T.K. Blue, Nice Jazz Festival, 2018 © Umberto Germinale-Phocus
T.K. BLUEThe Rhythms Continue
T.K. Blue, connu de longue date en France sous le nom de Talib Kibwe, est un musicien très attachant, toujours ouvert et généreux, curieux de l’autre, admiratif des musiciens qui l'entourent ou qu'il accompagne. Né le 7 février 1953 à New York, NY, il garde un enthousiasme juvénile pour le jazz et pour une vie où son expression l'a conduit à voyager sur tous les continents et à rencontrer ses frères humains de tous les horizons. Sa vie d'artiste l'a conduit, entre autres pays, en France, pays qu'il aime et auquel il a dédié son avant-dernier enregistrement. Mais c'est sans doute l'Afrique qui a pris le plus d'importance dans son parcours de musicien et son cœur car il a croisé la route de deux pianistes d'exception, tous les deux liés, pour des raisons différentes, au grand continent africain: Abdullah Ibrahim qui y est né (en Afrique du Sud) et que T.K. Blue a longtemps accompagné, comme il le raconte ci-dessous, et Randy Weston, un musicien enraciné dans son quartier de Brooklyn, mais qui a, avant T.K. Blue, parcouru le monde, et s'est installé durablement en Afrique, au Maroc, où il s'est investi dans une mission de réhabilitation d’un pan de la culture africaine, en particulier par la rencontre des musiciens Gnawas. Disparu le 1er septembre 2018, Randy Weston a été l'objet d'un hommage appuyé de T.K. Blue dans son dernier disque The Rhythms Continue, un enregistrement où le disciple se révèle être un leader d'envergure, un bon compositeur et un arrangeur qui a retenu l'enseignement de ses deux aînés. Artiste accompli, bien que modeste, T.K. Blue poursuit avec obstination et bonne humeur son rêve, avec aussi la sûreté enseignée par ses mentors, qu’il a fait sienne aujourd'hui. Il se produit à Paris, en mars 2020, dans le cadre d'une série de concerts organisés à l'initiative de l'association Spirit of Jazz autour du saxophoniste-flûtiste. C'est l’occasion pour les amateurs de jazz de (re)découvrir un musicien de culture, déjà familier, mais qui a toujours cette faculté des grands voyageurs de raconter de nouvelles histoires…
Propos recueillis par Mathieu Perez Photos Ellen Bertet, Umberto Germinale, Jose Horna
© Jazz Hot 2020
Jazz Hot: Votre album Amour
(2016) est un hommage à Paris, où vous avez vécu de décembre 1981 à 1990.
Pourquoi était-il important pour vous de faire cet album?
T.K. Blue: D’abord, il y a eu le décès de ma mère, Lois Marie
Rhynie, en 2014. Nous étions très proches. Chaque fois qu'elle le pouvait, elle
assistait à mes concerts. Elle aimait aussi la France. En fait, elle aimait
tellement Roquebrune qu’elle y a vécu pendant un an. Elle était née à Trinidad.
Ensuite, elle a déménagé à Long Island, NY. Donc, cet album est un hommage qui lui est dédié. C’est aussi un hommage aux victimes de la tuerie du Bataclan, du 13
novembre 2015; j’étais si triste. J'ai joué au Bataclan, il y a des années, avec
le groupe sénégalais Xalam.
Pourquoi avez-vous choisi d’enregistrer ces thèmes reliés à la France?
Sidney Bechet a été le premier à faire du saxophone soprano un moyen d’expression essentiel pour
le jazz. Avec Joséphine Baker, il a été parmi les premiers artistes
afro-américains de premier plan à immigrer à Paris. Bechet est devenu assez
célèbre en France, et une statue a été érigée en son honneur à Antibes. Sa
composition la plus célèbre est «Petite Fleur», et quand je jouais en France, on me
le demandait. Je ne connaissais pas cette chanson et, le plus souvent, ça rendait
les gens mécontents. J'ai décidé de l'apprendre et, la fois suivante, j'étais
heureux de la jouer pour un couple; la chanson les a mis en larmes. Ils m'ont donné
un pourboire de cinq cents francs! Cela m'a montré la puissance, la beauté de
cette chanson et la grandeur de Sidney Bechet. J’ai
composé et arrangé «Banlieues bleues» quand que je résidais dans la banlieue parisienne.
La plupart des lieux de culture, musées, théâtres, restaurants et salles de
concerts, sont concentrés dans le centre de Paris. Il y avait un besoin d’apporter
de la musique de classe mondiale aux gens qui vivaient en marge de la capitale.
Ainsi, un festival de musique a été créé dans les années 1980 intitulé «Banlieues
Bleues». Il présentait des artistes internationaux et l'accent était mis sur le jazz.
En fait, j'ai joué à plusieurs reprises à ce festival, dans des contextes différents,
et avec différentes formations, notamment avec Randy Weston et les musiciens
Gnawas du Maroc. «Parisian Memoir» sert à me remémorer les moments merveilleux que j'ai passés à Paris
et en France en général. J'aurai toujours une profonde gratitude et une
profonde reconnaissance pour toutes les personnes incroyables que j'ai
rencontrées en vivant en France et pour tous ceux qui m'ont aidé dans mon
parcours. Je dois remercier tout particulièrement Edouard Detmer, qui a produit
Egyptian Oasis, mon premier disque en
leader à Paris.
Dans cet album, vous avez également choisi de réenregistrer certaines
de vos compositions originales…
Les chansons sont comme des
fleurs. Elles grandissent et changent. Elles sont aussi un moyen formidable
pour voyager dans le temps. J'écoute de la musique et je suis transporté. Par
exemple, j'aime la musique de Milton Nascimento. Chaque fois que je l'écoute,
certains de ses thèmes me ramènent à Paris ou à Dakar, parce que j'écoutais
cette musique à Paris. Donc, réenregistrer des morceaux, c’est un moyen de retrouver
l’essence d’une époque ainsi que les sentiments et les émotions d’une période
donnée.
Dans Amour, vous utilisez
deux formations différentes. Une avec Warren Wolf (p, vib), Jeff Reed (b), Eric
Kennedy (dm) et Roland Guerrero (perc, sur deux thèmes). Une autre avec Zaccai
Curtis (p), Essiet Essiet (b), Winard Harper (dm), Roland Guerrero (perc, sur
deux thèmes), Grégoire Maret (hca) et Etienne Charles (tp, sur un thème).
Pourquoi?
C'était accidentel. Jusqu'à
récemment, j'avais une maison à Baltimore. C’est là que j’ai rencontré Warren
Wolf et que j’ai voulu l’enregistrer au piano. J’ai découvert son travail par
l'intermédiaire de Christian McBride. Il y a quelque temps, j'ai eu un projet
sur Monk. J'ai choisi Greg Lewis à l'orgue, Lenny Robinson à la batterie et
Warren au vibraphone. C’est une combinaison inhabituelle, mais ça a fonctionné.
Quand je suis arrivé à la répétition, Warren était au piano. Il était
formidable!
T.K. Blue, San Sebastian, 2009 © Jose Horna
Vous avez également choisi une belle combinaison, la flûte et le vibraphone.
J'adore le vibraphone, et la
combinaison du vibraphone et de la kalimba. On avait fait «Rites of Passage»
avec Stefon Harris; il était au marimba et moi au kalimba. Chaque instrument a
une belle texture sonore. Avec Zaccai Curtis (p), nous sommes voisins! Je l'ai
entendu pour la première fois lorsqu'il remplaçait George Cables dans les
Cookers. Je l'ai appelé pour quelques concerts à Baltimore, et l'ambiance était sympa. J’adore son énergie, sa créativité, et son
profond respect pour les aînés. Essiet Essiet est présent sur beaucoup de mes
disques! Je l’ai connu grâce à Bobby Watson. La première fois que je l'ai
entendu, c'était avec Art Blakey. Donc, ça remonte assez loin!
Pourquoi avez-vous voulu l'harmonica?
J'adore l'harmonica, ça respire
le blues. J'ai d'abord entendu Grégoire Maret à l’ancien Zinc Bar sur Houston
Street. Je l'ai entendu jouer en solo sur «Giant Steps». Je n'avais jamais
entendu personne jouer ça à l'harmonica; ça m'a épaté. Ensuite, on a beaucoup travaillé
avec Jimmy Scott.
Comment choisissez-vous vos musiciens?
Je choisis des personnes avec
qui j'ai un lien spirituel. Quand j'ai commencé à travailler à Paris en leader,
en 1982, j'ai appelé des musiciens qui me plaisaient, comme George Brown, Jack
Gregg, etc. Certains gigs ont été un désastre
(rires). Ensuite, quelqu'un m'a dit
que je devrais prendre des musiciens qui s'apprécient (rires)! Un soir, je jouais au Sunset; j’ai
alors demandé à George Brown qui il voulait à la basse, il a dit: «François
Moutin». Ensuite, je leur ai demandé quel pianiste ils aimaient. Ils ont dit
Alain Jean-Marie, Mario Canonge, Olivier Hutman, etc. C’est ainsi que j’ai
appris (rires). J'ai tourné avec
Benny Powell en quartet au Japon. Dans chaque endroit, on avait une section
rythmique locale. Le premier concert était un désastre. Benny avait une liste
de thèmes qu'il voulait faire. Les musiciens ne les connaissaient pas vraiment…
Après ça, Benny a dressé une liste de cinquante standards. Puis, il demandait
aux gars de cocher les thèmes qu’ils connaissaient le mieux. Et ça a très bien
marché.
Quand vous êtes venu à Paris pour la première fois, c'était votre première tournée européenne? Oui. C'était en 1977 avec Abdullah
Ibrahim. Le premier pays où nous
sommes allés, c’était le Danemark. On a joué au Jazzhus Montmartre, à
Copenhague. On avait quelques jours de repos avant le concert. Donc, je suis allé traîner au club. Le
premier musicien que j’ai vu, c’était Thad Jones. Billy Hart jouait avec Philip
Catherine. Le dernier concert de la tournée avec Abdullah était à Paris, aux
Bouffes du Nord.
John Betsch était dans le groupe…
Je le connais depuis New York.
En fait, je l'ai recommandé à Abdullah. Notre premier concert était au Alice
Tully Hall. C’est drôle, en 2007 ou 2008, dans le métro, un mec me fixait sans
arrêt. Ensuite, il est venu me demander si j’avais joué avec Abdullah Ibrahim
aux Bouffes du Nord! Je suis toujours connecté avec la France.
Quels souvenirs gardez-vous du concert aux Bouffes du Nord?
J'ai deux souvenirs: avant de
jouer, un gars s’installe devant nous avec un énorme radiocassette et deux
micros, et il enregistre tout. En général, Abdullah demandait au public de ne
pas enregistrer le concert, mais il a ri. Donc, il doit y avoir un
enregistrement quelque part! L'autre souvenir, c’est au
cours de cette tournée: Abdullah jouait parfois «Things Ain't What They Used to Be» de Duke
Ellington. C’est un blues en ré bémol. L'arrangement dont on avait parlé avant
la tournée consistait à jouer en ré bémol puis à moduler en si bémol pour les
solos. Mais chaque fois qu’on le jouait, quelque chose semblait étrange. Je ne
pouvais pas mettre le doigt dessus. Ensuite, le bassiste Greg Brown m'a dit
qu'il ne modulait pas!
T.K. Blue (as) et Billy Harper (ts), Nice Jazz Festival, 2018 © Umberto Germinale-Phocus
Quelle était votre relation avec Abdullah Ibrahim?
Abdullah est Abdullah! Ce n’était
pas facile. Il a sa philosophie. Quand vous jouez avec lui, vous devez être
dans ce style... Il était très généreux. J'avais une telle admiration pour lui.
Il m'a donné ma chance quand j'avais 24 ans. Il nous donnait beaucoup de
place. Mais quelle que soit la raison, il jouait rarement de solos. Une fois,
lors d'une tournée en Europe, vers 1978, je me suis disputé avec Abdullah. Avec
lui, les engueulades ne concernent jamais la musique (rires). À cette époque, j'étais un jeune immature. Un soir, je lui ai
dit que je ne ferai pas de solos (rires).
Donc, Abdullah a décidé d’en jouer! Pendant tout le temps que j'ai travaillé
avec lui, ça a été l'une des performances les plus extraordinaires. Il faisait
des solos sur chaque thème. Après le concert, je lui ai dit combien j'aimais
son jeu au piano, et qu’on devrait s’engueuler plus souvent (rires)! Il a ri, tout était oublié. Pour
lui, comme pour Randy Weston, Ahmad Jamal, Jimmy Heath, Benny Golson, etc.,
tous ces grands maîtres sont d’un niveau que j'espère atteindre si je vis assez
longtemps, où ils deviennent le son, l'essence de la musique.
A cette époque, vous jouiez également avec Sam Rivers. Il a même enregistré l’un de vos thèmes au piano sur le disque de Stephen McCraven, Intertwining Spirits…
J'adorais Sam! On a fait une
tournée en Italie en 1982. On jouait des trucs assez «out». Un soir, un type dans le
public n’aimait pas ce qu’on faisait. Il a commencé à crier. Il disait des trucs
comme: «Ce n’est pas de la musique
noire!» Je ne l’oublierai jamais. Ça a affecté Sam. Le lendemain, sur la route
du concert suivant, il a écrit un thème très «in», très funky, avec des lignes de basse très cool pour les
saxos baryton. Dans ce groupe, je jouais de
l'alto, du soprano, de la flûte et de la clarinette. Sam avait cet arrangement
pour clarinette, mais je n’ai pas vu qu’il était écrit pour clarinette, dans le
coin supérieur gauche. Alors, j'ai commencé à le jouer à l'alto. Puis, au
milieu du thème, je me suis rendu compte de ce que j'avais fait. Alors j'ai
arrêté. Mais Sam m'a dit de continuer. Il a aimé, même si je jouais dans une
clé différente et sur un registre différent. Sam aimait les sons, j'adorais ça
chez lui. Ça m'a appris qu'il est parfois possible de transformer une erreur en
avantage.
Vous avez également joué souvent à son studio Rivbea.
Il a fait tellement de musique
là-bas et invité tant de groupes. Il a également mis en scène une pièce de
théâtre écrite par Edgar Nkosi White. Ça s'appelait The Ode to Charlie Parker. En allant au studio, je vois un clochard
dans la rue. Alors, je lui donne un dollar. Plus tard, dans le loft, les
lumières s'éteignent et je vois le même clodo descendre les escaliers. Il
demande de la monnaie… Il s’avère qu’il faisait partie du spectacle! Ensuite,
il a pris le micro et a dit: «Ouais, j’ai
connu Charlie Parker. Je le connaissais depuis Kansas City» (rires). Seul Edgar White pouvait faire
ça! (Rires) Multi-instrumentiste, vous jouez du saxophone alto, du soprano, de la flûte, du kalimba. C’est ce que vous vouliez être lorsque vous avez commencé à jouer de la
musique?
Quand je suis arrivé à
l’université de New York (NYU), j'avais 18 ou 19 ans. J'ai étudié avec le
multi-instrumentiste Khaliq Abdul Al-Rouf. Il a eu l'occasion de faire le bœuf
avec Coltrane. Il jouait de tous les instruments, et voyageait avec eux. Alto,
soprano, flûte, piccolo, clarinette, etc. Ça m'inspirait. Je lui ai demandé
comment il entretenait sa technique. Il m'a dit que, lorsque tu joues d’un
instrument, tu pratiques tous les autres en même temps. Yusef Lateef aussi a
été l'un de mes professeurs. Avec Abdullah Ibrahim je jouais de l’alto, du soprano et de la flûte. Je jouais aussi du hautbois, mais je l'ai abandonné quand j'ai
déménagé à Paris. J'adore le son de cet instrument.
Quel était votre état d'esprit quand vous vous êtes installé à Paris?
Nous étions allés avec Abdullah Ibrahim au Sénégal en 1978 ou 1979, c’était la formation habituelle dont je vous ai parlé avec, en plus, Craig Harris au trombone. Mais nous n’avons pas pu atterrir à cause d’une tempête de sable. L'avion s'est donc rendu à Abidjan... C'était ma première expérience en Afrique; je voulais y retourner.
Un grand nombre de pays où je voulais aller étaient d'anciennes colonies
françaises. Un de mes objectifs était d'apprendre un français de base afin de
pouvoir communiquer lors de mon prochain voyage en Afrique. Donc, Paris était
un point de départ.
Qu'avez-vous pensé de la communauté africaine à Paris, qui a toujours
étonné Randy Weston?
Il y a une grande communauté
africaine à Paris. Et il y avait aussi beaucoup de choses à la télé qu’on ne
voyait pas aux Etats-Unis. Le premier concert a eu lieu au cours de la
dernière semaine de décembre 1981. C'était avec un groupe de soul dans un club
de la rue des Lombards. Paco Seri était à la batterie. Ce concert en a
déclenché d’autres, de jazz, de musique africaine, de musique brésilienne, etc.
J'adorais jouer tous ces styles différents. J'ai appris les textures,
comment créer un groove, sentir le groove, trouver sa place dans une formation,
et surtout me détendre. J’ai joué avec des groupes
africains. C’est là que vous réalisez que le groove africain est une musique
très avancée.
Quelle était votre relation avec les musiciens de jazz américains
lorsque vous avez déménagé à Paris?
Je les connaissais de nom. Paris
était une super scène. J'ai été attiré par le fait qu’on pouvait jouer du free jazz
et du straight-ahead. Tout est lié. Un ami qui vivait à Paris m'a dit d’aller écouter
des musicos comme Bobby Few, le pianiste brésilien Dousty, etc. La communauté
américaine était comme une famille. Je connaissais beaucoup de chanteurs, pas
nécessairement de jazz, et des acteurs. Un de mes premiers gigs, c’était avec
le chanteur Jacob Wheeler. On avait monté un groupe ensemble et on avait été
engagé à Cannes. J'ai eu la chance de rencontrer James Baldwin dans le sud de
la France, Bobby Shaw, etc. On jouait au Dreher, au Duc des Lombards,
au Bilboquet, au Petit Opportun, au Sunset, à Jazz Unité, etc.
Stephen McCraven est le premier musicien à avoir enregistré trois de
vos compositions sur Intertwining
Spirits.
Sulaiman Hakim a été l’un des
premiers musiciens que j’ai rencontrés à Paris. Il m'a beaucoup aidé, il jouait
dans des groupes africains. Il m'a présenté à Stephen McCraven. On a fait des
concerts avec Sulaiman, Steve, Jack Gregg et moi. A cette époque, Steve travaillait
également avec Sam Rivers. Il m'a demandé d'apporter ma musique. C'était mon
tout premier enregistrement. On a enregistré trois de mes thèmes, «Love, Dance,
Freedom, Trance», «Jack the Riffer» et «Silhouette of Eric», dédié à Eric Dolphy. Je me souviens d'avoir écrit
«Jack the Riffer» à Paris. Mais je dirais que je les ai tous composés là-bas.
J'étais tellement heureux quand ce disque est sorti. J’ai donné un exemplaire à
Rhonda Hamilton, l'incroyable DJ de la station de radio WBGO. Elle m’a dit que,
normalement, elle ne pouvait rien passer qui ne soit disponible aux Etats-Unis,
mais elle a dit qu’elle verrait ce qu’elle pourrait faire. Un jour, nous allions à la plage à Long Island avec ma mère et, dans la voiture, on allume la
radio et on entend «Love, Dance, Freedom, Trance».
Sam Rivers joue du piano sur ce thème…
On ne se rend pas compte à quel
point Sam était un pianiste formidable. Pendant qu’on enregistrait, on a pris
une pause, tout le monde est allé manger. J'ai décidé de rester pour me
détendre. Sam s’est mis au piano et a joué des trucs qui déchiraient. Il m'a
dit qu'il était pianiste classique de formation. Je ne le savais pas. Quand
vous écoutez ce qu’il fait sur «Jack the Riffer», c’est très costaud.
Vous avez également enseigné à l’école fondée par Alan Silva, l’IACP
(Institut Art Culture Perception)…
Je ne m’en souviens pas… juste d’Alan me demandant si je voulais enseigner là-bas. Une partie
de la pédagogie consistait à faire des concerts. C'était Rue Oberkampf, dans le XIe
arrondissement, ça a duré à peu près un an.Il y avait environ 20 étudiants.
Vous avez fait votre premier concert de saxophone solo là-bas.
J'avais d'abord entendu David
Murray faire ça à New York, dans les années 1970. J'étais encore à l’université.
C'était dans un magasin de meubles en face de l'ancien Five Spot. Le propriétaire du magasin était
un ami de David. Il avait déplacé tous les canapés pour faire de la place (rires). Le voir donner ces concerts de
sax, c’était incroyable! Alors, quand j'ai dit à Alan que je voulais faire ça,
il m’a dit de foncer. J'ai fait deux sets. Le premier était du Coltrane. Le
second, du Monk. J'ai joué in, pour rester
fidèle à la composition. Aujourd'hui, j'aborderais ça de façon complètement
différente.
Et les musiciens français à cette époque?
Tant de musiciens jouaient formidablement!
J'ai joué avec Michel Graillier, Gilles Naturel, Philippe Combelle, Marc
Hemmeler, etc. Mais je devais m'habituer au fait que les musiciens français
étaient très sérieux! Pour moi, la musique est une joie, c’est la seule petite remarque
que je ferais. Ce qui est si beau dans le jazz, c'est qu'il abolit toutes les frontières.
C’est un concept universel. J'ai entendu Danilo Pérez au Blue Note récemment.
Il disait un truc drôle: «Le problème des politiciens à Washington, c’est qu’ils
se perdent dans les changements (d’accords) et ne savent pas comment revenir. Les musiciens aussi se perdent dans
les changements, mais ils savent revenir (dans le thème) (rires).»
T.K. Blue, San Sebastian, 2009 © Jose Horna
Avec qui avez-vous travaillé dans vos groupes?
Avec Steve McCraven, George
Brown, Chris Henderson, de nombreux batteurs, etc., Jack Gregg, Gilles Naturel,
François Moutin, Alain Jean-Marie, Mario Canonge, etc. Alain Jean-Marie est
phénoménal. J'adore Alain.
Vous avez également travaillé avec Sonny Grey. Connaissiez-vous sa
musique avant de jouer avec lui?
Non. J'ai joué avec son big
band et aussi sa formation réduite environ un an, par intermittence. Jack Gregg, Stephen McCraven, Michel
Graillier et moi-même avons fait beaucoup de concerts. Sonny était un musicien
phénoménal, un grand soliste et un excellent leader de big band.
Vous avez écrit votre premier arrangement de big band pour lui…
«Harold’s Theme», Michel
Graillier a fait un très beau solo, j’étais ému aux larmes. Je l'ai également
enregistré sur mon album Eyes of the
Elders (2001).
En 1986, vous avez enregistré votre premier album en leader, Egyptian Oasis…
J'ai donné un concert à Paris.
Le producteur français Edouard Detmer était dans la salle, et il m'a demandé
si je voulais jouer à Marciac. Il a monté un groupe, engagé un pianiste, dont j'ai
oublié le nom, Louis Petrucciani et Sangoma Everett. On s’était rencontrés à la balance et pendant le concert, le groupe était déchaîné! Après ça, j'ai dit à Edouard en
plaisantant qu’on devrait enregistrer. Plus tard, il m'a appelé pour le faire. Le pianiste n’était pas dispo, alors, j'ai demandé Bobby Few. On a
enregistré dans un studio en dehors de Paris. C'était dans une salle de cinéma
transformée en studio d'enregistrement, on jouait sur la scène. Bobby a apporté «I Love Music», c’est son
arrangement. Il déchire! Pendant des années, j’ai voulu faire un autre disque
avec Bobby, Louis Petrucciani, Sangoma Everett et partir avec eux en tournée. Ce qui est drôle, c’est qu’Emil
Boyd a composé cette chanson et Hale Smith a écrit les paroles. J'ai étudié
avec Hale à l’université. J'ai suivi un cours de musique afro-américaine. On
devait étudier notamment les compositeurs classiques afro-américains Samuel Coleridge-Taylor
et Hale Smith. Plus tard, ma mère a déménagé à Roosevelt, NY. La ville d’à côté
est Freeport, et c’est là que vivait Hale.
Qu’est-ce qui vous a inspiré pour écrire «2000 Seasons»?
Ce thème s’inspire du roman Two Thousand Seasons de l’auteur ghanéen
Ayi Kwei Armah. Ma première femme, qui est chanteuse, et moi avons adoré ce
roman à sa parution. Il parlait des grandes civilisations africaines, de
l'esclavage, des dirigeants africains, etc. On a été très ému par ce livre, et on
l’a adapté au théâtre. C’est de là que vient ce thème.
Dans cette période, Bertrand Tavernier a tourné à Paris le film Autour de minuit (sorti en 1986).
J'étais à Paris quand il tournait.
Bobby Hutcherson, Dexter, Wayne Shorter, Bobby McFerrin, Chet Baker, etc. Beaucoup
d’entre eux allaient dans les clubs. Je me souviens d’avoir entendu Ed Thigpen
au Petit Opportun. Ed m'a laissé faire le bœuf avec lui. Quand on a fini, j'ai
levé les yeux et vu Charlie Rouse, Ernie Wilkins, Johnny Griffin! Tous les
poids lourds! Ils étaient-là… La première fois que j’ai entendu Michel
Petrucciani, c’était à un concert de Kenny Drew. C'était magnifique! Lors de ce
concert, je me souviens d’avoir vu au bar Nina Simone, Art Blakey, Kenny
Clarke, etc. Je pense avoir fait le dernier concert de Kenny Clarke avant sa
mort. C'était en décembre au Petit Opportun. Il y avait Lou Bennett à l'orgue
et Richard Williams à la trompette. Après, je suis parti au Sénégal avec Xalam.
Je suis revenu en janvier, Kenny Clarke était mort. J’ai joué avec Hal Singer
et Steve Lacy à ses obsèques. Herbie Hancock a joué un thème, c’est la seule fois
où j'ai joué avec lui. Randy Weston était également présent. Un jour, je suis
allé voir Johnny Griffin en concert; j'avais pris mon saxophone, je me disais
que ce serait génial de faire le bœuf avec lui, car j'avais eu l'occasion de
jouer avec Sonny Stitt, deux fois. Mais quand je suis entré dans le club,
Johnny jouait «Cherokee» si vite, il jouait tellement de notes, c’était
tellement effrayant, que j’ai rangé mon instrument sous la table et fait comme
si j’étais venu sans (rires). Ça a
été une grande leçon. Savoir quand il faut écouter. (Rires)
Où avez-vous rencontré le groupe sénégalais Xalam?
C’était dans un
festival avec Manu Dibango qui peut jouer bebop, je ne le savais pas. Je pense que le saxophoniste a quitté le groupe, alors, ils m'ont invité à les rejoindre. Je savais seulement que
Dizzy et Sonny Fortune les avaient rencontrés à Dakar. A la sortie du film Marche à l’ombre, le groupe a eu
beaucoup de succès, car ils avaient fait la bande-son. Mais Abdoulaye Prosper
Niang est tombé malade, et il est mort en 1988…
Combien de temps avez-vous joué avec eux?
Environ deux ans, on a fait
beaucoup de tournées. On est allés au Sénégal; l'Afrique avec Xalam, c’était
fantastique! J'ai rencontré des grosses pointures. J'ai étudié les livres du
grand historien Cheikh Anta Diop qui a écrit sur la grandeur des civilisations
noires. Je voulais m’imprégner de musique le plus possible. J'avais soif de
celles que je ne connaissais pas. Ces musiciens m'ont beaucoup appris; à écouter, en particulier. La musique africaine est une musique très sophistiquée
car vous avez affaire à plusieurs rythmes. Dans cette situation, Michael Carvin
dirait qu'il vous faut trouver «l'homme
qui traverse le rythme». Ça peut être
difficile. Vos mentors étaient des personnes qui revendiquaient leurs racines
africaines…
Mon père était originaire de la
Jamaïque, ma mère de Trinidad. Mon grand-père jamaïcain m'a dit que ses
ancêtres étaient d'origine soudanaise. Il m'a appris l'importance de donner.
Une fois, j’étais avec Abdullah Ibrahim, je n'avais rien mangé; son épouse Bea Benjamin est venue avec son déjeuner, il voyait que j'avais faim, et il a
immédiatement partagé sa nourriture. Ça m'a vraiment touché. C’est anodin, mais
c’est un grand geste. Randy Weston était très généreux aussi. J'ai vu Benny Powell
donner de l'argent à des musiciens qui ne pouvaient pas payer leur loyer parce
qu'ils avaient perdu des engagements. On n’oublie pas ça. En 2003, je suis allé
au Japon avec Benny. On travaillait tellement ensemble à New York, et on était
si proches… Il m’a dit avoir parlé de moi au promoteur parce
que seul Benny avait l’engagement. Mais ce n’était pas vrai, Benny a payé la
majeure partie de mon salaire et mon billet d'avion, il a partagé son salaire
avec moi. Je ne pouvais pas y croire. Mon père a quitté ma mère quand j'avais 9
ou 10 ans. Heureusement, j'ai rencontré les aînés, qui m'ont formé. Randy
Weston, Abdullah Ibrahim, Sam Rivers, Jimmy Scott, Chico Hamilton, Benny Powell,
Jimmy Heath, Ernie Wilkins ont tous joué un rôle déterminant. Ils étaient mes
mentors. Ils m'ont appris la musique, la vie, l'intégrité, la persévérance, la
discipline, la générosité, à être un homme de parole, à aborder n'importe
quelle situation avec un esprit ouvert, à ne pas s’oublier quelles que
soient les circonstances de la vie ou les personnes négatives dans son
entourage. Ils m'ont appris l'importance de créer de la beauté et la diffuser.
Que dites-vous aux Afro-Américains qui ont peur d'embrasser leurs
racines africaines?
Pendant des siècles, les
Afro-Américains ont appris que leur histoire commençait avec l'esclavage et non
avec les grands empires africains. On a donc une vision très déformée de l’Afrique.
Je comprends pourquoi les Afro-Américains ne veulent pas en entendre parler,
parce que, pour eux, ça représente quelque chose de négatif. Ce que je leur
dis, c'est de voir ce qui s'est passé en Afrique avant le colonialisme. C’est
ce que raconte The African Nubian Suite de Randy Weston.
Les grandes civilisations, les grands scientifiques, toutes les grandes choses
qui viennent d'Afrique. Un livre comme Stolen
Legacy de George G. M. James est essentiel. Ceux qui vont en Afrique ne
peuvent pas s’attendre aux mêmes conditions de logement que chez eux, il faut
suivre le courant. Ma mère est venue avec moi lors de tournées en Afrique-du-Nord organisées par le Département d’Etat des Etats-Unis. Lorsque nous sommes arrivés
dans l’un des hôtels, la douche dans sa chambre ne fonctionnait pas. La mienne,
si, mais mes toilettes ne fonctionnaient pas. Les siens, si… Suivez le courant, vous y gagnerez tellement plus au change.
Comment se sont décidées ces tournées organisées par le
Département d’Etat?
A la suite d’un concert à
Paris, peut-être au Memphis Melody. Un gars de l’ambassade américaine était
dans la salle. Il a envoyé mon disque à Washington. Le disque a été endommagé, je devais le renvoyer... Au final, il m'a appelé pour une tournée. Au fil
des années, j'en ai fait trois. Lors de la première tournée, Dizzy venait de jouer
en Afrique. Son équipe technique a pris l'avion pour me rencontrer, c’était des
vrais pros.
Qui était dans votre groupe?
J'avais le chanteur
afro-américain Clem Ashford. Il y a eu d'abord eu le pianiste Mark Thompson que je connaissais par le biais de LaVelle, mais il a annulé une semaine avant de
partir. A la dernière minute, j'ai pris George Makinto qui est allemand et
libérien. Il a vécu en Afrique. Il joue du piano et de la flûte. J'étais coincé
pour un bassiste. Les gars que je voulais n'étaient pas disponibles. Les gens
du Département d’Etat craignaient aussi qu’une contrebasse ne soit endommagée
dans le transport. Je venais de terminer une tournée avec Chico Hamilton. J'ai
donc pris son bassiste, Paul Ramsey, et George Burns à la batterie.
Combien de temps a duré la tournée et dans quels pays êtes-vous allé?
On a joué dans dix pays en six
semaines, en Ethiopie, au Rwanda, en Ouganda, en Zambie, au Kenya, au Zimbabwe,
au Burundi, à Madagascar, etc. C’était début 1989.
C’était organisé comment?
Normalement, il fallait faire
un concert privé pour l'ambassadeur, un autre pour la population locale et un workshop.
Mais j'ai changé ça. Je voulais commencer par le workshop avec les musiciens
traditionnels locaux et en inviter un ou deux à mes concerts. Ils étaient phénoménaux!
J'avais un Touareg tout en bleu, dont on ne voyait que les yeux. Il jouait du
violon à une corde. Je lui ai fait jouer «C Jam Blues». J'avais toutes sortes
de tambours, de pianos à pouces, etc. J'étais émerveillé par la variété des
instruments traditionnels. L'Afrique, ce n'est pas que des tambours, mais des
flûtes, des shakers, des cors, etc.
Où jouiez-vous?
Dans des salles de concert, des
musées, des bibliothèques, etc.
Après ça, combien de temps avez-vous dû attendre avant la deuxième
tournée?
Après une tournée, il faut
attendre deux ans avant d’être éligible. Mais on a eu tant de succès que nous sommes
repartis l'année suivante, en 1990. Le Département d’Etat avait un budget
réduit. Alors, j'ai monté un trio avec Makinto et le chanteur Clem Ashford, qui
est aussi un excellent chanteur de gospel. A Cotonou, au Bénin, un très jeune
Lionel Loueke est venu au concert. Il m'a dit ça des années plus tard.
Au moment de vos tournées en Afrique, vous travailliez avec Randy
Weston.
Oh, oui! Il me parlait beaucoup
de l’Afrique. Randy Weston (p), T.K. Blue (as), Mohammed Ben-Fatah/Sam Kelly (perc), Avignon, 1983 © Ellen Bertet
Dans ses interviews à Jazz Hot,
Randy Weston a toujours parlé de l'esprit des ancêtres en Afrique…
Le dernier concert était en
Sierra Leone. On avait ensuite trois jours de libre. J'ai fait des excursions
avec les gars. On est allé à l'île Tasso. Là-bas, les gens sont venus nous
accueillir. Le chef, vêtu de blanc, aussi. L’interprète nous a dit qu’il ne
pouvait pas nous toucher à cause d’une cérémonie qu’il préparait. Soudain, des
gars sont sortis des sentiers avec des instruments. Ils se sont mis en cercle autour
de nous et ont joué de la musique. C’était une cérémonie en notre honneur. J'avais
mon saxophone soprano avec moi. Makinto, sa flûte. On est entré dans le cercle
et on a commencé à jouer. Les gens étaient comme des fous! Parce que le chef
était très ému, et même s’il n’était pas censé me toucher, il a posé sa main
sur ma tête. J'ai senti cette électricité. Il proférait une incantation, faisait
une prière aux ancêtres. Il a dit qu'il me ramenait à la maison, parce que mon
esprit venait d'Afrique. Il a demandé aux ancêtres de me protéger pendant mon
voyage et de veiller à ce que je revienne. On pleurait tous. C’était une
expérience incroyable!
Avez-vous jamais envisagé de vivre en Afrique, comme Randy Weston l’a
fait à un moment donné?
J'ai toujours pensé à ça. Je me
sens chez moi au Maroc et au Sénégal. J'ai un groupe dans ces deux pays. J'ai
joué à Casablanca en 1983. L'hôtel Safir avait un club au sous-sol. J'y ai joué
tous les soirs pendant un mois. Un set, de minuit à 1h30. J'avais George
Newelle au piano, Ed Armistead Dailey à la basse et Chris Henderson à la
batterie. Tous les soirs, on me demandait «Take Five». (Rires)
Aviez-vous rencontré les Gnawas?
Oh, oui, souvent! J'ai fait un
tas de choses avec eux. J'ai également eu un quintet avec trois Gnawas.
La troisième tournée, organisée par le département d'Etat des
Etats-Unis, allait-elle également en Afrique?
On était censé aller à Bagdad au
printemps 1990 pour représenter les Etats-Unis au World Music Festival. Ça devait
être avec mon quintet, mais une semaine avant, Saddam Hussein a envahi le
Koweït… On a donc été envoyé en tournée au Maroc pendant dix jours.
Qu'avez-vous appris de vos tournées en Afrique?
La chose la plus importante que
j'ai apprise est comment créer un feeling. Puis, l'esprit prend le dessus.
Comment ces expériences en Afrique ont elles influencé votre approche
du jazz?
Je me suis toujours demandé
comment les musiciens historiques du jazz auraient sonné avec ces musiciens
africains. Mais il faut se rappeler que Charlie Parker a joué avec Candido et
Dizzy avec Chano Pozo. Ça, c’est l’Afrique! Les Caraïbes ont davantage préservé
la culture et les rythmes africains que les Etats-Unis. Plusieurs musiciens
historiques ont joué avec des musiciens africains. Pharoah Sanders, Ornette
Coleman, Archie Shepp, Hank Jones, Dee Dee Bridgewater. Il faut qu’il y en ait
plus. Regina Carter a participé à un projet avec Randy Weston à Jazz au Lincoln
Center. C’est moi qui ai fait les arrangements pour la suite «Ancient Future».
Dans un des mouvements, Randy avait réuni Regina, le joueur de kora sénégalais Abdou
M’Boup et la joueuse de pipa chinoise Min Xiao-Fen. Le Sénégal, la Chine et les
Etats-Unis. Je pense que ça a influencé Regina car je me souviens de son disque
Reverse Thread avec le joueur de kora
Yacouba Sissoko. Randy était un tel innovateur. On ne lui attribue pas le
mérite d’avoir trouvé ces concepts. Qui aurait pensé à coupler ces instruments? Je n’ai compris la profondeur
de ces expériences qu’une fois finies. Je m'en suis sans doute rendu compte à
la fin des années 1990. En outre, en 1990, j’ai fait un disque où il y avait de
la musique africaine, du swing, de la musique brésilienne, de l’avant-garde.
Les producteurs m'ont dit qu'il y avait trop de styles de musique différents. C’était
impossible à commercialiser. Donc, il n'est jamais sorti. C’est là que j’ai
commencé à en prendre conscience. J'ai essayé d'intégrer au mieux
certaines de mes expériences parisiennes et africaines dans ce que je faisais à
New York. Vous pouvez le voir en particulier dans le thème «Crossings», où je
joue de la kalimba. C’est sur mon disque Another
Blue (1999).
Vous êtes revenu à New York en 1990 et vous avez commencé à travailler plus
régulièrement avec Randy Weston; mais vous connaissiez déjà Melba Liston avant de
travailler avec lui.
J'ai rencontré Melba Liston à
Long Island quand j'étais au lycée. Je suis allé voir Billy Mitchell un jour, on
vivait dans la même rue. A cette époque, Melba enseignait à l’Université de
Kingston, en Jamaïque. Quand elle revenait, elle restait chez Billy. En 1975,
j’ai obtenu le diplôme de NYU. A cette époque, j'étais proche de Patti Brown. Elle m'a
montré des trucs au piano. Patti et Melba étaient les deux femmes du big band
de Quincy Jones en 1960. J’ai fait un concert avec Patti, c'était aux Nations
Unies, pour les programmes jazz des Nations Unies. Il y avait Bob Cunningham à
la basse, Earl Williams à la batterie, Harold Vick au saxophone ténor, Patti et
moi-même. On jouait la musique de Patti. Les arrangements étaient de Melba.
Entre les deux, c'était une relation d'amour-haine. Elles s’engueulaient tout le temps (rires). Mais quand j'ai commencé à travailler avec Randy, je ne
savais pas qu'il avait un lien avec Melba. Quand je la voyais, c'est
avec le big band. En 1985, il y avait un hommage à Randy à la Brooklyn Academy
of Music; Melba a fait les arrangements. Le big band était composé de Benny Powell, Al Grey (tb), Stanton Davis,
Richard Williams (tp), Norris Turney, Cecil Payne (ts), Randy, George Duvivier (b),
Charli Persip (dm), Mohammed Ben Fatah (Sam Kelly, perc) et Andy Bey (voc). Ce
groupe a enregistré, mais l'enregistrement est resté sur une étagère! On a fait
un concert à New York, puis on est tous allés à Lausanne. J'ai aussi vu Melba
travailler à Jazz at Lincoln Center, et on a enregistré l'album The Spirits of Our Ancestors. C’est à cette époque qu’elle a
commencé à avoir des problèmes de santé.
T.K. Blue avec le Randy Weston's African Rhythms Quintet: Alex Blake (b), Billy Harper (ts), Neil Clarke (perc), Nice Jazz Festival, 2018 © Umberto Germinale-Phocus
Quand avez-vous rencontré Randy Weston?
J'ai rencontré Randy par
Abdullah Ibrahim. Mais je l'ai entendu pour la première fois vers 1972 au East,
un lieu culturel incroyable dans le quartier Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn.
Strata-East Records a fait quelques enregistrements live là-bas. Plus tard, en 1978, je jouais avec Abdullah au loft
d’Ornette Coleman, le Artist House. Randy est venu avec son père et sa manager
Colette. J'ai commencé à travailler avec lui en 1981. Randy m'avait dit que son
père avait voulu voir Abdullah en concert.
Quand avez-vous joué avec lui pour la première fois?
Au cours de l'été 1980, c'était
avant mon arrivée à Paris, j'ai joué deux fois avec Randy à New York. J’ai fait
le bœuf avec lui dans un club, et il m'a engagé pour le reste de la semaine.
Environ une semaine plus tard, il donnait un concert pour les enfants à la House of the Lord Church du révérend Daughtry, sur
Atlantic Avenue, à Brooklyn. Il y avait Randy au piano, Peck Morrison à la
basse, C. Scoby Stroman à la batterie –il était également danseur de claquettes
et avait grandi avec Randy. D’ailleurs, il avait des photos de l'école primaire
avec un Randy très grand, dominant tous les autres élèves– Chief Bey à la
batterie africaine, et moi à l'alto et à la flûte. Après ça, huit mois se sont
écoulés. Je vivais à Paris. Je l'ai appelé et il m'a pris pour un concert au
festival de San Sebastián, en juillet 1982. On a joué en trio. C'était moi,
Randy et Mohammed Ben-Fatah. On
faisait la première partie de Wynton Marsalis. Si je ne me trompe pas, c’était sa
première tournée en leader. Quelques mois auparavant, je l’avais vu avec Art
Blakey. Wynton avait Jeff Tain Watts, Kenny Kirkland, je ne me souviens pas du
bassiste. Et c’est la première fois que j’ai entendu Branford au ténor. Je le
connaissais comme alto.
Vous avez dit à maintes reprises que Randy Weston ne préparait jamais
ses concerts.
Non, jamais. Si je lui
demandais de jouer, disons «Tangier Bay», il pointait son doigt vers le ciel. Ça
signifiait qu'il faisait ce que le Créateur lui disait de faire.
Que s'est-il passé à la mort de Dizzy Gillespie?
On jouait au Café Central, à
Madrid. C'était Randy, moi et le percussionniste Eric Asante. Dizzy venait de mourir.
Randy a fait un medley de thèmes de Dizzy. «Con Alma», «Night in Tunisia», etc.
Randy est un peintre. La façon dont il a agencé tout ça était extraordinaire.
Je n'avais jamais rien entendu de tel. Je ne peux même pas l'expliquer. Il jouait
quelques mesures de l’une, puis un peu d'une autre, il revenait à la
précédente, et ainsi de suite. La façon dont il l'a fait était sans faille.
C’est une symphonie qu’il a composée sur place, à partir de compositions de
Dizzy. C'était incroyable! J'étais en larmes à l'écouter. Puis, il est passé à
«Hi-Fly». J'étais toujours sur scène, les yeux fermés. Et tout à coup,
j'entends cette voix dire: «Hé mec, tu veux être payé ce soir?». (Rires) En 2018, on a rendu hommage à
Monk à Jazz Middelheim. C'était comme l’expérience avec Dizzy. De plus, Randy
connaissait Monk.
Le son de Randy Weston a-t-il évolué au cours des années où vous avez
travaillé avec lui?
Il a toujours été un grand
pianiste et compositeur. Mais je trouve que dans les dernières années de sa
vie, il a atteint un niveau supérieur. Il est devenu la musique. Le piano était
une extension de ses doigts. Quand il jouait, c'était purement organique. Il
était la musique. Quand j'ai dû écrire l’arrangement de «Ancient Future», qu’on
a joué au Lincoln Center (2002) avec Regina Carter -un des derniers concerts de
Cecil Payne-, je suis allé voir Randy. Il a joué trois sections de la composition,
mais il était incapable de me dire le chorus. Il ne le savait pas. J’ai dû lui
demander de le rejouer, regarder ses mains et noter ce qu’il faisait. Il était
au niveau que les musiciens s’efforcent d’atteindre. Celui où il n’est plus
nécessaire de penser aux accords, aux notes, à l’harmonie. Il était bien
au-delà de ça. Ça prend des années. Donc, lorsque vous atteignez ce niveau, ça
ne s’arrête pas.
Le jazz est une recherche?
À 18 ans, j’ai pris une leçon particulière
avec James Moody. Il m'a demandé de jouer quelque chose à la flûte. Ensuite, il
a pris sa flûte et a joué exactement ce que j'ai joué, puis dans toutes les clés.
Après ça, je lui ai dit qu'il pouvait tout faire. Il a dit non, pas tout. Car
une fois qu’on peut faire ça, c’est fini. Il faut continuer à chercher. Ça me
donne de l’espoir et ça m’inspire. Si je persévère, peut-être qu'un jour,
j'atteindrai ce niveau ou un aperçu de ce niveau. J’ai joué avec Jaki Byard
chez Rashied Ali. Jaki était à un niveau supérieur. Les deux occasions que j'ai
eues de jouer avec Sonny Stitt, même chose. Avec Randy, Abdullah, Sam Rivers,
Jaki, avec tous ces maîtres, chaque note se succédait comme un rang de perles.
Chaque note a un sens, une importance. Lorsque vous êtes capable d’être en harmonie
spirituelle avec vous-même, vous pouvez être inspiré par le Créateur, les
ancêtres, de nombreuses sources différentes. Je suis parvenu à comprendre cela.
La scène est un lieu sacré. Les musiciens partagent cette vibration qui peut
aller n'importe où et être affectée par n'importe quoi. Ils sont très
vulnérables. A la mort de Benny Powell en
2010, j'ai donné un concert à Baltimore. Deux de ses petites-nièces étaient là.
Au début du second set, une de mes cousines, qui arrivait de Trinidad, a crié: «Song of Solomon Northup». C'est le thème que j'avais écrit dans ma suite Follow The North Star (2008). Il est
dédié à Solomon Northup, l’abolitionniste afro-américain qui a écrit Twelve Years a Slave (Douze ans d’esclavage).
C'est intéressant qu'elle ait crié ça parce que ce concert était un hommage à
Benny Powell, et Benny adorait ce thème. Quand on jouait ensemble, il voulait
toujours le jouer. Je lui ai dit un jour que je n’avais pas de partie de
trombone. Il a alors sorti un morceau de papier et a dit qu'il en avait écrit
une. Donc, je joue ce thème à sa mort en 2010.
J'ai senti la présence de Benny dans le club. Je n’avais pas l’impression de jouer.
C'était comme si j'étais en dehors de mon corps et que je me regardais jouer. C’était
l’un de ces très rares moments où chaque note est où elle doit être. A la
dernière note, les gens ont applaudi et j'ai commencé à pleurer; j'étais gêné.
Ensuite, j'ai vu des gens pleurer dans la salle, je ne pouvais plus jouer.
C'était le premier morceau du second set. Des gens du premier set étaient
restés, mais il y avait surtout de nouveaux spectateurs. J’ai dit au public
qu’il serait remboursé, et au propriétaire de ne pas me payer, que je payerais
les musiciens de ma poche. J’étais incapable de jouer, et tout le monde a été
très sympa. Personne n'a demandé à être remboursé. Certains m'ont dit que je
les avais fait voyager. C'était incroyable! J'enregistre normalement la plupart
de mes concerts pour apprendre de mes erreurs. Vous savez quoi, il n'y avait
rien sur mon enregistreur numérique; j'ai peut-être oublié de l'allumer. Ce qui
est certain, c’est que ce concert n’était pas supposé être écouté à nouveau.
Votre association avec Jayne Cortez a également été décisive. Quand
l'avez-vous rencontrée?
Je l'ai rencontrée dans une
librairie à Londres dans les années 1980. Elle faisait une lecture. Jusque-là,
je la connaissais de nom seulement. Je connaissais très bien Ornette. Après ça,
elle a dit qu'elle donnait un récital de poésie à l’International Book Fair of Radical Black
and Third World Books (Foire internationale du livre radical noir
et du tiers-monde). John La Rose, un écrivain et un poète de Trinidad, organisait
l'événement. Il y avait des récitals, des concerts, etc. J'y allais avec Randy
pour jouer. J'ai été tellement épaté par Jayne que j’ai voulu la revoir. Plus
tard, elle faisait autre chose à Londres, dans un club. Avant qu'elle ne commence,
je lui ai dit que sa performance m'avait ébloui. Elle m'a demandé si j'avais apporté
mon saxophone. J'ai alors joué pendant qu'elle disait de la poésie. Elle était
un griot, un maître. L’écouter était une expérience très profonde parce que son
rythme était impeccable et elle ne reculait devant rien, s’attaquait au racisme,
au génocide, à l’exploitation. Après ça, elle a commencé à m'appeler. À cette
époque, Ornette avait un studio d’enregistrement à Harlem, sur 125th Street et
Park Avenue. On y répétait, pour des concerts et des enregistrements. On a fait
au moins trois disques ensemble. On a joué dans des universités. A Paris aussi.
Vous jouiez en duo?
Non, avec les Firespitters. Il
y avait Bern Nix à la guitare, Al MacDowell à la basse, Denardo Coleman à la
batterie. Sur les disques, elle a eu d'autres musiciens, comme James Carter (ts),
Alex Harding (bar), Roy Campbell (tp), Charnett Moffett (b), Salieu Suso
(kora), etc. Jayne était très proche des musiciens africains.
C'était difficile de l’accompagner?
Très difficile! Jayne voulait
que ses musiciens créent. Elle ne nous donnait aucune partition. Elle nous
demandait d’être dans la spontanéité. Mais elle nous donnait des indices. Sa
dernière représentation publique était avec Randy pour la création de The African Nubian Suite en avril 2012.
Pour moi, ce duo, sur «Poetry with Randy Weston», est la plus grande
performance musicale de Jayne. A la répétition, Randy voulait jeter un coup
d’œil au poème de Jayne. Elle l’a regardé et a dit: «Non!». Pour moi, ce duo est le
clou de ce disque. Entre ce que Randy joue en l’accompagnant et ce que Jayne
fait, c’est phénoménal! Elle jouait le rôle de la Femme, mais elle a également
parlé du meurtre de Trayvon Martin, survenu en février 2012.
Quels sont vos morceaux préférés de Jayne Cortez?
J'adore «Find Your Own Voice and Use It», «Taking
The Blues Back Home», «Blues Bop For Diz». J'avais tant d'admiration
pour elle. Jayne était comme une mère, un mentor. Connaissez-vous Fay Victor?
C'est une chanteuse extraordinaire qui fait aussi de la poésie. Elle peut
chanter in et out. C’est l’une des rares chanteuses que je connaisse qui puisse
chanter très out. Elle a fait des
trucs d’avant-garde, des trucs avec Ornette, Herbie Nichols, et je l’ai engagée
pour chanter du Jimmy Scott. Elle s’en est sortie haut la main! J'ai pris Fay
pour un concert qu’on a donné au Jazz Standard en mars 2017. Randy voulait
recréer des morceaux de The African
Nubian Suite. Fay a dit le poème de Jayne. Elle est venue à la balance, mais
Randy n’a pas voulu parler du poème. Le résultat a été incroyable. Ce serait formidable
de redonner vie aux poèmes de Jayne avec Fay.
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