Nous avons
croisé Ludovic Beier lors d’une séance de travail à Erbalunga, près de Bastia, en compagnie de Melody
Gardot. Né le 19 février 1978 à Auvers-sur-Oise (95), il s’intéresse très tôt à
l’accordéon sur les conseils de son père, lui-même accordéoniste. Son intérêt
pour le jazz oriente sa pratique vers une voie très personnelle. Il enregistre
un premier disque en 1997, Nuit Blanche,
et adopte le répertoire Django à partir de 1999, année de sa rencontre avec
Angelo Debarre (g) avec lequel il enregistre cinq albums. Soliste très sollicité, reconnu
jusqu’au Etats-Unis, Ludovic Beier fait preuve d’un
éclectisme certain passant de Django au jazz-rock, de la musique de film à la
pop ou à des collaborations avec des personnalités aussi diverses que Thomas
Dutronc (g, voc), Tom Scott (ts), Sansévérino (voc), Marc Berthoumieux (acc) ou
Dorado Schmitt (g). Un parcours singulier, des bals de province au Lincoln
Center. En septembre dernier, il a
conduit le projet Toots en scène, en hommage à l’harmoniciste, pendant le
festival Jazz en Touraine (Montlouis-sur-Loire, 37); une création qui donne
lieu à d’autres dates et pour laquelle Ludovic Beier a adopté l’accordina,
instrument hybride entre l’accordéon et l’harmonica.
Propos recueillis par Michel Maestracci Photo Michel Maestracci
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018
Jazz Hot: Avant
de jouer sur les grandes scènes du jazz vous avez commencé par le bal. Est-ce
un parcours obligatoire pour un accordéoniste?
Ludovic Beier: Ce
n’est pas une obligation, mais cela reste une étape importante dans l’apprentissage
de l’instrument, même si, de nos jours, les choses ont un peu changé. J’ai
débuté en apprenant «le répertoire de danse», c’est-à-dire les valses, les
paso. En parallèle, j’ai effectué des études d’accordéon dites «classiques»
avec des «pièces de genre». En fait, les groupes de bal sont toujours en
recherche d’un jeune accordéoniste; on commence donc directement par le bal et
cela permet de bien apprendre le métier. Il faut jouer de tout, et cela
familiarise avec les thèmes du jazz, les chansons, et ça laisse la possibilité
d’improviser. Il y a des règles à respecter, mais on est assez libre. En ce qui
me concerne, cela m’a beaucoup servi, un terrain d’exploration de
musique plutôt qu’une corvée, comme de jouer longtemps quand les gens ne t’écoutent
pas. Je prenais ça au sérieux, et je trouvais très intéressant de m’exprimer
ainsi. J’ai commencé à 12 ans et, après, vers 18 ans, j’ai joué
avec des musiciens tziganes lors de soirées privées. On faisait ce qu’on appelle les tables, les
cabarets russes, les hôtels, les bateaux, les endroits où il faut jouer du jazz
en trio. Cela m’a permis aussi d’assimiler les standards, en plus des jam-sessions.
En fait, pour avancer, il faut être un peu doué et faire de belles rencontres.
Cela a-t-il été
votre cas?
J’ai eu la
chance d’être accueilli par la dernière
génération de ce qu’on appelle les «anciens musiciens», qui ont aujourd’hui 70
ou 80 ans. Ceux qui ont connu les années glorieuses en jouant dans des soirées
privées, à la télévision, qui ont fait les séances de studio. Eux, étaient vraiment ouverts pour apprendre
le métier aux jeunes. Aujourd’hui, cette tradition s’est un petit peu perdue. J’ai
eu la chance de connaître ça: Marcel Azzola, le premier, m’a donné des conseils
et m’en a appris beaucoup sur le métier et sur l’accordéon, car c’est une
véritable encyclopédie. Ensuite, j’ai rencontré Angelo Debarre. Il n’est pas de
la même génération, car il a à peu près dix ans de plus que moi, mais c’est lui
qui m’a vraiment apporté le répertoire du côté swing manouche. Enfin, il y a eu un séjour aux Etats-Unis où
j’ai rencontré des gens comme Joe Lovano, Paquito D’Rivera, James Carter qui ont
formé mon oreille au jazz américain tel qu’il est joué là-bas.
Quel est
l’accordéoniste qui vous a donné envie de vous tourner vers le jazz?
Je jouais du jazz
avant de mettre à l’accordéon. Et quand j’ai commencé à le pratiquer, j’avais
toujours envie de jouer des thèmes comme «All of Me», «Sweet Georgia Brown». Je n’écoutais pas que des accordéonistes, même si Marcel Azzola a été
une influence majeure. Il y a eu aussi Gus Viseur, l’Américain Art Van Damme,
Franck Marocco, sans oublier Richard Galliano.
Pourquoi vous
êtes-vous tourné vers la musique de Django Reinhardt?
Je suis venu à la musique de Django par ma rencontre avec Angelo
Debarre. Avant, j’étais plus intéressé par le jazz-rock, Chick Corea et son Electrik
Band, un groupe que j’ai découvert quand j’avais 12 ans. Par ailleurs,
j’apprenais les bases du jazz: le bop avec Parker, les big band et tout le
bagage indispensable à un musicien de jazz. Mon expérience américaine
m’a permis de me confronter au vrai jazz, c’est-à-dire une musique très
ancrée dans la tradition, avec une formation, une culture, celle de la
communauté afro-américaine, et qui a une sorte de dimension sacrée. Au contact
des musiciens américains j’ai identifié la différence entre jazz et musique
improvisée. Je pense aussi à mes rencontres avec James Carter qui m’ont
conforté dans l’idée que nous avons un vocabulaire commun.
Par «vrai
jazz», voulez-vous dire que la réalité de cette musique est américaine, voire
afro-américaine?
Oui. J’ai eu la chance, parallèlement à mes activités de
musicien, de soutenir un master sur le jazz à l’université Paris IV. Durant mes
recherches, je me suis rendu compte qu’on peut bien appeler jazz tout ce qu’on veut, mais les fondamentaux du jazz, c’est la culture afro-américaine. Bien
sûr, depuis l’Après-Guerre, il y a eu de nombreuses ouvertures vers d’autres
musiques, comme avec Miles Davis ou le free, mais elles restaient enracinées.
Alors qu’aujourd’hui, les différents métissages éloignent le jazz de ses
fondamentaux. Ça ne me dérange pas mais, en ce qui me concerne, jouer du jazz
c’est revenir –comme disent les Américains– back
to the roots. Il faut retourner à l’apprentissage du swing, des thèmes, de
l’harmonie et surtout du placement rythmique. Une fois que l’on sait ça, on
peut explorer d’autres formes.
Comment
parvenez-vous à jouer autant aux Etats-Unis?
C’est le fruit d’une rencontre avec une productrice
américaine, Pat Philipps, qui est l’épouse d’Ettore Stratta, un chef
d’orchestre et arrangeur qui a composé pour Tony Bennett. Ils ont organisé pas
mal de concerts pour Stéphane Grappelli et ils sont amoureux du swing
manouche. Elle a créé un festival au Birdland,
à New York, en 2000 autour de la musique de Django. Pour la première édition,
elle avait fait venir Babik Reinhardt. Angelo et moi y sommes allés deux ans
après. Et sur sa lancée, elle a organisé des tournées pour faire connaître
cette musique aux Américains. On a commencé à se produire dans des petits
festivals, puis à Newport, au Playboy Jazz Festival ou au Hollywood Bowl. C’est
un travail de longue haleine. On va aux
Etats-Unis tous les deux ans. Il faut faire ses preuves, se faire accepter par
les musiciens américains, montrer qu’on sait jouer, qu’on ne va pas non plus chercher à les concurrencer. Par
ailleurs, on n’organise pas un concert de la même façon en Europe et aux Etats-Unis,
où la dimension entertainment est importante.
Vous avez joué
avec Toots Thielemans et Herbie Hancock. Comment cela est-il arrivé?
Le projet Magic of
Toots était un concert en hommage à Toots, produit par Pat Philipps et
Ettore Stratta. Je n’y étais donc pas par hasard. C’était en 2006 au Carnegie
Hall. Toots invitait les musiciens avec lesquels il avait envie de jouer.
Herbie Hancock était le maître de
cérémonie. Je me suis présenté deux jours avant le concert sans savoir si
j’allais jouer, ni comment ça allait se passer. Je suis parti à la répétition en taxi avec Herbie Hancock. Quand
nous sommes arrivés, il n’y avait personne. Nous avons commencé à jouer et Toots est
entré. Il m’a invité sur «Bluesette» et sur d’autres titres. Ça a été une
expérience en or que je n’oublierai jamais! C’est probablement la seule fois de
ma vie où, quand j’ai dû faire un solo, je savais exactement quoi jouer, sans
me poser de questions, sans aller chercher quoi que ce soit. L’aura de Toots et
des musiciens était telle, la musique tellement bien partagée, que je savais
exactement quoi faire. Je ne peux pas expliquer ce qu’il s’est vraiment passé ce
jour-là. Il y avait une espèce de télépathie; on était reliés.
En dehors de
cette soirée, avez-vous accompagné Toots?
Hélas non. On s’est croisés quelques fois sur des festivals.
Mais il avait diminué la fréquence de ses concerts. J’ai eu pas mal d’échanges
avec lui sur la musique et l’analyse qu’il avait de mon jeu. Il avait entièrement
raison. Il m’a donné des conseils qui ne peuvent que marquer, et qui aident à
trouver son chemin.
Quelles sont
vos formations régulières?
J’essaie de faire ce que j’ai envie. J’ai un trio
contrebasse-guitare-accordéon avec Antonio Licusati (b) et Doudou Cuillerier
(g). C’est une formule originale dans laquelle nous sommes vraiment très
libres; en plus, on se connaît très bien. On peut faire des reprises pop, jazz
et même des morceaux manouches ou tziganes. Le plaisir et le partage sont la
priorité. En parallèle, j’ai un quartet avec Stéphane Huchard (dm), Christophe
Cravero (kb) et Diego Imbert (b), qui me permettent d’aller dans une esthétique
beaucoup plus jazz, et notamment plus jazz-rock. Black Friday, mon dernier album (sortie en 2016), électrique, se situe dans cet esprit-là.
Et puis, il y a ce projet américain, Django All Stars, qui réunit mon trio plus
Pierre Blanchard (vln) et Samson Schmidt (g). C’est un groupe où chacun amène ses compositions;
les arrangements sont très travaillés, et on parvient à faire vivre une aventure
où tout le monde aide, à sa place. Ce n’est pas une succession de
solos: on partage de la musique et pas seulement sur scène. Ce groupe ne joue
qu’aux Etats-Unis, c’est un choix. L’an prochain, on devrait enregistrer un
album à New York.
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CONTACT: www.ludovicbeier.com
DISCOGRAPHIE
Leader/Coleader CD
1997. Nuit Blanche, Marianne Mélodie CD 2001. Swing rencontre, Marianne Mélodie 21025 (avec Angelo Debarre) CD 2003. Come Into My Swing, Le Chant du Monde 2741249 (avec Angelo Debarre) CD
2004. New Montmartre, Le Chant du Monde 2741229 CD 2005. Entre amis, Le Chant du Monde 2741288 (avec Angelo Debarre) CD 2006. Entre ciel et terre, Le Chant du Monde 2741435 (avec Angelo Debarre) CD
2007. Chilltimes, Le Chant du Monde 2741507 CD
2007. Live at Jazz Standard, City Record 08001/1 CD 2007. Parole de swing, Le Chant du Monde 2741542 (avec Angelo Debarre) CD
2009. Django Brasil, Le Chant du Monde 2741733 CD 2009.
Swingin’ in Solo, Cinq Planètes 13968 CD
2010. Pop, Swing & Fire, City Records 11001 CD
2012. Black Friday, City Records 14002 CD
2014. Songs for My Father, City Records 13001 CD
2015. Django Festival All Stars, Live at Birdland, Frémeaux et Associés 8512 CD
2016. Timgad (bande originale), Frémeaux et Associés 8538
Sideman
CD
2009. Sandrine Mallick, Lucioles, Frémeaux
et Associés 517 CD
2013. Samson Schmitt, Crazy Sound, Frémeaux et Associés 8503
VIDEOS
2003.
Django Reinhardt Group, «Djangology», Festival Internationale Jazzwoche (Allemagne) https://www.youtube.com/watch?v=3w29zC0DE34
2004.
Angelo Debarre & Ludovic Beier, «Stomping at Decca», Toulouse https://www.youtube.com/watch?v=pqjJznHOSWA
2013.
Ludovic Beier & Radical Gipsy, «Bossa Dorado», Gregory’s Jazz Club (Rome, 6
avril 2013) Ludovic
Beier (acc), Gabriele Giovanni (g), Daniele Gai (g), Giuseppe Civiletti (b) https://www.youtube.com/watch?v=V68gLAy6Lwc
2016.
Ludovic Beier Trio + Costel Nitescu, concert complet, Festival Jazz San Javier
(Espagne) Ludovic
Beier (acc), Doudou Cuillerier (g, voc), Antonio Licusati (b), Costel Nitescu
(vln) https://www.youtube.com/watch?v=p4YlDOQIwPo
2016.
Ludovic Beier, «Bluesette», Int. Accordeon Festival Hoogezand-Sappemeer (Pays-Bas)
https://www.youtube.com/watch?v=yWI_iS9Aclw
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