 Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2022), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2022 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2022 sur internet), Hot Five de 2019 à 2022.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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2021 >
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2022
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 Oscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987
CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach,
Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz
for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues
Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin
Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)
Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre
d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur
l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne
l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en
scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui
connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses
artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant
Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux
entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans
la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle
appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud
Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada,
hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit
la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur
infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui
ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la
proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels:
Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats
Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les
pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons
(1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897)
et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count
Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et
on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit,
de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument
(Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses
précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà
une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis,
du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz.
Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps),
aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs
d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie
et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du
jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son
écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour
le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres
musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son
audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant
autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la
complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une
seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art,
épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de
ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence
de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa
virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de
blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il
redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon
que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la
musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il
accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette
plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie,
l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont
montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles
parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité
d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important
qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il
puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count
Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa
première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce
creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet,
alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir
l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait,
parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec
le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute
la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute
l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel
enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme
d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes
de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique
standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par
deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue
avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à
sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et
dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un
David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses
du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable
pour les amateurs de jazz.
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 The Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones
Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del
Sasser, Tragic Magic
Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts,
ss), Darius Scott (p),
Greg Holloway (dm)
Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)
Durée: 38’ 39’’
Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)
Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des
décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les
belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de
sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du
commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby
Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy
Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton
dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire
qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué
le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé
une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du
répertoire jazz.
C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous
devons ce tribute à la musique écrite
par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études
musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, –un des grands terroirs du jazz– se formant notamment auprès de Wendell
Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il
est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus
Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray
Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John
Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à
Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on
retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés
et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur
la Côte Est, entre New York et Washington.
Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius
Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott
Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas
(tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de
la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première
partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile,
il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre
autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny
Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé
la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment
compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje
Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York
et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la
célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland
Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio
Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à
Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United
States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations
avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.
L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven»
–enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte
l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes
chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée
la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.»,
qui provient également de Down Home,
(mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la
réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le
pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide
rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque
titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe
expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui
est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par
Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues,
Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu
parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny
Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent
Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une
composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en
1979 au sein du trio de Sam Jones sur The
Bassist! (Interplay). The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau
témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux
Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais,
qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet
enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones
dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses
complices d’en avoir pris l’initiative
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 Duke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings
• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter
Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr.
(dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started,
Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat
Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck
Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl),
Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor
Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)
D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des
plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même
scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en
1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et
Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978),
qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi
toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl
Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent
dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions,
des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables
d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier
et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans
aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de
cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à
partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais
s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les
artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en
petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou
de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize
musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle
Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son
imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au
sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent
l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et
qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois
l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du
tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires
solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry
Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke
Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington
n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra
une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des
différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce
généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce
label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus
qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications
discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons
complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent
de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond
justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et
sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
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 Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings
CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You
Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The
Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in
Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All
of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet
Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse
Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be
Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I
Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands,
Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World
Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street
Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss
Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*,
June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When
Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt
Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b,
CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13
septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)
Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques
ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de
la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en
sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz,
au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il
apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle
peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins
oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins,
Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de
1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus
classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les
codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous
parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre
génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio
au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des
enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie,
un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques,
ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres
de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date
déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et
Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette
tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le
mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante
diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde,
la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien
sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et
particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les
rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui
étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée
aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on
imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance
personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le
surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements
politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain.
Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires
internationales, de The New Masses,
un magazine communiste, et pour Russian
War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance
d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en
partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute
épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique,
lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones
est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi
incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes
ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une
partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934,
et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de
Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une
dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se
déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon
Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter
Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all
stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster
Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans
l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy
Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de
disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret
complet de cette bonne intégrale (For
Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la
totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les
deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres
enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et
enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en
trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy
Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux
côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy
Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de
Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique
et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy
Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu
moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode
à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise
en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière
originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des
standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie
Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une
précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle.
Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté
du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est
une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent
une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les
disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai
plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent
d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20
septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée
tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The
Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter
sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en
délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait
écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et
Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce
trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
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 John Dennis
The Debut Sessions
Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations,
Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of
the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad
Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or,
Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance
de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues
carrières de qualité, dans ce XXe siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique
surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre
beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des
artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à
nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et
d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais
souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en
1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il
est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et
qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus
jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des
champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le
regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se
souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label
Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry
Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste
d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans
ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol
propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui
sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad
Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound
réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes
musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si
on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le
livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de
Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de
plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis
s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne
l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la
manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi
Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to
Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend
dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui
l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique
(«Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de
pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette
réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend
marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa
sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans
la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa
dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait
ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment
cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don
Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en
quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette
rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y
incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des
baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans
ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque.
Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font
merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de
telles raretés.
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 Keith Loftis
Original State
Oak Cliff, Premonition, Fall's Beauty, Brigitte's Smile, The
Intangible, Smoke & Mirrors, Wifi Addiction, For The Love of You, Weaver of
Dreams
Keith Loftis (ss, ts), John Chin (p), Eric Wheeler (b), Willie
Jones III (dm)
Enregistré le 12 juillet 2018, New York City
Durée: 1h 11’ 13”
Long Tong Music 002 (www.keithloftis.com)
Même si les notes de livret et le texte de promotion ne le disent
pas, ce beau disque est directement inspiré par la musique de John Coltrane,
celle qui chez Prestige en particulier explorait les ballades avec déjà cette
manière si particulière de faire des arpèges au saxophone ou de tenir la note
sans vibrato et avec beaucoup de douceur et d’intensité.
Nul doute que Keith Loftis en a lui-même une pleine conscience,
car son «Weaver of Dreams», immortalisé par son grand devancier (1959, Cannonball and Coltrane, Mercury), est
non seulement une évocation de l’original, mais elle se termine par une
révérence explicite sous la forme de cette fameuse harmonique en double note
qui reste la signature de John Coltrane.
Ce n’est pas la seule influence sur le plan musical, mais il
y a dans la musique de Keith Loftis qui compose six des neuf thèmes, une
volonté certaine de se rattacher à ce courant soulful et intense du jazz post
bop. Il possède une belle sonorité et sa façon de s’attarder sur le temps pour
apporter les inflexions de ténor et plus d’expression en font un lyrique dans
la tradition du jazz de culture.
Né en 1971, il a sensiblement le même âge que le regretté
Roy Hargrove avec lequel il partage l’origine texane, puisqu’il est né à
Dallas, et avec qui il a étudié à la Booker T. Washington High School of the
Visual and Performing Arts; Keith et Roy étaient condisciples. Keith a eu par
la suite un beau parcours, puisqu’il a accompagné entre autres Benny Carter,
Cedar Walton, Frank Foster, Alvin Batiste, Clark Terry, Ray Charles, Abdullah
Ibrahim, Michael Carvin, et bien sûr Roy Hargrove, cela explique sans doute
l’authenticité de son expression et ses belles qualités d’instrumentiste.
Mais là ne s’arrêtent pas les curiosités de Keith, puisqu’il
a joué pendant 13 ans au Carlyle Hotel aux côtés de Chris Gillespie (p, voc), et il est aussi investi dans la musique de
film (Black Out de Jerry LaMothe, sur
la grande panne d’électricité de 2003 à Brooklyn). Il participe avec la
chanteuse et éducatrice Ruth Naomi Floy à The
Frederick Douglass Jazz Works comme aux projets de Chris McBride, projets
qui replacent le jazz au cœur de l’histoire sociale américaine et de l’histoire
afro-américaine particulièrement.
Tout cela pour apprécier ce qui fait le fonds culturel d’un
artiste de jazz et qui nous vaut cette belle œuvre où il est magnifiquement
entouré par John Chin (le pianiste né à Séoul en 1976, Corée), Eric Wheeler (le
bassiste né à Washington, DC, en 1980) et l’essentiel Willie Jones III (dm)
qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°669).
On pourrait penser que ce disque est un classique tant il possède les codes de
cette expression et qu’il est précis dans ses références.
Le livret nous apprend que l’année 2018 où est enregistré
ce disque n’est pas simple pour Keith Loftis qui a perdu son père, et on suppose
que cette précision doit avoir sa part dans la profondeur de ce disque. Elle ne
s’est pas non plus bien terminée, puisque Roy Hargrove, l’ami de jeunesse, a
disparu en novembre. Mais l’année 2018 a laissé cet enregistrement de qualité,
sur ce qui semble le label de Keith Loftis.
Du jazz contemporain qui swingue, sur fond de blues et de
spiritual, on en a particulièrement besoin en nos temps sans mémoire.
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 Philip Catherine
75: Live at Flagey
Letter From My Mother, Hello George, Seven Teas, So in
Love, Smile, Bluesette, Piano Groove, You Don’t Know What Love is, We’ll Find a
Way, Grand Nicolas, Nineteen Seventy Fourths, Mare di Notte, Dance for Victor
Part 1 & 2
Philip Catherine (g), Nicola Andrioli (p, kb), Bert
van den Brink (p), Bert Joris (tp), Philippe Aerts (b), Nicolas Fiszman (eb,
g), Antoine Pierre (dm), Gerry Brown (dm), Isabelle Catherine (voc)
Durée: 1h 18’
Enregistré le 3 novembre
2017, Bruxelles
Outnote Records 636 (https://outhere-music.com/Outhere)
Etrange ou
opportun? Cet enregistrement live à Flagey à l’occasion du 75e anniversaire de
Philip Catherine est publié pour ses 80 ans (27 octobre 2022). Quand on connait
le souci de l’auteur de nous laisser des témoignages de qualité, on comprend
mieux l’hésitante attente. Est-ce à dire que cette galette-souvenir ne présente
aucun intérêt? Que nenni! Il faut aborder l’écoute comme un reportage où la
célébration prime sur la reproduction sonore (ambiance caverneuse, mixages
approximatifs ou saturés sur «Letter From My Mother»). Pour célébrer son 75e,
Philip Catherine avait invité quelques amis et choisi un line-up étonnant avec
deux pianos, deux basses et deux batteries: une expérience qu’il a renouvelé en 2022. Voici donc le reflet de cette audace avec ses instants de grâce, mais
aussi ses racolages à force d’intros libres, de breaks, de chases, de tempos appuyés…
Discret, Bert
Joris sonne en fond de scène comme s’il était gêné d’avoir été choisi («Piano
Groove»). Cette présence legato, le guitariste l’avait déjà développée dans
quelques enregistrements avec Tom Harrell. Sur «Hello George», les deux pianistes
rivalisent en créativité; Bert van den Brink s’élance, puissant, monkien;
Nicola Andrioli répond, plus léger, luxuriant; suivent des chases intéressants qui précèdent un solo remarquable de Philippe
Aerts et les 4/4 autoritaires du jeune Antoine Pierre. Avec «Seven Teas» on
retrouve l’écriture fine et les belles harmonies qui font la signature de
Philip Catherine. C’est sur ce troisième thème en vagues montantes et descendantes qu’il lance les deux batteurs et les deux bassistes. Joli solo de
Nicola Andrioli ponctué une octave en-dessous par son confrère hollandais. Les mélodies
riches de Cole Porter sont appréciées par le guitariste belge («So in Love»). Comment ne
pas jouer «Smile» à la suite? Après un clin d’œil à Toots Thielemans
(«Bluesette»), «Piano Groove» est envoyé fast
tempo par Philippe Aerts ouvrant, après un solo du trompettiste sur les chases inspirés des pianistes, un
nouveau solo impérial d’Aerts et les 4/4 qu’affectionne Antoine Pierre. Avec «You Don’t
Know What Love is», Philip introduit sa fille Isabelle avec sa voix fluette, à
la limite du décrochage. Chet’s Mood? Bert Joris, à la trompette bouchée, colorie
joliment le velouté de la chanteuse. Changement de registre avec
l’accompagnement shuffle de Gerry
Brown et la guitare basse de Nicolas Fiszman sur «We’ll Find a Way».
Accompagnements qui arrivent en contraste de la guitare réverbérée et des
vagues de Nicola Andrioli aux claviers. «Grand Nicolas» ne m’apparaît pas
indispensable, pas plus que «Nineteen Seventy Fourths» de John Lee qui nous ramène
à la décennie jazz-rock. Avant de
conclure, on revient avec bonheur sur la formule quartet (g, p, b, dm) avec
«Mare di Notte»: une composition de Nicola Andrioli, sorte d’image des
clapotis bleus. En codas: deux
lectures du thème-signature de Philip
Catherine: «Dance for Victor» avec featuring de Bert Joris (partie 1) et mise en
avant de tous les partenaires (partie 2). Résultat de la carte blanche offerte par Flagey à Philip Catherine: quatorze photographies de
soixante ans de musiques partagées, de complicités et d’hommages. Il faut vivre
cette écoute avec les oreilles du spectateur
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 Brandon Goldberg featuring Ralph Peterson
In Good Time
Authority, Circles, Time, Nefertiti, Monk's Dream, Stella By
Starlight, El Procrastinador,
Someone to Watch Over Me, Ninety-Six, Send in the Clowns*
Brandon Goldberg (p), Ralph Peterson (dm), Josh Evans (tp),
Antoine Drye (tp)*, Stacy Dillard (ss, ts), Luques Curtis (b)
Enregistré les 20-22 novembre 2020, Astoria, NY
Durée: 1h 06’ 40”
Brandon Goldberg Music BSG 1002 (www.brandongoldbergpiano.com)
Le miracle du jazz continue d’opérer quand on écoute ce type
d’enregistrement, aussi accompli, qui a pour leader un pianiste d’une quinzaine
d’années (en 2020), secondé par des musiciens déjà confirmés, dont le regretté
et magnifique Ralph Peterson à qui est dédié ce disque. Il y a encore et entre
autres Josh Evans, trompettiste de talent (cf. Jazz Hot n°677),
et un très bon Stacy Dillard aux saxophones qui a déjà enregistré en leader
quatre albums –à notre connaissance– pour Criss Cross Jazz et Smalls Records en
particulier, avec Orrin Evans, Donald Edwards parmi d’autres.
Le leader qui a fait son premier enregistrement (Let’s Play) à 12 ans avec rien moins que
Ben Wolfe (b) et Donald Edwards (dm), est certainement un surdoué, mais si l’on
se fie à cet enregistrement, c’est aussi un curieux, un savant, épris de jazz,
qu’il a étudié et qu’il respecte car rien ne tourne à la démonstration dans ce disque.
Tout est dans l’esprit des aînés sans volonté d’imposer son nom ou sa présence,
si ce n’est qu’il en est (aussi) le producteur avec comme associé Ralph
Peterson, qui introduit cet enregistrement par quelques mots, et qui n’est sans
doute pas pour rien dans cette réalisation et dans le chemin choisi par Brandon
Goldberg. Brandon est enfin l’auteur original («El Procrastinador») de
quatre des neuf thèmes de cet enregistrement, le reste étant des standards ou
des compositions du jazz («Nefertiti» de Wayne Shorter, «Monk’s Dream»…).
Nous avons affaire à un phénomène, n’en doutons pas sur le
plan de la précocité, à un virtuose sur le plan instrumental, mais après tout
il suffit d’écouter pour apprécier de la bonne musique de jazz qui en met en
valeur toutes les caractéristiques (swing, blues, originalité comme «Stella by
Starlight», poésie…), et de se dire que la maturité n’attend pas le nombre des
années; c’est parfois une acquisition qui se manifeste dès les premiers mois après
la naissance. Au piano, c’est un vrai régal («Monk’s Dream»), et si on
peut déjà parler de miracle, on pourra
parler de révélation s’il poursuit son chemin avec un tel respect de la musique
de jazz et autant d’originalité. Le jazz n’a pas fini de nous surprendre, c’est
la force d’un art dont les racines sont si profondes que même le totalitarisme normalisateur de la société post-covid qui s’installe n’a pas encore réussi à en brûler les
racines. Brandon Goldberg pourrait bien mériter un jour son nom en termes
artistiques, et c’est tout ce que nous souhaitons pour le jazz. Signalons enfin que Josh Evans, Stacy Dillard apportent à
cet enregistrement tout leur engagement, et que la section rythmique est à la
fête avec en particulier un Ralph Peterson fondamental!
Le disque se conclut sur un duo intense piano-trompette avec
Antoine Drye sur un thème de Stephen Sondheim. Le livret nous apprend à propos
de ce thème que le pianiste Benny Green est aussi pour
ce jeune homme non seulement une inspiration mais un guide en jazz. Il y a
parfois des miracles qui trouvent leurs explications.
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 Carlos Henriquez
The South Bronx Story
The South Bronx Story, Hydrants Love All, Boro of Fire, Moses on
the Cross, Momma Lorraine, Soy Humano, Black (Benji), Guajeo De Papi, Fort
Apache, Hip Hop Con Clave,
Carlos Henriquez (b, coro, guiro, rec), Terell Stafford (tp),
Michael Rodriguez (tp), Marshall Gilkes (tb), Jeremy Bosch (fl, voc, coro),
Melissa Aldana (ts), Robert Rodriguez (p, ep), Obed Calvaire (dm), Anthony
Almonte (cga, coro)
Date et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée: 1h 03’
Tiger Turn 4164275228 (www.carloshenriquezmusic.com)
Dirigé et produit par Carlos Henriquez, contrebassiste connu dans le jazz pour sa participation depuis plus de vingt ans au Jazz at Lincoln
Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis, cet enregistrement propose une suite
musicale, dans l’esprit ellingtonien, évoquant le quartier de son enfance, le
South Bronx, peuplé par la communauté d’origine portoricaine. Il est presque inutile de préciser que cette belle
composition en plusieurs tableaux mêle la tradition latine au jazz avec un
savoir-faire et un naturel qui s’expliquent par son appartenance à ce quartier de
New York, par ses origines portoricaines qui lui ont permis de grandir en
écoutant Eddie Palmieri, Tito Puente, Celia Cruz et tant d’artistes de la
musique latine, et par son implication dans le jazz depuis de nombreuses années. C’est le troisième enregistrement en leader du bassiste, et
il fait suite à un précédent consacré à la rencontre de Dizzy Gillespie et de
la musique afro-cubaine (Dizzy con Clave).
Les arrangements pour ce nonet respectent bien sûr les codes
de la musique latine mais portent aussi la griffe du gardien du rythme du Jazz
at Lincoln Center Orchestra, et bien sûr tout en racontant l’histoire de son
quartier avec son accent latin, Carlos Henriquez n’en utilise pas moins les
ressources du jazz comme par exemple dans «Black» où il récite cette histoire.
On pourrait penser, pour changer un peu, que dans son œuvre de musique latine,
Carlos Henriquez utilise la couleur jazz. En fait, la nature même de la
composition tire plutôt l’ensemble vers le jazz, et finalement la couleur est
plutôt latine comme on peut le constater dans «Guajeo De Papi» ou dans
l’hommage au célèbre ensemble-collectif «Fort Apache» de Jerry Gonzalez.
C’est donc pleinement une œuvre de jazz car Carlos Henriquez a choisi ici de
raconter son histoire, celle de son enfance avec les moyens du jazz, de
s’adresser à l’ensemble des Américains dans le langage qui lui est propre sur
le plan artistique, le jazz, même si par moment, il retourne à ses racines
musicales avec une nostalgie certaine et une véritable fierté car il sait tout
ce qu’il doit à cet environnement populaire des rues du South Bronx («Hip Hop
con Clave»). La synthèse entre ces mondes est comme une marque de fabrique, et
Wynton Marsalis, qui possède aussi quelques-unes de ces racines dans son
héritage néo-orléanais, n’est pas le dernier à utiliser cette couleur dans ses
univers, et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi Carlos Henriquez pour en
faire l’une des bases de son orchestre.
Cette fresque a été jouée pour la première fois à Jazz at
Lincoln Center en 2018 et a reçu un très bon accueil. Si l’orchestre comprend
des musiciens latins de l’univers d’origine de Carlos Henriquez, on remarque
également la présence de Terell Stafford (cf.
Jazz Hot n°563) et
Obed Calvaire, membres du JLCO, de Melissa Aldana, la saxophoniste ténor
d’origine chilienne, installée à New York depuis 2005, fille et petite-fille de
saxophonistes, qui est la première femme à avoir gagné le concours Thelonious
Monk; on note aussi la présence de Marshall Gilkes, un tromboniste qui a fait
le bonheur de nombreux big bands (Maria Schneider, Vanguard Jazz Orchestra…)
mais aussi d’ensembles de musique latine ou latin-jazz (Machito, Chico
O’Farrill, Giovanni Hidalgo…). Le disque de Carlos Henriquez a évidemment un
caractère autobiographique et c’est ce qui fait son authenticité, au-delà de sa
bonne réalisation.
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 Claude Tissendier
Duke for Ever
Take the "A" Train, Rockin’ in Rhythm, On a Turquoise Cloud,
Happy Go Lucky Local, Solitude, Morning Glory, U.M.M.G., Isfahan, Azure, Goin’
Up, Prelude to a Kiss, Smada, Transblucency, Sepia Panorama, I’m Checkin’ Out –
Goombye
Claude Tissendier (as, cl, arr), Philippe Chagne (bar, bcl),
Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm), Laurence Allison (voc)
Enregistré les 24-25 janvier 2022, Ivry-sur-Seine (94)
Durée: 55’ 52’’
Camille Productions MS042022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
La musique de Duke Ellington est une richesse inépuisable
ouvrant de multiples possibilités de relectures dont celle proposée ici par Claude Tissendier dont le talent d'arrangeur donne à entendre une orchestration inhabituelle: un duos d’anches combinant, selon les
morceaux, sax alto, baryton, clarinette et clarinette basse, accompagnés par
une rythmique sans piano, auxquels se rajoute une voix utilisée comme un
troisième instrument soliste. Un travail qui se situe dans lignée de son fameux
Saxomania, dont le dernier opus, New Saxomania, proposait
une configuration comparable. On retrouve d’ailleurs ici les partenaires
habituels de Claude Tissendier: l’excellent Philippe Chagne, la solide
rythmique tenue par Jean-Pierre Rebillard et Alain Chaudron qui imprime swing
et énergie (un régal sur «Smada»), ainsi que la chanteuse Laurence Allison qui
intervient sur la plupart des titres dont le choix s'équilibre entre thèmes les thèmes les plus célèbres du partenariat Duke Ellington/Billy Strayhorn et d'autres moins joués.
Le contraste de registre, alto/baryton sur «Take the "A"
Train», clarinette/baryton sur «Rockin’ in Rhythm» ou clarinette/clarinette
basse sur «On a Turquoise Cloud», sur lequel se superpose la voix claire de Laurence
Allison, donne davantage d’ampleur au quintet –qui de ce fait donne l'impression d'une formation plus étoffée–, de relief à l’interprétation et remplit sur le plan harmonique l’espace habituellement occupé par le piano. La sobriété de ces arrangements met superbement en valeur la
perfection mélodique ellingtonienne, comme sur «Solitude» où Laurence Allison
expose le thème avec le soutien nuancé des deux clarinettes et des balais d’Alain
Chaudron. De même, le beau dialogue entre l’alto et le baryton sur «Isfahan», ainsi que
«Morning Glory» où raisonnent les mesures profondes de Jean-Pierre Rebillard, mettent en avant les remarquables qualités d’expression de
Claude Tissendier et Philippe Chagne.
Une évocation du Duke qui démontre de nouveau le caractère particulier du jazz où chacun peut puiser, chercher, formuler de nouvelles propositions qui viennent enrichir son corpus où d'autres viendront puiser à leur tour. Un savoir-faire à l'ancienne où le patrimoine, loin d'être remplacé, est le matériau même de l'imagination.
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 Wayne Escoffery
The Humble Warrior
Chain Gang, Kyrie, Sanctus*°, Benedictus*°+, Sanctus
(Reprise)*°, The Humble Warrior*, Quarter Moon, Undefined, AKA Reggie, Back to
Square One
Wayne Escoffery (ts, ss), David Kikoski (p), Ugonna Okegwo
(b), Ralph Peterson, Jr. (dm)
+ Randy Brecker (tp)*, David Gilmore (g)°, Vaughn
Escoffery (voc)+
Enregistré le 18 novembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 03’ 06’’
Smoke Sessions Records 2002 (www.smokesessionsrecords.com/www.uvmdistribution.com)
 Black Art Jazz Collective
Ascension
Ascension, Mr. Willis, Involuntary Servitude, Twin Towers,
No Words Needed, Tulsa, Iron Man, For the Kids, Birdie’s Bounce
Wayne Escoffery (ts), Jeremy Pelt (tp), James Burton III (tb),
Victor Gould (p), Rashaan
Carter (b), Mark Whitfield Jr. (dm)
Enregistré le 11 janvier 2020, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 48’ 03’’
HighNote 7329 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
La récente interview de Wayne
Escoffey est l’occasion de mettre en lumière ses deux derniers enregistrements,
réalisés avant la crise du covid, l’un avec son quartet, The Humble Warrior, et l’autre, Ascension,
avec le Black Art Jazz Collective qu’il codirige avec Jeremy Pelt. Deux œuvres
d’une véritable profondeur et d’un niveau musical exceptionnel qui ont en commun de souligner l'attachement de ses protagonistes aux racines et à la filiation avec les grands aînés.
The Humble Warriornous permet d’entendre le quartet «all-stars» de Wayne Escoffery:David Kikoski, Ugonna Okegwo et le regretté Ralph Peterson, Jr. disparu en 2021. Se
sont joints à eux deux invités appartenant à cette même dimension: Randy
Brecker et David Gilmore. Les plages 2 à 5 sont tirées de la Missa Brevis du compositeur britannique
Benjamin Britten (1913-1976). Une référence à l’enfance londonienne du jeune
Wayne et à son arrivée, à 11 ans, à New Heaven, CT, où il a intégré le Trinity
Boys Choir, une vénérable institution de l’Eglise anglicane américaine (très
différente des chorales gospel des églises afro-américaines). Cette messe n’est
pas qu’un souvenir musical, elle évoque aussi la difficulté de porter une
différence dans un milieu social très homogène: «Quand j’étais dans la chorale, j’étais l’un des deux enfants de
couleur (…). Je suis également allé dans un collège privé, donc ces deux
environnements m’ont poussé dans une situation où j’étais vraiment sous le
microscope, à bien des égards.» confie Wayne Escoffery dans le livret. De
même, la personnalité singulière de Benjamin Britten a probablement pesé sur le
choix de cette messe sur laquelle Wayne Escoffery a réalisé un important travail
d’arrangement en reprenant ses principaux mouvements. Sur le «Kyrie», son sax
coltranien, porté par le drumming incantatoire de Ralph Peterson et les
harmonies dépouillées de David Kikoski, exprime une ardente spiritualité,
enracinée dans le jazz, d’abord au ténor puis au soprano. Le «Sanctus» démarre
avec la trompette aux résonances liturgiques de Randy Brecker, toujours avec
le soutien solide de Ralph Peterson, et l’accompagnement délicat de David
Gilmore, avant que David Kikoski et Wayne Escoffery n'emmènent le groupe vers un
jazz post-coltranien. Le propre fils de Wayne, Vaughn, 11 ans à l’époque de
l’enregistrement, pose sa voix d’angelot sur le «Benedictus», comme un effet
miroir de la biographie de Wayne. Cette séquence de musique religieuse, qui accole musique classique et jazz, est introduite par un original de
Wayne Escoffery, «Chain Gang», le tout formant un ensemble à part du reste de
l’album. Ce morceau, qui débute par un solo de ténor, est inspiré par une work
song, «I Be So Glad When the Sun Goes Down», que chantaient les prisonniers du
pénitencier de Parchman Farm, MS et enregistré en 1959 par Alan Lomax, l’année
même où Benjamin Britten a composé sa Missa
Brevis.
La seconde partie du disque, tournée vers la célébration des maîtres, débute avec le titre éponyme, «The Humble
Warrior», une ballade mélancolique du leader qui rend hommage aux «humbles combattants» du jazz disparus entre 2018 et 2019: Roy Hargrove, Harold Mabern, Richard
Wyands, Larry Willis, ainsi qu’à James Williams par une certaine proximité mélodique
avec son titre «Alter Ego». Le dialogue Wayne Escoffery/Randy
Brecker est d’une saisissante expressivité. Autre Master consacré par Wayne
Esoffery, George Cables, dont la composition «AKA Reggie» est reprise. En
outre, Ugonna Okegwo a apporté une autre ballade, «Undefined», tandis que David Kikoski est l'auteur du dynamique «Back to Square
One» qui clôt l’album avec une très swinguante convocation de Joe Henderson où Wayne Escoffery affiche puissance et virtuosité.
Autre all-stars, le Black Art Jazz Collective propose avec Ascension un
répertoire bop de haut-vol, entièrement original, à l’exception d’une
composition de Jackie McLean, «Twin Towers», sans lien avec le 11-Septembre
puisque ce morceau a été écrit dans les années 1990 pour ses étudiants de la Hartt School (Hartford, CT). Ces titres sont principalement soit des tributes aux maîtres, soit des rappels à la Mémoire. Larry Willis
est ici de nouveau honoré avec «Mr. Willis» de James Burton III qui y fait une
intervention pleine de sensibilité. Le tromboniste (la quarantaine) est, à
l’instar de Wayne Escoffery, un ancien élève de la Hartt School, puis de la
Juilliard School où il enseigne aujourd’hui. Il est passé par les big bands les
plus prestigieux, ceux de Ray Charles, Jazz at Lincoln Center, Lionel
Hampton, Roy Hargrove et Count Basie Orchestra. Sensiblement du
même âge, Victor Gould a dédié son «Iron Man» bien évidemment à Harold Mabern
(Eric Alexander avait écrit pour lui un morceau du même nom, mais sans parenté mélodique, «The Iron Man»). Il a démarré sa carrière avec Donald Harrison, Wallace Roney,
Branford Marsalis, Ralph Peterson, Jr., parmi d’autres. Son beau jeu percussif, qui
fait également mouche au Fender («For the Kids» de Jeremy Pelt), est en
parfaite osmose avec la section rythmique complétée par Rashaan Carter (1986)
et Mark Whitfield, Jr. (1990). Formé auprès de Buster Williams, Reggie Workman et
Ron Carter, le robuste bassiste a notamment accompagné Wallace Roney, Sonny
Simmons, Marc Cary et David Murray. Le batteur, fils du guitariste Mark
Whitfield, a tenu les
baguettes pour Kenny Garrett, Sean Jones, Charnett Moffett ainsi que Chico
Freeman. Il a remplacé Ralph Peterson, Jr. qui nous a quittés dans le quartet
de Wayne Escoffery (cf. interview).
«Involuntary Servitude» de Wayne Escoffery se
rapporte au 13e amendement de la Constitution américaine qui a aboli
l’esclavage en 1865 (long solo, très mélodique, de Rashaan Carter). Sur «Tulsa»
de James Burton III –qui évoque le massacre raciste de 1921– la
pulsation nerveuse de Mark Whitfield Jr. apporte encore davantage de relief à
la section de soufflants. Enfin, le titre éponyme, «Ascension» de Victor Gould,
qui ouvre l’album, met en avant les deux coleaders, avec Jeremy Pelt plein de maestria et Wayne Escoffery volubile, sur un superbe nappage
pianistique. Ascension est une célébration du jazz pleine de swing et de couleurs, magnifiée par une front-line de soufflants et une section rythmique au jeu intense, se revendiquant avec raison d'Art Blakey.
Ces disques comptent parmi les indispensables de ce que nous écoutons actuellement,
chacun avec ses nuances stylistiques post-bop, portés par des messagers qui prolongent le jazz de culture jusqu'en ce début de XXIe siècle, honorant ainsi cette histoire humaine et artistique de transmission entre les générations qu'on appelle «le jazz».
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 Jesper Thilo Quartet
Swing Is the Thing
Just Friends, I'll Never Be the Same, I Want to Be Happy, I
Can't Get Started, Det Var En Lørdag Aften/It Happened One Saturday Night,
Woody ‘n’ You, Broadway, Nature Boy*, Rosetta, Embraceable You, Swinging Til
The Girls Come Home, Splanky
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm) + Rebecca Thilo Farholt (voc)*
Enregistré les 23-24-25 octobre 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 04’ 48’’
Stunt Records 19142 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
 Jesper Thilo Quartet
80: Live at JazzCup
Oh Gee!, Body and Soul, Just Friends, If I Had You, Blue 'n'
Boogie, Sweets to the Sweet, Tenderly, I Remember April, Memories of You,
Like Someone in Love, Stardust, Lester Leaps In/Montmartre Blues
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm)
Enregistré les 4-5 février 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 16’ 09’’
Stunt Records 22062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Jesper Thilo est une figure de la scène jazz danoise. Né à Copenhague
le 28 novembre 1941, d’une mère actrice-pianiste et d’un père architecte, il
débute à la clarinette à l’âge de 11 ans et, de 14 à 19 ans, joue (aussi du
trombone) dans diverses formations de jazz traditionnel. Bien que déterminé à
devenir musicien de jazz professionnel, il étudie la clarinette classique à
l’Académie danoise royale de musique tout en intégrant, de 1960 à 1964 puis de
1967 à 1974, l’orchestre d’Arnved Meyer (tp, 1927-2007) qui fut le fondateur et
l’animateur d’une institution indépendante au rôle central dans la vie jazzique
danoise, le Danish Jazz Center (1971-1997). C’est d’ailleurs lui qui convainc
Jesper Thilo de passer au saxophone et lui donne l’occasion d’accompagner ceux
qui seront ses deux modèles sur cet instrument: Ben Webster et Coleman Hawkins
desquels il s'inspire pour sa sonorité ronde et puissante. Benny Carter, Harry Edison et
Roy Eldridge compteront également parmi les grands guests de l'Arnved Meyer Orchestra durant cette période au cours de
laquelle Jesper Thilo développe aussi une carrière personnelle, cofondant en
1965 un quintet avec Torolf
Mølgaard (tb, 1939) et Bjarne Rostvold (dm, 1934-1989). De 1966 à 1989, il est
également membre du DR Big Band (Danish Radio Big Band), notamment sous la
direction de Thad Jones (tp, 1923-1986),
entre 1977 et 1978, lequel finira ses jours à Copenhague. Dans les années 1980,
on entend également Jesper Thilo aux côtés d’ Ernie Wilkins (s, 1922-1999) –autre
musicien américain qui a passé ses dernières années au Danemark–, de Will Bill
Davidson (cnt, 1906-1989) et de Niels Jørgen Steen (p, 1939), un ancien «collègue»
de chez Arnved Meyer. Depuis, Jesper Thilo se consacre
principalement à ses propres formations et continue de bâtir une solide
discographie rythmée par des rencontres prestigieuses avec Kenny Drew ( Swingin' Friends, Storyville, 1980),
Clark Terry ( Tribute to Frog,
Storyville, 1980), Harry Edison ( Jesper
Thilo Quintet Featuring Harry Edison, Storyville, 1986), Al Grey ( Al Grey & Jesper Thilo Quintet,
Storyville, 1986), Sir Roland Hanna ( This
Time It's Real, Storyville, 1987), Hank Jones ( Jesper Thilo Quintet Feat. Hank Jones, Storyville, 1991), Tommy
Flanagan ( Flanagan's Shenanigans,
Storyville, 1993), Johnny Griffin ( Johnny
Griffin and the Great Danes, Stunt, 1996), Alvin Queen ( This Is Uncle Al, Music Mecca, 2001),
Ken Peplowski ( Happy Together, Nagel
Heyer, 2002) ou encore Scott Hamilton ( Scott
Hamilton Meets Jesper Thilo, Stunt, 2011).
Sur ces deux albums, Jesper Thilo se produit
avec son quartet habituel, doté d'une bonne rythmique. Le pianiste Søren
Kristiansen (1962) s’inscrit dans la tradition d'Oscar Peterson et vient d’ailleurs
de sortir un album intitulé The Touch:
Plays the Music of OP & NHØP (Storyville). Outre Jesper Thilo, il accompagne
depuis de longues années une autre grande personnalité de la scène danoise, Jørgen
Svare (cl, 1935) et a également eu l’occasion de jouer avec des
légendes telles qu’Harry Sweets Edison, Al Grey, Clark Terry, James Moody et Art
Farmer. Le bassiste suédois Daniel Franck (43 ans), installé au Danemark depuis
1997, a à son actif une consistante discographie en sideman et a cumulé les
collaborations de dimension internationale: Joey Calderazzo, Kenny Werner, Kirk
Lightsey, Jonathan Blake, Benny Golson, Scott Hamilton, Kurt Elling, Tootie
Heath, Eric Alexander… Son frère, Tomas, est saxophoniste ténor. Enfin, le
batteur Frands Rifbjerg (1964) a étudié au Kongelige Danske Music Conservatory
avec Thad Jones et poursuivi sa formation à New York. Il a notamment accompagné
Clark Terry, Horace Parlan et Phil Woods. Au vu du parcours des protagonistes, les conditions étaient
largement remplies pour donner deux très bons enregistrements, d'autant que le répertoire joué, pour l’essentiel des standards, est irréprochable.
Swing Is the
Thing a été enregistré en 2019 au studio The Village Recording de
Copenhague. Il débute sur une superbe version de «Just Friends», introduit par
les roulements de batterie du subtil Frands Rifbjerg qui maintient la pulsation swing de bout en bout de l'album. Jesper Thilo expose le thème
avec une magnifique fluidité. Le
langage parlé ici est indéniablement celui du jazz de culture, tel que les grands
musiciens européens sont capables de le porter, avec engagement, swing et vitalité.
Outre le dialogue particulièrement dynamique entre le ténor et la batterie sur
ce premier titre, on peut également apprécier le jeu très aéré de Søren Kristiansen
qui donne lieu à de belles interventions, notamment sur «I'll Never Be the Same»
qui compte un chorus mettant en valeur la sonorité charnue et tout en reliefs de Daniel Franck. Le reste
du disque est du même tonneau, y compris lorsque le quartet donne à entendre
une version jazzée d'un classique de la chanson danoise, «Det Var En Lørdag Aften
(It Happened One Saturday Night)» qu’on pourrait attribuer sans peine à Cole
Porter! Le titre «Nature Boy», propose une émouvante interprétation
livrée par Jesper Thilo à la clarinette, avec sa fille, Rebecca Thilo Farholt, invitée sur ce morceau.
80: Live at JazzCup est le souvenir discographique des concerts donnés pour les 80 ans de Jesper
Thilo au club JazzCup. On y retrouve les mêmes qualités que sur le disque précédent, avec un Jesper Thilo d'une remarquable intensité dans l'expression, soutenu avec énergie par sa section rythmique, tout aussi convaincante dans ses prises de parole en solo. Ici la chaleur du live ajoute encore au plaisir de la musique, servie avec maestria, d’un suave «Body
and Soul» jusqu’au blues fiévreux de «Blue 'n' Boogie» et «Montmartre
Blues» qui clôt l’album. On y trouve aussi une autre version de «Just Friends» avec un supplément d'âme dû à la scène.
Jesper Thilo est l’un des
grands du jazz en Europe et nous rappelle l'enracinement de la scène jazz en Scandinavie. Il ne faut pas se priver d’en découvrir la richesse.
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 Randy Napoleon
Rust Belt Roots
S.O.S.*, When They Go°, Grant's Tune*,
The Man Who Sells Flowers°, Beaux Arts*, Jean De Fleur°, Sunday Mornin'°,
Doujie°, The Tender Gender°, The Presence of Fire°, Listen to the Dawn*,
Lyresto°, Wes Like°, The Man Who Sells Flowers
Randy Napoleon (g), Xavier Davis*, Rick
Roe° (p), Rodney Whitaker*, Paul Keller° (b), Quincy Davis*, Sean Dobbin° (dm)
Enregistré les 28 mai et 3 juillet 2018,
Ann Arbor, MI
Durée: 1h 15’ 32’’
OA2 Records 22193 (www.originarts.com)
Nous avons découvert Randy Napoleon à
l’occasion de l’hommage que Jazz Hota rendu à Freddy Cole lors de sa disparition en juin 2020.
Né
en 1978 à Brooklyn, NYC, Randy a grandi à Ann Arbor, MI (à proximité de Detroit),
et fait ses premiers pas sur scène au sein du Ann Arbor Pioneer High School
dirigé par Louis Smith. D’autres musiciens de la région ont également
contribué à le former et à lui permettre de forger son identité musicale. En 1999, Randy
Napoleon s’établit à New York et commence à tourner avec Benny Green
(2000-2001), le Clayton-Hamilton Orchestra (2003-2004) et Michael Bublé
(2004-2007). Dans la foulée, il démarre sa collaboration avec Freddy Cole
auquel il restera fidèle jusqu’à son décès. Depuis 2013, il est revenu vivre dans
le Michigan pour enseigner à l’université. Rust
Belt Roots (allusion à la «ceinture de rouille»: les Etats industriels des Grands Lacs en déclin) est son septième album sous son nom. Il y rend hommage à trois guitaristes
majeurs, tous originaires du Midwest: Wes Montgormery (Indianapolis, IN), Grant Green (St Louis, MO) et Kenny Burrell (Detroit, MI). Le répertoire choisi est majoritairement puisé
parmi leurs compositions (avec un titre de Buddy Montgomery (p,vib), le plus jeune frère de Wes), le reste provenant de bons originaux signés du
leader.
L’enregistrement de l’album s’est fait
en deux temps, avec deux rythmiques distinctes mais tenues par des musiciens
venant tous du Michigan. On connaît Xavier Davis en particulier pour sa
participation au big band de Chris McBride et au Black Art Jazz Collective. Son
frère batteur, Quincy, a accompagné notamment Tom Harrell, Benny Green et Hank
Jones. Tandis que Rodney Whitaker était dans les groupes de Marcus Belgrave,
Terence Blanchard et Roy Hargrove. On retrouve ce premier ensemble sur le
morceau d’ouverture, le très dynamique «S.O.S.» (Wes Montgomery) que le
guitariste introduit avec une vélocité et des accents dans l'esprit du grand Wes. Le
groove de la section rythmique se manifeste également sur «Beaux Arts» (Buddy
Montgomery) avec un Randy Napoleon tout en subtilité et élégance comme sur «Listen
to the Dawn» (Kenny Burrell).
La seconde équipe est constituée de deux
figures de la scène jazz du Michigan, parmi celles qui ont accompagné les débuts du jeune Randy Napoleon: le pianiste Rick Roe enseigne depuis plus de trente ans à l'université et en cours privés, tandis que Paul Keller, parmi d’autres
activités, dirige son propre big band tous les lundis à Ann Arbor depuis 1989. Tous
deux ont environ la soixantaine, et ils ont eu l’occasion de jouer avec des musiciens de dimension internationale,
à l’instar du batteur Sean Dobbins (1975),
qui se produit régulièrement avec ses Modern Jazz Messengers et son Organ
Quartet. Tout aussi swinguant, ce second quartet met en valeur plusieurs beaux thèmes: le pétillant «Doujie» (Wes Montgomery), l’intimiste «The
Tender Gender» (Kenny Burell) ou le réjouissant «Sunday Mornin'» (Grant
Green) avec un bon solo blues de Paul Keller. Randy Napoleon y déploie un jeu
imprégné de la tradition de la belle guitare de jazz, alliant une virtuosité certaine à l'indispensable couleur blues qui confirme le sous-titre du disque: «Plays Wes Montgomery, Grant Green & Kenny Burrell». On prend
également plaisir à écouter les titres de son cru, comme la jolie
ballade «The Man Who Sells Flowers», en solo à la fin du disque.
Entre énergie bop, swing et soulfullness, Randy
Napoleon porte avec ses complices un jazz in the tradition d'une belle facture.
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 Eddie Harris
Live at Fabrik Hamburg 1988
Blue Bossa, La Carnaval, Freedom Jazz Dance, Ice Cream,
Ambidextrous, Vexatious Progressions, Eddie Who?, Get on Down
Eddie Harris (tp, ts, p, voc), Darryl Thompson (g), Ray
Peterson (b),
Norman Fearrington (dm)
Enregistré le 24 janvier 1988, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 25” + 49’ 34”
Jazzline Classics/Fabrik/NDRkultur 77106
(www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
Les lieux du jazz en Allemagne de l’Ouest ont accueilli le
meilleur du jazz dans le courant des années 1970-80, et nous avons déjà chroniqué
certaines des productions –des nouveautés rafraîchissantes malgré leur âge– de
cette mémoire qui par bonheur a été enregistrée. Il faut croire que la ville de
Hambourg, un port, était propice au jazz, puisqu’en dehors de la Fabrik, le
club qui accueille cet enregistrement, il y avait une autre place forte du jazz,
Onkel Pö dont nous vous avons entretenus largement à propos de belles
rééditions pour James Booker, Louis Hayes et Junior Cook, Louisiana Red, Woody
Shaw, le Timeless All Stars avec Harold Land, Cedar Walton, Curtis Fuller,
Bobby Hutcherson, Buster Williams, Billy Higgins… (cf. notre index
disques). Ces tournées européennes permettant de découvrir la
génération du jazz qui avait été sacrifiée sur l’autel de la consommation de
masse à la fin des années 1960, ont également porté ces groupes d’un jazz de
culture, fier et puissant de sa mémoire, en France, en Italie, en Belgique et
Hollande.
Si ces artistes ont pu enregistrer des disques pour le label
du tourneur Wim Wigt, Timeless Records et de quelques autres indépendants, les
musiciens ont aujourd’hui disparu pour la plupart, et la mémoire de leurs prestations
en live sont plus souvent conservées
dans les souvenirs des amateurs survivants et dans les revues de jazz qui ont
rendu compte de ces concerts que sur la «cire» des enregistrements. Le son a
souvent disparu, et lorsqu’on a la chance, grâce à cette vague de rééditions
allemandes, de pouvoir retrouver des enregistrements en live de cette époque, on se rend compte de cette incroyable vie du
jazz de ces temps, de l’incroyable niveau artistique, de l’impensable
(aujourd’hui) adhésion du public, où des amateurs devenus très professionnels se
sont remontés les manches pour transmettre au public leur passion, ce qu’ils
avaient reçu de leurs aînés, et ont donné un second souffle au jazz qui avait
failli disparaître sous le rouleau compresseur des loisirs de
masse après 1965.
Des festivals et des clubs européens, se partageant l’année
(de l’automne au printemps pour les clubs, l’été pour les festivals), ont
vraiment fait renaître le jazz de ses cendres du début des années 1970 à la fin
des années 1990, avant que la musique en ligne et la nouvelle économie de
bourrage de crâne par écran n’assassine au XXIe siècle, le siècle du chaos, la
production discographique indépendante de jazz et que la consommation de masse
alliée à la politique de subventions ne vident le jazz des places qui portent
son étiquette au profit d’une «offre» commerciale, ludique, complaisante et
d’animation des foules. L’opération «covid pour tous», à caractère nazie, a
fini le travail de négation d’une culture qui avait traversé un siècle de
tempêtes grâce à son indépendance, par la force de conviction de ses artistes
née d’une histoire d’esclavage sublimée, et par celle de ses amateurs qui ont
essayé de la faire survivre.
Ce double disque d’un Eddie Harris, parfaite synthèse de la
musique afro-américaine qui a illuminé la planète, populaire et aimée des
publics, témoigne de ce temps, où l’art était encore un peu indépendant, et
pouvait réunir joyeusement mais sans complaisance des amateurs du monde entier,
en Europe et ailleurs. Il y a chez lui le magnifique son de saxophone, le jazz,
le swing, les racines, le blues, le rhythm and blues, le funk, le caractère hot de l’expression, de la danse, et le
plaisir de partager, toujours depuis ses enregistrements avec Les McCann à
Montreux de la fin des années 1960 qui
l’ont rendu si populaire, jusqu’à ces tournées à Hambourg, heureusement
immortalisées ici ou à Berlin au Jazz Club Quasimodo, la même année (Timeless
289). Eddie Harris, c’est la grande histoire d’un artiste populaire qui a ses
lettres de noblesse sur le mythique label Atlantic aux côtés de Ray Charles et
d’autres, qui n’a jamais sacrifié son expression au commerce malgré son succès
public, et qui est sans doute aujourd’hui un peu oublié, car il est mort avec
le siècle en 1996. L’élite qui détient la mission d’Etat de dire ce qui est
mémoire n’aime pas l’expression populaire.
Mais heureusement, le filet laisse parfois s’échapper
quelques perles. La Fabrik, qui accueille ce concert, une scierie à l’origine,
fut reprise en 1971 pour être convertie en lieu culturel, une utopie de ces
temps où la destruction du monde ouvrier, de son esprit, de sa force de résistance,
s’est cachée derrière le mirage d’un redéploiement vers la culture. Après un
incendie en 1977, le lieu a été repensé en cathédrale culturelle, et s’il a été
le lieu d’un bel événement du jazz en 1988 (et certainement d’autres, nous
espérons les voir réémerger du néant), on peut s’interroger sur ce qu’il s’y
passe de comparable aujourd’hui en 2022: en regardant le programme de cette
rentrée 2022 à l’occasion de cette chronique, il ne fait aucun doute que dans
trente-cinq ans on n'aura aucune envie parallèle de voir rééditer ce qui s’y
tient en 2022.
Cela dit, ne boudons pas cette pêche miraculeuse, avec un
Eddie Harris toujours aussi généreux, du classique «Blue Bossa» avec une belle
introduction a capella et une citation de John Coltrane, de la joyeuse et
iconoclaste «Freedom Jazz Dance», qui évoque Roland Kirk (Eddie Harris joue d’un
nombre incalculable d’instruments, parfois ensemble, chante, et quelle voix!),
un autre Kirk à l’unisson au clavier et au saxophone, un grand moment de free
jazz, toutes portes ouvertes –sans pédanterie: du grand art!–, à l’incantatoire
«Eddie Who?», un échange avec le public comme à l’église, une église baptiste
bien entendu.
Eddie Harris, un grand bluesman («Get on Down» avec un
Darryl Thompson qui remet Jimi Hendrix au centre du village du blues où est sa
place), vous entraîne dans les sphères les plus élevées d’un siècle de jazz sans
vous écraser de son savoir et de son talent pourtant immense!
Eddie Who? Si vous
voulez la réponse, il suffit d’écouter ces deux heures de vie incandescentes...
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 Frédéric Viale
Toots simplement
Bluesette, Scotch in the Rocks, Only Trust Your Heart, The
Dragon, Waltz for Sonny*, Cool and Easy*, For My Lady, Toots simplement*, What
a Wonderful World, Fundamental Frequency, Skylark, Bluesette (alt. take), Hard
to Say Goodbye
Frédéric Viale (melowtone), Andrea Pozza (p), Aldo Zunino
(b), Adam Pache (dm) + Emanuele Cisi (ts)*
Enregistré en avril 2021, Turin (Italie)
Durée: 1h 05’ 48’’
Diapason 008 (https://fredericviale.com)
Nous connaissions déjà (un peu) Frédéric Viale, 45 ans, repéré
dans de précédentes chroniques (Jazz Hot
n°635 et n°684) comme héritier
d’une tradition d’accordéonistes imprégnés par le jazz, de Tony Murena, qui
enregistra avec Django Reinhardt, au versatile Richard Galliano dont le père,
Lucien, fut son professeur (Richard Galliano et Frédéric Viale sont natifs de Cannes). Frédéric Viale nous revient avec un bel hommage au grand Toots
Thielemans, dont nous continuons de célébrer le centenaire en cette année 2022.
L’originalité de ce tribute est, qu’à
cette occasion, l’accordéoniste a troqué son «piano à bretelles» contre un
«melowtone», un nouvel instrument au nom ellingtonien conçu en 2020 par Philippe-Anatole
Tchumak, alias Anatole Tee, qui le définit comme un «harmonica à clavier
expressif» dans les notes du livret. Facteur de pianos et d’accordéons,
inconditionnel de Toots Thielemans, Anatole Tee a ainsi donné, au bout de dix
années de recherche, naissance à cet hybride entre l’accordéon (pour les
touches), le mélodica (pour l’embouchure) et l’harmonica (pour le son). Et il a
suffi d’une rencontre entre l’inventeur (de l'Hérault) et le musicien autour de leurs passions
communes pour l’accordéon et Toots Thielemans, pour que Frédéric Viale offre au
melowtone son baptême de l’air (jazz) avec ce Toots simplement.
Pour ce qui est du disque lui-même, le répertoire choisi est
irréprochable: essentiellement des morceaux du Baron, dont l’incontournable
«Bluesette», proposé avec deux prises différentes, et quelques-unes des
compositions qu’il avait l’habitude de jouer: «Only Trust Your Heart» de Benny
Carter, «What a Wonderful World» de Bob Thiele et George David Weiss et «Skylark»
d’Hoagy Carmichael. A cela s’ajoute un original fort à propos signé Frédéric
Viale, lequel a donné son titre à l’album: «Toots simplement». Aux côtés du
leader, on retrouve des fidèles: le Génois Aldo Zunino et l’Australien, romain
d’adoption, Adam Pache, ainsi que le Turinois Emanuele Cisi, présent sur trois
titres. Tous sont de solides solistes, ayant chacun croisé la route des plus
grands, notamment, et c’est un de leurs points communs, celle de Clark Terry. Ce
groupe très italien est complété par un autre Génois –d’ailleurs partenaire
régulier d’Aldo Zunino– l’excellent Andrea Pozza. La proximité azuréenne de
Frédéric Viale explique sans doute cette longue complicité qui se vérifie pour
évoquer le Belge le plus remarquable de l’histoire du jazz. Une évocation
pleine d’allant, légère et pétillante comme un Prosecco, à contretemps de la
pesanteur de l’époque, notamment sur le magnifique thème de Toots, «For My
Lady», porté par le swing de la rythmique et le lyrisme d’Andrea Pozza, à
l’appui desquels Frédéric Viale déroule une expressivité d’une saisissante
profondeur. Effet intéressant du melowtone sur les morceaux lents ou médium
comme celui-ci, le phrasé de Frédéric Viale se rapproche de celui de Toots,
tandis que sur les morceaux plus rapides, comme «Scotch in the Rocks» la
volubilité du jeu d’accordéon ressurgit. Là aussi, le trio Pozza-Zunino-Pache imprime
un réjouissant dynamisme. On apprécie également les interventions d’Emanuele
Cisi, ténor racé, tout en rondeur et suavité sur «Cool and Easy».
Un disque qui fait du bien et démontre toute la vitalité et la pérennité de
la musique du grand Toots, baignée de la chaleur populaire de Django, infusée par le musette de l’immigration italienne en Belgique et en France et célébrée par le jazz d'outre-Atlantique.
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 Ian Hendrickson-Smith
The Lowdown
The Lowdown, Savin’ Up, 10:30, Nancy (With the Laughing Face),
I Should Care, Don’t Explain
Ian Hendrickson-Smith (as), Cory Weeds (ts), Rick Germanson
(p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 3 novembre 2019, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 42’ 23’’
Cellar Live 110319 (www.cellarlive.com)
The Lowdown est le
neuvième album du saxophoniste Ian Hendrickson-Smith dont nous avions déjà
chroniqué les excellents Live at Smalls de 2008 et de 2014 (un troisième volume a également fait l’objet d’une
captation en 2017). Il s’agit cette fois d’un disque réalisé en studio et pas
n’importe lequel puisque l’enregistrement a eu lieu dans le mythique Van Gelder
Studio. Ce disque marque vingt ans d’amitié
entre l’alto, new-yorkais d’adoption depuis trente ans, Ian Hendrickson-Smith, et
le ténor canadien Cory Weeds, pour un duo de sax qui met en avant deux belles
sonorités sur cet instrument. Cory Weeds a eu par le passé
l’occasion d’inviter son camarade dans son club de Vancouver, The Cellar
(2000-2014) et l’accueille depuis plusieurs années sur son label Cellar Live dont
nous soulignons, au fil des chroniques, la qualité des productions. Au piano, on
retrouve un de ces (encore) jeunes passeurs de la tradition jazzique, Rick
Germanson, né comme ses deux partenaires au début des années 1970, et dont les
états de service parlent d’eux-mêmes: des collaborations suivies avec Louis
Hayes, Pat Martino, Russell Malone et une cinquantaine d’albums en sideman
avec Wayne Escoffery, Jeremy Pelt, Charles Davis ou encore Neal Smith. Le
quintet est complété par deux «aînés» (de la décennie précédente), deux piliers
des sections rythmiques, John Webber et Joe Farnsworth, longtemps associés à
Harold Mabern, Eric Alexander et George Coleman, parmi d’autres jazz masters.
Ce line-up des plus solides nous propose un opus dense qui s’ouvre sur trois bonnes compositions du
leader à commencer par «The Lowdown», inspirée par la disparition tragique du batteur Lawrence
Leathers, dit «Lo», assassiné en juin 2019 auquel l’ensemble du disque est dédié («lowdown» signifie «vérité»
et «low-down» criminel). Cette complainte, pleine de swing et d’énergie, est en quelque sorte une transposition dans l'esprit bop, des second lines funéraires de New Orleans dont Ian Hendrickson-Smith est originaire. «Savin’ Up» donne l’occasion,
après l’exposé du thème par le leader et un premier solo, d’apprécier la
finesse de la section rythmique avec une savoureuse intervention du pianiste au jeu percussif, de même que sur le très dynamique «10:30»,
introduit par Joe Farnsworth, auteur d'un bon chorus.
Le batteur insuffle de la nervosité au duo de saxophonistes.
«Nancy (With the Laughing Face)» est joué dans un tempo plus rapide qu’à
l’accoutumée maintient le dynamisme rythmique de
l’album. Pour «I Should Care», Ian Hendrickson-Smith a
emprunté les arrangements à David Hazeltine. Le disque se clôt en douceur avec
un superbe «Don’t Explain», en écho à la mélancolie exprimée dans le morceau
d’ouverture. Ian Hendrickson-Smith et Cory Weeds y sont remarquables. Encore un album réussi en mémoire du regretté Lawrence Leathers, dont la mort prématurée a profondément marqué la communauté des musiciens new-yorkais (voir également l'hommage rendu par Orrin Evans sur un disque aussi enregistré à l'automne 2019).
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 Willie Jones III
Fallen Heroes
Something for Ndugu, Fallen Hero, CTA, Trust, Truthful Blues,
Annika's Lullaby, To Wisdom the Prize, I've Just Seen Her, Jackin' for Change
Willie Jones III (dm), Justin Robinson (as) 3,4,5,7, 9,
Sherman Irby (as) 2,3, 6, Steve Davis (tb), George Cables (p) 2,3,5,6,7, Isaiah
J. Thompson (p) 4,8,9, Gerald Cannon (b), Renee Neufville (voc) 4
Enregistré les 21 janvier et 29 août 2020, Englewood Cliffs, New
Jersey
Durée: 49’ 37”
WJ3 1027 (www.wj3records.com)
L’excellent batteur Willie Jones III (Jazz Hot n°669 et n°624),
producteur pour le label qu’il a créé WJ3 sur lequel paraissent de belles
découvertes, comme récemment Isaiah J. Thompson qui est présent sur quelques
titres ici, propose avec Fallen Heroesce qui pourrait être son huitième enregistrement en leader. Comme les batteurs
en général, il a déjà une solide et longue carrière de sideman, et il a ainsi
côtoyé depuis le début des années 1990 le meilleur du jazz, des légendes
disparues comme Hank Jones, Horace Silver, Phil Woods, Cedar Walton ou des
artistes contemporains de haut niveau comme Eric Reed, Cyrus Chestnut, Steve
Turre. Il nous propose ici un disque d’hommages à certains des disparus de la
période récente avec qui il a joué ou qui ont contribué à son art. Le premier
titre, un solo de batterie, est ainsi dédié à Leon Ndugu Chancler (1952-2018),
batteur qui a eu une brillante carrière dans le jazz et pas seulement, qui a
enregistré avec Miles Davis, Herbie Hancock, George Benson, John Lee Hooker,
mais aussi avec les stars de la variété internationale comme Lionel Richie et
Michael Jackson.
Les autres dédicataires de cet enregistrement sont les
regrettés Roy Hargrove, Larry Willis, Jimmy Heath, Jeff Clayton,
autant d’artistes de haut niveau qu’il a côtoyés, accompagnés, et qui ont
enrichi son univers.
Au niveau du répertoire, il y a quatre originaux de Willie
Jones III, trois compositions de Larry Willis, une de Roy Hargrove, le célèbre «CTA»
de Jimmy Heath, plus une composition de Jeremy Pelt, présent sur cet
enregistrement, et un standard de Charles Strauss.
Pour ce disque émouvant mais aussi très dynamique, il a fait
appel à de bons accompagnateurs, que ce soit la section rythmique avec
l’indispensable George Cables ou en alternance l’incroyable Isaiah J. Thompson au piano, et Gerald Cannon à la basse, avec les cuivres de Jeremy Pelt (Louis Hayes, Gerald Wilson, Wayne Shorter,
Al Foster, Vincent Herring…), Justin Robinson,
Sherman Irby (Marcus Roberts, Betty
Carter, Roy Hargrove, Elvin Jones, McCoy Tyner, Wynton Marsalis), Steve
Davis (Jazz Hot n°604).
Renee Neufville, au chant sur un thème, vient compléter cette excellente
formation.
Maureen Sickler est, comme souvent pour ce label, responsable
de l’enregistrement et du mixage dans le cadre du célèbre studio du regretté
Rudy Van Gelder. On est donc dans l’excellence à tous les niveaux pour cet
artiste, l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération. La finesse de
son jeu («Trust»), sa musicalité, son drive, son énergie et sa capacité à
construire des chorus sans remplissage ou démonstration, comme cette
introduction pour Ndugu, en font l’un des batteurs essentiels de l’avenir du
jazz.
Dans un répertoire où originaux et reprises se partagent, le
blues reste omniprésent dans l’expression, dans la forme ou l’esprit. Jeremy
Pelt et Steve Davis viennent renforcer cet attachement au jazz de culture; et
que dire des deux pianistes d’exception l’ancien, George Cables, toujours aussi
magnifique («Truthful Blues») et le jeune Isaiah J. Thompson, toujours aussi
étonnant de maturité sur tempo lent («I've Just Seen Her») avec Jeremy Pelt, ou
rapide («Jackin' for Changes») en digne descendant de McCoy Tyner aux côtés des
dynamiques Sherman Irby et Jeremy Pelt qui échangent de bons chorus, avec le drive de Mr.
Willie Jones III et l’excellent Gerald Cannon.Cet opus, comme la plupart de ce que nous recevons,
est daté d’avant ou du début du covid, et cela s’entend.
On souhaite, pour le jazz, que Willie Jones III continue dans cet esprit, comme
artiste et producteur. Il est déjà l’un de ceux qui lui permettront peut-être
de retrouver ses vertus créatives, en restant ancré sur ses racines et ses
valeurs humaines, car dans ce rôle d’artiste-producteur, il peut fédérer les
nouveaux talents avec sa sûreté de discernement et le doigté de son accompagnement, le jeune
pianiste ici en témoigne.
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 Orrin Evans and The Captain Black Big Band
The Intangible Between
Proclaim Liberty, This Little
Light of Mine, A Time for Love, That Too, Off Minor, Into Dawn, Tough Love, I’m
So Glad I Got to Know You
Orrin Evans (p, voc), Josh
Lawrence (tp), Thomas Marriott (tp), Sean Jones (tp, flh), David Gibson (tb), Reggie
Watkins (tb, kb), Stafford Hunter (tb), Todd Bashore (as, fl), Caleb Wheeler
Curtis (as), Immanuel Wilkins (as, ss), Troy Roberts (ts), Stacy Dillard (ts,
ss), Joseph Block (kb), Luques Curtis, Eric Revis, Dylan Reis (b), Anwar Marshall,
Jason Brown, Mark Whitfield, Jr. (dm), The Village (voc)
Enregistré le 1er octobre
2019, New York, NY
Durée: 1h 04’ 55’’
Smoke Sessions Records 2003 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
L’œuvre du pianiste Orrin Evans s’inscrit dans la grande
tradition des pianistes qui cultivent une certaine forme d’originalité dans
leur approche libre de l’instrument tout en prolongeant un classicisme post-bop
issu d’Andrew Hill, Jaki Byard voire McCoy Tyner. Ancien élève de Kenny
Barron, sa vision globale du piano et du jazz en général, tout en privilégiant
l’esprit d’ouverture, a servi de passerelle à une nouvelle génération de musiciens. Les lecteurs de Jazz
Hot (n°673, 2015) ont découvert le pianiste à travers une belle
rencontre où il évoquait sa relation particulière avec les musiciens de
Philadelphie et son rôle de leader dans les diverses formules qu’il affectionne
du trio au big band. Originaire de la petite ville de Trenton, NJ, comme le
saxophoniste Richie Cole, il est devenu à 47 ans, l’un des musiciens les plus
intéressants de New York. C’est le quatrième album de son Captain Black Big
Band et, là encore, on reste séduit par cette volonté de rapprocher les
générations et les idiomes dans un jazz contemporain toujours aussi exigeant,
s’éloignant de certaines facilités. Son big band est une famille musicale qu’il
nomme «The Village» et qui fonctionne aussi légèrement qu'un quintet, dans une filiation
post-bop souvent modale, à la frontière de formes plus libres, où la forte
personnalité du pianiste apporte un équilibre. La formation repose sur une base
de musiciens qui sont des fidèles de la scène de Philadelphie et parfois au-delà,
avec lesquels Orrin Evans a collaboré dans divers contextes, tels les
trompettistes Sean Jones et Josh Lawrence, les contrebassistes Luques Curtis et
Eric Revis ou les trombonistes David Gibson et Reggie Watkins.
Dans ce nouvel opus, on est souvent plus proche par l'esprit d’un nonet ou
tentet, à l’exception d’une audacieuse version d’«Off Minor» en grande formation avec quatre contrebassistes et
deux batteurs. Le premier thème, «Proclain
Liberty», est plein d’ironie sur la situation politique américaine, d’où
les citations de «Star-Spangled Banner»et de «O Christmas Tree».
D’emblée, Orrin Evans affirme sa maturité, puisant surtout chez McCoy Tyner
cette puissance et ce jeu en accords, doublé d’une sonorité brillante et d’une
inventivité rythmique dans le style d'Ahmad Jamal. «This Little Light of Mine», arrangé par le leader, est un
savoureux gospel où le ténor coltranien de Troy Roberts (un fidèle aussi du regretté Joey DeFrancesco) est mis en valeur, tout
comme le superbe solo de Sean Jones au bugle sur le classique «A Time for Love», mêlant technique et musicalité. La composition originale d’Orrin Evans «That Too», d’une rare complexité rythmique, débute par un
chorus incisif de Stafford Hunter (tb), plein d’autorité, puissant et
expressif, qui laisse place au duo alto-soprano de Todd Bashore et Immanuel
Wilkins. La forme d’«Off Minor»est l’un des grands moments du disque, le Fender Rhodes de Joseph Block donnant
des couleurs en contre-chant au piano d’Orrin Evans qui martèle les touches
débordant de dissonances et de cascades de notes dans un torrent de liberté.
Orrin Evans
rend aussi un bel hommage au regretté Roy Hargrove à travers sa
composition «Into Dawn» dont le
swing permanent laisse place à l’aventureux «Tough Love» d’Andrew Hill où le leader
déclame un poème de son frère évoquant la/(l’im)possibilité d’entrer dans le cercle
vertueux de l’amour dans un contexte soumis aux affres de la société
contemporaine. L’album se clôt sur un autre tribute dédié au batteur Lawrence Lo Leathers parti également trop tôt: «I’m So Glad I Got to Know You». Un album à retenir dans la
discographie de ce pianiste passionnant tant dans son rôle d’arrangeur que de
compositeur et soliste de premier plan.
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 Roberto Magris
Duo & Trio: Featuring Mark Colby
Cool
World!, Bellarosa, Some Other Time, Melody For "C”, Papa’s Got a Brand New Rag,
Cherokee, Old Folks, Samba Rasta, In the Springtime of My Soul, A Rhyme For
Angela, Blues For Herbie "G”
Roberto Magris (p), Mark
Colby (ts, ss) 1, 3, 5, 7, 9, 11, Elisa Pruett (b), Brian
Steever (dm) 2, 4, 6, 8, 10, Pablo
Sanhueza (perc) 4, 8
Enregistré les 2 novembre 2012 (2, 4, 6, 8, 10, ),
Lenexa, KS, et le 7 novembre 2019 (1, 3, 5, 7, 9, 11),
Chicago, IL
Durée: 1h 05’ 27”
JMood 022 (www.jmoodrecords.com)
On connaît bien Roberto Magris pour la densité et la qualité
de sa production phonographique depuis plus de trente ans, notamment, dans les
années 2000-2010, au sein du label JMood de Kansas City dirigé par Paul Collins. Sa
récente interview dans Jazz Hot en 2021 a confirmé la complexité et la sensibilité d’un globe-trotter qui a
découvert le jazz avec une curiosité rafraîchissante, de l’Europe centrale avant la
disparition du rideau de fer jusqu’aux Etats-Unis, dans la plupart de ses
régions.
Son jazz, post coltranien ou post bop selon les moments, est
le fruit d’une culture savante, mélangeant la tradition et l’originalité,
réunissant les standards, les compositions du jazz et ses originaux, sans ostentation, dans l’esprit jazz le plus intègre, avec une volonté
de recherche et une filiation par l’esprit avec McCoy Tyner. Ses inspirations
sont les grands artistes du jazz comme ici Elmo Hope, Sonny Clark, Andrew Hill,
et la volonté d’enrichir une tradition toujours présente (Noble, Weill,
Bernstein). Il a partout, dans un long parcours, fédéré des artistes autour de
son œuvre, signe d’une personnalité affirmée, et il a réuni des ensembles de
qualité pour ses projets, avec quelques fidèles comme ici les excellent(e)s Elisa
Pruett (b), Brian Steever (dm). Il a fait de belles
rencontres comme par le passé Idris Muhammad, Al Tootie Heath, Herb Geller, et
ici le regretté Mark Colby.
Le
saxophoniste, Mark Colby, sous-estimé comme beaucoup dans cette musique, est pourtant né à
Brooklyn, au cœur du jazz, le 18 mars 1949 (son père a joué avec Benny Goodman), et il a côtoyé Gerry Mulligan, Ramsey Lewis, Chuck Mangione, Maynard Ferguson,
Dr. John, Wilson Pickett, Phil Woods, etc., sans parler de nombreuses
collaborations hors jazz dans la grande variété américaine. Mark Colby, disparu
le 31 août 2020 à Elmurst, Illinois, des suites d’un cancer, a été aussi un
enseignant de renom, dernièrement à Chicago, à la DePaul University, où il
s’était installé, puis au Elmhurst College. Son premier enregistrement en
leader a été réalisé en 1977 (Serpentine
Fire, CBS) et son dernier, autoproduit en 2016 (All or Nothing at All). On se souvient d’un hommage à Stan Getz en
2005 qui donne l’esprit de son jeu, un beau son de ténor dans la tradition,
avec ce qu’il faut de poésie pour mettre en valeur le répertoire choisi avec
Roberto Magris.
Cet
enregistrement de 2019, en duo avec Roberto pour 6 des 11 thèmes de cet album,
est son dernier. Il met justement en relief les belles qualités d’improvisation
et de son grâce aussi à la complicité d’un pianiste, tout aussi attentif à la
beauté de la musique, qui établit un magnifique contrepoint. Le thème en
ouverture, «Cool World!», de la plume du leader comme le pourtant classique «Papa’s Got a Brand New Rag», est une merveille, très émouvant, à l’instar des suivants
comme «Some Other Time» de Leonard Bernstein, «Old Folks» de Mort Shuman. «In
the Springtime of My Soul» est l’occasion d’écouter Mark au soprano, dans une
belle atmosphère conçue et mise en ouvre par Roberto Magris.
Pour
compléter ce disque qui a sans doute été écourté en raison du covid puis des
problèmes de santé de Mark Colby, Roberto Magris et Paul Collins ont eu
l’intelligence d’intercaler entre les 6 prises avec Mark Colby, 5 prises en
trio ou quartet réalisées en 2012. Le second thème en trio est la belle
composition d’Elmo Hope, «Bellarosa», brillamment mise en valeur par un Roberto
qui évoque, pour nous, Jaki Byard, avec ses enchaînements de cascades de notes,
comme il le fait sur «Papa’s Got a Brand New
Rag», sans perdre
la moëlle de la musique du compositeur. Elisa Pruett est une pétillante bassiste
(«A Rhyme for Angela») et apporte comme Brian Steever, sa fidèle contribution à
la musique du leader. Il y a encore ce «Cherokee» pris sur tempo medium-lent où le pianiste met en avant l'aspect harmonique alors que l'aspect rythmique et le tempo rapide sont en général privilégiés.
Cette partie du disque tisse
une trame cohérente sur le plan de l’esprit qui alterne avec bonheur en regard des
thèmes en duo piano-saxophone. Elle nous conduit, par un beau «A Rhyme for Angela» de Kurt
Weill, vers le dernier thème en duo avec Mark Colby «Blues for Herbie G», on suppose
Herb Geller, autre partenaire de Roberto Magris,
disparu en 2013. Une conclusion de haute volée qui place cet enregistrement
sous le signe d’une émotion fondée transcendée en musique.
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 Ignasi Terraza
Intimate Conversations With Andrea Motis, Scott Hamilton & Antonio Serrano
Pick Yourself Up (SH), Que reste-t-il de nos Amours? (AM),
Confirmation (AS), O Meu Amor (AM), An Emotional Dance (AS), Shiny Stockings
(AM), You Call It Madness (SH), Cristina (AM), People (SH), Luiza (AM), Bye Bye
Blackbird (AS), Temps de Canvis (SH), Alfonsina y el Mar (AS), My Crazy Rhythm
(AM)
Ignasi Terraza (p), Scott Hamilton (ts), Andrea Motis (tp,
voc, ss, perc), Antonio Serrano (harm)
Enregistré les 27 juillet 2019, 10 janvier 2020 et 23
janvier 2020, Barcelone
Durée: 1h 03’ 15”
Swit Records 33 (www.switrecords.com)
Un disque d’Ignasi Terraza, c’est le bonheur assuré! Une
joie de vivre et une spontanéité qui lui viennent peut être du fait
que sa perception de la réalité n’est pas ordinaire, et qu’il a trouvé dans
cette musique, le jazz, ce monde parfait qu’on a du mal à isoler avec notre
regard. Croiser Ignasi, sentir sa poignée de main, entendre sa musique, tout
concourt à vous mettre dans de bonnes dispositions d’esprit, à mieux comprendre
le monde d’émotion qu’il construit avec son œuvre. Il est heureux de jouer, de
vivre, et il le fait sentir avec un naturel porté par une imagination débordante, sans maniérisme, et par un abord de la musique particulier. La mélodie et la
communication avec l’autre, les autres, sont chez lui un absolu, un don, comme en
témoigne une nouvelle fois ce bel opus, parfois joyeux, toujours émouvant, où
il dialogue tour à tour avec trois artistes qui possèdent également cette
énergie positive et ces qualités de sensibilité.
Une personnification du beau son, Scott Hamilton, dans le registre des standards jazz réinventés
comme le pétillant «Pick Yourself Up», les langoureux «You Call It Madness»,
«People», où le ténor allie le son feutré inspiré de Ben Webster, et le phrasé de
Lester Young, un héritage aussi de Stan Getz, en fait à la manière de Scott
Hamilton car sa synthèse est parfaite et originale, l’un des plus beaux sons du
ténor de notre temps, et du jazz plus largement.
L’original et talentueux harmoniciste Antonio Serrano, lyrique parmi les
lyriques, est une belle découverte pour nous: original par le son et par une
technique hors norme, il n’en est pas moins expressif, mélodique et marie avec
sensibilité son discours avec le pianiste pour de magnifiques versions de
«Confirmation» de Charlie Parker, d’un standard «Bye Bye Blackbird» joyeux, et de
l’émouvant «Alfonsina y el Mar», du pianiste Ariel Ramirez, qui déroule la
nostalgie de l’Argentine au même titre que «An Emotional Dance», un original
d’Ignasi Terraza, qui évoque la culture d’Europe du Nord de ce bel instrument
porteur de tant d’humanité, surtout joué par un artiste comme Antonio Serrano.
Enfin, la chaleureuse Andrea Motis, musicienne jusqu’au bout
des ongles, sur plusieurs instruments (tp, ss, perc) dont une voix, elle aussi
naturelle, sur tous les registres, que ce soit le rêve brésilien («O Meu Amor»,
«Luiza»), les traditionnels du jazz revisités ou réinventés, «My Crazy Rhythm»,
un original d’Ignasi, le beau «Cristina», dédicacé à sa fille, chanté en
catalan où Andrea conclut au saxophone, «Shiny Stockings» de Frank Foster ou
l’immortel «Que reste-t-il de nos amours?» de Charles Trenet. Sa présence
instrumentale à la trompette, aux percussions (pandeiro) est aussi naturelle
que sa voix, comme sur l’introduction de «O Meu Amor» (voix-percussions, avant
une entrée aérienne d’Ignasi): un vrai plaisir qui confirme une belle
personnalité parfaitement en phase avec Ignasi. Ces artistes cultivent l’amour de la mélodie, le plaisir de jouer avec Ignasi Terraza, un poète dans l’âme, généreux par son sens du
partage avec son public, par un souci de perfection et pourtant une ouverture, une
volonté de faire plaisir sans système, sans complaisance, sans
fausses barrières. Il est partout lui-même, lumineux comme son sourire. On
évoque régulièrement Ignasi dans le cadre des chroniques, et nous vous avons
déjà décrit un art du piano entre classicisme et modernité, un
swing et une écoute de ses compagnons malgré un style qui prend beaucoup de
place sur le plan sonore. Il est capable de faire appel à ses réminiscences
classiques comme dans ses introductions («Luiza») ou dans sa belle version de
«Que reste-t-il de nos amours?», de swinguer comme un fou («My Crazy Rhythm»)
ou avec émotion et élégance avec Scott Hamilton, Antonio Serrano et Andrea
Motis. Ignasi remplit l’espace avec tout son cœur et pourtant sans jamais
étouffer ses compagnons auxquels il réserve le meilleur, sa qualité d’écoute,
son tact et son enthousiasme, ses embellissements. Du grand art dans ce
registre du dialogue musical qui fait référence à l’esprit du jazz même quand le
répertoire s’en éloigne.
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 Vincent Herring
Preaching to the Choir
Dudli's Dilemma, Old Devil Moon, Ojos De Rojo, Hello, Fried
Pies, Minor Swing, In a Sentimental Mood, Preaching to the Choir, Granted
Vincent Herring (as), Cyrus Chestnut, Yasuhi Nakamura (b),
Johnathan Blake (dm)
Enregistré les 20-21 novembre 2020, New York, NY
Durée: 1h 05’ 52”
Smoke Sessions Records 2101 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Les publications de ce label, qui adosse ses productions à
son activité en club à New York, sont toujours de haute qualité, et à la
hauteur d’une programmation essentiellement tournée vers ce que nous appelons
dans Jazz Hot «le jazz de culture». Ici, entre deux épisodes du covid, en août et novembre 2020,
on retrouve un all stars autour du leader réunissant deux générations, les déjà
anciens Vincent Herring (1964) et Cyrus Chestnut (1963), proches de la
soixantaine, et les confirmés Yasuhi Nakamura (Tokyo, 1982) et Johnathan Blake
(1976), la quarantaine, et qui donc n’en sont plus à leurs débuts. La
conséquence logique en est une musique aboutie et sûre d’elle-même, avec des
artistes qui confirment leur personnalité en pensant d’abord à la perfection de
leur expression, d’autant qu’il s’agit de reprendre le flambeau du jazz après
cet épisode surréaliste qui a vu la culture, dont le jazz, totalement
disparaître sur ordre et
grâce à la manipulation de la peur, une réalité que décrit bien Vincent Herring, avec ses mots, dans le livret.
Le leader ne s’y trompe pas en effet qui inaugure les liner
notes de Shaun Brady par cette formule volontariste: «Nous devons avoir espoir pour le futur. (…) Je suis reconnaissant d’être
ici, reconnaissant de sortir un nouveau disque et reconnaissant d’avoir la
chance de m’exprimer musicalement», et il ajoute dans l’interview réalisée par Ted Panken qui accompagne le bon
livret: «En effet, je savais qu’il
pouvait s’agir de mon dernier disque. Je ne le disais pas aux autres, mais
cette pensée était constamment dans mon esprit».
Il a choisi pour cette renaissance provisoire, qui n’a été
dans les faits qu’une bouffée d’oxygène entre deux trous noirs culturels, un
message jazz assez direct, une sorte de prière-sermon d’optimisme et d’espoir,
et pour cela d’être entouré du splendide Cyrus Chestnut, d’une rythmique de
qualité, avec l’exceptionnel Johnathan Blake, une des grandes valeurs de la
batterie, qui fut l’élève par le passé de Vincent. Si on ajoute que Vincent
Herring, qui faisait déjà la couverture des 65 ans de Jazz Hot pour le n°568,
est un sérieux saxophoniste alto, qui évoque quelque peu dans ce preach un spécialiste du moaning, le ténor Booker Ervin (en moins
accentué) par sa manière de traîner sur la note, incantation autant que
lamentation, on comprend que cette œuvre mérite une écoute attentive. On évoquait le jazz de culture, et on retrouve en effet le
swing, le blues, la musique religieuse, l’expressivité, en un mot les
caractéristiques natives du jazz réunies dans cette belle heure, avec, malgré
les masques qui semblent avoir été de rigueur (les photos sur le livret), une
belle énergie («Fried Pies»…), ce qui est en soi une performance: essayez de
vous exprimer avec un masque, a fortiori quand il s’agit de faire de l’art… Il
faut, plus que de la concentration, une capacité peu ordinaire d’abstraction du
réel. Heureusement, le saxophoniste n’est pas masqué.
Pour ce retour momentané à la vie, le répertoire a choisi
une forme de sécurité; il est constitué de
compositions de Vincent Herring (l’inaugurale, presque joyeuse, dédiée à Joris
Dudli, la seconde qui est le morceau-titre de cet album, un preach avec le call-response du leader et de Cyrus Chestnut, et un côté
incantatoire dans la voix de Vincent Herring, plutôt volontariste); de Cedar
Walton (un classique «Ojos de Rojo» très enlevé où Johnathan Blake fait admirer
son drive); de Wes Montgomery (le hot«Fried Pies» très énergétique);de Duke Ellington (un intense «In a Sentimental
Mood»); de Joe Henderson («Granted» sur tempo rapide avec un brillant chorus de
Cyrus Chestnut); de Cyrus Chestnut, le pétillant «Minor Swing» sans rapport avec
Django.
Trois standards complètent l’enregistrement, dont l’immortel «Old Devil
Moon» gravé par Sonny Rollins au Village Vanguard en 1957, où le leader
fait parler en 2020 le blues dans un moodplutôt nostalgique, loin de l’effervescence créatrice d’alors. Les deux
standards de Lionel Richie et Stevie Wonder respectent l’esprit «variété» des
auteurs, tout en jouant sur l’inventivité de ce beau quartet.
Dans cet environnement balisé, autant sur le plan des
artistes que du répertoire, le message passe parfaitement, avec quatre artistes
conscients brutalement d’une urgence de s’exprimer dans un monde qui ne sera
plus jamais «comme avant», même si «avant» était loin d’être parfait: la
liberté d’expression a d’autant plus de valeur qu’on en est privée plus ou
moins totalement.
La seule interrogation que laisse ce disque, réussi sur
le plan artistique, est d’ordre philosophique: l’espoir, ce devoir dont parle
Vincent Herring, n’est-il que cet opium des peuples par lequel les religions et
les pouvoirs illusionnent les peuples après les avoir apeurés?
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 Tommy Vig
Tommy Vig 2022: Jazz Jazz
In Memory of Monk*, In Memory of Dizzy*,
In Memory of Fats Waller*+, In Memory of Beethoven I*, In Memory of the
Hungarian Folk Song*, Puella*°, Cantiuncula*°, Desiderium*°, Cantio*°, Veni*° | |