Jean Pelle au Pelle-Mêle, Marseille, septembre 2004 © Jérôme Partage
Jean PELLE
Jazz à Marseille
Au retour de son séjour estival dans sa maison de campagne de Villecroze (Var) pour fêter son 83e anniversaire avec les siens, Jean Pelle, le fondateur du Pelle-Mêle, club de jazz emblématique de la cité phocéenne de la fin du siècle dernier, est mort, des suite d’une crise cardiaque dans la nuit du 27 au 28 octobre 2024 à l’Hôpital Nord de Marseille après quinze jours de soins intensifs.
Jean Antoine Pelle, était né le 5 octobre 1941 au 9 quai de Rive Neuve au 3e étage d’un immeuble dont les fenêtres donnaient sur les quais du Vieux Port d’où «les chalutiers partaient encore pour la pêche», se plaisait-il à dire avec sa faconde populaire. Il était issu de la petite bourgeoisie phocéenne très représentative de la cité; ascendances cosmopolites, cubaine par un arrière-grand-père, qu’il prétendait général «en exil»(1) arrivé en ces lieux on ne sait comment, et d’une branche italienne originaire de Cuneo(2) par les femmes. Le conteur disait sa famille installée dans ce quartier depuis 1870. Comme beaucoup d’enfants marseillais mis au monde dans la France dite encore «Zone Libre» sous l’Occupation allemande, sa mère, Madame Pelle, était au foyer et son père fit une grande part de sa carrière à l’agence de la BNP de la rue Saint-Ferréol à quelques encablures du foyer familial.
Rien dans sa famille ne prédisposait Jean Pelle à devenir amateur de musique et moins encore producteur de jazz: «On n’écoutait pas de musique à la maison», racontait-il mais en prenant bien soin de préciser: «Mes parents écoutaient l’opéra, la grande musique oui, mais à l’Opéra; ma grand-mère en était d’ailleurs la fleuriste». Il fit à Marseille ses études secondaires, au cours desquelles, comme beaucoup d’adolescents de sa génération, il découvrit vers 14 ans, avec un camarade de classe, le jazz de La Nouvelle-Orléans au lendemain de la Seconde Guerre. Après le baccalauréat, il s’inscrivit d’abord à la Faculté des Sciences Saint-Charles de Marseille. Si l’on en croit ses vérités «au travers de [ses] mensonges»(3), c’est là qu’il eut la «révélation du jazz»; le jazz moderne en fait, après un concert des Jazz Messengers à l’Alcazar en novembre 1959(4). En sorte qu’il se lança dans ce qui fut, par la suite, plus que sa carrière, sa vie de noctambule au service du jazz.
Ayant, par relation, récupéré un local désaffecté dans le quartier de la gare Saint-Charles, il créa d’abord en 1959 une sorte de club/association peuplé d’étudiants amateurs et déjà presque professionnels de jazz, Le West Coast. Il y passait des disques et surtout le plus clair de ses études… parallèlement à une pratique assidue des arts martiaux(5). Ce fut ensuite Le Scotch Club (1960) au Vieux-Port, où il fit de même, en attendant de pouvoir se consacrer à sa passion, le jazz mais plus encore à l'expression de ses musiciens dans un établissement, un club où il aurait un piano à queue(3) pour les recevoir. Il semblerait que dans les années 1960, il ait opéré une reconversion universitaire; il intégra l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence où il put laisser libre cours à ses passions culturelles, jazz bien sûr, mais également cinéma, polar… Il en sortit, d’ailleurs, avec un mémoire consacré au racisme dans le cinéma. Tout au long de ses études, Jean Pelle mena une activité professionnelle parallèle «d’homme de la nuit», s’occupant de différents lieux nocturnes où il assurait l’animation musicale au moyen de ses disques, que ce fut à Aix mais surtout à Marseille: Le New Capri (1969), Le Passe-temps (1970) rue Fortia (1er), Le Why Not et, en 1964, pour un court temps, à l’ouverture de L'Arsenal des Galères, place aux Huiles, à quelques mètres de son futur royaume.
Sa vie de couche-tard et de fêtard addict au jazz lui fit rencontrer des personnages qui contribuèrent à sa formation de directeur de club: Jean Arnaud, contrebassiste «rentré», comme dit son fils, qui animait Le Saint-James rue Venture et Maurice Scemama(6) le fondateur d’une institution phocéenne de la nuit, L’Abbaye de la Commanderie, rue Corneille. Il se lia également avec la faune restreinte du milieu très particulier des aficionados du jazz parmi lesquels Michel Castel (journaliste à La Marseillaise), Roger Luccioni («1/4 diologue et 3/4 bassiste», alias Clément Janequin, critique de jazz à La Marseillaise), Pierre Bompar, Gérard Perrier (fils du fondateur du quotidien Le Provençal et critique de jazz dans cette publication), Gérard Monfort (guitariste et chroniqueur de la revue Jazz Hip comme Jean Arnaud), Jean Bernard Eisinger (médecin, pianiste et chroniqueur à ses heures de Jazz Hip) et quelques autres personnages liés à la rubrique jazz de l’antenne marseillaise qui régulièrement programmait une émission hebdomadaire dans les années 1960, «Fenêtre sur le Jazz» produite par Jean Arnaud, située Allée Ray Grassi qui jouxtait le Stade Vélodrome, de la RTF de l’époque.
Jean-Pierre Arnaud, Andy McKee, Michel Zenino, Jean Pelle et Siegfried Kessler devant le Pelle-Mêle, documentaire Un jour à Marseille: Jean Pelle évoque ses souvenirs du Pelle-Mêle de Mathieu Jaffé, image extraite de YouTube
Après les travaux pratiques et préparatoires, qui durèrent jusqu’au milieu des années 1970 au cours desquelles il constitua son vaste et déjà impressionnant réseau de relations aussi diverses que polymorphes, Jean Pelle ouvrit un premier établissement, Le Piano-Piano, qui fut en quelque sorte le numéro 0 de son futur Pelle-Mêle. De l’autre côté de la place aux Huiles, son coiffeur –il en avait encore besoin en ce temps!–, un nommé Antoine Pappalardo, lui signala en effet la disponibilité d’un local, une pizzeria juste en face de chez lui; certes pas très grand mais surtout «dans un état de délabrement et de saleté incommensurable; entre une société de déménagement et un garage avec ses pompes à essence». L’endroit parut convenir à ses besoins pour implanter son club de jazz et s’occuper des musiciens de jazz dont suivait le parcours depuis des années. Ce fut ainsi qu’en 1978 il acquit le droit au bail du 8 place aux Huiles dans le 7e arrondissement de Marseille à proximité de «son» Quai de Rive Neuve, juste en face du «Ferry Boite» (avec l’accent). Il engagea les travaux de nettoyage et d’aménagement, mais la naissance de son «bébé», Le Pelle-Mêle, fut repoussée au 9 septembre 1979, faute de disposer du fameux «comptoir en marbre rose». Le lieu connut des aménagements successifs, qui lui permirent de s’agrandir pour disposer de 80 au lieu de 40 places à l’origine, et surtout d’acquérir le «fameux piano à queue» pour ses artistes avec lesquels il entretenait des relations quasi-fusionnelles. Dans sa faconde à l’accent rocailleux de soleil, il n’était pas peu fier d’annoncer que jusqu’à s’en séparer en 2004, «plus de cent pianistes(7) s’y étaient produits, dont il ne se souvenait pas les noms et encore moins les dates de programmation, revendiquant avec provocation d’avoir «travaillé en professionnel mais en étant amateur», précisant que faute de moyen, il réalisait les affiches manuscrites de ses concerts en oubliant d’en indiquer la date. Les artistes qui furent programmés constituent un dictionnaire du jazz programmé à Marseille: Art Farmer, Sonny Stitt, Lee Konitz, Ray Brown, Jacky Samson, Marcel Zanini, Kenny Clarke, Didier Lockwood, Hervé Meschinet, Pierre Boussaguet… et Roger Luccioni(8). Cette réussite de vingt-cinq années constitua l’acmé de sa carrière.
| | Jean-Louis Carasso, repreneur du Pelle-Mêle, et Jean Pelle à la terrasse du club
| La scène du Pelle-Mêle
| Marseille, septembre 2004 © Jérôme Partage
Lorsqu’il arrêta ses activités(9), il se retira, enfin pas tout-à-fait; comment aurait-il pu en être autrement pour cet hyperactif, concerné par tout ce qui l’entourait? Il se mit alors à l’écriture dont il acceptait la discipline et l’exigence. On lui doit un polar, La Nuit par les racines, publié à L'Ecailler du Sud en 2009, un voyage de 240 pages, illustré par son ami Michel Morozof: les coulisses de la nuit avec sexe, flingues et magouilles, l’univers qui avait été un peu le sien et qui toute sa vie l’entretint.
Bien que prétendant ne s’être jamais occupé de politique, il affirmait, sous le ton de la confidence, avoir été le «garde du corps de Gaston Deferre, maire de 1953 à 1986» et avoir eu la charge d’organiser la Fête de la Rose en profitant d’y programmer des musiciens de jazz. Certains, comme Roger Luccioni, n’étaient pas mécontents qu’il existât pour l’aider à maintenir une certaine rigueur déontologique en matière de programmation jazz. Ses relations lui permirent néanmoins de devenir une personnalité du monde du jazz à Marseille où son caractère fort l’imposa à l’establishment phocéen. Hughes Kieffer, directeur du festival Marseille Jazz des Cinq Continents, qui se réclame de son héritage(10), en sut quelque chose lorsque Jean Pelle claqua la porte de la direction de cette manifestation qu’il avait, avec son ami Roger Luccioni disparu, contribué à installer dans le paysage culturel marseillais.
Jean était «nature»; il se faisait même un devoir d’être provocatoirement «popu’». Mais il veillait cependant à se réclamer de ses amitiés, certes pas Montaigne et La Boétie, mais qu’il entretenait avec talent: Gaston Deferre et d’autres célébrités locales ou internationales qui, pour être moins médiatiques, n’en était pas moins très choisies: du professeur Roger Luccioni (qui le décora en 2005 de la médaille des Arts et Lettres, dont il tirait une grande fierté) à Ray Brown en passant par Kenny Clarke, Monty Alexander… et Roger Mennillo. Il se faisait un devoir, chaque année, d’assurer la présentation au Festival de Jazz de Saint-Cannat créé par Roger Mennillo.Jean Pelle entre Kenny Barron et Roger Mennillo, deux de ses pianistes préférés, Festival Jazz à Beaupré 2015 © Félix W. Sportis
Jean Pelle était foncièrement marseillais; c’était une «figure», comme on dit à Marseille. Un peu, et même beaucoup comme pour s’en excuser, «grande gueule»; mais avec un sens de l’accueil et surtout «un cœur grand, comme ça!»: la convivialité faite homme. Nous retiendrons de lui sa générosité, son sens de la composition même s’il pouvait, pour les choses qu’il jugeait importantes, être capable de «grosses colères», jusqu’à se fâcher.
Jazz Hot avait fêté au Pelle Mêle, en présence de Jean Pelle et de son successeur Jean-Louis Carasso, ses 70 ans, lors de la tournée du trio des regrettés Michel Sardaby avec Reggie Johnson et Doug Sides, récemment disparus, qui y fit escale.
Jean laisse un épouse, Juliette qui partagea quarante ans de sa vie et deux enfants: une fille, Johanne et un garçon, Jean.
Jazz Hot et moi partageons leur immense peine et celle de ses très nombreux amis.
Félix W. Sportis
Photos Jérôme Partage, Félix Sportis
Images extraites de YouTube
Avec nos remerciements
1. Laurence Lemaire, «Jean Pelle, un Marseillais du Vieux-Port du Quartier de Rive Neuve»
http://www.vu-du-train.com/Rive-Neuve-Pelle-Marseille.html
2. Ville de la Province de Coni dans le Piémont en Italie.
3. «Histoire du jazz à Marseille et Aix-en-Provence…», cf. vidéographie
4. Mois de novembre 1959 avec Art Blakey (dm), Lee Morgan (tp), Wayne Shorter (ts), Jymie Merritt (b) et Walter Davis (b).
5. La fréquentation du club de Jean-Luc Bricard, auquel il appartenait, parrainée par Gaston Deferre maire de Marseille, semble lui avoir été d’une certaine utilité dans son devenir culturel. Cf. «Un jour à Marseille: Jean Pelle évoque ses souvenirs du Pelle-Mêle» (vidéographie).
6. Né à Marseille le 14 janvier 1926, Maurice Georges Scemama est entré dans la Résistance en 1942 en participant à un attentat à Marseille contre un officier allemand de la Commission d’armistice. Il parvint après bien des péripéties à rejoindre les Forces Françaises Libres de Leclerc dans la 2e DB débarquant à Utah Beach. Ancien combattant, décoré de la Médaille militaire, Légion d’Honneur et Croix de guerre 1939-1945, il créa La Commanderie à Marseille en 1952. Maurice, comme ses amis l’appelaient, baryton basse chantait superbement en s’accompagnant à la guitare. Devenu une personnalité marseillaise, il recevait after hours dans son établissement la fine fleur de l’intelligentsia locale (artistes, journalistes, poètes des Cahiers du Sud…); ce fut chez lui qu’Earl Hines donna l’un concert mémorable de deux heures en piano solo en 1965 et que le 17 mars 1964 les musiciens de Duke Ellington découvrirent le talent de Guy Mattéoni alors âgé de 17 ans! Maurice est mort dans sa ville natale à l’âge de 95 ans le 13 septembre 2021.
7. Michel Petrucciani, Monty Alexander, Hank Jones, Eddy Louiss, Georges Arvanitas, Jean Bernard Eisinger, Roger Mennillo, Tony Flanagan, Randy Weston, Gordon Beck, McCoy Tyner, Martial Solal, Siegfried Kessler, Michel Sardaby, Abdullah Ibrahim…
8. Dans JAZZ HOT:
• N’hésitez pas à activer les moteurs de recherches et index dans Jazz Hot pour retrouver les articles sur les musiciens cités au fil du temps, les liens dans le texte ou ci-dessus n’étant que très parcellaires…
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=2105317
• Retrouvez les numéros de Jazz Hot cités, par année:
https://www.jazzhot.net/PBSCCatalog.asp?CatID=692881
• Retrouvez les Tears en ligne citées, par l’index alphabétique:
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ADContext=1&ID=2202601
9. Jean Pelle céda la propriété du Pelle-Mêle à Jean-Louis Carasso à l'automne 2004 (cf. leur interview croisée dans Jazz Hot n°615, novembre 2004). Pour autant, Jean Pelle continua pour quelques temps d'assurer la programmation du club.
10. «C’était un personnage, un passionné de jazz mais aussi d’histoires humaines, qui nous avait fait cadeau de son amitié. Il a fait naître le Marseille Jazz des Cinq Continents, il a fait jouer tous les musiciens de la région et d’ailleurs, aujourd’hui on poursuit son œuvre. Nous sommes tous ses enfants», déclarait-il à La Provence, lors de sa disparition.
JEAN PELLE & JAZZ HOT (non exhaustif)
n°415, novembre 1984: Jazzimuts n°2: Marseille et les Bouches-du-Rhône: Jean Pelle, Jean-Paul Artéro/Hot Brass, Guy Longnon, Jazzoc, Jean-Marc Montera, le Grim, Editions Parenthèses, Festival de Salon, par Pierre-Jean Gaucher et Jean-Claude Quéroy
Autres sources
• Claude Vesco, Christian Ducasse, Jacques Menichetti, Michel Antonelli, «Exposition: les années 1980 du Cri du Port, 17 février 2011», Jazz Hot n°655, 2011
• Félix W. Sportis: multiples rencontres et conversations à Marseille et à Saint-Cannat avec Jean Pelle entre 1967 et décembre 2023.
• Conversation et condoléances avec Madame Juliette Blanco-Pelle le lundi 4 novembre 2024.
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