Lenny Popkin
Feelin’ the music
Lenny Popkin, que nous avions rencontré dans Jazz Hot n° 619 (avril 2005), est un humaniste.
Né le 30 mai 1941 à New York, le saxophoniste ténor a été éveillé au jazz à l’adolescence par la musique de Louis Armstrong et d’Earl Bostic. S’il est déçu par ses études à la Lenox School of Jazz en 1959 – la même année que Ran Blake, Steve Kuhn, Gary McFarland, Ornette Coleman – et à Brandeis University, c’est auprès d’autres musiciens qu’il affine sa conception du jazz. Le nom de Lenny Popkin est indissociable de celui de Lennie Tristano, dont il partage le désir de la musique, l’amour de l’improvisation, l’écoute attentive des disques et cette intégrité dans la connaissance précise de l’histoire du jazz.
Guidé par le sentiment, ou feeling, comme source de connaissance et d’éveil, Popkin travaille son improvisation comme un artisan à son œuvre. Auteur d’une quinzaine de disques en leader, dont cinq avec la pianiste Connie Crothers et deux produits par l’ami Arnaud Boubet, fondateur de Paris Jazz Corner (New York Moment en 2005 et Time Set en 2012), Lenny Popkin ne cesse d’approfondir son esthétique avec ce jeu si simple et si naturel en apparence, comme peut l’être une aquarelle ou un dessin d’un grand maître. Dans un de ses poèmes, Philippe Jaccottet écrivait : « L'effacement soit ma façon de resplendir ». Qui mieux que Lenny Popkin pour en faire sa devise ? La musique du saxophoniste à la forte personnalité et à la présence musicale intense est celle de l’insaisissable, de l’improvisation pure, cet instant créatif qui génère dans ces intervalles mystérieux de la beauté.
Vivant à Paris depuis huit ans avec sa femme, Carol Tristano, qui joue de la batterie, le saxophoniste joue avec son trio, composé de sa femme et de Gilles Naturel. Un trio dont les membres partagent la même exigence et intransigeance musicales. On a pu aussi l’entendre aux côtés d’autres excellents musiciens français, Philippe Soirat, Jean-Philippe Viret, Alain Jean-Marie ou encore Dominique Cravic.
Propos recueillis par Mathieu Perez Photos Jos Knaepen, Mathieu Perez, Bernard Savoïa Ailloud
© Jazz Hot n° 668, été 2014
Jazz Hot : Quel est votre premier souvenir de jazz ?
Lenny Popkin : La première fois que j’ai écouté un disque de Louis Armstrong, j’avais 13 ans. Ça a été une révélation. C’était un disque qu’il avait fait dans les années 1930. Je me suis senti en accord avec ce qu’il exprimait et avec le feeling de cette musique, avec la lignée qu’il créait et l’état d’esprit de ce groupe. Je ne savais pas quoi en faire mais je me souviens d’être attiré par ça et de l’écouter encore et encore. Je m’identifiais très fortement avec Armstrong. Sa façon de sentir la musique était en quelque sorte rassurante. Ça m’a changé bien qu’à l’époque je jouais du violon et ne savais pas encore ce que j’allais faire. J’étais attiré par différentes voies musicales.
Quand êtes-vous passé au saxophone ?
J’étais en Suisse l’été de mes 15 ans. Il passait un disque de Earl Bostic dans un jukebox. C’était « Flamingo », qui avait beaucoup de succès à l’époque. Pour une raison inconnue, j’ai été attiré par le saxophone alto en raison de Bostic. J’avais même appris le growl pour lui ressembler. Puis les choses ont évolué. J’ai entendu Paul Desmond. Il m’a ému. Un été, je suivais des cours dans un lycée privé au Massachusetts qui possédait un seul disque de jazz dans sa bibliothèque. Il était sorti sous le nom de Lee Konitz, avec Lennie Tristano, Warne Marsh et Sal Mosca. Je l’ai écouté en boucle. Ça rendait tout le monde dingue ! (Rires) Cette expérience m’a ouvert les yeux sur les différentes possibilités qui m’étaient offertes. J’avais aussi un disque avec Charlie Parker sur une face et Stan Getz sur l’autre. Je l’écoutais beaucoup aussi.
Pourquoi avez-vous voulu étudier à la Lenox School of Jazz en 1959 ?
J’en avais entendu parler parce que Lee Konitz y avait enseigné une année. Je pensais qu’il y avait une sorte de lien. Cette expérience était aussi un révélateur. Leur conception du jazz ne coïncidait pas avec la mienne. Pour moi, la partie improvisée d’un morceau est ce qui me touche le plus. J’apprécie un bon arrangement, mais j’aime surtout la partie improvisée. Encore aujourd’hui, c’est ce qui me parle le plus. Mais c’était ce qui les intéressait le moins ! On parlait de Jelly Roll Morton, de ses arrangements, de la forme de ses compositions, etc. Ça ne m’intéressait pas vraiment.
Dans quel groupe avez-vous joué ?
J’étais dans le groupe de Jimmy Giuffre. A l’époque, il était sous l’effet de Sonny Rollins. Il essayait de jouer comme lui. Son écriture me paraissait un peu empruntée. Herb Pomeroy dirigeait le big band. Je l’appréciais beaucoup. Kenny Dorham enseignait aussi. Je n’étais pas dans son groupe, mais je l’aimais bien. J’aimais aussi être autour des autres étudiants. J’avais imaginé des jam sessions où tout le monde improviserait la nuit entière, mais ça ne s’est pas passé comme ça. Beaucoup étaient hostiles à Lee Konitz et Lennie Tristano. On connaissait un peu Bird mais on n’en parlait pas. On se concentrait surtout sur Duke Ellington, Thelonious Monk, etc.
Qu’avez-vous pensé de l’enseignement de George Russell ?
Même chose. Je trouvais que George Russell injectait des éléments dans sa musique de façon empruntée pour obtenir un certain son. C’était un compositeur et un arrangeur, pas un instrumentiste. Nous devions tous acheter son livre Le Concept lydien chromatique d'organisation tonale. Pour moi, l’harmonie que Charlie Parker et Lennie Tristano avaient trouvée avait ouvert tout un monde. Mais on parlait peu de Bird et la musique de Lennie s'est heurtée à un mur de négativité.
Vous ne sentiez pas à votre place ?
Je voulais faire partie de cette scène, mais je ne pouvais rien partager de ce que je ressentais avec qui que ce soit, sauf avec quelques personnes qui étaient dans les parages. Milt Jackson est passé brièvement. Nous avons eu une conversation intéressante. J’ai rencontré Bill Russo. Plus tard, j’ai étudié avec lui un été. Ce qu’il a fait avec Stan Kenton est vraiment formidable. J’ai aussi rencontré Joe Morello.
Quelle était l’ambiance ?
Vous sentiez que c’était le lancement de la carrière d’Ornette Coleman. Il y avait quelque chose de bluesy dans son jeu, et il ajoutait ce que j’appellerais des « sons ». D’ailleurs, il ajoutait ces « sons » quand ça se compliquait. (Rires) Quand je l’écoutais jouer, je ne trouvais pas que c’était un saxophoniste du niveau de Charlie Parker. Et puis, ça m’a mis en colère quand on lui a attribué l’innovation du free parce que Lennie l’avait déjà fait avec son groupe dix ans auparavant, et en public, pas qu’en disque. J’ai de la documentation à ce sujet. Les sources sont nombreuses. En 1951, le pianiste Ronnie Ball avait écrit un article à ce propos dans le magazine anglais Melody Maker. Il décrivait ce qu’il se passait à Birdland quand Lennie jouait et ce que ça faisait d’assister à un set où le groupe jouait free. Le public a adoré. Lennie n’annonçait pas ce qu’il allait faire, autrement tout le monde aurait été pétrifié. Il a simplement joué de cette façon.
Quand avez-vous entendu parler de Lennie Tristano pour la première fois ?
La première fois que je l’ai entendu, c’était sur le disque sorti chez Prestige avec son quintet. Ils jouaient tous très bien mais le jeu de Lennie était spectaculaire. Aujourd’hui, il n’est à peu près jamais cité dans la liste des grands pianistes. Même si on se reporte à ses premiers disques en 1945, 1946, son jeu est sidérant. Comment peut-on être ébloui par Art Tatum et tout ignorer de Lennie Tristano, qui faisait ce que Art faisait mais en improvisant ? Sa musique est des plus originales.
Etiez-vous intéressé par la partie free de Lennie Tristano ?
Je l’appréciais, mais le free ne me passionnait pas plus que ça. Je trouvais plus intéressant d’improviser sur les harmonies, des mélodies. Je m’identifiais plus à ça. Aussi, je ne l’ai jamais vu jouer free en concert. C’est sans doute une des raisons. J’adorais le flot continu de la section rythmique. Il y a un esprit jazz magnifique dans ces œuvres free. Aujourd’hui, je les écoute avec une oreille différente et les apprécie davantage. J’adore le solo de Lennie au début de « Intuition ». Les harmonies qu’il a créées spontanément sont belles et uniques.
Quand avez-vous vu Lennie Tristano en concert pour la première fois ?
La première fois que j’ai vu Lennie et son groupe, c’était en 1959 au Half Note. Tout coulait, tout était naturel, tout était improvisé. C’est la première fois que j’entendais en direct ce que je voulais entendre.
Vous souvenez-vous de l’atmosphère qui régnait ?
C’était sérieux, mais pas dans un sens rigoureux. Ils jouaient de la musique pour de vrai. La réaction du public était super. C’était un plaisir d’être là. C’était électrisant. C’était de la vraie musique et du jazz pur et dur. Ils commençaient à 22h et finissaient à 4h du matin. Ils jouaient pendant deux semaines. J’y allais tous les soirs. A la fin de la soirée, mes amis et moi partions en fredonnant ce que nous venions d’entendre. La musique restait en vous. Ça coïncide avec la description que j’ai lue de ce qu’on pouvait ressentir en voyant Bird jouer sur 52nd Street. C’était ce type d’exaltation.
Avez-vous senti une affinité avec lui tout de suite ?
Je lui parlais entre deux sets. Quand je lui ai demandé ce qu’il pensait de Monk, Brubeck, etc., il m’a répondu très sérieusement. J’avais 17, 18 ans. Il ne m’a pas répondu avec mépris ou comme s’il s’adressait à un enfant. Il a dit exactement ce qu’il pensait, sans détour. Je n’oublierai jamais ça. A ce moment-là, j’ai immédiatement senti un lien.
Pourquoi êtes-vous parti étudier à Brandeis University ?
En partie parce que j’avais entendu dire qu’il y avait eu là-bas un festival de jazz. Tristano, Mingus, etc., y avaient joué. Mais à mon arrivée, le jazz n’intéressait plus personne ! (Rires) D’ailleurs, on en était vite dissuadé. Pendant la semaine d’orientation, je jouais dans le département de musique. J’improvisais. Irving Fine a frappé à la porte. Il était connu à l’époque comme faisant partie du troisième courant (Third Stream). C’était l'un des professeurs. Il m’a dit que le jazz était interdit dans le département de musique. (Rires) Voilà mes débuts à Brandeis… J’avais une double personnalité. J’étudiais la composition, l’histoire de la musique, etc., et je jouais du jazz. Puis j’ai commencé à étudier avec Lennie. Je faisais la navette depuis Boston chaque semaine. Et je suis resté en contact avec lui pendant vingt ans.
Avez-vous étudié avec Lennie Tristano après un passage avec Lee Konitz ?
J’ai d’abord un peu étudié avec Warne. Je me souviens de certaines de nos discussions. A cette époque, le jeu de Warne, avec la beauté du son et sa façon de remplir un club, a aussi changé ma vie. La musique qu’il produisait me bouleversait. Après, j’ai étudié avec Lee pendant un an environ.
Que retenez-vous de leurs enseignements ?
Ce n’était pas sans rapport avec leurs personnalités individuelles. Chez Lennie, toutes les bases de son enseignement étaient là. Et bien sûr, il y a le personnage. Lennie était très magnétique, spontané et brillant. Tout ça à la fois. Plus que tout, c’était toujours agréable et enthousiasmant d’être dans son entourage. Il avait une salle d’attente où nous étions parfois trois ou quatre. L’atmosphère était toujours joyeuse. On était enthousiasmé. Quand on repartait, on était sur un nuage. C’était, à chaque fois, sans aucune exception, une expérience formidable.
A cette époque, où alliez-vous pour jouer ?
J’avais quelques camarades. J’avais rencontré Matthew Notkins au Half Note. C’était un saxophoniste alto. Nous avons suivi une trajectoire similaire. Nous jouions ensemble. Et comme le disait Lennie, à partir de deux, c’est une session. Le grand tournant a été la rencontre de Sal Mosca. Il habitait à Mount Vernon et avait son propre studio. Il était généreux et nous laissait jouer. Je pense que c’étaient les jeudis. On ne savait jamais qui viendrait. Pendant un moment, il y avait le batteur Roger Mancuso, le bassiste Lou Stelluti. Sal jouait parfois mais il écoutait la plupart du temps assis dans une pièce voisine. Ça nous donnait chaque semaine quelque chose à attendre avec impatience. Plus tard, Sal et moi avons joué des sessions en duo, souvent deux fois par semaine. Lennie m’avait aussi invité à jouer avec lui et son groupe – je jouais encore de l’alto – au Half Note. En 1968, j’ai joué un concert avec lui et son quartet. J’étais au ténor.
Avez-vous eu l’occasion de jouer et/ou de rencontrer des musiciens d’une époque antérieure ?
J’ai rencontré Roy Eldridge, et nous sommes devenus amis. Je l’ai vu en concert. Sa personnalité était intacte. Comme sa musique. Une de ses performances a été enregistrée pour le pilote d’une série télé intitulée « After Hours ». On le voit entrer dans un club et tout le monde s’illumine. Il était comme ça. Je l’ai vu. Il m’a aussi beaucoup encouragé. En 1979, il est venu à un concert qui a été enregistré et qui est sorti chez Candid. Je lui ai dédié « Body and Soul », et j’ai cité un de ses chorus.
Quels musiciens de cette époque appréciez-vous le plus ?
De cette époque, Lester Young, Roy Eldridge, Charlie Christian, Billie Holiday et Kenny Clarke. Ces musiciens ont changé le monde. Ils m’ont le plus influencé. Au saxophone, Lester était à l’aise partout. Il jouait le plus beau si bémol au ténor. Rien qu’atteindre cette note est difficile ! Sur « Easy Does It » avec Count Basie, il atteint un si bémol. Sa façon de l’exprimer est magnifique. Atteindre une note comme ça, avec un son si beau et si plein, est très difficile. Je dis ça car les standards de la performance instrumentale ont diminué très sérieusement depuis cette époque, même pour ceux qui ne sont pas, pour moi, les meilleurs des meilleurs, comme Johnny Guarnieri qui se donnait à fond au piano ou Fats Waller qui n’est pas une de mes sources d’inspiration les plus profondes mais c’est un pianiste éblouissant. Il y a des exceptions, mais j’entends rarement ce niveau d’accomplissement. Une des raisons qui explique ça est qu’en général on oublie les musiciens qui fixent les standards. Par exemple, pour moi, Thelonious Monk est un pianiste insignifiant. Sa méthode d’improvisation consiste souvent à répéter le thème encore et encore. Je ne dis pas qu’on ne peut l’apprécier, mais je n’ai compris pourquoi on en avait fait une des grandes stars du jazz comparé à Bud Powell, dont on parle peu. Tout le monde est influencé par Bud Powell, personne ne l’est par Thelonious Monk, à part cinq ou six musiciens. Ils joueront « ‘Round Midnight » ou « Evidence » mais quand il s’agit d’improviser, ça vient de Bud Powell. Personne ne parle de Bud Powell. Le seul qui en a parlé très sérieusement est Lennie Tristano. Et il l’a fait plus d’une fois. Il a animé une émission à la radio sur Bud Powell, et a attiré l’attention sur One Night in Birdland avec Bird, Bud Powell et Fats Navarro. J’ajouterais un point qui me dérange sur la façon dont Freddie Hubbard a été traité. Il est le musicien à émerger des années 1960. Je sens un lien avec lui. J’ai beaucoup appris de lui, et j’adore sa façon de jouer, surtout quand il jouait straight-ahead. Mais à l’époque, on ne parlait pas de lui. Si vous lisez les liner notes, on ne nous dit pas que son jeu va nous laisser bouche bée. Il n’a reçu aucune attention particulière, comparé à Wynton Marsalis. Selon moi, Wynton Marsalis n’arrive pas à la cheville de Freddie Hubbard. Personne d’autre d’ailleurs. J’ajouterais que beaucoup des musiciens associés à Lennie Tristano ont été marginalisés. Je pense à Connie Crothers et à Kazzrie Jaxen, connue auparavant sous le nom de Liz Gorrill. Ce sont d’excellentes pianistes. Elles contribuent à cet art avec leurs voix uniques.
Pourquoi ne parle-t-on pas de ces musiciens, selon vous ?
J’ai mes idées. Tout le monde s’est retourné contre le jazz. Il y a beaucoup de raisons à ça. La première est que le jazz est la première musique intégrée les Noirs et les Blancs ensemble. Cela remonte à l’origine, à Louis Armstrong qui joue « When You’re Smiling ». Je pense que c’est une des raisons. Aussi, à un certain moment, les Noirs et les Blancs ont été amenés à se séparer. Mais il y a une autre raison. Il y a quelque chose dans le jazz contre lequel les Noirs se sont retournés parce qu’il devenait associé par exemple au tap dance. Le tap dance a pris une connotation négative. Le tap dance est en fait un art profond. Je pense à Jimmy Slyde. C’était un tap dancer de jazz. Il improvisait. Pendant un moment, Barry Harris avait un petit endroit à Manhattan. Un dimanche après-midi, il jouait en trio et Jimmy Slyde dansait. C’était magique. Je n’oublierai jamais ça. Bojangles était formidable mais c’était plus technique et moins improvisé – ce qui est une autre raison qui explique pourquoi les choses ont changé. Tout le monde s’est retourné contre l’improvisation. Si je vais dans un club, la plupart du temps, un arrangement va occuper presque toute la place. Puis il y a un peu d’improvisation et encore de l’arrangement. Parfois, il m’est pénible de rester jusqu’à la fin même si c’est musical et si le musicien est bon. Je suis venu pour entendre la partie improvisée. La raison pour laquelle l’improvisation m’est si importante, c’est qu’elle est cet espace où la personne peut s’exprimer là devant nous. Les grands musiciens expriment quelque chose de l’ordre de l’essence de leur personnalité. Je ne parle pas de ce qu’ils pensent. Quand un grand musicien improvise, il communique quelque chose de son être, et on peut l’entendre dans chacune de ses notes. On s’est retourné contre ça. Et on peut l’expliquer : c’est ce qu’il y a de plus difficile à faire. C’est plus facile de sortir quand vous êtes préparé. Vous savez ce que vous allez pouvoir faire. Mais si vous prenez vraiment l’improvisation au sérieux, vous savez qu’après votre préparation, quand il est l’heure de jouer, tout peut arriver. Une autre raison, sans doute la plus grave, c’est qu’il n’y avait pas d’argent à faire dans le jazz. La notoriété n’était pas une option. Donc, on a eu recours au jazz à trait d’union : au jazz-rock, jazz-fusion, smooth-jazz et autres. On a dilué le jazz avec des formes faciles à vendre et à lancer, avec les profits qui découlent de ce type de commercialisation. Jouer ce type de musique commercialement viable ne suppose aucune espèce de compétence technique pour improviser.
Avez-vous senti une différence dans la réception du jazz en Europe ?
Ça dépend. On dirait parfois que les gens sont influencés par les intérêts commerciaux des Etats-Unis. Beaucoup de médias spécialisés dans le jazz s’inspirent des Etats-Unis.
Depuis que vous vivez à Paris, avez-vous rencontré des musiciens avec qui vous aimez jouer ?
Oui. J’ai eu le plaisir de jouer avec d’excellents musiciens. Gilles Naturel, Philippe Soirat, Jean-Philippe Viret, Alain Jean-Marie, Dominique Cravic… Pour ces musiciens, chaque note compte. J’aimerais voir les médias s’intéresser à eux. Il y a une vraie communauté de musiciens ici, et je suis heureux d’en faire partie.
Jouer en Europe est-il très différent ?
Il est difficile de généraliser. Dans chaque public, on peut sentir ceux qui vous écoutent vraiment. C’est pour eux qu’on joue. Quelqu’un avait posé une question similaire à Lester Young et il avait répondu : « Quand ils vous aiment, ils vous aiment. Quand ils ne vous aiment pas, ils ne vous aiment pas. » (Rires)
Vous vivez à Paris depuis huit ans. Comment vous sentiez-vous à New York comparé à Paris ?
Personnellement, je suis plus détendu ici. New York est plus dépendant d’une sorte d’antagonisme, d’un antagonisme racial. Vous pouvez définir le jazz comme «black music», c’est une expression acceptée, ici aussi, on parle de « musique noire », mais je n’aime pas ça. Par exemple, je voyais récemment qu’on parlait de B. B. King et de Marvin Gaye comme des musiciens de jazz. Et cette position se base sur le fait qu’ils sont noirs, pas sur celui qu’ils jouent du jazz. Je connais la façon dont les Noirs étaient traités… Si vous êtes Noir aux Etats-Unis, la société va vous traiter d’une certaine manière. Mais quand j’écoute un disque de Roy Eldridge, je n’ai pas le sentiment d’écouter de la «black music». J’écoute la dimension personnelle de Roy Eldridge. Si vous allez parler de groupes ethniques, alors il faudrait tenir compte du fait que Charlie Parker était moitié Choctaw. Je pense que Max Roach était moitié Cherokee. Oscar Pettiford, le fondateur de la contrebasse de jazz moderne, était aussi moitié Choctaw. Personne ne parle de l’influence des Amérindiens. Donc tout ça, c’est des conneries. Tout ça a séparé les Noirs des Blancs, dans un sens commercial – je ne parle pas des gens dans leur dimension réelle. Pour moi, cette vision est raciste. Je ne veux pas qu’on parle de Bird de cette façon. Je ne parle pas du fait qu’il a été victime du racisme en Amérique mais de lui en tant que musicien et de sa musique. Il y a longtemps, Lennie Tristano a fait cette remarque dans une interview : si Bird était né en Chine, il aurait été un bon musicien, mais il n’aurait pas joué ce qui s’est appelé le bop. Il aurait joué quelque chose d’autre. L’environnement musical dans lequel ces musiciens ont grandi est un élément-clé. Je n’en ai jamais fait l’expérience, mais je le sens quand j’écoute leurs musiques ou quand je lis leurs biographies. Je peux sentir la joie qu’ils exprimaient, leur vitalité et la réalité de la musique.
Pouvez-vous décrire votre préparation personnelle ?
C’est un processus qui se fait tout au long de la vie. J’écoute beaucoup les musiciens qui me touchent. Je me rapproche de ce sentiment le plus possible. Lennie vous faisait chanter l’air que vous écoutiez. D’abord, vous écoutez beaucoup. Puis vous chantez avec. C’est une façon d’expérimenter la musique sans rien faire de technique. Puis, vous apprenez à chanter en vous tenant loin du disque. Maintenant vous expérimentez cet air en vous-même. Puis, vous la visualisez sur votre instrument et voyez où ça va tenir. Vous jouez. C’est plus une façon de faire qu’une méthode. Vous traitez l’ensemble, pas quelques notes où une partition. Vous traitez le feeling. Tout au long de ma vie, j’ai essayé de mieux sentir ce que les musiciens qui me touchent faisaient. Penser à ce qu’ils pensaient quand ils jouaient, comment ils jouaient certaines notes, changeaient un passage ou plaçaient une note, est aussi très intéressant. J’adore penser à ça. C’est fascinant. Au final, ma préparation a à voir avec approfondir mon sentiment. Vous devez aussi vous relâcher physiquement. Si vous êtes tendu, la musique pourra difficilement s’écouler de vous. Vous devez aussi connaître votre instrument du mieux possible et être très à l’aise dans toutes les clés. Parfois je joue un solo que j’aime dans toutes les clés. Cette façon vous évite de devenir conscient de ce que vous faites. Voilà le processus que j’ai tout au long de ma vie. A chaque fois que j’écoute des musiciens que j’aime, je les apprécie toujours autant, seulement aujourd’hui l’expérience est plus profonde. C’est ma préparation personnelle. Si j’ai l’occasion de jouer avec des musiciens qui aiment jouer avec moi, comme Gilles Naturel et Carol Tristano, nous jouons pour le plaisir de jouer. Ils sont de mon côté et moi du leur. Nous jouons ensemble.
Que retenez-vous de l’enseignement de Lennie Tristano pour construire votre préparation personnelle et développer votre propre voix ?
Il me serait difficile de détacher ce que j’ai appris de Lennie parce qu’on se parlait tous les jours et de tout. J’étudiais avec lui une fois par semaine. Si quelque chose arrivait, je pouvais l’appeler. La musique était sa passion. Il adorait parler de jazz. Il aimait en parler avec quelqu’un aussi passionné que lui. Mais je pense que ma façon de jouer ne ressemble à personne. On n’essaie pas d’être différent. Du moins, ça n’a pas été mon cas. J’ai essayé d’être influencé par les musiciens qui me touchent. Louis Armstrong était influencé par King Oliver, Lester Young par Frankie Trumbauer et Jimmy Dorsey, Roy Eldridge par Red Nichols et Louis Armstrong et Bird par Lester Young. Ils étaient touchés et inspirés par d’autres. C’est une évolution basée sur le sentiment, pas sur le matériel.
Utilisez-vous cette préparation avec vos élèves ?
Oui, je leur suggère des airs qu’ils peuvent chanter et des façons de pratiquer leur instrument de sorte à improviser. Chacun est différent. A chaque personne, son univers. Ce qu’il faut faire est d’aider chacun à coïncider avec son univers et l’aider à l’exprimer. L’entendre est incroyable. Parfois quelqu’un sortira quelque chose qu’il ne pouvait imaginer parce que ça vient du plus profond de lui. Ce n’est pas conscient. Ça vient de votre sentiment.
Etes-vous aussi à l’aise en studio qu’en concert ?
Chacun a sa raison d’être. Ce n'est pas la même chose. Si vous jouez pour un public, vous le sentez, même s’il consiste en une personne ou deux. Vous le sentez, et cela a un effet sur vous d’une façon difficile à exprimer. Jouer devant un public est un état particulier. Dans l’album studio Time Set, il n’y a que Carol, Gilles et moi. C’est un certain feeling et une certaine attention. Il y a différentes expériences et les deux m’inspirent.
Vous jouez aujourd’hui avec Carol Tristano et Gilles Naturel…
J’ai la chance de jouer avec Gilles et Carol depuis plus de dix ans. Nous avons développé une relation singulière. En fait, nous l’avions déjà quand nous avons joué ensemble pour la première fois, il y a des années aux 7 Lézards. Avec le temps, cela a gagné en profondeur. Ce sont deux musiciens très spéciaux. Gilles est un formidable bassiste. Je suis toujours ému et ébloui de sa maitrise de l’instrument. Il est impliqué et généreux. C’est un vrai soliste, un bon musicien et une belle personne. Il a aussi écrit des mélodies magnifiques, et j’adore les jouer avec notre trio. Carol est un excellent batteur. Elle a un son magnifique et original et un time-feel personnel qui swingue. Elle a cette capacité incroyable de créer une ambiance joyeuse, qui lui vient de son profond sentiment de jazz. C’est aussi une vraie soliste, une bonne musicienne et une belle personne. Avec Gilles, ils forment une section rythmique de rêve.
Concert Sunset-Sunside, Paris 8 juillet
Discographie
Leader-coleader CD 1959. The Lenox Jazz School Concert-August 29, 1959, FreeFactory 064 LP 1979. Falling Free, Choice 1027 LP 1979. Lennie Tristano Memorial Concert, Jazz Records 3 LP 1984. True Fun, Jazz Records 7 (avec Liz Gorrill) LP 1988. Love Energy, New Artists 1005 (avec Connie Crothers) CD 1989. New York Night, New Artists 1008 (avec Connie Crothers) CD 1989. In Motion, New Artists 1013 (avec Connie Crothers) CD 1993. Jazz Spring, New Artists 1017 (avec Connie Crothers) CD 1997. Session, New Artists 1027 (avec Connie Crothers) CD 1997. Lenny Popkin, LifeLine Records 101 CD 2004. New York Moment, LifeLine/Paris Jazz Corner Productions 982 941-9 CD 2007. Belleville, Cristal Records 0714 (avec Gilles Naturel) CD 2009. Live at Inntöne Festival, PAO Records 11160 CD 2010. 317 East 32nd, Candid Records 71027 CD 2012. Time Set, Paris Jazz Corner Productions/LifeLine 103
Vidéos Lenny Popkin Trio au Duc des Lombards, Gilles Naturel (b), Carol Tristano (dm)
Lenny Popkin Trio Live at Brucknerhaus Linz, Mar 1 2011, Gilles Naturel (b), Carol Tristano (dm)
Lenny Popkin Trio Live at Brucknerhaus Linz, Mar 1 2011, Gilles Naturel (b), Carol Tristano (dm)
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