Rodney Green
Drums From the Church
Rodney
Green est né le 17 mars 1979 à Camden (New Jersey). Il est ce
qu’on appelle un « natural drummer ». Fils d’un
pasteur, organiste, l’église – où, enfant, il passait le plus
clair de son temps –, a été le lieu premier de son apprentissage,
largement autodidacte. C’est donc loin des écoles de musique et
des programmes universitaires qu’il a forgé son style, écoutant
des disques et parachevant sa formation sur scène, à 15 ans à
peine, auprès des musiciens de Philadelphie. Il est alors repéré
par Bobby Watson, qui demande à ses parents l’autorisation de
l’emmener en tournée en Italie. A 17 ans, bien qu’il soit
toujours au lycée, il est régulièrement appelé pour des
engagements à New York ou à l’étranger. Sa scolarité terminée
et ses économies en poche, il s’installe à Big Apple où il joue
et enregistre avec Greg Osby, Christian McBride, Eric Reed, Joe
Henderson, Benny Green, Tom Harrell et Mulgrew Miller. A 19 ans, sur
la recommandation de Ben Wolfe, il intègre le groupe de Diana Krall
pour deux ans. A 35 ans, et déjà vingt ans de carrière, il est à
la tête d’une belle discographie de sideman, tandis que la liste
des musiciens avec lesquels il a travaillé ressemble à un hall
of fame : Charlie Haden, Terell Stafford, Wycliffe
Gordon, Betty Carter, Abbey Lincoln, Dianne Reeves, Wynton Marsalis,
etc. Nous l’avons rencontré à Paris, alors qu’il se produisait
avec le trio de Benny Green, avec David Wong (b).
Propos recueillis par Jérôme Partage Photos José M. Horna © Jazz Hot n° 669, automne 2014
Jazz Hot : Vous
avez commencé à jouer de la batterie à l’âge de 3 ans à
l’église…
Rodney
Green :
Mon père est pasteur et professeur de gospel. J’ai vu la batterie
à l’église. Elle brillait. Et je me suis dit : « Allez,
on va essayer la batterie ». Mon père joue du piano et ma mère
chante. Quand j’ai commencé à faire de la musique, je n’étais
pas censé jouer du jazz. C’était la musique du diable ! Mais
j’ai entendu un peu de jazz… et me voilà ! Dans tous mes
souvenirs, je joue de la batterie. Je n’ai pris ma première leçon
qu’à 14 ans parce que j’avais besoin d’apprendre à lire une
partition. Je voulais jouer dans des groupes, dans des orchestres
d’école, c’était donc nécessaire.
Vous
avez donc d’abord appris à jouer à l’oreille ?
Oui.
Mais même si vous savez lire, vous apprenez toujours à l’oreille.
J’observais les batteurs à l’église et à la télévision. Il y
avait aussi un magazine, Modern
Drummer,
et j’ai beaucoup appris en regardant les photos : « Oh,
ce type met ses doigts comme ça! Celui-là tient ses baguettes de
cette manière. » Ma première idole était Tony Williams parce
que j’avais lu qu’il avait commencé avec Miles à seulement 17
ans. Moi, j’avais 14 ans et je me suis dit : « Lui, il y
est bien arrivé. Pourquoi pas moi ? » Du coup, j’ai
acheté tous ses disques. J’ai découvert le jazz d’abord par la
fusion. J’aimais des musiciens comme Dave Weckl, le batteur de
Chick Corea. Puis, en approfondissant, j’ai découvert Elvin Jones.
Mon cousin, qui est saxophoniste ténor, a passé un disque de John
Coltrane. Pour la première fois, j’ai entendu les maillets et j’ai
demandé : « Wow ! Qu’est-ce que c’est que
ça ? » ; parce que je ne connaissais que les
batteurs de fusion et les baguettes. Ces mecs avaient de grosses
batteries, avec quatre ou cinq toms, sept cymbales, etc. Donc quand
j’ai entendu Elvin Jones produire tous ces sons, je me suis dit que
sa batterie devait être énorme ! Et j’ai regardé la
pochette du disque, il y avait une photo au dos. C’était la plus
petite batterie que j’avais jamais vue, avec simplement deux toms
et deux cymbales. Et j’ai pensé qu’il devait être meilleur que
les autres. Depuis, je suis fasciné par les batteurs qui utilisent
de petites batteries et parviennent à produire des sons très
différents en utilisant les maillets, les baguettes, les balais ou
leurs propres mains. Après avoir entendu Elvin Jones, je voulais des
maillets. C’est comme s’ils avaient toujours été là et que je
ne les avais jamais vus. Le disque suivant que mon cousin a passé
était un duo entre Dizzy Gillespie et Max Roach, qu’ils avaient
enregistré dans les années 1980. Ça m’a fait comprendre
qu’on pouvait faire beaucoup plus de choses avec une batterie que
je ne le pensais. Plus tard, j’ai entendu Vernel Fournier jouer des
balais avec Ahmad Jamal. Et quand j’ai découvert les cymbales
« sizzle », j’ai vraiment adoré mais je ne savais pas
comment obtenir un tel son. C’était très excitant. Et ça l’est
toujours. Aujourd’hui, je joue sur des cymbales désignées, je
continue d’apprendre à m’en servir. J’achète des baguettes
mais je les personnalise en les taillant ou en utilisant du papier de
verre pour obtenir d’autres sons.
Scott
Robinson (perc) vous a donc donné votre première leçon, à 14
ans ?
Oui.
C’était un professeur formidable. Il m’a appris la technique
pour jouer du jazz et m’a fait écouter Buddy Rich et d’autres
batteurs. Il m’a dit : « Il y a beaucoup d’écoles
et un répertoire très vaste. Il faut que tu t’y mettes dès
maintenant, que tu ne te contentes pas de jouer de la batterie assis
dans une pièce. Il faut que tu travailles la technique des balais,
des maillets, que tu apprennes comment passer des maillets aux
baguettes, etc. »
Quand
avez-vous décidé de devenir musicien professionnel ?
Mon
cousin m’a fait comprendre deux choses essentielles. Premièrement,
c’est lui qui m’a fait découvrir Elvin Jones. Deuxièmement, il
a été le premier à me faire prendre conscience que je pouvais
gagner ma vie avec la musique, parce que je n’en avais pas idée.
C’était quelque chose que je faisais naturellement, comme les
gamins qui jouent au foot en Europe.
Et
quand avez-vous commencé à jouer professionnellement ?
J’avais
une petite amie qui était plus âgée que moi. Elle avait son permis
de conduire. Quand on était supposé avoir un rencard, aller au
cinéma, en fait elle me conduisait aux jam-sessions pour trouver un
gig. Après, elle m’emmenait dans le petit club de la ville, quand
j’avais des engagements. Ensuite, j’ai commencé à aller à
Philadelphie jouer avec des musicos plus âgés. C’est là que j’ai
vraiment appris les standards, leurs titres, les disques, le sens des
termes « bebop », « hard bop », comment
prendre un solo, etc. J’ai joué avec Bootsie Barnes, Orrin Evans,
Duane Eubanks, Stefon Harris… Ils étaient tous très gentils avec
moi et ils ont pris le temps de m’expliquer les choses en détail.
C’était impressionnant ! A la suite de quoi, je me suis dit :
« Ok, je suis prêt pour la prochaine étape : New
York ! » ; parce qu’on a tendance à prendre ses
aises à Philly : tu as ton petit réseau, tu achètes une
maison, etc. Alors je suis parti à New York à 17 ans. Pas
d’université. J’ai pris ma batterie et j’ai joué. A
Philadelphie, je travaillais Chez LaBelle, le club de Patti LaBelle,
une chanteuse de RnB, qui a son émission de télé. Grâce à ça,
j’ai pu économiser de l’argent et partir. Philly et New York
sont si proches, à peine à 1h30 de voiture. Mais sur le plan de la
qualité des musiciens et des opportunités de travail, New York est
un autre monde.
Jusqu’à
ce que vous partiez pour New York, vous alliez encore au lycée ?
Oui.
J’avais un beeper. Et quand je recevais un message pour un gig, je
demandais à aller aux toilettes pour pouvoir répondre !
J’étais dans les parages et les gens m’appréciaient. J’avais
beaucoup d’opportunités pour travailler. Le truc, c’est de
décrocher le téléphone en premier et toujours dire oui. J’ai
compris ça très tôt. J’ai beaucoup appris et très rapidement.
Mon grand avantage, c’est de n’être pas allé à l’université.
C’est comme si j’avais eu quatre ans d’avance sur les musiciens
de mon âge : quand ils sont sortis de l’université moi, je
travaillais déjà et les musiciens me connaissaient. Ils me
croyaient d’ailleurs plus âgés. J’ai toujours été dans des
groupes où les musiciens avaient cinq ou six ans de plus. Mais ça a
changé depuis (rires) !
Avec
qui avez-vous joué à votre arrivée à New York ?
Mon
premier concert était avec Bobby Watson. Après, j’ai joué avec
Greg Osby. Avec lui, j’ai enregistré probablement le disque le
plus connu parmi ceux auxquels j’ai participé : Banned
in New York.
Ensuite, il y a eu Eric Reed et Mulgrew Miller avec qui j’ai
travaillé depuis mes 18 ans jusqu’à sa mort, l’année dernière.
C’était mon pote ! J’ai un souvenir de concert avec Joe
Henderson. Bill Stewart se produisait après nous avec John Scofield.
Nous sommes amis. On s’est rencontrés à Philadelphie. J’avais
15 ou 16 ans et il m’a donné son numéro de téléphone personnel.
Les musiciens ne font pas ça. Ils vous donnent le numéro de leur
manager et vous disent juste : « Content de t’avoir
rencontré, gamin. » J’étais donc sur scène avec Joe
Henderson, j’avais 19 ans. Et Bill Stewart se tenait debout en
coulisse et me regardait jouer. Et je me disais : « Tout
ça arrive pour de vrai ! »
Vous
avez également joué avec Chris McBride…
J’avais
joué avec lui une ou deux fois. Mais la rencontre s’est vraiment
produite quand j’ai rejoint son groupe. Ils avaient besoin de
trouver un nouveau batteur en urgence. Ils ont dû appeler tout le
monde et quelqu’un a dû leur parler de moi. Ils m’ont
téléphoné : « Tu dois être dans l’avion demain ! »
C’est ce que j’ai fait… Je me souviens avoir été en studio
avec Chris McBride, et avoir attendu Herbie Hancock pendant six
heures. On devait enregistrer deux morceaux avec lui1.
Et quand il est arrivé et qu’on a répété ensemble, je pensais à
tous les disques qu’il avait enregistrés dans sa carrière.
Travailler avec Charlie Haden était extraordinaire aussi. Le
niveau du jeu, sa façon d’appréhender les choses… Avec Charlie,
on a joué exactement le même set pendant les huit ou neuf années
où j’ai fait partie de son groupe. Juste six ou sept morceaux.
Mais à chaque fois, on se demandait comment il arrivait à faire ce
qu’il se faisait. C’était pareil avec Joe Henderson.
Quel
type de formation préférez-vous ?
Après
mes premières années où j’ai joué avec tout le monde, le trio
est devenu ma spécialité. J’aime vraiment ça. Mais c’est très
différent selon les musiciens. Le trio avec Benny Green n’a rien à
voir avec les trios auxquels je participe habituellement. Ça
ressemble plus à celui de Ray Bryant. Les arrangements doivent être
joués de la même façon tous les soirs. Mon travail consiste alors
à trouver de nouvelles façons pour jouer ces morceaux. Surtout
quand on succède à Kenny Washington, qui est très fort dans ce
contexte. Donc mon jeu doit être différent du sien. C’est
difficile, mais j’aime ça ! Avec Benny, si vous voulez tenter
quelque chose de nouveau, il faut d’abord le convaincre et vraiment
croire en soi. Hier soir, j’ai utilisé les baguettes sur un
morceau que je joue en général avec les balais. Le morceau n’était
plus le même. Et Benny a dit : « Oh, ça me plaît avec
les baguettes ! » C’est ce qu’on attend d’un batteur
dans un groupe. Quand on se dit que Miles a joué les mêmes morceaux
avec Tony Williams, Jimmy Cobb ou Philly Jo Jones… chacun a dû
trouver de nouveaux chemins. C’est le génie des grands batteurs.
Quand John Coltrane cherchait quelque chose, il demandait à Elvin
Jones. Ils se faisaient confiance à ce point. Il y a aussi quelque
chose que je continue d’apprendre : l’audace. Ce n’est pas
l’arrogance. Vous devez avoir confiance en vous et vous dire :
« Il y a une autre voie ». Un jour, quelqu’un trouvera
quelque chose de nouveau comme si ça avait toujours été là. Et
pourtant on utilise les mêmes notes, les mêmes rythmes, les mêmes
instruments, les mêmes morceaux. C’est ça la magie de la musique.
Avez-vous
des projets en leader ?
L’année
dernière, j’ai sorti mon premier album en leader sur SmallsLIVE.
Un très bon quartet avec Seamus Blake, qui est depuis toujours mon
ténor préféré et aussi l’un de mes plus anciens amis, Joe
Sanders et Luis Perdomo. J’ai enregistré plusieurs disques avec
cette rythmique. L’année prochaine, j’espère partir en tournée
avec de grands musiciens comme Benny Green, mais avec mon propre
projet. J’ai 35 ans, je pense qu’il est temps !
Contact www.rodneygreenjazz.com
Discographie
Leader-coleader
CD. 2013. Live at
Smalls, Smalls Live 0036
Sideman CD. 1996. Denise
King, Simply Mellow, R.E.D.D. King Records 884502344479 CD. 1997. Patti
LaBelle, Flame, MCA 874966 CD. 1998. Greg Osby,
Zero, Blue Note 93760 CD. 1998. Greg Osby,
Banned in New York, Blue Note 96860 CD. 1999. Walter
Blanding, The Olive Tree, Criss Cross Jazz 1186 CD. 1999. JD Allen,
In Search of, RED Distribution 123283 CD. 1999. Terell
Stafford, Fields of Gold, Nagel Heyer 2000 CD. 2000. Christian
McBride, SciFi, Verve 543915 CD. 2000. Eric Reed,
Happiness, Nagel Heyer 2010 CD. 2000. Jafar
Barron, Free Bop Movement, Q 92948 CD. 2000. Eric Reed,
E-Bop, Savant Records 2051 CD. 2002. Mulgrew
Miller, Live at the Kennedy Center. Volume One, MaxJazz 217
CD. 2002. Mulgrew
Miller, Live at the Kennedy Center. Volume Two, MaxJazz 219 CD. 2001. Wycliffe
Gordon, What You Dealin’ With, Criss Cross Jazz 1212 CD. 2003. Greg Osby,
St. Louis Shoes, Blue Note 81699 CD. 2003. Eric Reed,
Merry Magic, Max Jazz 302 CD. 2004. Orrin
Evans, Easy Now, Criss Cross Jazz 1259
CD. 2004. Greg Osby,
Public, Blue Note 97683 CD. 2004. Daisuke
Abe, My Way Back Home, Nagel Heyer 2061 CD. 2006. John
Stetch, Bruxin’, Justin Time 8525 CD. 2008. Adam
Birnbaum, Travels, Smalls 38 CD. 2008. Antonio
Ciacca, Rush Life, Motéma Music 15 CD. 2009. Terell
Stafford – Dick Oatts Quintet, Bridging the Gap, Planet Arts 330974 CD. 2009. Eric Reed,
Something Beautiful, WJ3 31009 CD. 2010. Christian
Winther, From the Sound Up, SteepleChase 31721 CD. 2010. Peter Zak,
Down East, SteepleChase 31715 CD. 2010. Harold
O’Neal, Whirling Mantis, Smalls 48 CD. 2010. Charlie
Haden, Sophisticated Lady, Decca 01534702 CD. 2010. Melissa
Stylianou, Silent Movie, Anzic 36 CD. 2011. Joe
Sanders, Introducing Joe Sanders, Criss Cross Jazz 1344 CD. 2011. John
Ellis, It’s You I Like, Criss Cross Jazz 1347 CD. 2012. Michael
Rodriguez, Reverence, Criss Cross Jazz 1356 CD. 2012. Dick
Oatts, Lookin’ Up, SteepleChase 31738 CD. 2012. Laurent
Courthaliac, Pannonica, Jazz Village 570023 CD. 2013. Tim
Warfield, Inspire Me !, Herb Harris Music CD. 2013. Luis
Perdomo, Links, Criss Cross Jazz 1357 CD. 2013. John Ellis
/ Andy Bragen, Parade Light Records 001
Vidéos
Rodney Green au
Festival Jazz Baltica 2006 avec Mulgrew Miller (p), Ivan Taylor (b)
et Stefano Di Battista (as)
Rodney Green au Hat
Bar (Saint-Petersbourg, Russie) avec Bill Charlap (p) et Peter
Washington (b)
Rodney Green en solo
aux Hot Jazz Series (2011)
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