80 ans de Jazz Hot
On ne va pas vous faire le coup du joyeux anniversaire,
de la revue toute nouvelle, toute belle, et qui marche dans le siècle d'un pas
alerte vers un avenir resplendissant. Comme si de rien n'était...
Un tel anniversaire peut tout à fait passer inaperçu dans
le contexte actuel –ce sera le cas, n'en doutons pas, vu l'état des médias– qui conjugue jeunisme et nouveauté obligés, perte de mémoire, de repères et
manque de fidélité à toutes les formes d'engagement ou de parole. La politique
donne un condensé dépourvu de vergogne de ces dérives, mais c'est bien nos
sociétés qui sont balayées par ce vent mauvais, et parfois chacun d'entre nous
car nous ne vivons pas dans des caissons étanches.
Alors, pensez, une revue de 80 ans, à quoi ça peut bien
servir dans ce XXIe siècle!? Ça rappelle les débats sur le latin, le grec, la
philosophie et, plus près de nous, l'histoire, qui peu à peu sont sortis du
champ d'intérêt des habitants de ce pays et de la planète, pour les quelques
pays qui avaient développé une curiosité bienveillante pour l'humanité et les
humanités. On pourrait y ajouter un ensemble de savoir-faire artistiques,
artisanaux ou industriels qui eux aussi sont passés à la moulinette de la
normalisation.
On ne va pas vous «faire l'article». Jazz Hot
existe depuis 80 ans, est indépendant, en libre accès, gratuit chaque
trimestre, et chacun est libre de le lire, y compris depuis son origine car,
fait rare, tous les numéros sont disponibles depuis 1935. Jazz Hot
est une chance, il n'est pas sûr que nous la méritions encore, l'avenir le
dira.
Certains se posent aujourd'hui la question de l'intérêt
de la lecture dans une société de communication, si on réduit la communication
au simulacre actuel, dominée par les signes, les slogans, la starisation et les
clichés, impulsée par les oligarchies de toutes natures; d'autres même
renoncent à l'écriture, puisque les machines guident nos doigts malhabiles pour
écrire des messages très limités sur des espaces tout aussi réduits.
Certains états, aux Etats-Unis par exemple, abandonnent officiellement
aujourd'hui l'écriture manuscrite. Il y a des signes qui ne trompent pas sur la
nature politique, nouvelle, des sociétés anciennement démocratiques.
Un tel anniversaire d'une telle revue, dans une pareille
époque, pose évidemment des questions autres que le nombre de bougies. C'est
une revue où l'on écrit encore pour être lu dans une époque où l'on survole, on
regarde sans comprendre et sans approfondir. On s'interroge sur la revue
elle-même, son état actuel, son contenu, ses forces ; on s'interroge et on
compare : Jazz Hot a par exemple fait le choix d'une revue en ligne, d'accès
gratuit, avec des articles longs et des discographies, et, pour continuer à
exister, d'un fonctionnement bénévole, imposé bien que cette réalité ne soit
pas sans vertu. Qu'en est-il après plusieurs années ? Deux autres revues
existent en France dans le secteur du jazz, sur papier, payantes, sans les
outils que permettent pourtant les avancées techniques de la mise en ligne. La
modernité est présentée comme une obligation universelle mais elle n'engage
personne, comme la démocratie, la transparence et l'honnêteté en politique. On
en parle, mais on ne l'applique pas aux contenus et au quotidien si ce n'est pour supprimer des emplois et du lien social.
Ces revues de jazz, à diffusion très limitée (les coûts du papier et
de la distribution), somme toute archaïques pour ce qui est de leur
fonctionnement en 2015, et souvent vaines sur le fond quand il s'agit du jazz,
alternent articles «people», même sur Billie Holiday dont c'est le
centenaire, et publi-rédactionnels, réécritures de ce qui a été déjà fait, en
moins bien : articles d'une grande pauvreté qui se combinent avec une apparence
lissée. Elles utilisent principalement les outils de la modernité pour leur
communication verticale – la propagande serait un terme
adéquat.
«Communication» est le maître mot d'une époque en
représentation permanente, qui ne met jamais la modernité au service du fond,
d'un contenu plus riche et original. Ces revues captent l'essentiel de la
publicité d'un secteur du jazz moribond qui s'identifie à la grande
distribution sans en avoir le profil, et donc s'autodétruit, allant même
au-devant de la destruction que lui promet la société de consommation de masse.
Il n'est plus en mesure de générer des amateurs plus ou moins savants,
constants et solidaires, donc de fédérer un secteur, spécialisé et ouvert à
tous, qui de ce fait perd son originalité, son autonomie et sa capacité à durer
dans le temps. L'œuvre rêvée par Charles Delaunay d'un secteur du jazz
international et solidaire, faisant la promotion d'un art universel, humain et populaire, le jazz,
démarche dont notre équipe s'est inspirée ces 25 dernières années, est
aujourd'hui en ruine sur le plan de son économie –même s'il existe encore de
belles ruines sur le plan artistique–, de son indépendance, de sa solidarité,
comme de ses outils (le disque-œuvre d'art, la production, la distribution). Ce constat n'est
pas vrai pour le seul jazz, mais ici, nous sommes à Jazz Hot.
Erreurs d'analyses donc, corruptions grandes et petites,
complaisances, facilement compréhensibles car les gestionnaires dirigeants de
ces petites oligarchies sectorisées qui imitent les grandes, sont pour la
plupart étrangers au jazz, à son état d'esprit, coulés dans le moule de la
consommation de masse, de la mode mal comprise, de l'éphémère et du
superficiel, réalité évidemment en discordance avec le jazz, secteur de
l'excellence, de l'esprit critique, de la liberté de choix, expression des
racines et libre de l'individu, art populaire créatif.
Quand ils ne sont pas étrangers au jazz –car les acteurs
du jazz ne sont pas tous morts– ils s'abandonnent aux règles du système, aux
honneurs, noyant leurs maigres ressources et forces dans le courant principal de
la grande distribution, de la consommation, et, plus grave, participent, eux
aussi à la destruction du jazz qu'ils ont pourtant tant aimé. Ils appartiennent
à des réseaux, des groupes, des coteries, des mafias, petites qui singent les
grandes ; ils pensent se sentir moins seuls, ils ont peur de résister, de la
marge d'où vient pourtant le jazz et où il s'est organisé.
Car l'époque est aussi celle des réseaux, des lobbies, des groupes de
pression. On se réunit en sectes informes pour simplement ne pas être seul ou minoritaire ou marginal. La grande vertu nouvelle d'internet, l'ouverture du monde, s'est
transformée en une juxtaposition d'ensembles normalisateurs, de contrôle
social, de réseaux plus ou moins grands gérés par des big brothers qui «privatisent» l'espace public qu'a été brièvement internet au profit d'espaces verrouillés, réduisent encore nos respirations, comme dans cet univers
peau-de-chagrin du Colin de L'Ecume des jours.
Nous refusons –je refuse pour moi et pour Jazz Hot,
c'est ma responsabilité depuis 25 ans, et c'est mal compris ou accepté parfois– la logique étroite de ces réseaux dans lesquels s'enferment, se diluent et se
noient les habitants de la planète, y compris une bonne partie de notre équipe.
Dans l'état actuel de la technique, Jazz Hot est disponible sans barrière,
offre le contenu que l'équipe est capable de construire, un peu plus profond
que celui de la concurrence, mais pas aussi profond et travaillé qu'il le
devrait, qu'il l'a parfois été depuis 25 ans. La dispersion de nos sociétés,
l'enfermement de chacun derrière son écran et son ego, cette apparence de
libération de la parole individuelle qui tue toute forme d'élan
collectif, n'ont aucune raison de s'arrêter aux portes de Jazz Hot, pas plus que le
nuage radioactif de Tchernobyl à nos frontières.
Pour cet anniversaire, Jazz Hot est donc en résistance, et ça dure déjà depuis quelques années, depuis 1935 d'une certaine façon, mais l'environnement a radicalement changé dans les années 2000 pour le jazz.
Un tsunami sur notre société, Jazz Hot n'est bien sûr
pas de taille à l'enrayer, ni même à influer sur un seul millimètre de la vague,
de la course aux enfers de l'horribilis XXIe siècle. La revue Jazz Hot a 80
ans, et c'est son principale atout, la digue majeure qui la protège
encore. La revue vit de sa force accumulée, de ce que sa mémoire est encore
capable de porter pour le jazz, dans l'actualité en particulier et pour
l'éternité d'un art ; comme une planète vit de l'énergie accumulée dans son
noyau.
Bien sûr, on va faire la fête, bien sûr, on va rire et
sourire, se rappeler Boris, Charles, Hugues et les autres, verser une larme
sincère et discrète sur notre aîné Cabu, taquiner nos parrains, les aînés de
l'équipe actuelle, nés tous les deux avec Jazz Hot en 1935, le grand
photographe David Sinclair et le poète Serge Baudot, faire en sorte d'honorer
le jazz, cet art sublime du XXe siècle, dont les artistes continuent de nous
émerveiller. Ils nous ont, pour trois cents d'entre elles et eux, adressé des
vœux d'une gentillesse touchante, d'une tranquille lucidité parfois, qui
réchauffent une vieille dame, Jazz Hot, qui en a besoin, car ce qui manque
aujourd'hui, à tous les niveaux, est bien cette chaleur humaine qui orne
pourtant notre titre, qui est à la base du jazz comme de l'aventure de Jazz
Hot.
La dimension humaine, c'est encore celle des partenaires
de Jazz Hot pour cet anniversaire, dont l'aide est aussi précieuse,
professionnelle que chaleureuse, et dont une moitié n'appartient pas au secteur
du jazz –un contraste saisissant avec les 60 ans de la revue où la
quasi-totalité était du secteur du jazz.
Jazz Hot se retrouve –enfin!– dans les murs de Boris Vian,
la Fond'action Boris Vian, à l'invitation de Nicole Bertolt qui remue, elle
aussi, les mânes d'une belle histoire, dont les fils s'entremêlent avec ceux de
Jazz Hot, pour permettre aujourd'hui encore de goûter les saveurs inépuisables
de l'auteur de L'Ecume des jours et d'une œuvre protéiforme née de l'amour que
Boris portait au jazz. C'est du moins ma lecture. Avec les dessins et
l'évocation de Charles Delaunay, cette réunion, conjonction de Jazz Hot,
Charles Delaunay et Boris Vian, est notre gâteau - notre gâterie même -
d'anniversaire.
Merci donc à tous ces artistes et ces partenaires, la
Fond'action Boris Vian, Paris Jazz Corner, La Huchette, Spirit of Jazz,
Copytoo, Muette Intérieurs, La Manufacture d'Histoire Deux-Ponts. Ils seront
présents au cœur de l'exposition.
L'anniversaire, c'est le 28 mars et jusqu'au 11 avril
(l'après-midi), à Paris, avec trois «causeries» et ça va se
poursuivre pendant toute l’année 2015, à la Jazz Station de Bruxelles (mai-juin), au Toucy Jazz Festival (juillet), à La
Huchette (automne) et ailleurs, tant que les idées nous en donnent l'énergie et
réciproquement. Comme aurait certainement dit Boris: «Mes lecteurs adorés, soyez pas
timides –surtout les filles– venez nombreux!!!» (jazzhot@wanadoo pour réserver)
80 ans d'une histoire de presse, indépendante et libre,
d'une encyclopédie vivante du jazz, depuis la naissance de cette musique, qui a œuvré à sa
reconnaissance, sa mémoire et à son autonomie économique, pour des artistes et des
lecteurs, nous obligent aussi à une réflexion. Dans le «nous», il y a l'équipe,
d'abord, mais aussi plus largement les lecteurs, les amateurs, les artistes,
les professionnels du jazz. 80 ans, ce n'est plus une simple histoire. C'est
déjà un patrimoine. C'est surtout une légende du jazz; et ça oblige !
Yves Sportis
© Jazz Hot n°671, printemps 2015 |