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Vienne (Isère)

1 sep. 2013
Jazz à Vienne, 28 juin au 13 juillet 2013
© Jazz Hot n°664, été 2013

Depuis quelques années, Vienne a pris le virage tant redouté des festivals dont le lieu dispose d'un nombre important de places : ici, remplir les milliers de places du Théâtre antique. Peu de musiciens de jazz en sont capables, et la programmation s'ouvre à d'autres musiques au détriment des musiques jugées « les moins rentables ». En effet, que pèsent Charles Lloyd, Ahmad Jamal et Jacky Terrasson face à Ben Harper et Santana ? Assez peu, si on se place sur une logique de consommation de masse. L'irruption de grandes vedettes populaires se fait le plus souvent aux dépens de la convivialité qui était de règle dans les festivals de jazz tandis que pleuvent les interdictions pour les photographes professionnels (alors que crépitent les flashs des petits appareils et des smartphones dans le public). La mutation amorcée par Montreux dès les années 90 gagne désormais les grands festivals au grand dam des amateurs de jazz. Malgré tout il reste beaucoup de jazz à Vienne, surtout dans les lieux gratuits et en particulier au Club de Minuit même si souvent le spectacle du Théâtre antique déborde largement au delà de minuit. La presse spécialisée jazz n'étant invitée que cinq journées, et ne pouvant se déplacer par intermittance, et le jazz n'étant pas regroupé sur cinq jours, le choix n'a pas été toujours évident.Terminer par Sonny Rollins paraissait a priori un bon choix permettant d'avoir la soirée blues, le gospel, le jazz et pas trop de musiques voisines mais souvent très éloignées du jazz. La défection de Sonny Rollins (le reverra-t-on?) a malgré tout réservé une bonne surprise : le nouveau trio d'Ahmad Jamal augmenté de Yusef Lateef, toujours jeune musicien de bientôt 93 ans.

Johnny Winter © Guy Reynard

Samedi 6 juillet. La soirée blues se voulait d'une belle diversité et couvrait tout le champ de cette musique. Johnny Winter en ouverture distille comme à ses plus beaux jours une musique proche de la tradition mais qui, irrésistiblement, lorgne du côté du rock. Pourtant, même si les solos sont moins précis, l'esprit demeure, et l'albinos se souvient qu'il fut le partenaire et producteur de Muddy Waters. Le Stetson noir vissé sur la tête baissée, il ne se lève jamais de sa chaise et ne se redresse que pour atteindre le micro. Il fait partie de ces musiciens
, survivants d'une époque révolue, qui permettent au blues de perdurer.

Robert Cray s'inscrit lui aussi dans son époque. Il a grandi avec la musique soul, et la rencontre avec Albert Collins qui devient son mentor le pousse à devenir musicien professionnel. Sa musique, aujourd'hui encore, est un mélange de soul et de blues. Même s'il est né en Virginie, il a formé son groupe sur la Côte Ouest et son blues fortement imprégné de soul porte l'empreinte de la Californie. Il possède une sonorité très souple, souvent sans aspérité qui le rapproche plus de Stevie Wonder que de Muddy Waters.

C'est plus vers Shemekia Copeland qu'il faut chercher le blues électrique classique. Fille du guitariste Johnny Copeland, elle possède une voix puissante dont elle utilise parfaitement toutes les nuances. Elle ne cherche pas à sortir du cadre traditionnel du blues urbain dont elle est une parfaite représentante. Des trois musiciens de blues présentés ce 6 juillet, elle est certainement la plus intemporelle, et il n'est pas étonnant qu'au tout début de sa troisième décennie elle ait reçue le titre de « Queen of the Blues »  à la suite de Koko Taylor.

Iris Stevenson © Guy Reynard

Dimanche 7 juillet. Traditionnellement à Vienne, l'un des deux dimanches demeure le jour du seigneur avec des groupes de gospel. Deux ensembles très différents se succèdent sur la scène cette année. The Voices of Gospel avec le Los Angeles Gospel Choir, dirigé par Iris Stevenson, qui a inspiré le personnage interprété par Whoopi Goldberg dans le film Sister Act II. Elle est à la tête d'une école de musique et dirige ce chœur de gospel de Los Angeles. Même s'il est vrai que cela se passe ainsi dans certaines églises, il est toujours difficile de faire la part du spectacle et de la véritable foi. Malgré la ferveur des interprètes, on se trouve toujours devant une série de numéros bien au point. Le chœur est parfaitement en place, les solistes viennent chanter sur le devant de la scène, certains viennent exécuter des pas de danse dont le hip hop est très friand. Tout cela n'est pas très loin de la musique profane. Mais les paroles des chants et du chœur portent l'inspiration et la ferveur religieuse et là est l'important. Le gospel et le blues sont les principales racines de toute la musique afro-américaine où l'esprit et le corps participent sans partage à l'expression de la foi.

La Velle et Don Byron © Guy Reynard

Cet ancrage est encore plus évident avec le New Gospel Quintet de Don Byron avec LaVelle et la chorale Entre ciel et terre. Avec Don Byron et La Velle, le quintet est constitué par Emil Spanyi (p), Brad Jones (b) et Sangoma Everett (dm). Le chœur originaire de Tarare dans le Rhône a été reçu à Los Angeles par Iris Stevenson et, naturellement, il viendra se joindre à celui venu de Californie à la fin du concert. Ici, la dichotomie entre l'orchestre plus tourné vers le jazz et le rhythm and blues, et la chorale plus tournée vers la musique religieuse, devient particulièrement évidente. Même s'il est un peu plus raide que son homologue américain, le chœur français reste d'un excellent niveau. Don Byron, grand connaisseur du jazz, est très à l'aise dans ce gospel nouveau auquel il apporte son sens du swing et La Velle est heureuse de se promener aussi bien dans le jazz, l'opéra et, bien sûr ce soir, le gospel. Mais il demeure toujours une séparation entre le quintet et la chorale et prédomine une impression de juxtaposition qui bien sûr n'existe pas dans la troupe d'Iris Stevenson. Nous ne nous plaindrons pas cependant du choix de voies aventureuses dans une musique dominée par de fortes conventions.


Lundi 8 juillet. Ce lundi propose une soirée nostalgie. Qui n'a pas dansé sur les tubes des Supremes et des Temptations d'abord puis plus tard sur le disco de Chic ? Ces groupes ont marqué le succès de la musique noire d'abord dans les années 60 avec l'écurie Tamla Motown de Berry Gordy ; puis Chic est l'enfant du guitariste et producteur Nile Rodgers. Les groupes masculins et féminins viennent tout droit de l'église et des chorales de gospel, ils demeurent presque comme les derniers témoins d'une époque révolue. Tous ont pris de l'âge, mais leur musique demeure la même sans toutefois avoir le même parfum que dans leurs années de gloire.
Nile Rodgers par contre a su évoluer. Un retour du disco pouvait être craint car Chic en avait été le parfait prototype. Mais Nile Rodgers, apparemment en grande forme et heureux de la rémission de son cancer, a compris que le disco n'est plus à la mode. Il s'est donc tourné vers un R'n'B très actuel et très efficace, évitant le côté revival. Le spectacle est parfaitement au point avec lightshow et canon à fumée ; il ne manque qu'une piste de danse pour que le Théâtre antique se transforme en une boîte géante renouant avec les orchestres de l'époque swing.
Anne Paceo © Guy Reynard

Anne Paceo au Club de Minuit marque le retour du jazz après plusieurs soirées de musiques voisines. Avec le quintet de son dernier disque, Yokaï, elle détaille ses compositions à la fois musicalement et vocalement, donnant l'origine de chacun des thèmes qu'elle joue. Ainsi, de Birmanie au Japon, les sonorités extrêmes-orientales trouvent  leur justification dans le voyage et la tournée effectués par les musiciens dans ces différents pays. Si l'énergie de la batterie demeure toujours au service de la musique, en particulier un drive profond pousse les solistes à parfaitement s'exprimer, la musique reste dans le jazz enrichie par les apports évoquant ces différents pays. Ce n'est pas un tournant de la musique, mais plutôt un enrichissement venant d'une musicienne convertie à la batterie par son séjour enfant en Côte d'Ivoire et un voyage à l'écoute attentive du monde pour enrichir sa propre musique. Une belle démarche d'une musicienne en pleine ascension soutenue par un groupe très cohérent avec Antonin Tri Hoang (as, bcl) et Pierre Perchaud (g), appuyés sur Leonardo Montana (p) et Stephane Kerecki (b).

Cécile McLorin-Salvant © Guy Reynard

Mardi 9 juillet. Après le blues, le gospel et la musique populaire noire, le jazz est enfin de retour sur la grande scène du Théâtre antique. Le quartet de Cécile McLorin-Salvant ouvre la soirée pour un set dit « découverte », bien que la jeune chanteuse ait déjà inauguré la grande scène deux ans auparavant. Son quartet est formé par Aaron Dielh (p), Paul Sikivie (b) et Rodney Green (dm). Elle était déjà présente avec Jacky Terrasson quelques jours avant et jouait à nouveau au club de minuit avec une formation plus étoffée. Artiste en résidence à Vienne, elle pouvait ainsi montrer les avancées survenues dans sa carrière depuis quelques années. Elle possède toujours ce même sens du swing des grandes chanteuses, une voix puissante qui sait détailler les nuances et un élargissement de sa palette vocale et de sa présentation scénique. Bref, Cécile McLorin-Salvant a tout pour succéder aux divas classiques du jazz.

Charles Lloyd © Guy Reynard

Sangam poursuit la soirée avec le fidèle Eric Harland (dm), Zakir Hussein (perc. indiennes) et bien sûr Charles Lloyd (ts, fl). Depuis son retour à la scène, ce dernier poursuit une longue route sinueuse, aventureuse, mais sans aspérités ni cahots. Il est d'une grande fidélité à ses partenaires : Eric Harland a naturellement succédé au regretté Billy Higgins et à Billy Hart. Zakir Hussein a intégré le trio après son passage dans le Shakti avec John McLaughlin. Mais Charles Lloyd poursuit toujours dans la même voie post-coltranienne largement plus apaisée sans pour autant s'ouvrir aux tentations orientales. Cela donne une belle ouverture au trio qui poursuit l'exploration d'une musique d'une grande douceur, à l'image de la paix intérieure de Charles Lloyd.

Ramsey Lewis et Dee Dee Bridgewater © Guy Reynard

La soirée se termine avec le trio de Ramsey Lewis qui reçoit Dee Dee Bridgewater. Afin de permettre aux photographes (qui n'ont droit qu'aux trois premiers morceaux) de la photographier, la chanteuse fait une brève apparition sur le premier morceau avant de laisser la place au groupe de Ramsey Lewis. Alors qu'on s'attendait à une formation soul funky à laquelle le pianiste nous avait habitué, dans ses disques du moins car en concert il est assez rare, il est revenu à un jazz plus classique, se limitant au piano acoustique. Délaissant les harmonies et rythmes soul qui l'ont fait connaître bien au delà du public du jazz, il revient à la musique de ses débuts plus intéressante. Lorsque Dee Dee Bridgewater revient  pour la deuxième partie du concert elle retrouve son registre habituel avec beaucoup d'énergie et de puissance largement poussée par cette belle formation.

Ahmad Jamal, Herlin Riley et Reginald Veal © Guy Reynard

Mercredi 10 juillet. Pendant de nombreuses années Ahmad Jamal a été fidèle à Idris Muhammad et James Cammack. Le voici désormais avec deux musiciens issus des formations de Wynton Marsalis : le batteur Herlin Riley et le bassiste Reginald Veal. Son vieux complice, le percussionniste Manolo Badrena, est toujours présent. Avec cette nouvelle formation, Ahmad Jamal retrouve les qualités de sa jeunesse avec une musique nettement plus intériorisée, un toucher de piano moins percussif et beaucoup plus de nuances dans son jeu. L'ensemble tourne parfaitement bien, retrouvant une fraîcheur perdue depuis longtemps par le pianiste. Il éprouve vraiment un grand plaisir avec ses nouveaux accompagnateurs et ses anciens morceaux retrouvent une couleur longtemps affadie.

Yusef Lateef © Guy Reynard

Après un premier set en quartet, Yusef Lateef entre seul en scène et débute avec de multiples flûtes. Visiblement, il est venu palier la défection pour raisons de santé de Sonny Rollins, mais il ne va pas s'intégrer au quartet. A bientôt 93 ans, il distille une musique  personnelle qu'il refuse d'appeler jazz, mais comment l'appeler autrement ? Il utilise de multiples flûtes, en bois, traversière, et le saxo ténor pour une musique aux formes libres mais jamais complètement dissonantes. Petit à petit, le trio entre, mais si la basse et la batterie apportent certaines couleurs, Ahmad Jamal regarde Yusef Lateef d'un air interrogatif tant la musique est loin de la sienne. Quelques gouttes d'eau commencent à tomber avec les dernières notes de ce concert, et l'entracte est noyé dans un violent orage qui retarde d'une bonne demi heure l'arrivée de Chucho Valdés.

Chucho Valdés © Guy Reynard

Son groupe, The Afro Cuban Messengers n'est pas sans rappeler les Jazz Messengers d'Art Blakey car, aux côtés d'un leader chevronné, de jeunes musiciens viennent faire leurs classes. Le temps ne semble pas avoir de prise sur Chucho Valdés dont la musique s'inscrit totalement dans le jazz avec des apports de la musique cubaine. Il évite volontiers l'écueil de la salsa ou de la musique traditionnelle cubaine mais s'inscrit au contraire dans une musique portée par le swing et irriguée par la tradition cubaine. Les percussions et la trompette jouent une rôle important. L'intervention de la chanteuse Concha Buika est une peu décevante tant elle semble plaquée sur l'orchestre sans jamais chercher à s'intégrer. Elle quitte d'ailleurs le théâtre sans même attendre la fin du concert après ses deux chansons laissant l'orchestre terminer seul le concert.


Ces cinq jours ont donné un aperçu de ce nouveau Jazz à Vienne. De nombreux jeunes musiciens ont été présentés sur les différentes scènes, et ils sont sans aucun doute l'avenir du jazz en France ; mais quel avenir quand, sur la quinzaine, on assiste à une telle dilution du jazz dans un ensemble hétéroclite de musiques ? Cette contradiction n'est pas propre à Vienne, et pose également des difficultés réelles de choix quant au fait de pouvoir donner un compte rendu objectif et exhaustif de la réalité du jazz à Vienne.
Guy Reynard