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Rudresh Mahanthappa

Indian ma non troppo

© Jazz Hot n°664, été 2013

Rudresh Mahanthappa, Jazz à Vienne 2012©Guy Reynard


Cette interview a été réalisée à deux voix : Vojislav Panti – journaliste serbe de presse écrite (Republika), radio et télevision – et Jazz Hot désiraient une rencontre avec  Rudresh Mahanthappa qui jouait ce soir-là à Vienne avec le saxophoniste ténor Bunky Green. Le temps compté d'après-concert nous a obligés à grouper ces interviews en une seule menée donc à deux voix.
Né à Trieste le 4 mai 1971, Rudresh Mahanthappa se définit comme indien et américain avec un passeport des Etats-Unis. S'il est né dans la ville la plus orientale de l'Italie, ce n'est que par le hasard de la carrière de son père qui a eu une bourse d'un an à Trieste au moment où il allait naître. Ses parents sont arrivés aux Etats-Unis dans les années 1950 et y vivent depuis lors. Son frère aîné jouait de la clarinette et l'a amené à s'intéresser au saxophone. Sans jamais avoir réellement été sideman, il devient très vite leader et dirige sept à huit projets différents. Après avoir longtemps enregistré pour de petits labels indépendants, il est aujourd'hui sous contrat avec ACT et continue d'animer ses différents projets.

Propos recueillis par Guy Reynard
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Jazz Hot : Comment êtes vous venu à la musique ?

Rudresh Mahanthappa : Je vivais à l'époque dans le Colorado, et nous avions un très bon programme musical à l'école qui nous amenait à apprendre la musique très jeune. De plus, je voyais mon frère travailler la clarinette tous les jours. Vers 9-10 ans, nous pouvions choisir un instrument pour intégrer l'orchestre de l'école, et mon frère m'a recommandé de choisir le saxophone parce qu'il pensait que ceux qui jouaient dans la formation de jazz avaient plus de plaisir que lui. Auparavant, je jouais de la flûte à bec car tout le monde jouait cet instrument à l'école élémentaire. Je l'ai fait très sérieusement : j'ai pris des cours particuliers de flûte à bec baroque lorsque j'avais environ 6 ans. Le passage de la flûte au saxophone a été très facile : ce sont deux instruments à vent, le doigté est le même et je voulais vraiment apprendre la musique. Plus tard, j'ai essayé d'apprendre la clarinette, un désastre, c'est pourquoi nous appelons la clarinette le bâton de la mort (agony stick, jeu de mot avec agonistic : combatif, agressif) car il est très difficile à jouer. J'ai suivi un cursus scolaire général, je n'étais pas dans une école de musique, mais j'ai pris des leçons particulières une fois par semaine avec le même professeur de 9 à 10 ans. Dans toutes les écoles que j'ai fréquentées, il y avait toujours un orchestre de concert puis une formation de jazz. A 13-14 ans, j'ai démarré mon propre groupe. Nous essayions de jouer des morceaux de Charlie Parker et d'écrire nos propres compositions. Nous jouions lors de mariages et nous gagnions vingt dollars. On peut dire que ce fut le début de ma carrière professionnelle !

Quelles musiques écoutiez-vous alors ?
La première musique que j'ai entendue est du rhythm and blues instrumental ou du soul instrumental comme Grover Washington Jr. ou David Sanborn. Aujourd'hui on appelle ça du smooth jazz ou du jazz commercial, mais dans les années 1970 et 1980 c'était plus proche du R'n'B, c'était de la musique noire. Mon premier concert a été Grover Washington Jr. vers mes 12 ans. Ensuite, j'ai découvert Charlie Parker et John Coltrane, mais j'aimais aussi la fusion : les Yellow Jackets, Michael Brecker. Michael Brecker a été une de mes grandes influences et pas seulement pour la fusion. Dans le Colorado, il n'y avait pas trop de concerts : j'ai vu le quartet de Wynton Marsalis après l'album J Moods et j'ai vu la tournée de Michael Brecker pour son premier disque chez Impulse!. Une merveilleuse expérience ! J'ai découvert les autres disques grace à mon professeur : chaque semaine, il amenait deux ou trois albums avec toujours des musiques différentes. Ce pouvait être Count Basie et Ornette Coleman ou alors Sidney Bechet, Charlie Parker et Frank Zappa. Très jeune, j'ai écouté beaucoup de musiques différentes. Aussi je ne pense pas en terme de genre ou de style, mais en terme de musique : je l'aime ou je ne l'aime pas ; elle bien exécutée ou elle est pauvrement exécutée. Mon professeur a été un parfait exemple pour moi : un jour, il pouvait jouer avec un orchestre afro-pop, le lendemain avec un big band et le jour suivant en duo avec un batteur. Il m'a montré que la musique est un continuum qui ne se partage pas en divers genres et mouvements. Les mouvements sont importants, mais les étiquettes viennent  après la musique.

Vous avez étudié la composition à l'université. Est-ce une bonne expérience ?
Lorsque j'étudiais la composition à l'université j'étais très libre. J'avais un très bon professeur qui disait : « Okay, vas écrire quelque chose et reviens la semaine prochaine ! » Je revenais avec une partition pour grand orchestre ou une partition pour quartet, et nous en discutions. C'était plus un guide qu'un professeur. Certains autres n'aimaient pas cette façon d'enseigner, et je les abandonnais très vite. A New York aujourd'hui, vous pouvez étudier avec tout le monde. Tout est une question de contact avec l'étudiant. J'aime beaucoup enseigner mais je suis trop occupé. J'ai eu un étudiant, je lui ai donné trois leçons, mais il était impossible de mettre sur pied un emploi du temps, j'étais trop pris. Pourtant, j'aime enseigner et j'ai parlé à quelques écoles pour mettre sur pied un programme d'artiste en résidence temporaire, en venant pour huit ou dix journées.

Avez-vous eu une expérience de sideman ?
Pas vraiment. Je suis allé à Berkeley jusqu'à mon diplôme, puis je suis venu à Chicago à 22 ans car  je n'avais pas envie de m'installer à New York. A Chicago, j'ai eu mes premières expériences professionnelles. Je ne faisais vraiment aucun compromis : j'étais appelé pour jouer dans un orchestre et tout allait bien. Puis arrivait un solo de saxophone, je jouais exactement ce que je voulais et jamais on ne me rappelait pour jouer avec cet orchestre. C’est arrivé une vingtaine de fois, et j'ai donc été sideman une seule fois avec vingt orchestres différents !

Chicago est la ville des saxophonistes : avez vous rencontré Von Freeman et Fred Anderson ?
J'étais tout le temps avec Von Freeman quand j'étais à Chicago. La première fois que Von m'a entendu jouer, nous avons eu un excellent contact. Il dirigeait une jam session à un mile de mon appartement, le dimanche soir. J'y allais donc le dimanche soir, parfois je jouais, parfois j'y assistais seulement. Je jouais avec un orchestre de reggae qui avait beaucoup de succès. Pendant un temps, j'ai joué avec une formation de rhythm and blues, mais j'avais toujours mon quartet. Il y avait un club avec un propriétaire très hip qui m'a laissé la soirée du lundi de façon régulière. J'ai pu écrire beaucoup de musique et amener les nouveautés que nous avions. C'était une jam session : nous jouions le premier set, puis d'autres musiciens pouvaient venir. Nous pouvions ainsi créer une communauté de musiciens. C'était très important car, à cette époque, Chicago était soit très avant-garde soit très jazz classique sans rien entre les deux.
Oui, je pense que que j'aurais voulu jouer davantage en sideman, mais je suis content que cela se soit passé ainsi. Je dirigeais, je dirigeais et maintenant les musiciens m'appellent parce qu'ils ont besoin d'un sax alto. J'ai pu jouer dans l'orchestre de  Jack DeJohnette, et je pense que bien d'autres choses vont se passer dans les années à venir. Il existe de nombreuses choses que j'aurais aimé faire lorsque j'étais plus jeune. Mais je ne me plains pas : jusque-là tout a bien marché comme je le voulais ou sont sur le point de se réaliser.

Comment avez-vous été amené à venir en Europe ?
L'industrie musicale était dans une période curieuse, les temps difficiles. Tous les membres de ma génération ont vu le phénomène Marsalis et celui des Young Lions. Nous avons pris une voie différente : nous avons initié la musique que nous voulions créer, qui durerait plus qu'un phénomène de mode ou commercial. Il y avait la place dans cette histoire. Nous espérions le meilleur, et si nous faisions du bon travail avec intégrité alors il pourrait être reconnu et nous pourrions créer un mouvement. Certains sont partis en Europe et c'est ce qui m'est arrivé. Les choses se sont enchaînées, et les majors de l'industrie du disque ont disparu, et le peu qui reste fait du bon travail. Mais il existe énergie et enthousiasme en Europe avec des labels comme ECM et ACT. J'ai signé un contrat d'enregistrement avec ACT, et deux albums ont déjà été publiés. La situation est pour moi un peu meilleure. Mais s'occuper du business prend du temps. Je préfère passer du temps avec mon saxophone, passer plus de temps avec ma femme, que d'envoyer des e-mails et d'essayer de trouver des concerts et des contrats. J'ai un agent en Europe depuis longtemps, et je n'en avais pas aux Etats-Unis jusqu'à récemment. J'ai sept projets qui tournent en même temps, et il est difficile de tous les harmoniser.

Parlez-nous de ces différents projets ?
Le premier dont je voudrais parler est celui avec le pianiste Vijay Iyer. C'est le pianiste avec lequel je joue depuis plus de seize ans maintenant. Steve Coleman m'a présenté à lui. Nous avons joué ensemble dans de nombreuses situations différentes. Lui aussi est indien. Notre relation est plus profonde que la musique seule. Longtemps, j'ai cru que j'étais le seul musicien de jazz américain d’origine indienne, et il pensait la même chose pour lui-même. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous ne pouvions même pas y croire : nous étions intéressés par le jazz et nous pensions à de nombreuses idées similaires. Ainsi le principal projet qui continue, c'est notre duo. Nous effectuons une tournée européenne presque chaque année, et nous participons à quelques festivals. L'un des principaux groupes avec lequel j'ai  travaillé ces dernières années est le trio Indo-Pack Coalition avec guitare et tabla. Kinsmen est un autre projet très réussi : un septet qui mêle musiciens indiens et occidentaux, et permet  une collaboration avec Kadri Gopalnath un saxophoniste alto de l'Inde du sud. Malheureusement ce groupe n'a pas eu la chance de venir en Europe, nous n'avons fait que quelques festivals. J'ai également un quartet avec piano, basse et batterie avec François Moutin ; à la batterie, c'est parfois Damion Reid et la plupart du temps Dan Weiss. Vijay a joué dans ce groupe avec lequel j'ai enregistré trois albums. Ensuite, j'ai le trio avec Mark Dresser et Gerry Hemingway. J'ai également un autre trio avec deux musiciens européens intitulé MSG avec Ronan Guilfoyle, un bassiste irlandais qui vit à Dublin, et Chander Sardojoe, un magnifique batteur qui vit à Paris. Enfin, j'ai une groupe électrique avec Damion Reid et David Gilmore à la guitare, Rich Brown un bassiste électrique basé à Toronto, et "Anand" Anantha R. Krishnan, un jeune percussionniste de l'Inde du Sud. Nous avons fait avec ce groupe une tournée en Europe.

Comment travaillez vous en duo avec Vijay Iyer ?
Je ne pense pas que beaucoup de musiciens jouent en duo comme nous, et que beaucoup jouent au même niveau car nous sommes à la fois accompagnateurs et solistes en même temps. Notre sens du rythme est lui aussi très en avance. Nous avons des solos, mais ils sont très intégrés. Ce sont des pièces avec variations et textures, variations et intensité. Je l'accompagne et lui aussi m'accompagne. Je joue tout le temps, que je sois en solo ou pas, et il en est de même pour lui. La plupart de notre musique a une dominante rythmique que nous pouvons produire très longtemps sans basse ni batterie. Dans la plupart des duos, le saxophoniste joue les solos et la mélodie. Il y a longtemps que je refuse cette façon de procéder que je trouve stupide. En fait, chacun joue comme un groupe. Il en est de même dans le trio avec tabla et guitare. Comme nous n'avons pas de bassiste, durant les solos de guitare je joue un rôle d'accompagnateur, mais je ne joue pas la ligne de basse car ce serait stupide sur l'alto, mis j'essaie d'inventer quelque chose qui inspire le soliste et aide à réunir la structure et le rythme. Il en est de même avec Steve Lehman. En revanche avec Bunky Green, notre relation est complètement différente : Bunky a deux fois mon âge, c'est un ami, mais nous pensons la musique de façon différente.

Quelle est l'influence de la musique indienne dans votre musique ?
Il est certain qu’Apex, le groupe avec Bunky Green, n'est pas le meilleur pour entendre cette influence. Mais d'abord j'ai examiné les différents concepts et les briques qui construisent la musique indienne de la même façon que je le fais dans le jazz. Si vous regardez les briques de constructions, elles sont arrangées de façon différente, mais ce sont toujours les mêmes. Et je vois différentes possibilités pour organiser ces fondations et créer quelque chose de différent. Même dans les enregistrements en quartet, de nombreuses choses sont basées sur la musique indienne : la façon dont le rythme fonctionne, la façon dont la mélodie lui correspond, tout est présent. On m'a reproché de ne pas jouer indien car je voulais éviter l'exotisme et éviter de jouer quelque chose simplement pour que ça sonne indien, car je pensais brader ma culture ancestrale. En fait, il m'a fallu longtemps avant de commencer à jouer avec des instruments et des musiciens indiens. Je voulais créer une musique honnête avec une certaine intégrité. Aussi, longtemps, je n'ai utilisé que des concepts de jazz. Steve Coleman a été un bon modèle car il a pris un bon nombre de concepts de la musique de l'Afrique de l'Ouest et les a utilisés dans des contextes différents. Il n'a pas eu besoin de tambours et de musiciens d'Afrique de l'Ouest. Je le ressens de la même façon. Quand j'étais plus jeune à Chicago, les gens me disaient que je devais avoir un joueur de tabla sur scène. Pourquoi ? Ma musique n'avait pas besoin d'avoir un joueur de tabla sur scène. Il y a également une aute raison : les gens voient mon nom, ils voient la couleur de ma peau, et ils s'attendent à entendre quelque chose d'indien. Les attentes sont quelque chose de curieux : les gens disent : « J'ai entendu de la musique indienne…» et nous n'avons joué qu'un morceau de Charlie Parker ; ou alors : « Je n'ai pas entendu l'influence indienne. » Je leur réponds :« Je n'ai rien à prouver. » Mais si la composition est influencée de façon très subtile, elle n'a pas besoin de sonner indien, elle doit simplement bien sonner.

Vous avez enregistré plusieurs disques pour le label indépendant Pi. Comment expliquez-vous le succès de ce label ?
C'est une question intéressante. Cette année marque le dixième anniversaire de Pi. Pi ce sont deux personnes à New York qui ont un autre boulot. Ils ont comblé un vide. De nombreux musiciens étaient ignorés par les labels classiques et ceux de l'avant garde. Quand je suis venu les voir avec des projets plus risqués les uns que les autres, ils ont dit d'accord. C'est fou et ils continuent de grandir, leur distribution s'améliore, leur réputation s'accroît chaque année et ils persistent à faire des choses intéressantes. C'est très excitant de les voir récompensés pour leur travail artistique. Maintenant je suis chez ACT, et j'essaie de faire quelque chose de différent, mais la vie est longue et peut être travaillerai-je à nouveau avec Pi. ACT fonctionne plus comme une major. Ils ont quatre ou cinq A & R (1), celui qui dirige le label était le leader de Warner distribution in Europe. Je vais juste essayer cela pendant un certain temps.

1. L'A&R (abréviation de artists and repertoire) est une division d’un label discographique responsable de la découverte de nouveaux artistes. L’A&R (le terme qualifie également un poste) est le lien entre l’artiste et la compagnie.

Contact : http://rudreshm.com

Sélection discographique

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