Sophie
Alour est née à Quimper (Finistère), le 24 décembre 1974. Si elle étudie
la clarinette classique au conservatoire, elle se passionne pour le jazz à
partir de l’adolescence, et c’est seulement à 19 ans qu’elle adopte le saxophone
ténor. Elle intègre alors plusieurs écoles de jazz où elle rencontre quelques-uns
de ses futurs partenaires: Lionel Belmondo, Dominique Mandin... A
partir de 2000, elle multiplie les engagements, non sans un certain éclectisme:
le Vintage Orchestra, le groupe féminin Rumbanana, le big band de Christophe
Dal Sasso ainsi que son propre sextet avec Stéphane Belmondo. Un peu
plus tard, elle intègre le tout premier Lady Quartet de Rhoda Scott et sort un premier album sous son nom, Insulaire. Aujourd'hui encore, elle poursuit ses collaborations avec Christophe Dal Sasso et Rhoda Scott. On la retrouve aux côtés d'Alexandre Saada. Elle poursuit enfin ses propres projets. Son
sixième disque en leader, Time for Love,(voir notre chronique) est constitué, contrairement aux précédents, principalement
de standards. On y retrouve la tonalité
méditative de la saxophoniste. Propos recueillis par Jérôme Partage Photos Patrick Martineau
© Jazz Hot n°684, été 2018
Jazz Hot: Comment
avez-vous appris la musique?
Sophie Alour: Ce n’était pas un
apprentissage conventionnel. J’ai étudié la clarinette au conservatoire, mais
j’ai ensuite découvert le jazz grâce à un ami de mes parents, Philippe Briand,
batteur et vibraphoniste, amateur mais de bon niveau, qui accompagnait les
jazzmen de passage dans la région, si bien qu’il a joué avec les plus grands
(Dexter Gordon, Johnny Griffin, etc.) C’était quelqu’un de passionné et sans
doute un passionné de pédagogie. Il est venu chaque dimanche pendant des
années pour transmettre sa passion pour le jazz, d’abord à ma sœur aînée qui
jouait du piano puis à moi. Et ensuite mon frère, Julien (tp), a suivi. Si bien qu’à 12 ans
j’écoutais du jazz quand mes copines écoutaient Balavoine! Et j’essayais de
reproduire des solos que je relevais sur des vinyles. Je faisais tout
d’oreille. Je faisais semblant de comprendre la partie théorique que cet ami
m’expliquait mais ça m’échappait complètement. Vers 15-16 ans, j’essayais même
d’imiter le son de Coltrane à la clarinette! Je ne suis passée au saxophone
qu’à 19 ans; directement au ténor. Le son était déjà construit dans ma
tête. Et c’est heureux que je n’aie pas appris le saxophone classique au
conservatoire car cela m’aurait probablement dégoutée de l’instrument. Parallèlement
à cet enseignement informel, cet ami m’emmenait jouer dans les bars. J’y jouais dès
l’âge de 14 ans! J’étais la mascotte du groupe! (rires) J’ai donc appris le jazz en écoutant et en jouant. Vous avez quand même
terminé votre cursus dans des écoles de jazz...
J’avais
un saxophone depuis six mois quand je suis entrée au CIM. Je ne savais pas où
étaient les doigtés! Mais c’est très vite venu, je travaillais beaucoup, et j’ai eu des engagements. Après deux ans de ce
traitement, j’avais beaucoup progressé. J’ai voulu
me perfectionner, et j’ai fréquenté l’ARPEJ et l’IACP. Mais je savais
déjà improviser contrairement aux autres élèves, et Christophe Dal Sasso m’a
recrutée dans son big band aux côtés des frères Belmondo à l’époque. Je joue
toujours avec lui après toutes ces années, et nous nous apprêtons à enregistrer
de nouveau. J’ai eu un quintet avec Stéphane Belmondo au cor, avec
lequel nous reprenions la musique de Walt Weiskopf. Je me souviens d’un concert
au Duc des Lombards qui représentait pour moi une forme d’aboutissement. À la même époque, je participais au Vintage Orchestra et à Rumbanana
avec Julie Saury et Airelle Besson.
C’est justement avec
elles que vous avez formé le premier Lady Quartet de Rhoda Scott...
Ça
s’est monté très vite. Il s’agissait de remplacer une chanteuse au festival de
Vienne, qui avait eu peur de prendre l’avion. Je me souviens d’une seule
répétition à l’IACP avec Rhoda Scott au piano. On avait toutes apporté des
arrangements. Et le lendemain nous jouions devant huit mille personnes! C’était
très impressionnant. Nous étions en 2004, et ça dure toujours!
La même année, vous avez
joué avec Wynton Marsalis...
Oui
c’était à Marciac, dans un big band avec des jeunes musiciens français comme
Olivier Temime ou Pierrick Pédron. Ce qui m’a le plus marquée c’est le son de
Wynton. D’une grande maîtrise et d’une grande beauté. Mais je n’ai pas aimé sa
direction. J’avais le souvenir des big bands d’élèves à l’IACP qu’arrivait à
faire sonner Lionel Belmondo, et j’ai trouvé que Wynton n’avait pas su tirer le
meilleur de nous, alors que nous n’étions plus des débutants. En dehors de ces deux
expériences, quelles rencontres vous ont marquée parmi vos aînés?
Il
y a eu Aldo Romano, Rhoda Scott bien sûr, Alain Jean-Marie aussi qui a
participé à mon dernier album. C’est une personnalité qui laisse une empreinte.
On n’a fait que deux jours de studio, et les invités se succédaient, chacun avec
une énergie différente. J’ai beaucoup aimé cette forme de
concentration que permettait la présence d’Alain, une forme de recueillement.
Il est d’une grande élégance, tout comme Rhoda Scott.
J’ai aussi été marquée dernièrement par Leon Parker qui m’a
invitée à jouer dans son groupe à New York. On envisage de monter un groupe ensemble. Mais il faut
pouvoir trouver sa place à côté d’un caractère aussi fort.
Le Lady Quartet avec Géraldine Laurent (as), Sophie Alour (ts), Anne Pacéo (dm), Rhoda Scott (org) et, en invité, Julien Alour (flh), New Morning, mars 2017 © Patrick Martineau
Justement, lors de ce
séjour à New York, avez-vous eu l’occasion d’écouter d’autres musiciens?
Je
n’ai pas vu beaucoup de concerts mais celui que j’ai préféré était avec Leon
Parker, Aaron Golberg et Matt Penman. C’est vrai qu’il y a une énergie
incroyable dans cette ville et plus de combativité aussi. Mais si je suis
fascinée par ce jazz new-yorkais je veux aussi souligner qu’on a de bons
musiciens en France. Avez-vous la sensation
de vous inscrire dans une forme de jazz européen?
J’ai
bien conscience que le jazz est une musique d’importation en Europe. Ayant commencé par écouter cette musique, je pense bien la connaître
et l’aimer. Donc je ne pense pas faire partie d’une forme de
jazz européen, pas si il s’agit du
style que cette appellation suggère. En même temps, je suis contre toute forme
de cloisonnement, et ça me plairait beaucoup d’essayer de mélanger les genres. Les différentes familles de jazzmen parisiens ne se mélangent guère...
J’ai
toujours trouvé ça exaspérant. C’est pourquoi j’essaie, dans chacun de mes
disques, de varier les approches pour ne pas m’enfermer. Je ne recherche pas
l’éclectisme, je veux juste repousser mes propres limites. Avec le temps, on développe un langage, on devient meilleur dans ce qu’on
fait, on rechigne peut être à se mettre en danger.
Justement, en 2016, vous
avez fait une date au Petit Journal Saint-Michel avec Jean- Loup Longnon.
L’affiche pouvait surprendre!
Je
dois cette invitation à l’amitié que nous nous portons mutuellement. C’est un
musicien brillant. J’adore son travail dans le jazz comme dans le classique.
C’est quelqu’un qui n’a pas de limite. Je me suis régalée durant ce concert, et
je pense que le public a apprécié. Mais je ne connais pas assez bien le bop.
C’est un langage très précis que je n’ai pas suffisamment travaillé. Pour le
coup, j’ai senti ce soir-là mes propres limites.
Vous pourriez jouer au
Caveau de La Huchette?
Je
l’ai déjà fait! Avec François Biensan, il y a quatre ou cinq ans. J’adore faire
danser les gens. C’est une satisfaction énorme de jouer pour la danse et ça
transforme le jeu: il faut que ce soit rythmique, que ça rebondisse tout le
temps.
Quel est votre ressenti à votre pupitre du big band de Chistophe Dal Sasso?
Est-ce reposant de ne pas être leader?
Oui, et pour autant on n’est pas sur son propre terrain. On se met donc un peu en
danger quand on se met au service de la musique d’un autre. Par ailleurs, ce
qui compte également c’est le lien d’amitié que j’ai avec beaucoup de membres
de l’orchestre, comme Dominique Mandin que j’ai rencontré à l’IACP il y a fort
longtemps, et avec qui nous avions monté le Vintage Orchestra. On retrouve deux types
d’atmosphère dans vos disques: plutôt intimiste sur Insulaire, Opus 3 et La Géographie des rêves, plutôt
électrique sur Uncaged et Shaker...
Chaque
album est une expérience qui correspond à un moment de ma vie et à un besoin
particulier. Partie d’Insulaire, mon
premier disque, assez sage, j’ai voulu secouer tout ça et j’ai fait Uncaged. La Géographie des rêves a été un moment intéressant aussi. Je
faisais beaucoup de sessions à l’époque, et nous étions arrivés à une grande
connaissance les uns des autres. J’ai essayé de préserver ça dans l’écriture du
disque.... C’était une vraie aventure de groupe. Et, comme je vous le disais,
j’aime bien aller là où on ne m’attend pas, et surtout où je ne m’attends pas
moi-même.
Outre l’influence
première de Coltrane, quels saxophonistes vous ont inspirée?
J’ai
beaucoup écouté Stan Getz qui est l’un de mes saxophonistes favoris. Egalement
Joe Henderson, Steve Lacy... même si on ne retrouve pas nécessairement leur
influence dans mon jeu. Avec mon dernier album, j’ai peut-être essayé de dire à
quel point je n’aimais pas la virtuosité et la performance. Et de ce point de
vue, le saxophone peut vraiment être un instrument horripilant. Parfois, il
m’arrive de le haïr, de le trouver réducteur.
Alain Jean-Marie, David El Malek, Sophie Alour, Stéphane Belmondo, Glenn Ferris, Sylvain Romano, André Ceccarelli, New Morning, mars 2018 © Patrick Martineau
Justement, ce Time for Love, est –à la différence des
précédents– majoritairement constitué de standards. Pourquoi?
Le
désenchantement qu’ont provoqué les évènements de ces dernières années a agi
sur moi comme une perte de repères, et cela a suscité un besoin de reprendre pied avec ce que je connaissais bien. C’est une forme de retour aux sources, à mes
racines, pour repartir de plus belle et aussi pour affirmer cet héritage dont
je suis fière. J’avais aussi besoin de cette respiration, de cette parenthèse,
de ne pas forcément écrire de la musique. Quant au titre, Time for Love, j’aime beaucoup le décalage entre ce titre glamour
et la pochette avec ce collage de Julien de Casabianca d’une peinture classique
sur un mur détruit par la guerre. L’effet produit est très différent de ce que
suggère le côté glamour du titre. Et par là même prend toute la dimension que
je cherchais à lui donner. C’est un titre en décalage avec notre époque aussi.
Il n’est pas si facile de parler d’amour dans une époque où l’ironie est
souvent de mise. Mais je ne cherche pas à être «tendance» donc ça
tombe bien comme le dit le titre «I’m Old Fashioned».
Qu’est-ce qui définit le
jazz pour vous?
Deux
choses. Tout d’abord, le son. Quel que soit le style de jazz joué, il y a
toujours le goût de l’acoustique. Ce qui est d’ailleurs un point commun avec la
musique classique. L’autre caractéristique, encore plus spécifique, c’est
l’improvisation, le fait que chaque instant est unique et ne se reproduira plus
jamais. C’est ce qui fait la beauté et la fragilité du jazz. Il ne vit que dans
l’instant.
L’improvisation existe aussi dans la musique classique…
Quand
je parle d’improvisation, c’est dans sa dimension collective. Il n’y a pas
cette prise de risque dans l’improvisation classique. C’est cette communication
et cette écoute entre musiciens qui est inestimable. En fait, je crois que
c’est ça que j’ai cherché avec ce disque: une forme de communion. *
CONTACT: www.sophiealour.com
EN CONCERT: avec son septet les 8 et 9/6 au Sunside (Paris) et à Jazz en Baie le 4/8, avec Shaker à Albertville le 28/7; avec le Lady Quartet de Rhoda Scott (Vienne le 3/7, Nice le 20/7, Le Touquet le 8/8), avec Leon Parker (Bruxelles le 8/7), avec Julie Saury (Villes sur Auzon le 31/7), avec Alain Jean-Marie (Marciac 10/8).
DISCOGRAPHIE
Leader CD
2005. Insulaire, Nocturne 381 CD
2006. Uncaged, Nocturne 414 CD
2009. Opus 3, Plus Loin Music 4524 CD
2011. La Géographie des rêves, Naïve 622211 CD
2013. Shaker, Naïve 623511 CD
2017. Time for Love, Music From Source 29755838
Sidewoman CD
1998. Rumbanana, Ça, ça m’fait peur, DAM 2501 CD 2002. Dal Sasso – Belmondo Big Band, John Coltrane. A Love Supreme, Jazz
& People 814001 CD
2004. Vintage Orchestra, Thad, Nocturne 350 CD
2004. Christophe Dal Sasso Big Band, Ouverture, Nocturne 351 CD
2005. Alexandre Saada Quintet, Be Where You Are, Autoproduit CD
2005. Stan Laferrière & The Vintage Orchestra, Weatherman, Jazz aux
Remparts 64017 CD
2008. Rhoda Scott, Lady Quartet, Must
Records 6204-2 CD
2008. Alexandre Saada, Panic Circus, Autoproduit CD
2011. Christophe Dal Sasso Big Band, Prétextes, Discograph 6149472 CD
2016. Alexandre Saada, We Free, Promise Land CD
2016. Rhoda Scott Lady Quartet, We Free Queens, Sunset Records
VIDEOS
2011.
Rhoda Scott Lady Quartet, «Nova», émission «Des Mots de
Minuit», France 2 (juin 2011)
Rhoda
Scott (org), Sophie Alour (ts), Lisa Cat-Berro (as), Julie Saury (dm) https://www.youtube.com/watch?v=AudWzuKsI0Q
2011.
Christophe Dal Sasso Big Band, Duc des Lombards, Paris (21 juin 2011) https://www.youtube.com/watch?v=33kiLSr6pFw
2012.
Sophie Alour Quintet, Duc des Lombards, Paris (28 septembre 2012) Sophie
Alour (ts, cl), Yoann Loustalot (tp), Stephan Caracci (vib), Nicolas Moreaux
(b), Fred Pasqua (dm) https://www.youtube.com/watch?v=mJCODaFjnZA
2017.
Sophie Alour Quintet, «My Favorite Things», Andernos Jazz Festival,
Gironde (28 juillet 2017) Sophie
Alour (ts), Julien Alour (tp), Gustave Reichert (eg), Fred Nardin (org), Manuel
Franchi (dm) https://www.youtube.com/watch?v=8FShEvFS1eo
2018.
Sophie Alour Septet, «The Hippest Cat in Hollywood», La Coursive,
La Rochelle (25 janvier 2018) Sophie
Alour (ts), David El Malek(ts), Stéphane Belmondo(tp), Glenn Ferris(tb), Alain
Jean-Marie (p), Sylvain Romano(b), Donald Kantomanou(dm) https://www.youtube.com/watch?time_continue=4&v=gKP7DGXXQVw
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