Err

Bandeau-pdf-web.jpg
Actualités
Rechercher   << Retour

Philippe Carles

14 oct. 2023
2 mars 1941, Alger - 14 octobre 2023 Issy-les-Moulineaux, Hauts-de-Seine
© Jazz Hot 2023

Philippe Carles, Vienne, 11 juillet 2000 © Christian Ducasse





Philippe Carles, Vienne, 11 juillet 2000 
© Christian Ducasse




Le rédacteur en chef historique de notre confrère Jazz Magazine est décédé le 14 octobre 2023 à Issy-les-Moulineaux. «Historique», non qu’il en fut le fondateur, ni l’argentier, ni le premier, mais parce qu’il a construit pendant ses plus de trente années, de 1971 à 2006, une alternative cohérente à Jazz Hot, la revue historique née en 1935, permettant un débat sans aucun doute nécessaire sur le jazz, au-delà de la seule rivalité commerciale parfois tendue entre les deux titres, qui fut, elle, plutôt la préoccupation de Frank Ténot/Daniel Filipacchi qui avaient des intérêts de groupe de presse à monopoliser le secteur, quand Charles Delaunay disposait d’un patrimoine personnel du fait de ses parents, artistes renommés. La rivalité s'est d'ailleurs poursuivie au-delà de Charles Delaunay.


Jazz Magazine vit le jour en 1954 d’abord par l’entremise du couple Barclay (Nicole et Eddie), puis par le développement que lui apportèrent un an plus tard l’autre couple célèbre des médias Fran(c)k Ténot-Daniel Filipacchi, avec le concours également de Jean-Louis Ginibre, le mari pendant un temps de Simone. Jazz Magazine fut en effet le premier titre d’un futur empire médiatique du groupe Ténot-Filipacchi devenu par fusion en 1964 Hachette-Filipacchi, ce groupe étant lui-même absorbé par le groupe Lagardère en 2007. Mais «ceux qui aiment Jazz Magazine» (un petit clin d’œil à l’histoire), et plus largement les amateurs de jazz et des débats esthétiques, garderont dans l’esprit que Philippe Carles imprima sa personnalité en choisissant délibérément, et avec diplomatie sans doute car il resta plus de trente ans à son poste jusqu’à la retraite, une couleur esthétique précise réunissant le jazz west coast, le free jazz et la musique improvisée suivant l’évolution de l’histoire du jazz en France et parfois même des musiques de fusions, de 1950 aux années 2000, en France en particulier où l’art est affaire de politique, d'institutions autant que de rivalité commerciale, même s’agissant d’arts importés. Le débat passionné et vif sur l’art dans le jazz reste un sujet d’étonnement voire d’incompréhension à l’extérieur de nos frontières car il faudrait, pour l'apprécier, comprendre que Jazz Hot, Jazz Magazine et d'autres médias encore sont nés dans des époques différentes, avec des projets et une relation à l'indépendance ou aux groupes de presse ou industriels qui en ont durablement fixé les différences, malgré les péripéties de l'histoire de chacun de ces titres.

Né à Alger au cœur de la Seconde Guerre en 1941, Philippe Carles découvre le jazz dans sa première jeunesse au contact d’amateurs qui ont eu le plaisir de voir débarquer les troupes anglo-américaines le 8 novembre 1942 avec son train de vie et de joies simples dont le jazz et la danse. A la fin des années 1950, à 17 ans, Philippe entreprend des études de médecine, peut-être comme d'autres à cette époque parce que cette filière permettait d’obtenir un sursis pour les obligations militaires pendant la guerre d’Algérie. Lui seul a pu le raconter. Il se lie en cette fin des années 1950 à Jean-Louis Comolli, né comme lui en 1941 et en Algérie française, un cinéphile acharné. Philippe Carles arrête son parcours en médecine après les accords d’Evian et le rapatriement en France avec sa famille en 1962. A 21 ans, il vit à Paris sa passion pour la musique de son cœur et dès 1964 à travers son aventure dans Jazz Magazine. C’est d'ailleurs grâce à la faculté de médecine qu’il a rencontré son condisciple puis ami d’une vie Jean-Louis Comolli, également amateur de jazz, qui le présente à Jean-Louis Ginibre qui intègre Philippe à l’équipe de Jazz Magazine quelques mois après son arrivée à Paris.

Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz et Black Power, 1971, Champs Libres

Complices, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli écrivent un ouvrage qui fait date: Free Jazz et Black Power (1971, Champs Libres), dont la thèse d’une rupture révolutionnaire dans le cours du jazz a le mérite de refléter la réflexion et le feeling de ce temps entre décolonisation, Mai 1968 et mouvement des Droits civils aux Etats-Unis. Cet amalgame, hâtif mais compréhensible dans le feu et l'esprit de ce temps, a introduit durablement pour la critique et les amateurs, pour la suite même du développement du jazz, une multitude de confusions et de malentendus, mais il était nécessaire de remettre la compréhension du jazz au cœur de son histoire sociale, politique et économique, et c'était indispensable pour permettre une fréquentation autre que ludique ou technico-esthétique de cet art. Jazz Hot vit également après 1967 à peu près la même mutation, certains de ses rédacteurs éclairant l’évolution du jazz à la lumière des événements agités de cette période des indépendances, de la révolte des jeunesses en pays développés et des revendications afro-américaines pour l’égalité, parfois similaires dans les modes d’actions, d’où souvent la confusion simpliste et simplifiée de toutes ces révoltes; la perception en est parfois plus précise quand une partie de la critique dans Jazz Hot commence à prendre conscience de la spécificité de la culture afro-américaine (que seuls Charles Delaunay et Boris Vian dans la critique européenne ont vraiment perçue jusque-là, plus intuitivement que par de longs développements), le caractère original et proprement américain de ses revendications,et des recherches de ses artistes dont l’expérience, les motivations et les buts ne peuvent se confondre ni avec ceux des peuples d’Afrique ni avec ceux de la jeunesse en rupture dans les pays développés. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est l’un des premiers, en dehors du monde afro-américain, après 1960 à ouvrir une fenêtre sur le jazz, expression d’une civilisation, art d’une profondeur sans équivalent, au-delà de ces bouffées de libération qu’il a apportées en Europe après les deux guerres mondiales du XXe siècle.

Philippe Carles est aussi un fin connaisseur et grand amateur de la sensibilité euro-américaine du jazz, le jazz west coast, et c’est ainsi que Jazz Magazine prend peu à peu la couleur de ses différents amours à travers des sujets qui mettent en avant un ensemble esthétique fondé plutôt sur l’improvisation (le free jazz et plus tard les musiques improvisées françaises voire européennes ou world music) et sur une musique plus intériorisée, personnelle, celle des artistes euro-américains comme Jimmy Giuffre, Shorty Rogers, Paul Bley, Lee Konitz, Gerry Mulligan et d'autres, plutôt que sur une expression humaine plongeant collectivement ses racines dans un vécu esclavagiste et post esclavagiste, de ségrégation sociale fondée sur le racisme aux Etats-Unis. Le free jazz, dans son expression afro-américaine, est ainsi fondamentalement différent des musiques improvisées, même si ces deux types d'expression se croisent parfois, se juxtaposent plus exactement dans des échanges artistiques.

Quoi qu'il en soit, Philippe Carles, rédacteur en chef pendant 35 ans à Jazz Magazine, a ainsi réussi à apporter sa couleur intellectuelle à sa revue durant son mandat –c'est à notre sens la période la plus originale de l'histoire de Jazz Magazine–, et une contribution certaine au débat, en dépit d’œillades à des tendances plus commerciales, certaines obsessions pour Miles Davis, des connivences institutionnelles, de milieu ou des effets de modes inévitables dans le contexte de groupe de presse, de pression des pouvoirs de toutes natures où il évoluait. Lui seul, encore une fois, aurait pu raconter cette histoire de l’intérieur et dire ce qu'il en a perçu.

Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, André Clergeat, Le Nouveau Dictionnaire du jazz, Bouquins, Robert Laffont


En dehors de Jazz Magazine, Philippe Carles a animé et produit des émissions radiophoniques pour France Musique.

Il est enfin le coordinateur du Nouveau Dictionnaire du jazz (Bouquins, Robert Laffont, éditions 1988, 1994, 2011…) avec l’éternel ami qu’était Jean-Louis Comolli, une entreprise au long cours en perpétuel remaniement, qui commença dans Jazz Hot il y a bien longtemps sous la férule d’André Clergeat qui poursuivit son idée (cf. Jazz Hot n°225) en soliste, et qui est resté le troisième homme de cette entreprise très utile aux amateurs de jazz.

J’ai côtoyé Philippe Carles au hasard des festivals, des concerts, des conférences de presse et lors d’un voyage commun à New Orleans. Toujours agréable dans la conversation, c’était un homme courtois d’un abord simple…

La rédaction de Jazz Hot présente ses sincères condoléances à ses proches.

Yves Sportis
Photo Christian Ducasse

*