Patrick Vian était le fils de
Boris Vian, jeune ingénieur touche à tout devenu trop
vite un ancien de Zazotte –qui
inventait des surnoms pour son petit monde dont Pathapond ou Petit Bison
pour son fils–, et de Michelle Léglise-Vian. Deux mois après sa naissance, Alain Vian (dm),
son oncle, présente Boris à Claude Abadie,
une bouffée d’oxygène dans le Paris occupé par les Allemands depuis presque
deux ans, et entre deux familles très grandes-bourgeoises malgré le déclassement
social de son grand-père paternel Paul. Arrive enfin la Libération de Paris le
19 août 1944: Boris ronge son frein à l’AFNOR depuis deux ans déjà, mais entre
le jazz et les nouvelles idées, le futur semble plus léger. La famille va cependant
être encore secouée par l’assassinat du grand-père de Patrick, Paul Vian, à la
maison familiale des Fauvettes de Ville-d’Avray en novembre 1944: l’enquête
opaque sur les circonstances est rapidement clôturée le 17 janvier 1945, et la
maison vendue peu après. Boris et Michelle s’attellent à maintenir chez eux un
espace de respiration, fait des premières chansons de Boris écrites pour Jack
Diéval, conviant entre autres Merleau-Ponty, Camus, Bost, les Frères Prévert,
Astruc, Beauvoir et Sartre, lequel sort la revue Les Temps Modernes(1) en
octobre 1945; Jazz Hot reparaît aussi,
pour son n°1 (nouvelle série) ce mois-là. Habitant Faubourg Poissonnière, à 1
km de Jazz Hot, Michelle commence, la
première, à écrire dans la revue de Charles Delaunay et Hugues Panassié dès
novembre 1945(2), puis Boris lui
emboîte le pas(3) et y écrira jusqu’à
son décès.
1947, Patrick commence la trompette avec son père Boris Vian
© Collection Fond’Action Boris Vian by courtesy
Faisant d’abord visiter Paris
aux G.I. en raison des talents anglophones de Michelle, l’emploi du temps
parental devient chargé en 1947, car même si Boris s’est libéré de l’AFNOR
l’année précédente, il devient l’animateur du Tabou où il côtoie les musiciens américains
revenus à Paris. En dehors des fêtes, Boris se met à écrire aussi à Combat et aux Temps Modernes. En plus de
cette suractivité de ses parents, Patrick perd son statut d’enfant unique avec
l’arrivée de Carole le 16 avril 1948, en pleine ébullition existentialo-jazzique
forgeant de nouveaux concepts au sein d’une France gaulliste ou communiste, mais
unanimement en attente du Plan Marshall pour sortir des rationnements. En 1949,
le couple commence à se briser, Michelle débutant sa vie avec Jean-Paul
Sartre: Patrick se souviendra du philosophe comme d’une personnalité bienveillante
avec lui, et à l’humour débridé. En 1951, Boris part habiter avec Ursula Kübler,
dans une chambre située Boulevard de Clichy. 1952, les parents divorcent, Patrick
a 10 ans. Son père se marie avec Ursula en
1954 après avoir emménagé depuis un an à la Cité Véron(4), un lieu où Patrick aime jouer avec Minette Prévert et son chien
sur la terrasse commune aux appartements des deux familles, derrière les ailes
du Moulin Rouge. Dans cette période compliquée de sa préadolescence combinée à
l’éclatement familial, Patrick est plus intéressé par l’évasion dans le cinéma
que par l’école; après une psychanalyse à 11 ans, car Boris n’accepte pas la
résistance de son fils à la discipline de l’apprentissage scolaire, il est
envoyé en pension à l’étranger en Suisse et en Angleterre. Les escapades
complices à Antibes et St Tropez apaisent cependant les tensions père-fils. Quand
son père décède en 1959, Patrick est devenu un adolescent aux aspirations
plutôt anarchistes —«Le Déserteur», «La Java des bombes atomiques», ou le décès
de Boris en plein épilogue de la triste saga du roman adapté en film renié par
Boris J’irai cracher sur vos tombes, ont
ancré chez lui des traces de révolte—, une couleur libertaire partagée plus
tard avec Gérard
Terronès,
de deux ans son aîné, un autre ancien de la rédaction de Jazz Hot (début à l’automne
1968), créateur en 1969 du label indépendant Futura pour lequel Patrick
enregistre un 33 tours, Sarcelles-Lochères avec son groupe Red Noise, le 28 novembre 1970,
au studio Europa Sonor dans le 14e arrondissement de Paris: au
départ, il s’agit d’une expérience musicale, avec Jean-Claude Cenci (s,fl,voc),
Francis Lemonnier (s), Daniel Geoffroy (b,voc), Serge Catalano (dm), née à la
Sorbonne en mai 1968 (cf. vidéographie),
dont l’expression est la fusion, entre rock progressif, free jazz électrifié et
bruitages, un univers de ressentiments
et de désillusions post 1968, de cette génération anti-autoritaire réclamant plus
de liberté et de justice sociale.
Patrick Vian, Paroles et musique, 1970
image extraite de YouTube
Ce débat est un éternel
recommencement, comme dans l’entre-deux guerres, où le jazz, le dadaïsme, les
zazous ou les surréalistes avaient eux aussi et parmi d’autres alternatifs, essayé
de réveiller les consciences anesthésiées par l’ordre fasciste si fascinant
pour la majorité conformiste. Il est vrai que depuis la fin de la Seconde Guerre, la mère de Patrick
s’est aussi politisée, aux antipodes de sa tradition familiale, au contact de «Jean-Sol Partre» (Manifeste des 121/Guerre
d’Algérie, 1960) et de la «Duchesse de
Bovouard» (Les Mandarins, 1954) qui soutiennent le mouvement
ouvrier-étudiant qui ne veut plus perdre
sa vie à la gagner!(5) 1968 est
alors la résultante de décennies de frictions entre dominants et dominés, entre
privilèges et demandes de justice sociale: de nouveaux martyres sont morts pour
la liberté, l’égalité et la justice sociale, Malcolm X, Che Guevara et Martin
Luther King Jr., pour ne parler que des plus connus, assassinés en trois ans (février
1965-avril 1968) en raison de la réaction/radicalisation du pouvoir sur le
globe, des coups d’Etat militaires au Brésil et en Colombie en 1964, en
Argentine en 1966, à celui de la Grèce en 1967, sans compter le Vietnam, le
racisme institutionnel, la post colonisation, cette liste n’étant pas
exhaustive des points de tension de la période.
Pour faire oublier cette
violence, le pouvoir sort la pommade du conformisme bourgeois «pour tous»: le yé-yé et autres musiques commerciales luttent méthodiquement contre le jazz, contre d’autres musiques alternatives, contre la chanson à texte (cf. Juliette
Gréco),
engagés politiquement contre un pouvoir gaulliste qui maintient les inégalités, ronge les
acquis sociaux, fabrique «ses» nouveaux philosophes et dévitalise les droits et libertés en s'appuyant sur la propagande et la
pommade de cette «nouvelle culture» de loisirs de masse destinée à normaliser la société.
Dans ce contexte tendu, Patrick
ira voir, comme beaucoup, si ailleurs l’herbe est plus verte, en voyageant loin,
en Asie du Sud-Est ou dans les paradis artificiels, et il sera même défendu par Gisèle
Halimi après une arrestation pour détention de cannabis, raconte-t-il amusé.
En 1968, Patrick est déjà marié
avec Emilie Orihuel, et leur fils Cédric a un an; peut-être l’atmosphère
«changeons la vie»(5) a-t-elle porté
un espoir pendant un temps. Côté nouveautés musicales, les bruits, les
percussions, instruments du monde ou objets détournés expérimentent le sonore et
fournissent un nouveau matériau à la musique contemporaine, à la fusion du jazz-rock
progressif, à la musique de film, un champ d’investigation ouvert au tournant
des années 1950-1960 par le free jazz, et dans d'autres dimensions musicales Ennio Morricone au cinéma, Astor Piazzolla (Jazz Hot n°315, 1975) pour le tango: un spectre large de textures allant des ambiances flottantes aux plus violentes,
reflétant les temps qui changent, entre réalisme et onirisme.
1970, le groupe fait un
concert au Bourget où les Pink Floyd sont également programmés, mais cette année-là est aussi l’éveil
de la France libérale et financière, peu encline aux happenings
(la musique de l’instant) de Red Noise; plutôt que trouver une solution pour cohabiter
avec, ou contourner le système financier (on disait encore alors «capitaliste» par référence au discours marxiste, la principale alternative), pour contourner la prise en main de l'industrie musicale par les
majors, le groupe préfère disparaître en 1972, d’autant que Patrick n’a pas davantage
la fibre du leader, pas même d’un groupe de musiciens.
En 1974, Patrick participe à
la musique du film Hu-Man
(1975, Jérôme Laperrousaz, Terence Stamp/Jeanne Moreau), puis il fera
un autre LP, Bruits et temps analogues,
avec Georges Granier (kb,perc), Bernard Lavialle (g), Mino Cinelu (perc) et
lui-même au synthétiseur (label Egg/Barclay), enregistré au Studio I.P.-Paris 8e,
en juin 1976: l’électronique fait désormais partie intégrante de son mode d’expression.
Cette année-là, la famille
part dans les collines du Luberon, dans un premier temps dans une ferme louée au
confort spartiate, puis déménage près d’Apt. En septembre 1977, Patrick participe
comme musicien au Festival de Science-Fiction de Metz où il expérimente le
laser musical: c’est une technique qui le fascine, presque de la science-fiction en vrai!
Si la tendance à la procrastination de Patrick contraste avec la suractivité vitale d’un Boris à la vie
courte, la transmission d’une curiosité sans borne s’est bien effectuée entre
eux: en technologies, Patrick découvre l’informatique en temps réel et ses
possibilités en musique, il est ingénieur du son, fait de la photo; en
sciences, il s’intéresse à la physique quantique, l’astronomie, la nature: père
et fils ont aussi en partage la science-fiction et la mécanique des voitures.
1980, Jean-Paul Sartre
décède, un des chapitres de la vie de Patrick se clôt tout en persistant à
refaire le monde à sa façon, comme animateur de Radio Bigarreau entre 1981 et
1996, depuis son domicile familial. En 1995, un petit-fils, Jason, arrive; quant
à son fils Cédric, il continue la tradition familiale entre technique, musique
et bidouille: il est DJ.
En 1998, Patrick se rend pour
la première fois sur la tombe de son père au cimetière de Ville-d’Avray (cf. interview de Patrick Vian dans l'Express du 5 octobre 2011), ville
native de Boris, pour l’enterrement de sa sœur Carole.
Bien que revenant très
rarement sur Paris, en 2013, il assiste avec plaisir avec la famille au complet,
de Michelle à Jason, à la première du film L’Ecume des jours réalisé par
Michel Gondry et adapté du roman célébrissime de Boris: clin d’œil pour les
initiés, Bobby
Few tient un petit rôle dans ce film et y chante le thème de Duke Ellington, «Sophisticated
Lady», un retour aux sources de Boris: le jazz et en particulier le Duke!
En 2017, Patrick préface une bande dessinée adaptant L’Automne à Pékin.
Si Patrick a le droit moral
sur l’œuvre de son père, il n’a pas de prédispositions pour l’organisation de
la protection des droits d’auteur: Ursula Vian-Kübler, Hot d’Déé
et Nicole Bertolt ont assumé cette
responsabilité et ont fait vivre l’œuvre de Boris Vian depuis 64 ans, Nicole
reprenant désormais le flambeau avec Cédric, le petit-fils de Boris.
Patrick Vian s'est éteint le
vendredi 24 février 2023 auprès de son fils, Cédric. Une cérémonie intime et
simple a eu lieu avec la famille et les amis le 2 mars à Orange.
Hélène Sportis
Photo Collection Fond’Action Boris Vian by courtesy
Images extraites de YouTube
Avec nos remerciements
1.
Revue Les Temps Modernes: «…Au sommaire du premier numéro: Sartre,
Richard Whright, Maurice Merleau-Ponty, Francis Ponge, Raymond Aron,
Jacques-Laurent Bost et Jean Roy. Suivront Beckett, Moravia, Carlo Levi, James
Agee, Vian, Queneau, Genet, Leduc, Sarraute…», Gallimard.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Revue-Les-Temps-Modernes#
2.
Jazz Hot n°2 (nouvelle série),
novembre 1945, l’Orchestre de l’Armée de
l’Air, Michèle (avec cette orthographe) Vian.
3.
Jazz Hot n°5 (nouvelle série), mars
1946, La Radio, France-Soir organise un référendum, Boris Vian.
4.
Jazz Hot est situé 14 rue Chaptal, à 500
mètres.
5.
Un des célèbres slogans de mai 1968.