Philippe Duchemin Trio
Devant une salle bondée
samedi 21 septembre 2013 rue Saint-Benoît, Philippe Duchemin (p),
Jean-Philippe Bordier (g) et Cédric Caillaud (b) ont donné en trois
sets, plus de deux heures de jazz superbe. Dans un répertoire
empruntant aux standards et aux classiques du jazz, cette formation –
qui n’était pas sans rappeler les premiers trios p/g/b des années
1940 de Nat King Cole, Art Tatum, et bien sûr le premier Oscar
Peterson Trio, avec
Herb Ellis et Ray Brown – a régalé l’assistance ; d’autant
que le guitariste a chaque fois prit la peine d’annoncer et de
présenter de manière succincte les thèmes joués. Ils débutèrent avec une
version tout en souplesse de la composition de Benny Goodman, Edgar
Sampson et Chick Webb, « Stompin’ at the Savoy »
(1936). Philippe Bordier, dont le discours s’inspirait d’Herb
avait des accents d’Oscar Moore et surtout d’Everett Barksdale.
Ils ont poursuivi avec un morceau plus récent « On a Clear
Day » (Burton Lane – 1966), qui servit le film de Vicente
Minnelli du même titre. « Alone Together », vieux thème
de Tin Pan Alley écrit en 1932 par Arthur Schwartz, mit en valeur le
style concis de Bordier. Avec « Stuffy », écrit en 1945
par Coleman Hawkins, le trio revint dans le répertoire original du
jazz. Après l’exposition du thème, sa structure « riffée »
permit aux musiciens de construire leurs improvisations individuelles
mais également collectives sous forme de strette habillées de
développements en contrepoint très brillants de Duchemin. L’assise
de Caillaud était parfaite. Ce fut ensuite « Misty »
(1954), ballade d’Erroll Garner, idéale pour permettre aux
pianistes, en l’espèce Philippe Duchemin, de valoriser le champ de
leur musicalité : très belle interprétation, tout en retenue
pour la guitare, plus lyrique pour le piano. Ils enchainèrent
ensuite avec la pièce de Lester Young, « Lester Leaps in »
(1940), pris dans l’esprit du quartet du pianiste canadien Oscar
Peterson, avec Buddy Rich (dm), en décembre 1955 ; exécution
très enlevée et brillante, tant dans l’exposition du thème que
dans le dialogue des instrumentistes. « Vou te contar »
(je vais te raconter), c’est par ces mots que commençait le texte
laissé en suspens par Chico Buarque, parolier sollicité par Tom
Jobim en 1967 pour sa mélodie enregistrée aux Etats-Unis avec des
musiciens de jazz américains sous le titre de « Wave ».
Le compositeur s’attela néanmoins, en reprenant ce début
apparemment inachevé, à compléter les paroles brésiliennes. Le
musicien avait-il perçu toute la poésie de sa musique que le poète
sensible avait choisi de laisser à libre imagination de l’auditeur ?
Le chant se suffit à lui-même, ce que le trio rendit dans une
interprétation où le lyrisme demeurait l’élément roi ; la
partie de contrebasse, dont l’improvisation, fit merveille par la
profondeur de la tessiture chaleureuse de l’instrument. Après
l’intermède brésilien, les musiciens revinrent à la tradition
du jazz en reprenant le thème de Louis Alter écrit pour le film
réalisé en 1947 par Arthur Lubin, New
Orleans, « Do
You Know What It Means to Miss New Orleans ». Chantée lors de
sa création par Louis Armstrong et Billie Holiday, la mélodie est
devenue une sorte d’hymne à la la gloire de Crescent
City ;
elle fut pour l’occasion exposée à la contrebasse avec beaucoup
de feeling par Cédric Caillaud ; ses collègues enchaînèrent
avec des soli remplis d’émotion : version simple, épurée et
bien sentie. Le second set commença avec une version très
petersonienne des années fifties
et tempo d’enfer, sur la plus toute jeune composition de George
Gershwin « Lady Be Good » (1924) ; là aussi,
toujours beaucoup de virtuosité mais également le souci de
traduire le caractère mutin de cette bluette. La soirée continua
dans cette atmosphère joyeuse mais aussi de plaisir musical.
Philippe Duchemin n’est plus à présenter ; c’est un
formidable pianiste qui se prend encore au jeu avec son instrument et
paraît chaque fois s’en émerveiller. Cédric Caillaud a beaucoup
gagné en musicalité dans la façon de conduire sa partie, toujours
attentif aux discours de ses partenaires. Quant à Jean-Philippe
Bordier, ses ascendances blues
donnent à son style fait de simplicité une grande force d’impact
à son jeu brodant autour du thème même. Un excellent concert et de beaux moments.
Xavier Richardeau & Philippe Dervieux
Mardi 24 septembre 2013, Xavier Richardeau (bs, ts) et Philippe Dervieux (p) ont donné
un formidable concert en duo. La salle n’était pas pleine ;
les absents eurent tort. Pendant plus de deux heures de temps, ces
musiciens ont régalé l’assistance, dont plusieurs touristes
américains ravis de redécouvrir un répertoire américain joué
dans une forme conforme à la tradition, « que nous n’entendons
plus beaucoup chez nous », disaient-ils. Car le programme était
classique. Au cours de ce concert, Richardeau joua alternativement du
baryton, son instrument de prédilection, mais également avec autant
de bonheur, du ténor. Au baryton, il commença avec « Misty »,
dans une version d’un lyrisme romantique, laissant le temps au son
d’occuper l’espace, Dervieux l’accompagnant avec discrétion
mais efficacité avant de prendre un solo sobre mais poétique. Ils
enchaînèrent ensuite sur « Giant Steps » (Coltrane –
1959) dans une version stride
bien venue et respectueuse de l’esprit de la pièce dans
l’acception d’une vraie tradition. Ils enchaînèrent avec
l’illustrissime composition de Johnny Green, « Body and
Soul » (1930) : bien sentie et jouée avec déférence. Il
y eut une rupture d’ambiance, avec la lecture joyeuse de « Cheek
to Cheek » (Irving Berlin – 1935) prise en tempo up,
suivi de « I’ll Remember April » (Gene De Paul –
1941), envoyés avec beaucoup d’allégresse, voire de jubilation.
Ensuite, ils interprétèrent une sorte de sonate sur le trop peu
joué « Darn That Dream » (Jimmy Van Heusen – 1939),
dans un idiome de poésie amoureuse, le baryton de Xavier jouant sur
l’intimité souvent dévolue au violoncelle. Ce fut ensuite « All
of Me » (Gerald Marks – 1931), puis « Night in
Tunisia » (Dizzy Gillespie, Frank Paparelli – 1942) et enfin
« Tenderly » (Walter Gross – 1936), qui, après le solo
de Richardeau, provoqua les exclamations admiratives d’un couple
afro-américain de Chicago présent dans le restaurant. Le duo
continua avec la composition de Morgan Lewis, « How High the
Moon » (1940) ; Xavier exposa le thème dans sa variation
de Charlie Parker, « Ornithologie » (1946) ;
Philippe Dervieux prit ensuite son solo de piano dans le style
stride,
comme il le fit en plusieurs occasions (notamment sur « Giant
Steps ») qui enthousiasma le public. Ce fut ensuite une version
de « Do
You Know What It Means to Miss New Orleans » (Louis Alter –
1947), décidément très à la mode ces temps-ci, au cours de
laquelle Richardeau, au ténor, prit un solo entier à la manière
d’Herschel Evans. Ils terminèrent le programme avec une dernière
pièce, autrefois illustrée par les maîtres de l’école des
pianistes noirs de Harlem, « I Can’t Give You Anything but
Love » (Jimmy McHugh – 1926) ; Philippe se tailla encore
un grand succès auprès des spectateurs friands de cette forme
pianistique rarement reprise en club, Xavier s’appliquant pour
l’occasion à en souligner le côté langoureux. Le public reconnaissant les
a longuement applaudis. Un beau concert de deux très bons musiciens,
heureux de jouer cette musique.
Félix W. Sportis (texte et photos)
|