La capitale cubaine
a changé sensiblement depuis quelques mois. La libéralisation d’un -encore minuscule- commerce n’y est pas pour
rien. Les marchés commencent à être assez bien pourvus et achalandés et les
petits commerçants pullulent exploitant leur sens de la débrouillardise. Les paladares, restaurants privés, font preuve d‘
ingéniosité et bousculent les lieux établis. L’imagination populaire est au
pouvoir dans ces domaines ! Les affichettes « Se permuta » font place à « Se vende »*. Dans cette ambiance
de nouveaux espaces musicaux, eux-aussi de petite taille, apparaissent. Les
prix, accessibles, parfois en monnaie nationale, en font des lieux plutôt
fréquentés par un public autochtone. Le Privé, El Patio Amarillo… ouvrent leurs
portes à tous les genres et les jeunes musiciens, notamment les jazzistas, y trouvent un espace autorisant une
créativité qu’ils proposent ensuite dans les classiques Jazz Café ou à La Zorra
y El Cuervo. Dans ces creusets se forgent la « Nouvelle Musique
Cubaine ». Formé à un haut niveau musical le Joven Jazz * emboîte le pas au trompettiste Yasek Manzano*. Parmi cette nouvelle
génération il faut citer le saxophoniste Michel Herrera, impressionnant tant
avec son alto que par son niveau conceptuel; les pianistes Jorge Luis Pacheco et Alejandro Falcón ;
le tromboniste Yoandri
Argudín ; plusieurs batteurs dont Keisel Jiménez ; le bassiste
David Faya… Tous ont une solide connaissance du jazz et de ses conditions
d’apparition, se revendiquent de Parker, Gillespie, Coltrane, Miles, Shorter,
Hancock … et prétendent, tout en ayant conscience qu’ils n’en sont qu’au début
de leur parcours, emboîter le pas à leurs aînés et pousser plus avant leurs
recherches. Ils ont l’appui de jazzmen comme Wynton Marsalis, Arturo O’Farrill
Jr… avec qui ils ont joué soit dans l’île soit lors de voyages aux Etats Unis.
Nous
avons pu écouter Herrera le 22 mars à La Zorra y El Cuervo. Il y a montré sa
vision du « jazz contemporain ». Le saxophoniste est entouré de ceux
qui défendent cette conception,
Pacheco, Argudín, Faya et le batteur Reiner Mendoza, au jeu très puissant.
Herrera est véloce, il offre des sonorités nouvelles dans la musique cubaine et
se montre très créatif. Ses duos avec un excellent Argudín sont de véritables
envolées. On est sûr de son niveau quand on l’entend sur « Sentimental Mood » et on comprend sa
démarche à l’écoute de ses compositions dont le symbole est « Madre
Tierra ».
Le trio de Jorge Luis Pacheco (avec Faya et le
batteur Ariel Tamayo) est au programme du même club le 25. Pacheco, s’il reste
dans la même optique que Herrera, sait faire preuve de personnalité. Il montre
en particulier un aspect de leur conception à travers une sorte de « jazz
cubain » qui aurait pour but, partant des connaissances musicales du
public insulaire, sa musique, d’emmener ce public vers le jazz et le
« jazz contemporain ». Une pédagogie en quelque sorte. « Amo
esta isla », « La Feria » illustrent cette démarche. Le boléro
« Silencio » qui a valu ses moments de gloire à la chanteuse Beatriz
Márquez, est trituré magnifiquement dans cette optique traversant le rap et le
jazz. Pacheco chante. Sur le plan
pianistique Jorge Luis est brillant, parfois virtuose et tient son rang dans la
longue liste des jeunes pianistes cubains de Roberto Fonseca à H. López Nussa
en passant par R. Luna, Abel Marcel, D. González… L’apparition du trompettiste
Alejandro Delgado, entendu par le passé avec Alexis Bosch, permet au pianiste
de se lancer dans de beaux dialogues.
Justement Fonseca* est sur cette scène le 28
comme chaque jeudi hors de ses tournées avec son groupe
« Temperamento ». Plaisir et surprise marquent cette prestation. Son
disque Yo
s’éloignait du jazz et le revoilà avec un répertoire nouveau et des thèmes pas
encore baptisés mais prêts pour la tournée internationale qui commence.
Surprise aussi car si Ramsés Rodríguez est toujours à la batterie pour les
exceptionnels face à face avec son leader et Javier Zalba toujours impeccable
au soprano ou à la clarinette, Fonseca a remplacé la contrebasse de O.González
par une basse électrique ( « Chucho » Valdés dans son entreprise de
rajeunissement de son groupe a récupéré González). Le guitariste Jorge Luis
« Chicoy » Valdés est également entré dans la formation. Il
appartient à une autre génération
mais, poussé par son propre fils Oliver, drummer, il adhère aux idées des Herrera, Pacheco et autres. Basse et
guitare électriques transforment nettement la sonorité de
« Temperamento » d’autant plus que Roberto joue sur deux claviers. Le
tout dégage du 100 000 volts ! Ils seront de nouveau à Marciac cet
été semble-t-il.Il faut aller
jusqu’à Marianao pour écouter Alejandro Falcón dans le cadre du Festival du
Danzón le 27. Falcón vient de composer et enregistrer une série de danzones qu’il transporte vers le jazz dans l’esprit de
cette transition que représenterait la conception du « jazz cubain »
de ces jeunes musiciens. Avec Keisel Jiménez à la batterie et Sergio Raveiro à
la basse, il interprète quatre thèmes dont l’historique « Las Alturas de
Simpson » et sa composition « Danzando entre Puentes ». La
démarche est claire on sent la progression qui emmène le public d’un rythme
cubain qu’il connaît bien vers le
jazz à travers un jeu assez sophistiqué. Il faut inclure également Falcón dans
la liste des jeunes pianistes évoquée plus haut. Plus tôt dans la semaine, le
23, Keisel Jiménez -qui affirme
vouloir être « un batteur complet »- était aux côtés d’Alexis Bosch
(p) et de son « Proyecto Jazz Cubano ». Plus cubain (avec Robertico
García à la trompette) et moins
« contemporain » (sauf dans le solos de Orlando Sánchez, le saxo
ténor le plus pénétré de jazz à notre avis) le travail de Bosch est d’une
facture indéniable comme le montre son disque Cuba Jazz Journey plus que cette prestation pédagogique
destinée à des musiciens
américains en visite à La Havane.
Enfin le 26 à La Zorra y El Cuervo nous avons
pu écouter le sextet « Odarra » à la tête duquel se trouve le batteur
Eduardo Barroetabeña. Plus classique que tous ses collègues écoutés ces
derniers jours, Eduardo propose des compositions des membres de son groupe. Il
y met un point d’honneur ayant souffert de cette tendance des leaders à négliger
le travail de compositions de leurs partenaires. Nous aurions aimé
écouter Bobby Carcassés le 24 au Centro Cultural Plaza. Il était là ; ils
étaient tous là les jeunes venus lui rendre hommage pour sa nomination au Prix
National de la Musique mais… la sono faisait défaut… tout comme la veille, et
pour le second jour du Festival du Danzón... Malgré les transformations
énoncées en début d’article… la bureaucratie vit encore de belles journées.
Furieux Bobby. Très furieux.
Si tous ces jeunes musiciens persistent et
savent mener leurs conceptions intellectuelles et musicales à terme, si tous
les jeunes (encore plus jeunes dirons-nous) qui sont dans leur sillage
émergent, il faut s’attendre dans
les mois à venir à l’ouverture d’une nouvelle page dans la musique à Cuba.
Patrick
Dalmace (texte et photos)
* A Cuba on
peut échanger les appartements (Se Permuta). Aujourd’hui on peut aussi les
vendre (seulement à des Cubains).
* Joven Jazz : A la fois nom de cette génération, nom
d’un concours pour jeunes jazzmen et celui du groupe de Herrera.
* Yasek
Manzano : J.H. N° 632. 2006
* Roberto Fonseca : J.H. N°656. 2011 photo 1 : Herrera, Argudin et Mendoza photo 2 : Pacheco et Faya
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