Première partie : Paris is hot ! (1917-1935)
Jazz dans les Années Folles
C’est à la faveur de l’entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés de la France et du Royaume-Uni, contre l’Allemagne de Guillaume II, que la musique afro-américaine a pour la première fois traversé l’Atlantique. En effet, le 27 décembre 1917, l’orchestre du Lieutenant Jim Europe entre dans le port de Brest. S’en suit une tournée à succès, entre février et mars 1918, à travers vingt-cinq villes françaises. C’est le début d’une relation privilégiée entre la France et les musiciens de jazz, laquelle leur permet d’échapper à la violente ségrégation qui les attend chez eux et les considère comme des artistes à part entière. Il n’en reste pas moins que le phénomène de mode, dont le jazz devient l’objet dès les années vingt, repose sur un goût de l’exotisme parfois condescendant et le plus souvent sur un malentendu culturel. Pour l’élite artistique et intellectuelle des Années Folles, résolument anticonformiste et cosmopolite, la musique de New Orleans revêt un parfum de soufre réjouissant, mais son idée du jazz reste très approximative. Pour autant, la critique parisienne sait déjà apprécier les talents et repère ainsi Sidney Bechet dans La Revue Nègre de Joséphine Baker, en 1925.
On peut considérer qu’avec l’orchestre de Sam Wooding (p) en 1927, Paris accueille son premier véritable big band. Celui-ci compte parmi ses membres un personnage déterminant, Freddy Johnson (p), qui entre 1929 (date à laquelle il quitte Sam Wooding) et 1934 joue un rôle d’initiateur et de pédagogue auprès des jeunes musiciens et amateurs parisiens. Pour autant l’arrivée du « vrai » jazz, à partir de 1929, outre qu’elle passe largement inaperçue, se heurte à une violente incompréhension du public et d’une partie de la critique.
La première parution française « spécialisée » est La Revue du jazz, publiée entre 1929 et 1930. Fondée par le chef d’orchestre Krikor Kelekian, dit Grégor, elle fédère la collaboration de musiciens comme Stéphane Mougin (p) et Philippe Brun (tp). Elle a pour objet la promotion du jazz autant que la défense d’un « jazz à la française » (et regrette même la multiplication des orchestres « étrangers »). Grégor y plaide aussi pour la création d’un « conservatoire du jazz ». Corporatisme et réflexes protectionnistes conditionnent ainsi dès l’origine le fonctionnement d’une partie des musiciens français, alors qu’ils n’ont encore que partiellement assimilé le jazz.
Dans le même temps, les premiers amateurs « éclairés » commencent à s’exprimer dans la presse et sur les ondes. Ce sont généralement de jeunes gens suivant de brillantes études, issus de cette élite sensible aux formes d’art les plus contemporaines. Ainsi Jacques Bureau anime en 1931 (il a 19 ans) une émission hebdomadaire sur Radio L.L., la station privée de Lucien Lévy. Il collabore également, aux côtés d’un autre jeune critique (d’un an son cadet), Hugues Panassié, à Jazz Tango Dancing, qui a pris le relais de La Revue du jazz depuis octobre 1930.
Les débuts du Hot Club de France
Pour autant, à l’aube des années trente, le nombre de connaisseurs avertis du jazz reste très modeste. Les Afro-Américains installés à Paris, et qui font du quartier Pigalle une sorte de Harlem sur Seine, ont une audience réduite, tandis que les orchestres populaires, comme celui de Ray Ventura (autre défenseur du jazz hexagonal) ne restent que de sympathiques ersatz. En ce sens, la situation française a quelques similitudes avec celle des Etats-Unis où, malgré un vivier culturel très dense, la réalité commerciale du jazz est largement dominée par les orchestres bancs.
C’est dire la marginalité des jazzfans français réellement informés de l’actualité discographique américaine et dont les héros sont Louis Armstrong et Duke Ellington. D’où le scepticisme d’Hugues Panassié face au courrier qui lui est adressé, pendant l’été 1932, par deux lycéens, Edwin Dirats et Jacques Auxenfants, qui souhaitent le rencontrer afin de lui proposer la création d’un club d’amateurs de jazz. Panassié les reçoit avec Jacques Bureau. Les deux adolescents leur présente un projet extrêmement ambitieux, de « club à l’américaine », avec des ramifications dans toute la France, subventionné et reconnu d’utilité publique. Seule proposition concrète dans cet exposé (que Panassié, atterré par l’ignorance des deux étudiants en matière de jazz, juge de prime abord totalement utopique) : la mise à disposition d’un local situé près de la Gare Saint-Lazare. Bureau, plus optimiste et davantage séduit par l’entreprise, y voit une opportunité intéressante. De fait, la visite du futur siège, rue de l’Isly est une heureuse surprise. On décide dès lors de la rédaction des statuts de l’association, qui compte également parmi ses fondateurs Pierre Noury et Pierre Gazères. Panassié, qui a déjà un ascendant sur l’équipe, en prenant logiquement la présidence. Le Hot Club de France est porté sur les fonds baptismaux en octobre, tandis que Jazz Tango, dans son numéro de novembre, lance un appel aux adhésions. Mais les premiers retours sont peu nombreux.
Pierre Noury, organisateur efficace, se charge de la mise en œuvre d’un premier concert, le 1er février 1933, dans le sous-sol d’un disquaire spécialisé de Pigalle, La Boîte à musique. Panassié joue de son amitié avec Freddy Johnson et Garland Wilson (p) pour s’en assurer une participation gracieuse. Le fait est que le concert, lors duquel se produisent également Louis Cole (voc) et Spencer Williams (p), est une réussite au-delà de toute espérance. Un deuxième concert est alors programmé un mois plus tard. Mais celui-ci est un véritable fiasco : non seulement l’affluence du public est bien maigre, mais les musiciens oublient de venir ! Les organisateurs s’en trouvent alors réduits à passer des disques…
Le troisième concert du HCF, le 29 mars, avec Freddy Johnson et Arthur Briggs (tp) renoue avec le succès. C’est le premier auquel assiste Charles Delaunay. Il y retrouve, à sa grande surprise, son ancien camarade de lycée, Jacques Bureau. Si le concert suivant brille une nouvelle fois par l’absence des spectateurs et des musiciens, les premiers événements d’ampleur patronnés par le Hot Club, en mai et juin – avec Johnson et Briggs, formant le « Hot Club Orchestra » – sont de francs succès. L’association paraît désormais promise à un bel avenir.
Pour autant, d’autres difficultés se font jour au sein du Hot Club : le départ de son charismatique président pour son Aveyron natal, en juin 1933, ajouté au relâchement des membres du bureau (notamment en raison de leurs études), entraîne un certain flottement dans son fonctionnement. Pour y remédier, le très entreprenant Pierre Noury est nommé Secrétaire général.
C’est à ce moment-là que Charles Delaunay intègre les instances dirigeantes du Hot Club. Fils des peintres Robert et Sonia Delaunay, il côtoie ainsi dès son plus jeune âge artistes et intellectuels qui participent à éveiller sans sensibilité. Ayant hérité des prédispositions de ses parents pour les arts graphiques, il s’oriente vers le dessin publicitaire. Sa passion pour le jazz l’entraîne également à développer une technique particulière de portraits à la gouache blanche sur fond noir, lui permettant de travailler dans l’obscurité des salles de concert. Cette activité lui facilitera l’abord des musiciens de jazz.
A la même période, l’association voit se développer une forme de concurrence menée par un jeune producteur dynamique et ambitieux, Jacques Canetti, qui deviendra dans les années 50 un personnage central du music-hall français. Celui-ci fait venir pour la première fois à Paris, en juillet 1933, Duke Ellington qui joue à la Salle Pleyel, à l’occasion de la finale de la Coupe Davis. Plus contrariant pour le HCF, Canetti fait se produire l’orchestre de Johnson et Briggs et l’enregistre pour les disques Brunswick, à la fin de l’année 1933. L’activisme de Canetti ne va pas manquer de rapidement exaspérer l’ombrageux Panassié.
Le Hot Club achève sa première année d’activité avec un concert de l’indéboulonnable Freddy Johnson, le 10 novembre, qui pour la première fois compte des musiciens français (dont Alix Combelle). Une innovation qui doit aux réclamations des adhérents du HCF. Deux derniers concerts en décembre closent définitivement l’année 1933.
Jérôme Partage
à suivre...