec l’esprit
d’excellence qui est à la base de ce disque. L’original qui introduit cet
enregistrement en témoigne.
Les deux participations de Samara Joy McLendon sont déjà
remarquables de sûreté, et bien mises en valeur par les contrepoints
parfaits
de Sullivan Fortner, et la sonorité tour à tour éclatante («If You Were
Mine») et feutrée de Bruce Harris («The Bird of Red and Gold») qui
introduit et soutient à
merveille la chanteuse. Le répertoire fait appel à des compositeurs du jazz, des
classiques du bebop comme Gigi Gryce, Hank Mobley, Randy Weston, Barry Harris,
et aussi du jazz des premiers temps avec Eubie Blake-Andy Razaf et le jeune
Duke Ellington. Deux originaux, bien dans le ton, de Bruce Harris et un
standard de Johnny Mercer et Matty Malneck complètent un enregistrement bien
construit.Bruce Harris a certainement attendu plus que d’autres pour
enregistrer, mais il apporte ici un bel opus, très abouti, et sa sonorité, sa
précision, son côté brillant («Hank’s Pranks») sont un vrai plaisir pour les
amateurs de trompette. Une belle découverte!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Wes Montgomery
The NDR Hamburg Studio Recordings
West Coast Blues, Four on Six, Last of the Wine, Here's That
Rainy Day, Opening 2, Blue
Grass, Blue Monk, The Leopard Walks, Twisted Blues, West Coast Blues (Encore)
Wes Montgomery (g), Hans Koller (as), Johnny Griffin (ts),
Ronnie Scott (ts), Ronnie Ross (bar), Martial Solal (p), Michel Gaudry (b),
Ronnie Stephenson (dm)
Enregistré le 30 avril 1965, Hambourg (RFA)
Durée: 58’ 39” + Blu-Ray 34’ 16” (répétition)
Jazzline Classics D 77078 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
La guitare selon Wes Montgomery est un instrument à part…
comme on peut le dire pour Django Reinhardt, car il lui donne une dimension
orchestrale et que ses chorus sont d’une facture toujours extraordinaire sur le
fond et la forme. Ici dans le contexte d’un all stars très
international où l’on retrouve les très réputés Hans Koller (Vienne, 1921-2003),
Johnny Griffin, Ronnie Scott, Martial Solal, Michel Gaudry qu’on ne présente
pas, mais aussi Ronnie Ross, un bon saxophoniste baryton britannique (Calcutta,
1933-Londres, 1991), le lauréat annuel de l’instrument pour le référendum de la revue Melody Maker pendant de nombreuses
années, et qui a côtoyé le meilleur du jazz: Clark Terry, Tubby Hayes et
beaucoup d’autres. Il prend plusieurs brillants chorus dans ce disque. Le
batteur Ronnie Stephenson (Sunderland, 1937-Dundee, 2002), comme Ronnie
Ross, a accompagné le gotha du jazz de passage en Grande-Bretagne. Cela dit,
les «Ronnie» britanniques sont des habitués, dans cette période, de la scène
allemande et particulièrement du NDR Big Band alors appelé le «Studioband», le
batteur en étant un des musiciens réguliers.
Ces projets avaient pour objet de réunir des musiciens
d’horizons différents et d’organiser un atelier pour une répétition (le DVD est ici
au format Blu-ray) afin de parvenir à une prestation en live radiodiffusée dont on retrouve l’enregistrement sur le CD. Wes Montgomery est venu de Londres où il se produisait dans
le club de Ronnie Scott et, dans ce projet, les musiciens apportent leur
contribution au niveau des compositions et des arrangements: il y a ainsi trois
thèmes de Wes Montgomery, deux de Ronnie Ross, un de Martial Solal, un de
Johnny Griffin, un standard arrangé par Wes, et le «Blue Monk» de Thelonious Monk arrangé par Johnny Griffin.Dans ce cadre qui
pourrait être un piège car les
musiciens ne se sont pas choisis, la magie du jazz, celle en particulier
de cet
artiste hors normes qu’est Wes Montgomery, réalise le miracle «habituel»
et toujours étonnant de
donner une heure de belle musique, pleine de swing, de ce blues que son
pouce
légendaire élève à un rare degré de sophistication, et le plus étonnant
est que
chacun des musiciens se fond sans état d’âme dans ce magnifique
ensemble,
chacun apportant son talent et sa personnalité à une réussite collective
qui
n’est pas évidente au premier rendez-vous. Le langage commun du jazz
opère
assez souvent ce genre de miracles entre musiciens d’horizons
esthétiques différents,
de générations éloignées, parfois de civilisations diverses, à la
condition que
tous respectent les fondements du jazz. Les musiciens, ici et à ce
moment de
leur parcours, relèvent de cette tradition internationale du jazz qui a
perduré, avec un large consensus, jusqu’aux années 1960, avant
l’apparition de
la fusion et des musiques dites «improvisées» ou «actuelles», comme si
ces qualificatifs
pouvaient définir un art, une expression humaine. Cela dit, ce disque,
de jazz,
mérite le détour, et sans doute parce que la personnalité artistique de
Wes Montgomery est de celles qui s'impose à tous, dans tous les
contextes, comme celle de Django Reinhardt justement…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Gregory Tardy
If Time Could Stand Still
A Great Cloud of Witnesses, Absolute Truth, Blind Guides, Everything
Happens to Me, I Swing Because I'm Happy, If Time Could Stand Still, The
Message in the Miracle, It Is Finished
Gregory Tardy (ts), Alex Norris (tp 2 & 7), Keith Brown
(p), Alexander Claffy (b), Willie Jones III (dm)
Enregistré les 19-20 juin 2019, New York, NY
Durée: 50’ 07”
WJ3 31026 (wj3records.com)
Greg Tardy est né le 3 février 1966 à New Orleans. Né dans
une famille dévouée à la musique classique, au chant lyrique, il a débuté à la
clarinette (classique). Il a habité Milwaukee, dans le Wisconsin sur les bords
du Lac Michigan, puis à St. Louis, dans le Missouri. Il opte progressivement
pour le saxophone ténor pour lequel il est sollicité, et c’est par son frère
aîné que se produit l’étincelle pour le jazz à travers l’écoute d’un
enregistrement de «Monk’s Mood» (Thelonious
Monk With John Coltrane, Jazzland). Il commence à se produire sur la scène
de St. Louis, ce qui le conduit à retourner dans sa ville de naissance pour
approfondir ses connaissances auprès du réputé Ellis Marsalis, côtoyant sur
place dans les années 1980 une multitude de musiciens de talents comme Victor
Goines, Nicholas Payton, les frères Marsalis (Delfeayo et Jason), Brian Blade, etc.,
et à se frotter à toutes les composantes de la musique néo-orléanaises (Neville
Brothers, Allen Toussaint…). Cette riche expérience lui donne des ailes et, dès
le début des années 1990, après un premier enregistrement personnel (Crazy Love, Dubat), il fait le bonheur de
l’Elvin Jones Jazz Machine dans les années 1990, formation grâce à laquelle il
s’installe à New York, côtoyant beaucoup de musiciens qui font le jazz de cette
époque, dans un éventail de styles et d’époques assez large: Wynton Marsalis, James
Moody, Betty Carter, Rashied Ali, Roy Hargrove, Jay McShann… En 1999, il
intègre la formation d’Andrew Hill, pour lequel il enregistre plusieurs
disques. Il côtoie et enregistre également avec d’autres saxophonistes comme
Steve Coleman, Joe Lovano, Dewey Redman, Ravi Coltrane, Chris Potter, et
trompettistes comme Tom Harrell, Dave Douglas, Brian Lynch (avec Eddie
Palmieri), Marcus Printup, réutilisant avec certains la clarinette délaissée
depuis l’adolescence.
C’est sur Impulse!, le label mythique de son inspirateur
John Coltrane, qu’il enregistre en leader en 1998 Serendipity. Après The Hidden
Light (JCurve, 2000) et Abundance (Palmetto, 2001), il entame à partir de
2005 une collaboration régulière avec SteepleChase pour une dizaine d’albums personnels
(The Truth, 2005; Steps of Faith, 2006; He Knows My Name, 2007; The Strongest
Love, 2010; Monuments, 2011; Standards & More, 2013; Hope, 2014; With Songs
of Joy, 2015; Chasing After the Wind, 2016). A partir de 2015, il devient enseignant à Knoxville pour
l’Université du Tennessee. Peu après, il participe encore à un projet en duo avec Bill
Frisell.
Le présent If Time Could
Stand Still, enregistré sur l’excellent label WJ3, créé par le batteur
Willie Jones III qui faisait la couverture de Jazz Hot n°669,
semble être le dernier en date des enregistrements personnels de Gregory
Tardy. Inutile de dire qu’avec la présence de Willie Jones III, la section
rythmique est d’un niveau exceptionnel, le batteur faisant preuve de son
habituelle musicalité, de son drive et de son sens des nuances. A leurs côtés,
au piano, Keith Brown, le fils de Donald, est splendide, et le bassiste,
Alexander Claffy est à l’unisson de ses deux partenaires. Sur deux pièces
(«Absolute Truth», un blues, et «The Message in the Miracle», très Jazz
Messengers), le trompettiste virtuose et tout terrain Alex Norris (Betty
Carter, Vanguard Jazz orchestra, Maria Schneider Band, Slide Hampton, Brad
Mehldau, Jerry Gonzalez, Chico O’Farrill…), apporte plus de rondeur à
la formation, dans l’esprit hard bop. «I Swing Because I'm Happy» est dans ce
même registre, sans le trompette.
L’ensemble
des compositions sont de Gregory Tardy, à
l’exception du standard «Everything Happens to Me», une relecture
classique où Gregory Tardy fait admirer un beau son grave qu’on n’entend
pas
toujours aussi profond sur ses propres compositions. Sur «A Great Cloud of Witnesses», le saxophoniste est plus
proche du son aigu de ténor à l’instar de sa première inspiration, John Coltrane.
La musique modale est une des manières d’ailleurs de Gregory Tardy («It Is
Finished»), qui en fait également le moteur de son «Blind Guides», autour de
motifs arabisants explorés et déclinés avec la complicité de Keith Brown.Reste «If Time Could Stand Still», une mélodie qui
ressemble à un hymne d’inspiration religieuse, une musique où le ténor joue
dans l’aigu, une veine musicale qui trouve sa confirmation dans les
derniers remerciements du livret et le titre de l’album. A ce propos, on relira
avec profit l’interview de Greg Tardy dans Jazz
Hot n°566, à la
fois pour sa biographie et pour tous les aspects de sa personnalité qui
expliquent sa musique et ce feeling religieux.
If Time
Could Stand Still est un album de jazz précis et sage comme semble
l’être Gregory Tardy, sans prétention ostentatoire mais avec les éléments
d’imagination, de swing, de blues, d’expression et l’assise de la tradition qui
font le meilleur jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Samara Joy
Samara Joy
Stardust, Everything Happens to Me, If You Never Fall in
Love With Me, Let’s Dream in the Moonlight, It Only Happens One, Jim, (It’s
Easy to See) The Trouble With Me Is You, If You’d Stay the Way I Dream About
You, Lover Man (Oh Where Can You Be?), Only a Moment Ago, Moonglow, But
Beautiful
Samara Joy (voc), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b), Kenny
Washington (dm)
Enregistré les 20 et 21 octobre 2020, Mt. Vernon, NY
Durée: 47’ 01’’
Whirlwind Recordings 4776 (www.whirlwindrecordings.com/Socadisc)
Samara Joy McLendon, née le 11 novembre 1999, est issue d’une famille du Bronx, NY, évoluant
dans le monde du gospel: ses grands-parents paternels ont dirigé l’ensemble de
Philadelphie, The Savettes, son père, compositeur, a accompagné le chanteur
Andraé Crouch. Baignée dans une ambiance très musicale –on chante et on joue
volontiers dans les réunions de famille–, elle commence, au collège, à
participer à des comédies musicales. Son père, qui l’a immergée dans la musique
religieuse et le rhythm & blues, la fait également monter sur scène avec
lui. Mais c’est au lycée, au Fordham High School for the Arts, que Samara prend conscience de ce qu'est le jazz qu'elle pratique déjà au filtre de la culture afro-américaine. Parallèlement, elle a intégré la chorale de son église, la World Changers Church New York, sur Grand Concourse (la principale artère du Bronx), avec laquelle elle assure trois services par semaine pendant deux ans. Quand
elle entreprend des études musicales universitaires (qu'elle a achevées en mai 2021) au Purchase College, non loin de chez elle,
où elle a notamment pour professeurs Jon Faddis, Pasquale Grasso et Kenny
Washington, elle n’est pas encore décidée à devenir une chanteuse de jazz. Le
déclic viendra, dit-elle, à l’écoute de Sarah Vaughan et des enregistrements de Tadd
Dameron avec Fats Navarro. Elle commence alors à partager la scène des clubs new-yorkais avec Barry Harris, Kirk Lightsey, Cyrus
Chestnut ou encore Chris McBride. Et comme si son entrée en jazz était destinée à se
faire sous l’égide de la grande Sassy, qu’elle peut rappeler à certains égards
par son timbre, elle arrive en tête de la Sarah Vaughan International
Jazz Vocal Competition fin 2019 (voir
notre Hot News du 30/01/20).
Si
les longs mois de confinement qui ont suivi n’ont pas été
des plus propices pour développer sa carrière, Samara McLendon présente
aujourd’hui,
à 21 ans, un premier album sous son nom, qu’elle a d’ailleurs changé en
Samara
Joy. Elle y est excellemment accompagnée par ses anciens professeurs, en
fait
le trio habituel de Pasquale Grasso avec Kenny Washington et Ari Roland,
dont
on peut apprécier ici le jeu d’archet. S’attaquant à quelques-uns des
beaux thèmes du jazz (remarquable version de «Lover Man»), Samara
s’impose d’emblée
comme une interprète de jazz prometteuse, d'une étonnante maturité
artistique résultant d’un
parcours enraciné depuis la plus petite enfance. D'où une
expressivité profonde et pleine de nuances –ainsi qu'un sacré sens du swing, cf. «Everything Happens to Me»– que ses accompagnateurs mettent en
valeur avec une grande finesse, en particulier le subtil Pasquale Grasso
(joli
duo guitare-voix sur «But Beautiful»). Samara Joy livre ainsi un disque
réussi sans fausse originalité et artifices. Elle renouvelle les
saveurs par sa seule personnalité musicale. Il ne reste qu’à croiser les doigts pour que la jeune et
talentueuse Samara Joy poursuive sa route sur le chemin du jazz de
culture, à l’affut de nouvelles rencontres pour approfondir son art avec authenticité.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
The Doug MacDonald Quartet
Organisms
It’s You Or No
One, Jazz for All Occasions, L&T, Nina Never Knew/Indian Summer, Sometime
Ago, Poor Butterfly, Centerpiece, Too Late Now, Hortense, On the Alamo
Doug MacDonald
(g), Carey Frank (org), Bob Sheppard (ts), Ben Scholz (dm)
Enregistré les 10
octobre et 11 décembre 2018, Burbank, CA
Durée: 50’ 20”
Dmac Music (www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald & The Tarmac Ensemble
Live at Hangar 18: Jazz Marathon 4
CD1: San Fernando
Blvd, Dreamsville, Lollipops and Roses, I Thought About You, With the Wind and the
Rain in Her Hair, Maiden Voyage, Pennies From Heaven, Nobody Else But Me CD2: Strike Up the Band, LL,
Something to Light Up My Life, Make Believe, Body and Soul, My Foolish Heart
Where or When, Tune Up Doug
MacDonald
(g), Charlie Shoemake (vib), Joe Bagg (p), Harvey Newmark (b, CD1:
1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kendall Kay (dm, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4),
Kim Richmond
(as, fl), Ron Stout (tp), Ira Nepus (tb), Rickey Woodard (ts), John B.
Williams
(b), Roy McCurdy (dm) Enregistré le 18
juillet 2019, Los Angeles, CA Durée: 54’ 10” +
59’ 39” Dmac Music 16
(www.dougmacdonald.net)
The Coachella Valley Trio
Mid Century Modern
My Shining Hour,
Lance or Lot, Cat City Samba, Tram Jam, What’s New, Give Me the Simple Life,
Stranger in Paradise, I Hadn’t Anyone Till You, Woody ‘N You, Bossa Nueva, The
Way You Look Tonight Doug MacDonald
(g), Larry Holloway (b), Tim Pleasant (dm), Big Black (djembé, 3,6,7,8,9,10) Enregistré à Palm
Springs, CA, date non précisée Durée: 42’
05” Dmac Music 17 (www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
Toluca Lake Jazz
Flamingo, My
Little Boat, Baubles Bangles and Beads, These Foolish Things, Toluca Lake Jazz,
Is This It?, Desert Jazz, Village Blues, De-Ha, Easy Living, Pleasante
Pleasant, If I Had You, New World Doug MacDonald
(g), Harvey Newmark (b) Enregistré à
Glendale, CA, date non précisée Durée: 53’46’’ Dmac Music 18
(www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
Live in Hawaii
My Shining Hour,
Cat City Samba, Blues in the Closet, Star Eyes, Bossa Don, Lester Leaps In, Stranger in
Paradise Doug MacDonald
(g), Noel Okimoto (vib), Dean Taba (b), Darryl Pellegrini (dm) Enregistré le 9 novembre 2019, Honolulu, Hawaii Durée: 59’ 12” Dmac Music 19
(www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
est un merveilleux musicien de jazz au-delà de l’instrumentiste, comme le dit
la formule, un musicien pour musicien précieux et rare. Il véhicule un profond
respect pour un jazz de culture ancré dans un idiome post bop avec un goût
prononcé pour la beauté esthétique qui a façonné le jeu de Kenny Burrell en
single note bluesy, avec toujours un souci de développer de superbes lignes
mélodiques. Mais c’est surtout du côté de Barney Kessel qu’il revendique son
héritage par une connaissance approfondie du bop parkérien doublée d’une
élégance et d’un sens raffiné du swing. On est ici dans
une certaine forme d’orthodoxie bop par un musicien au parcours singulier et
issu d’une belle tradition de la guitare jazz allant d’Herb Ellis à Joe Pass.
Né le 10 septembre 1953 à Philadelphie, PA, il débute à Hawaï dans un style
middle auprès du tromboniste Trummy Young, puis dans un jazz plus moderne avec
le saxophoniste Gabe Balthazar, un ancien de chez Stan Kenton au parcours
remarquable dans le jazz west coast des années 1950 et 1960. Il s’installe
brièvement à Las Vegas, NV, jouant dans différents lieux, d’un club à une salle
d’exposition avec le chanteur Joe Williams, le tromboniste Carl Fontana, le
saxophoniste ténor Jack Montrose et le contrebassiste Carson Smith. A partir de
1984, il est une figure incontournable de la scène de Los Angeles, CA, faisant
partie des formations de Bill Holman, Ray Anthony ainsi que du Clayton-Hamilton
Jazz Orchestra. Il devient freelance en 1990 à New York, jouant avec Ray Brown,
Hank Jones, Stan Getz, Bob Cooper, Jack Sheldon, Buddy Rich ou Ray Charles,
avant de retourner sur la côte ouest où il réside et partage son temps entre
l’enseignement, les enregistrements et les tournées. Déjà à la tête
d’une quinzaine d’albums sous son nom où il varie les formules avec brio, il
excelle ici dans cinq contextes différents privilégiant une esthétique straight
ahead qu’il pratique comme un second langage. Pour Organisms, il explore
pour la troisième fois de sa discographie la formule du quartet avec orgue
Hammond B3, saxophone ténor et batterie, évoquant les classiques de la période
Blue Note des années 1960. Au-delà du leader et du formidable guitariste qu’il
est, Doug MacDonald démontre des talents de compositeur et d’arrangeur entre
originaux et standards. Il y a une synergie et une belle cohésion au sein de la
formation. Sur Jazz For All Occasions, le guitariste alterne un jeu en
single notes, en octaves et en accords dans la lignée de Wes Montgomery sur un
tempo bossa. Carey Frank qui a été longtemps l’organiste de la formation de
blues rock et soul Tedeschi Truck Band,mais aussi des saxophonistes Bob Mintzer et Eric Marienthal, propose un jeu
sobre et gorgé de swing avec de longues phrases sinueuses du plus bel effet aux
couleurs d’un jazz soul intemporel. «L&T»est le sommet du disque reflétant la personnalité et le jeu du leader dans sa
diversité d’approche mêlant la virtuosité et l’aspect mélodique de Joe Pass au
raffinement esthétique de Kessel dans l’art de ne jouer que les notes
essentielles. Sa version en solo de Nina Never Knew/Indian Summer avec sa
longue introduction est un régal de musicalité. La présence de
Bob Sheppard au saxophone ténor, que l’on a entendu dans les formations de
Chick Corea, complète le quartet avec un jeu évoquant Joe Henderson dans sa
sonorité au léger vibrato. «Centerpierce»,le blues signé Sweets Edison, permet au saxophoniste de célébrer le
blues avec talent et au leader de le jouer avec feeling et swing dans l’esprit
d’un Herb Ellis. Ben Scholz qui a déjà une longue carrière dans le blues avec
Buddy Guy et Aaron Neville, mais aussi dans le jazz avec Roy Hargrove, complète
la formation apportant un équilibre rythmique à la fois précis, souple et
puissant, idéal dans ce contexte avec orgue Hammond. Le second opus
est un beau concert au Hangar 18, proche de l’aéroport international de Los
Angeles, CA, en 2018 autour d’un projet avec The Tarmac Ensemble, sorte
de all stars de musiciens vétérans de la west coast. Le trompettiste Ron Stout, né en en Californie en 1958 et
ayant fait partie des meilleurs pupitres dont Woody Herman Big Band, The
Clayton-Hamilton Jazz Orchestra mais aussi Al Cohn, Stan Getz, Dizzy Gillespie,
Pepper Adams, Bill Holman et la formation d’Horace Silver pendant près de trois
ans, est particulièrement mis en valeur sur «Maiden Voyage» d’Herbie Hancock tel un prolongement du
jeu de Miles dans sa sonorité voilée et sa virtuosité introvertie que l’on
retrouve sur l’arrangement du standard de Jérôme Kern «Nobody Else But Me» sur les harmonies de «Tune Up». L’autre
souffleur de la formation est Kim Richmond, un multi instrumentiste alternant à
l’alto et à la flûte qui lui aussi a brillé longuement au sein des meilleurs big
bands dont ceux de Bob Florence, Stan Kenton et Bill Holman, tout en poursuivant
une carrière d’enseignant au département jazz de l’université de Californie du
Sud. Il est particulièrement en verve d’emblée sur «San Fernando Blvd» où
il s’illustre avec une belle musicalité dans l’esprit d’un Herbie Mann à la
flûte. Ce jazz laisse la place à un répertoire de standards et de
thèmes de musiciens avec deux compositions du leader qui est l’auteur de beaux
chorus dont une superbe version tout en accords et en solo de «I Thought About You». «Pennies From Heaven» dans un
esprit très west coast met en exergue Ira Nepus au trombone toujours proche de
la mélodie privilégiant le swing, une personnalité musicale de la scène de Los
Angeles, CA, lui aussi spécialiste des pupitres derrière Woody Herman, Gerald
Wilson, Quincy Jones, mais a également ayant collaboré avec quelques figures
tutélaires du jazz traditionnel tels que Kid Ory, Barney Bigard, Rex Stewart, Johnny St.
Cyr, Benny Carter, Lionel Hampton. Joe Bagg, un ancien
élève de Kenny Barron menant une consistante carrière de sideman,
complète la
formation d’une grande sobriété dans ses interventions privilégiant
l’écoute
dans un jeu post bop ancré dans la tradition. On notera également la
présence
de Rickey Woodard au saxophone ténor qui lors de ses rares chorus,
développe un
jeu fluide avec un large vibrato issue de l’école de Gene
Ammons. L’ensemble est mené de main de maître par l’ancien partenaire
des
frères Adderley et du fameux Jazztet d’Art Farmer, Roy McCurdy aux
baguettes. Sa formidable solidité dans le tempo et sa qualité de frappe
ne sont pas pour rien dans la réussite de ce concert aux couleurs de
jam. Mid Century
Modern, le troisième
album, explore la formule classique du trio guitare-contrebasse-batterie, sous
l’appellation The Coachella Valley Trio. Une formation née en 2016 au
AJ’s On the Green, un club de Palm Springs, CA, qui joue tous les mercredis
soirs et qui s’inspire de la beauté de leur demeure à Palm Springs, de son
paisible climat et de son architecture rétro des années 1950. Une douceur de
vivre et une décontraction que l’on retrouve dans la musique du trio. Un projet
mettant à nu la personnalité musicale du guitariste avec le soutien Larry
Holloway à la contrebasse et de Tim Pleasant, originaire de Minneapolis, à la
batterie. Ce dernier est un ancien élève de Harold Jones qui a fait les beaux
jours du big band de Count Basie. Après une longue parenthèse de 21 ans sur New
York dès 1978 où il se produit avec les saxophonistes Warne Marsh et Charles
McPherson, les pianistes Jaki Byard et Sal Mosca, il s’installe à Los Angeles,
CA, pour y devenir une figure majeure de la scène jazz actuelle. Une forme de
nonchalance et de décontraction naturelle gorgée de swing se fait ressentir au
sein du trio qui explore quelques standards et compositions du leader. Le
classique «My Shinning Hour» laisse
éclater la sobriété des belles lignes mélodiques de Doug MacDonald, tout comme
les effets bluesy et les singles notes du superbe thème original «Lance or Lot». L’apport de Big
Black au djembé donne une couleur originale au trio sur des thèmes tels que la
bossa «Cat City Samba» ou le «Woody ‘N You» de Dizzy
Gillespie. Une véritable osmose rythmique caractérise cette remarquable
formation d’une grande musicalité comme sur cette version boppisante sur le
tempo rapide de «The Way You Look
Tonight». Pour le projet Toluca
Lake Jazz, Doug McDonald choisit la formule intimiste du duo,
toujours dans un esprit de simplicité et au service du jazz. Harvey
Newmark est une vieille
connaissance du guitariste avec qui il partage sa passion pour les
belles
mélodies et une certaine idée du jazz basé sur la tradition. Né à
Hollywood, CA, il est sollicité à l’âge de 18 ans pour entrer dans la
formation du
clarinettiste Buddy DeFranco, mais il préfère terminer ses études.
Musicien à
la fois classique et jazz, il passe d’un univers à l’autre avec facilité
et
fait partie depuis 24 ans du Los Angeles Philhamonic et du Long Beach
Symphony
tout en étant le principal contrebassiste du Desert Symphony depuis près
de
deux décennies. Cela ne l’empêche pas de mener une véritable carrière de
jazzman auprès de Buddy Rich, Bill Holman, Lew Tabackin, Toshiko
Akiyoshi, Joe Henderson, Terence Blanchard, Pepper Adams, Milt Jackson,
Terry
Gibbs ou Cal Tjader. Ces deux musiciens ont en commun également le fait
d’avoir
accompagné des voix singulières du jazz telles qu’Anita O’Day, Carmen
McRae,
Sarah Vaughan et Rosemary Clooney, d’où ce goût pour les mélodies
narratives.
L’interaction entre les deux protagonistes s’installe d’emblée avec une
excellente version de «Flamingo», puis
«My Little Boat» sur des
rythmes brésiliens entre samba et bossa. «Baubles, Bangles, and Beads» se donne des airs de valse
avec une sonorité boisée et une façon de retenir la note à la Ron Carter
du contrebassiste. Le leader dévoile dans ce contexte un peu plus de son univers et un réel talent de compositeur comme «Is This It?» basé sur les harmonies
de «What Is Thing Called Love?», ou
son affection pour le blues avec «Village
Blues» de John Coltrane. Dans le cinquième
enregistrement, Live in Hawaii, effectué au Studio Atherton de la radio publique locale, en
compagnie d’un bon vibraphoniste, Noel Okimoto, Doug confirme ce classicisme
d’expression dans le registre d’un bebop qui swingue comme le jazz de toutes
les époques. Dean Taba à la contrebasse est également un excellent musicien («Blues
in the Closet», «Star Eyes»), et le guitariste toujours entre Wes Montgomery et
Barney Kessel, laisse beaucoup de place à ses complices, sans renoncer à
quelques évocations de guitare hawaiienne bienvenues dans son discours, sans
aucun artifice, qui teintent son interprétation d’une couleur autochtone.Il y a une cohérence
artistique dans ces cinq albums d’une haute tenue musicale, qui font de Doug
MacDonald un musicien à découvrir, ce qui est possible car sa production
d’enregistrements est régulière et son site bien documenté (cf. dougmandonald.net).
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021
|
Jim Snidero
Live at the Deer Head Inn
Now's The Time, Autumn Leaves, Ol' Man River, Bye Bye
Blackbird, Idle Moments, Who Can I Turn To, My Old Flame, Yesterdays
Jim Snidero (as), Orrin Evans (p), Peter Washington (b), Joe
Farnsworth (dm)
Enregistré les 31 octobre et 1er novembre 2020,
Deleware Water Gap, PA
Durée: 55’ 27”
Savant Records 2193 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
Le natif de Redwood City, en Californie, en 1958, Jim
Snidero, a construit avec patience et constance une carrière très respectable
de musicien de jazz depuis qu’il s’est installé à New York en 1981, après avoir
étudié au College of Music de la North Texas University. Il est lui-même devenu
un éducateur apprécié dans le domaine du jazz et de la musique contemporaine, à
la New School de New York et dans plusieurs universités (Indiana, Princeton). S’il n’est
pas une tête d’affiche, c’est un de ces musiciens sérieux et savant recherché
aussi bien par les grands ensembles (Toshiko Akiyoshi’s Jazz Orchestra, Mingus
Big Band) que par les formations plus réduites qui s’expriment dans l’idiome du
bebop-hard bop, et parfois même dans un pupitre pour la variété (Frank Sinatra).
Il a ainsi côtoyé Brother Jack McDuff, Brian Lynch, David Hazeltine, et
récemment encore Mike LeDonne. C’est aussi un solide leader, un saxophoniste
alto qui développe une esthétique (un beau son, une bonne articulation, un
swing certain et une familiarité avec le blues) dans la continuité des
saxophonistes post-parkériens à l’instar de Phil Woods et Cannonball Adderley,
auxquels il a rendu hommage dans une discographie de qualité (25 disques
environ en leader, enregistrements plus nombreux en sideman). C’est donc le type de musiciens,
fréquents en jazz, dont on ne peut pas être déçu car il élabore en conscience
une œuvre sans complaisance, dans l’esprit du jazz. Il poursuit depuis 2007 une fructueuse collaboration avec le
label Savant (une dizaine d’albums) qui confirment un artiste sûr de ses
choix, constant dans son esthétique, ce qui est une de ses qualités à la base de
sa personnalité.
Dans cet opus, un liveenregistré au Deer Head Inn de Delaware Water Gap, PA, en fin d’année 2020, le
choix du répertoire est à nouveau excellent, sans surprise mais ce n’est pas ce
qu’on attend, avec de beaux thèmes, des standards pour la plupart comme «Autumn
Leaves», «My Old Flame» et «Yesterdays», des compositions du jazz comme «Now’s
Time» de Charlie Parker, «Idle Moments» de Duke Pearson immortalisé par Grant
Green, et même un traditionnel «Ol’ Man River», en référence à ce que le pays
vit (Black Lives Matter). Jim Snidero est brillamment entouré d’une section rythmique
de luxe, avec un Orrin Evans, parfait et délicat,
et les indispensables Peter Washington et Joe Farnsworth, trois éléments
totalement maîtres de cette esthétique, et qui apportent au leader le cadre idéal
pour développer son lyrisme, un son pulsé un peu étroit, une aisance réelle. Il
a bien sûr «tiré» les standards vers l’esprit de la musique qu’il honore, le
bebop. S’il n’est pas un musicien explosif, tout ce qu’il fait est parfaitement
fait, et ce disque est un réel plaisir.
La seule faute de goût est,
selon nous, cette photo
posée des musiciens masqués. La peur ainsi affichée des artistes en 2021
–et pas que par ces quatre– n’entre pas en résonance avec l’attitude de
leurs
aînés, quand on songe au courage des musiciens qu’ils sont censés
honorer et prolonger,
Charlie Parker le premier. Dans l’histoire du jazz, il y a eu des
obstacles
autrement hauts et violents qu’un virus, et le jazz ne s'est jamais
arrêté pour cela. Le jazz, musique d’échanges et de liberté, est
incompatible avec un masque complaisamment ou peureusement affiché. Il
aurait
été dans l’esprit du jazz d’ignorer le masque (ou tout au moins de le
faire
disparaître quand c’est possible), de laisser ce virus à sa place, et
d’accompagner, d’évoquer les trop nombreux
aînés qui ont été abandonnés, sont décédés dans l’isolement, dans
l’indifférence et
l’absence d’hommages et le manque du jazz pour leurs derniers moments.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Dave Liebman/The Generations Quartet
Invitation
Maiden Voyage, Bye Bye Blackbird, Invitation, My Foolish
Heart, Village Blues, Yesterdays, Speak Low, Summertime, You and the Night and
the Music
Dave Liebman (ts, ss), Billy Test (p), Evan Gregor (b), Ian
Froman (dm)
Enregistré les 14-15 août 2018, Saylorsburg, PA et Delaware
Water Gap, PA
Durée: 1h 13’ 32”
ARMJA 2020 (https://evangregor.com/generations-quartet)
Disque très sympathique, qui réunit un trio de plusieurs
générations (Ian Froman: années 1960, Billy Test: 1989, Evan Gregor: années
1990) autour d’un ancien, le très réputé
Dave Liebman (1946) qui les a parfois encadrés en tant qu’enseignant. Au
programme de ce Generations Quartet: les standards et de célèbres compositions
du jazz. La lecture des titres ci-dessus ne laisse planer aucun doute; ils sont
parmi les plus célèbres, parmi les plus beaux, et ont jalonné
l’histoire du jazz depuis les années 1920 avec des milliers d’interprétations.
Le Song Book est en force avec des compositions de George et Ira Gershwin, Bronislau
Kaper et Paul Francis, Victor Young, Otto Harbach et Jerome Kern, Arthur Schwartz
et Howard Dietz, Ray Henderson et Mort Dixon. Deux compositions du jazz, une
d’Herbie Hancock, l’autre de John Coltrane, et elles sont révélatrices de la
musique de ce quartet qui se rattache à l’esprit post-coltranien dans la
manière.
Dave Liebman, surtout au soprano en dehors de «Speak Low»,
«Summertime» et «You and the Night and the Music» au ténor, fait admirer sa
belle sonorité qui se rattache par son côté vibré au Sonny Rollins des années
1970 («Maiden Voyage») pour le soprano ou davantage à Coltrane sur «Village
Blues». Sur le ténor, il est franchement dans l’esprit de Coltrane sur «Summertime»,
malheureusement écourté. C’est un vrai régal d’entendre Dave Liebman, avec un vrai
classicisme, mettre en avant ses qualités de son, de drive et d’expression dans
ce registre des standards, sans retenue, dans un style direct, sans maniérisme
ou esprit de système, comme sur «You and the Night and the Music », enregistré
en live le 15 août… Il devient alors
un grand classique du jazz et entraîne ses excellents compagnons dans une
dimension qui offre une belle conclusion à cet excellent disque. Lui-même avoue
que jouer cette musique de cette manière, c’est comme «retourner à la maison».
Billy Test, dans un style tynérien (main gauche),
apporte beaucoup («Speak Low») et Ian Froman, le plus ancien de la section
rythmique, tresse avec puissance la nappe sonore dont cette musique a
besoin. Le cadet, Evan Gregor ne s’en laisse pas compter et
participe à ce qui a été une fête, n’en doutons pas. Le jazz, et pas seulement celui «de la maison» est une musique
expressive, et a besoin de ces dimensions de transe, d’intériorisation, d'échange et de ce
côté direct qui traversent cet enregistrement autant
pour libérer les artistes que véritablement communier avec le public, par le
corps tout entier et pas seulement par l’intellect dans le cadre d'un entre-soi des musiciens.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Jimmy Gourley
The Cool Guitar of Jimmy Gourley: Quartet & Trio Sessions 1953-1961
You're a Lucky Guy, You Stepped Out of a Dream, It's
De-Lovely, Not Really the Blues, My Heart Belongs to Daddy, Changing My Tune, I
Love You, Who Cares?, Almost Like Being in Love, Bag's Groove, Buddy Banks
Blues, Love You, Line for Lyons, A Night in Tunisia, Yesterdays, You Go to My
Head, How Long Has This Been Going On?, Clarisse Blues, For Heaven's Sake, Three
Little Words
Jimmy Gourley (g) avec:
(1-8) Henri Renaud Trio (p), Pierre Michelot (b), Jean-Louis
Viale (dm), Paris, 5 octobre 1953
(9-16) Buddy Banks (b) Trio & Quartet: Bob Dorough (p),
Roy Haynes (dm), Paris, 28 octobre 1954
(17-18) Jimmy Gourley Quartet, Henri Renaud (p), Jean-Marie
Ingrand (b), Daniel Humair, (dm), Paris, janvier 1961
(19-20) Jimmy Gourley Quartet, Krzysztof Komeda (p), Adam
Skorupka (b), Adam Jedrzejowski (dm), Varsovie, 30 octobre 1961
Durée: 1h 15’ 02”
Fresh Sound 1101 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Tiré
d’un disque d’Henri Renaud et son trio (Vogue), du Jazz
de Chambre de Buddy Banks (Club Français du Disque), d’une émission de
télévision, et d’un album du Jazz Jamboree enregistré en Pologne, voici
une vingtaine d’interprétations enregistrées de 1953 à 1961, qui nous remémorent l’excellent Jimmy Gourley (1926-2008),
ce Parisien adoptif venu de Chicago avec sa guitare pour vivre l’aventure du
jazz à Paris dans ces années 1950, rétrospectivement un âge d’or du jazz de la Capitale car l’atmosphère est encore à une fièvre
enthousiaste autour du jazz, même s’il est difficile d’en vivre. Une saine
émulation entre acteurs locaux, américains, belges et européens en général, est
à l’origine d’une musique bebop enracinée qui ne se pose encore aucune
question sur la nécessité pour le jazz du swing, du blues et de l’expression, avec de solides références,
qu’elle datent de la génération d’avant-guerre ou de celle du bebop. Pas de
subvention, mais une création d’un excellent niveau, libre des modes, collant à
l’évolution naturelle du jazz, même si la critique de jazz a commencé à déraper.
Le producteur Jordi Pujol de Fresh Sound poursuit son
exploration de la scène française (et pas seulement), toujours avec un souci
d’originalité, comme la restitution ici de disques rares et de quelques thèmes
enregistrés pour une télévision ou en Pologne en 1961.
Jimmy Gourley confirme le beau guitariste qu’il est
dans ce courant fondateur sur son instrument, et digne pendant, sur la scène
européenne, avec René Thomas également, de ce qui se fait de mieux sur la scène
américaine. Son style, où le blues est bien présent, coule, très clair, en
single notes parfaitement détachées et articulées, avec une couleur du swing
propre à ce temps, et dans ces versions en petites formations (trio, quartet),
il fait preuve d’une parfaite maîtrise, de dextérité et surtout
de musicalité au service des belles mélodies, standards le plus
souvent, quelques compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Milt Jackson, Gerry
Mulligan) et un original.
Parmi ses compagnons, on trouve aussi bien Henri
Renaud, Pierre Michelot, Jean-Marie
Ingrand que Bob Dorough, Buddy Banks, Roy Haynes, et pour la Pologne Krzystof
Komeda, c’est-à-dire le haut niveau international. Dans
cette période où les artistes élargissent le langage du jazz, on a ici réuni parmi le
meilleur de ce temps autour d’une personnalité de la guitare en plein développement qui a toujours
conservé, en authentique jazz lover, une intégrité certaine, artistiquement comme humainement: Jimmy
Gourley!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Ira B. Liss Big Band Jazz Machine
Mazel Tov Kocktail!
Gimme That°, High Wire**, Keys to the City, Love You
Madly**, Bass: The Final Frontier°°°, You’d Better Love Me While You May*,
Mazel Tov Kocktail°°, I Wish You Love*, Springtime, Joy Spring**, West Wings,
Where or When*
Ira B. Liss (dir), Janet Hammer*, Carly Ines (voc**, tb), reste
de l’orchestre détaillé dans le livret + guests: Andrew Neu (ts)°, Mike Vax
(tp)°, Dan Radlauer (acc)°°, Nathan East (eb)°°°
Enregistré en 2020, San Diego, CA
Durée: 1h 04’ 38’’
Tall Man Productions (www.bigbandjazzmachine.com)
Le Big Band Jazz Machine est l’aventure d’une vie, celle de
son leader, le saxophoniste Ira B. Liss. Originaire de San Diego, CA, il a, comme
beaucoup, commencé par jouer dans l’orchestre de son lycée où son professeur
l’a fait passer de l’alto au baryton en raison de sa taille (plus de 2
mètres!). Après avoir étudié la musique à l’université, Ira B. Liss a travaillé
dans différentes formations, notamment celles de Barney Kessel, Louie Bellson
et Thad Jones. Mais c’est la direction d’orchestre qui l’anime, et il crée en
1979 son Big Band Jazz Machine avec un groupe d’étudiants. Formé exclusivement
d’amateurs, le big band passe un premier été à répéter dans un lycée avant de
commencer à se produire en public. Avec le temps, il est rejoint par des
musiciens plus âgés et plus expérimentés qui professionnalisent progressivement
son fonctionnement. En 1994, alors que le Big Band Jazz Machine est bien
installé sur la scène jazz du sud de la Californie et qu’Ira B. Liss a lâché
son pupitre pour se concentrer sur la direction musicale, un premier disque, First Impressions, est enregistré. Quatre
autres suivront jusqu’à Tasty Tunes (2017), qui compte Bob Mintzer en invité.
Mazel Tov Kocktail! est le sixième enregistrement du Big Band Jazz Machine, réalisé à l’occasion de
ses 40 ans, un bel anniversaire, car on imagine ce qu’il faut d’énergie et de
détermination pour faire vivre un tel ensemble pendant plusieurs décennies.
Plusieurs invités et six arrangeurs différents contribuent à un album coloré et
varié qui évoque aussi bien la tradition du big band que des formes plus
«modernes», dont l’électrique «Bass: The Final Frontier» signé de Dan Radlauer, un multi-instrumentiste compositeur pour la publicité et la télévision, où l’on entend le bassiste invité Nathan East. En outre, le titre donnant son nom au disque, «Mazel Tov
Kocktail» (du même auteur) évoque la musique klezmer dont Ira B. Liss explique
la présence par sa dimension festive, de circonstance. Le thème mêle ainsi habilement
le klezmer –par les interventions de l’accordéon (Dan Radlauer) et de la
clarinette (April Leslie)– et le swing, assuré par l’orchestre. Une troisième
composition de Dan Radlauer, «Keys to the City», dans l’esprit des
années 1970-1980, met en avant le pianiste Steve Sibley et le saxophoniste Greg
Armstrong, ici à la flûte. C’est aussi un original qui ouvre le disque, «Gimme
That» du saxophoniste Andrew Neu invité justement sur ce titre. Le ténor, sideman expérimenté
dans le jazz comme dans la pop, est aussi un chef d’orchestre et un
compositeur
qui aime les arrangements brillants à la Quincy Jones, de quoi inaugurer
la
fête d’anniversaire avec guirlandes et lampions. Deux chanteuses
interviennent
également sur le disque: Janet Hammer et Carly Ines (également
tromboniste) qui se distingue sur un «High Wire» (Chick Corea) très
enlevé et une jolie version de «Love You Madly» (Duke Ellington). Entre interprétations convaincantes du répertoire
jazz et originaux ne manquant pas d’intérêt, le Big Band Jazz Machine s’offre
un disque-anniversaire qui couronne avec un enthousiasme rafraîchissant ses
quatre décennies d’activité. A l’heure de l’épidémie généralisée d’enfermements
et de contrôles hystériques, on rêve de faire le voyage à San Diego, pour profiter
des good vibes d’Ira B. Liss et de ses complices.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Leon Lee Dorsey
Thank You Mr. Mabern
Rakin' and Scrapin', Simone, Bye Bye Blackbird, Watermelon
Man, Summertime, I'm Walkin, Softly as in a Morning Sunrise, Misty, Moment’s
Notice
Leon Lee Dorsey (b), Harold Mabern (p), Mike Clark (dm)
Enregistré le 2 juillet 2019, New York, NY
Durée: 52’ 10”
JazzAvenue Records 1 (www.leonleedorsey.com)
Ce pourrait être sous le nom du regretté Harold Mabern, car
c’est un trio dont il est le personnage central, et c’est aussi le dernier
enregistrement connu à ce jour du grand pianiste originaire de Memphis, TN.
Mais c’est aussi bien que ce soit Leon Lee Dorsey, le bassiste, à l’origine de
la rencontre, qui rende un hommage sans calcul à ce pianiste qui continue de
manquer, car il était un personnage omniprésent de la scène du jazz, non pour
des raisons médiatiques, mais parce qu’il développait une intense activité
auprès de ses aînés, de ses contemporains comme des plus jeunes. Le répertoire, des standards mais aussi une majorité de
compositions du jazz, conviennent parfaitement au trio et au pianiste. Harold
Mabern, l’invité de marque, n’écrase pas de sa présence le trio, signe de
l’élégance et de la délicatesse de cette personnalité. Il accompagne les chorus
du leader sans sourciller, apporte son talent, la puissance de son blues, sans
se formaliser de la trop grande présence du batteur, un défaut qu’on pourrait partiellement
améliorer à la console de mixage. Au total, c’est un disque sympathique, avec quelques
défauts, mais c'est aussi un privilège d’écouter le messenger Harold Mabern faire quelques
garnérismes sur «Misty» et nous gratifier d’un bon «Moment’s Notice», de comprendre
la dimension humaine, la modestie, le sens de la pédagogie qui le poussent à
accompagner encore, après un parcours des plus brillants, des musiciens moins
confirmés avec disponibilité et son grand sourire bienveillant. Jazz de la tête
aux pieds, jusqu’à la dernière seconde.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Snorre Kirk Quartet With Stephen Riley
Going Up
Right on Time°, Streamline°, Going Up°, Dive*, Bright and
Early°, Highway Scene°, Call to Prayer°, Blues Arabesque°, The Grind°
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley (ts)°, Jan Harbeck (ts)*,
Magnus Hjorth (p), Anders Fjeldsted (b)
Enregistré en mars et juin 2020, Copenhague (Danemark)
Durée: 34’ 10”
Stunt Records 21032 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Petit par sa durée réduite (34’), c’est un bon disque de
Snorre Kirk, mais pas le plus intéressant. Régulièrement chroniqué
dans nos colonnes, il exploite habituellement, en petite formation, la veine
dans laquelle il a puisé sa musique et dont s’inspire ses compositions, celle
de Duke Ellington, parfois aidé en cela par la verve à la Paul Gonsalves de Jan
Harbeck (ts), même si, ici, beaucoup des pièces, composées entièrement par
Snorre Kirk, des blues («Streamline», «Goin’ Up», «Bright and Early», «Highway
Scene», «Blues Arabesque», «The Grind») à l’exception de «Dive» sur un rythme
caribéen, font davantage référence à Count Basie.
Dans ce disque, il a invité Stephen Riley, un ténor
américain, un son à la Ben Webster, le génie en moins, et qui utilise le son
feutré du modèle un peu comme une recette. On préfère l’inventif
Jan Harbeck, présent sur un seul thème («Dive»), qui parvient à se détacher de
son inspiration (Paul Gonsalves), en gardant l’esprit, pour élaborer une
manière bien à lui avec beaucoup de maestria et un petit grain de folie. Magnus Hjorth se plie un peu mécaniquement à l’exercice de
style dans un jeu plus sautillant qu’à la manière de Basie, une sorte d’épure
superficielle («Right on Time», «Streamline»). Le bassiste fait bien ce qu’il a à faire, et Snorre
Kirk, est moins passionnant dans son jeu comme dans ses compositions que sur
d’autres albums déjà chroniqués. A propos des compositions, malgré son talent
indéniable en la matière constaté dans d’autres productions, il faut aussi
parfois, nonobstant les droits d’auteurs, reprendre le répertoire original,
blues compris, pour apporter à ce type de musique l’ampleur qu’elle possède et
garder la mémoire du pourquoi cette musique.
Cela dit,
enregistré dans un contexte d'enfermement (mars et juin 2020), il paraît
plus juste de relativiser le moindre intérêt de cet enregistrement. Le
contexte actuel de dictature sanitaire/hygiéniste n'est pas favorable à
une musique populaire, née par conséquent dans la rue.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Roberto Magris
Suite!
CD1: In the Wake of Poseidon°, Sunset Breeze, A Message for
a World to Come°, Too Young to Go Steady, Suite!, Circles of Existence°, CD2:
(End of a) Summertime*, Perfect Peace°, (You’re my Everything) Yes I Am!, Love
Creation*, One With the Sun, Never Let Me Go*, Chicago Nights, The Island of
Nowhere°, Imagine*
Roberto Magris (p, ep), Eric Jacobson (tp), Mark Colby (ts),
Eric Hochberg (b), Greg Artry (dm), PJ Aubree Collins (récitante)°
Enregistré le 1er novembre 2018, Chicago, IL et le
8 décembre 2018, Miami, FL*
Durée: 1h 02’ 23’’ + 50’ 10’’
JMood Records 018 (https://jmoodrecords.com)
The MUH Trio
A Step Into Light
A Step Into Light, The Meaning of the Blues, What Is This
Thing Called Love, Waltz for Sunny, Continued Light, Italy, Giulio, Lush Life,
Our Blues, Bosa Cosa, Here We Are
Roberto Magris (p), Frantisek Uhlir (b), Jaromir Helesic
(dm)
Enregistré le 22 octobre 2019, Svárov (Tchéquie)
Durée: 1h 13’ 17’’
JMood Records 020 (https://jmoodrecords.com)
Roberto Magris & Eric Hochberg
Shuffling Ivories
Shuffling Ivories, I’ve Found a New Baby, Clef Club Jump,
Memories of You, The Time of This World Is at Hand, Quiet Dawn, La Verne,
Anysha, Italy, The Chevy Chase, La Verne Take 2
Roberto Magris (p), Eric Hochberg (b)
Enregistré le 7 novembre 2019, Chicago, IL
Durée: 1h 07’ 16’’
JMood Records 021 (https://jmoodrecords.com)
Vous pouvez lire dans Jazz
Hot, en ce début d’été 2021, la longue interview de Roberto Magris,
laquelle permet de retracer son parcours aussi riche qu’original. C’est
l’occasion aussi de s’attarder sur ses trois derniers enregistrements, effectués
avant le désastre sanitaire et liberticide mondial, alors qu’il était encore
possible à un musicien comme Roberto Magris de parcourir la planète, tantôt
pour participer à un festival en Allemagne ou en Hongrie, tantôt pour réaliser
une session à Chicago ou Miami pour le label JMood de son ami Paul Collins. Ces
trois albums, proposant des configurations assez différentes –un sextet
américain, un trio européen, un duo– illustrent bien la diversité des
productions réalisées par le pianiste italien.
L’enregistrement du double album Suite! est intervenu un peu plus de dix ans après la
création de
JMood Records, un projet, né de la rencontre de Roberto Magris et d'un
producteur de Kansas City, Paul Collins, qui a permis à Roberto Magris
d’atteindre une nouvelle
dimension, d’abord en accédant à la reconnaissance de Maîtres du jazz:
Art Davis (Kansas City Outbound,
2007), Idris Muhammad (Mating Call,
2008), Albert Tootie Heath (Morgan
Rewind: A Tribute to Lee Morgan Vol. 1 & 2, 2009-10, One Night in With Hope and More Vol. 1,
2009), Sam Reed (Ready for Reed,
2011), Ira Sullivan (Sun Stone,
2017).
Et si Roberto Magris n’était plus un débutant quand il a traversé
l’Atlantique,
ces rencontres ont donné encore plus d’intensité à sa musique et l’ont
défintivement arrimé au jazz de culture. Car si la carrière de Roberto
Magris
revêtait déjà un caractère international, elle restait essentiellement
européenne jusqu’à ce que JMood lui offre cette belle opportunité de se
produire régulièrement aux
Etats-Unis.
C’est cette belle décennie musicale que Roberto Magris célèbre avecSuite!, une œuvre pétrie de
spiritualité –c’était déjà le cas de Sun
Stone– et d’humanisme, soulignés par les textes lus par la
récitante P.J.
Aubree Collins, qu’elle a également écrits pour la plupart. L’intention
de
Roberto Magris étant ici, comme il le laisse entendre dans le livret,
d’approfondir son discours dans une synthèse de son cheminement
artistique. Ses
belles compositions (9 sur 15
titres) sont remarquablement servies par l’orchestre. On y remarque le
regretté
Mark Colby, disparu en 2020, à 71 ans. Cet excellent ténor, à la
sonorité
veloutée, méconnu chez nous, originaire de Brooklyn et ayant
vécu à Miami puis à Chicago, était un solide accompagnateur (Sammy Davis
Jr.,
Charlie Haden, Sarah Vaughan, Ira Sullivan…) ayant aussi sorti plusieurs
albums
sous son nom. C'était enfin un enseignant. Le bon trompettiste Eric
Jacobson, basé à
Milwaukee, WI, fréquente aussi la scène de Chicago et contribue à
l’ampleur
orchestrale de l’album. L’intensité et le swing qui traversent cet
enregistrement doivent beaucoup au jeune batteur Greg Artry, originaire
de
Pomona, CA, et ayant grandi à Indianapolis, IN. La liste de ses
collaborations
(Slide Hampton, Bobby Watson, Charles McPherson, Steve Turre…)
confirment qu’il
n’est pas le premier venu. Outre les originaux de Roberto Magris, tous
de
qualité, on retiendra une magnifique version de «Never Let Me Go», sur
laquelle
le pianiste atteint des sommets, et une surprenante reprise du «Imagine»
de
John Lennon qui démontrent encore toute son habileté d’arrangeur et sa
faculté de synthétiser dans son langage d'aujourd'hui ce qui, hier, l'a
bercé.
Egalement présent dans ce sextet, on retrouve le
contrebassiste Eric Hochberg en duo avec Roberto Magris sur Shuffling Ivories. Lui aussi issu de la
scène de Chicago, où son trio a animé les mardis et les samedis du Catch 35
jusqu’en 2020, il a effectué des tournées avec Pat Metheny, Lyle Mays, Terry
Callier, Kurt Elling, et il a accompagné les grands noms de Windy City comme Von et
Chico Freeman. Sur Shuffling Ivories, sa
belle sonorité boisée répond au magnifique toucher de Roberto
Magris, encore mieux mis en valeur dans ce contexte d’une extrême
sobriété. Le pianiste de Trieste y revisite avec un swing jamais démenti
le continuum historique du
jazz, d’Eubie Blake (élégant stride sur «The Chevy Chase») jusqu’à
Andrew Hill
(«La Verne», plein de lyrisme), en passant par Carl Massey (beau jeu
d’archet
d’Eric Hochberg sur «Quiet Dawn», tiré d’Attica
Blues d’Archie Shepp). Encore ici, les très bons originaux de
Roberto
Magris lui permettent d’évoquer aussi le blues («Shuffling Ivories») et
la longue tradition des jazzmen italo-américains («Italy»), avec cet art
de la mélodie propre aux Transalpins: une véritable chanson italienne
qu'on retrouve tout aussi lyrique et dansante sur l'album en trio avec
ses partenaires tchèques.
A Step Into
Light, illustre
les qualités de swing et de drive de Roberto Magris en trio dans le
registre inspiré en particulier par McCoy Tyner («Continued Light», très
beau thème) mais pas seulement, car c'est toute la tradition de ces
beaux trios du jazz qui est ici évoquée. C’est le
deuxième disque de son MUH Trio, dont il raconte la création dans
l’interview.
Les deux partenaires tchèques du pianiste, Frantisek
Uhlir –auquel il est lié
depuis plus de trente ans– et Jaromir Helesic, musiciens d’expérience,
maîtrisent sans conteste le langage du jazz et forment une section
rythmique d'excellent niveau, très complice et parfaitement à l'aise
dans ce registre, d'autant que Roberto Magris leur laisse beaucoup
d'espace: un trio bien équilibré. Le
répertoire est essentiellement constitué d'originaux de Roberto Magris
ou de Frantisek Uhlir, avec un standard «What Is This Thing Called
Love» et deux compositions du jazz: «Lush Life» et «The Meaning of the
Blues». A côté de Roberto Magris, toujours brillant et in the tradition,
de Jaromir Helesic, batteur toujours présent («Continued Light») sans
ostentation, il faut s'arrêter sur Frantisek Uhlir, brillant
contrebassiste, lyrique à l'archet en particulier («Waltz for Sonny», de
sa composition), compositeur inspiré («Giulio»), auteur de beaux chorus
tout au long de cet album, comme sur «Here We Are», un sacré thème au
drive réjouissant, qui conclut ce très bel album.
Ces
trois enregistrements offrent trois facettes du monde de Roberto
Magris, et il en reste d'autres à découvrir tant ce musicien prend
plaisir à enrichir le jazz de tout ce qu'il a lui-même absorbé et
synthétisé à sa manière de beauté. Si
nous sommes assurés de continuer à recevoir
prochainement des nouvelles œuvres discographiques de Roberto Magris
–quelques enregistrements non publiés– espérons qu’il puisse franchir à
nouveau
les frontières à la rencontre de ce monde du jazz, véritablement
international quand les fondements en sont respectés, dont il s'est
nourri depuis son plus jeune âge pour un résultat aussi accompli.
Jérôme Partage et Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Dany Doriz All Stars
Anthologie: 1962-2021
Titres
et personnels communiqués dans le livret
Enregistré entre le 14 décembre 1962 et le 22 octobre 2020, Paris, Limoges, Munster, La
Haye (Pays-Bas), Paterson, NJ
Durée:
1h18'35''+ 1h18'28'' + 1h17'41''
Frémeaux
& Associés 5787 (www.fremeaux.com/Socadisc)
Après l'excellente Anthologie du Caveau de La Huchette 1965-2017, Frémeaux & Associés
présente celle du directeur de cet établissement historique. Même s'il n'est
pas un inconnu des jazz fans, un rappel n'est pas inutile pour les autres. Dany Doriz, né
Daniel Dorise (en 1941) a d'abord étudié le piano dès l'âge de 4 ans, puis le
sax alto classique à 14 ans au Conservatoire de Versailles. Et dès l'âge de 16
ans, il opte pour le vibraphone après avoir vu Milt Jackson en concert avec le
MJQ. Il travaille l'instrument auprès de Geo Daly (1923-1999) qui lui fait
écouter Lionel Hampton. Il fait ses débuts professionnels en février 1959. En
1960, Dany joue avec Jean-Luc Ponty (vln). C'est pour Ponty avec Jean Tordo
(cl) qu'il fait son premier disque. Engagé par Michel Attenoux (s), il passe
aux Trois Mailletz (1961-62). On l'entend avec Dominique Chanson, Mezz Mezzrow,
Albert Nicholas, Peanuts Holland, Don Byas et Benny Waters. Autant dire un parcours
initiatique sainement jazz. Fin 1962, Dany Doriz dirige son propre orchestre,
d'abord un quartet avec le trop oublié Charles Barrié (ts). Il se produit aussi
avec Memphis Slim (1962, 45 tours Jazz
Madison/Make Rattle and Roll, Farandole 132), Claude Bolling (1962), Bill
Coleman (1964), Mickey Baker (1966) et de nombreux autres incontournables
illustrés dans ce coffret recommandé.
Outre des rééditions,
nous avons dix-sept inédits. Le tout nous est proposé dans l'ordre
chronologique. Le premier titre, «Shuffle and the Vibra», nous place d'emblée
dans l'ambiance: virtuosité de Doriz et sonorité pulpeuse de Barrié avec swing.
Memphis Slim (p, voc) chauffe son «Shake Rattle & Roll» de Big Joe Turner
(voc) –du vrai rock 'n’ roll avec du piano boogie, un excellent solo simple et
direct de Barrié et du vibraphone hamptonien. Sans quitter le swing, en mode
élégance, avec Stéphane Grappelli dans «How High the Moon» jusque-là inédit,
nous passons en 1965 (notons que la vraie orthographe du pianiste n'est pas
Hemler mais Hemmeler). Extrait du 45 tours Homère HO1012, nous avons ensuite
une composition très plaisante de Dany Doriz arrangée par Gérard Poncet pour
big band: «Rien n'est plus beau que tes yeux». Dany est à la tête d'une belle
brochette de requins de studio dont Pierre Sellin (tp) semble être le soliste
(à noter qu'à ma connaissance il n'existe pas de Georges Paquinet; si
l'initiale G. est bonne, il s'agit de Guy qui se trouve ici aux côtés de son
célèbre fils André, tb). Outre Dany Doriz, en forme, on apprécie de retrouver
Gabriel Garvanoff (p) dans «Mademoiselle de Paris» (1968) et Gérard Raingo (p,
en block chords) dans «Sweet Sue, Just You» (avec Maxim Saury, cl, 1968). La
clarinette virtuose du sympathique Suisse allémanique Erwin Wani Hinder
(1933-2021) décédé en mai dernier, brille dans «Huchette in the Groove» (1973)
et «The Preacher» (pas «Bugle Call Rag» comme indiqué, avec son compatriote
Rolf Burher, tb, 1975). La rencontre Dany Doriz-Lionel Hampton se termine sur
un «Good Bait» joué par l'orchestre (1976). Pas moins orchestral est le jeu de
Wild Bill Davis (org) dans «In a Mellow Tone» et «Take the A Train» (1978).
Joli exposé et solo dans «Bluesette» par Dany Doriz dont l'arrangement est
excellent (de François Guin peut-être, 1980). L'esprit du quartet Benny Goodman transpire
du Flashback Quartet (1983). La sensibilité artistique de Dany Doriz est bien
illustrée dans ce «Prelude in Blue» (Jean-Luc Parodi, org, Thomas Moeckel, g,
Carl Schlosser, ts: quel son!, 1990).
Trois extraits de
l'album My Favorite Vibes (1993) dont un titre en duo avec le regretté Duffy
Jackson (dm), décédé en mars dernier, «Move», nous font passer du CD1 au CD2,
occasion de retrouver Thomas Moeckel au bugle pour un solo sur «Someday My Prince
Will Come» avec le remarquable Georges Arvanitas (p). En juin 1994, Dany fait
le bœuf, assis sur une rythmique mieux que solide (Eddie Jones, b, Butch Miles,
dm): les inédits «Wee» (Red Holloway, alto pas ténor; Buster Cooper, tb, au
lieu de Clark Terry) et «Just Friends» (l'inestimable Clark Terry, flh,
remplace Holloway). Les deux extraits de l'album This One's for Basie (Black and Blue 860.2) valent aussi pour Arvanitas, Eddie Jones, Butch Miles.
Cette équipe de luxe accueille ensuite Bob Wilber (cl) pour un goodmanien
«Seven Come Eleven» (1995). Emotion de retrouver le trop oublié Patrick Saussois
(g) dans cette belle version d'«Embraceable You» et dans son solo imprégné par
Django pour «Pennies From Heaven» (1999). Il participe aussi à la valse de Jo
Privat, «Balajo», avec Marcel Azzola (acc) en 2000. D'un climat à l'autre, au
passe au funky «Psychedelic Sally» (1968) d'Horace Silver avec le ténor musclé
de Michel Pastre, l'excellent Philippe Milanta (p) et Duffy Jackson, (2002).
L'entente entre Dany Doriz et Marc Fosset (g), disparu en octobre 2020, est illustrée
par cinq titres dont «Lover» et «Take Bach» de Philippe Duchemin (p) où notre
vibraphoniste est virtuose à souhait. Claude Tissendier (cl, arr), Philippe
Duchemin et Patricia Lebeugle (b) apportent leur concours qualifié au groupe
vocal Sweet System. Désormais le fils, Didier Dorise, est à la batterie.
Egalement au chapitre de la nostalgie, la rencontre entre Dany Doriz et Claude
Bolling (2004, «Air Mail Special» inédit, en big band).
Le XXIe siècle est maintenant bien entamé et le CD3 lui est
consacré. Dany Doriz maintient le cap notamment à la tête de son big band où
l'on retrouve Marc Fosset et dont nous avons cinq titres inédits: Didier Dorise
est en vedette dans «Good Vibes» (2006), Rhoda Scott (org) l'invitée d'«April
in Paris» (2009). En combo, «Race Point» (2012) est un très bon moment de ce
coffret qui fait intervenir Philippe Duchemin, Dany Doriz, Scott Hamilton (ts),
Ronald Baker (tp), Patricia Lebeugle, puis c'est une alternative avec Didier
Dorise. Dany Doriz déborde de swing dans «Be Bop» de Dizzy Gillespie avec
Patrice Galas (p), Cédric Caillaud (b) et Didier Dorise (2020). Le reste est à
l'avenant. Une balade dans la vie musicale de Dany Doriz indispensable pour
ceux qui savent qu'il n'y a pas de jazz sans swing, et qui l'aiment.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Ralph Lalama / Helmut Kagerer / Andy McKee / Bernd Reiter
New York Meeting
Charlie Chan, Antigua, The Interloper, Where Are You, Minor
League, I'm an Old Cowhand, My Shining Hour, Dark Chocolate, Wail Bait, Ping
Pong
Ralph Lalama (ts), Helmut Kagerer (g), Andy McKee (b), Bernd
Reiter (dm)
Enregistré le 22 avril 2013, New York, NY
Durée: 1h 09’ 43”
Alessa Records 1061 (www.alessarecords.at)
Ce New York Meeting enregistré en 2013 par ce collectif n’a été édité qu’en 2017 par Alessa
Records,
le bon label autrichien, et distribué chez nous en 2020. Ce parcours
dans le
temps pour parvenir à nos oreilles n’ôte rien à la qualité d’une
production d’un quartet euro-américain avec quatre musiciens qui ont
déjà fait
leurs preuves, de ces sidemen intéressants qui donnent toute l’épaisseur
du tissu
du jazz. A l’origine de cette réunion, se trouvent le batteur Bernd
Reiter (1982, Loeben, Autriche, il a accompagné Eric Alexander, Kirk
Lightsey,
Jim Rotondi, Joe Magnarelli, Charles Davis, etc.) et sa rencontre en 2009 à Munich, un
centre de l’activité du jazz en Allemagne, avec un autre excellent musicien, le
guitariste Helmut Kagerer (1961, Passau, Allemagne, il a joué avec Clark Terry,
Benny Bailey, Arthur Blythe, Red Holloway, Dusko Goykovich, Jimmy Cobb et
Houston Person…) un disciple, dans ce disque en particulier, de René Thomas
même si lui-même évoque d’autres influences comme Jim Hall, Joe Pass, qui ne
sont pas incompatibles, ce qui dit assez ses qualités d’expression et de
virtuosité. Bernd et Helmut se sont mis d’accord sur l’idée d’inviter
Ralph Lalama, un solide ténor dans la veine ici d’un Dexter Gordon pour donner
une idée de l’esprit, gros son à l’ancienne et articulation bop (1951, West
Aliquippa, PA) qui a accompagné l’histoire du jazz mainstream, bebop et hard
bop aux Etats-Unis (Barry Harris, Carmen McRae, Joe Lovano Nonet) et de
nombreux big bands (dont Mel Lewis, Buddy Rich, Woody Herman, The Vanguard
Jazz Orchestra…). Le jazz est aussi riche de ces bons musiciens dans la
tradition dont Ralph Lalama est une incarnation. Andy McKee (1953, Philadelphie, PA) qui a tourné en Europe
régulièrement depuis plus de trente ans, était une connaissance de Bernd. Basé
à New York, le lieu de cette rencontre, le contrebassiste a une longue et
brillante carrière (Chet Baker, Mal Waldron, Steve Grossman, Hank Jones, Slide
Hampton, pour citer quelques-unes de ses collaborations les plus remarquables).
Il est devenu avec le temps un de ces bassistes possédant une sonorité profonde qui symbolisent l’énergie
du jazz à New York, un son par ailleurs d’une grande clarté.
Autant
dire que le jazz est roi dans cet ensemble, et que
c’est une heure de jazz sans l’ombre d’une interrogation, un plaisir de
l’oreille et du cœur. Le registre bop et hard bop de cette production
est
brillamment défendu par des musiciens qui en possèdent les codes et
l’esprit,
et cela se lit en particulier dans le choix d’un répertoire tout à fait
adapté
et recherché où l’on retrouve les plumes de Joe Lovano, Gene Perla, Thad
Jones, Duke Pearson, Quincy Jones et Wayne Shorter à côté de quelques
standards
pas si fréquents, le bebop n’ayant jamais évité les standards, bien au
contraire. Il y a encore un original de Ralph Lalama («Dark Chocolate»)
dans l’esprit hard bop, qui enrichit encore cet enregistrement.
Ces musiciens, peu fréquents, seront par conséquent une découverte pour beaucoup, et si
parfois les musiciens allemands ou autrichiens doivent passer
par New York pour être entendus en France (Fernand
Raynaud, «Le 22 à Asnières»), ce disque en est l’occasion rêvée, car
Bernd
Reiter est un batteur qui a encore un bel avenir devant lui et qu’Helmut
Kagerer a lui déjà une discographie qui mérite qu’on s’y arrête. Ralph
Lalama
est, quant à lui, un ténor «éternel», profond et mérite mieux
que l’anonymat dont il est victime dans les dictionnaires du jazz dont
il est
absent, ou sur internet. Il a cependant un site personnel attrayant où l’on
découvre une respectable discographie en leader: https://ralphlalama.com/#/recordings.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Glenn Close / Ted Nash
Transformation
Creation
(parts I* & II), Dear Dad/Letter, Dear Dad/Response, Preludes for Memnon*,
On Among Many, Rising out of Hatred, A Piece by the Angriest Black Man in
America, Forgiveness, Wisdom of the Humanities, Reaching the Tropopause*
Glenn
Close*, Eli Nash, Amy Irving, Matthew Stevenson, Wayne Brady (spoken word),
Ryan Kysor (tp1), Tatum Greenblatt, Marcus Printup, Wynton Marsalis (tp),
Vincent Gardner (tb1), Christopher Crenshaw, Elliot Mason (tb), Ted Nash (ss,
comp., cond.), Sherman Irby (as1, fl), Marc Phaneuf, Victor Goines, Mark
Lopeman, Paul Nedzela (reeds), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Obed
Calvaire (dm)
Enregistré
en janvier-février 2020, New York, NY
Durée:
1h 17' 38''
Tiger
Turn Productions 4164001728 (https://tednash.com)
L'actrice
et scénariste américaine Glenn Close (née en 1947), multiprimée, qui
est ici la partenaire du saxophoniste Ted Nash apparaît très peu au
cours des plages de cet album. C'est sa cinquième collaboration avec le
Lincoln
Center Jazz Orchestra. Ted Nash (né en 1960) qui a composé et arrangé
toute la
musique de ce projet est le véritable artisan de cette fresque. Wynton
Marsalis
l'a sollicité et il a choisi le vaste sujet de la transformation. Dans
le
livret signé Kristen Lee Sergeant, on cite Glenn Close qui nous dit: «l'art a le potentiel de nous montrer
comment transformer les ténèbres en lumière, le désespoir en espoir et la haine
en pardon». Le signataire qui a une compréhension de l'anglo-américain
écrit est très handicapé lorsqu'il s'agit d'oral. De plus, il est assez
hermétique aux textes à prétention
littéraire. Il ne peut donc donner un avis que sur la musique ici proposée
en support aux messages qui, dès les premières notes jouées, nous mène au cœur de l’expressionnisme jazz.
Ted Nash s'est assuré le concours des membres du Jazz at
the Lincoln Center Orchestra dont Wynton Marsalis lui-même qui, à l'évidence, est
une influence majeure sur lui. C'est un enregistrement en public. Cette suite a
été créée à New York, sur trois soirées du 30 janvier au 1er février
2020. Elle commence par «Creation», en deux parties, soit la création de la
matière et du monde d'après un texte de Ted Hughes. Hors tempo, Dan Nimmer
discrètement cimente derrière les récitants et les commentaires instrumentaux
dont ceux très expressifs de Wynton Marsalis avec le plunger. Les courts
intermèdes instrumentaux auraient pu être signés Wynton Marsalis tant la
parenté de style est nette. La partie 2 est instrumentale et prise sur un tempo
médium. La trompette wa-wa de Marsalis et la clarinette-basse (Victor Goines, probablement)
précèdent une orchestration dense pour l'ensemble de la formation. Chris
Crenshaw prend un solo sobre et robuste suivi du massif sax baryton de Paul
Nedzela. Le swing est présent, le traitement des sons relève de la tradition
Ellington-Mingus-Wynton Marsalis. C'est ensuite «Dear Dad», une lettre du fils
Eli à son père en tant que transgenre, suivie de la réponse du père Ted Nash
(ss), instrumentale, orchestrale et lyrique, avec changement de tempo (sur cet
instrument, Ted Nash suit le chemin ouvert par John Coltrane).
Glenn Close
revient pour un texte de Conrad Aiken («Preludes for Memnon») accompagné par la
flûte alto de Sherman Irby. Mais elle est vite relayée par l'orchestre. Ryan
Kisor intervient pour un bon solo dans un style hard bop, sur un drumming
luxuriant. L'actrice Amy Irving lit ensuite un texte de Judith Clarke («One
Among Many») sur des motifs simples et répétitifs de clarinette-basse (puis
clarinette), piano, basse, batterie. L'orchestre prend le relais de façon
triomphante, suivi par une série de bons solos (Dan Nimmer, Elliot Mason, Obed
Calvaire). Matthew Stevenson lit son propre texte, «Rising out of Hatred» (sortir
de la haine). Tatum Greenblatt intervient pour des contre-chants avec sourdine
harmon. Wayne Brady interprète avec conviction son propre texte, «A Piece by the
Angriest Black Man in America or, How I Learned to Forgive Myself for Being a
Black Man in America» (un morceau par l'homme noir le plus en colère d'Amérique ou comment j'ai appris à me pardonner d'être un homme noir en Amérique) juste soutenu discrètement par Carlos Henriquez et Obed
Calvaire.
La musique reprend toute la place dans «Forgiveness» (le pardon). Une
orchestration hors tempo débouche ensuite sur une musique en tempo médium où
Wynton Marsalis raconte une histoire avec le plunger. Retour au motif hors
tempo, cette fois suivit sur tempo vif par un solo superlatif de Wynton
Marsalis, puis de Dan Nimmer, toujours sobre et plein de swing. Le motif hors
tempo termine ce moment musical. Amy Irving lit un texte du biologiste,
spécialiste des insectes et adepte de la sociobiologie, Edward Osborne Wilson
(né en 1929): «Wisdom of the Humanities» (sagesse des sciences humaines). On sait que depuis 2014, Wilson
plaide pour une transformation des comportements sinon l'humanité se dirige
vers une grande extinction. Ici, c'est un appel à guérir l'humanité et la
planète sur laquelle nous vivons. Le récit est musicalement commenté par des
marsalismes et effets «jungle». La coda est paisible (sagesse?) jouée par la
clarinette et clarinette-basse.
La fresque se conclut par «Reaching the
Tropopause» (Atteindre la tropopause).
La tropopause est une zone de l'atmosphère terrestre où la
température est stable qui fait la transition entre la troposphère
(au-dessous)
et la stratosphère (au-dessus). Ce mouvement final s'appuie sur un texte
de
Tony Kushner («Angels in America») lu par Wayne Brady et Glenn Close
qui,
ensuite, laissent la place à un orchestre triomphant, au sax ténor de
Victor
Goines, puis à un stupéfiant solo de Wynton Marsalis avec des passages
en
legato dans l'aigu, et enfin à un dialogue débridé entre eux. Le Lincoln
Center
Jazz Orchestra est utilisé dans toute sa riche palette sonore et
expressive.
Cette œuvre ambitieuse de Ted Nash aborde des sujets qui ne peuvent être
saisis, pour le texte, que par ceux qui possèdent une parfaite maîtrise
de l'anglo-américain. Comme
les textes prennent autant de place que la musique, nous ne
pouvons pas accorder la mention indispensable que la musique mérite.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Knut Riisnæs
The Kernel
Around the Kernel, Living Next Door to Hjallis, La Mesha, Lady
Day, West End Blues, Inner Circle, Reminiscence Part 1, Reminiscence Part 2, Midnight
Waltz, Love and Peace
Knut Riisnæs (ts), Anders Aarum (p), Jens Fossum (b), Tom
Olstad (dm)
Enregistré les 26 septembre 2018 à Halden (Norvège) et 11 février 2019, Asker
(Norvège)
Durée: 48’ 25”
Losen Records 223-2 (www.losenrecords.no)
Après
Snorre Kirk (Norvège), et Jan Harbek (Danemark), la
bonne nouvelle nous vient encore de Scandinavie où il existe du jazz, du
très bon, ancré sur la tradition, celle du post bop, avec un quartet de
haute volée
dirigé par un saxophoniste ténor, Knut Riisnæs qui a choisi d’explorer
la veine
du jazz des années 1970, avec ce qu’il faut de modernité, d’actualité
même,
mais aussi un ancrage dans le blues, le swing et cette qualité
d’expression qui
caractérisaient les ténors comme Joe Henderson, Wayne Shorter, un son
délicat
et parfois profond pas si loin des plus anciens Dexter Gordon et Ben
Webster… Knut
est brillamment entouré par une section rythmique lumineuse avec Anders
Aarum
au piano, auteur de l’original qui ouvre le disque et donne
partiellement le
titre à cet album («Around the Kernel», «Kernel» signifiant «noyau»), de
Jens Fossum
à la contrebasse, auteur du beau deuxième thème («Living Next Door to
Hjallis»),
et Tom Olstad, aérien, précis et présent pour entretenir avec le
contrebassiste, la pulsation de cet excellent enregistrement («West End
Blues»,
un original). Le répertoire est bien équilibré avec cinq compositions
du jazz parfaitement choisies pour ce registre et pas si fréquentes
(Kenny
Dorham, Wayne Shorter, Andy McKee, Cedar Walton, Horace Parlan), et cinq
originaux, dont trois du leader Knut Riisnæs.
Knut n’est pas né de la dernière pluie, puisqu’il a vu le
jour en le 13 novembre 1945 à Oslo d’une famille totalement investie dans la
musique. Sa mère est pianiste et musicologue, sa sœur, Eline Nygaard Riisnæs (1951)
est également pianiste classique et enseignante et son frère Odd Riisnæs (1953)
est aussi saxophoniste de jazz. On ne plaisante pas avec la musique à la
maison, et Knut en est le résultat, il possède son langage, maîtrise
parfaitement l’expression et a saisi, dans ce disque, ce que le jazz porte en
lui. Le hot en particulier n’est pas
incompatible avec son origine scandinave, comme on le pensait abusivement en
raison des nombreuses productions frigorifiques qui ont envahi l’Europe au
tournant des années 2000 venues des réseaux institutionnels de la Scandinavie
(ambassades, services culturels). N’ayant pas eu accès à ses précédentes et nombreuses productions
en leader ou sideman, il nous est difficile de vous en dire plus si ce n’est
qu’en 1991, il avait enregistré un Confessin'
the Blues (Gemini), avec Red Holloway, qui doit swinguer avec ce qu’il faut
de blues; en 1992, on note un Knut
Riisnæs Featuring John Scofield and Palle Danielsson (Odin Records),
récompensé à de nombreuses reprises; en 2001, Touching (Resonant), est consacré à John Coltrane et Joe Henderson,
également récompensé; et sur ce même label, Losen, en 2016, 2'nd Thoughts, dont on ne peut rien vous
dire (nous n’avons rien trouvé sur internet), mais qui, au vu du présent
enregistrement, doit être à découvrir.
Anders Aarum est aussi né en
Norvège à Moss le 17 décembre
1974, et a étudié le piano à la Sibelius Academy d’Helsinki en Finlande.
Parmi
ses références, identifiables pour nous, il y a le regretté Sonny
Simmons qui
vient de nous quitter. Le parcours d’Anders se fait en Norvège où
ses qualités et une réputation méritée lui ont permis une activité
soutenue dans de multiples formations dont Funky Butt, une formation qui
réactualise l’héritage néo-orléanais. De New Orleans à Sonny Simmons, on
comprend qu’il sait tout jouer, et s’il a réussi cette synthèse, comme
en
témoigne ce disque dans un esprit encore différent, c’est qu’il a
compris
l’essentiel du jazz. Il a cinq albums à son actif en tant que leader
depuis
2000, en trio principalement.
Jens Fossum est né le 26 April 1972 à Trondheim, en Norvège.
Comme Knut et Anders, sa carrière se déroule en Norvège, et si
nous le connaissons mal, sa discographie fait état de nombreuses
collaborations. Sa composition («Living Next Door to Hjallis»), brillamment exposée par ce quartet où il
tient parfaitement sa place, nous dit qu’il n’a rien à envier à nos meilleurs
contrebassistes français.
Tom Olstad, l’excellent batteur de ce quartet, est déjà un
ancien puisqu’il est né le 13 avril 1953 à Gjøvik, en Norvège où il a
sérieusement étudié la musique au Conservatoire de musique et à l’Université d’Oslo
avec une thèse intitulée: «The Jazz Life in Oslo at the 1980's» publiée en 1992.
Localement, il a participé à plusieurs orchestres dont celui d’Odd Riisnæs, le frère
du leader de ce disque, et celui de Karin Krog (cf.
Jazz Hot n°683), la
scène norvégienne semblant nourrir ses artistes car aucun de ces quatre
musiciens ne s’est exporté, malgré un talent indéniable. La musicalité de ce
batteur explique qu’il ait croisé la route, sans doute en Norvège, de Art Van
Damme, Art Farmer, Kenny Drew, Benny Bailey, James Moody, Eddie Harris. Il a
enregistré un seul album en leader Changes
for Mingus (Ponca Jazz), en 2007, avec
des originaux inspirés bien entendu par Charles Mingus et sans doute
Dannie Richmond, ce batteur qui a accompagné Mingus avec tant de
musicalité.
Voilà pour cette découverte tardive (encore); il
nous reste encore des milliers de musiciens de jazz de par le monde,
respectueux de l’art et de l’esprit, tout en étant originaux, qui enrichissent
le jazz, en dehors de l’Hexagone et de la patrie américaine du jazz. Plus,
quand ils possèdent les qualités pour mettre en valeur le répertoire du
jazz, comme ici le beau «Love and Peace» d’Horace Parlan, il ne faut surtout
pas faire la sourde oreille. Au passage, notons que si Horace Parlan, Dexter
Gordon, Ben Webster, Kenny Drew, Ed Thigpen, et bien d’autres, ont été bien
accueillis en Scandinavie, ils ont rendu avec générosité à ces pays cet esprit
impalpable du jazz qui donne aujourd’hui cette saveur à la musique de ces quatre
artistes norvégiens. On dit avec justesse qu’un bienfait n’est jamais perdu.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Steven Harlos
The Piano Music of Dick Hyman
Piano
Man, Five Propositions for Piano, Indiana Variations
Steven
Harlos (p solo)
Enregistré
Columbus, Venice, Denton, OH, date non précisée
Durée:
1 h 05' 09''
Arbors
Records 19483 (https://arborsrecords.com)
C'est dans le rôle délicat
d'accompagnateur que j'ai connu le pianiste Steven Harlos en juin 1976, à
Montreux, lors du 1er Congrès International des Cuivres. Outre la
nécessité d'être bon lecteur, il faut savoir s'adapter à l'expressivité de
chacun dans l'instant. Harlos avait ainsi assuré derrière le fameux
trompettiste soviétique Timofey Dokshitser, les cornistes australien Barry
Tuckwell et soviétique Vitaly Buyanovsky, les tubistes Larry Campbell et
Michael Lind. Harlos appelle ça, avec raison, «collaborative artist», un rôle qu'il avait commencé à endosser
l'année précédente, en 1975, pour le tubiste Harvey Phillips (concerts à
Carnegie Hall). Il a aussi fait profiter de sa spécialité d'autres vedettes
aussi diverses que Gervase de Peyer (cl), Jason Bergman (tp), Mary Karen Clardy
(fl), Marvin Gaye et Dionne Warwick. En tant que soliste, Steven Harlos a joué
le Concerto en fa de George Gershwin au Lincoln Center (1986). Ce
que
nous découvrons ici, c'est sa complicité avec le très respectable Dick
Hyman,
né en 1927, véritable encyclopédie du piano jazz et au-delà (de Scott
Joplin à
Cecil Taylor). Dick Hyman a bénéficié de douze leçons auprès de Teddy
Wilson en 1948. Il a joué pour Benny Goodman (à partir de 1950), Charlie
Parker et
Dizzy Gillespie (télévision, 1952), Maxine Sullivan (1956), Pee Wee
Erwin
(1958), Vi Redd (1962), Wes Montgomery (1963). Il a harmonisé les solos
de
Louis Armstrong qu'il fit jouer dès 1975 par la New York Jazz Repertory
Co.
Compositeur-arrangeur notamment pour Count Basie et J.J. Johnson, Dick
Hyman a
écrit des musiques de film (dont Scott Joplin, 1976) et des Etudes
for Jazz Piano (1982). Nous y voici. Steven Harlos a été son tourneur de
page lorsque Dick Hyman a créé sa composition Piano Man en 1982 à
Cleveland, œuvre conçue d'après ses Etudes for Jazz Piano et alibi pour
un ballet. Au bout d'une semaine, Dick Hyman a donné le relais à Harlos. Il
semble donc «qualifié» pour nous présenter cette musique écrite par Dick Hyman
ainsi que deux autres plus tardives: Five Propositions for Piano (2010)
et Indiana Variations (2000).
Des questions se posent.
Pas tant que Dick Hyman ait voulu laisser des «œuvres» écrites, ce complexe de
la «musique savante occidentale» n'est pas rare. Déjà Bix Beiderbecke avait
laissé des morceaux de qualité pour piano solo, mais pas très propice au jeu
jazz (la plus connue est «In a Mist»). Moins encore, le navrant a priori des
consommateurs naïfs sous influence des «spécialistes» incultes qui
considèreront qu'en l'absence d'improvisation, ce ne peut pas être du jazz (donc
les solos écrits par Jelly Roll Morton pour Omer Simeon, cl, et George
Mitchell, cnt, ne seraient pas du jazz, pas plus que la totalité de «Koko» de Duke
Ellington). Nous touchons en fait à l'essentiel de la musique. Un texte
musical, écrit, mémorisé ou improvisé, n'est rien sans son interprétation. Une
même œuvre écrite dirigée par Arturo Toscanini ou par Wilhelm Furtwängler
donnera un résultat considérablement différent. Le compositeur peut ne plus
être maître de son œuvre. En mai 1930, Maurice Ravel refusa de serrer la main
de Toscanini parce qu'il avait interprété son Boléro deux fois plus vite
qu'il ne le voulait. A l'inverse, Bruno Walter qui a beaucoup fréquenté Gustav
Mahler, dirigeait ses œuvres conformément à sa pensée. Car la notation ne permet
pas la transcription des sentiments, ni toutes les nuances rythmiques. L'interprète de
haut niveau d'un texte écrit par un autre saura imprimer son «individual code» (Billie Holiday, Edith
Piaf, Maria Callas). Même chose s'il est l'auteur-compositeur, il fera vivre
par l'interprétation (Trenet, Brassens, Brel, Gainsbourg). Il y a une «jazz interpretation» plus essentielle
que la «jazz improvisation» et qui,
seule, fait que ce que l'on joue est du jazz ou autre chose (qui peut être bien
aussi). Lorsqu'André Hodeir, très copié ensuite, commence à publier des transcriptions
de solos, comme «Whoa Babe» par Johnny Hodges (Jazz Hot n°1 octobre 1945, p.9) et «Body and
Soul» par Coleman Hawkins (Jazz Hot n°20, février 1948, p.9), il montre uniquement qu'il est bon en dictée
musicale. Si cela illustre une démarche harmonique (qui n'est pas spécifique au
jazz), ces notations sont dans l'impossibilité de faire comprendre l'essentiel,
respectivement le swing et le traitement spécifique du son qui sont
l'interprétation jazz et sa raison d'être.
Les pièces écrites par Dick Hyman peuvent être du jazz si l'on pratique
les codes spécifiques d'interprétation qui ne peuvent pas y figurer, avec en
bonus soit l'aptitude à traduire la pensée du compositeur, soit un individual code qui peut en faire des «œuvres».
Comme on pouvait s'en douter, Steven Harlos n'a pas une dimension solistique
individuelle particulière comme Earl Hines ou Erroll Garner, Clara Haskil ou
Glenn Gould. C'est un serviteur professionnel. Sans doute transmet-il quelque
chose de Dick Hyman qui, aussi excellent fut-il, n'était pas détenteur d'un individual code spectaculaire. Harlos a
suffisamment vu Hyman jouer Piano Man pour qu'une filiation artistique
soit possible. Il faudrait comme pour une œuvre dite «classique», lire la
partition à l'écoute du disque pour mesurer le degré de liberté pris par
Harlos. Piano Man est une suite d'évocations: Scott Joplin, James P.
Johnson, Jelly Roll Morton, Duke Ellington, Willie the Lion Smith, les
pianistes boogie, Fats Waller, Teddy Wilson, Count Basie, Earl Hines, George
Shearing, Art Tatum, Oscar Peterson, Dave Brubeck, Erroll Garner, McCoy Tyner
et Bill Evans. Le segment «Azalea Rag» convient bien à Harlos. Tous les
pianistes classiques peuvent jouer le ragtime. «South Side Boogie-Woogie»
aussi, ici dédié à une brochette de pionniers (comme pour souligner le côté
répétitif impersonnel du genre). On se souvient que dans cette musique
mécanique, option lissée, un virtuose comme José Iturbi faisait l'affaire.
«Cuttin' Loose» est évocateur de James P. en plus raide et, pour Morton, c'est
son résidu ragtime qui s'exprime là («Decatur Stomp»). Sinon, Steven Harlos est
convaincant dans «Ocean Languor» devant évoquer l'impressionnisme du Duke,
«Ivory Strides» à la Waller. Dick Hyman a très bien transcrit des idiomatismes
du jeu d'Erroll Garner qu'Harlos restitue sans peine («Bouncing in F minor»).
Mais surtout, Steven Harlos a mieux assimilé le swing qu'une multitude de
pianistes classiques qui se donnent aujourd'hui à la musique improvisée: «Pass
It Along» à la Teddy Wilson, «Struttin' on Sunny Day» à la façon Earl Hines. Il
n'est pas exclu qu'Harlos joue mieux Brubeck que Brubeck lui-même, souvent
plus raide («Time Play»). L'exercice en progression par quartes est fastidieux
et peu évocateur de McCoy Tyner. Et le toucher de Steven Harlos ne permet pas de
retrouver du Bill Evans dans «Passage». Des intermèdes qui n'existent pas dans
les Jazz Etudes for Jazz Piano cimentent ces évocations. Au total, ce Piano
Man de 31'51'' est une musique concertante jouée par un bon pianiste
classique, bien enregistrée au Legacy Hall de Columbus, sans indication de date
(ce qui est devenu la règle chez Arbors Records).
Les Five Propositions for
Piano de Dick Hyman sont d'une autre nature. C'est une pièce de concert
très éloignée de la lettre comme de l'esprit du jazz. Cela ressemble à des
improvisations hors tempo qui ont été transcrites. Il n'y a pas vraiment de
forme, sauf dans l'Aria très court. Cela fait pianiste qui s'écoute jouer.
Ici le swing, même un soupçon, est absent. Steven Harlos fait son job. Il est
très difficile de donner du sens à ce qui n'en a pas. C'est le point faible du
CD. Bien plus plaisant est Indiana Variations où l'influence du rag
(exposé du thème, «Requiem for the Century») et du jazz sont présents ainsi que
des évocations réussies comme celle de Bix («Bix Mix»). Pour Monk, il s'agit
d'un bref motif évocateur qui est développé hors de l'individual code de Monk («Thelonious I.O.U»). En fait ces Indiana
Variations exploitent la même recette que Piano Man: c'est un
assemblage de touches stylisées dont la brièveté et la diversité évitent
l'ennui de l'auditeur.
La façon dont Steven Harlos fait sonner le piano n'est
pas sans évoquer celle des pianistes américains dits «novelty» dans les années 1920 (Rube Bloom, Arthur Schutt,…) et sa
virtuosité digitale est certaine («In a Manhattan Minute»). Au total, un très
bon instrumentiste classique, virtuose et capable de simuler des phrases jazz,
est au service d'un jazzman qui se prend pour un compositeur de musique savante
et concertante, dont deux de ces œuvres ne sont pas déplaisantes à écouter.
Elles ne seront pas immortelles, mais des extraits pourraient faire d'excellents bis pour des récitals classiques sous les doigts de professionnels du
niveau de Steven Harlos et en guise de clins d'œil à de vrais maîtres du clavier
au XXe siècle.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Magnetic Orchestra
& Vincent Périer
Extemporaneous, Ugly
Beauty, Times Was, Möbius Ring, Crever les pneus d’un car de CRS, Ritournelle,
La piscine, Doctone, On a Misty Night
Vincent Périer (ts),
Benoît Thévenot (p), François Gallix (b), Nicolas Serret (dm)
Enregistré le 1ermai 2019, Couzon-au-Mont-d’Or (69)
Durée: 44’ 39”
Jazzanas MO05 (vincentperier.com)
Nous avions découvert le saxophoniste et clarinettiste
Vincent Périer (Aurillac, 1980), dont l’activité est essentiellement centrée
sur la région lyonnaise et stéphanoise à propos de deux précédentes productions,
et il confirme ici en quartet dans son registre de prédilection post Sonny
Rollins et Charlie Parker qui sont ses deux inspirations perceptibles parmi
d’autres, tout le bien qu’on peut penser de sa sonorité de ténor, de son
aisance technique, de son expression en général très ancrée dans l’histoire du
jazz, bien accompagné par une section rythmique emmenée par Benoît Thévenot (p)
notamment remarquable sur le premier thème qu’on doit à Steve Grossman et sur
«Doctone» de Branford Marsalis. Parmi les compositions du jazz, on retrouve
«Ugly Beauty» de Thelonious Monk, traité avec respect. Il y a également cinq
originaux, deux de Vincent, un de Benoît et un de Nicolas Serret, le batteur,
dans un registre plus éthéré comme ça se fait aujourd’hui où la mélodie est
moins prépondérante. Les compositions de Vincent sont en revanche en plein dans
la tradition que ce soit «Crever les pneus d’un car de CRS» qui porte le feu
que le titre et la dédicace aux Gilets jaunes suggèrent, ou dans un beau
«Ritournelle», Rollinsien jusqu’au bout des notes, un ton qui ne quitte pas le
ténor sur le thème de Benoît, «La piscine», même si les harmonies y sont plus
«modernes» comme sur «Doctone». Nicolas Serret y tire bien ses baguettes du feu
et François Gallix fait bien ce qu’il a à faire. L’album se conclut sur la
belle composition de Tadd Dameron «On a Misty Night», sur laquelle la sonorité
de Vincent Périer fait merveille.
Au total, une confirmation que ce
quartet et
les autres formations de Vincent Périer ont toute leur place à Jazz à
Vienne
sur la grande scène, et en général sur les scènes festivalières
françaises, où
elles apporteraient la couleur jazz qui correspond à l’étiquette «jazz»
de ces
événements. Mais pour que ça se produise, il faudrait que les
responsables
artistiques de ces manifestations redeviennent des amateurs/trices de
jazz,
comme c’était le cas à l’origine, et réfléchissent à la pédagogie
originelle
des festivals (éducation populaire) plutôt qu’à la démagogie de
l’animation davantage liée à l'obtention de subventions qu'à une vision
artistique, et
des chiffres mégalomaniaques de fréquentation qui excitent les
décideurs.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
The Dave Brubeck Quartet
Time Out Takes
Blue Rondo à la Turk, Strange Meadowlark, Take Five, Three
to Get Ready, Cathy's, Waltz, I'm in a Dancing Mood, Watusi Jam, Band Banter
From the 1959 Recording Sessions
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Gene Wright (b), Joe
Morello (dm)
Enregistré les 25 juin et 18 août 1959, New York, NY
Durée: 43’ 50”
Brubeck Editions 20200901 (www.davebrubeck.com)
«You can’t understand
America without understanding jazz, and you can’t understand jazz without
understanding Dave Brubeck». Une chose est sûre, c’est qu’on comprend
pourquoi Barack Obama, auteur de cette sentence en exergue de cette édition, a
finalement été un président très imparfait, pour l’Amérique comme pour les
Afro-Américains. Son incompréhension du jazz en atteste.
Cette collection d’inédits est issue de la séance dans les
studios CBS sur 30th Street, New York, qui servit à l’édition du célébrissime
album de Dave Brubeck, Time Out (Columbia
1397) produit par Teo Macero, qui atteint la deuxième place du classement
variété (pop) du Billboard Albums Chart,
et fut le premier album «de jazz» à dépasser en vente le million d’exemplaires
dans l’année. Plus, l’édition en single 45t se vendit également à plus d’un
million d’exemplaires, avec «Blue Rondo à la Turk» et «Take Five», que le monde
entier a gardé à l’oreille tant ces deux titres furent diffusés sur les ondes
et dans les chaumières. En 2011, l’album était un double disque de platine
(plus de 2 millions d’exemplaires), et rentrait dans le Grammy Hall of Fame, la reconnaissance suprême made in USA (mi
commerciale-mi sociologique). La peinture abstraite qui illustre la couverture
de ce Time Out est aussi celle qui
reste gravée sur la rétine, non pour son intérêt discutable mais parce que ce
disque était dans la plupart des maisons où il y avait un tourne-disque, même
en France. Cinq thèmes sont des alternate
takes par rapport à l’édition originale. Deux thèmes du disque original ne
sont pas présentés en alternate («Everybody's Jumpin'» et «Pick Up Sticks»), et un thème («Watusi Jam») de la présente édition était
inédit.
En dépit du respect de la longue carrière d’un musicien
savant comme Dave Brubeck et de la sympathie qu’il inspire, ce disque, comme Time Out dès l'origine, est, par
l’esprit, davantage un disque de variété très professionnelle que de jazz. Il a connu le succès car
il a été promu comme de la variété dans un moment propice. Cela démontre
au moins qu’on peut promouvoir de la bonne variété, aussi inspirée par le jazz
que par la musique classique ici, et qu’elle se vend aussi bien, sinon mieux
que la mauvaise, à condition de consacrer la promotion qui s’impose. Verve a connu un succès encore plus important peu après avec
son Getz/Gilberto (Stan Getz et João
Gilberto) qui vendit en 1964 plus de deux millions d’albums. Même recette,
jusqu’à la peinture abstraite de la couverture, même promotion, même phénomène
de mode et même résultat. Ce n’est pas plus du jazz ni de la musique brésilienne,
mais une variété latino-jazzy de bon niveau qui a fini, comme le Time Out de Dave
Brubeck, par lasser l’oreille, malgré des qualités, par sa répétition ad infinitum. Sans être exceptionnels, ces
albums sont agréables à première écoute, mais l’esprit qui a présidé
relève des
débuts du marché mondialisé de la musique, de la recette commerciale et
de
l’immaturité artistique de ce temps. Dans l’âge d’or du jazz, des labels
de jazz et des producteurs parfois connaisseurs comme Teo Macero
–peut-être pour
financer et justifier des albums moins promus car réputés à priori moins
commerciaux– pensaient à faire de l’argent en surfant
sur la mode du temps. Le choix portait en général sur la musique third stream, crossover, une fusion, ou une variété jazzy, latino-jazzy, selon les
appellations qu’on préfère (et qui s’adresse à des publics socialement
distincts), une musique de mode, de système et de recettes, bénéficiant de l’élan
commercial à ce tournant des années 1950-1960, au début de
la consommation de masse de musique. La mode conçue comme système et arme
fatale eut un tel impact (qui dure encore) qu’elle corrompit jusqu’aux musiques
de marge, comme le jazz lui-même et même le courant free jazz, pervertissant à jamais
l’approche et l’oreille de la critique de jazz et par conséquent celles des
amateurs. On ne s’en sort toujours pas.
Le
fait de faire passer pour du jazz ce qui n’en est pas –ce
n’est pas un réflexe sectaire mais un souci de précision et de
pédagogie– a été le début
d’une dérive qui a conduit à égarer un public, à lui faire perdre son
propre
jugement, ses références et les raisons de son attachement universel au
jazz
(une musique de libération des corps et des esprits): un public pourtant
instruit avec patience et passion depuis 1935 pour un résultat assez
respectable à cette fin des années 1950. L’idée mercantile était
d’établir une définition flottante d’un jazz au gré de la consommation,
de rendre éphémère une musique que ses pères fondateurs ont voulu éternelle dès les années 1920-30. C’est d’ailleurs le triste lot de ces deux enregistrements (Time Out et Getz/Gilberto) qui ont fini leur vie dans les supermarchés, les
parkings et les ascenseurs, créant, même dans ce secteur «musique de fond et
publicité», un marché spécifique, avec périodiquement un petit coup de revenez-y. Cette musique de système, quelle que soit
sa prétention intellectuelle, commerciale ou «populaire», supporte mal l’épreuve du temps. Au
lieu d’une œuvre d’art, elle devient un objet de nostalgie (à consommer et à
exploiter), au mieux un document historico-sociologique.
Toujours pour situer cet enregistrement et la stupidité de
la remarque présidentielle initiale, et même la langue de bois mondaine
d’Herbie Hancock qui y va aussi de sa sentence («Jazz changed everything for me, and Dave did that!»), il faut se
rappeler qu’en 1959, c’est l’âge d’or du jazz, et que si l’on avait voulu
vendre des millions d’exemplaires d’une musique naturellement populaire, en élevant le public plutôt qu’en le
rabaissant avec complaisance au rang de consommateur de produits de mode, il suffisait de promouvoir davantage Louis
Armstrong, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, pour avoir à la fois des millions de
vente, et un objet artistique éternel (ces artistes ont d’ailleurs très bien
vendu, avec des promotions qui pour être importantes, n’ont pas atteint les
niveaux de la promotion «pop»). Dans le registre pianistique, il existait au moins un
personnage comme Erroll Garner suffisamment populaire sans que personne n’en
ait fait artificiellement une vedette de variété, par la simple magie et
popularité de son art, jazz de la première à la dernière note. Son Concert by the Sea se vendit également à
plus d’un million d’exemplaires, sans cette promotion «pop», en deux ans au
lieu d’un. Cela aurait pu continuer, mais en 1958, Erroll Garner et Martha
Glaser vont faire un procès à CBS pour récupérer les matrices des
enregistrements et créer ensuite un label indépendant et protéger la création (Octave
Records, cf. la chronique des rééditions récemment parues, part 1 et part 2).
Mauvais esprit, cet Erroll!
Cela dit pour relativiser la portée artistique et historique de cette session dans le jazz, ça n’enlève aucune des qualités
de Dave Brubeck, musicien de culture classique qui s’intéresse au jazz et y
apporte, comme beaucoup de profils similaires, un background classique solide,
pour un traitement savant et parfois techniquement novateur avec des rythmes
biscornus (9/8, 5/4…). En cela, il se place dans ce courant third stream qui voit dans le jazz, à la
suite d’André Hodeir, l’occasion de faire «progresser» la musique
inéluctablement
vers «un mieux» (vision techniciste de la musique), le nouveau, une
synthèse idéale qui permettrait d’en faire la «super-musique»
de demain, toujours de demain. Cela relie cette conception au caractère
éphémère de la mode qui vend toujours du nouveau (même quand c’est la
même
chose): une idée de commerçants (société de consommation de masse) ou
d’intellectuels
euro-américains et européens, voire parfois afro-américains quand ils
n’ont
pas compris l’enjeu politique du jazz. Cela n'est pas toujours dépourvue
de bonnes intentions (le dépassement
de la ségrégation aux Etats-Unis, l’universalité de la musique) et de
mauvaises
intentions aussi (l’accaparement de l’héritage du jazz et de son
étiquette
valorisante de musique de liberté et de qualité, le détournement de sa
fonction de protestation, de subversion et de dignité). Depuis le courant cool initié par Gil Evans et Miles Davis, même
le MJQ et John Lewis y ont mis quelques doigts; mais la présence de Milt
Jackson, Percy Heath et Connie Kay préserve parfois le caractère hot, blues et
swing du répertoire du MJQ. Ces modes crossover, jazz et
classique, jazz et musique contemporaine (l’avant-garde du Jazz Composer
Orchestra de Cecil Taylor jusqu’à Anthony Braxton et George Lewis), comme les
modes jazz et variété (depuis Nat King Cole et une multitude d’autres plus ou
moins intéressants…), jazz et musique brésilienne, n’ont rien de synthèses artistiques: ce sont des résultantes conjoncturelles d'une idéologie économique au service de la consommation de masse, inévitablement à contresens de l'esprit du jazz.
Dans les critères qui fondent ce Time Out de Dave Brubeck et sa version «alternate takes», l’expression hot, le blues, les racines qui fondent le langage du jazz sont
quasiment absents. C’est pourquoi, on peut comprendre parfaitement le jazz sans Dave Brubeck,
contrairement à ce qu’avance Barack Obama.
Dave Brubeck est un musicien américain, aux origines
européennes récentes (un père d’origine suisse, une mère d’origine anglaise),
qui raconte une partie de l’Amérique, à l’instar de devanciers et de suiveurs.
Comme George Gershwin par exemple mais aussi beaucoup d’autres (Bill Evans, etc.), son amour pour
la culture afro-américaine ne fait aucun doute. Il fait aussi partie de la
culture savante et populaire américaine, la grande qualité de ce XXe siècle
musical (et pas seulement) aux Etats-Unis qui ressource la création
artistique savante dans le creuset populaire. Dave Brubeck a reçu
l’enseignement de Darius Milhaud –un de
ses fils se prénomme Darius– et de sa mère, pianiste classique devenue
enseignante. Ce parcours américain est fréquent, avec une proximité plus
ou moins grande avec le jazz, car le jazz est l’art musical majeur du XXe siècle. Chez Dave Brubeck, l’héritage de George Gershwin est perceptible dans
sa curiosité et parfois dans sa forme comme chez Leonard Bernstein, musicien
classique, même si pour des raisons biographiques, George Gershwin entretient depuis
l’enfance un lien beaucoup plus profond avec l’Afro-Amérique (Porgy and Bess en est l’illustration
finale, l’apogée, cf. Jazz Hot Spécial
1999).
Chez Dave Brubeck, musicien savant, l’intellectuel reste
prépondérant. Sa relation avec la culture populaire jazz, même s’il l’a
approfondie et aimée toute sa vie, reste intellectuelle, si on lui suppose une
parfaite honnêteté comme nous le faisons. George Gershwin, qui ne doutait de rien, n’a pourtant jamais prétendu être un musicien
de jazz; il a été très sage. Son œuvre n’en est pas moins éternelle, populaire, savante et véritablement
artistique. Elle doit tout à son imagination et à son énergie. Elle incarne
l’Amérique assez largement, l’Afro-Amérique comprise car la synthèse de George Gershwin possède cette dimension.
Dave
Brubeck a choisi,
comme d’autres, de se qualifier «musicien de jazz», sans y réfléchir,
l’époque l’acceptait, et la critique le lui
disait. Il a fait sa carrière sur les scènes de jazz voire les grandes
scènes
populaires et parfois les opéras, et il a choisi de présenter son œuvre,
comme
beaucoup d’autres, avec une instrumentation qui relève du jazz, en solo,
trio,
quartet. Mais il est plutôt, à l'écoute, de cette tradition populaire et
savante de
la musique américaine durablement marquée par le jazz sans en être. Et
cet
album est emblématique de cette réalité, à cause de son processus de création. L'intérêt de ces précisions
réside à la fois dans le principe même d'une chronique et dans le fait
de savoir apprécier une création artistique pour ses qualités
particulières, de savoir distinguer pour saisir les nuances.
«Blue Rondo à la Turk» est un exercice de virtuosité
classique inspiré de Bartók, d’après ce qu’on en lit, dont la mise en scène
intègre le jazz comme un contraste avec le thème initial, sous la forme d’un
blues dont l’exécution, quelque peu scolaire ou académique, ne signale pas un grand
musicien de jazz ou de blues, mais simplement une évocation descriptive dans le
langage de Dave, classique. «Strange Meadowlark» est une agréable ballade populaire
américaine, digne du songbook, joué
par un bon pianiste. Le songbook n’est pas le répertoire du jazz, mais celui de la chanson populaire américaine,
que le jazz a sublimé par sa relecture personnalisée par chacun des interprètes. «Take Five», comme le premier thème, travaille sur la
complexité rythmique, pas celle du jazz mais celle que lui inspire sa culture
classique. Son orchestre fait ce qu’il peut, comme Joe Morello, mais son chorus
de batterie (trop long) est lui aussi très scolaire-académique, écrit,
caricatural du jazz. Comme chez Paul Desmond à l’expression linéaire, chez
Dave, il n’y a pas d’accents, pas d’expression hot. «Three to Get Ready» est la version originale (en dépit de
ce qu’on lit sur les partitions françaises qui l’attribue à un quidam) de la
chanson immortelle en France «Le Jazz et la java», dont on doit les paroles à
Claude Nougaro, inspiré semble-t-il de Joseph Haydn. Nougaro a également repris «Blue Rondo
à la Turk». Le jazz, malgré la chanson, est absent de cette petite valse. «Cathy’s Waltz», une autre valse, jazzée par moments, une
bonne composition, n’a rien aussi d’un thème du jazz, avec quelques
garnérismes en fin de thème, un clin d’œil peut-être à l’autre «vedette» du piano de CBS. «I'm in a Dancing Mood» est une belle composition, encore
digne du songbook, assez loin dans la
forme du jazz, plus proche de la comédie musicale américaine. Il y a par moment
quelques couleurs jazz plutôt superficielles. «Watusi Jam» est un blues intellectualisé par Dave Brubeck,
un blues cérébral, où Joe Morello sur les toms restitue un côté jungle
qui
ressemble autant à Duke que la jungle d’Hollywood pouvait ressembler à
la jungle d’Afrique. Malgré la technique de percussionniste de Joe
Morello, on s’étonne
que ce type de chorus puisse faire illusion après Art Blakey qui, à la
même époque, est sur une autre planète, celle de la création, celle du
jazz. On évoque Art Blakey en pensant à un
disque de l’époque, mais il y a évidemment quelques centaines, voire
milliers, de batteurs de jazz plus jazz que
Joe Morello en 1959. Le dernier titre permet d’entendre l’atmosphère détendue de
la séance, avec les voix, les faux départs (sur «Cathy’s Waltz»), les échanges
entre musiciens et avec l’ingénieur, sans doute Teo Macero… Mais sans les
images, c’est difficile à suivre sur disque.
Au total, on comprend mal avec le recul l’engouement dans le jazz pour
cette séance, l’original comme le présent. Ce sont de bons musiciens, mais on
est loin du génie du jazz, malgré les rythmes dits «complexes» de Dave Brubeck.
C’est une musique datée parce qu'elle était de mode, qui manque de chair (on pouvait le savoir dès
cette époque à condition de conserver un esprit critique), qui manque de profondeur, complaisante parfois plutôt que populaire.
Dave Brubeck évoquait
le jazz à un âge avancé dans un
documentaire de Clint Eastwood (Piano
Blues, 2003), et, dans mon souvenir, il y était beaucoup plus profond et
artiste dans ses propos, quand il posait les doigts sur le piano en particulier, que dans cet
enregistrement. Il aurait été intéressant qu’il parle lui-même de cette séance dans la tranquillité d’une conversation privée, dépourvue de mondanité, et dans la profondeur d’une réflexion sur l’art, sur
le jazz. On doit ces inédits à la famille Brubeck, et on peut
comprendre leur souci de mémoire, d’autant que la famille semble très soudée
autour du souvenir de Dave Brubeck. Ce Time Out Takes est donc une curiosité pour un retour
sur l’histoire. Il sera certainement un objet «dé-li-cieux!» pour les
mondains nostalgiques (ceux que nous avons
cités par exemple), d’adoration pour les fétichistes et collectionneurs
(ça existe, pourquoi pas?), mais, pour nous, plutôt un sujet de réflexion pour
les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Nicki Parrott
If You Could Read My Mind
I
Can See Clearly Now*°, Jolene°, If You Could Read My Mind, Vincent, Every
Breath You Take°, First Time Ever I Saw Your Face*, You Belong To Me*,
We've Only Just Begun*, This Girl's in Love With You*, Do That to Me One More
Time*, Lean On Me°, The Water Is Wide
Nicki
Parrott (b, voc), Harry Allen (ts*), David Blenkhorn (g°), Larry Fuller (p,
ep), Lewis Nash (dm)
Date
et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée:
55'35'
Arbors
Records 19482 (https://arborsrecords.com)
L'Australienne de Newcastle, Nicki Parrott (née en 1970) qui a étudié le
piano puis à partir de l'âge de 15 ans la contrebasse, a eu de bonnes
fréquentations: Bobby Shew, Les Paul, Clark Terry, Johnny Frigo, Bucky
Pizzarelli, Rossano Sportiello, Randy Sandke, Derek Smith, Warren Vaché, Johnny
Varro, Eddie Metz, Engelbert Wrobel, Byron Stripling, Frank Vignola. On la sait
donc apte à swinguer. Elle ne cache pas non plus un penchant pour des chanteuses
comme Doris Day, Blossom Dearie et Peggy Lee. Cet album a été conçu, pour
s'occuper, pendant le confinement (mais Arbors ne donne pas les dates
d'enregistrement). Nicki Parrott a sélectionné douze chansons, la majorité
composée dans les années 1970. Les formules d'accompagnement varient d'une
plage à l'autre. Harry Allen plus râpeux que d'habitude donne l'accent jazz à
«I Can See Clearly Now» du chanteur-guitariste Johnny Nash (1940-2020), la voix
de Nicki et le Fender Rhodes tirant plutôt vers la pop music (bon jeu de balais
de Lewis Nash). Dans «Jolene» de la chanteuse country, très populaire, Dolly
Parton, Nicki Parrott prend un court solo de contrebasse qui permet d'apprécier
une belle sonorité ronde. «If You Could Read My Mind» du chanteur folk Gordon
Lightfoot, maintient un climat doux, sans aspérités que rien ne bouscule,
notamment pas le solo musical de Larry Fuller. Les solos de contrebasse dans
«Vincent» de Don McLean sont beaux. La sonorité est soignée, la justesse est
indéniable et le tout se marie bien avec la délicate contribution de Fuller sur
le jeu de balais toujours parfait de Lewis Nash. Bien qu'il y ait les paroles
de cette chanson dédiée à Van Gogh dans le livret comme pour toutes les autres,
Nicki Parrott s'abstient ici de chanter, pour la seule fois de l'album. Sa
voix, pas jazz avouons-le, revient dans «Every Breathe You Take» de Sting
(alias Gordon Matthew Thomas Summer) qui au moins vaut pour un solo de qualité
avec quelques inflexions signé David Blenkhorn. Toujours aussi soft, «Firts
Time Ever I Saw Your Face» du poète communiste britannique Ewan MacColl, alias
James Henry Miller (1915-1989) est sauvé de la monotonie par un solo à la Stan
Getz d'Harry Allen. Un soulagement avec l'introduction musclée d'Allen dans
«You Belong to Me» de la chanteuse américaine Carly Simon, prise sur un tempo à
peine plus vif. Le solo du ténor y est bien venu ainsi que son alternative avec
Larry Fuller (à noter l'utilisation du growl, sans excès). On se croirait
presque revenu au jazz. Un fadding éteint cette bouffée d'oxygène. Mais par
chance, c'est l'expressivité getzienne du ténor qui amène «We've Only Just
Begun», composition du parolier américain Paul Williams sur une musique du
multi-instrumentiste Roger Nichols. En duo Nicki Parrott et Harry Allen nous
donnent ensuite «This Guy's (Girl's) in Love With You» de Burt Bacharach avec
des paroles d'Hal David (1968). Allen y est getzien à souhait. La partie de
contrebasse de la chanteuse est de bonne facture. Harry Allen introduit «Do
That to Me One More Time» de la chanteuse Toni Tennille. En dehors de la voix
de Nicki Parrott, on a des solos professionnels signés d'elle, d'Allen, de
Fuller (vaguement soul au Fender Rhodes) et, aux baguettes, de Mr. Nash.
Le «Lean on Me» de la vedette soul Bill Withers (1938-2020) a connu des
versions plus musclées (Johnny Adams par exemple). Par chance, David Blenkhorn
y intervient. Ce dernier apparaît en duo avec Nicki Parrott sur «The Water Is
Wide» du fondateur de l'English Folk Dance Society, Cecil James Sharp
(1859-1924). L'option esthétique est de faire joli et doux (pour ne pas
réveiller les gens?). Les tempos évitent d'être nerveux ce qui rend l'album
très monotone. De ce fait, il est douteux malgré sa musicalité qu'il fasse un
succès dans le monde de la pop music auquel il s'adresse. Les artistes qui ont
un potentiel pour le jazz semblent quitter le navire, encouragés par une meute
de critiques incultes et par la politique de programmation pas mieux qualifiée
des entrepreneurs de spectacles dévoués à l'argent. Nul doute que sous ces tirs
groupés le jazz de tradition, de culture, ne peut que couler. Pour autant, la
qualité d'enregistrement est excellente dans tous les titres.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Peter Bernstein
What Comes Next
Simple as That, What Comes Next, Empty Streets, Harbor No
Illusions, Dance in Your Blood, We'll Be Togther Again, Con Alma, Blood Wolf
Moon Blues, Newark News
Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Peter Washington
(b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 25 juin 2020, New York, NY
Durée: 58’ 28”
Smoke Sessions Records 2007 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Enregistré pendant la petite respiration laissée par la
dictature mondialisée, en juin 2020, c’est du bel ouvrage que livre Peter
Bernstein, splendidement entouré par un trio avec Sullivan Fortner, le natif de
New Orleans qui a déjà confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, Peter
Washington (Jazz Hot n°581) qu’on ne
présente plus parce qu’il est à lui seul la garantie d’un enregistrement de
qualité, et Joe Farnsworth qui vient de donner un excellent album sur ce même
label (cf. plus bas).
Peter Bernstein est, à la guitare jazz, l’une des
incarnations de New York, comme on pourrait le dire de Woody Allen pour
le cinéma. Il a participé à tant de séances d’enregistrement,
avec tant de musiciens de jazz de grand talent, qu’il est une sorte
d’incontournable de la ville. Son style, inscrit totalement dans le jazz
de
culture, blues et poétique, est plein de l’esprit de cette ville, de ses
clubs
qu’il aime et anime depuis des années dans de multiples formations. Il
faisait la
couverture de Jazz Hot n°590 en 2002,
et il ne sera pas inutile d’y redécouvrir son parcours aux côtés des Lou
Donaldson, Lonnie Smith, Jesse Davis, Melvin Rhyne, Eric Alexander, Larry
Goldings, Joshua Redman, Lee Konitz, Jimmy Cobb, Mike LeDone, David Newman,
Kevin Mahogany, Bobby Hutcherson, Sonny Rollins, Alvin Queen, Etta Jones, Pat
Bianchi, Teodross Avery, Harold Mabern…
Il a une importante discographie en sideman (plus de 100
albums) et tout à fait respectable en leader (une trentaine d’albums) sur Criss
Cross, Smalls Live, Cellar Live, Pirouet, Smoke Sessions comme ce dernier disque,
ce qui dit assez son omniprésence dans les clubs de la Grosse Pomme. Car les
clubs new-yorkais se sont donnés depuis les années 2000 la double mission de
programmer et d’enregistrer, et ils l’ont bien fait. Ils constituent ainsi, jour
après jour, et malgré la période actuelle, une mémoire indispensable des
musiciens de jazz de talent qui peuplent cette ville. Le jazz de culture y est
très bien représenté, et cela permet (comme vous pouvez le constater à la
lecture des chroniques de disques) de résister à ce lessivage de cerveaux de
notre époque, car dans le même temps les labels historiques (Blue Note et autres, repris au sein de grands groupes) ont la
fâcheuse habitude de ne plus faire du jazz de culture le principal de leur
production en matière de nouveautés, privilégiant les produits savonnettes (…forcément pour le lessivage).
Quoi
de neuf dans ce disque? Tout et rien. Tout,
c’est-à-dire 6 originaux (sur 9 titres) de Peter Bernstein pour ouvrir
cet
album, avec des titres inspirés par les temps mauvais que nous
traversons comme le nostalgique «Simple as That», le meilleur jazz qui
soit, blues et enraciné, «What Comes Next» qu’on peut traduire par une
sérieuse interrogation sur l’avenir, une mélodie poétique, ou
encore «Empty Streets» (rues vides)
la suite de cette réflexion, et pour finir un «Harbor No Illusions» qui ne
laisse pas beaucoup de place à l’espoir. C’est une musique expressive
et brillamment défendue par le quartet («Harbor No Illusions»), avec ce qu’il faut de
sensibilité et d’excellence instrumentale dans le registre du jazz pour
exprimer cette gamme de sentiments, et ce moment particulier de blues, au sens
familier du terme. Deux autres originaux, «Dance in Your Blood» et un blues
classique «Blood Wolf Moon Blues» qui s’intercale à merveille entre une
composition de Dizzy Gillespie et une de Sonny Rollins, parachèvent ce qui est
nouveau dans ce disque.
Ce qui n’est pas neuf, c’est, comme toujours
avec Peter
Bernstein, un jazz enraciné, blues et qui swingue, imprégné de son amour
pour New York et pour les formations de la grande époque de Blue Note
justement, celles avec selon
l’artiste –orgue, piano, trompette et saxophone– un jazz pour lequel on
ne se
pose jamais la question de savoir si c’en est (du jazz), parce que c’est
l'essence même du jazz (blues, swing et expression hot).
Ce
qui est éternellement neuf, c’est que la vie du jazz et des artistes de
jazz continue, qu’ils la poursuivent parce qu’ils sont encore en vie, n’en déplaise aux dictateurs qui nient jusqu’à leur existence depuis un
an, comme de nouveaux talibans et au fond pour les mêmes raisons (l’esprit totalitaire).
Ce qui reste toujours vrai, c’est que les artistes de jazz renvoient
à cette laideur du monde des moments rares de beauté autour d’un
standard comme «We’ll Be
Together Again» qui convient aux temps que nous vivons (on peut le
chanter même sur le Titanic), ou qui abordent le «Con
Alma» nostalgique de Dizzy Gillespie et les joyeuses «Newark News», une
atmosphère d’un autre temps, un calypso de Sonny Rollins où Sullivan
Fortner, New Orleans oblige, peut faire admirer sa familiarité avec les
rythmes des Caraïbes. La section
rythmique Peter Washington et Joe Farnsworth est simplement parfaite.
La guitare poétique, en notes détachées et claires, les
longues lignes bien construites, avec le son chaud et le lyrisme de Peter Bernstein racontent
le jazz dans ce qu’il a de plus éternel. Eternel? On le pensait jusqu’en
2020, mais comme le dit justement Peter Bernstein avec «What Comes Next», le
doute est maintenant permis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Lennie Tristano
The Duo Sessions
avec Lenny Popkin: Out of a Dream, Ballad, Chez Lennie,
Inflight, Ensemble, Melancholy Stomp
avec Connie Crothers: Concerto Part 1, Concerto Part 2
avec Roger Mancuso: Palo Alto Street, Session, Changes, My
Baby, Imagery, That Feeling, Minor Pennies, Home Again
Lennie Tristano (p), Lenny Popkin (ts), Connie Crothers (p),
Roger Mancuso (dm)
Enregistré les 15 octobre 1970, c. 1976, c. 1967-68, lieux
non précisés
Durée: 1h 10’ 19”
Dot Time Records 8016 (dottimerecords.com/Socadisc)
Lennie Tristano est un personnage à part dans le jazz. Né à
Chicago en 1919, il partage la cécité avec Art Tatum, sa première inspiration dont
il garde les traits de virtuosité au piano. Mais sa génération le rapproche de
Charlie Parker, autre disciple à sa manière d’Art Tatum, dont il est
contemporain et admirateur, et son art est un chemin personnel qui se fonde sur
ses inspirations, son origine italienne à Chicago, une mère investie dans
la musique, une curiosité sincère pour l’Afro-Amérique et une culture classique
qui lui ont ouvert la pratique non seulement du piano mais aussi des saxophones
et de la clarinette. Comprenant aussi ce qui le sépare de la culture
afro-américaine, il cherche une voie particulière qui lui permette de rester
sincère et original, de synthétiser son amour de la musique en général et du jazz en
particulier. C’est d’ailleurs l’une des bases de son enseignement, et ses
disciples conservent pour ce maître une admiration sans bornes.
Cette
production, quelque peu curieuse par son manque de
précisions, semble mettre à notre disposition des enregistrements
inédits
réalisés dans le cadre de son enseignement, réunis par Carol Tristano
(dm), la
fille de Lennie, que nous connaissons bien puisqu’elle vit à Paris,
qu’elle
joue régulièrement avec Lenny Popkin qui est l'un des musiciens dans ce
disque. Les disciples, parmi lesquels Lee
Konitz, Bill Russo, Billy Bauer, Warne
Marsh, ont aussi été des partenaires de sa musique, et son atelier est
devenu pour l’essentiel son studio d’enregistrement, son lieu
d’expérimentation, son
lieu de vie avec les élèves qu’il a choisis.
Dans ce disque, la configuration ne change pas. Il s’agit de
trois duos avec des disciples devenus des partenaires: le plus ancien est un
batteur Roger Mancuso; le suivant est le saxophoniste Lenny Popkin (Jazz Hot n°619 et n°668); le plus récent avec Connie Crothers (Jazz Hot n°678), que nous connaissons
également, et qui avait donné dans une interview quelques clés de sa rencontre
avec Lennie Tristano, très utiles à la compréhension de son enseignement.
Les
deux premiers duos avec Roger Mancuso et Lenny Popkin restent dans le
cadre du jazz,
avec des thèmes non identifiés (titres et auteurs) dans cet
enregistrement, repérables malgré la forme libre. Ce sont peut-être des
séances de
travail, improvisées avec beaucoup de libertés, et pourtant qui font
référence à
l’histoire du jazz et à un répertoire, utilisé par Charlie Parker en
particulier, grand relecteur de standards. Bien que tous les
titres soient attribués à Lennie Tristano, nos oreilles nous indiquent
qu’il
s’agit d’improvisations sur des standards ou compositions du jazz: le 1er «You Stepped Out of My Dream», le 4e «Donna Lee», le 9e «It’s All Right With Me», le 10e «What Is This Thing Called Love»,
le 11e: «Out of Nowhere», le 13e une reprise de «You
Stepped Out of My Dream», le 14e «That Old Feeling» et le 16e «Indiana» que Charlie Parker transposa à sa manière et signa, bien sûr. Il semble y avoir des thèmes originaux improvisés sur place
bien qu’on puisse y retrouver des harmonies connues au détour d’une phrase pour
les duos avec Lenny Popkin et Roger Mancuso.
Les deux thèmes de Connie Crothers
n’appartiennent en rien au jazz comme on le savait pour cette musicienne (article déjà cité), et sont attribuables
sans aucun doute aux deux pianistes, même si Lennie Tristano y laisse percer
ses influences. C’est de la musique improvisée d’essence
classique-contemporaine où le jazz n'est qu'un réminiscence ponctuelle.
Au
total, c’est une curiosité pour laquelle on aurait
aimé plus de détails sur les musiciens et les circonstances, de ces
détails
qui donnent du relief à ce genre de production, puisqu’en dehors de
Connie
Crothers, décédée, les autres protagonistes sont en vie, et d’abord
Carol et
Lenny qui semblent être à l'origine de ce disque. Le texte du livret de
Carol Tristano et la production sont donc insuffisants pour
ce qui est plus, à ce stade, une curiosité qu’un indispensable, malgré
Lennie Tristano. Etrange et
dommage pour un disque de la collection «Legends» de Dot Time.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Jérôme Etcheberry Popstet
Satchmocracy: A Tribute to Louis Armstrong
Tight Like This, Hear Me
Talkin' to Ya, Weather Bird Rag, Hotter Than That, I Double Dare You, Memories of
You, Big Butter and Egg Man, Someday You'll Be Sorry, Cornet Chop Suey,
Struttin' With SBQ, West End Blues, Potato Head Blues, Yes I'm in the Barrel,
New Orleans Stomp
Jérôme Etcheberry (tp,
arr), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl), Benjamin Dousteyssier (as,
bar), Ludovic Allainmat (p), Félix Hunot
(g), Sébastien Girardot (b), David Grébil (dm)
Enregistré en octobre-novembre
2020, Meudon (78)
Durée: 56' 27''
Camille Productions
MS102020 (camille-productions.com/Socadisc)
Remarquons d'abord que
le texte en anglais de Michael Steinman n'est pas bien traduit. Par exemple
pour «Beau Koo Jack», par l'orchestre d'Earl Hines, Michael Steinman dit que la
section de trompettes joue la transcription harmonisée (scored) des solos de Louis Armstrong comme le fera faire Dick Hyman
en 1974 à la New York Jazz Repertory Co. Ayant toujours écrit du bien de Jérôme
Etcheberry, Malo Mazurié et bien sûr Louis Armstrong, on aura vite fait de
crier au copinage. Sombre époque, où déjà avant le brutal arrêt, le jazz de
tradition était relégué dans le ghetto de l'animation «off» ou comme alibi dans
un coin de programme qui ne profitait qu'aux représentants du show-biz et aux
expérimentations sans avenir. L'alliance des incultes et des snobs n'a pas
aidée Louis Armstrong qui, au mieux, n'est qu'un nom dans un enseignement
progressiste complice du néant artistique. Quand un appareil tombe en panne, on
l'éteint puis on le rallume. On ne sait jamais, ça peut repartir «comme avant».
Pendant l'arrêt mondialisé, les musiciens, en tout genre, enregistrent. On ne
sait jamais, au cas où le jazz de tradition soit encore possible après. On peut
rêver. Et ce disque porte au rêve, à l'espoir même.
Jérôme Etcheberry, né en
1967, est maintenant le vétéran qui tient le flambeau de la lignée
Armstrong-Jabbo Smith-Eldridge. Il transmet puisqu'il convie la jeunesse. Il me
plaît de dire au passage qu'il est avec les frères Beuf, Fred Couderc, Fred
Dupin, Guillaume Nouaux, un des produits illustres de l'Harmonie de la
Teste-de-Buch que dirigea le trompette Jean Dupin (nous avons joué ensemble
pour Roger Voisin du Boston Symphony). Malo Mazurié, né en 1991, est un sérieux
client que j'ai connu alors qu'il était encore élève de Didier Roussel au
Conservatoire de Rennes. Le monde de la trompette était alors une famille,
«avant». On retrouve ici les Three Blind Mice au complet, Malo, Sébastien
Girardot et Félix Hunot. Ce Félix, natif de Provence, peut se targuer d'être
une exception à la règle, celle du fruit d'un enseignement vraiment jazz, celui
de Jean-François Bonnel. Hunot a abondamment œuvré pendant l'«arrêt de
vivre», signant une collaboration avec le chanteur Scott Emerson (Jazz
Age & Centenaire, 2019-20, Klarthe) où brille Jérôme Etcheberry, et un
CD pour son compte (Jazz Musketeers, JM Music, 2020) où Malo sonne entre Bix et Armstrong. J'ai pu applaudir tous ces jeunes à Marciac,
plutôt au festival bis évidemment, notamment l’étonnant Benjamin
Dousteyssier, un produit marciacais comme son frère Jean (cl), notamment
dans une piqûre de
rappel de John Kirby et Raymond Scott pour le compte du groupe The
Coquettes.
César Poirier me semble complice de Géraud Portal (dont le père fut à
Bourges,
un ami et confrère) pour célébrer Mingus. David Grébil n'était-il pas
avec Malo
autour de Cecil L. Recchia? Enfin, Ludovic Allainmat, ex-élève de
Ludovic de
Preissac, qui s'intéresse à Oscar Peterson, Bill Evans mais aussi à
Herbie
Hancock et Chick Corea, a joué à Jazz in Marciac. Un beau casting que le
vétéran Jérôme Etcheberry a réuni pour emprunter le chemin ouvert par
l'incontournable Pops de la haute époque, sans esquiver les difficultés.
Et cela débute très bien! Mieux que ça même. Déjà le choix du premier
morceau fait preuve de compétence. «Tight Like This» est un sommet d'émotion
dans l'œuvre de Louis. Très bonne introduction Grébil-Etcheberry rejoints par
Mazurié qui établit le climat sombre indispensable. Climat judicieusement
maintenu dans l'exposé du thème (Jérôme-Malo), vigoureux solo créatif de
Benjamin Dousteyssier (qui confirme le talent expressif que j'avais suspecté),
bon passage de piano (merveilleuses lignes de basse de Girardot derrière),
petit appel-réponse entre Benjamin et Jérôme, avant la transcription du fabuleux
solo de Louis, joué par Jérôme et Poirier au ténor, sur des tenues de Malo.
L'effet est magistral. Pour ce XXIe siècle inculte, c'est une grande gifle
salvatrice. Je ne connais pas de meilleure version avec celle de Louis (12
décembre 1928) et la prestation de Wynton Marsalis en 1990 avec Michael White.
Belle version swing de «Hear Me Talkin' to Ya». On apprécie la souplesse de la
rythmique (guitare-contrebasse-balais) et la qualité de l'arrangement. Félix
Hunot prend un excellent solo de guitare électrique. Jérôme avec la sourdine et
en legato a son propre style dérivé d'Eldridge que l'on reconnaît dès la
première mesure. La sonorité de ténor est mieux que plaisante. Enfin, Jérôme et
Malo jouent Louis comme un seul homme, et l'archet de Girardot clôt une affaire
rondement menée. L'orchestration du considérablement moderne duo
Armstrong-Hines sur «Weather Bird Rag» est une heureuse surprise.
Poirier (cl), Dousteyssier (bar) ne cherchent pas à recréer. C'est du jazz comme
il s'habille aujourd'hui. Le solo de piano a la sobriété qu'on aime sur une
rythmique résolue à swinguer. L'harmonisation du solo de Louis démontre combien
son esprit créatif n'est pas désuet. Monstrueusement beau! Jérôme Etcheberry
n'a pas redouté d'aborder «West End Blues» qui a secoué le monde des trompettistes
en 1928-30. Tous les trompettistes ont tenté de se mesurer au désormais monstre
sacré avec ce morceau, cette cadence introductive (Jabbo Smith en 1930 à
l'unisson avec Eddie Thompkins, mais aussi Reuben Reeves, Punch Miller, Bill
Coleman, etc). Ici, l'introduction est harmonisée à plusieurs voix. Le thème est
joué par Etcheberry et Poirier au ténor (avec un riff en arrière plan pour
Malo). Poirier propose un solo avec une sonorité pulpeuse. L'appel-réponse
historique clarinette-voix est transposé à la guitare électrique et
l'harmonisation de la vocalise jouée par les souffleurs. Le solo de piano est
limpide puis c'est le solo de Louis harmonisé trompette-sax ténor (Jérôme joue
la voix de dessus). La coda de Louis qui est aussi mélancolique que son «Tight
Like This» est jouée avec la retenue qu'il faut par Jérôme Etcheberry. Ici
comme ailleurs, il tire un bon parti de l'écriture pour deux cuivres (trompettes)
et deux anches notamment dans les harmonisations des solos de Louis Armstrong.
J'ai eu la chance d'entendre ce genre de reprise par Jimmy Maxwell-Joe
Newman-Pee Wee Erwin dans les années 1970; eh bien, ici c'est du même niveau! «Yes,
I'm in the Barrel» alterne un climat Ellington avec la touche espagnole chère à
Jelly Roll Morton; de l'humour sans doute car Ellington et Morton se
détestaient; très bon solo de clarinette sur un drumming d'expert; le
développement orchestral est ensuite marsalien. Le côté latin convient bien à
«New Orleans Stomp». Il y a un stop chorus à deux trompettes parfait et un bon
solo de Girardot dont la sonorité ronde fait plaisir: belle coda vers l'aigu à
la clarinette, nette et précise. Relevons que Louis aurait sans doute aimé
entendre sa touchante composition, «Someday», jouée par le trio Nat King Cole
ou par celui d'Oscar Peterson qu'il a côtoyé. On peut imaginer grâce à ce
disque ce que cela aurait donné. Une fraîche virgule où les souffleurs font tacet (silence).
Certes Malo Mazurié est peu mis en vedette, mais il est l'appoint indispensable
à ces orchestrations fouillées («Cornet Chop Suey»). Sa sonorité et son phrasé
s'accordent bien avec le style du leader. L'arrangement sur «Struttin' With SBQ»
est de la dentelle digne de John Kirby. Dans l'exposé introductif de «Memories
of You», Jérôme Etcheberry, seule fois dans ce disque, cherche à reprendre sur sa
Conn Vocabell le phrasé du one and only
boss, Louis Armstrong. Il parvient par un son épais et délicat à montrer que
Louis a ouvert un espace respectif à Red Allen et à Doc Cheatham. Dans la coda,
Jérôme et Malo ont un drive fulgurant, et les aigus de Jérôme touchent presque
au panache impérial du maître. Nous n'allons pas plus avant détailler car tous
les arrangements sont d'une qualité remarquable et tous les solos sont d'une
haute tenue d'inspiration dans la veine d'un jazz de tradition œcuménique qui
balance hors du ring les scolaires copies de jazz traditionnel comme les
prétentions modernistiques pour naïfs.
Ayant travaillé, comme il se doit pour
tout trompettiste qui veut l'être, les transcriptions des solos de Louis, je ne
peux que baisser humblement mon chapeau devant le travail superlatif du tandem
Jérôme Etcheberry-Malo Mazurié. Il me répugne d'accorder le moindre
«indispensable» en ce pauvre XXIe siècle, mais Jérôme Etcheberry, artiste doué
et sincère, m'y contraint et puis ce sera ma marque de mépris pour ceux de mes
confrères qui trouveront à parler encore d'un «jazz de répertoire» avec la moue
convenue d'une secte formatée hors des raisons d'être du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Charles McPherson
Jazz Dance Suites
Song of Songs/2019: Love Dance°+, Heart's Desire*, Wedding
Song, Hear My Plea, Thinking of You, After the Dance*, Praise°+, The Gospel
Truth
Reflection on an Election/2016
Sweet Synergy Suite/2015: Sweet Synergy, Delight, Nightfall,
Marionette, Song of the Sphinx, Tropic of Capricorn
Charles McPherson (as), Terell Stafford (tp), Jeb Patton
(p), Randy Porter (p)*, Yotam Silberstein (g)+, David Wong (b), Billy Drummond
(dm), Lorraine Castellanos (voc)°
Enregistré 9 et 10 décembre 2019, Englewood Cliffs, New
Jersey
Durée: 1h 07’ 55”
Chazz Mack Music (charlesmcpherson.com)
On doit cet enregistrement de Charles McPherson (né en 1939) –le
grand saxophoniste alto au son sans pareil qui apporta tant à la musique de
Charles Mingus et plus largement au jazz– à Camille, la fille, danseuse du
Ballet de San Diego, CA, qui a inspiré son père pour composer depuis 2015 des
suites qui sont le matériel sonore du ballet de Javier Velasco, son directeur.
Cette musique, Charles McPherson a pensé l’immortaliser dans ce bel
enregistrement. La notice ci-dessus vous explique le contenu et l’année de création
des trois suites (Song of Songs, Reflection on an Election, Sweet Synergy Suite) reprises dans les
Studios Rudy Van Gelder, avec Maureen Sickler aux manettes, en fin d’année 2019
par Charles McPherson entouré d’un très bel ensemble: Terell Stafford, Jeb
Patton, David Wong, Billy Drummond sont parfaits, aussi bien pour le soutien
que dans leurs chorus. Du grand jazz parfaitement enregistré! C’est un contenu sans doute condensé par rapport aux suites
originales qui servirent d’argument sonore aux ballets, en particulier «Reflection
on an Election», à propos de l’élection de 2016 de Donald Trump, une suite à
l’origine en trois mouvements («Reflection», «Turmoil», «Hope»), dont il reste
ce thème de 6 minutes, un sommet de ce disque!
Petit aparté, on remarque qu’un événement aussi
catastrophique que l'élection de Donald Trump peut se traduire chez un artiste par une œuvre de qualité. La
conscience politique produit aussi de l’art. C’est sans doute parce que les
artistes de jazz n’ont pas vraiment une conscience politique, à ce jour de 2021, de la
manipulation dont nous sommes victimes avec le covid, qu’ils n’ont encore
presque rien traduit de fort sur ce sujet, à quelques exceptions près (Mathias
Rüegg et pas dans le jazz). C’est un sujet d’inquiétude pour le jazz quand il
n’est plus capable de s’opposer dans sa manière si particulière, c’est-à-dire
en créant du beau et du profond pour répondre à l’horreur.
Revenons au disque: Song
of Songs est inspiré de l’Ancien
Testament, pas celui de Count Basie (l’orchestre d’avant-guerre), mais la Bible, Volume 1. C’est une série
d’impressions, avec des climats qui répondent aux différents tableaux du ballet,
qui commence avec l’intervention de Lorraine Castellanos (voc), qui arrive à
faire swinguer l’hébreu façon Abbey Lincoln, soutenu en cela par le sax très
expressif du leader, pour se terminer sur un «The Gospel Truth» splendide. Jeb
Patton y confirme qu’il est un pianiste au drive exceptionnel et Billy
Drummond qu’il possède une touche d’une délicatesse et d’une précision rares. On
ne peut manquer par moments de retrouver l’esprit de Charles Mingus, mais quoi
d’étonnant puisque Charles McPherson a été une composante essentielle de son
orchestre (il est présent sur plus de quinze enregistrements du
contrebassiste). On pourrait dire la même chose de Johnny Hodges et Duke
Ellington. Johnny Hodges qui est d’ailleurs évoqué comme une
réminiscence par Charles McPherson dans son jeu (les glissandos jusqu’à la
tonalité baptisée «pronunced scoops» dans le livret) sur «Reflection on an Election», une
magnifique composition, comme un film noir de la fin des années 1950 qui finit
mal… Le mal est sûr concernant Donald Trump, mais le problème aujourd’hui est
que le mal ne finit plus parce qu’après Trump c’est comme pendant et pire qu’avant.
Il nous reste cette œuvre, lyrique, où Charles McPherson est prodigieux
seulement soutenu par la section rythmique. L’intervention de Jeb Patton y est
à nouveau de toute beauté, et cela finit sur une conclusion émouvante de
Charles McPherson jusqu’à la fêlure du son. Du grand art.
Avec Sweet Synergy
Suite, qui date de 2015, on sent toute la légèreté de cette époque,
presque
heureuse, qui contraste avec la pesanteur actuelle. On ouvre sur un
thème
afro-cubain («Sweet Energy»), où Terell Stafford répond au leader que
Jeb Patton
accompagne par ses accents latins, avec sa musicalité habituelle.
«Delight» est
une composition où Charles McPherson donne une idée de l’étendue de son
talent dans le registre bebop dont il est un maître (il a aussi
accompagné
Barry Harris). Terell Stafford est tout terrain et l’accompagne sans
laisser sa
part au chat. «Marionette» confirme cette complicité, et Charles
McPherson s’y montre virtuose et véhément dans
l’expression, nous rappelant Charles McPherson chez Charles Mingus, donc
aucune copie, que du grand, du beau et du toujours nouveau, pour
l’éternité. Ce thème a déjà été enregistré par le saxophoniste en 1995.
Jeb
Patton y est bon, et Billy Drummond prend un petit chorus tout en
nuances. Avec «Song of the Sphynx», on change de décor et de gamme
(orientale). Le chorus de sax est un délice rythmique, et Jeb Patton
apporte
dans le sien une ampleur orchestrale avant la contrebasse du bon David
Wong. Le final de la suite –et de ce disque– propose un retour à
un climat plus afro-cubain avec de belles interventions de Charles, de
Terell,
de Jeb, et toujours le jeu de caisse claire ou de cymbales de Billy
Drummond
précis et musical.Un véritable all stars au service des œuvres de
Charles McPherson, brillant instumentiste, compositeur inspiré, un des grands artistes
de l’histoire du jazz: que demander de plus? Peut-être une réécoute
de l’indispensable «Reflection on an Election», c’est tellement splendide!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Carl Schlosser / Alain Jean-Marie
We'll Be Together Again
Chelsea Bridge/U.M.M.G., Isfahan, We’ll Be Together Again*,
Rain Check, Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith, Little Sheri, Goodbye Pork
Pie Hat, Are You Real?, I Remember Clifford, I’ll Remember April*, That’s
All
Carl Schlosser (fl, afl, bfl, picfl), Alain Jean-Marie (p)
Enregistré en 2002, Chérisy (28) et en 2003, Vernouillet
(78)*
Durée: 48’ 10’’
Camille Productions MS112020 (camille-productions.com/Socadisc)
Du 20 ans
d'âge! Une nouvelle fois, Michel Stochitch, en producteur et
amateur de jazz avisé, met à disposition du public un enregistrement de
qualité resté plusieurs années dans un tiroir; c’était déjà le cas en
2018 de l’album Wash de Philippe
Milanta, lequel a d’ailleurs suggéré à Carl Schlosser de soumettre
au fondateur de Camille Productions ces bandes inédites de presque deux décennies. Le jazz et l'art se bonifient avec le temps…
Né à Paris le 3 décembre 1963, Carl
Schlosser a étudié la flûte traversière pendant une dizaine d’années au Conservatoire
de Créteil avant d’intégrer, à l’âge de 15 ans, l’IACP. Il se met alors
également, en autodidacte, au saxophone qui deviendra son instrument principal.
Il rejoint par la suite le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva (b),
puis le groupe Quoi de Neuf Docteur? que le ténor quitte pour
des partenaires plus en phase avec son attachement à la tradition, au swing et
au blues qui imprègnent son expression: d’abord Jane X (voc) et Fabrice Eulry
(p) avec lesquels il fonde le X Trio, puis Claude Bolling dont il intègre le
big band en 1989. On le retrouve alors dans les orchestres de Gérard
Badini et de Michel Legrand. Parallèlement sideman auprès de Wild Bill Davis
(p), Alvin Queen (dm), Spanky Wilson (voc) ou encore Dany Doriz (vib), Carl
Schlosser dirige aussi ses propres formations et enregistre un premier disque
sous son nom en 1991, au Petit Journal Montparnasse, Back to Live.
En 1995, il abandonne subitement la scène
jazz et Paris pour des compagnies de théâtre et de cirque itinérantes,
comme il le
raconte dans le livret. Installé en Charente-Maritime à partir de 2001,
il renoue
avec le jazz et reprend contact avec Alain Jean-Marie, rencontré au
Petit
Opportun à la fin des années 1980, avec lequel l’osmose avait été
immédiate. En 2002, Carl Schlosser et Alain Jean-Marie entrent en studio
avec une simple
liste de morceaux et «quelques idées d’arrangements»: un enregistrement
réalisé
pour le plaisir de l’échange, sans perspectives précises de
commercialisation. Un
concert donné à Vernouillet (78) l'année suivante complète pour deux
titres cet album
qui aura tant attendu avant d’être dévoilé. Entre temps, le truculent
ténor, se
situant dans la filiation d’Illinois Jacquet, a repris toute sa place
sur la
scène jazz, que ce soit aux côtés de Rhoda Scott ou en collectif, associé à son alter ego Philippe Chagne, comme avec le Duke Orchestra de Laurent
Mignard. Il a également monté son propre studio en Vendée, mettant ses talents d’ingénieur
du son au service de ses amis musiciens: Stan Laferrière,
Philippe Duchemin et bien d’autres. Une partie de la post-production de cet album y a été réalisée.
Cette
conversation en duo, qu’il nous est enfin
donné d’écouter, ravissante de spontanéité, passionnante par
l'interaction inventive du flûtiste et du pianiste («Ispahan» est une
merveille!), révèle
une facette plus intimiste de l’excellent Carl Schlosser. C'est une
grande idée d'avoir consacré un album entier à un duo flûte-piano. Carl
Schlosser y joue de toutes les flûtes. Le choix des thèmes, tous
magnifiques, soulignent l’étendue de son
registre et de sa culture jazz qui vont de Duke Ellington à Roland Kirk
(l’une de ses principales
références, comme
il le confiait à Jazz Hot en 1992), en passant par Benny Golson,
Charles Mingus et les standards. Après une ouverture onirique sur «Chelsea Bridge» (Billy
Strayhorn), le dialogue s’engage avec Alain Jean-Marie. Le pianiste, dont on connaît les grandes qualités (cf. Jazz Hot n°681),
reste le grand accompagnateur qu'on sait, mais plus, dans le duo intime,
il est simplement un grand artiste qui distille à propos ses éclats
sonores et sa poésie («We’ll Be Together Again»).
La rêverie se
poursuit dans l’univers Ellington-Strayhorn avec «Isfahan», tandis que
sur «Rain Check»
Alain Jean-Marie imprime des rythmes aux saveurs caribéennes et que Carl
Schlosser fait l'oiseau des îles, univers encore évoqué sur «I’ll
Remember April». Quand Carl Schlosser convoque le
blues sur le «Goodbye Pork Pie Hat» de Charles Mingus, c'est un blues
aérien où les accords savants et modernistes d'Alain Jean-Marie
apportent un climat d'une originalité rare, s'appropriant totalement un
thème qui appartient tellement à son auteur. «Are You Real?» de Benny
Golson jouit du même traitement original, conçu comme une petite (2’)
introduction joueuse contrastant avec l’émouvant «I Remember Clifford»
du même auteur qui suit, où le lyrisme de Carl Schlosser se marie
parfaitement avec les accords incisifs du pianiste. La sublime
ballade de Roland Kirk, «Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith», dont
les deux
interprètes livrent une version particulièrement émouvante, sensible,
est l’un des grands moments de cet album d’une totale poésie et
qui sera pour beaucoup l’occasion de découvrir un flûtiste de jazz de
premier plan dont le jeu subtil évoque, par la pureté du son, The Golden Flute ou le «Yesterdays» de Yusef Lateef de 1972 (avec Kenny Barron, Bob Cunningham, Al Heath). We’ll Be Together Again est peut-être une promesse de Gascon pour un prochain live, cette rencontre a déjà 20 ans d'âge, mais c'est une belle inspiration de Camille Productions, il aurait été dommage de priver plus longtemps les amateurs d'un si bel enregistrement!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Joe Farnsworth
Time to Swing
The Good Shepherd, Hesitation, Darn That Dream, Down by the
Riverside, One for Jimmy Cobb, Lemuria, Prelude to a Kiss, Monk's Dream, The
Star-Crossed Lovers, Time Was
Joe Farnsworth (dm), Wynton Marsalis (tp), Kenny Barron (p),
Peter Washington (b)
Enregistré le 17 décembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 01’ 42”
Smoke Sessions Records 2006 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
On connaît Joe Farnsworth, cet excellent batteur qui anime un
incroyable nombre de disques et de concerts, à New York et en tournée, en
Europe en particulier, au sein de all stars plus brillants les uns que les
autres. Il fait aujourd’hui partie des meilleurs spécialistes sur son
instrument, des meilleures sections rythmiques de ce jazz qu’on qualifie
souvent de hard bop en raison de l’énergie qu’il dégage. Il est rare de le voir en tête d’affiche, car il est l’un
de ces artistes essentiels, comme Peter Washington qui l’accompagne ici, qui
construisent jour après jour le meilleur du jazz en sidemen. Joe Farnsworth,
nous l’avons découvert auprès d’Eric Alexander en tournée européenne, avec qui
il a enregistré une vingtaine d’albums. Sur disques et en tournée, il a aussi
secondé le regretté Harold Mabern, son professeur, ce qui n’est pas
surprenant quand on sait les liens qui relient Harold et Eric. On l’a vu
également aux côtés de Steve Davis, Benny Golson, Mike leDonne, Cecil Payne,
Cedar Walton, Junior Cook, et les labels familiers du batteur se nomment
HighNote, Smoke Sessions Records, Criss Cross, Milestone, Smalls Live, Delmark…
des labels qui ont mis le jazz de culture au centre de leur politique
éditoriale. Autant dire que le titre choisi ici, Time to Swing, est une évidence que renforce l’écoute.
Pour expliquer cet enracinement et cette excellence dans le
jazz de Joe Farnsworth, né en 1968, il faut aussi parler de son père qui
dirigea un orchestre et de son frère qui fit partie de l’orchestre de Ray
Charles. Joe a étudié avec Harold Mabern, Art Taylor et Alan Dawson au William
Patterson College (New Jersey, 1990) et a très vite accompagné des musiciens de
haut niveau comme Jon Faddis, Jon Hendricks, Annie Ross, George Coleman, Cecil
Payne, Benny Green, avant d’intégrer le groupe survolté One for All, avec Eric
Alexander, Steve Davis, David Halzetine, Jim Rotondi et, à la basse, Peter Washington, John Weber ou
David Williams selon le moment. Il est aussi sideman du légendaire Pharoah
Sanders.
Il en est à son quatrième enregistrement personnel en leader
depuis 1999 et le Beautiful Friendship chez Criss Cross, relative faiblesse de production conforme à la carrière de tous les
grands batteurs du jazz, à quelques exceptions près (Max Roach et Art Blakey
par exemple). Pour cet enregistrement, en dehors de Peter Washington qu’il
côtoie depuis de nombreuses années, il s’est fait le plaisir (nous n’en
doutons pas) d’inviter deux de ses mentors, Kenny Barron et Wynton Marsalis,
artistes à qui Joe voue une admiration sans borne. Il a sagement construit le répertoire autour de ses invités
de marque: Wynton, présent sur les quatre premiers thèmes, apporte une
brillante composition («Hesitation»), se frotte à un original de Joe Farsworth
(«The Good Shepherd»), un standard («Darn That Dream») et un spiritual; Kenny
Barron, présent sur tous les thèmes, apporte son intense «Lemuria» (un sommet
énergétique du disque avec le «Hesitation» de Wynton) et explore deux thèmes de
Duke Ellington avec son lyrisme et sa touche latine, un de Thelonious Monk,
pour finir sur un standard «Time Was» des plus réussis.Inutile de dire que ça swingue, que c’est de la musique
aboutie proche de la perfection, et que le batteur y fait étalage de ses
qualités habituelles de sideman (puissance du soutien qui n’empêche pas une
musicalité certaine, une souplesse même aux baguettes et une qualité d’écoute
appréciable) sans oublier de nous régaler de grands chorus («Lemuria» et
«Hesitation»): du jazz de culture par un batteur qui n’oublie jamais la
musique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Jazz Party
Jazz
Party+, Blackbird Special, 7th Ward Boogaloo**, Raid on the Mingus House
Party*, Mboya's Midnight Cocktail**, So New Orleans, Dr. Hardgroove°**, Let Your
Mind Be Free, Irish Whiskey Blues, Caribbean Second Line**, Mboya's Midnight
Cocktail (instrumental)**
Delfeayo
Marsalis (tb, lead), Scott "Frockus" Frock, Andrew "Tiger" Baham, Brice "Doc"
Miller, John "Governor" Gray, Michael "Cow-Tippin" Christie (tp), Terrance
Taplin, Christopher Butcher, T.J. Norris (tb), Gregory Agid (cl), Khari Allen
Lee (as, ss), Amari Ansari (as), Scott Johnson (as, ts), Roderick Paulin (ts,
ss), Trevarri Huff-Boone (ts, bs), Roger Lewis (bs), Ryan Hanseler* ou Kyle
Roussel (p), Detroit Brooks (g)+, David Pulphus (b), Willie Green* ou Raymond
Weber° ou Joseph Dyson, Jr. (dm), Alexey Marti** (perc, cga), Tonya Boyd-Cannon,
Karen Livers, Dr. Brice Miller (voc)
Enregistré
les 26 février et 20-22 mai 2019, New Orleans, LA
Durée:
57' 38''
Troubadour
Jass Records 083119 (dmarsalis.com)
Saluons d'abord dans cet enregistrement le regretté batteur,
Raymond Weber, décédé en septembre 2020 après plus de quarante-six ans
d'activité à New
Orleans avec Henry Butler, Harry Connick Jr., Dr. John, Dirty Dozen,
Chermaine
Neville, etc. C'est bien sûr à Ascona, et ce n'est pas un hasard sur
notre
continent, que j'ai eu l'occasion de découvrir en live certains de ces jeunes Néo-Orléanais (Andrew Baham, Terrance
Taplin, Gregory Agid, Roderick Paulin, Kyle Roussel, Alexey Marti) ou moins
jeunes (Detroit Brooks), tous très doués. On sait que Delfeayo Marsalis a passé
des mercredis soirs à le tête du Uptown Jazz Orchestra en résidence au Snug
Harbor, à New Orleans. Ce disque est sorti le 7 février 2020 et c'est depuis
2016, le septième de Delfeayo Marsalis en tant que leader.
Tonya
Boyd-Cannon est avec Detroit Brooks, la vedette de «Jazz Party», très
bluesy
sur un tempo médium qui balance bien (sobriété de Joseph Dyson). Il y a
de bons
riffs et un solo solide et sobre de Delfeayo Marsalis. Tout cela est
dans la
meilleure tradition. Comme tout gumbo louisianais qui se respecte, on
passe
sans transition au baryton de Roger Lewis auteur de ce «Blackbird
Special» qui
sent la parade et le funk comme l'ont fait vivre le Dirty Dozen Brass
Band dont
il fut cofondateur. C'est juste encore plus massif étant donné
l'effectif de ce
vigoureux UJO (belle mise en place rythmique). Le jeune Dyson semble
plus à
l'aise dans le funk. Roger Lewis prend un solo décapant, suivi par une
prestation plus sage du leader (bon détaché des notes): très festif.
Autre
climat avec «7th Ward Boogaloo»: du big band swing puis un solo de
trombone de
Delfeayo Marsalis dont les quatre notes répétées ne sont pas sans
évoquer «St. Louis Blues». S'y mêlent ensuite en collective une
clarinette (Agid) et une
trompette (Baham?), puis tout l'orchestre. Excellent solo de sax ténor
de
Roderick Paulin avant celui de Delfeayo Marsalis lancé par un bon break
(sa
sonorité évoque J.J. Johnson). Dès les premières notes de «Raid on the
Mingus
House Party», on pense en effet aux orchestrations denses de Charlie
Mingus avec
ses effets jungle qu'il prit
au Duke.
D'ailleurs le solo de Gregory Agid nous ramène aussi à Jimmy Hamilton et
à
Duke, tandis que les sax ténor lorgnent plutôt vers Booker Ervin, une
façon de
retourner chez Mingus (Khari Lee et Scott Johnson). Solo modal de Ryan
Hanseler
sur le drumming sec de Willie Green, histoire d'ajouter à la sauce un
soupçon
coltranien avant une coda en folie. L'ambiance du Snug Harbor nous est
proposée dans le langoureux «Mboya's Midnight Cocktail» avec récitatif
(Karen Livers).
Mboya Marsalis est le frère autiste de Delfeayo. L'orchestre porte
l'empreinte
de Duke ou de Wynton Marsalis dans sa veine ellingtonienne. Le baryton
de Roger
Lewis est omniprésent dans le funky «So New Orleans» raconté par Brice
Miller
avec de courts contre-chants d'abord Andrew Baham (tp), Gregory Agid
(cl),
Delfeayo Marsalis (tb), puis d'autres. «Dr. Hardgroove» fondé sur des
riffs est
un hommage au côté funk de Roy Hargrove. Le drumming de Raymond Weber
est
parfait pour le funk et s'articule bien avec les percussions d'Alexey
Marti.
Bons solos d'alto (Khari Lee) et trompette (Andrew Baham) dignes du RH
Factor.
L'orchestration est efficace et le baryton donne du poids. Delfeayo
Marsalis
amène par un motif simple «Let Your Mind Be Free», autre épisode funk en
référence au fameux brass band local, les Soul Rebels. Il y a un «band
vocal»
bien venu. C'est l'occasion donnée à une suite de solos: lyrique
(Roderick
Paulin, ts), musclé (T.J. Norris, tp), avec aigus (Scott Frock, tp,
petite
embouchure d'où un petit son). On retourne à une formulation rythmique
ternaire
spécifiquement jazz, c'est à dire avec swing, dans le «Irish Whiskey
Blues» de
Scott Johnson qui est l'auteur du solo véhément de sax ténor. Bonne
occasion de
percevoir ce qui sépare le funk et le jazz. Retour au monde du brass
band funky
avec «Caribbean Second Line» de James Andrews dans lequel Alexey Marti
peut
donner un maximum. C'est une musique joyeuse à base de riffs. On y
entend une
bonne alternative de sax alto (Khari Lee et Amari Ansari), puis une
alternative à trois
trombones (Terrance Taplin, T.J. Norris, Christopher Butcher). L'album
se
conclut par le lancinant «Mboya's Midnight Cocktail», sans récitatif,
typiquement ternaire (swing) avec un traitement du son faisant appel aux
inflexions, wa-wa, growl, bref à la définition même du jazz. On pense à
Duke
Ellington et Wynton Marsalis.
L'album
est dans sa globalité très plaisant. Comme l'écrit Delfeayo Marsalis dans le
livret: «Today, there is a great range of
music categorized as Jazz, all of which contains improvisation, but not
necessarily swing and/or blues
expression (aujourd'hui, il y a une grande variété de musique classée dans la
catégorie Jazz, toutes contiennent de l'improvisation, mais pas nécessairement
le swing et/ou l'expressivité
blues)». Il ajoute: «The term improvised music is less sexy and
does not have the same pedigree as Jazz,
yet it is perhaps a more accurate description for those musings not steeped in
swing, blues, funk, gospel or any direct branch of these authentic American
dance styles (le terme musique
improvisée est moins sexy et n'a pas le même pédigrée que le jazz, mais c'est peut-être une
description plus précise de ces ambitions qui ne sont pas imprégnées de swing,
de blues, de funk, de gospel ou de toute branche directe de ces styles de danse
américains authentiques)». La distinction entre jazz et «musiques
improvisées» est la moindre des choses dans la gabegie actuelle. Mais
Delfeayo Marsalis met aussi le doigt sur une nuance. Soit, pour la communauté
néo-orléanaise en tout cas, des musiques sont une parce que nées
d'une même culture. Soit, musicologiquement, une culture a donné naissance à
des musiques liées entre-elles mais qui ont une autonomie historique et
technique, auquel cas jazz et funk ne font pas un. On remarque que Delfeayo
Marsalis ne nomme pas le ragtime dans sa liste (un art mort?). Ici, c'est le
traitement des sons ancrés dans la tradition louisianaise du blues et du gospel
qui relie les ingrédients de ce gumbo musical. Rythmiquement, Delfeayo Marsalis
a privilégié le funk sur le swing. Cet album est d'ailleurs pédagogique, car il
doit permettre de sentir à son écoute que tout ce qui est rythmique n'est pas
forcement swing. C'est une position esthétique qu'il justifie ainsi: «Jazz performance should always incorporate
elements unique to its generation that reflect a contemporary worldview (la
prestation jazz devrait toujours intégrer des éléments propres à sa génération
qui reflètent une vision contemporaine du monde).» Et indiscutablement
depuis la fin des années 1960, avec le Dirty Dozen, le ReBirth, les Soul Rebels
et autres formations de parade, New Orleans bouge, danse et vit surtout au
rythme funk.
C'est donc un très bon
disque de funk louisianais avec une participation du swing.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Eddie Henderson
Shuffle and Deal
Shuffle and Deal, Flight Path, Over the Rainbow, By Any
Means, Cook's Bay, It Might as Well Be Spring, Boom, God Bless the Child,
Burnin', Smile
Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), Kenny Barron
(p), Gerald Cannon (b), Mike Clark (dm)
Enregistré le 5 décembre 2019, New York, NY
Durée: 58’ 57”
Smoke Sessions Records 2005 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Du jazz straight ahead,
direct et sans concession, c’est ce qu’il y a de mieux dans cette période de
néant pour retrouver des fondamentaux qui nous rappellent qu’il y a peu, encore
le 5 décembre 2019, un all stars du jazz d’un niveau exceptionnel comme celui
d’Eddie Henderson pouvait librement créer une musique libre et enracinée et,
bien entendu, se produire sur scène devant un public libre de préférer, très
rationnellement, ce message artistique du Dr. Eddie Henderson à celui
d’aujourd’hui, quotidien et obsessionnel, des Dr. Mabuse et Knock de la planète
et des pouvoirs qui les instrumentalisent. Rappelons qu’Eddie Henderson qui
faisait la couverture de Jazz Hot n°678 est docteur en psychiatrie,
une spécialité plus utile que les vaccins dans le monde que nous vivons. Quand on réunit Eddie Henderson, Donald Harrison, Kenny
Barron, Gerald Cannon et Mike Clark, difficile d’être déçu par le résultat.
Eddie Henderson est un habitué de ces quintets all stars, en particulier pour
ce même label: nous avions chroniqué son Collective
Portrait (2014) avec Gary Bartz, George Cables, Doug Weiss et Carl Allen (Jazz Hot n°678).
En 2017, il avait réitéré, toujours pour Smoke Sessions
Records, avec Be Cool, un premier
volume en quelque sorte de ce Shuffle and
Deal, réunissant sensiblement la même formation, Essiet Essiet remplaçant
en 2017 Gerald Cannon (b). Nous n’avons pas reçu ce disque et donc pas chroniqué,
on le regrette; les disques de ce niveau sont rares. Les extraits qu’on a pu en
voir et écouter sur internet, proposent une musique exceptionnelle dans le même
esprit. Constance, esprit, imagination, expression, blues, maturité,
tout concourt à faire de ces enregistrements les dignes héritiers des
productions Pablo de Norman Granz des années 1970-80: le jazz de culture. Il y a en effet une forme de
liberté, sans doute aussi permise par les responsables de ce label, pour nous
donner à écouter Eddie Henderson, Donald Harrison et Kenny Barron aussi naturels dans
une heure de splendide musique jazz, de ce jazz de culture qui n’a pas besoin
de justifier le blues, le swing dont il est pétri, d’une beauté profonde et
éternelle.
Le répertoire alterne l’original d’Eddie Henderson en
ouverture qui donne le titre de l’album, un vrai shuffle emballant pour lancer
cette heure de musique, cette respiration «ferroviaire» du swing que Mingus et
Blakey parmi d’autres ont employée avec maestria. Eddie Henderson nous régale
sur le tempo fermement assuré par l’excellent Mike Clark. Le brillant Kenny Barron (cf. Jazz Hot n°575)
apporte deux belles compositions : «Flight Path», tendue et au drive incandescent, avec de savoureux chorus d’Eddie, de Donald et Kenny, et «Cook’s Bay» à la pulsation latine,
comme il en a l’habitude, léger comme le souffle du zéphyr. Que dire encore de
Kenny Barron dont chaque note est investie de toute sa conviction et de son
engagement musical. Donald Harrison (cf. Jazz Hot n°644)
propose «Burnin’» où il se lance dans un chorus aérien et enflammé, un autre
grand moment de ce disque, d’autant que Kenny Barron et Eddie Henderson
attisent le feu avec des chorus intenses. Il y a deux compositions de la famille Henderson: de la fille, Cava
Menzies, qui prolonge dans sa vie multi-artististique l’excellence
familiale depuis les parents d’Eddie et d’Eddie lui-même; de son épouse,
Natsuko,
qui contribue régulièrement en compositrice aux disques de son
trompettiste
préféré. Il y a le «God Bless the Child» de Billie Holiday, autre
grand moment d’émotion, où la sonorité avec fêlure du son d’Eddie Henderson, et
ses petits doublements de tempo, alternent avec les réponses parkériennes de
Donald Harrison. La section rythmique avec un Gerald Clayton toujours aussi
essentiel, précis et efficace, offre à Kenny Barron son moment avant que Donald
Harrison revienne plus grave (son) pour une seconde intervention, la conclusion
revenant au leader, qui exploite tous les ressorts de l’expression pour
accentuer la couleur blues. Il y a encore trois standards, la matière éternelle du jazz
quand on a la chance d’avoir des artistes aussi extraordinaires que Kenny,
Donald et Eddie pour les régénérer: Le «Smile» (Chaplin) terminal est à pleurer
d’émotion, avec une manière-sonorité très cirque, claironnante juste ce qu’il
faut, sans perdre le grain de son d’Eddie Henderson, d’une grande poésie, pour
évoquer l’auteur qui aimait tant les clowns, et grâce à un splendide décalage harmonique de Kenny Barron, plus
génial que jamais dans le dialogue/duo.
Vous l’avez compris, tant qu’il y aura des artistes
d’une telle hauteur, tant qu’il y aura du jazz de cette urgence et tant qu'il y aura des
hommes pour paraphraser le titre du film –sous entendu du courage– rien n’est
totalement perdu…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Georgia Mancio / Alan Broadbent
Quiet Is the Star
I Can See You Passing By, When You’re Gone From Me, Let Me
Whisper to You Heart, Tell The River, All My Life, If I Think of You, Night
After Night, If My Heart Should Love Again, Quiet Is the Star
Georgia Mancio (voc), Alan Broadbent (p)
Enregistré en 2019 et 2020, Londres
Durée: 40’ 10’’
Roomspin Records 2020 (georgiamancio.com)
Après Songook (2015-16, Roomspin Records), c’est le
second album de la chanteuse et productrice britannique Georgia Mancio et du
pianiste, compositeur et arrangeur néo-zélandais Alan Broadbent. Originaire de Londres, avec
des parents venus d’Italie, Georgia Mancio étudie la flûte dans ses jeunes années, mais l’enseignement
académique ne lui convient guère, d’autant qu’elle veut avant tout chanter. Ces
grands-parents paternels, tous deux pianistes classiques, lui conseillent cependant
d’attendre que sa voix arrive à maturité. Georgia ne commence ainsi à chanter
qu’à partir de 19 ans, inspirée par Betty Carter, Anita O’Day, Lambert,
Hendrick & Ross, Louis Armstrong ou encore Carmen McRae. Après seulement
cinq semaines, elle abandonne l’université, voyage, puis devient serveuse au
Ronnie Scott qui devient son école du jazz et du chant. Elle prend le temps
ainsi d’apprendre le «métier» et de recueillir l’expérience des musiciens de passage.
Georgia devient professionnelle à 28 ans, en 2000. Trois ans plus tard, elle se
produit avec Bobby McFerrin au London Jazz Festival et sort son premier album, Peaceful Place, sur son label Roomspin Records.
En 2006, elle effectue une tournée en Belgique avec Sheila Jordan et David
Linx. Six autres disques suivront entre 2007 et 2019, notamment en
collaboration avec ses compatriotes Nigel Price (g) et Kate Williams (p). Pleine
de ressources, Georgia Mancio a même lancé son propre festival en 2010,
ReVoice, qui se tient au Pizza Express de Londres où elle a déjà accueilli Gregory
Porter, Karin Krog, Kevin Mahogany et Tina May.
Né
en 1947 à Auckland, Alan Broadbent est un
musicien capé, à la tête d’une discographie éloquante (plus d'une
centaine de collaborations en sideman) qui témoigne de multiples
et prestigieuses collaborations, fruit d’un parcours commencé à 19 ans,
quand, à la
faveur d’une bourse, il part étudier au Berklee College of Music de
Boston,
MA. Trois ans plus tard, il rejoint l’orchestre de Woody Herman
(1913-1987)
comme pianiste et arrangeur. En 1972, il s’installe à Los Angeles où il
travaille
avec Irene Kral (voc, 1932-1978), de même qu’avec les compositeurs
Nelson
Riddle (1921-1985), David Rose (1910-1990) et Johnny Mandel (1925-2020).
Par la
suite, il entame une série de collaborations suivies avec Charlie Haden
(1937-2014), Natalie Cole (1950-2015), Scott Hamilton et Diana Krall
dont il est l’actuel directeur musical, sans compter les nombreux
enregistrements en sideman avec, entre autres, Shirley Horn, Charles
McPherson,
Toots Thielamans, Lee Konitz, Diane Schuur, Sheila Jordan, etc. La liste
est
longue et s’étend au-delà du jazz. Quant à son activité en leader,
immortalisée par une
bonne trentaine de disques depuis 1980, elle est des plus consistantes
en solo, duo, trio, plus rarement en quartet et également des
enregistrements avec le NDR Big Band et le London Metropolitan Orchestra
dans les années 2010.
C’est en 2012 que Georgia Mancio prend contact avec Alan
Broadbent dont elle admire le travail avec Irene Kral. Après quelques concerts
en duo, la chanteuse propose d’écrire des paroles sur l’un de ses
thèmes, «The Last Goodbye», qui constituera la première pièce de l’album Songbook exclusivement constitué
d’originaux mis en paroles par Georgia Mancio. Quiet Is the Star est le prolongement de cette première expérience qui, cette fois, se
passe de soutien rythmique. Un duo piano-voix donc, ce qui
accentue encore la dimension intimiste de la rencontre. L’échange est
sobre et
raffiné. Aucune minauderie à déplorer du côté de Georgia dont la belle
voix
claire s’exprime dans l’esprit du jazz. L’osmose avec le beau
jeu perlé d’Alan Broadbent, teinté parfois de jolies nuances de blues
(«When
You’re Gone From Me») est remarquable. L’autre atout de cet album est la
qualité des compositions qu’on pourrait penser tirées de l’American Songbook. «If My Heart
Should Love Again» mériterait tout particulièrement d’intégrer le grand
répertoire du jazz. A ce propos, 33 chansons signées du duo ont fait l’objet
d’une édition publiée en même temps que le disque, proposant partitions et
paroles. L’auteur de la musique, Alan Broadbent, va fêter ses 74 ans le 23
avril 2021, profitons de cette chronique pour lui souhaiter un bon anniversaire, de longues
et belles années d’ouvrage de la même eau que cet enregistrement.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Eric Reed
For Such a Time as This
Paradox Peace, Western Rebellion*, Thelonigus*, Stella by
Starlight, It's You or No One, Walltz*, Bebophobia*, Come Sunday, We Shall
Overcome, Make Me Better°, The Break, Hymn of Faith
Eric Reed (p), Chris Lewis (ts, ss)*, Alex Boneham (b),
Kevin Kanner (dm), Henry Jackson (voc)°
Enregistré les 29-30 juin 2020, Glendale, CA
Durée: 56’ 08”
Smoke Sessions Records 2008 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Eric Reed fêtait ses 50 ans avec cet enregistrement, puisqu’il
est né le 21 juin 1970. Le titre (Pour un
temps comme celui-là) indique qu’il n’y a pas la légèreté d’un
anniversaire dans ce disque. Eric est un enfant de Philadelphie, un de
plus, ville qui a payé un lourd tribut en 2020. Fils de prêcheur, il exerça son
talent de pianiste dans le cadre de l’église paternelle dès l’âge de 5 ans, on
ne s’étonne donc pas de le retrouver ici, sur un thème, en compagnie d’Henry
Jackson, l’un des chanteurs de gospel qui a bercé sa jeunesse, pour commémorer
cette année difficile pour le jazz par un «Make Me Better» qui ressemble à une
prière, ce qu’il explique dans le livret. Inutile de dire qu’Eric Reed excelle
dans ce registre expressif avec lequel il est né. Le «Come Sunday» comme le «We
Shall Overcome» et l’«Hymn of Faith» qui est plus un vœu pieu qu’une réalité,
sont de la même veine… Eric Reed est dans son élément, il possède tous les codes
de cette expression à caractère religieux à la manière afro-américaine.
Sa «Walltz» dédiée à Wallace Roney, un des enfants de
Philadelphie décédé en 2020, confirme une partie de l’esprit qui anime cet
enregistrement. «Paradox Peace» qui ouvre le disque est aussi de cette veine
très réflexive sur ce temps, comme le traitement de «Stella by
Starlight» en piano solo.
C’est aussi un enregistrement (l’autre face) loin du Smoke
et de New York, à Glendale en Californie où il s’est fixé qu’Eric Reed propose
en compagnie de son trio local avec de jeunes musiciens, un bassiste originaire
de Sydney en Australie, Alex Boneham, et un batteur local, Kevin Kanner, qui a
déjà une carrière bien remplie (Bill Holman, Bud Shank, The Clayton Brothers,
John Pizzarelli…). Dans cette partie du disque, on retrouve Eric Reed, pianiste
de jazz pour une série de thèmes bien enlevés comme «Western Rebellion»,
«Thelonigus» dédié à Monk et Mingus, «The Break», «Bebophobia». Notons
également la présence de Chris Lewis au saxophone, un autre transfuge de la
Côte Est, un beau son au ténor et au soprano.
C’est donc un
album tiraillé entre deux climats, où
tout est bien exprimé, mais qui manque quelque peu de cohérence a moins
qu'Eric Reed ait voulu opposer ces deux atmosphères. C'est peut-être une
impression personnelle, mais on a un peu de mal à rentrer dans le monde
du pianiste en
passant d’une à l’autre.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Stochelo Rosenberg & Jermaine Landsberger
Gypsy Today
September Song, Made for
Isaac, Double Jeu, Double Scotch, Ballade pour Didier°+, Gypsy Today°+, Memories
of Bridget°, Anouman°, Poinciana, The Bebop Gypsy*°+, Seresta
Stochelo Rosenberg (g), Jermaine Landsberger (p, arr), Scheneman Krause (g*),
Joël Locher° ou Darryl Hall (b), Sebastiaan de Krom° ou André Ceccarelli
(dm), Didier Lockwood (vln)+
Enregistré en été
2015, Fürth, Allemagne et le 21 janvier 2020, Meudon (78)
Durée: 47'30''
GLM EC 588-2 (glm.de)
Ah, Stochelo Rosenberg!
C'est la bouée de sauvetage du chroniqueur de jazz désespérément perdu et
fatigué dans les manifestations touristiques de masse prétendues jazz du XXIe siècle! Le seul énoncé de son nom rassure car le swing sera au rendez-vous et
avec quelle virtuosité à la clé! Stochelo cherche à justifier son projet, Gypsy
Today (gitan aujourd'hui) en précisant dans ses notes: «I am not a modern Jazz guitarist, I grew up with the Reinhardt school
and with this particular project, I still think more in the spirit of the late
Django in 1953 (je ne suis pas un guitariste de jazz moderne, j'ai grandi dans
l'école Reinhardt et je pense, dans ce projet particulier, être plus encore
dans l'esprit du regretté Django de 1953)». Issu d'une famille sinté, communément
appelée en France «manouche», Jean «Django» Reinhardt (1910-1953) est le
fondateur de la première variante du jazz. En effet, nous savons depuis 1934
que la façon de jouer jazz est la réunion du facteur mieux-disant rythmique, le
swing, avec un facteur expressif hot issu des voix du blues. Et les
premiers spécialistes compétents ont eu une hésitation aux premières écoutes de
Django car il a substitué au second facteur, l'expressivité «manouche»
(exonymes: gitane, tzigane). Comme quoi le jazz n'évolue pas selon un seul
boulevard convenu des premiers grognements préhistoriques à l'atonalisme des
snobs du XXe siècle, mais en toile d'araignée autour du facteur swing. Dès lors
le genre Django n'est ni ancien, ni moderne, il est intemporel. Il a ses
principes, rythmique (swing) et expressif (tzigane), pour traiter n'importe
quel morceau musical avec la plus value de l'improvisation, non essentielle.
Ici les tremplins sont surtout signés Reinhardt, Rosenberg et Landsberger.
Culturellement, les protagonistes appartiennent à la communauté des Sinti, l'un
né en Hollande, Stochelo Rosenberg (1968), l'autre en Allemagne, Jermaine
Landsberger (1973). Jouant ensemble depuis cinq ans avant l'émergence de ce
projet, c'est Stochelo qui a souhaité y impliquer Didier Lockwood en 2015. Le
violoniste virtuose étant décédé le 18 février 2018, Stochelo et Jermaine ont
temporisé avant de le compléter en janvier 2020.
L'album commence par un
standard, «September Song» de Kurt Weill (1938), joué en tempo moins
lent que celui adopté par l'hyperexpressif hot, Sidney Bechet.
Lancé par
André Ceccarelli sur un tempo medium propice au swing, il est exposé
avec
sobriété par Stochelo, mais avec un vibrato en fin de phrase pour
marquer l'appartenance à la filière Django. C'est la seule vraie
référence à l'illustre
maître, ce qui a poussé Stochelo à se justifier. Son solo est virtuose,
puis
celui de Landsberger est dans le même esprit. Une alternative bien venue
entre
Darryl Hall et André Ceccarelli débouche ensuite sur la coda bien menée
par le
guitariste. Le thème «Made for Isaac» signé Stochelo Rosenberg est de
caractère
dansant. C'est très plaisant, un peu comme si Django s'inspirait de Wes
Montgomery (les passages en accords). Or, nous ne savons pas où le génie
de
Django serait allé, emporté qu'il fut, en pleine évolution expressive.
Par
ailleurs, des guitaristes américains de jazz ont incorporé une touche
Reinhardt
(Al Casey, etc.) et Christian Escoudé tout comme Babik et David
Reinhardt ont
américanisé leur tradition. Donc si Stochelo s'écarte du Django
documenté, il
ne trahit ni les Reinhardt ni le jazz puisqu'il swingue. Cette fusion-là
n'est
pas contre nature et a des antécédents. Wes veille encore sur Stochelo
dans
d'autres originaux signés Rosenberg («Double Jeu»…) ainsi que dans ces
remarquables versions d'«Anouman» de Django et de «Poinciana» de Nat
Simon
(1900-1979). Darryl Hall et André Ceccarelli impriment un feeling
rythmique
néo-orléanais (boogaloo) à «Double Scotch» de Reinhardt (bonnes
alternatives
guitare-piano, basse-drums). Les prestations de Didier Lockwood dans des
compositions de Landsberger, «Ballade pour Didier» (lyrique, fond de
synthétiseur pas gênant), «Gypsy Today» (bop sur tempo vif, bon swing!)
et «The
Bebop Gypsy» (exposé à l'unisson violon-guitare, bon swing!) sont bien
sûr de
beaux moments de musique. Dans son étourdissante intervention sur «Gypsy
Today»,
Stochelo vaut largement les Kenny Burrell, Grant Green et Wes
Montgomery, trois
artistes dont Hugues Panassié disait le plus grand bien. Joël Locher et
Sebastiaan de Krom y sont parfaits. Belle introduction evansienne de
Landsberger à «Memories of Bridget», superbe ballade exprimée avec une
musicalité inouïe par Stochelo. Nous apprécions la sobriété de Jermaine
Landsberger, si rare de nos jours chez les pianistes. Stochelo
Rosenberg, en
duo avec Landsberger, a un phrasé qui, judicieusement, danse dans
«Seresta» de
l'inimitable clarinettiste Paquito D'Rivera (interprété avec Dizzy en
1989 à
Londres).
Oui, ce disque nous montre un Stochelo Rosenberg sous un angle un peu
différent, plus «américain», mais c'est, comme toujours, l'œuvre d'un musicien
hors norme et d'un swingman. Stochelo Rosenberg brille à jamais dans les
étoiles de la guitare.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Ignasi Terraza / Randy Greer
Around the Christmas Tree
Christmas Time in Barcelona, No More Lockdown, All the Blues
You Brought to Me, The Secret of Christmas, Freshly Squeezed, Don't Let Your
Eyes Go Shopping for Your Heart, Fum, Fum, Fum, Waltzing Around the Christmas
Tree, Let It Snow, What Are You Doing New Year's Eve, Let's Make Everyday a
Christmas Day, Cole for Christmas, Be-Bop Santa Claus-Jingle Bells
Randy Greer (voc), Ignasi Terraza (p), Horacio Fumero (b),
Josep Traver (g), Esteve Pi (dm), Yonder de Jesús (perc), Andrea Motis (voc),
MG (voc)
Enregistré les 7 décembre 2019 et 10 août 2020, Barcelone (Espagne)
Durée: 41’ 22”
Swit Records 31 (www.switrecords.com)
La réunion de deux talents, Randy Greer et Ignasi Terraza,
qui font les belles nuits du jazz à Barcelone depuis de nombreuses années, est
un rayon de lune dans la grisaille de cette période de réclusion,
d’autant que le thème retenu, et enregistré en 2019 et 2020, porte sur Noël,
une permanence dans l’histoire du jazz, et que c’est un thème
qui appelle plutôt l’allégresse… Cela dit, les artistes ne sont pas de plomb,
et le deuxième thème intitulé «No More Lockdown», très dynamique, avec l’apport
d’Andrea Motis (voc), est clairement un hymne de protestation contre ce que
nous vivons depuis un an. L’autre originalité, c’est que sur cette thématique, Ignasi
a composé sept des treize titres, et ce ne sont pas les moins intéressants:
L’ouverture sur «Christmas Time in Barcelona» est très réussie. Nous avons déjà
parlé de «No More Lockdown», et le «All the Blues You Brought to Me» avec un
grand Randy Greer entre Nat King Cole et le Ray Charles des débuts, un petit
grain dans la voix, est un vrai plaisir.
C’est un autre plaisir de retrouver Randy Greer dans cette
configuration; sa complicité et sa compatibilité avec Ignasi Terraza sont
l’élément-clé de cet album. Le pianiste confirme à chaque
enregistrement son talent de soliste et d’accompagnateur, tant il est pénétré de son expression jazz. Ignasi est une
incarnation du jazz en Europe dans ce qu’il a de plus réussi. Ici avec son
habituel trio, augmenté de manière très intelligente par un bon guitariste,
Josep Traver, en référence à Nat King Cole, d’un percussionniste, Yonder de
Jesús, qui apportent plus de volume et de souplesse à la section rythmique,
Ignasi Terraza développe un contrepoint essentiel à la voix de Randy Greer (bonne diction). L’invitée Andrea Motis, présente sur deux thèmes, chante
très bien notamment sur le thème «Waltzing Around the Christmas Tree», une
composition d’Ignasi Terraza, qui n’aurait pas dépareillé à Broadway de la
grande époque.
Randy Greer se délecte (nous aussi) sur son interprétation
de l’inévitable «Let It Snow», qu’il réussit à personnaliser avec la complicité
d’Ignasi, dont le swing et le toucher font aussi merveille sur le standard de
Frank Loesser «What Are You Doing New Year's Eve» où Randy Greer, dans l’esprit
Nat King Cole, est au sommet de son art, et avec autant de talent vocal qu’un
Harry Connick. Il possède un splendide phrasé jazz, une sorte
de perfection sur les standards («Let's Make Everyday a Christmas Day»). Dans ce registre du jazz, l’apport de la guitare sur le plan rythmique,
comme
Count Basie et après lui Nat King Cole et Oscar Peterson l’ont remarqué,
est déterminant. Le percussionniste est un autre élément de ce
dynamisme rythmique. Le petersonien (en dépit du titre) «Cole for Christmas», une
composition sur tempo rapide d’Ignasi, est une belle récréation sans voix.
En conclusion, deux voix, féminine et masculine, non
identifiées par le livret (MG, mais on soupçonne que le M=Motis et G=Greer) sur les inusables
«Santa Claus/Jingle Bells» apportent une conclusion de bonne humeur dans un
moment qui en a vraiment besoin… Ignasi Terraza et Randy Greer sont peut-être
la seule manière sensée de croire encore au Père Noël toute l’année. Dans la
situation irréelle de 2020-2021, le Père Noël n’est certainement pas plus
surréaliste que les décisions de nos dirigeants politiques, et il est, sans doute aucun, moins nuisible.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Romane & Daniel-John Martin
Rendez-vous
Retour à Montmartre, La
Danse de Chopin, Another You, Rendez-vous, Cher Rocky, Martinique, Le Bandit
Manchot, Rue des Abbesses, For Didier, La Sausse, Wiz Kid, Quatuor Nuages*
(bonus track)
Daniel-John Martin
(vln), Romane, Julien Cattiaux (g), Michel Rosciglione (b) + String Quartet
(D.J. Martin, P. Tillemane, vln, J. Ladet, vla, J. Gratius, cello)*
Enregistré les 5-6 Mars
2018, Paris
Durée: 45'02''
Douze titres. Dix
compositions de Daniel-John Martin, une de Didier Lockwood et une de Django
Reinhardt. Force est de constater que la musique de Django et Stéphane
Grappelli a, en comparaison à d'autres approches du jazz, une incroyable
capacité à survivre. Dans les propositions de programme des festivals prétendus
de jazz en ce déstructurant XXIe siècle, nous sommes un certain nombre à y
reprendre vie grâce au concert dit «manouche». Au moins, c'est la garantie
d'une bouffée de swing. Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du
genre: swing («La Danse de Chopin»), élégance expressive grappellienne
(«Another You»). Ces compositions de Daniel-John Martin sont de bons tremplins
à l'évocation du tandem de légende, immortel. Ce n'est pas une question de
gènes. Le violoniste est «né en
Angleterre, vivant en France après avoir passé toute son enfance en Afrique» (dixit Jean-Michel
Proust). Il a tout simplement parfaitement assimilé une culture. On peut en
dire autant de Romane, alias
Patrick Leguidcoq, qui n'est pas gitan de naissance
mais dont on sait à quel degré il s'est approprié l'art de Django.
Martin a un
beau sens mélodique comme sa composition «Rendez-vous» le démontre.
C'est une
affaire de famille aussi. «Cher Rocky» est dédié à Rocky Gresset, «La
Sausse»
au bien regretté Patrick Saussois (beau thème mélancolique). Romane fait
chanter la guitare avec élégance et sensibilité, dans la jolie valse
«Rue des
Abbesses». L'appel-réponse entre Romane et, en pizzicato, Martin qui
siffle
aussi, y est bien venu. Il y a un côté Anton Karas dans l'excellent
début de
solo de Romane dans «Martinique» qui comme le titre l'indique est le
côté
soleil du cahier des charges de tout disque actuel de jazz. Ce thème
signé
Didier Lockwood est bien géré dans ce style par Daniel-John Martin. Les
2’32” de «For Didier» sont consacrées à un swing implacable. Très
marqués par Django,
«Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid» permettent à tous, et notamment à la
rythmique, de swinguer avec détermination. Les lignes de basse de Michel
Rosciglione
sortent bien, avec une belle sonorité ronde. Rosciglione prend des solos
bien
menés dans «Martinique», «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid». La bonus track est
particulière puisque c'est un très bon arrangement de Daniel-John Martin conçu
en 2000 pour quatuor à cordes classique de la plus célèbre composition de
Django, «Nuages», sur laquelle Daniel-John et Romane amènent la touche jazz et
l'esprit Django-Grappelli. En résumé, un très bon disque que ne trahit pas ce
qu'il est censé célébrer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Peter Leitch New Life Orchestra
New Life
CD1: Mood For Max, Portrait of Sylvia, Sorta-Kinda, Monk's
Circle, 'Round Midnight, Penumbra, Brilliant Blue-Twilight Blue, Fulton Street Suite
CD2: Exhilaration, Elevanses, Clifford Jordan, Ballad For Charles
Davis, The Minister's Son, Spring Is Here, Back Story, Tutwiler 2001, The Long Walk On
Peter Leitch (comp, arr, dir) New Life Orchestra: Duane
Eubanks (tp), Bill Mobley (tp, flh), Tim Harrison (fl), Steve Wilson (as, ss),
Dave Pietro (as, ss), Jed Levy (ts, fl, afl), Carl Maraghi (bar, bcl), Matt
Haviland (tb), Max Seigel (btb), Phil Robson (eg), Chad Coe (acg), Peter Zak
(p), Dennis James (b), Yoshi Waki (b), Joe Strasser (dm)
Enregistré les 17-18 janvier 2020, Mount Vernon, NY
Durée: 58’ 02” + 1h 05’ 17”
Jazz House 7006/7007 (www.peterleitch.com)
Peter Leitch est un guitariste d’origine canadienne, né en
1944 à Montréal, qui a déjà une longue et brillante carrière. Dans les années
1970, il a accompagné des musiciens américains de passage, surtout à Toronto,
comme Sadik Hakim (1973), Milt Jackson, Red Norvo, Al Grey et Jimmy Forrest
(1980), et les musiciens canadiens de talent comme Kenny Wheeler (1930-2014) ou
Oscar Peterson avec lequel il a enregistré (Personnal
Touch, 1980). Il s’installe à New York au début des années 1980, et
devient
un vrai New-Yorkais, un de ces musiciens de jazz qui font collectivement
le
cadre, l’intensité et le son de New York et qui font partie de la vie
quotidienne des clubs et du jazz. Il a ainsi côtoyé énormément de
musiciens de
jazz et enregistré notamment avec Woody Shaw (1987), Jaki Byard (1991 et
2000),
Renee Rosnes (1994), Gary Bartz (2001), pour n’en citer que
quelques-uns. Il possède une respectable discographie en leader pour les
labels Concord, Criss Cross, Reservoir et, dans les années 2000, le
label Jazz
House sur lequel est produit cet enregistrement de 2 CDs, «comme deux sets dans un club», précise-t-il. C’est d’ailleurs dans
le Club 75 au sud de Manhattan, où il avait ses habitudes, qu’il a présenté en
2018 cette grande formation (quatorze musiciens), un club aujourd’hui disparu au
grand regret de Peter Leitch.
Le titre New Life,
comme le nom de l’orchestre (New Life Orchestra), fait référence à la
biographie de Peter Leitch, brutalement marquée en 2012 par un cancer d’une
gravité extrême qui ne lui laissait que peu d’espoir. Aujourd’hui, et bien
qu’il ne puisse plus jouer de guitare, il doit sa survie à un bon docteur, un
de ceux qui soignent, d’avant 2020, Maxim Kreditor, auquel il dédie le premier
thème de cet enregistrement («Mood for Max»). Il a ainsi trouvé une nouvelle
vie d’arrangeur et de compositeur, et, dans la compagnie des musiciens qui
l’ont côtoyé tout au long de ces années, une véritable énergie vitale pour
réunir cet orchestre, le faire jouer en club et l’enregistrer. On n’ose pas réfléchir à ce qu’il se passe depuis mars 2020
pour Peter Leitch, mais on espère que la sortie de ce disque mobilise
suffisamment son attention. Et de fait, c’est un bel enregistrement d’une musique de jazz dans la tradition
moderne, qui s’appuie sur des arrangements originaux, sur les quatorze
compositions de Peter Leitch qui possèdent un vrai charme, une poésie («Penumbra»)
et cette énergie propre à New York («Fulton Street Suite», «Exhilaration»). Il
y a une composition de Monk («’Round Midnight»), une de Jed Levy, le ténor, dédiée au pianiste John Hicks («The Minister's Son») et un standard («Spring
Is Here»). Certaines compositions font directement référence à des musiciens qui
ont inspiré Peter Leitch, comme «Monk’s Circle», «Clifford Jordan», «Ballad for
Charles Davis» et d’autres à son environnement comme «Mood for Max» (son médecin), «Portrait
of Sylvia» (son épouse Sylvia Levine).
Pour servir cette musique, Peter Leitch a eu le goût sûr du
musicien de New York: on retrouve entre autres les confirmés Duane Eubanks, Bill
Mobley, Steve Wilson, Jed Levy, Peter Zak et ceux qui sont moins connus n’en
sont pas moins talentueux. L’orchestre est particulièrement soudé (deux ans de
travail régulier) et dynamique. Les interventions pour les chorus sont
parfaitement fondus dans des arrangements brillants. Peter Leitch a mis dans ce disque énormément de lui, comme
cela arrive quand on a survécu à une épreuve difficile. Il y a beaucoup
«d’atmosphère», de spiritualité dans ce disque, et les musiciens se sont eux-mêmes livrés avec conviction.
Comme il le dit dans le livret, le blues est le fond du jazz, et il en
livre deux de son cru: «Back Story», très profond, et un final en
liberté sur «The Long Walk Home», de plus de 11 minutes, le moment le
plus hot du disque: excellent!
On regrettera pour Peter Leitch cette inhumaine interruption,
après la parenthèse d’une grave maladie, que l’ordre nouveau mondialisé impose
à son expression, à son environnement, car pour lui, ce temps et ce
moment sont précieux, c’est sa vie, son art. Si Dr. Max a fait des miracles
pour Peter, on ne peut pas en dire autant des Dr. Strangelove (Dr. Folamour en français) qui gouvernent
le monde et dont les ordonnances sont en train de tuer, et pas seulement la
créativité, le jazz et ses clubs, mais aussi les artistes et au sens propre
parfois quand ils ne vivent que pour leur musique: c’est le cas des musiciens
âgés ou de Mr. Peter Leitch qui ont besoin de côtoyer leurs semblables et de
partager le jazz et son esprit qui ont guidé toute leur vie.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Alexandre Cavaliere
Manouche moderne
M. (pour M. Bonetti), Norma, Pour Vladimir, Barbizon Blues,
Ritary, L’air ne fait pas la chanson, Vincent, J. (pour Jean-Louis
Rassinfosse), Made in France, Before You Go, Affirmation, Improvisation n°2
Alexandre Cavaliere (vln), Manu Bonetti, Fred Guédon (g),
Vincent Bruyninckx (p), Jean-Louis Rassinfosse (b)
Enregistré en 2018, Beersel (Belgique)
Durée: 59’ 42’’
Homerecords.be 4446218 (homerecords.be)
A 35 ans,
Alexandre Cavaliere en aligne déjà près de
25 de carrière. Originaire de Mons, non loin de la frontière
franco-belge et de Liberchies, ce village wallon qui vit
naître
Django Reinhardt, il a d’abord été un enfant prodige, pratiquant très
tôt le
piano, la batterie et le violon dont il fera son instrument. Une
précocité liée
à un environnement familial, très musical et très jazz, avec un père,
Mario,
guitariste et professeur de musique, qui prend son fils dans son
orchestre et
lui met dans les oreilles les disques de Django et Stéphane Grappelli: le son, d'abord et toujours le son! Le tout
jeune Alexandre développe ainsi, en dehors de toute formation académique
(laquelle interviendra plus tard), un swing naturel et une
virtuosité qui
étonnent déjà lors des jams du festival de Samois de juin 1997. Moins
d’un an
plus tard, le violoniste, à peine âgé de 12 ans, qui se produit au bar
du Royal
Windsor de Bruxelles, est repéré par Babik Reinhardt et Didier Lockwood.
Le second l’invite illico à partager la scène avec lui. Alexandre
enregistre dans la
foulée son premier disque (L’Album,
Hebra). Tout en menant sa scolarité et un cursus au conservatoire, il
multiplie les apparitions en concerts, en festivals, sur les plateaux de
télévision et côtoie Toots Thielemans, Biréli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Richard Galliano parmi beaucoup d'autres.
Le phénomène de curiosité passé, le jeune homme a
poursuivi son parcours en explorant
d’autres univers jazziques comme avec son Almadav Project (créé en 2003 avec
Manu Bonetti (g) et David De Vrieze, tb) qui évolue dans un style
post-bop
électrique, une voie alternative conseillée par Didier
Lockwood. Ce détachement de la source pour s'identifier, d’autres
musiciens l’ont cherché avant lui de Biréli Lagrène à… Didier Lockwood
justement. Dans ce Manouche
Moderne, Alexandre Cavaliere poursuit sa recherche d'une
synthèse originale entre Django Reinhardt –la matrice de son
expression–
et ses aspirations à jouer «moderne» pour renouveler la tradition selon
l'enseignement de ses aînés Didier, Biréli, etc. Dans une récente
interview
radio à la RTBF, il établissait un parallèle entre sa démarche et celle de Wynton
Marsalis de
l’autre côté de l’Atlantique.
En l’absence de livret, c’est le
répertoire qui reste le plus éclairant: une bonne moitié d’originaux du
violoniste et des compositions de musiciens de la sphère Django («Made
in
France» de Biréli, «Norma» de Dorado Schmitt, «Barbizon Blues» de Didier
Lockwood), «Before You Go» de
George
Benson et, au-delà du jazz, le guitariste portoricain Jose Feliciano
(«Affirmation»). On sent que les conseils de Didier et l'exemple de
Biréli ont porté. En revanche, aucune composition de Django Reinhardt,
contrairement à la tradition du jazz de Django où chacun se fait un
point d'honneur d'honorer le Maître par l'un de ses succès; un choix qui
peut surprendre (sans doute lié aux droits d'auteur), mais on peut
imaginer qu'un titre, «Improvisation n°2» fait référence à Django, car c'est aussi un titre en solo de Django. Les originaux
d'Alexandre Cavaliere s'inscrivent dans la filiation,
à
commencer par «M.» qui ouvre le disque. De même, le discours des
musiciens est imprégné de swing: Vincent Bruyninckx (1974, Namur)
prend sa part («Before You Go») et Manu Bonetti est à son meilleur sur
«Barbizon Blues» où le groupe est remarquable, de la rythmique
Guédon-Rassinfosse au leader qui gagne en
intensité. La belle valse de Biréli, «Made in France», constitue l’un
des sommets de cet enregistrement, tandis que le dernier titre
de l’album «Improvisation n°2», en solo, offre une conclusion ouverte
vers d'autres horizons. Alexandre Cavaliere continue sa quête…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Isaiah J. Thompson
Plays the Music of Buddy Montgomery
Introduction (Irregardless), Budini, Hob Nob With Brother
Bob, Muchisimo, Ruffin' It, What If?, Here Again, 1,000 Rainbows, Aki's Blues, My
Sentiments Exactly
Isaiah J. Thompson (p), Philip Norris (b), Willie Jones III
(dm), Daniel Sadownick (perc)
Enregistré les 27-28 août 2019, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 44’ 22”
WJ3 Records 1025 (wj3records.com)
Une
découverte indispensable, ça arrive rarement, mais
quelques artistes précoces ou méconnus méritent parfois d’être
distingués parce
que la découverte d’une expression d’une telle perfection relève du
miracle. Quand
on a le plaisir de voir la précocité proposer un album d’une telle
cohérence,
d’une telle maturité, il ne faut jamais bouder son plaisir… Isaiah J.
Thompson
est sans aucun doute de ceux-là, et le grand batteur Willie Jones III,
producteur-fondateur de ce label, s’est sans doute fait un plaisir
particulier de
batteur à cette séance de haut niveau; sa complicité avec le pianiste et
sa
musicalité font merveille («Aki's Blues»). Philip Norris s’intègre
parfaitement
à ce trio avec un beau son bien rond de contrebasse («1,000 Rainbows»).
Le percussionniste, Daniel Sadownick, renforce le caractère dynamique de
cet
enregistrement («Introduction»).
Produit
par Don Sickler et enregistré aux Studios Van Gelder
par Maureen Sickler, qui sont aussi comme les parrains en jazz de ce
très jeune musicien d’une vingtaine d’années, cet album jouit d’une
qualité
d’enregistrement exceptionnelle (l'écoute en disque est à privilégier), ce qui convient parfaitement à cette musique
parfaite, aboutie, brillante et d’une énergie qui nous ramène à celle des
années 1950-70.
Isaiah
J. Thompson est lui-même un pianiste prodigieux, qui
possède son jazz comme le plus accompli des pianistes de jazz: il était
l’un des pianistes invités sur l’enregistrement du Lincoln
Center Jazz Orchestra, Handful of Keysen 2017, deux ans avant ce premier enregistrement en leader, si l'on excepte un 45t. où est déjà présent Philip Norris (Live from @exuberance, avec deux enregistrements forts de «Off Minor» et «Cabu»). Wynton Marsalis,
qui aime les musiciens virtuoses (Francesco Cafiso, Cécile McLorin Salvant, Jon Batiste, etc.) et
particulièrement les jeunes surdoués, sans doute parce qu’il en a été un prototype,
n’a pas manqué de le repérer… L’enregistrement est solidement construit autour de la
musique de Buddy Montgomery (1930-2009),
pianiste, vibraphoniste, arrangeur et
compositeur de talent, l’un des trois frères Mongomery, avec Wes, le
guitariste, et Monk, le contrebassiste. Les compositions sont
effectivement
marquées du sceau du blues et du swing, une magnifique musique moderne
dans
l’esprit de ce qui s’écrivait dans les années 1960-70, au drive
étincelant. Un enregistrement bienvenu également car le grand incendie
du dépôt Universal en 2008 a, paraît-il, détruit toutes les matrices des
enregistrements de Buddy Montgomery (entre autres désastres de la
mémoire).
Isaiah
n’est certainement pas fait comme tout le monde: sa
maîtrise de l’ensemble de la musique à un tel âge, sa sûreté artistique
qui lui permettent dans un premier disque d’éviter toute démonstration,
toute facilité, d’avoir
même un objet aussi ambitieux que de mettre en valeur l’œuvre d’un
musicien
aussi éminent que Buddy Montgomery, et d’y parvenir sans aucun doute,
nous
laissent ébahis. La puissance et la précision de
son attaque, qui évoque le grand McCoy Tyner au même âge («Budini»),
nous font
rêver que le jazz serait en fait cette hydre dont les neuf têtes
repoussent,
indestructible même par la bêtise et la peur des temps présents. Son
introduction, avec sa belle voix grave pour présenter sa musique, son
projet, sa formation, sur fond
musical et en quelques secondes, est celle d’un vieux briscard qui a dû
commencer ses études jazz à
l’année 0 moins neuf mois. Sa version de «Ruffin’ It» vous oblige à
taper
des mains quelle que soit votre occupation du moment… Du grand piano
jazz qui
vous soulève de la chaise!
Mais ne rêvons pas trop, attendons de mieux connaître Isaiah
J. Thompson, de voir s’il est un autre génie que nous offre cette décidément
grande histoire artistique qu’on appelle le jazz. Le jazz nous a habitués dans
ces années où les repères sont flous à des parcours chaotiques, alternant le
talent le plus extraordinaire et la mièvrerie la plus confondante. Ce qu’on
peut dire, c’est que cet album est celui d’un génie en herbe, et que cette
musique est déjà dans ce qui restera dans la grande disco-bibliothèque du jazz. On
n’en dit pas plus, une découverte indispensable, ça ne se déflore pas, on vous
laisse le plaisir de la surprise.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Ken Peplowski / Diego Figueiredo
Amizade
Caravan, Quiza quizas
quizas/Bésame Mucho, A Little Journey, One Note Samba, Black Orpheus, Apelo
(guitar solo), Retrato Em Branco e Preto, Por Paco, Stompin' at the Savoy,
Amizade, So Danço Samba.
Ken Peplowski (cl, ts),
Diego Figueiredo (g)
Enregistré les 12-13
octobre 2018, New York, NY
Durée: 1h 00' 38''
Arbors Records 19468
(arborsrecords.com)
Ken Peplowski dont nous
avons déjà plusieurs fois signalé la compétence technique fit par le passé le
disque The Bossa Nova Year avec le guitariste Charlie Byrd (Concorde
Picante 4468, 1990). C'est Howard Stone, directeur du Vail Jazz Festival, qui a
demandé à Ken Peplowski de rejouer ce programme, mais cette fois avec Diego
Figueiredo, guitariste brésilien virtuose, né en 1980, qui s'est illustré avec
la chanteuse Cyrille Aimée et dont la discographie est déjà considérable. C'est
une maladie du XXIe siècle que d'enregistrer à tour de bras sans doute pour
compenser le fait que rien dans tout cela ne sera immortel comme le
«West End Blues» de Louis Armstrong (1928), le «Koko» de Duke Ellington
qui fait fi de
l'improvisation (1940), «Groovin' High» de Gillespie-Parker (1945), Kind of
Blue de Miles Davis avec John Coltrane (1959) ou The Majesty of the
Blues de Wynton Marsalis (1988). Ken et Diego se sont trouvés, comme on dit,
et ont aimé se produire en duo. Il ne restait plus qu'à Rachel Domber à fixer
cette complicité (amizade signifie
amitié en portugais). L'approche très classique de Diego Figueiredo s'apparente
en effet à celles de Charlie Byrd et de son compatriote Baden Powell («Apelo»)
pour ne pas dire d'Alexandre Lagoya et de Paco de Lucia. Ne cherchez pas trace
de l'héritage de Lonnie Johnson, Teddy Bunn, Charlie Christian, Wes Montgomery,
ni même de l'autre «école», celle de Django. Mais, c'est tout à
fait adapté à «Quizas, Quizas, Quizas/Bésame Mucho» dont Diego Figueiredo donne
une belle version dans laquelle Ken Peplowski offre une sensible participation
au saxophone, instrument sur lequel nous le trouvons plus expressif que sur la
clarinette pour laquelle il a adopté une sonorité aussi musicale que neutre.
Sur le ténor, Ken Peplowski a un son léger, esthétique de la lignée Stan Getz
qui, hélas pour le jazz, y a imposé la bossa nova antithèse du swing, mais en
plus chaud de par l'emploi du vibrato. Pour s'en convaincre, on écoutera ces belles versions
de «One Note Samba» et d'«Orfeu Negro» en portugais (1959) rebaptisé «Black
Orpheus» par Dizzy Gillespie et, en fait, «Manhã de Carnaval», chanson du
compositeur brésilien Luiz Bonfá devenu un standard dans les variétés. Dans «So
Danço Samba», Ken Peplowski se lâche au ténor, ce qui fait de ce titre le seul
moment proche du jazz de
tout l'album, à l'accompagnement et solo de guitare près. Le duo sax
ténor-guitare est une formule qui marche comme Harry Allen l'a prouvé avec Dave
Blenkhorn (Under
the Blanket of Blue, 2020). Ken Peplowski a tendance à être bavard
comme tous les spécialistes des instruments à anche ayant acquis une
maîtrise de la colonne d'air, un trop plein de dextérité. De toute évidence,
pour ces instrumentistes de haut vol, le «jazz» relève du révisionnisme
identitaire actuellement admis qui soumet le genre à la richesse harmonique et
à l'improvisation. Ces deux pivots sont ici la ligne de conduite. Nous avons
même des improvisations libres: le très espagnol «Por Paco» (sommet de maîtrise
technique classique de la clarinette et de la guitare), «Amizade» (au sax
ténor) et «A Little Journey» qui se termine en queue de poisson. Pas de quoi
crier au miracle, à moins d'ignorer la contribution de Perry Robinson (cl) dans
le Henry Grimes Trio (1965) et même, bien avant, les expériences free de
Lennie Tristano (1949). Les alibis de classification seraient «Caravan» où la
clarinette de Ken Peplowski fait preuve de dynamisme et ce «Stompin' at the
Savoy», bien mou rythmiquement, en hommage à Benny Goodman, tempérament très hot en comparaison. Mais combien de temps encore faudra-t-il souligner, depuis 1934
que le jazz n'est pas une affaire de morceaux? Le répertoire ne fait pas le
jazz, redisons-le donc. Néanmoins, la musicalité qui règne dans ce disque est
plus que plaisante, séduisante! C'est un très bon disque de variétés que l'on
peut, en tant que tel, recommander aussi chaudement qu'un été brésilien ou
andalou.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
|
Ran Blake / Christine Correa
When Soft Rain Falls
I'm a Fool to Want You, For Heaven's Sake, The Day Lady Died,
You've Changed, You Don't Know What Love Is, The End of a Love Affair, For All
We Know, Big Stuff, I Get Along Without You Very Well, Violets For Your Furs, Lady
Sings the Blues, But Beautiful, Glad to Be Unhappy, I'll Be Around, It's Easy to
Remember
Ran Blake (p), Christine Correa (voc)
Enregistré les 2-3 juillet 2018, Boston, MA
Durée: 50’ 23”
Red Piano Records 14599-4443 (www.redpianorecords.com)
Christine Correa et Ran Blake poursuivent leur fructueuse et
originale collaboration, entre une voix très expressive et un jeu de piano
contemporain empruntant au jazz son répertoire et une partie de sa manière pour
ce qui est un grand classique du jazz: le pianiste et la chanteuse. On sent
évidemment la présence de Billie Holiday tout au long de cet album, mais bien
entendu pas pour en faire une copie, juste pour un état d’esprit, pour
l’atmosphère, pour l’inspiration. Contrairement à Christine Correa qui en garde le phrasé à
cause de la puissance expressive et sans doute du répertoire, Ran Blake est un
pianiste qui a renoncé au blues et au swing (une légère couleur parfois) dans le jazz, respiration à laquelle il ne
s’identifie pas (il l’avait évoqué dans Jazz Hot n°667),
mais pas au jazz dans son ensemble. Il utilise même ce contraste entre
son phrasé et celui de Christine Correa, et il faut bien dire que
sa manière a cet immense mérite d’honorer cette art form de manière originale sans en trahir la profondeur,
l’esprit, sans l’affadir ou la détourner. Son jeu de piano, à nul autre pareil, même si on
retrouve quelque chose de l’intensité minimaliste et anguleuse d’un Mal
Waldron, peut-être à cause de Billie Holiday, repense harmoniquement ces thèmes, totalement, sans aucunement les
appauvrir. L’expression, les accents, les mélodies, tout est là, c’est
simplement un autre monde rythmique et harmonique qui joue avec le classicisme
certain et la chaleur de la voix de Christine Correa.
C’est un monde mystérieux harmoniquement dans lequel on peut
tout aussi bien se noyer avec délectation que dans celui de l’inspiratrice, Billie,
et c’est un mérite de ce disque. La voix, profonde, riche sur le
plan expressif, de Christine Correa, plus proche dans l’esprit et la manière de
celle d’Abbey Lincoln, n’est pas pour rien dans cette réussite. Le contraste
obtenu entre la voix et le contre-chant plein d’éclats cristallins, et qui ne
craint pas de laisser parfois cette voix nue, comme a cappella, ou en
discordance avec la poésie harmonieuse de Ran Blake, est une des plus belles
associations durables entre pianiste et chanteuse de ce dernier quart de
siècle… dans le jazz. Nous avions chroniqué en 2019 le précédent album Streaming, et il sera utile de s’y
référer, et ainsi de remonter le temps de cette collaboration jusqu’à
1994.
Ran Blake a l’âge de Jazz Hot, il est né en avril 1935, et il porte dans sa
manière de
pianiste, cette poésie des harmonies du piano moderne de cette époque,
revu par un homme qui a accompagné avec respect, délicatesse et
sensibilité
toutes les évolutions du jazz, sans faire semblant, sans copier, en
étant
lui-même, un fondement du jazz mais aussi de l'art. Malgré son
renoncement au swing et au blues, il n’en est pas moins authentique, et
il enrichit le jazz par l'originalité de ses lectures de cette histoire.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Joe Chambers
Samba de Maracatu
You and the Night and the Music, Circles, Samba de Maracatu,
Visions, Never Let Me Go*, Sabah el Nur, Ecaroh, New York State of Mind Rain**,
Rio
Joe Chambers (dm, vib, perc), Brad Merritt (p, kb), Steve Haines
(b), Stephanie Jordan (voc)*, MC Parrain (voc)**
Enregistré à Rocky Point, NC, et Wilmington, NC, prob. 2020, date non communiquée
Durée: 45’ 11’’
Blue Note 006022435371160 (Universal)
Vous retrouvez dans ce début d’année 2021 l'interview (avec
disco et vidéographie) de Joe Chambers dans notre JazzLife, à propos de cet enregistrement et plus largement de son
grand parcours depuis une soixantaine d’années dans ce que le jazz a de
meilleur, notamment chez Blue Note qui lui permit des rencontres artistiques d'un niveau exceptionnel. Joe Chambers est un batteur lumineux, un des inventeurs de
ce swing qui se répand en nappes sonores, qui tisse une toile de fond, dont Elvin Jones
est l’un des initiateurs, mais aussi Max Roach avant lui, Billy Higgins et quelques
autres. Une partie du parcours de Joe Chambers se fait d’ailleurs aux côtés de
Max Roach et d’autres batteurs et percussionnistes de talent, vous le lirez
dans son interview comme dans celle de Warren Smith, au sein de l’ensemble M’Boom, initié
par Max Roach, légendaire aujourd’hui. Le récit qu’en fait Joe Chambers est
d’ailleurs d’une modestie étonnante, racontant que cet ensemble fut d’abord un
workshop, un atelier, où tous se perfectionnèrent dans une multitude de
dimensions dont les rythmes latino-sud-américains.
Ce qui nous amène naturellement à ce disque, dont parle longuement
Joe Chambers, dont le titre évoque le Brésil et dont le contenu se rattache par
bien des points (instrumentation: piano, vibraphone, batterie, basse,
percussions) à la postérité de M’Boom, même si le format en est plus réduit. Le
titre «Samba de Maracatu» est vraiment dans cet esprit (et aurait mérité une
version plus longue non shuntée). Nombre de batteurs de jazz ont enrichi leur
langage en intégrant dans leur expression cette couleur, on pense encore à
Billy Higgins et à sa légèreté légendaire, et c’est aujourd’hui un argument
rythmique et d’inspiration très répandu dans le jazz chez beaucoup de
musiciens, les batteurs et pianistes en particulier (Kenny Barron…). Sur ce disque, Joe Chambers joue de la batterie, son premier
instrument, mais aussi du vibraphone où il excelle également malgré sa modestie
(quand il se compare à Bobby Hutcherson…). Il ne joue pas du piano ici, bien
qu’il ait aussi une originalité certaine au clavier (son bel album en solo, Punjab), mais qui tient pour beaucoup à
ses qualités de compositeur, d’arrangeur et par son habileté à créer des
atmosphères. Le répertoire propose d’ailleurs trois thèmes de Joe Chambers
(dont «Circles» à la beauté d’un autre temps) et un de chacun de ses
compositeurs préférés (Horace Silver, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson), des
standards et des compositions du jazz.
Joe Chambers explique dans son interview ses préférences et les
circonstances particulières de l’enregistrement en période de covid et son
choix des musiciens. Il est bien entouré. C’est un disque réussi, même si la
qualité du son n’est pas optimale, sans doute les circonstances actuelles. Cela
dit, c’est correct et de peu d’importance pour un amateur de jazz, car on a
plaisir à retrouver un tel musicien et sa formation augmentée sur un thème,
«Never Let Me Go», d’une chanteuse, avec un climat très années 1970 (esprit
cinématographique pas loin du Dernier
Tango à Paris). Le style de vibraphone de Joe Chambers, qui utilise beaucoup
les effets de réverb’ et de vibrato de la Leslie, confère une belle patine à
cet enregistrement. On ne demande pas à Joe Chambers de jouer comme un musicien
né en 2021. Son temps, sa manière et sa voix suffisent à notre bonheur en 2021. Son «New York State of Mind Rain» n’a rien à voir avec celui
de Woody Allen, avec l’intervention de MC Parrain pour un rap tendu et
jazz jusqu’aux bouts des maillets, intense, et qui correspond là encore
aux atmosphères que
pouvaient déjà développer dans les années 1970 Joe Chambers et les
musiciens de
sa génération. La tension de cette époque y est encore palpable, bien
loin de
l’endormissement de 2020-21. Le dernier titre intitulé «Rio», la composition de Wayne Shorter, n’a que peu à voir dans un
premier temps avec la ville du Brésil dans ses première mesures, à moins que ce
ne soit une évocation de la modernité architecturale. C’est un jazz
expérimental comme il s’en faisait dans les années 1970, pas gratuit ni de système, mais qui débouche sur
une conclusion en samba comme pour évoquer les mânes de la ville et ce qui fait
son caractère populaire, d’où le titre.
La lecture de l’interview apporte à l’écoute, on
vous recommande donc les deux en lecture «overdubbée» comme le vibraphone de Joe
Chambers sur l’ensemble de cet enregistrement.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Rossano Sportiello
That's It!
Smoke Gets in Your Eyes, She Is There, Stars Fell on
Alabama, Song for Emily, Guilty, Fine and Dandy, I Couldn't Sleep a Wink Last
Night, That's It!, Take, O Take Those Lips Away, Someone to Watch Over Me,
Nonno Bob's Delight, How Do You Keep the Music Playing, Thou Swell, Medley: A.
Bewitched, Bothered and Bewildered/B. Prelude N. 1 In C Major, BWV 846, Ain't
Cha Glad?, The Sheik of Araby, Tomorrow, It Will Be Bright With You
Rossano Sportiello (p solo)
Enregistré les 23-24 juillet 2020, New York, NY
Durée: 1h 09’ 10”
Arbors Records 19479 (https://arborsrecords.com)
Rossano Sportiello est au piano ce qu’un grand artiste peut
faire de mieux dans le jazz quand il n’est pas issu de la culture native. Un
respect sans limite technique, esthétique, de sensibilité, de génération, de la
grande histoire du jazz, celle du piano en particulier, des origines pré-jazz
jusqu’à Kenny Barron et Mulgrew Miller. Il est doué de cette âme italienne
faite pour la musique, si attentive aux mélodies, au texte et à l’esprit, et si
expressive dans sa manière de s’approprier le meilleur, de le réharmoniser jusqu’à
faire ressortir le suc de la mélodie pour apporter à la relecture cette dose
d’originalité qui fait toute l’humanité de cette magnifique musique, l’humanité
de Rossano Sportiello.
Le site de ce grand pianiste (https://rossanosportiello.com),
particulièrement animé en cette période d’enfermement, est révélateur d’une
personnalité généreuse, toute entière tournée vers ce jazz qu’il aime tant,
d’une passion non jalouse car il la partage, dans sa vie d’enseignant et
d’artiste avec une ribambelle de jeunes musiciens ou de musiciens confirmés ou
de légende: les duos avec Kenny Washington ou Houston Person valent le détour
comme ses échanges avec les très jeunes Felix Moseholm (b) et TJ Reddick (dm).
Car Rossano Sportiello possède aussi l’esprit du jazz, cette volonté de partage
et de transmission qui est l’un des fondements essentiels de cette musique. Il
est l’un des rares musiciens de jazz qui a traversé cet enfermement, y compris
sur soi, sans porter le masque au propre et au figuré, arborant son large
sourire avec sa voix qui même en anglais chante avec ce petit arrière plan
d’accent, avec la rationalité d’un homme qui a compris les impératifs d’un
artiste, et donc entre autres celui de ne pas porter un masque imposé
stupidement dans le cadre de son art. Sa musique s’en ressent, y compris par rapport
à ce qu’on peut entendre de ses bons confrères qui eux vivent et s’expriment
sous masque. Rossano traverse ainsi cet épisode avec une ouverture d’esprit qui
est à l’aune de sa générosité. Ce qu’il fait est splendide et tellement
intelligent!
C’est justement en juillet 2020 qu’il a abordé cet
enregistrement avec ses amis du label Arbors avec lequel il entretient une
relation régulière produisant de belles œuvres. Dans cet album de 17 titres dont un medley, il y a cinq originaux sortis de l’imagination de Rossano et
qui ne dénotent pas de sa belle poésie lyrique. Evoquer les influences pianistiques
de Rossano, c’est bien sûr faire appel à l’histoire du piano jazz, le plus
classique comme Fats Waller, Teddy Wilson, Earl Hines, James P. Johnson, et
autres Art Tatum, Dick Hyman, Willie the Lion Smith dans sa manière de colorer
son expression puisant également dans le début du XXe siècle qu’il s’agisse de
la tradition française (Claude Debussy, Erik Satie…) ou américaine (Scott Joplin, Jelly
Roll Morton…) comme dans «I Couldn't Sleep a Wink Last Night», «Ain’t Cha
Glad», «The Sheik of Araby»… Rossano Sportiello a aussi une connaissance étendue du song book américain qu’il s’attache à
explorer avec un respect de la lettre (la qualité des mélodies) et de l’esprit
(la mise en valeur par le jazz), rencontre miraculeuse sur le sol américain
permise dans cette recherche parallèle et conjuguée de reconnaissance,
d’existence artistique de la culture populaire. L’autre réussite de ce disque
est que les originaux se fondent si parfaitement dans cet univers, car en grand
artiste, le pianiste a su s’approprier un monde, comme l’ont fait justement les
musiciens de jazz avec la musique du song
book des Gershwin, Kahn, Rodgers, Hart, Parish, Kern et quelques autres… On pourrait discourir des heures sur chacun des morceaux,
mais ce n’est pas la première ni la dernière fois que nous évoquons Rossano
Sportiello, il était présent dans le numéro 671 pour l’anniversaire des 80 ans
de Jazz Hot et
beaucoup de ses disques ont déjà été abordés, et ils sont d’une qualité
remarquable.
Signalons pour information que c’est Rachel Domber, l’épouse
de Mat Domber, le fondateur du label Arbors en 1989 décédé en 2012, qui a
produit ce disque. L’atmosphère de ce disque répond par son classicisme à la
vocation de ce label de «préservation du jazz classique».
Ce disque marque les trente ans d’une carrière
commencée en 1990 à 16 ans, et le livret propose une galerie de photos de
Rossano avec tous ses amis, maîtres et soutiens, Rachel Domber, Barry Harris,
Ralph Sutton, Eddie Locke, Dick Hyman, Dan Barrett, Joe Wilder, Dave McKenna,
et même du professeur de Rossano, Mr. Carlo Villa. Le sourire de Rossano comme
sa musique sont le seul vaccin contre le covid et ses conséquences
psychologiques désastreuses que nous sommes en mesure de vous recommander sans
crainte et, contrairement à ceux de big pharma, il est garanti avec des effets
secondaires, salutaires ceux-là body and
soul.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
The George Coleman Quintet
In Baltimore Afternoon in Paris, Sandu, I Got Rhythm, Body & Soul, Joy
Spring
George Coleman (ts), Danny Moore (tp), Albert Dailey (p),
Larry Ridley (b), Harold White (dm)
Enregistré le 23 mai 1971, Baltimore, MD
Durée: 46’ 52”
Reel to Real 005 (www.cellarlive.com)
C’est un enregistrement effectué à Baltimore, Maryland, dans
un lieu historique, The Famous Ballroom, par un de ces groupes d’agitateurs du
jazz, la Left Bank Society, qui ont fait le développement et l’histoire du jazz
dans ce qu’il a de plus profondément humain et fondamental, dans le quotidien
de la scène, souvent une somme d’énergies individuelles frappées au sceau de
l’indépendance d’esprit, à l’instar du Jazz Showcase de Joe Segal à Chicago (cf. Jazz Hot 2020),
ou du Keystone Korner de Todd Barkan à San Francisco (cf. Jazz Hot n°671)
ou encore du Village Vanguard de Max Gordon, et de milliers d’autres lieux du
jazz. Hasard ou nécessité de l’histoire, c’est à Baltimore que Todd Barkan
poursuit encore en 2020, malgré les difficultés de cette année 2020 de
dictature (cf. Jazz Hot 2020),
l’action du Keystone Korner original (1972-1983). On peut découvrir des images
du Famous Ballroom dans le film de Robert Mugge, Sun Ra: A Joyful Noise (1980, 1h, USA).
Le jazz et Baltimore, c’est donc la grande histoire du jazz.
Fondée au début des années soixante par une bande d’amateurs de jazz, dont
l’ingénieur du son Vernon L. Welsh (1919-2002) et Benny Kearse (1930-1999),
The Left Bank Society a effectué pas moins de huit cents enregistrements grâce à
Vernon L. Welsh de 1964 à 1990. Conservés à la Bibliothèque de l’Université
Morgan State pendant des années, les droits n’étant pas forcément clairement
établis pour des rééditions, c’est Joel Dorn (1942-2007), le célèbre producteur
chez Atlantic puis fondateur des labels M, Hyena Records, 32 Jazz, qui
rachète les bandes et fait ainsi réapparaître le premier ce patrimoine
exceptionnel pour les amateurs de la planète. La Left Bank Society a produit
(Benny Kearse) jusqu’à une cinquantaine de concerts par an, c’est dire
l’extraordinaire richesse de mémoire du jazz qui reste encore à découvrir.
Heureusement, après Joel Dorn, l’excellent Zev Feldman, un «archéologue-détective»
du jazz, très actif en ce moment, a pris le relais. Président de Resonance
Records, il a donné récemment un coffret consacré à Eric Dolphy-Musical Prophet (cf .
Jazz Hot 2019).
Toujours complice avec Cory Weeds, saxophoniste et agent à San Francisco, il a
proposé à Reel to Real, le label qui propose ce disque de George Coleman, un
enregistrement inédit à Seattle d’Eddie
Lockjaw Davis et Johnny Griffin-Ow !
Live at the Penthouse (cf. Jazz Hot 2020) et
plus récemment, il a exhumé, avec d’autres acteurs de cette histoire éparpillée
du jazz, l’inédit de Thelonious Monk, Palo
Alto (cf. Jazz Hot 2020).
On redécouvre grâce à eux et à beaucoup d’acteurs de la Côte Ouest des
Etats-Unis, que la grande histoire du jazz s’est écrite avec l’énergie
collective d’amateurs devenus des professionnels réputés et qui ont
œuvré avec une totale indépendance pour faire la richesse du jazz. La «West
Coast Connexion» fonctionne bien, même pour réhabiliter des trésors de la Côte
Est (ici à Baltimore) et, dans le livret, les nombreuses images de CTS/Images de
San Diego, CA, viennent confirmer qu’il reste des archivistes du jazz compétents
dans sa patrie, même si on peut s’inquiéter des conséquences de l’épisode
actuel de dictature, mortifère pour le jazz et d’abord pour sa mémoire, ses
aînés et la préservation même des archives matérielles qui ne trouvent plus
d’institutions à même de les recevoir, de les inventorier et de les rendre
vivantes. C’est donc encore les amateurs, les indépendants qui font le meilleur
boulot, le seul altruiste.
Voici l’une de ces perles, enregistrée à l’origine par Vernon
L. Welsh et restaurée par Chris Gestrin, avec cet enregistrement de George
Coleman, le saxophoniste autodictate de Memphis, TN –qui a exactement l’âge de Jazz Hot (8 mars 1935)– ville où il a
grandi dans l’environnement émoustillant de Phineas Newborn, Jr., Booker
Little, Charles Lloyd, Frank Strozier,
Hank Crawford et le regretté Harold
Mabern disparu en 2019 (cf. Jazz Hot
2019),
son ami de longue date avec qui il a tant échangé et dont il partageait le
langage aussi moderne qu’enraciné. C’est dans ce creuset du blues qu’il a
croisé la route de B.B. King et qu’il l’a accompagné en tournée dans le Sud
profond, forgeant sa modernité en puisant aux racines essentielles, sans jamais
passer par un enseignement académique. Demandé à plusieurs reprises par Miles
Davis (cf. Jazz Hot n°494),
ce n’est qu’en 1963-64 qu’il intégra sa formation, enregistrant peu après avec
Herbie Hancock le célèbre Maiden Voyage.
Mais, comme pour John Coltrane et Sonny Rollins –des inspirations pour George
Coleman, comme Charlie Parker dont il possède cette puissance de l’impulsion–
son expression a besoin de longs développements et de place, et la
collaboration avec Miles ne dura pas. Dans cette famille de Memphis, on
retrouve une généreuse descendance de pianistes – Mulgrew Miller, James
Williams, Donald Brown…– et aujourd’hui encore Keith et Kenneth Brown, les fils
de Donald. Mais l’influence de George Coleman dépasse Memphis, et il a trouvé
en Eric Alexander un digne héritier, très lié à Big G comme à Harold Mabern, et
qui est l’un des bons spécialistes de la musique de George Coleman, de ce drive
propre à l’expression des musiciens de Memphis.
Ce 23 mai 1971, Big G, comme on le surnomme affectueusement,
autant pour son puissant son que pour sa stature, est accompagné par Danny
Moore (1942-2005), originaire de Waycross, Georgia, qui semble avoir joué avec
le monde du jazz sans exclusive: Wes Montgomery (1966), Ray Bryant (1968,
1973), Yusef Lateef (1969), Thad Jones/Mel lewis (1969, 1975, 1990), Quincy
jones (1970, 1976), Johnny Hammond (1971), Lonnie Smith (1971), Alex Taylor
(1971), Oliver Nelson (1972, 1976), Les McCann (1974), Lou Donaldson (1974),
Bobby Hutcherson (1979), Hank Crawford (1983), Junior Cook (1990), Freddy Cole
(1996), Count Basie, Buddy Rich, Dizzy Gillespie… et même avec le collectif
Strata East (1971).
Le brillant pianiste Albert Dailey (1938-1984) est
originaire de Baltimore, MD. Après des débuts précoces avec l’orchestre du
Baltimore Theater au début des années 1950, il étudie à la Morgan State
University, celle-là même où ont été conservées les bandes de la Left Bank
Society. Il effectue un passage par la Capitale voisine, Washington, DC, où il
tient le piano en 1963-64 d’un club légendaire, le Bohemian Cavern –fondé en
1926, fermé une première fois en 1968 à la mort de Martin Luther King, Jr., le
club a réouvert en 2006 pour disparaître en 2016. Albert Dailey a accompagné
et/ou enregistré avec Charlie Mingus (1960’s), Freddie Hubbard (1960’s), les
Jazz Messengers d’Art Blakey (fin des années 1960 et 1976), Sonny Rollins
(1970’s), Hank Mobley, Kenny Dorham, Freddie Hubbard (années 1960 et 1970),
Stan Getz (en 1974-75), le Upper Manhattan Jazz Society de Charlie
Rouse (1976), Archie Shepp(1977), Eddie Lockjaw Davis (1979), Buster
Williams, Benny Bailey, Tom Harrell (1982), Buddy DeFranco (1984). Il possèdait
une respectable discographie à son décès prématuré.
Le bassiste Larry Ridley (Indianapolis, IN, 1937) a
également un solide CV dans le jazz: il a accompagné et/ou enregistré avec Wes
Montgomery, Jackie McLean, Hank Mobley, Freddie Hubbard, Slide Hampton,
Thelonious Monk, Philly Joe Jones, Horace Silver, Dizzy Gillespie, Benny
Goodman, Chet Baker, Al Cohn, Dinah Washington, Coleman Hawkins, Duke
Ellington, Sonny Rollins, Lee Morgan, Gerald Wilson, Clark Terry, Randy Weston,
Barry Harris, George Wein, le groupe Dameronia qui a honoré la musique de Tadd
Dameron. Larry Ridley est devenu président du jury du jazz pour la National
Endowment for the Arts (NEA); il a été le coordinateur national du programme Jazz Artists in Schools de 1976 à 1982,
et il cumule d’innombrables responsabilités dans beaucoup d’institutions
dédiées au jazz. Il a reçu une liste sans fin de distinctions honorifiques de
toutes natures pour la globalité de son œuvre pour le jazz. Il possède bien sûr
une belle discographie.
Enfin, le batteur Harold White est, comme le pianiste, né à
Baltimore, en 1938, ce qui fait penser au choix d’une rythmique locale pour ce
concert. Il a accompagné dans les années 1960-1970 beaucoup de musiciens de
haut niveau comme Roland Kirk, Joe Carroll, Ray Bryant (1969-73), Dave Hubbard (1971),
Gary Bartz (1971), Reuben Wilson (1971), Horace Silver, Blue Mitchell, Roy
Haynes, Charles Kynard, Charles Williams (1974), Roswell Rudd (1976), Eddie
Jefferson (1976-77) et donc George Coleman en 1971. Dans les années 1980, on
sait qu’il a travaillé avec Ellery Eskelin et sa trace a disparu… Il est décédé
le 6 novembre 2019.
Le répertoire comporte deux compositions de Clifford Brown
(«Sandu» et «Joy Spring») gravées dans la mémoire par le quintet de Clifford
avec Max Roach et qu’explore George Coleman avec une énergie digne de
l’original; une de John Lewis «Afternoon in Paris» dont l’atmosphère dépeint
l’allégresse que soulevait alors la Capitale française dans le cœur des
musiciens de jazz; le standard «Body and Soul» immortalisé par le père du
saxophone ténor, Coleman Hawkins, magnifiquement revisité ici par le ténor bop
de George Coleman avec une vraie révérence au père, et pour finir, un clin
d’œil à John Coltrane sur des harmoniques; le «I Got Rhythm» de Gershwin, avec
ce brio, ce drive et ce débit acrobatique propre à George Coleman n’en oublie
jamais le swing et le blues. George est déjà le grand ténor de toujours, l’enregistrement
possède cette densité propre à son œuvre dans sa totalité. A côté du
saxophoniste, on apprécie particulièrement le splendide pianiste qu’on peut
regretter de n’avoir pas mieux connu de ce côté de l’Atlantique. C’est une
vraie belle découverte!
Le livret de cet enregistrement –28 pages largement et
judicieusement illustrées– est un vrai plaisir: il restitue beaucoup de
renseignements sur les musiciens, les circonstances de l’enregistrement, sur
les personnalités des acteurs originaux et actuels de cette résurrection. Après
un texte d’introduction de Cory Weeds et un autre de Zev Feldman, Michael
Cuscuna présente l’enregistrement et les musiciens. Vient enfin une interview
avec George Coleman par Cory Weeds et une seconde de John Fowler, un membre de
la légendaire Left Bank Jazz Society depuis 1964, une mémoire vivante, par le
précieux Zev Feldman. C’est la redécouverte d’une belle histoire humaine
d’amateurs de jazz qui commence dans les années 1950 par un groupe d’amitié
interraciale, The interracial Jazz Society. Des amis, amateurs de jazz,
chauffeurs de taxi, vendeurs d’assurance, de voitures, travailleurs sociaux,
aucun musicien, tous bénévoles pendant les 50 ans de l’existence de la Left
Bank Jazz Society, sont à l’origine de cette formidable et aujourd’hui
émouvante aventure fondée sur une volonté difficile à imaginer en 2020 chez les
humains, si l’on excepte les résistants résiduels dont font partie à n’en pas
douter Zev Feldman, Cory Weeds, John Fowler, George Coleman et beaucoup des
artistes du jazz de culture qui continuent de transmettre le message. La suite
est à lire dans ce bon livret…
Y-a-t-il encore des personnes pour penser que le jazz n’est
qu’un jeu, une distraction, ou qu’un assemblage de notes de musique, que la vie et la liberté,
dans toute leur plénitude, avec ce nécessaire assemblage de courage et
d’intégrité, n’en sont pas la moelle, l’essence, le cœur et le moteur? Reel to Real, la branche patrimoniale du label canadien Cellar Live, qui fête ses 20 ans, propose ainsi une belle production indispensable pour la musique, le
beau travail d’édition et l’histoire, celle du jazz et des amateurs de jazz de
Baltimore, Maryland.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Kenny Kotwitz & The LA Quintet
When the Lights Are Low
When the Lights Are Low, Skylark, Cry Me a River, Estate,
When Sunny Gets Blue, Crazy She Calls Me, Darn That Dream, Harlem Nocturne,
Manhattan, Mood Indigo, Polka Dots and Moonbeams, Stairway to the Stars, When
the Lights Are Low (reprise)
Kenny Kotwitz (acc, celesta), John Chiodini (g), Nick
Mancini (vib), Chuck Berghofer (b), Kendall Kay (dm, perc)
Enregistré en avril 2020, Granada Hills, CA
Durée: 55’ 01’’
PM Records (www.lajazzquintet.com)
Le très joli disque de Kenny Kotwitz prodigue un peu de
douceur et de beauté en ce début 2021 qui ne nous en promet guère. Il s’agit
d’un hommage à son maître accordéoniste, Art Van Damme (1920-2010), à
l’occasion du centenaire de sa naissance, qui vient après un premier album déjà
consacré à son répertoire, The Montreal Sessions, sorti en 2013 par Challenge
Records, à l’initiative du producteur canadien Peter Maxmych, également derrière
ce nouvel opus. Originaire du Michigan mais élevé à Chicago où il débuta sa carrière
en 1941 dans l’orchestre de Ben Bernie (vln, 1891-1943), Art Van Damme commença à
enregistrer sous son nom dès 1945 et, deux ans plus tard, avec son quintet,
comprenant guitare et vibraphone, sur le modèle de celui de Georges Shearing
(l’accordéon remplaçant le piano). C’est à la tête de cette formation qu’il mena
l’essentiel de son activité de leader. Si Art Van Damme connut un certain
succès international, en particulier en Europe et au Japon, il fut aussi un musicien
de studio très occupé et termina sa vie en Californie où il joua jusqu’à ses
derniers jours.
Né à Milwaukee, WI, et basé à Los Angeles depuis 1966, CA, Kenny
Kotwitz est aussi pour partie un musicien de studio. Egalement pianiste, il a
travaillé avec Michel Legrand, Johnny Mandel ou encore Ray Brown. En 1983, il a
participé à un enregistrement avec son ancien professeur: Art Van Damme and Friends (Pausa) et publié plusieurs disques avec
ses propres formations. Resté en lien avec Peter Maxmych après The Montreal Sessions, il a réuni à sa
demande des musiciens de Los Angeles pour recréer la sonorité du Art Van Damme
Quintet. Le contrebassiste Chuck Berghofer, qui possède le
C.V. le plus rempli de l’équipe (des collaborations avec Nancy et Frank
Sinatra, Ella Fitzgerald, Zoot Sims, Stan Getz…), est le seul, à notre
connaissance, hormis Kenny Kotwitz, à avoir enregistré avec Art Van Damme. Les beaux arrangements écrits par Kenny Kotwitz,
tout comme l’alliage très particulier qui constitue ce quintet, donnent un
résultat singulier et plein de poésie. La sensibilité de l’accordéoniste à
l’univers Django donne un éclairage très personnel à l’American Songbook, indépendamment de la guitare de John Chiodini
qui appartient plutôt à l’école Joe Pass (lequel fut membre du Art Van Damme
Quintet en 1970). Son jeu très nuancé se marie à merveille avec celui de Nick
Mancini en particulier sur la superbe version qu’ils livrent de «Harlem
Nocturne». Si le disque reste plutôt sur le registre intimiste des ballades,
les ambiances varient: une touche bluesy par ici («When Sunny Gets Blue»), une
touche latine par là («Estate»). Un superbe baume à l’âme.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Mathias Rüegg
Solitude Diaries 40 Shorts Stories - 1st Week: 1-Come in, Mr. CoVID-19!, 2-Self-Chosen
Solitude, 3-A Lonely Little Heathen Rose Dreams of Having Been, in a Former Life,
4-When They Are Released All Those Notes!, 5-About Fighting Fear and Why Everything
Shall Probably Be Half as Bad
2nd Week: 6-This Song That Nobody Knows Not Even the Conductor!, 7-Simple
but Beautiful, 8-The Aeolian "Manner" Wafer, 9-Elves in Light Distress, 10-Lustige
Ostinati
3rd Week: 11-A Fleeting Kiss on the Spiral Staircase, 12-A Strange Way
of Doing as One Pleases, 13-When he First Entered the City, He Felt Fear. The
Avantgarde Lurked Around Every Corner, 14-Song for All the Locked Up Children, 15-On
My Head’s Playground
4th Week: 16-Oh Dear Augustin Nothing Isn’t Ruined!, 17-Small
Obstacle Course Across the Circle of Fifths, 18-Lustige Ostinati/2, 19-The Day My
Daughter Needed Some Encouragement, 20-A Song from…?
5th Week: 21-Of Pigeons Seeking Shade Under a Lilac Bush in the "Volksgarten”,
22-But Where Are All These Lovely Cherry-Blossoms Coming From?, 23-Now The
Cat’s Out of the Bag!, 24-Optimism Is a Happy Companion, and I Have Always Been
A Rebel!, 25-Choral For All Those Elderly People Who Do Not Want That Because of
Them The Entire Humanity Is Being Locked Away
6th Week: 26-Intervals Too Want to Be Loved!, 27-After Having Been
Touched Upon By the Breath of Jazz…, 28-Whoever Neglects His Relationship With the
Harmonies Loses His Eros, 29-This One Form of Slowness That She Always Felt Was
Too Fast, 30-Variations on an Ostinato By Erik Satie (Idyll)-Funny Ostinati/3
7th Week: 31-Swiss Folk Song, 32-The Advantage of Silence, 33-When It
All Began, 34-Lauren Bacall the Smile of Gold, 35-I Wonder Who Might Come From
There?
8th Week: 36-And Suddenly a Cheerful Anarchy Appeared, 37-Left–Right–Left–Right,
Right–Left–Right–Left, 38-Blues Study, 39-Variations on an Ostinato by Dollar
Brand, Funny Ostinati/4, 40-The Bitter End of an Awful Affair
p solo: Soley
Blümel (07, 14,
21), Jean-Christophe Cholet (05, 25, 26), Ladislav Fančovic (10, 17, 23, 24,
27, 33, 36), Johanna Gröbner (08, 09, 32), František Jánoška (02,
06, 12, 16, 29), Oliver Kent
(38), Oliver Schnyder (11, 20,
31, 34), Lukas Kletzander (03, 28), Elias Stemeseder (04, 18,
19), Georg Vogel (35, 37), Mathias Rüegg (01, 13,
15, 22, 30, 39, 40)
Enregistré du 28 juin au 24 septembre 2020, au Bosendorfer
Saloon, Vienna (Autriche), et à Paucourt (France) pour les titres 5, 25, 26
Durée: 1h 05’ 09”
Lotus Records 20060 (www.mathiasrueegg.com)
Histoires sans paroles–pour ceux qui se souviennent de cette émission de Solange Peter des années
1960 qui présentait des films muets-courts métrages avec une excellente musique moderne du
début du XXe siècle, le plus souvent au piano– que ce recueil de 40 pièces
courtes de Mathias Rüegg, baptisées «Short Stories» par l’auteur, ce qui décrit
bien le caractère récit de cette œuvre. Intitulé «Solitude Diaries» (carnet ou journal de solitude), en référence à ce que nous
traversons –une époque de dictature, commencée brutalement par un enfermement
généralisé du monde occidental– ce disque mérite à ce titre et en raison du
parcours de Mathias Rüegg en général, notre curiosité, bien que ce ne soit pas
du jazz de culture ou de répertoire en dehors de quelques évocations ou réminiscences
repérables à l’oreille et dans les remarquables notes de livret qui donnent
pour chacun des récits une indication sur l’esprit de la musique, comme on en
donnait dans les partitions naguères –en particulier dans ces recueils de partitions
reliés au tournant de XXe siècle– en quatre langues, italien, allemand, anglais
et français: gioioso e pimpante,
fatalistisch, a kind of romantic, en se perdant, par exemple. Pour les effluves de jazz (pièces 17, 27,
38), on peut lire ces notations: with a
pinch of jazz, After having been
touched upon by the breath of jazz et with
a blue touch.
Connaissant l’esprit perfectionniste de Mathias Rüegg, nous ne
sommes pas loin de penser que ces indications «d’esprit musical» sont en
rapport avec la langue et la diversité européenne: gioioso e pimpante, virtuosissimo sont en italien, Walzerich, fatalistisch et energisch sont en allemand, with some verve, with a blue touch sont en anglais, très léger, tombant amoureuse,élégiaque sont en français. Rien ne semble
donc être laissé au hasard. Les mots de Mathias Rüegg dans le livret ne laissent planer
aucun doute sur sa pensée: «Dès le moment
du verrouillage du 16 mars 2020, une humeur effrayante, inquiétante et
paranoïaque s'est installée sur la ville, qui n'a pas disparu même des coins
les plus petits et les plus cachés. Il n'y avait donc qu'une seule façon pour
moi d'échapper à cette dépression collective, et c'était de m'évader dans la
créativité, dans la composition.»[…] La
folie de verrouillage en combinaison avec la quasi-abrogation de la démocratie
- sans même la moindre résistance - était difficile à gérer pour un esprit
libre comme moi. Et l'est toujours!»
La démarche est idoine, pour un compositeur en particulier,
et dans ce néant démocratique, si préjudiciable à la culture sur scène et en
public, la richesse et la force intérieures de chaque individu sont ce qui peut
sauver la mémoire de la création. L’enregistrement est l’autre moyen de
prolonger cette dimension, et Mathias Rüegg donne une nouvelle fois le
sentiment qu’il est l’un des ces héritiers, rares, de cette tradition
culturelle européenne multiséculaire qui a dû souvent s’adapter aux
circonstances et dépasser le manque de libertés par l’imagination et des moyens
autonomes (la composition ici). En cela, l’art, musical entre autres, a
toujours été une transgression des sociétés contraignantes et toujours contre
ceux qui exerçaient ces pouvoirs, même quand ils essayaient de le corrompre en
se donnant des allures «éclairées» (commandes, mécénat, académisation, moyens
matériels, honneurs…). La plupart des pouvoirs autoritaires ne sont pas
parvenus à interdire la création depuis la nuit des temps, même sous le nazisme
qui s’y est essayé pourtant en précurseur, jusqu’à ce jour de mars 2020 où, la
technologie, la peur et la dépendance aidant, des pouvoirs ont simplement
appuyé sur un interrupteur planétaire, au moins occidental où des restes de
démocratie les dérangeaient encore.
Comme le constate Mathias Rüegg, le plus étonnant est que ça
a été accepté passivement. L’ensemble des expressions artistiques dépendant de
la scène, prises au piège de la dépendance (subventions), du manque de courage
et de la répression (aucune protestation fondamentale), a été purement et
littéralement bâillonné, et le reste encore un an après. Stupéfiant! Mathias Rüegg et quelques rares autres ont puisé dans leur courage
et leur mémoire une capacité de résistance et de lutte créatrice: s’exprimer, composer
et enregistrer sont en effet une évidence pour les artistes dans ce moment de
négation des libertés et de la mémoire, comme s’inspirer du vécu –ici la
solitude et le silence imposés– pour en donner la sublimation artistique,
briser le silence. Le jazz, dans sa genèse, est un archétype artistique qui a
su briser le silence et la négation, imposer la mémoire. Retourner la puissance
de la création contre ceux qui usent de la violence et de la peur, sans avoir
besoin de les identifier, a déjà soulevé des montagnes.
Voilà en résumé notre perception de l’origine de cet
enregistrement, et dans le jazz, habitué depuis les années 1980 à vivre dans
une liberté assistée et encadrée (subvention, clientélisme), en Europe en
particulier, on ne voit justement que rarement ce type de réaction, c’est
regrettable. On reçoit régulièrement des vidéos d’artistes masqués, muselés,
sans public ou isolés chez eux. C’est une antinomie de l’art, de la création,
de l’expression et, malgré les efforts de chacun, la musique ne respire pas
plus que les artistes. C’est littéralement insupportable à regarder. Un grand merci à Mathias Rüegg donc de restituer le
caractère naturellement subversif de l’art, cette liberté à travers un disque
où il rompt également le silence et l’isolement en faisant intervenir, pour
jouer et enregistrer ses compositions, une dizaine d’excellents pianistes, non
masqués sur les photos, de tous les âges (12 ans jusqu’à 69 ans), de culture
classique, parfois s’exprimant dans le jazz dans leur parcours personnel,
d’origines diverses en Europe (Slovaquie, Suisse, Autriche et France) en dehors
des propres interprétations de l’auteur.
Nous n’avons certainement pas
la compétence appropriée pour décrire dans le détail les sources de
l’inspiration du compositeur. On peut seulement vous rappeler (cf. les
chroniques de disques) qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années une grande
réflexion sur son art, sa pratique en tant qu’artiste de culture européenne, le
plus souvent en compagnie de l’excellente Lia Pale (A
Winter’s Journey,The Schumann Song Book, The Brahms Song Book, Sing My
Soul,
chez Lotus Records) après
une trentaine d’années avec le Vienna Art Orchestra. Il a ainsi effectué par l'arrangement une relecture du répertoire classique
(Schubert, Schumann, Brahms, Händel…) qu’il réinterprète comme un artiste
de son temps avec un vécu, des rencontres et une culture personnelle, et il poursuit ici d’une certaine manière avec Gustav Mahler et Erik
Satie par exemple, et beaucoup d’autres influences du XIXe et XXe siècle, le
jazz entre autres, littéraires également. Le retour aux sources est un rituel
essentiel du jazz depuis Louis Armstrong jusqu’à John Coltrane et Wynton
Marsalis. C’est la seule garantie d’authenticité en art, et donc bravo encore à
Mathias Rüegg d’avoir cette clairvoyance plutôt que de vouloir faire du jazz de
répertoire ludique ou de système sans se poser la question des racines et du
vécu. Mathias Rüegg a composé ou réarrangé ses propres pièces datant pour
certaines du XXe siècle et du Vienna Art Orchestra. Le phrasé jazz est présent,
plutôt comme une couleur que comme une langue maternelle («Blues Study» (38)
est le plus jazz de cet ensemble), avec beaucoup d’à propos, et un ostinato prend Dollar Brand comme
inspiration centrale (39).
Sur le plan pianistique, c’est brillant (Ladislav Fančovic est
prodigieux en général et sur les pièces 24 et 27 en particulier),
souvent sombre –les circonstances– parfois léger et gai, c’est dans tous les
cas lyrique, narratif, descriptif. C’est un long récit bercé d’atmosphères variées,
toujours passionnant, et qui s’écoute sans limite, sans aucune impression de longueur ou de redondance malgré le nombre de pièces (40) et le format réduit (toujours moins
de 3 minutes). Ce Solitude Diaries est rythmé par un calendrier d’écriture, semaine après
semaine –8 au total– de mars à mai 2020. Le livret évoque chaque thème et chaque artiste avec
précision, c’est donc, comme souvent avec cet artiste, une production exigeante avec un souci du détail, du travail bien
fait mené en conscience jusqu’à son terme, sans oublier la performance (le talent de fédérateur de Mathias Rüegg) de
réunir des artistes européens aux sensibilités variées en un lieu unique, dans ce contexte (un pied de nez aux entraves à la circulation), pour enregistrer une œuvre
cohérente sur le plan de l’écriture (les compositions sont d’une beauté
certaine).
La distinction de ce disque n’est pas à lire comme
«indispensable du jazz», mais «indispensable» de l’art, de l’expression, mais
aussi de la résistance, de la liberté dans ce temps de dictature. La beauté de l’art,
l’originalité de la création culturelle sont des éléments de la lutte contre la
laideur, la soumission et l’uniformisation que nous imposent les pouvoirs et
ceux qui s'y soumettent par peur ou par adhésion.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Connie Han
Iron Starlet
Iron Starlet*, Nova*°, Mr. Dominator, For the O.G., Hello to
the Wind, Detour Ahead, Captain’s Song*, Boy Toy°, The Forsaken, Dark Chambers*°
Connie Han (p, ep), Jeremy Pelt (tp)*, Walter Smith III
(ts)°, Ivan Taylor (b), Bill Wysaske (dm)
Enregistré les 16-17 août 2019, New York, NY
Durée: 1h 02’ 55’’
Mack Avenue 1171 (www.mackavenue.com)
Nous avions découvert Connie Han (qui vient de fêter
ses 25 ans en février 2021) avec un album prometteur, Crime Zone (Jazz Hot 2019),
en fait le second dans sa discographie, après The Richard Rodgers Songbook, un disque autoproduit sorti en 2015. On
retrouve sur ce nouvel opus les qualités musicales de la jeune pianiste
toujours accompagnée de son mentor, Bill Wysaske qui produit aussi l’album.
Walter Smith III est également de retour parmi les sidemen, mais avec cette
fois Jeremy Pelt à la trompette. Encore une fois, le répertoire a été largement
composé par Connie Han et Bill Wysaske, à commencer par le très dynamique
morceau-titre, «Iron Starlet», sur lequel Jeremy Pelt a le loisir d’exprimer
toute sa verve et Connie Han de développer un swing qui ne se dément pas. Le
deuxième titre, «Nova», ballade chaloupée, réunit les deux soufflants invités
(beau son profond et bluesy de Walter Smith III). Autre bon original, «Mr.
Dominator» permet d’apprécier le jeu du trio, dans lequel le subtil Ivan Taylor
(1984, Southern, IL) prend toute sa part: encore une jeune pousse ayant éclos
sous la férule de Wynton Marsalis (il aussi été formé par Ron Carter) et qui
depuis s’est frottée aux plus grands, de Mulgrew Miller à Hank Jones. Mais
c’est sans doute sur le magnifique «Detour Ahead» (Herb Ellis/Johnny Frigo/Lou
Carter) que le trio de Connie Han atteint son sommet, la pianiste déroulant de
longues phrases pleine de poésie, avec un vrai sens de la narration musicale. Avec
beaucoup de maturité, la jeune femme, au-delà de sa technique brillante, loin de chercher à épater la galerie, privilégie une expression riche et
enracinée, notamment dans le blues. On est moins séduit par son jeu au Fender («Hello
to the Wind») qui possède moins d’ampleur et d’inventivité. L’ensemble reste pour autant d'un bon niveau et on souhaite à Connie Han
de poursuivre sur sa lancée.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
|
Michel Hausser
Mr. Vibes CD 1: Blues pour le chat, Isn't It Romantic, Rue Dauphine,
Everything Happens to Me, Now’s the Time, H.E.C Blues, Rue Dauphine, These Foolish Things, Blues
pour le chat, Moanin', I Remember Clifford, H.E.C Blues, Monsieur de…,
It's the Talk of Town, Made in Switzerland, Willow Weep for Me, Who, You?,
4 R, Taking a Chance on Love
CD 2: Cliff Cliff, Phenil Isopropil Amine, Mysterioso,
Lullaby of the Leaves, Waiting for Irene, Chasing the Bird, Speak Low, Up in
Hamburg, Opus de Funk, These Foolish Things, Tadd’s Delight, Jive at Five,
Blues a San Pauli, Darn That Dream, Tune Up, These Foolish Things, Made in
Switzerland, Wee Dot
Micher Hausser (vib, xyl, p), avec:
1/ Henri Renaud (p), Ricardo Galeazzi (b), Dante Agostini
(dm)
2/ Bobby Jaspar (fl), René Urtreger (p), Paul Rovère (b),
Daniel Humair (dm)
3/ Bobby Jaspar (fl), Paul Rovère (b), Kenny Clarke (dm),
Humberto Canto (perc)
4/ Roger Guérin (tp), Luis Fuentes (tb), Dominique Chanson
(fl, as), Bob Garcia (ts), René Urtreger (p), Michel Gaudry (b), Daniel Humair
(dm)
5/Roger Guérin (tp), Bob Garcia (ts), Georges Arvanitas (p)
Michel Gaudry (b), Charles Bellonzi (dm)
6/ Donald Byrd (tp), Bobby Jaspar (ts), Zoot Sims (ts),
Walter Davis (p), Doug Watkins (b), Art Taylor (dm)
Enregistré à Paris 1958-59, Cannes 1958, Hambourg 1960,
Antibes/Juan-les-Pins 1961
Durée: 2h 34’ 21”
Fresh Sound Records 994 (Socadisc)
Les rééditions de Fresh Sound, sous l’autorité de Jordi
Pujol, sont souvent des indispensables, parfois pour la qualité extraordinaire
de la musique et toujours pour la qualité du travail de recherche et de
synthèse effectué. Jordi Pujol, comme les pionniers de l’histoire du jazz,
Charles Delaunay en est le modèle, comme notre revue le fait depuis 85 ans, a
toujours le souci de partager une somme de connaissances assez phénoménales
avec les amateurs, et dans le format étendu du CD, voire du double CD comme
ici, il offre un véritable cours d’histoire du jazz, non seulement par la
recherche de la musique qu’il réunit mais aussi par la documentation de la
musique, un livret de belle facture très riche en biographie, discographie
et iconographie. Il a ainsi le souci de rechercher des éditions cohérentes d’un
musicien dans une période donnée, en s’appuyant sur les enregistrements déjà
existants, mais aussi en exploitant les archives, et pour la France, celles de
l’INA par exemple. Cette publication est d’autant plus précieuse que l’excellent
Michel Hausser restait encore un inconnu pour les dictionnaires courants du
jazz il y a peu, et que Jordi Pujol rappelle à notre bon souvenir un disciple
de Milt Jackson, car la France peut se réjouir d’avoir développé une vraie
tradition du vibraphone à la suite des Américains, avec entre autres Géo Daly,
Dany Doriz, Michel Hausser, enrichie par Sadi, voisin belge venu faire les
beaux jours du jazz à Paris avec d’autres (Bobby Jaspar, ici, mais aussi René
Thomas et beaucoup d’autres). On replongera avec profit dans les deux numéros
de Jazz Hot (n°543 et n°544 de 1997)
qui ont fait le tour de l’histoire et des personnages clés de l’instrument, le
vibraphone, pour se remettre en tête quelques repères utiles pour le jazz.
Et on découvrira dans le Jazz
Hot n°544, consacré à Milt Jackson, l’un de ses disciples
européens, Michel
Hausser, qui eut le privilège de croiser les mailloches avec le Maître,
et qui
a partagé la grande histoire du jazz, à Paris notamment à partir des
années
1950 et qui a mené depuis une authentique carrière de musicien amoureux
du jazz, participant à des formations chevronnées, soit qu’il les
dirige, soit qu’il en
fasse partie. Dans ce disque, il suffit de lire la notice: Bobby Jaspar,
Roger
Guérin, Bob Garcia, Henri Renaud, René Urtreger, Georges Arvanitas,
Michel
Gaudry, Paul Rovère, Kenny Clarke, Charles Bellonzi, Daniel Humair,
etc.; c’est
toute la vie du jazz du tournant des années 1950-1960 à Paris qui défile
sous nos yeux
et dans nos oreilles, même si une partie des enregistrements a été
exhumée des
archives du Festival de Jazz de Cannes de 1958 (5 thèmes) et que deux
thèmes proviennent de celles du Festival de Jazz
d’Antibes/Juan-les-Pins. En Bonus, il y a une
somptueuse jam session («We Dot») au drive
incandescent réunissant autour de Michel Hausser, Donald Byrd, Zoot Sims, Bobby
Jaspar, Walter Davis, Doug Watkins et Art Taylor. Michel Hausser semble
lui-même y perdre de sa distance élégante très alsacienne pour participer à ce moment de
transe musicale.
Le reste des enregistrements retenus provient de disques de Michel Hausser au Chat qui pêche (Columbia, 45t.), Michel Hausser-Bobby
Jaspar, Vibes + Flute (Columbia), Michel Hausser Quartet, vol.2 (Columbia, 45t.), Bobby Jaspar Quartet
Featuring Michel Hausser (Barclay), Michel
Hausser Octet-Up in Hamburg (Columbia). On le voit, il y a des rééditions mais aussi des archives
originales et c’est ce qui fait le prix de ces albums, permettant d’accéder à
des enregistrements et à des archives qui ont peu de chance d’être réédités,
réunis, organisés, restitués avec qualité, documentés avec conscience et
science. Le répertoire de Michel Hausser est composé de standards
comme toujours, de thèmes du jazz dûs aux compositeurs de ce temps (Benny
Golson, Tadd Dameron, Charlie Parker, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Miles
Davis…), d’originaux de Michel Hausser et de ses compagnons Bobby Jaspar et
René Urtreger. Michel Hausser est principalement au vibraphone, parfois au
xylophone (son plus boisé-mat), et une fois au piano. Le son de vibraphone de
Michel Hausser se place bien sûr dans l’esprit de celui de Milt, plus mat, plus
sec que celui de la tradition d'Hampton, même si Michel Hausser ne s’interdit pas quelques effets de réverbération
comme sur «These Foolish Things». Le swing est omniprésent, l’invention et
l’énergie très palpables.
Michel Hausser est un personnage de l’histoire du jazz en
France, un musicien d’excellent niveau qui a poussé la passion jusqu’à la
transmission, avec un festival (dont il s'est occupé jusqu'en 2009) à Munster, dans la région où il est né (Colmar), et où il vit, dont il faisait la
promotion avec distinction et toujours une bonne programmation, jazz sans aucun
doute. Tout cela et d'autres choses vous sont racontées dans le détail par le
livret consistant de Jordi Pujol, et pour mieux connaître Michel
Hausser, vous pouvez encore lire son interview dans Jazz Hot n°544.
Ce double album est donc indispensable pour de
nombreuses raisons. La dernière, c’est que le 7 février, Michel Hausser aura 94
ans. Bon anniversaire, Monsieur Michel Hausser!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
Philippe Milanta
1,2,3,4! Aqwabuka°, Tolana+, Aam°°, I Want a Little Girl*, Colyn
Two*, Cotton Tail°, Manomena°, Yellow Days*, Régeline°, Puis au galop°°,
Palaqwa, Twelve for a Change°, Tre Espressi°°, Menaaja*, Hackensack°
Philippe Milanta (p, solo*), Thomas Bramerie (b) except*, Leon Parker°,
Lukmil Perez°° (dm)
Enregistré en juillet 2020, Meudon (92)
Durée: 59’ 16”
Camille Productions 072020 (Socadisc)
Avec cette nouvelle production sur le label Camille
Productions, on est au cœur des mondes de Philippe Milanta. Le pianiste de haut
niveau s’est souvent mis au service d’autres artistes et d’autres répertoires,
avec talent et personnalité, dans le jazz de culture aussi bien que dans le
jazz ludique, dans des formes de la tradition plus ou moins contemporaines.
Mais ici, c’est pour l’essentiel son répertoire avec quelques bornes de son
univers, jazz et pas seulement, mais toujours passés au filtre de son
expression, de son invention. Musicien cultivé, Philippe Milanta embrasse des
paysages musicaux variés.
Dans ce disque, il y a ainsi onze originaux, un seul
standard («I Want a Little Girl»), deux compositions du jazz, une de Thelonious
Monk («Hackensack») et une de Duke Ellington («Cotton Tail»), et un court titre
de musique populaire («Yellow Days») d’Álvaro Carrillo Alarcón (1921-1969), un
compositeur d’origine mexicaine, «librement adapté» par un Philippe Milanta amoureux
de Claude Debussy (ses hommages récents au Maître et dans le beau «Menaaja» sur
ce même CD) et d’Eric Satie (son balancement de main gauche sur «Yellow Days»),
une splendide pièce de moins de trois minutes. Ce titre a connu une notoriété
controversée lors d’une rencontre inaboutie entre Frank Sinatra et Duke
Ellington. Le répertoire est bien équilibré et la qualité des compositions
originales –ce n’est jamais une évidence en jazz– propose une large découverte
de l’univers de Philippe Milanta.
Dans ce monde fait d’harmonies, d’atmosphères et parfois d’éclats
(«Colyn Two», une coquetterie), mais aussi de swing, de blues et de drive, le
toucher cristallin, amplifié par une utilisation savante des pédales et parfois,
en solo, par une résonance du piano, Philippe Milanta s’est entouré d’un
complice de jeunesse, Thomas Bramerie, un solide contrebassiste qui a depuis de
longues années, comme Philippe Milanta, forgé son style auprès des grands
musicien-ne-s de jazz des deux côtés de l’Atlantique. Thomas Bramerie était
déjà présent avec le pianiste sur Strickly
Strayhorn (Jazz Hot n°681)
et la complicité des deux musiciens est l’une des composantes de la réussite de
cet album. Deux batteurs-percussionnistes, les coloristes et très
musicaux Leon Parker et Lukmil Perez, viennent alternativement compléter le
trio, avec une rencontre en quartet sur «Manomena».
Philippe Milanta est soliste sur quatre thèmes, le standard
et trois originaux, laissant apprécier sa virtuosité au service de l’expression,
comme le personnel «I Want a Little Girl» dans la grande tradition du beau piano
jazz de culture, inventif, brillant. Deux duos, un piano-basse et un
piano-batterie explorent les échanges si fertiles des dialogues dans le jazz.
Neuf thèmes sont joués en trio, avec l’alternance des batteurs, dont les deux
compositions jazz. Enfin, un original est joué en quartet avec deux batteurs
(«Manomena»), une belle composition lyrique aux accents rythmiques sud-américains
subtils avec une intervention bienvenue de Thomas Bramerie. Le titre 1,2,3,4! fait donc à la fois référence à
l’attaque traditionnelle d’un thème par un groupe et à la géométrie des
formations.
Les thèmes sont de relative courte durée, ce qui donne une
grande légèreté d’écoute: seul «Régeline» dépasse les 7 minutes et évoque par
certains côtés un autre attachement de Philippe Milanta, l’univers et la
manière d’Ahmad Jamal, comme sur les jeux d’alternance rythmique («Cotton
Tail», «Puis au galop»…).
Le blues «Twelve for a Change» rappelle que Philippe Milanta
possède les arguments d’un pianiste de jazz de culture, notamment cette
dimension blues qui ne va pas de soi chez tous les pianistes de jazz de tous
les continents hors du cadre afro-américain de naissance. C’est ce qui explique
également sa capacité à donner à ses propres compositions une dimension swing,
malgré parfois leur inspiration plutôt européenne. «Palaqwa» est une valse jazzée, lyrique, à rapprocher par
l’esprit de «Manomena» où le contrechamp à l’archet de Thomas Bramerie apporte
un supplément d’âme. «Cotton Tail» alterne
les rythmes médiums et up tempo, dans
un savant montage, avec de belles parties de contrebasse et de batterie et de
petites citations de Randy Weston. C’est un peu l’esprit course qu’on retrouve
dans «Puis au galop» où le trio de Philippe Milanta donne la pleine mesure de son
drive, dans les passages où la fougue se libère, comme sur les réjouissants «Tre Espressi» et «Hackensack» avec clins d’œil ellingtoniens.
1,2,3,4!, malgré des titres mystérieux difficiles à mémoriser, est le disque qui synthétise le mieux, à ce jour, la personnalité musicale de
Philippe Milanta, ses goûts, ses choix, ses inspirations, sa manière, son
parcours déjà long dans le jazz, toutes dimensions trop souvent masquées par
ses aptitudes (et son goût certainement) à mettre en valeur la musique des autres. Il faut parfois qu’un artiste fasse son introspection
pour savoir faire émerger la spécificité de son expression et, avec la palette
de Philippe Milanta, ce serait dommage de ne pas persévérer dans ce chemin très
original bien que plus escarpé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
|
|