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Jazz Hot n°684, été 2018, Kevin Mahogany et Mighty Mo Rodgers © David Sinclair et Patrick Martineau

1968-2018, 50 ans de réflexion…
à travers l’œil de Willy Ronis


«Willy Ronis par Willy Ronis», dans le beau Pavillon Carré de Baudouin (du XVIIIe siècle), est une exposition photographique à ne pas manquer (jusqu’au 29 septembre 2018) à Ménilmuche –Ménilmontant en argot parisien–  à Paris dans le XXe arrondissement.
Willy Ronis est un photographe de la densité du réel. Le titre aurait pu être mieux choisi: il y a en effet de bons autoportraits, une sorte d’exercice stylistique, qui a un profond intérêt biographique et artistique chez Willy Ronis quant à son souci de perfection  malgré sa modestie naturelle (de petits films, avec la voix de Willy Ronis, en font état où il donne beaucoup de place au hasard et à la chance dans la réussite de ses clichés). Mais il y a beaucoup d’autres thèmes abordés (200 photos exposées) car Willy Ronis est un observateur hors pair de la vie, du peuple et de son cadre de vie. Son art est plein d’humanité(s), à tous les sens du mot.
Willy Ronis s’inscrit dans l’histoire des photographes du réel du XXe siècle qui ont su, par une intégrité de fond servi par la forme, restituer à l’esthétique (le contraire de l’apparence puisque l’étymologie évoque la «faculté de percevoir») sa dimension sociale et populaire; comme disait Louis Jouvet dans le film Entrée des artistes (1938, Marc Allégret): «Il faut savoir mettre de la vie dans son art et de l’art dans sa vie.»
On trouve, dans cette exposition, un thème sur les quartiers populaires (Belleville-Ménilmontant) en des temps difficiles où la pauvreté rimait, hors du champ étatique, avec solidarité et art de vivre, même et d’abord au sein des couches populaires. Une filmographie importante nous le raconte, et les photographies de Willy Ronis (1910-2009), dont la carrière commença en 1936, date symbolique de son art, racontent, mieux que des discours, comment la société de consommation mondialisée d’après-guerre, la corruption et la bêtise ont détruit l’atmosphère, l’esprit  et la construction sociale à la française, aboutissement d’un siècle et demi de conquêtes sociales et politiques chèrement acquises, au profit de l’univers kafkaïen qui s’impose aujourd’hui, y compris à la sortie de cette exposition, dans ce même quartier que photographia Willy Ronis. Cet escalier entre deux niveaux de rue, sous lequel des enfants imaginaient leurs jeux, ces rues pauvres mais propres, cet environnement et cette architecture si charmants et humains, malgré leur caractère parfois rudimentaire et improvisé, une pauvreté digne et conquérante, contrastent avec la poubelle à ciel ouvert de 2018, notre fausse richesse faite d’apparences, déshumanisée du XXIe siècle, sans horizon, apeurée et si sécurisée contre sa propre liberté, sans lien social, qui s’abandonne majoritairement à tous les renoncements. Ces images nous racontent la déshumanisation entreprise, et réussie, par le «Talon de fer» oligarchique.

Il y a également un thème sur le monde du travail et ses conflits sociaux que couvrit Willy Ronis, entre autres pour Regards, un magazine communiste (Robert Capa y narra en images la Guerre d’Espagne, parmi d’autres reportages aujourd’hui impensables en raison de leur profondeur): Willy Ronis y dépeint l’inquiétant monde industriel, et le courage des travailleurs-ses, leur résistance, leur solidarité (une belle photo d’une militante, Rose Zehner, syndicaliste, persuadant, encourageant la lutte, dialoguant avec des travailleuses dans un meeting «sur le tas»), leurs respirations, leurs jeux (un bal en plein air, tout en mouvement sur premier plan d’amoureux, à Joinville-le-Pont, en 1947), leur misère aussi. La fascination de Willy Ronis pour le monde du travail, avec sa dialectique entre le côté sombre des usines et l’exaltation lumineuse de la lutte de ces femmes, fait écho aux mots d’Emile Zola : «Le seul peuple fort est le peuple qui travaille, et le travail seul donne le courage…». Nous sommes loin des politiques d’aujourd’hui qui pour les uns (les financiers oligarques) privent le peuple de ses outils de travail et de ses conquêtes démocratiques, disloquant ainsi le cadre collectif et social de la résistance et sa mémoire, et pour les autres (de Benoît Hamon à l’Italie) ne songent qu’à un revenu universel, une forme de charité institutionnelle et individuelle. L’action conjuguée des oligarques et de leurs pseudo-opposants privent une population de sa capacité collective de réunion, d’organisation et de révolte, l’enferme dans la dépendance, la précarité; manipulations perverses, puisque réalisées avec (et au détriment de) la richesse accumulée par des siècles d’effort et d’imagination du peuple.

Il y a, dans cette exposition consacrée à Willy Ronis, des paysages d’une autre France, la province et le rustique monde de la campagne, répondant à une autre finalité que la consommation, de Marseille à Metz, de la Bretagne à la Savoie, avec toujours cette magie du noir & blanc à la Willy Ronis pour teinter les atmosphères de cette beauté sombre et inquiétante de la vie, une sorte de dialectique permanente de ses images, sans mentir par un embellissement artificiel, sans compassion, mais juste une secrète admiration pour le courage et l’imagination populaires.
Il y a des nus, autre exercice qu’on pourrait penser académique mais auquel, comme pour l’autoportrait, Willy Ronis apporte une dimension humaine et populaire, son originalité, son fond, sans oublier sa mémoire des traditions, antique de l’art statuaire, et du XIXe siècle, de la gravure, du dessin avec une utilisation de la lumière et des nuances de gris dans un monde en noir & blanc.
Il y a encore des paysages d’autres pays pour relater l’universalité de la condition humaine, de l’Afrique du Nord à Venise, de ces enfants qui jouent partout de rien…
Il y a en effet ces photographies d’enfants pour témoigner de la capacité d’adaptation et d’imagination des hommes, toujours renouvelée jusqu’à Willy Ronis, qu’on pensait, à tort si on en juge par la réalité de 2018, universelle et éternelle (une belle image d’enfants jouant dans le fond d’une péniche dans un train de péniches sur la Seine à Paris). Aujourd’hui, on ne joue plus guère avec rien, pour rien. La consommation de masse prive l’enfance de son monde.
couverture de la brochure de l'exposition. En cliquant, vous pouvez visualiser une page intérieure de la brochure.Il y a enfin, globalement et en creux, peut-être pour nous qui jugeons du contraste avec notre actualité, une véritable réflexion architecturale sur ce qu’aurait pu être ce pays, spécial par son histoire, s’il n’avait été détruit, et sur le plan du bâti par soixante-dix ans de béton (le principal pourvoyeur des partis politiques), et sur le plan humain par une société de consommation de masse et une propagande infernale médiatique de lente destruction, de laminage, par le mépris au quotidien de toutes les utopies sociales portées par les peuples, utopies encore à l’œuvre dans ce «monde perdu», ce petit monde du XXe siècle si chaleureux de Willy Ronis.
Le jazz partage avec l’art de Willy Ronis le caractère populaire: l’art, l’artiste comme sa source. Il partage aussi cette atmosphère en noir & blanc, humaine, contrastée, contradictoire comme l’est la vie. Comme le jazz (il y a aussi quelques photos de Willy Ronis pour raconter le jazz à Paris dans l’après-guerre), la photographie par Willy Ronis est un art, encore populaire en son temps, qui déclenche le dialogue avec le peuple dont il tire sa substance, un jeu de la vérité, irréductible et incorruptible, savant et populaire, généreux et socialement engagé, politique au sens noble. Un art indispensable à l’humanité, et la réciproque est vraie.
Regarder les images de Willy Ronis, comme celles de Robert Capa et quelques autres grands témoins de la photographie qui gravèrent dans la gélatine une mémoire naturaliste à la Zola, c’est comme le cinéma italien d’après-guerre ou écouter Ella Fitzgerald et Ray Charles, manger des tomates muries au soleil juste cueillies du jardin: ça a du sens parce que ça a du goût, de la substance et que ça porte un rêve. C’est beau à voir même quand c’est différent, triste, gai, tragique ou comique, car c’est l’aboutissement parfait du travail de l’humain attentif aux autres, attentif à se dépasser sans cesse dans son expression; c’est ce comportement de recherche du «juste» qui creuse sans fin pour «faire mieux».
C’est subversif dans nos vies mesurées, quantifiées et financiarisées de la compétitivité mondiale érigée en règle unique, en étalon, où seul le vite-fait/mal-fait, le mauvais/nuisible, le clinquant/superficiel, le vénal/corrompu, qui rapporte vite et beaucoup quels que soient les dégâts, sont devenus la finalité, la jauge, la norme. Dans ce monde, la solidarité, la lutte et la dignité sont dépréciées, niées, moquées, opposées à une mise en scène de la charité et de la servilité. Dans ce pays des révolutions qui ont changé le monde, les manifestations populaires 
–comme celle du 26 mai dernier– à caractère social, pratiques distinctives d’une humanité qui lutte et de la démocratie, sont, unanimement et systématiquement, tournées en dérision par des médias monolithiques dans leur contenu parce que possédés par quelques oligarques, français, il en existe, par des médias manipulant chiffres et réalités avec autant de mauvaise foi, désinvolture, mépris et rapidité que leurs maîtres jonglent avec les transferts financiers à la surface de la planète.
Les clics de Willy Ronis sont autant de claques visuelles pour nous réveiller, nous faire «réaliser», le temps de la visite de l’exposition mais aussi après pour ceux qui ne dorment pas devant les images, tout ce que notre monde, notre pays, nos régions, nos quartiers ont perdu d’humanité, d’originalité, de sensibilité, de beauté simple non marchande, à cause de l’ abandon de la démocratie, à cause d’une démographie galopante et d’un encombrement des rues d’une consommation de masse uniformisée et de mauvaise qualité, son inévitable contrepartie. La fausse abondance de la fausse démocratie des faux politiques, mais des vrais oligarques et de la vraie corruption: une histoire de faussaires à la Brassens. 

Cela s’est déroulé en un clic de l’histoire, de 1968 –pourquoi pas– quand des CRS, pas si blindés que ça alors mais déjà violents, s’opposaient, sous les ordres d’un autocrate à l’ancienne et d’un capitalisme traditionnel pas encore totalement financier, à des occupations ouvrières, à des barricades estudiantines, à des utopies, pas si pacifiques qu’aujourd’hui. En 2018, les mêmes CRS (leurs petits-enfants), équipés de neuf pour la guerre des étoiles, paradent avec ostentation devant une foule familiale, inquiète et vieillie, pas si insignifiante que les médias l’ont décrite avec leur mépris calqué servilement sur celui du «méprisant de la République» tel qu’est rebaptisé le financier qui nous gouverne. Ces milliers de personnes à Paris et en province défendaient la France et les conquêtes sociales racontées par Willy Ronis. On peut regretter qu’à la même heure, il y en avait sans aucun doute beaucoup plus pour prendre le soleil en contemplant les vitrines parisiennes, aujourd’hui normalisées, moins riches de diversité malgré les prix qui s’y affichent, ou pour s’alcooliser à la bière de masse au pays du p’tit blanc, bien loin de la petite cordonnerie de Willy Ronis, au coin d’un passage étroit, ou de son Café de France si français…
Ce samedi 26 mai, le cinquantenaire de 1968 était mis en scène sur les affiches d’une exposition d’Etat sur les murs du métro parisien comme il l’est sur les écrans TV depuis deux mois dans des rétrospectives manipulées, pendant qu’en surface, deux-mille CRS et policiers, casqués des pieds à la tête, encadraient, menaçants, une foule pacifique, quoi qu’il a été dit par les médias pour le compte du même Etat, du financier qui le dirige dont l’objectif avoué est de revenir sur deux siècles de conquêtes sociales et politiques dont Mai 1968 fut le dernier temps fort en dépit de la réécriture qui en est faite, parfois avec le concours d’anciens aujourd'hui corrompus.

Willy Ronis, Robert Capa et d’autres ne sont plus là pour donner la synthèse fulgurante en quelques images noir & blanc avec toutes les nuances de gris de ces moments, de ce contraste entre les prédateurs et cette humanité encore vivante et imaginative. Entre 1968 et 2018, entre le XXe siècle de Willy Ronis et le monde de la finance du XXIe siècle, les objectifs photographiques ont perdu leur capacité de mise au point et leur profondeur de champ, en oubliant l’humanité, l’imagination, l’indépendance et le courage. Ils ont appris à mentir et à obéir…

Yves Sportis


© Jazz Hot n°684, été 2018