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St-Cannat (Bouches-du Rhône)

1 sep. 2013
Jazz à Beaupré, 6-7 juillet 2013
© Jazz Hot n°664, été 2013

A quelques kilomètres au nord d’Aix-en-Provence, comme chaque année et pour la neuvième fois s’est tenue, dans le cadre magnifique du domaine vinicole de Beaupré à St-Cannat, la 9e édition du Beaupré Jazz Festival. Plus qu’une simple manifestation culturelle soutenue par le vignoble et par la commune, c’est une œuvre, un ouvrage chaque fois recommencé par Chris Brégoli et Roger Mennillo, deux impénitents amateurs de jazz ; ils animent avec abnégation l’association, Art-Expression, avec la foi des missionnaires. Cette année, les deux complices ont eu l’ambition de proposer une programmation éclectique mais également novatrice, permettant au public peu averti de découvrir des musiciens de talent.

Romero Lubambo, Terreon Gully, Dianne Reeves, Reginald Veal, Peter Martin © Félix W. Sportis
Ainsi, le vendredi, derrière la diva Dianne Reeves à l’affiche, qui n’est pas une inconnue, les spectateurs (très nombreux qui remplissaient toutes les places disponibles) ont pu apprécier le talent de musiciens formidables, qui ne sont que rarement sous les projecteurs de l’actualité mais qui n’en sont pas moins les acteurs qui contribuent largement à son succès en participant au parfait accomplissement de son immense talent. D’ailleurs, elle ne s’est pas privée de les citer à plusieurs reprises et de relever leurs qualités tout au long du concert. Cette année, elle était, comme souvent, entourée par le batteur  Terreon Gully qui, en 2011 et en ces mêmes lieux accompagna déjà magnifiquement Kenny Barron ; aux guitares, par le subtil Romero Lubambo ; au piano et au Fender Rhode par Peter Martin attentif, fin et efficace ; à la contrebasse par l’immense Reginald Veal.
Avant son entrée en scène, sur le tempo décalé en forme de leitmotiv installé par Reginald, le quartet donna une fort originale version de la mélodie composée en 1925 par George Gershwin, « Summertime », extraite de son opéra Porgy and Bess : de la belle musique bien maîtrisée.
Ensuite, comme dans la plupart de ses concerts, Dianne Reeves commença une pièce « africaine » ; elle en intégra d’ailleurs plusieurs dans ce programme ; malgré ses prouesses musicales et vocales, elles ne furent pas les plus intéressantes. Car si l’Afrique contribua à peupler les Amériques, l’idiome du jazz ne relève nullement des musiques africaines et c’est se tromper que de donner une telle image de la musique africaine (il en existe beaucoup, très différentes). S’agissant d’un festival de jazz, il est dommage de devoir subir l'effet des phénomènes de mode, et nous nous devons de le dire, même si c'est de la responsabilité de l'artiste. On n'imagine pas un artiste classique entrecoupant Mozart de pièces du folklore africain ou africanisant son interprétation classique en raison de la couleur apparente de sa peau… Dans les années 1920, alors que nous étions en plein retour à l’Afrique sous l’influence de Marcus Garvey, Duke Ellington, l’inventeur du jungle style, qui appartenait, lui, à la Harlem Renaissance, se garda bien de cet écueil. L'Afrique des origines était une inspiration, comme la culture classique, pour la création de son propre langage d’Américain avec les critères propres à l’art nouveau en éclosion.
Car Dianne Reeves est au demeurant une fantastique chanteuse de jazz. Elle en donna de belles illustrations  dans plusieurs pièces qu’elle interpréta pendant ce concert. Ce fut d’abord une surprenante et bien sentie version de « Stormy Weather » (Harold Arlen & Ted Koehler – 1933). Après un intermède festif afro-cubain, la chanteuse demanda à son « fantastic bassist » d’introduire la pièce suivante ; s’agissant d’un blues, Reginald Veal se servit du motif de « Blue Monk » : instants exceptionnels, pendant lesquels, en parfait accord avec ses partenaires, Dianne exploita tous les registres de sa formidable palette d’expressivité musicale. Le public ne s’y trompa qui applaudit à tout rompre. Elle enchaîna en duo avec son guitariste sur la composition de George et Ira Gershwin « Love Is Here to Say » (1938) ; commencée ad libitum dans une forme qui n’était pas sans évoquer le duo Ella Fitzgerald/Joe Pass, l’interprétation prit sa plénitude lorsque les deux artistes la métamorphosèrent en bossa nova légère puis lancinante, Romero Lubambo évoquant tour à tour la souplesse poétique de Laurindo Almeida puis la rigueur rythmique plus carrée de Charlie Byrd. Histoire de « casser la monotonie de style », elle coupa avec un thème aux couleurs africaines, terminant dans une sorte d’orgie sonore sous les applaudissements du public. En bis sur des paroles de Sammy Cahn, elle revint chanter, en duo avec le pianiste, la superbe mélodie de McCoy Tyner, « You Taught My Heart to Sing » (jouée pour la première fois par le compositeur et Jackie McLean en 1985) dont elle donna une version magistrale, de mon point de vue bien supérieure à celle de 2002 dans son album Music for Lovers. L’assistance conquise lui fit une standing ovation. Très beau concert bien qu'inégal. Mais tous étaient ravis.

Le lendemain, samedi, le quintet du pianiste chanteur, Anthony Strong, ouvrit la soirée devant un public malheureusement trop peu nombreux. Nous avons eu droit à une bonne heure de musique d’entertainment, insipide mais proprement jouée par des musiciens professionnels de bon niveau, dans l'esprit de James Callum et Harry Connick Jr mâtiné de Frank Sinatra. Au programme : « Steppin’ out », composition d’Irving Berlin (1948), titre éponyme de son dernier album : mais également « Lucky Be a Lady », « Too Darn Hot », « Change My Ways », « Falling in Love », « My Foolish Heart », « Cheek to Cheek »…, standards classiques, réadaptés par l’artiste qui maîtrise la technique de son instrument mais s’avère être un piètre chanteur, souvent ennuyeux. Il est accompagné par un orchestre qui fait bien son travail où il est permis de distinguer le contrebassiste, Spencer Brown, mais aussi le trompettiste Graeme Flowers et le ténor Jon Shenoy. Prestation un peu longue et sans grand intérêt dans un festival comme Jazz à Beaupré.

Eric Reed © Félix W. Sportis
La seconde partie, en revanche, fut de toute beauté. Ce concert d’Eric Reed restera dans la mémoire des présents : exceptionnel souvent, celui d’un très grand pianiste et d’un immense musicien, qui plus est de jazz, dont il connaît la littérature de l’intérieur. Il était pour la circonstance accompagné par deux très jeunes musiciens plein d’avenir : Mike Gurrola (b) et Wes Anderson (dm). Il commença son programme en solo par une interprétation tout en tension nuancée de « Just a Gigolo » (Leonello Casucci & Irving Caesar, 1930), dans l’esprit de ceux de Th. Monk, enchaînant immédiatement avec « Stablemates » (Benny Golson, 1955) dont chaque partie constituait, dans sa construction, une pièce en soi, parfaitement soutenu par ses accompagnateurs. Il poursuivit la prestation avec une belle version d’une autre composition de Benny Golson « Whisper not » (1956) au cours de laquelle Mike Gurrola prit avec une belle assurance un solo de deux choruses, à la fois rigoureux et bien construit. Il continua sur un tempo soutenu avec la pièce de Charlie Parker « Moose the Mooche » (1946), au cours de laquelle sa technique pianistique, notamment la qualité du détaché de son touché, fit merveille dans une séquence dont la rigueur de construction dans l’improvisation aurait pu être imaginée par Bach. Il sollicita le batteur dans un 4/4 sobre mais parfaitement exécuté. Suivit « Polka Dots and Moonbeams » (Jimmy Van Heusen & Johnny Burke, 1940) dans une version poétique toute en finesse et en subtilité, accompagné par une ligne épurée du contrebassiste et un jeu fin et discret du batteur aux balais. Il poursuivit son programme avec une version soulful d’un vieux negro spiritual, « Mary Don’t You Weep » (interprété déjà en 1915 par les Fisk Jubilee Singers). Après cet intermède paisible, Nous eûmes droit à une version très enlevée, dans l’esprit de Ray Bryant autre et regretté philadelphien, de « Things Ain’t What They Used to Be » (Duke Ellington, 1941), traitée de manière orchestrale avec, en question/réponse, citations basiennes en bloc chords des tutti orchestraux de la fin de « Splanky » (Neal Hefti) : un feu d’artifice. Ensuite, il entama une séquence consacrée aux pièces de Monk dans une parfaite maîtrise de l’œuvre : il commença, après une longue citation de « Blue Monk » en guise d’introduction, par « In Walked Bud » (1948), dont le développement ample de l’improvisation mit en valeur son sens du swing, magnifiquement soutenu par la ligne de basse et le drive du batteur, chacun étant sollicité en tant que soliste à l’articulation des différents moments musicaux de la pièce. Il termina sa prestation avec une version classique, même si très mystérieuse, voire un peu inquiétante, de « ‘Round About Midnight » (1942), avec sa coda d’origine. En bis, il joua « Epistrophy » (1947), toujours avec le même brio et la même maîtrise de la matière. Le public, malheureusement pas assez nombreux pour découvrir ce musicien d’exception, a longtemps applaudi débout. Et n’eût été le respect dû à l’artiste éprouvé pour un concert intense d’une bonne heure et demi, il en aurait demandé encore. Eric est maintenant en pleine maturité, en possession de tous ses moyens et c’est formidable. Mike Gurrola, qui est un fan de Ray Brown, est un sacré client ; sa mise en place fut irréprochable, il écoute ses partenaires ; il n’a que 22 ans. A suivre. Quant à Wes, il est à peine plus âgé, 26 ans et sa façon de jouer rappelle par beaucoup de points (finesse et musicalité de sa manière) Al Levitt. Tous deux furent plus que des accompagnateurs, de vrais complices, voire des comparses « dans tous les bons coups » de ces instants de vrai bonheur.

Les absents eurent tort, grand tort même. Car ce fut un très grand moment de musique et de jazz. Avec l’humour un peu froid des personnes déçues de la désaffection du public pour de vrais grands artistes de jazz comme Eric Reed, Jordi Suñol, le manager d’IJP, eut le mot de la fin : « Depuis trop longtemps, la plus grande partie des festivals est managée par des directeurs artistiques incompétents, qui ne connaissent rien : ni à la musique, ni au jazz. Ils prêtent, avec la complicité des médias, leur concours à la fabrication de faux jazzmen ! Vous savez, j’ai arrêté ma carrière de polytechnicien pour me consacrer au jazz et le diffuser ; vous savez le jazz ! Moi, je n’en connais qu’un, pas celui qu’on fabrique à coup de publicité, le vrai, quoi ! Eh bien maintenant, j’ai l’impression d’être dans la situation de celui qui vend des peignes à des chauves ! »
La cuvée de Jazz à Beaupré 2013 a été de grande tenue. Chris et Roger, qui ont été récompensés par la prestation des artistes et le public enthousiaste venu en définitive nombreux, sont à féliciter pour cette programmation audacieuse et de qualité. A 2014, pour un dixième anniversaire, qu'on souhaite de même niveau.
Félix W. Sportis