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90 ANS DE
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE





BLUE NOTE Records
Straight no Chaser
1939. Premier 78t Blue Note Record, Meade Lux Lewis, Melancholy


«Blue Note Records are designed simply to serve the uncompromising expressions of hot jazz or swing,
    in general. 
Any particular style of playing which represents an authentic way of musical feeling is
      genuine expression. 
By virtue of its significance in place, time and circumstance, it possesses
      its own tradition, artistic standards 
and audience that keeps it alive. Hot jazz, therefore, is
      expression and communication, 
a musical and social manifestation, and Blue Note records are
     concerned with identifying its impulse, 
not its sensational and commercial adornments.»
   (Alfred Lion, Max Margulis, Emanuel Eisenberg, Blue Note launch press release, May 1939)

1939. Premier 78t Blue Note Record, Meade Lux Lewis, Solitude


«
Blue Note Records est conçu simplement pour servir l’expression sans compromis   
du jazz
hot ou du swing, en général. Tout style de jeu particulier qui exprime une manière     
authentique de ressentir la musique est une expression authentique. 
En raison même de sa      
signification dans le lieu, le temps et de sa genèse, 
il possède sa tradition propre, ses codes      
artistiques 
et son public qui le fait vivre. Le jazz hot, par conséquent, est une expression      
et une communication, 
une manifestation musicale et sociale, et Blue Note Records s’attache    
à identifier 
son élan, pas ses apparats sensationnels et commerciaux.»   
(Alfred Lion, Max Margulis, Emanuel Eisenberg, communiqué de presse du lancement de Blue Note, mai 1939

 

Rudy Van Gelder et Alfred Lion in 1960 © Francis Wolff/Mosaic Images/Blue Note by courtesy
Rudy Van Gelder et Alfred Lion en 1960 © Francis Wolff/Mosaic Images/Blue Note by courtesy

Alfred LION
Un producteur engagé
21 avril 1908, Berlin – 2 février 1987, Powey (San Diego), CA



Portrait d'un producteur engagé dans l'esprit généreux de ce temps, comme ses amis et complices dans cette entreprise, dans un processus artistique et industriel, dont le moteur principal est une philosophie, une conception des relations humaines génératrice d'une expression, celle justement des Afro-Américains dans cette Amérique raciste où Alfred, fuyant le nazisme, a trouvé refuge, d’abord attiré par le jazz, et où il essaie de réaliser son rêve humaniste. La profession de foi du label ci-dessus ne laisse planer aucun doute sur l'intention. En mettant ses pas dans ceux de Charles Delaunay deux ans après Swing –la création d'un label, indépendant des grandes compagnies, et exclusivement de jazz–, dans ceux aussi de Milt Gabler, le père des disquaires de jazz et des producteurs indépendants aux Etats-Unis, Alfred Lion accomplit avec Max Margulis, Emanuel Eisenberg (deux sympathisants du marxisme qui contribuent à New Masses) et Francis Wolff (un ancien également de Jazz Hot), plus qu'une œuvre artistique: un acte politique au sens noble, autant déterminé par l'amour de l'art que par l'origine de ses acteurs (Afro-Américains ségrégués, Juifs fuyant l'Europe et opposants politiques en général) et par le projet politique d'affranchissement, d'émancipation qui en découle, la demande de dignité et d'égalité qui relèvent d’une communauté-parenté de destin remontant à l'esclavage et aux temps immémoriaux.

Bien sûr, la plupart des commentateurs-critiques, américains, français ou autres, de cette belle histoire, comme de celle de Max Gordon qui lui est intimement mêlée, font l'impasse sur ce fondement essentiel de la grande histoire du jazz qui s'écrit collectivement entre artistes du jazz et producteurs de disques et de concerts, dans une partition «à quatre mains», chacun respectant le savoir-faire des autres dans un intérêt économique collectif et artistique bien compris et accepté, et avec une exigence morale et esthétique dont on n'a plus aucune idée au XXIe siècle.
Alfred Lion, dessin © Sandra Miley


Alfred Lion, dessin
© Sandra Miley


Comme dans le cas transatlantique de Charles Delaunay avec 
Jazz Hot, Swing, cette histoire profonde s'est écrite avec des «bouts de ficelle», beaucoup de travail, souvent manuel, un engagement sincère et courageux, une conviction, une imagination et une indépendance d'esprit, toutes choses dont on a perdu la recette au XXIe siècle.
Cette extraordinaire synthèse ou rencontre, selon ce qu'on veut décrire de cette aventure, reste en effet l'un des plus beaux et rares exemples de l'excellence de la culture populaire –un projet politique–, de ce que peut la démocratie quand ceux qui la mettent en œuvre marient aussi sincèrement et naturellement leur action et leur passion. Cela était encore possible au milieu de ce XXe siècle de luttes, violentes à bien des égards, ça ne l'est plus progressivement à partir des années 1960-70 dans une société normalisée, mondialisée à marche forcée, anesthésiée, gavée de consommations jusqu'à l'obscénité, de la concurrence et du narcissisme.
Alfred Lion (né Löw ou Loew, les deux orthographes sont possibles en allemand) grandit à Berlin dans un milieu bourgeois et cultivé: son père est un homme d’affaires qui voyage entre l’Allemagne et la Russie et sa mère fréquente le Berlin mondain. Dès l’adolescence, il est fasciné par le jazz hot avec son ami,
Francis Wolff, notamment à la suite d’un concert de Sam Wooding (1895-1985, p) en juin 1925; le jazz fait corps avec le Berlin libertaire des cabarets(1). Sous la pression de la réaction hostile envers ces mutations venues de l’extérieur, l’Allemagne vaincue et son Reich, un temps remplacé par la République de Weimar, voient l’antisémitisme fédérateur –toujours d'actualité au XXIe siècle– reprendre des couleurs avec son cortège d’assassinats racistes et/ou politiques. Alfred Lion part ainsi une première fois aux Etats-Unis en 1926. Disposant de peu de moyens –le standing de la famille s'est réduit du fait des situations économiques en Allemagne et en URSS– et, parlant mal l’anglais, il y travaille comme manutentionnaire sur les quais de New York. Pendant son temps libre, il complète sa collection grandissante de disques de jazz chez Commodore Music Shop, la première boutique de Milt Gabler qui vient d'ouvrir. Mais il doit retourner en Allemagne en convalescence à la suite d’une agression raciste(2).

Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis

Photo X, https://thejazzword.wordpress.com
Autres photos, se reporter aux crédits
avec nos remerciements

© Jazz Hot 2025

1935-1939


La vitrine du Commodore Record Shop à New York © Photo X, https://thejazzword.wordpress.com, avec nos remerciements



La vitrine du Commodore Record Shop à New York © Photo X 
https://thejazzword.wordpress.com, avec nos remerciements


Jazz Hot n°7, Louis Armstrong, 1936

Alfred revient à New York en janvier 1936, en ricoché de Santiago du Chili où il a émigré, dès 1933, en provenance de l’Allemagne nazie, avec sa mère, grande amatrice d’arts et notamment de musique; il transporte dans ses bagages son énorme collection de disques (classiques et jazz), comprenant ceux achetés lors de ses séjours à New York depuis 1926. C’est un dandy brun aux traits fins, sophistiqué dans ses choix, élégant dans sa posture, toujours parfumé, et qui fait entretenir son linge à l’extérieur. Il trouve à se loger 47e Rue/1e Avenue, non loin du premier Commodore Music Shop sur la 42e Rue, la rue du music hall de Broadway, dans un local appartenant à Milt Gabler (1911, Harlem, NY – 2001, New York, NY), où le père de Milt avait précédemment créé une radio assez connue sous le nom de Commodore Radio Corp.; Milt ouvre en 1937 un second Commodore à côté du Jimmy Ryan’s sur la 52e Rue, affectueusement appelée par les amateurs de jazz: «Swing Street». Ces deux boutiques agissent comme des aimants sur les accros de jazz car très peu de boutiques de disques, et en plus spécialisées, existent à cette époque. Milt Gabler
(3) préside le Hot Club de New York depuis 1934, lequel fait partie de l’United Hot Club of America (UHCA) présidé par John Hammond, dont l’objectif commun entre tous est d’organiser des concerts, d’enregistrer, et de rééditer des disques en 78 tours au travers de l’UHCA qui devient la Hot Record Society en 1937 (cf. Jazz Hot n°17, 22, 26, 27 d’avant-guerre), une entité aussi hébergée chez Commodore, dont font partie Charles Delaunay et Hugues Panassié, les précurseurs, en tant que membres fondateurs: les liens transatlantiques fonctionnent déjà…


New Masses Presents: An Evening of American Negro Music, 'From Spirituals to Swing', a portrait by Hugo Gellert, 23 décembre 1938

New Masses Presents: An Evening of American Negro Music,
"From Spirituals to Swing", a portrait by Hugo Gellert,
23 décembre 1938
 

Le 23 décembre 1938, Alfred voit le premier des deux concerts From Spirituals to Swing(4) donnés au Carnegie Hall (le second a lieu le 24 décembre 1939). Les deux sont financés par New Masses, journal du Parti communiste américain(!), et sont programmés par le producteur John Hammond (1910-1987, New York, NY), arrière-petit-fils de la famille Vanderbilt, une fortune maritime et ferroviaire qui, en dehors de ses activités très lucratives, produit des mécènes; l’héritier est aussi programmateur du Café Society (cf. Barney Josephson dans l'article Herbert Jacoby) qui vient d’ouvrir le 18 décembre à Greenwich Village et il collabore également à New Masses sous un pseudonyme. John a été gagné par le virus du jazz lors d’un voyage familial à Londres quand il avait 13 ans en 1923, en entendant Sidney Bechet.


1939-1942

couverture du n°29 de Jazz Hot, 1939, réalisée par Charles Delaunay

1939 est une année décisive pour Blue Note et ses fondateurs à bien des égards. Après ce concert à Carnegie Hall de la fin d'année 1938, Alfred Lion, Max Margulis et Emanuel Eisenberg décident de créer une maison de disques, Blue Note Records, une société enregistrée officiellement le 25 mars 1939, exclusivement de jazz sur le modèle du label Swing (1937) de Charles Delaunay, le pionnier en la matière avant Milt Gabler en 1938 (Commodore Records). La mise de fonds pour démarrer les enregistrements est donc effectuée avec le concours de deux journalistes, Max Margulis et Emanuel Eisenberg (cf. Max Margulis et Emanuel Eisenberg), écrivains-activistes et porteurs de projets divers qui font sens artistique, social et politique, dont la lutte contre la ségrégation. Blue Note s’implante au 235/7e Avenue, entre les 23e et 24e Rue, au nord de Greenwich Village, le bureau-logement d’Alfred passant ainsi d’une à deux petites pièces, remplies de matériels d’expéditions, de classeurs, d’un bureau et de murs entiers de disques (la collection d'Alfred Lion). Son ami et voisin, le sculpteur Craig Martin (1906-1980) qui habite 156 West/22e Rue dessine le logo Blue Note.



Création de la société Blue Note Records


Enregistrement de la société Blue Note Records
par Max, Alfred et Emanuel,
25 mars 1939


C'est aussi en 1939, dès le 6 janvier, à New York, que se place la première session de l’histoire de Blue Note Records avec deux géants du piano jazz, stride, blues et boogie woogie, qu'Alfred a déjà entendus au Carnegie Hall: Albert Ammons et Meade Lux Lewis. 16 titres sont enregistrés; les quatre premières prises (prises 1 à 4), puis la prise 7 sont dévolues à une suite de Meade Lux Lewis, intitulée «The Blues» part 1 à 5 (Blue Note 8 et 9). Ce titre porte en lui-même la philosophie du label. Les enregistrements faits entre 1939 et 1967 par Alfred et Francis, puis jusqu'à 1971 par le seul Francis, seront pétris dans le blues, quels que soient les musiciens, au point qu'on évoquera un «son Blue Note» quand on on aurait pu, plus précisément, parler d'esprit pour cette musique profondément ancrée dans le blues, l'âme de l'Afro-Amérique. De cette première séance sort un premier 78t (Blue Note 1) de 2 titres de Meade Lux Lewis, au diapason de l’atmosphère planétaire: «Melancholy» et «Solitude». Le 78t. est tiré à cinquante exemplaires et tout est vendu très rapidement… Les 78t. d'Albert Ammons (Blue Note 2, 4, 21) comme ceux de Meade Lux Lewis, puis de Frank Newton (Blue Note 3, 7, 14) d’avril à juillet 1939 (The Port of Harlem Jazzmen), le trompettiste qui accompagne en ce même mois d’avril 1939 Billie Holiday pour sa version historique de «Strange Fruit» (Commodore), et encore Sidney Bechet en juin (Blue Note 6), Earl Hines en juillet (Blue Note 5) et Pete Johnson en décembre 1939 (Blue Note 10, 11, 12), Edmond Hall (Blue Note 17-18), connaissent le même succès et achèvent de consacrer la naissance d’un autre éditeur de phonogrammes de jazz indépendant aux USA après Commodore (1938). Blue Note est devenu une réalité matérielle, industrielle et artistique, et vogue désormais de ses propres forces. La première séance de janvier 1939 va être éditée postérieurement plus généreusement en LP 33t-25cm pour Albert Ammons, puis en intégralité (LP/CD The Complete Blue Note Recordings of Albert Ammons and Meade Lux Lewis, Mosaic MR3/MD2-103) en 1989. 


1939. Albert Ammons, Memorial Album, Blue NoteThe Complete Blue Note Recordings of Albert Ammons & Meade Lux Lewis, Mosaic




Francis Wolff © photo X, DR, archives Jazz Hot
Francis Wolff, c. 1950
© photo X, DR, archives Jazz Hot


Toujours en 1939, Francis Wolff, son ami d’enfance de Berlin devenu photographe esthète, arrive seulement et difficilement le 13 octobre d'Allemagne, après un périple par la Suède, par un des derniers bateaux, échappant in extremis à la barbarie nazie qui a envahi l’Europe. Francis est dans un état psychologique d’abattement. Une partie de sa famille est restée en Allemagne, bloquée par les quotas d’entrée pour les juifs aux USA et dans le reste du monde, plus que réduits après et par la Conférence «de la Honte» d’Evian en 1938 qui était censée organiser l'accueil des millions de juifs poursuivis par la haine d'Hitler et plus largement des dictatures fascistes en Europe(5). Francis Wolff, par son génie photographique déterminé par une sensibilité rare aux artistes du jazz, une science du cadrage et de la lumière pour le noir & blanc, qu'on pourrait rattacher à l'expressionnisme allemand (au cinéma en particulier), va imager sur le plan visuel l'esprit Blue Note, le jazz et le blues, une contribution indispensable de cette épopée, et plus largement de l'histoire du jazz.



Lorraine Stein entre Vic Dickenson et Sidney Bechet c. 1940 © photo X, DR, archives Jazz Hot

Lorraine Stein entre Vic Dickenson et Sidney Bechet
c. 1940 © photo X, DR, archives Jazz Hot

Fin 1939, Alfred, qui vient de récupérer Francis, rencontre la jeune Lorraine Stein, âgée de 17 ans, déjà conquise par ses disques qu’elle a écoutés. Elle lui est présentée par l’animateur radio d’émissions de jazz, Ralph Berton (cf. Ralph Berton dans l'article Philip Stein) qui lui fait faire la tournée des clubs de jazz qui foisonnent sur la 52e Rue entre les 5e et 6e Avenues, dont les très fréquentés Three Deuces, Onyx ou Famous Door où Billie Holiday, Coleman Hawkins, Art Tatum, Lester Young, peuvent être entendus depuis la rue. Ce soir-là, Ralph et Lorraine vont au Jimmy Ryan’s où joue le clarinettiste italo-américain Joe Marsala (1907, Chicago, IL-1978 Santa Barbara, CA); Monsieur «Blue Note» est là, éreinté de fatigue, car il enregistre la nuit quand les musiciens sortent des clubs, détendus et chauffés, lors d’After Hours aux tables garnies, une atmosphère illustrée par un thème de blues mythique d’Avery Parrish (p, 1917-1959) au funeste destin. 
Après lui avoir offert ses disques et montré le bureau, Alfred propose aussitôt à Lorraine, qu’il sait déjà formée au Hot Club de Newark, NJ, de travailler pour Blue Note. Elle continue son apprentissage, cette fois aux courriers, factures, paiements avec Alfred, à deux dans une petite pièce tandis que Francis Wolff assure seul la responsabilité de préparer et d’expédier les commandes dans l’autre pièce. Aucun d’eux n’a jamais géré ni développé d’entreprise; seule la passion du jazz stimule leur inventivité indispensable pour s’organiser dans un secteur qui démarre, le disque et sa diffusion, en plein début du second conflit mondial depuis le 1er septembre 1939.


1939. Sidney Bechet, Summertime, Blue Note 6
C’est une activité de «niches» mais pleines de trésors: la meilleure vente en juin 1939 est «Summertime» par Sidney Bechet (Blue Note 6), une version historique très blues, expressive, hot avec quelques accents d'opéra italien, comprenant le guitariste Teddy Bunn, la composition devenue standard de George et Ira Gershwin tirée de l’Opéra Porgy and Bess qui tourne quasiment sans interruption de 1935 à 1938 et reprend en 1942. Sidney Bechet a beaucoup contribué aux débuts du label (il enregistre de 1939 à 1951 pour Blue Note), comme il le fera pour le démarrage de Vogue de Charles Delaunay 10 ans plus tard au cours des années 1950. Sidney Bechet enregistre au début mars 1940 avec Josh White, le guitariste de blues qui a déjà son public au Village Vanguard. Il devient un ami intime de la petite troupe, d’Alfred qui avait cette capacité de sociabilité qui oblitère les barrières, adoptant et se faisant adopter par les musiciens, comme dans une grande famille reconstituée par tous. Sidney Bechet effectue une seconde séance en leader le 27 mars 1940 (avec Teddy Bunn, Pops Foster et Sidney Catlett), mais Blue Note a connu sa première tragédie, le 14 mars 1940, avec le décès, dans un crash d’avion, d’
Emanuel Eisenberg, l’un des trois porteurs initiaux du projet. 


Edmond Hall Celeste Quartet, Blue Note 5026

Dès l’apparition des 33t-25cm, la plupart des 78t sont repris (plus tard en 33t-30cm) avec soit les dessins de Paul Bacon, un ami d’adolescence de Lorraine, et d'autres artistes de talents, soit les photos de Francis Wolff et souvent une combinaison des deux, avec une recherche de perfection graphique aussi poussée que pour la qualité du son et du jazz, mais toujours pleine de cette dimension expressive du jazz hot. Blue Note reprendra aussi en distribution des enregistrements parisiens de Sidney Bechet. Avant la conscription d’Alfred fin 1941, la fine équipe enregistre le clarinettiste de New Orleans, Edmond Hall (1901-1967), en quartet avec Charlie Christian (g), Meade Lux Lewis (celesta) et Israël Crosby (b) pour «Jamming in Four» et «Edmond Hall Blues».



Alfred Lion militaire, c. 1941-42 © photo X, DR, archives Jazz Hot
Alfred Lion, militaire, c. 1941-42
© photo X, DR, archives Jazz Hot

Le 7 décembre 1941, le Japon attaque Pearl Harbour, les Etats-Unis entrent en guerre, et Alfred est mobilisé à Fort Dix, NJ, ensuite à El Paso, TX. Lorraine rejoint Alfred, et ils se marient à Las Cruces, NM, le 13 juin 1942. Le couple habite une pension de famille non loin de la base militaire et vit dans sa bulle, sans contact avec les autres. Alfred, déjà mal voyant, devient presqu’aveugle d’un œil à force de taper des rapports militaires, ce qui lui vaut d’être réformé et de pouvoir rentrer en novembre 1943 à New York où ils trouvent facilement à se loger dans Greenwich, 50 Grove Street, car le Village s’est vidé de ses habitants; Philip Stein, le beau-frère d’Alfred, se marie avec Gertrude, avant de s’engager volontaire pour le front en Europe où le vent politique et militaire a tourné depuis la victoire de Stalingrad et la Conférence de Téhéran qui vient de réunir les USA, le Royaume-Uni et l’URSS.


1943-1950

1939. Billie Holiday, Stange Fruit, Commodore (cf. article Barney Josephson)
Grâce aux bénéfices inattendus des ventes Blue Note en raison même de la guerre, car les soldats et les armées veulent des disques, des ventes effectuées et expédiées depuis les deux Commodore Records Shops dont le propriétaire, Milt Gabler, a créé lui aussi un label jazz indépendant, Commodore Records, dès 1938, et avec lequel Francis Wolff travaille en attendant Alfred! Dès son retour, les deux intimes reprennent les enregistrements avec James P. Johnson en piano solo, puis avec Sidney DeParis (tp), Vic Dickinson (tb), Ben Webster (ts) pour «Blue Mizz». A la faveur de la réussite qui se confirme, le trio Blue Note déménage (cf. Blue Note, 1939-1971) dans un plus grand espace au 767 Lexington Avenue et 60e Rue où le siège restera jusqu’en 1957. On investit dans un seul petit luxe devenu une nécessité à leur expansion: une Pontiac d’occasion surnommée «l’Âne», qu’Alfred et Francis vénèrent pour services rendus. Le 25 janvier 1944, Alfred enregistre le Edmond Hall’s All Star Quintet avec Teddy Wilson (p) et Red Norvo (vib) qui tous jouent ensemble et régulièrement au Café Society.



A sa cinquième année d’activité en 1944, Max Margulis qui a aidé la «start up» de sa plume (textes, brochures, publicités…) et co-financé son démarrage, laisse Alfred et Francis prendre seuls la barre de Blue Note Records en duo, désormais sans trop de risques car Lorraine est devenue une force d’appoint indispensable au tandem toujours habité par une frénésie de travail permanent et un enthousiasme intact.

1944-45. Ike Quebec, Tenor Sax, Blue Note 510-515-516


Une rencontre semble avoir été déterminante dans l'orientation artistique du label vers le jazz de culture de la nouvelle génération d'après-guerre. En juillet 1944, Ike Quebec (ts, p, 1918 Newark NJ-1963 NYC, Jazz Hot n°30-1949, n°86-1963) enregistre pour Blue Note. Ike est très attentif à l’évolution du jazz qui se poursuit toujours aussi vite, et s'accélère avec l'apparition des initiatives indépendantes de producteurs de concerts et de disques, malgré également la grande grève des enregistrements de 1942-43 qui semblait un moment enrayer ce courant: Charlie Parker et Dizzy Gillespie jouent au Three Deuces de mars à juillet 1945 avec Al Haig (p), Curley Russell (b), Max Roach/Sid Catlett (dm), parfois Don Byas (ts) et sont enregistrés lors du concert au Town Hall de NYC le 22 juin 1945. Une évolution qu’Ike Quebec partage assidument avec Alfred et Francis. Il leur présente de nouveaux talents à enregistrer par Blue Note. Les soirées d’écoute des derniers enregistrements sont collectives, «en famille» à la maison d’Alfred et Lorraine, et les soirées de découvertes se passent ensemble en live au Royal (Chicken) Roost, près de Times Square sur Broadway entre les 47e et 48e Rues, un club tenu par Sid Torin (aka Symphony Sid
(6),aka Sidney Tarnopol, aka Symphonic Sidney pour Charlie Parker), Monte Kay (aka Fremont Kaplan qui arrive du Three Deuces), Ralph Watkins (qui vient du Kelly’s) et Morris Levy, futur patron du Birdland en 1949 où l’équipe Blue Note aura aussi ses entrées.

En août 1944, Alfred est naturalisé Américain. Ce sera le tour, un an plus tard, de Francis: une vraie libération intérieure qui accompagne la victoire sur le nazisme, malgré les mauvaises nouvelles de l’holocauste des Juifs européens qui se télescopent avec le retour des premiers soldats. Les Afro-Américains retrouvent le racisme d'une société ségréguée, mais l'acceptent de moins en moins après la contribution du sang, cf. le film The Best Years of Our Lives (Les meilleures années de notre vie, William Wyler, 1946): une situation complexe d’émotions contradictoires. Ike Quebec comme la fréquentation des nouveaux artistes sont sans doute très importants pour la compréhension concrète par Alfred et Francis de ce ressentiment des jeunes générations afro-américaines de l'après-guerre et pour la focalisation de la production presque exclusive sur la musique hot des artistes afro-américains (le jazz de culture) de 1945 à 1967-71. La constante esthétique (blues, swing et expressivité) qui caractérise Blue Note Records en est une traduction directe, et l'apparition de Ruth Mason dans le cercle Blue Note au début des années 1950 (cf.
Ruth Mason et Detroit) ne fera que renforcer cette dominante qui fait de ce label un témoin essentiel du jazz de culture, du jazz hot de la génération d'après-guerre.

Chez Blue Note, personne n’a été découragé par la Seconde Guerre et, dès fin 1945, Blue Note envoie ses catalogues dans le monde entier, chez les disquaires, à la presse écrite, aux radios, aux vendeurs d’instruments et de partitions: toute quantité vendue, même petite, permet de faire connaître le travail méticuleux de Blue Note pour mettre en valeur le talent des artistes. Lorraine est chargée de se déplacer pour faire la représentation commerciale dans les villes des Etats-Unis et son action porte. De son côté, Alfred Lion acquiert le respect et une réputation chez les musiciens pour sa perception artistique, son ouverture, sa dimension humaine, son respect pointilleux des contrats et du paiement de leurs royalties.

A Hollywood, CA, Lorraine va voir sa mère en fin de vie en 1946 (cf. Lorraine et Philip Stein); son père tient un petit bar à côté du disquaire Tempo Music Shop de Ross Russell (1909-2000) qui vient de créer le label Dial Records pour enregistrer Charlie Parker, Dizzy Gillespie, puis Erroll Garner, Dexter Gordon, Howard McGhee, Dodo Marmarosa, Wardell Gray, Earl Coleman mais aussi Schoenberg, Béla Bartók ou John Cage. Dans l’Amérique euro-américaine, le monde des activistes du jazz est encore un cercle restreint, tout le monde se connaît, même si le public grossit à une vitesse vertigineuse.

Charlie Parker, Moose the Mooche, DialDizzy Gillespie, Confirmation, DialErroll Garner, Love for Sale, DialDexter Gordon, Bikini, DialArnold Schoenberg, Wind-Quartet, DialBelà Bartók, Sonata for Two Pianos and Percussion, Dial










Au retour de ce voyage, Lorraine qui vient de perdre sa mère, est en mal d’enfant, et se lasse des dîners à trois, toujours dans le même restaurant (bon et pas cher), de ne respirer que par et pour Blue Note; Alfred est, lui, totalement épanoui dans son travail de direction artistique; il a son cadre avec le studio d’enregistrement WOR, 1440 Broadway vers Time Square; Francis prend de magnifiques photos et gère l’entreprise. A la maison, tous écoutent encore et toujours des disques… Pour Alfred et Francis, aucune autre vie sociale n’a de sens en dehors du jazz, sans la proximité des artistes musiciens, sans ce réseau d'amitiés qui sache et puisse les faire apprécier, comme Fred Robbins (1919-1992), homme de radio, qui devient un proche à cette période, et les aide à diffuser le jazz hot et en particulier le bebop nouveau. L’été, c’est parfois et, au plus, un jour de relâche à la plage.

1943. James . Johnson, Stomps Rags and Blues, Blue Note 70111945. Sidney Bechet-Bunk Johnson, Blue Note 70081945. Art Hodes/Max Kaminski, Out of the Back Room, Blue Note 70211951. Sidney de Paris Blue Note Stompers, Blue 7016













1941. Edmond Hall, Blues, Blue Note 18
Ike Quebec, stylistiquement et en tant que conseiller, joue, pour Blue Note, le rôle d’articulation harmonieuse entre les générations. Il présente dès 1947 à l’équipe les fers de lance de cette génération née autour de la fin de la première guerre et qui pointe son nez dans cette fin de la Seconde: Tadd Dameron
(p), Fats Navarro (tp), Thelonious Monk (p), Bud Powell (p), Miles Davis (tp), Art Blakey (dm), lequel adore venir discuter des enregistrements avec Alfred Lion et s’entoure déjà avec sagacité des jeunes talents de sa génération. Cette découverte de la «jeune classe», n'empêche pas la poursuite des enregistrements de jazz de toutes les époques, de New Orleans comme de New York ou de Chicago, du blues, du traditionnel, du mainstream, du bebop. De 1943 à 1951, James P. Johnson, Edmond Hall, Art Hodes, Ike Quebec, Jimmy Shirley, Sidney Bechet, Bunk Johnson, Jimmy Hamilton (and the Duke's Men), Sidney John Hardee, Tiny Grimes, Babby Dodds côtoient ainsi, sans discordance, dans le catalogue Blue Note à partir de 1947 Babs Gonzales, Tadd Dameron, Thelonious Monk, Bud Powell, Art Blakey… De fait, Blue Note devant l’éclosion d'une telle quantité de talents et d'expressions dans le jazz aux côtés d’artistes confirmés déjà fort nombreux, toujours hot, devient le grand atelier du développement d’un jazz ancré dans le blues, la note bleue comme le dit l'enseigne du label. L'émulation entre indépendants dans le jazz fait de ces vingt années d’après-guerre un véritable âge d'or du jazz –le grand moment de son indépendance économique– où toutes les générations de l'expression afro-américaine, de tous les courants et styles, se côtoient avec bonheur pour le plus grand plaisir d’un public d'amateurs de jazz, pas encore divisés par l’âge, qui devient progressivement international, donc en expansion. La présence des troupes américaines avec ses scènes et son apport économique n'est pas pour rien dans le développement du public et l'éclosion des musiciens de jazz outre-Atlantique, en Europe et au Japon. Le jazz devient l'ambassadeur du meilleur de ce que les USA proposent au monde au point d'être intégré comme élément de propagande (sa liberté d'expression), malgré la condition afro-américaine aux USA et la chasse aux sorcières (le maccarthysme) qui se durcit.

1948. Fats Navarro-Tadd Dameron Septet, Blue Note 50041948. James Moody and His Modernists, Blue Note 50061952. Dizzy Gillespie, Horn of Plenty, Blue Note 50171949-51. Bud Powell, The Amazing, Blue Note 5003














1951. Thelonious Monk, Genius of Modern Music, Blue Note 5002Les années de l'immédiat après-guerre sont, aux Etats-Unis, chargées de l’air malsain de la chasse aux sorcières et du retour en force de la ségrégation qui se heurte à la liberté et l’égalité goûtées par les militaires, curieusement en période de guerre, les Afro-Américains étant, cette fois, décidés à faire valoir leurs droits de vivre dignement. En 1947, pour changer d’atmosphère, le couple déménage de Greenwich à Englewood, NJ, où Rudy Van Gelder(7) futur ingénieur du son de Blue Note créera son studio en 1959; Alfred Lion devient membre de la famille de Thelonious Monk qui n’est pas encore marié à Nellie (1948), et n’a pas non plus rencontré Pannonica «Nica» de Koenigswarter, ce qu'il fera à Paris en 1954(8). Le pianiste est vénéré et protégé par ce cocon bienveillant, le temps qu’il faudra pour trouver son public. Il enregistre pour Blue Note en octobre-novembre 1947 et juillet 1948. Lorraine, encore «Mrs. Lion», rencontre Max Gordon (cf. Lorraine et Max Gordon) peu de temps après. Max, le célibataire endurci déjeune dans sa boulangerie-snack à Greenwich, le Bluebell: Lorraine se présente, parle de Thelonious Monk et lui propose de l’engager une semaine au Village Vanguard. Sans l’avoir entendu, Max propose la semaine du 14 septembre 1948 car il connaît Blue Note, une référence. Mais le public ne se presse pas aux concerts, pas même les journalistes de jazz ou les connaisseurs, et Max s’interroge sur cette équipe de rêveurs «qui veut la faillite de son club» qui a survécu à la guerre.

1945. Sidney Bechet's Blue Note Jazzmen, Jazz Selection
En 1949, Lorraine, toujours désireuse d'enfants, divorce d’Alfred Lion pour se remarier avec Max Gordon; ce qui n’est simple pour aucun des trois, car les deux hommes et la femme s’apprécient vraiment. Alfred garde son chat et continue d’envoyer les sorties Blue Note à Lorraine. Sur le plan transatlantique du jazz hot, l’année 1949 est surtout marquée par la venue préludant l'installation de Sidney Bechet à Paris: il quitte les USA sans vraiment quitter Alfred et Francis avec des dernières séances: Sidney Bechet & His Blue Note Jazzmen gravé à New York les 23 mars 1949 et 19 avril 1950, puis Sidney Bechet & His Hot Six le 5 novembre 1951, et encore une session le 25 août 1953 avec ses Blue Note Jazzmen (Jonah Jones, Jimmy Archey, Walter Page…) . Même s'il a dès 1949 retrouvé Charles Delaunay à Pleyel en mai, lequel est aussi occupé à lancer Vogue, déposé depuis décembre 1948 en tant que Jazz Selection (qui grave trente-cinq Blue Note sous licence française), dont le logo est «signé Delaunay» (Charles ou Sonia Delaunay?), en attendant l’accord de la revue de mode américaine d'utiliser sa marque, ce qui se fera en 1951.

Charles Delaunay récupère à cette époque également la distribution de son label Swing en fin de contrat chez  Pathé-Marconi le 15 juin 1948, Swing pour lequel Sidney Bechet avait déjà enregistré à New York «Characteristic Blues» dès avril 1937 et «What a Dream» en novembre 1938, deux matrices qui avaient retraversé l’Atlantique dans les valises d'Hugues Panassié. Sidney Bechet avait été l’un des musiciens dont les morceaux des années 1920 avaient été ré-enregistrés par l’UHCA/Hot Record Society: «Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment vraiment», dit Arletty à Pierre Brasseur dans Les Enfants du Paradis (1943-1944, réal. Marcel Carné, scénario-dialogues Jacques Prévert), comme l’Atlantique est tout petit pour ceux qui aiment vraiment le jazz hot. Car Sidney est un vrai trésor transatlantique, artistique mais aussi financier: «Summertime» ou «Petite fleur», parmi beaucoup d'autres titres, ont été des succès colossaux de ventes de leur temps et ont fait beaucoup pour Blue Note Records et Vogue. Ces liens transatlantiques entre Jazz Hot et les acteurs du jazz dès les années 1930 (il suffit de regarder les sommaires et les correspondants de Jazz Hot) expliquent sans surprise
que Francis Wolff a écrit et mis à disposition ses photos pour Jazz Hot dès les années 1950. 


1952. Milt Jackson, Wizard of Vibes, Blue Note 50111952. Miles Davis, The Young Man with a Horn, Blue Note 50131952. Howard McGhee, Blue Note 50121953. Wynton Kelly, Blue Note 5025









1950-1955

1950 voit arriver chez Blue Note le premier vinyle en novembre: une mutation technologique coûteuse qui se fera sagement (des 78t seront produits jusqu'en 1953) et progressivement avec l'apparition des créations graphiques et textes de pochettes sur les 33t-25cm. Blue Note Records a produit du temps de son indépendance jusqu'en 1965 et 1967, alors qu’Alfred Lion est encore présent, près de 500 disques LP-33t vinyles (25cm ou 30 cm, mono ou stéréo). Les dates de sortie/de publication sont parfois postérieures de plusieurs années aux dates d'enregistrement, soit qu'elles reprennent des enregistrements déjà publiés en 78t ou que les sessions ont été publiées en décalé en raison du rythme élevé des sorties, les sessions d'enregistrement et les publications augmentant avec le temps et les moyens jusqu'à 1967.
• 70 disques LP-25cm dans la série 5000. Enregistrements de 1939 à 1955, publications à partir de 1950 jusqu'à 1955.
• 30 disques LP-25cm dans la série 7000 et 10 disques de la série 1200 réservées au jazz traditionnel. 
• 100 disques LP-30cm de la série des 1500 à 1600. Enregistrements de 1939 à 1958, publications à partir de 1955 jusqu'à 1958-59.
• 258 disques LP-30cm de la série des 4000 à 4258 (en mono puis repris en stéréo, la référence BLP devenant BST avec un '8' précédent la référence). Enregistrements de 1939 à 1966, publications de 1959 à 1966 (vente de Blue Note en 1965 puis départ d'Alfred Lion en 1967).
• 177 disques LP-30cm de la série des 84259 à 84435 (uniquement en stéréo). Enregistrements reprenant des sessions antérieures à 1967 et jusqu'à 1971, Francis Wolff produisant seul ou avec Duke Pearson de 1967 à 1971 (décès de Francis Wolff en 1971).
De nombreux titres, prises ou sessions entières de la période de l'indépendance et de la présence d'Alfred Lion et Francis Wolff (1939-1965-1967-1971) étaient inédits et ont été publiés plus tard en LP dans les années 1970, puis après la résurrection du label dans les années 1985-86 et ont été alors édités en CD. L’œuvre de producteurs à proprement parler d'Alfred Lion et Francis Wolff se lit complètement avec les dates d'enregistrement de 1939 à 1967, puis à 1971 pour le seul Francis Wolff, dans la discographie Blue Note de Michael Cuscuna et Michel Ruppli (cf. Livres). Par ailleurs, après 1971, il a été publié sous le nom de Blue Note des sessions produites par d'autres labels et producteurs comme United Artists, du fait des fusions financières. (cf. Blue Note 1939-1971).
Dans la chrono-géographie/Activité de Blue Note du temps d'Alfred Lion et Francis Wolff (1939-1971), le tableau des séances d'enregistrement par année donne une idée précise du volume impressionnant de leurs activités.


Les textes ont beaucoup fait, malgré parfois leurs imprécisions, pour l'apprentissage et la mythologie du jazz, et les visuels ont bercé la passion et l'imaginaire des amateurs de jazz. Blue Note a été en la matière une locomotive et un catalyseur. Les labels indépendants comme Verve, Prestige, Riverside, Atlantic, etc., ont adopté des exigences voisines en matière de production et d'édition, le format LP-33t-30cm étant rapidement adopté par tous. Les années 1950 sont un âge d'or de l'édition phonographique de qualité car au lendemain de la Seconde Guerre, les labels indépendants et spécialisés dans le jazz se sont multipliés à l'initiative de jeunes producteurs plein d'idées et d'énergie(9). Las grandes compagnies comme Columbia développent aussi leur département jazz. L'émulation plus que la concurrence est ce qui caractérise cette époque, car chaque label développe un pan du jazz, ses composantes (jazz, blues, gospel, rhythm and blues, soul…), ses âges, ses générations sans sectarisme car les rencontres persistent autant que les courants, ses localisations (la Côte Est, la Côte Ouest, les Grands Lacs, New Orleans…). Chacun personnalise ses pochettes, ses textes, sa ligne éditrice. Blue Note porte cette recherche jusqu'à la perfection et met en valeur ses artistes de manière de plus en plus savante, sans élitisme ni hermétisme, et originale en associant aux textes les photographes, une remarquable recherche typographique (les jeux graphiques avec les lettres sont une marque de fabrique) et les graphistes-dessinateurs-peintres (Francis Wolff, Reid Miles, les deux designers-photographes les plus représentés chez Blue Note, mais aussi Paul Bacon, John Hermansader, Martin Craig, Bill Hugues, Paula Donohue, Ronnie Brathwaite, Charles Stewart, Toshio Fujiyama, Andy Warhol, Harold Feinstein, Tom Hannan…). Le goût d’Alfred Lion pour l'art, la peinture en particulier (à l'instar de Norman Granz), comme la pratique artistique de Francis Wolff sont les fondements de l'excellence multidimensionnelle de Blue Note. Le lien transatlantique reste aussi vivant en France, bien qu’à une échelle réduite, tant pour la photographie (Emile Savitry, Hervé Derrien, Jean-Pierre Leloir, pères d'une génération de photographes…) que pour le dessin et la mise en page (Charles Delaunay, Pierre Merlin…) qui ornementent les albums LP33t.


1953. Gil Mellé, Quintet-Sextet, Blue Note 50201953. Lou Donaldson, Blue Note 50211953. Kenny Drew Trio, Introducing, Blue Note 50231953. Horace Silver Trio, Blue Note 5018












1953. Lou Donaldson-Clifford Brown, Blue Note 50301953. Clifford Brown, Blue Note 5032.jpg1953. Jay Jay Johnson, Blue Note 50281953. Horace SilverTrio/ArtBlakey, Blue Note 5034













De nouvelles étoiles apparaissent dans la galaxie Blue Note: Wynton Kelly, Milt Jackson, Clifford Brown, Lou Donaldson, Horace Silver, Gil Mellé, Elmo Hope, Herbie Nichols puis à partir de l'année 1955, c'est une explosion expressive avec Jimmy Smith, Lee Morgan, Hank Mobley, Sonny Rollins, John Coltrane, Dexter Gordon, Johnny Griffin, qui ne fera qu'augmenter avec les années 1960 et intensifier le rythme de production: Grant Green, McCoy Tyner, Ron Carter, Herbie Hancock, Joe Henderson, en fait des centaines de musiciens passionnants dont le talent confine au génie… Mais au début de ces années 1950, les moyens du label restent artisanaux. Depuis 1943, Blue Note est fidèle aux WOR Studios, installé depuis 1926 sur Broadway à New York. Fait important, à partir de janvier 1953 et jusqu’à 1959, Rudy Van Gelder ouvre à Blue Note son studio d’enregistrement à Hackensack, NJ, dans le salon de ses parents jusqu’à ce qu’il fasse construire son studio à Englewood Cliffs, NJ. Alfred et Francis commencent aussi dans ces années 1950 à enregistrer en live dans les Clubs (Birdland, Village Vanguard, Café Bohémia), une manière de capter le drive, l'énergie particulière qui se dégage de l'alchimie de la rencontre des artistes et de leur public, particulière dans le jazz. C’est aussi dans cette période d'effervescence autant que de construction que la radio WOV commence ses émissions en direct du Palm Cafe à Central Harlem: Life Begins at Midnight. Nul doute que le thème de Thelonious Monk «'Round Midnight» inspire l’animatrice Aruthia Elizabeth Phillips, aka Ruth Mason, qui interviewe déjà Alfred… l’ami protecteur de Thelonious Monk.


1954. Sal Salvador, Blue Note 50351954. Urbie Green Septet, Blue Note 50361954. Art Blakey, A Night at Birdland, Vol. 1, Blue Note 50371954. Miles Davis Vol. 3, Blue Note 5040












1954. The Amazing Bud Powell Vol.2, Blue Note 50411954. Frank Foster, Here Comes, Blue Note 50431954. Gigi Gryce - Clifford Brown Sextet, Blue Note 50481955. Horace Silver Quintet, Blue Note 5062












1955. Julius Watkins Sextet, Blue Note 50641955. Kenny Dorham, Afro-Cuban, Blue Note 50651955. Hank Mobley Quartet, Blue Note 50661955. The Prophetic Herbie Nichols, Vol.2, Blue Note 5069










1955-1965
1956. Thad Jones, Detroit New York Junction, Blue Note 1513

Dès 1955, Alfred, dont la vie sentimentale reste rivée au jazz, vit avec Ruth Mason (15 août 1923, Washington, DC-20 mai 2011, Las Vegas, NV), arrivée à New York en 1944, ex-chanteuse du Savannah Club à Greenwich Village (68 West/3e Rue). Il la recrute comme directrice de publicité et force d’appoint auprès des musiciens et pour les relations extérieures; elle pose même pour certaines pochettes de disques (The 3 Sounds-Moods, 1961). Ce n’est donc pas un hasard si Blue Note enregistre beaucoup de musiciens de Detroit, MI, entre 1948 et 1967, ville productrice de talents du jazz mais aussi celle de la famille très connue de Ruth (cf. Ruth Mason & Famille Hansbury-Philipps à Detroit, Michigan).
Cette relation privilégiée de Blue Note avec les musiciens afro-américains, complètement discordante avec l'état de la société américaine, se tendra après le départ du couple Alfred Lion-Ruth Mason en 1967, jusqu’à se rompre à la fin des années 1960 (cf. Kenn Cox, pianiste dans Jazz From Detroit).



Reid Miles, Alfred Lion, Ruth Mason, c. 1985-86 © Alfred Lion, DR, archives Jazz Hot

Reid Miles, Alfred Lion, Ruth Mason, c. 1985-86
© Alfred Lion, DR, archives Jazz Hot



En 1956, Reid Miles (1927-1993), graphiste formé au Chouinard Art Institute de Los Angeles, est approché par le duo d’esthètes et intègre l’équipe, créant la plupart des visuels des pochettes avec la complicité des photos mythiques de Francis Wolff, utilisant avec succès les bichromies colorées pour mettre en relief son art du noir et blanc, avec les siennes également et parfois la contribution d'autres artistes. C'est aussi le moment du passage au 33t-30cm, une nouvelle évolution technique et une plus grande durée qui permettent des éditions plus cohérentes avec les sessions, une véritable construction, y compris des enregistrements des premiers temps de Blue Note. Les rééditions dans un nouveau format deviennent ainsi une seconde source de revenus, 15 ans après la naissance du label. C'est aussi le moment du développement des 45t (7’, 2 titres, puis 4) qui permettent la découverte pour un public plus large, et parfois adolescent moins fortuné. L'attention est bien sûr portée sur le 33t-25cm, puis 30cm. La rigueur des contenus informatifs, l’intensité artistique, les codes visuels identifient instantanément Blue Note: ses pochettes sont des œuvres qui célèbrent le jazz et la matière même (un carton lourd) font de ces premières éditions de disques en 33t des objets de collections aujourd'hui recherchés. L’équipe s’est agrandie de trois personnes et déménage en 1957 au 47 West/63e Rue, à deux pas de Broadway, au sud-ouest de Central Park, à proximité du Lincoln Center construit depuis deux ans.



Miles Davis, Vol.1, Blue 1501The Amazing Bud Powell, Vol.2, Blue Note 1504Jay Jay Johnson, Vol.1, Blue Note 1505Jazz Messengers, Vol.2, Blue Note 1508














Milt Jackson and The Thelonious Monk Quintet, Blue Note 1509Thelonious Monk, Vol.1, Blue Note 1510Jimmy Smith, Blue Note 1512Jutta Hipp at the Hickory House, Vol.2, Blue Note 1516














Horace Silver and the Jazz Messengers, Blue Note 1518Herbie Nichols Trio, Blue Note 1519Art Blakey, A Night at Birdland, Vol.2, Blue Note 1522Kenny Burrell, Introducing Blue Note 1523














Clifford Brown Memorial Album, Blue Note 1526The Magnificent Thad Jones, Blue Note 1527Jutta Hipp With Zoot Simms, Blue Note 1530The Fabulous Fats Navarro, Vol.2, Blue Note 1532














Paul Chambers Sextet, Whims of Chambers, Blue Note 1534Kenny Dorham, Afro-Cuban, Blue Note 1535J. R. Monterose, Blue Note 1536Lou Donaldson Quartet Quintet Sextet, Blue Note 1537














Lee Morgan, Indeed!, Blue Note 1538Horace Silver, 6 Pieces of Silver, Blue Note 1539Hank Mobley, Blue Note 1540Lee Morgan, Blue Note 1541















1957 Sonny Rollins, A Night at the Village Vanguard, Blue Note 1581Affiche du concert de Sonny Rollins au Village Vanguard
Le 3 novembre 1957, Max Gordon accueille l’équipe complète de Blue Note pour graver cette «première fois» au Village Vanguard, dans les règles de l’art du disque (deux enregistrements pour des radios avaient déjà eu lieu qui seront diffusés par la suite, cf. Max Gordon et discographie), et cette grande première se fait avec un familier: Sonny Rollins (ts), pour A Night at the Village Vanguard. Alfred Lion, Francis Wolff, Rudy Van Gelder sont là, les notes de livret sont écrites par Leonard Feather qui collabore par ailleurs à Jazz Hot depuis le n°21-1948. La Session 1 est avec Donald Bailey (b), Pete La Roca (dm); la Session 2 avec Wilbur Ware (b) et Elvin Jones (dm). Cet essai d’excellence au Vanguard sera le premier, mais le seul réunissant Alfred, Francis et Max malgré une longue série qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui (cf. discographie Village Vanguard).


Sonny Rollins, Blue Note 1542Kenny Burrell (dessin Andy Warhol), Blue Note 1543Hank Mobley and His All Stars, Blue Note 1544Lou Donaldson Quintet, Blue Note 1545














The Magnificent Thad Jones, Vopl.3, Blue Note 1546Cliff Jordan-John Gilmore, Blowing In From Chicago, Blue Note 1549Hank Mobley, Blue Note 1550Jimmy Smith at the Organ, Vol.1, Blue Note 1551














Lee Morgan, Vol.3, Blue Note 1557Sonny Rollins, Vol.2, Blue Note 1558Johnny Griffin, Vol.2, Blue Note 1559Sabu, Palo Congo, Blue Note 1561














The Stylings of Horace Silver, Blue Note 1562Paul Chambers Quintet, Blue Note 1564Lou Donaldson Quintet, Swing and Soul, Blue Note 1566Curtis Fuller, The Opener, Blue Note 1567














Hank Mobley, Blue Note 1568Paul Chambers, Bass on Top, Blue Note 1569Sonny Clark, Dial 'S' for Sonny, Blue Note 1570Bud Powell, Bud!, Blue Note 1571













Curtis Fuller, Bone & Bari, Blue Note 1572John Jenkins, Kenny Burrell, Blue Note 1573Lee Morgan, City Lights, Blue Note 1575Sonny Clark, Sonny's Crib, Blue Note 1576














John Coltrane, Blue Train, Blue Note 1577Lee Morgan, The Cooker, Blue Note 1578Sonny Clark, Blue Note 1579Johnny Griffin, The Congregation, Blue Note 1580














Cliff Jordan, Cliff Craft, Blue Note 1582Curtis Fuller, Blue Note 1583Here Comes Louis Smith, Blue Note 1584Jimmy Smith, Groovin’ at Small’s Paradise, Vol.1, Blue Note 1585














Bennie Green, Back on the Scene, Blue Note 1587Sonny Clark, Cool Struttin’, Blue Note 1588Further Explorations by the Horace Silver Quintet, Blue Note 1589Lee Morgan, Candy, Blue Note 1590














Lou Donaldson, Lou Takes Off, Blue Note 1591Louis Smith, Smithville, Blue Note 1594Cannonball Adderley, Somethin' Else, Blue Note 1595Kenny Burrell, Blue Lights Vol.1, Blue Note 1596









Kenny Burrell, Blue Lights Vol.2, Blue Note 1597The Amazing Bud Powell, Time Waits, Blue Note 1598Bennie Green, Soul Stirrin’, Blue Note 1599The 3 Sounds, Blue Note 1600














Les débats de 1954 à 1967, marqués par l'intensification de la lutte pour les Droits civiques et plus tard les manifestations contre la Guerre du Vietnam (1955-1975), travaillent aussi la communauté des musiciens
(10) dont le rôle politique est indéniable. Blue Note parvient par ce lien de confiance, aussi politique qu'humain, à recruter de nouveaux talents en s'appuyant sur les «anciens». Se côtoient ainsi en leaders ou sidemen dans les différentes sessions de ces 15 années, incroyables sur le plan de la densité qualitative de la production: Clifford Brown, Horace Silver, Sonny Rollins, Herbie Nichols, Miles Davis, John Coltrane, Lou Donaldson, Dexter Gordon, Art Blakey, Kenny Burrell, Gigi Gryce, Julius Watkins, Oscar Pettiford, Bennie Green, Lee Morgan, Hank Mobley, Jimmy Smith, Stanley Turrentine, Paul Chambers, Jutta Hipp, Sonny Clark, Curtis Fuller, Clifford Jordan, John Gilmore, Thad Jones, Duke Jordan, Walter Davis Jr., Kenny Dorham, Dizzy Reece, Kenny Drew, Tina Brooks, Grant Green, Freddie Hubbard, Horace Parlan, Gene Harris, Freddie Redd, Jackie McLean, Joe Henderson, Larry Young, McCoy Tyner, Elvin jones, Duke Pearson, Bobby Hutcherson, Leo Parker, Don Wilkerson, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams, Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette Coleman, Cecil Taylor, Kenny Barron, Dr. Lonnie Smith, Charles Lloyd, Jack Wilson, Big John Patton, Sam Rivers, George Braith… Une bonne partie du hall of fame de la génération du jazz d’après 1945, et on n'oublie pas les premiers enregistrés de cette génération: Thelonious Monk, Bud Powell, Ike Quebec, Fats Navarro, Tadd Dameron, Jay Jay Johnson, Milt Jackson, Dizzy Gillespie, Wynton Kelly, James Moody, Erroll Garner. 

Sonny Rollins, Newk's Time, Blue Note 4001Art Blakey and the Jazz Messengers, Blue Note 4003Dizzy Reece, Blues in Trinity, Blue Note 4006Donald Byrd, Off the Races, Blue Note 4007














Finger Poppin' with the Horace Silver Quintet, Blue Note 4008The Amazing Bud Powell, Scene Changes, Blue Note 4009Jimmy Smith, The Sermon, Blue Note 4011Horace Silver, Blowin' the Blues Away, Blue Note 4017














Walter Davis, Jr., Davis Cup, Blue Note 4018Dizzy Reece, Star Bright, Blue Note 4023Jackie McLean, Swing Swang Swingin’, Blue Note 4024Lou Donaldson, The Time Is Right, Blue Note 4025














Freddie Redd/JackieMcLean, The Connection, Blue Note 4027Art Blakey & The Jazz Messengers, The Big Beat, Blue Note 4029Hank Mobley, Soul Station, Blue Note 4031Lee Morgan, Lee Way, Blue Note 4034














Horace Parlan, Us Three, Blue Note 4037Stanley Turrentine, Look Out, Blue Note 4039Freddy Hubbard, Open Sesame, Blue Note 4040Tina Brooks, True Blue, Blue Note 4041














Horace Silver, Horace-Scope, Blue Note 4042Freddie Redd, Shades of Redd, Blue Note 4045Duke Jordan, Flight To Jordan, Blue Note 4046Art Blakey & the Jazz Messengers, A Night in Tunisia, Blue Note 4049














Kenny Drew, Undercurrent, Blue Note 4059Kenny Dorham, Whistle Stop, Blue Note 4063Grant Green, Grant's First Stand, Blue Note 4063Grant Green, Green Street, Blue Note 4071













Freddie Hubbard, Hub Cap, Blue Note 4073Horace Parlan, On the Spur of the Moment, Blue Note 4074Horace Silver Quintet at the Village Gate, Blue Note 4076Dexter Gordon, Doin’ Allright, Blue Note 4077













Lou Donaldson, Gravy Train, Blue Note 4079Hank Mobley, Workout, Blue Note 4080Dexter Gordon, Calling, Blue Note 4083Baby Face Willette, Stop and Listen, Blue Note 4084














Freddie Hubbard, Ready for Freddie, Blue Note 4085Grant Green, Grantstand, Blue Note 4086Leo Parker, Let Me Tell You ’Bout It, Blue Note 4087Art Blakey & the Jazz Messengers, Mosaic, Blue Note 4090














Sonny Clark, Leapin’ and Lopin’, Blue Note 4091Grant Green, Sunday Mornin’, Blue Note 4099Donald Byrd, Royal Flush, Blue Note 4101Art Blakey & the Jazz Messengers, Buhaina’s Delight, Blue Note 4104














Ike Quebec, It Might as Well Be Spring, Blue Note 4105Jackie McLean, Let Freedom Ring, Blue Note 4106Don Wilkerson, Preach Brother!, Blue Note 4107Herbie Hancock, Takin’ Off, Blue 4109














Dexter Gordon, Go, Blue Note 4112Donald Byrd, Free Form, Blue Note 4118Donald Byrd, A New Perspective, Blue Note 4124Herbie Hancock, My Point of View, Blue Note 4126














En 28 ans de 1939 à 1967, Blue Note produit en moyenne une trentaine de disques par an (plus de 700 disques au total sans compter les 78t et les 45t), avec une augmentation des publications et des séances, d'abord en 1944-45, puis à partir du vinyle en 1953, organise une trentaine de sessions chaque année en moyenne (plus de 700 sessions d'enregistrement, une quarantaine par an de 1956 à 1967, cf. l'activité de Blue Note), dont certaines sont restées inédites jusqu'après 1985, quand la renaissance du label et le travail d'intégrales de Mosaic ont permis d’y accéder. Blue Note est devenu dans cet âge d'or l'un des passages obligés de la reconnaissance des artistes par leurs pairs, mais plus largement un workshop permanent où les artistes, d'après-guerre surtout, confirmés ou prometteurs, se croisent, jouent alternativement les uns dans les projets des autres dans une atmosphère de saine émulation, très solidaire, avec toujours la présence de la blue note, du blues dans l'expression et du swing dans le phrasé, l'esprit du label comme il l'est de la musique de jazz dans toutes ses composantes/évolutions culturelles. Blue Note et ses artistes ont construit une véritable mémoire d’une époque du jazz dont la descendance existe encore de nos jours car les disques ont constitué le nécessaire fondement de plusieurs générations d'artistes et d'amateurs.

Kenny Dorham, Una Mas, Blue Note 4127Horace Silver, Silver's Serenade, Blue Note 4131Dexter Gordon, A Swingin' Affair, Blue Note 4133Jackie McLean, One Step Beyond, Blue Note 4137














Joe Henderson, Page One, Blue Note 4140Johnny Coles, Little Johnny, Blue Note 4144Dexter Gordon, Our Man in Paris, Blue Note 4146Hank Mobley, No Room for Squares, Blue Note 4149














Art Blakey & the Jazz Messengers, The Freedom Rider, Blue Note 4156Eric Dolphy, Out to Lunch, Blue Note 4163Joe Henderson, In ‘n Out, Blue Note 4166Art Blakey & the Jazz Messengers, Free for All, Blue Note 4170














Wayne Shorter, Night Dreamer, Blue Note 4173Herbie Hancock, Empyrean Isles, Blue Note 4175Grachan Moncur III, Some Other Stuff, Blue Note 4177Jackie McLean, It's Time, Blue Note 4179














Tony Williams, Life Time, Blue Note 4180Wayne Shorter, JuJu, Blue Note 4182Duke Pearson, Wahoo!, Blue Note 4191Art Blakey & the Jazz Messengers, Indestructible, Blue Note 4193














Wayne Shorter, Speak No Evil, Blue Note 4194Freddie Hubbard, Blue Spirits, Blue Note 4196Bobby Hutcherson, Dialogue, Blue Note 4198Lee Morgan, The Rumproller, Blue Note 4199














Dexter Gordon, Gettin' Around, Blue Note 4204Pete La Roca, Basra, Blue Note 4205Sam Rivers, Contours, Blue Note 4206Jackie McLean, Right Now!, Blue Note 4215














Andrew Hill, Compulsion!!!!!, Blue Note 4217Jackie McLean, Action Action Action, Blue Note 4218Larry Young, Unity, Blue Note 4221Lee Morgan, Cornbread, Blue Note 4222














Don Cherry, Complete Communion, Blue Note 4226Joe Henderson, Mode for Joe, Blue Note 4227Big John Patton, Got a Good Thing Goin', Blue Note 4229Hank Mobley, A Caddy for Daddy, Blue Note 4230














Wayne Shorter, Adam's Apple, Blue Note 4232Cecil Taylor, Unit Structures, Blue Note 4237Horace Silver, The Jody Grind, Blue Note 4250Jack Wilson, Something Personal, Blue Note 4251
















Duke Pearson, Tender Feelin’s, Blue Note 4035Pour comprendre la solidarité des artistes musiciens au moment de ce grand élan du redémarrage du label Blue Note, au milieu des années 1980, il faut saisir l'atmosphère de l'époque, ces années 1950-1960, ce climat d’émulation et d'urgence, la nature politique de la contribution de cette grande maison de disques à l'expression du jazz de culture, du jazz hot comme on l'appelait dans les années trente, du jazz qui met l'expression, la conviction et l'individu au centre d'un projet collectif. Ce contexte de besoin viscéral d’expression artistique est un des fondements du développement du jazz et du label. Il contribue donc à l'expansion économique de la structure dans son ensemble. Le perfectionnisme des producteurs et des artistes se rejoignent pour faire de ces disques un patrimoine incomparable de l'art et de l'esprit de ce temps. En 1959, Blue Note part deux rues plus au sud de son adresse précédente, au 43 West/61e Rue, sa dernière adresse de label indépendant. En 1963, suite au décès d’Ike Quebec le 16 janvier, Alfred et Francis s’adjoignent Duke Pearson (p) comme dénicheur de talents. Duke continuera de co-produire les enregistrements de 1967 à 1971 avec Francis Wolff après le départ d’Alfred Lion.


Grant Green, Steet of Dreams, Blue Note 4253The Incredible Jimmy Smith, I’m Movin’ On, Blue Note 4255Stanley Turrentine, The Spoiler, Blue Note 4256Blue Mitchell, Boss Horn, Blue Note 4257














Donald Byrd, Black Jack, Blue Note 4259Cecil Taylor, Conquistador, Blue Note 4260McCoy Tyner, The Real McCoy, Blue Note 4264Duke Pearson, The Right Touch, Blue Note 4267









1965-1967
Lee Morgan, The Sidewinder, Blue Note 4157
Les succès de ventes ont été réels chez Blue Note, comme The Sidewinder (1963) de Lee Morgan ou Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver, ami intime d’Alfred avec lequel il gardera des liens étroits après son départ de Blue Note. Cela permet au label une production très soutenue de disques d’artistes de qualité, parfois moins connus, souvent entourés des valeurs déjà repérées dans cette période du jazz si riche, l'âge d'or du jazz, car cohabitent encore les pères fondateurs et plusieurs générations de grands créateurs dans un partage fécond assez inimaginable aujourd'hui. Le nombre important de découvertes de nouveaux talents est favorisé par cette atmosphère de workshop entretenue par l'étroite liaison des deux producteurs, Alfred et Francis, avec les artistes de jazz, aidés en cela par Ike Quebec puis par Duke Pearson, sans oublier l'indispensable Ruth Mason dont les racines au cœur même de l'Afro-Amérique ont joué un rôle déterminant tout au long des 12 dernières années avant le départ d'Alfred.

Horace Silver, Song for My Father, Blue Note 4185Malheureusement, cette explosion d’énergies artistiques se heurte, lors du tournant des années 1960, au développement de la consommation de masse de produits éphémères normalisés, vraie dans toutes les dimensions, alimentaire, ludique aussi bien que culturelle en général, lié à la mondialisation du marché et de l'industrie de la musique. Bien sûr, le jazz, qui a organisé son indépendance depuis les années 1930, résiste un temps à ce tsunami de propagande normalisatrice, publicitaire et médiatique: le public du jazz commence à être touché et corrompu par l'air du temps, le «jeunisme» et la mode. Les producteurs indépendants, qui ont laissé beaucoup d'énergie et parfois de santé dans cette aventure extraordinaire des labels indépendants du jazz, sont peu à peu submergés par la vague mercantile et financière (rachat des indépendants, concentration) aux Etats-Unis mais aussi en Europe, en particulier dans ce qu'on appelait alors «la seconde patrie du jazz», la France, même si la France et la Scandinavie vont encore servir dans ce tournant de la fin des années 1960 de refuge, à nouveau comme dans les années 1930, pour une partie de la dernière vague des artistes qui veulent préserver leur liberté d'expression artistique, voire sortir de l'atmosphère de la ségrégation et de la guerre du Vietnam. Les nouveaux distributeurs avides de rentabilité rapide, assise sur des catalogues luxuriants créés par les indépendants, rachètent en masse leurs labels. Les productions soignées, comme les découvertes aux coûts jugés trop élevés pour des objectifs financiers, vont progressivement se raréfier car le public s'engouffre dans la consommation de masse mondialisée de variétés rock ou populaire qui produit des tubes et des hits promus par la publicité-bourrage de crâne, la télévision, la radio.

La pression des diffuseurs a eu raison de la santé et de l'énergie des deux créateurs de Blue Note qui sont contraints de vendre à Liberty Records (
cf. Blue Note, 1939-1971), restant eux-mêmes un temps sous contrat, en tant que salariés de leur repreneur, une réalité de production nouvelle sans doute difficile à supporter pour ces esprits libres que sont Alfred Lion et Francis Wolff. Alfred Lion part avec Ruth à la fin de l’été 1967 à Cuernavaca, à côté de Mexico, après avoir fait un infarctus.

1967-1971

Francis Wolff s’acharne avec l’aide de Duke Pearson et continue un travail de qualité dans ce contexte dégradé. Il réalise encore près de 200 séances d'enregistrement de 1967 à février 1971 (la matière d’une centaine de disques publiés et de séances inédites qui le seront plus tard), sans l'aide d’Alfred ni de Ruth, mais toujours avec le soutien de Duke Pearson qui jouit de beaucoup d'autonomie, produisant lui-même. La mise en valeur (design) n’est plus dans l'air du temps, notamment parce que le travail photographique de Francis Wolff disparaît, et la recherche graphique est moins aboutie au détriment de l'identité du label. Sur le plan de l'expression musicale, Francis parvient, avec Duke et Rudy Van Gelder, à maintenir la qualité et le lien grâce aussi à beaucoup d’artistes qui ont été le cœur de Blue Note: Jackie McLean, Larry Young, Lee Morgan, Grant Green, Donald Byrd, Hank Mobley, Lou Donaldson, McCoy Tyner, Stanley Turrentine, Horace Silver, Bobby Hutcherson, Blue Mitchell, Gene Harris/the 3 Sounds, Wayne Shorter, Andrew Hill, Elvin Jones, Jack Wilson… On en recrute d'autres comme Booker Ervin, Ornette Coleman, Julian Priester, Bennie Maupin, Frank Foster, Reuben Wilson, Lonnie Smith, Jimmy McGriff, Jack McDuff, Thad Jones/Mel Lewis Orchestra, Chick Corea… Francis, salarié, est parvenu à préserver sans faiblesse la couleur blues et hot du label et le jazz de culture dans un contexte général défavorable et une atmosphère lourde (marginalisation du jazz, assassinat de Martin Luther King, Jr., Guerre du Vietnam…). Il meurt en 1971 d’une crise cardiaque, peut-être de l'intensité de ce travail depuis plus de trente ans, seulement quatre ans après le départ d’Alfred et Ruth.

Hank Mobley Hi Voltage, Blue Note 84273Elvin Jones Puttin' It Together, Blue Note 84282Booker Ervin, The In Between, Blue Note 84283Lee Morgan, Caramba, Blue Note 84289














Lonnie Smith, Think!, Blue Note 84290Lou Donaldson, Say It Loud, Blue Note 84299Stanley Turrentine, CommonTouch featuring Shirley Scott, Blue Note 84315Grant Green, Carryin' On, Blue Note 84327









McCoy Tyner, Expansions, Blue Note 84338Horace Silver Quintet, That Healin' Feelin', Blue Note 84352Ornette Coleman, Love Call, Blue Note 84356Dernière séance de Francis Wolff, 12 février 1971: Elvin Jones, Genesis, BLue Note 84369










1971-1987

Jusqu’en 1979, Ruth impose une vie calme et saine à Alfred pour qu’il récupère, puis ils repartiront sur Rancho Bernardo à San Diego, CA, pour avoir encore davantage de sécurité médicale. Les années passant, Alfred, n’ayant de contact qu’avec Horace Silver qui le tenait informé de l’évolution du jazz, ne subissait plus aucun stress de travail, jusqu’aux premières sorties de Mosaic avec les coffrets Albert Ammons-Meade Lux Lewis et Thelonious Monk. En 1984, Michael Cuscuna est engagé comme consultant «Blue Note» par Capitol, nouveau propriétaire du label mythique, pour le réactiver (catalogue et enregistrements) avec Charlie Lourie et Bruce Lundvall aux manettes. Pour lancer le projet, un concert est organisé au Town Hall de New York (cf. vidéographie Blue Note) avec les artistes historiques et récents. Alfred et Ruth sont les invités d’honneur pour une semaine, fêtés et très sollicités, retournant dans les studios de répétitions après vingt ans, avec des talents devenus de grandes stars du jazz qui accueillent Alfred avec un respect infini et affectueux, Alfred, si important pour eux. Alfred revoit McCoy Tyner, Art Blakey, Johnny Griffin, Jimmy Smith, Ron Carter, Joe Henderson, Freddie Hubbard, Stanley Turrentine, Bobby Hutcherson, Tony Williams, Jackie McLean, Woody Shaw, Lou Donaldson, Herbie Hancock, Kenny Burrell, Curtis Fuller… Ce 22 février 1985, Alfred et Ruth arrivent sur la scène de l'Hôtel de Ville et sont ovationnés dans une salle comble et debout. Le couple comme le public de connaisseurs sont émus aux larmes par ces retrouvailles après une si longue absence, et ce concert réussi relance la machine: la scène japonaise, par NTV, veut produire un festival de jazz en raison des ventes Blue Note reparties à la hausse, le Japon devenant un nouveau champion de la réédition de qualité, des Blue Note de la grande époque en particulier. Le catalogue va s'enrichir non seulement grâce aux multiples rééditions des albums mythiques issus des sessions déjà éditées du vivant de Francis Wolff et de la direction du tandem, Alfred et Francis, mais également d'un très grand nombre de sessions restées inédites jusque-là, car la frénésie d'enregistrements des deux complices avait su accomplir ce miracle de préserver la musique de cet âge d'or au-delà même de leur capacité de publication en leur temps (avant 1967).

Ce véritable trésor de sessions inédites est venu s'ajouter aux centaines de titres inédits issus des séances déjà publiées, permettant des rééditions enrichies de nombreux inédits, des intégrales, de nouvelles productions renouvelant la curiosité des amateurs, d’autant que le nouveau format, le disque compact, semble offrir l'éternité aux amateurs de jazz encore nombreux. Ce trésor des indépendants, au premier rang desquels se trouvent Alfred et Francis, est le fondement de la résurrection de l'édition phonographique du jazz dans ces années 1980-1990, comme cela est le cas pour Verve, Riverside, Contemporary, Savoy, Chess, Atlantic, et tant d'autres labels indépendants, qui ont su, entre 1939 et 1970 capter l’incroyable créativité du jazz dans toutes ses dimensions. Les majors de l'édition de disques ont développé des politiques de réédition ou d'édition d'inédits et ont récolté une véritable manne de toutes ces énergies indépendantes, comme celles d'Alfred Lion, Francis Wolff et tous ceux qui les ont entourés, soutenus.

Certains passionnés ont également imaginé des éditions spécialisées, à l'instar de Michael Cuscuna et Charlie Lourie pour Mosaic, des intégrales, des anthologies, voire des exhumations-restaurations de bandes magnétiques qui sortent tout droit de l’esprit libre et visionnaire de ce temps, de la créativité des artistes bien entendu car elle est la matière, mais aussi de ce tissu d'énergies que le jazz a su susciter pour se renouveler et s'immortaliser. C'est là sans aucun doute le plus grand miracle créatif de ce XXe siècle quand on se souvient que le point de départ en est la déportation, l’esclavage, la ségrégation, les diasporas africaine et européenne réunies, et ce que ces réalités, cette misère humaine ont généré d’énergie, d'imagination et de courage pour sublimer une expression populaire en art universel.

The Complete Blue Note Recordings of Albert Ammons et Meade Lux Lewis, Mosaic MR3-103

En 1986, Alfred Lion ouvre enfin les précieuses archives photos restées empaquetées depuis que Francis Wolff les lui avaient envoyées au Mexique, et qui l’ont suivi jusqu’à ce que son instinct de perfectionniste les lui fasse trier et proposer à Mosaic pour enrichir le projet de rééditions Blue Note par Mosaic. Fin août 1986, Michael Cuscuna organise un festival Blue Note sur le Lac Yamanaka au pied du Mont Fuji, avec Alfred et Ruth en invités d'honneur; le festival durera jusqu’en 1996. Ce nouveau paradis du jazz qu’est le Japon acclame le couple avec ferveur pendant un week-end. Sans doute qu’Alfred ne pensait jamais voir l’œuvre imaginée et construite pour l’amour du jazz hot, sans concession, avec Francis depuis leur adolescence, reconnue en des points aussi distants sur la planète que New York et le Japon. A seulement dix-huit mois d’intervalle, tout s’accélère. Au retour, Alfred continue à discuter par téléphone avec tous ceux qui le réclament, souvent en cachette de Ruth, et son cœur trop éprouvé lâche le 2 février 1987, précédent de peu dans la mort Charles Delaunay (1988) et Max Gordon (1989).

Alfred est enterré à côté de son grand et vrai ami de toute une vie, Francis, à Paramus, NJ, avec lequel ils avaient partagé et élaboré des valeurs d’excellence pour permettre la vie et le développement de l’expression artistique de la population afro-américaine née dans l'esclavage et la ségrégation, eux, Alfred et Francis, qui avaient échappé au nazisme, et partageaient leur besoin d'expression et d'existence.

*
1925. Sam Wooding, Alabamy Bound
1. Sam Wooding, (p, dir) Orchestra, Bobby Martin, Maceo Edwards, Tommy Ladnier (tp), Herb Flemming,(tb), Garvin Bushell (cl, as, oboe), Willie Lewis (as, bar, vln), Gene Sedric (cl, ts), John Mitchell (bjo), John Warren (b), George Howe (dm), Berlin, fin mai-début juin 1925. 
Le succès des représentations (la seconde en septembre 1926) de Sam Wooding entraîna la venue de jazzmen afro-américains à Berlin, qui tournaient déjà dans les autres capitales européennes, dont Sidney Bechet. Alfred Lion raconte d’ailleurs que sa mère Margarite lui avait présenté le saxophoniste soprano/clarinettiste lors d’un de ses passages. Témoignage de l’engouement pour le jazz dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, le film de 1930 et 1931 (deux versions allemande et française), Le Cambrioleur (Einbrecher) de Hanns Schwarz, musique: Sidney Bechet, Friedrich Hollaender, tourné à Babelsberg-Berlin et Paris, produit par la UFA, Allemagne où musiciens et danseurs afro-américains (dont Sidney Bechet) apparaissent dans une scène de cabaret: www.youtube.com/watch?v=jcI-pX_NDYs


2. Alors qu’il travaillait sur les quais, Alfred Lion est agressé par un ouvrier du port anti-immigrant. Sérieusement blessé, il est hospitalisé.


3. Interview NPR Music, de Milt Gabler, 26 juillet 2001

https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=1126418

 

New Masses Presents: An Evening of American Negro Music, "From Spirituals to Swing", a portrait by Hugo Gellert, 23 décembre 1938


4. Financé par
New Masses (1926-1948) l’organe de presse communiste dans lequel écrivent Max Margulis et Emanuel Eisenberg avec:

Count Basie (p) Orchestra & Oran "Hot Lips" Page (tp, voc): Ed Lewis/Harry Edison/Buck Clayton/Shad Collins (tp); Dicky Wells/Dan Minor/Benny Morton (tb); Earle Warren (as); Herschel Evans/Lester Young (ts,cl); Jack Washington (bas, as); Freddie Green (g); Walter Page (b); Jo Jones (dm)

Jimmy Rushing (voc, p) & the Count Basie Orchestra

Meade Lux Lewis, Albert Ammons, Pete Johnson, James P. Johnson (p)

Joe Turner (voc) & Pete Johnson

Sister Rosetta Tharpe (g, voc) & Albert Ammons

Big Bill Broonzy (g, voc) & Albert Ammons

Mitchell's Christian Singers: William Brown, Julius Davis, Louis David, Sam Bryant

Sonny Terry (voc, harm, guimbarde)

• The Kansas City Six: Buck Clayton, Lester Young, Leonard Ware (g), Freddie Green, Walter Page, Jo Jones

The Golden Gate Quartet: Willie Johnson, Henry Owens, William Langford, Orlandus Wilson

5. Cf. DVD: Evian 1938: La conférence de la peur, un film de Michel Vuillermet, 52’, Prod. Arturo Mio, France 2009, un documentaire qui relate sans détours comment la Société des Nations et plus largement la communauté internationale à l'invitation du Président Roosevelt en juillet 1938, dont est exclue l'Allemagne, à juste titre car c'est elle qui s’est déjà engagée dans un processus d'internement, de concentration et d'extermination, renonce finalement à accueillir les millions de persécutés, principalement juifs et parce qu'ils sont juifs. Suivront en cette funeste année qui a déjà vu l'annexion de l'Autriche en mars, les accords de Munich en septembre 1938 et la Nuit de cristal des 9-10 novembre 1938.

https://www.fondationshoah.org/memoire/evian-38-la-conference-de-la-peur-un-film-de-michel-vuillermet
https://www.dailymotion.com/video/xtdprl


6. «Jumpin’ With Symphony Sid», Charlie Shavers (tp), J C Higginbotham (tb), Coleman Hawkins, Lester Young (ts), Pee Wee Russell (cl), Harry Sheppard (vib), Willie The Lion Smith (p), Dickie Thompson (g), Vinnie Burke (b), Sonny Greer (dm):https://www.youtube.com/watch?v=lFjbqvjKG-I

 

7. La personnalité tatillonne de Rudy Van Gelder transparaît dans le récit (Jazz Hot n°227, 1967) de la séance d’enregistrement de Unit Structures de Cecil Taylor en 1966: «New York, jeudi 19 mai 1966, 12h. RV précis devant le Lincoln Center. A part Frank Wolff et Alfred Lion (très anxieux), Ken McIntyre, Alan Silva, (Alain) Corneau et moi, tout le monde est en retard. 13h. Cecil arrive en compagnie de Jeanne Philips, Jimmy McDonald, juste après Henry Grimes et Eddie Gale, suivis de Jimmy Lyons et Andrew Cyrille. Tout ce joli monde s’enfourne dans les taxis Chrysler modèle 1941 (…). Une demi-heure de route par la Riverside Drive, sur le bord de l’Hudson, marronnasse par ce temps gris. Le studio de Rudy Van Gelder est un grand chalet, bâti près d’une route, en pleine campagne, tout en bois. Sa maison communique directement avec le studio qui est carré, très spacieux, avec un toit surélevé en ogive. Une fortune. Il travaille tous les jours (…) sans assistant (…). 15h30. Mise en place des hostilités (…). 17h30. Après plusieurs pauses, premier incident sérieux: C.T. muni de ses clochettes commence à gratter les cordes du piano. Van Gelder furieux sort de sa cabine: «Mon piano! On ne gratte pas les cordes de mon piano. Ça va l’abîmer. Cecil: «Messieurs, la séance est levée. Nous rentrons». Les musiciens consternés commencent à arpenter le studio en faisant mine de remballer leur instrument. Al Lion court derrière Cecil, napoléonien, qui entame son troisième tour de studio les mains derrière le dos. Wolff est assis dans un coin et regarde fixement le bout de ses souliers. 18h30. Un accord est intervenu entre les deux parties (…). 19h30. Deuxième incident. Wolff, un peu trop brusquement, pousse l’épaule de Jimmy Lyons qui s’était écarté du micro. Arrêt au beau milieu du morceau. Il faudra dix-huit autres prises pour le terminer. (…) 21h Fin. La musique dans la boîte est un des plus grands moments du jazz.», Cf. Cecil Taylor à la trace, par Daniel Berger, Jazz Hot n°227, janvier 1967.

 

1954. Thelonious Monk, Piano Solo, Swing


8. Paris 1954: Thelonious Monk devient «Theolonious» Monk et enregistre pour Swing (M. 33.342), le premier label de Charles Delaunay créé en 1937 (donc deux ans avant Blue Note), et repris chez Vogue depuis la création de ce deuxième label par Charles Delaunay. La très belle pochette sur le plan visuel reprend une photo de Francis Wolff. C’est à l’occasion de ce voyage que le pianiste rencontre Pannonica qui lui présentée par sa professeure des années 1940, Mary Lou Williams, la magicienne du piano qui était très proche de Charles Delaunay et donc très présente par ses participations pour d’autres artistes qu’elle-même dans
Jazz Hot (cf. «Mary Lou Williams nous parle d'Illinois Jacquet», n°92, octobre 1954). En 1954, cela fait sept ans que Thelonious Monk a enregistré son premier disque chez Blue Note et cinq ans qu’il est connu de Jazz Hot (1949).

 

9. Liste des labels/maisons de disques indépendantes des grandes compagnies, fondées de 1939 à 1959 (non exhaustive):

• Blue Note Records (1939), New York, NY, par Alfred Lion/Max Margulis/Emanuel Eisenberg
• Savoy Records (1942), Newark, NJ, par Herman Lubinsky
• Mercury Records (1945), Chicago, IL, par Irving Green/Berle Adams/Arthur Talmadge
• Aladdin/Philo Records (1945-46), Los Angeles, CA, par les frères Eddie et Leo Mesner 
• Dial Records (1946), New York, NY, par Ross Russell
• Clef Records (1946), Los Angeles, CA, par Norman Granz
• Chess Records (1947), Chicago, IL, par les frères Leonard et Phil Chess
• Atlantic Records (1947), New York, NY, par Ahmet Ertegün/Herb Abramson
• Prestige Records/New Jazz/Swingsville/Bluesville/Moodsville (1949), New York, NY, par Bob Weinstock
• Fantasy Records/Galaxy Records (1949), San Francisco, CA, par les frères Max et Sol Weiss
• Roost Records (1949), New York, NY, par Arthur Faden/Bill Faden/Monty Kay/Ralph Watkins
• Contemporary Records (1951), San Francisco, CA, par Lester Koenig
• Pacific Jazz (1952), Los Angeles, CA, par Richard Bock/Roy Harte
• Debut Records (1952), New York, NY, par Charles Mingus/Max Roach
• Vee-Jay Records (1953), Gary, IN, par Vivian Carter/James Bracken
• Riverside Records (1953), New York, NY, par Orrin Keepnews/Bill Grauer
• Bethlehem Records (1953), New York, NY, par Gus Wildi
• Norgran Records (1953), Los Angeles, CA, par Norman Granz 
• EmArcy Records (1954), Chicago, IL, par Irving Green/Bob Shad
1964. Art Blakey & the Jazz Messengers, Free for All, Blue-Note
• Nocturne Records (1954), Los Angeles, CA, 1954 par Harry Babasin/Roy Harte
• Argo Records (1955), Chicago, IL, par les frères Leonard et Phil Chess 
• Roulette Records (1956), New York, NY, par George Goldner/Joe Kolsky/Phil Khal/Morris Levy 
• Verve Records (1956), New York, NY, par Norman Granz
• United Artists Records (1957), Los Angeles, CA, par Max E. Youngstein 
• Delmark Records (1958), Chicago, IL, par Bob Koester
• Stax Records/Satellite Records (1958), Memphis, TN, par Jim Stewart/Estelle Axton
• Motown Records (1959), Detroit, MI, par Berry Gordy

10. Dont l’album Free for All d’Art Blakey (février 1964), enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage au Congress of Racial Equality.

 

Jazz Hot n°105-1955BLUE NOTE, ALFRED LION & JAZZ HOT

n°105, Décembre 1955, Photo de Gigi Gryce, Clifford Brown et Alfred Lion par Francis Wolff
n°194, Janvier 1964, Blue Note a 25 ans
n°227, Janvier 1967, Récit d'une session d'enregistrement de Blue Note, photo: Ken McIntyre, Eddie Gale, Alain Corneau, Jeanne Phillips, Jimmy McDonald, Alfred Lion par Guy Kopelowicz
n°241, Mai-Juin-Juillet 1968, Disques: réédition des premiers disques Blue Note: Sidney Bechet 
n°242, Août-Septembre 1968, Rééditions: Le catalogue Blue Note: J.J. Johnson, Horace silver, The Jazz Messengers, Miles Davis
n°258, Février 1970, Les Blue Note de Jimmy Smith
n°290, Janvier 1973, Vingt années de production Blue Note 
n°322, Décembre 1975, Table Ronde avec Charles Delaunay, André Joubert (Musidisc), Jean-Paul Guiter (RCA), Henri Renaud (CBS), Jacques Lubin (MCA), André Clergeat (Vogue), Jean-Michel Pierce (Pathé-Marconi), Joël Gilbert (Liberty/Blue Note), Dominique Villetart (Polydor), Jean-Pierre Tahmazian (Black & Blue)
n°395, Mai-Juin 1982, Les Voix des Maîtres du son: Blue Note réédités par Pathé-Marconi
n°421, Mai 1985, Blue Note ressuscite (histoire et concert)
n°440, Avril 1987, Tears Alfred Lion
n°424, Septembre 1985, One Night with Blue Note-22 février 1985
n°479, Novembre 1990, Concours Blue Note
n°536, Décembre 1996-Janvier 1997, Bruce Lundvall, Blue Note 
n°Spécial 1998, John Coltrane, Blue Train (CD & CD-ROM Blue Note)
n°577, Février 2001, Tears Charlie Lourie
n°611, Juin 2004, DVD Collectif Blue Note One Night With Blue Note, Town Hall-NY 1985 
n°648, Mars 2009, 70 ans Blue Note
n°668, Été 2014, Livre Photos Blue Note de Francis Wolff
n°687, 2019, Documentaire Blue Note Records Beyond the Notes
n°692, 2024, Tears Michael Cuscuna

Livres:
• The Blue Note Label: A Discography, Compiled by Michael Cuscuna and Michel Ruppli, Greenwood Press, 1988, 512p.
• The Cover Art of Blue Note Records, foreword by Horace Silver, by Graham Marsh, Glyn Callingham, Felix Cromey, Collins & Brown, 1991, 130p.
• Artwork of Excellent Jazz Labels, Jazzical Moods, by Naoki Mukoda & Hideki Satoh, Bijutsu Shuppan Sha, 1993, 134p.
• Jazz Album Covers, The Rare and the Beautiful, by Manek Daver, Foreword by Norman Granz, 1994, 146p.
• The Blue Note Years/les Années Blue Note: Photographiées par Francis Wolff, de Michael Cuscuna, Charlie Lourie et Oscar Schnider, Editions Plume/Adès, 1996, 206p.
• The Cover Art of Blue Note Records, Volume 2, by Graham Marsh, Glyn Callingham, Collins & Brown, 1997, 114p.
• Blue Note Records, The Biography by Richard Cook, 2001, 288p.
• Jazz Covers, by Joaquim Paulo, Ed. Julius Wiedemann, Taschen, 2008, 500p.

• Blue Note, Le meilleur du jazz depuis 1939, de Richard Havers, Textuel, 2014, 400p.

The Blue Note Label: A Discography, Compiled by Michael Cuscuna and Michel RuppliThe Blue Note Years/les Années Blue Note: Photographiées par Francis Wolff, par Michael Cuscuna, Charlie Lourie et Oscar SchniderThe Cover Art of Blue Note Records, foreword by Horace Silver, par Graham MarshThe Cover Art of Blue Note Records, Volume 2, par Graham MarshBlue Note, Le meilleur du jazz depuis 1939, par Richard Havers













Dans 
Jazz Hot:

• N’hésitez pas à activer les moteurs de recherches et index de Jazz Hot pour retrouver les articles sur les musiciens, sur Blue Note, Alfred Lion, Rudy Van Gelder, les photos de Francis Wolff, les liens dans le texte ou ci-dessous n’étant que très parcellaires…
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=2105317
• Retrouvez les articles dans l’index de Jazz Hot par année:

https://www.jazzhot.net/PBSCCatalog.asp?CatID=692881
• Retrouvez les Tears en ligne par l’index alphabétique:

https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ADContext=1&ID=2202601


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90 ANS DE 
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE




Max MARGULIS
Un touche-à-tout engagé
1907, New York, NY - 1996, New York, NY

Deux des fondateurs de Blue Note Records et le Pete Johnson Blues Trio en 1939: (de g. à d.) Max Margulis, Pete Johnson, Abe Bolar, Alfred Lion, Ulysses Livingston © Francis Wolff, www.bbc.co.uk, avec nos remerciements
Deux des fondateurs de Blue Note Records et le Pete Johnson Blues Trio en 1939: (de g. à d.) 
Max Margulis, Pete Johnson, Abe Bolar, Alfred Lion, Ulysses Livingston
Photo de Francis Wolff(©)Blue Note Records. Utilisée avec autorisation.
avec nos remerciements à CTS/Images-Cynthia Sesso

Max Margulis, dessin © Sandra Miley Max Margulis, dessin
© Sandra Miley



Il est l’un des deux partenaires d’Alfred Lion dans Blue Note lors de son dépôt le 25 mars 1939. Il apporte les fonds, écrit les textes, brochures, annonces publicitaires pour le label.


Max Margulis est musicien, écrivain, photographe de premier plan dans le milieu des peintres new-yorkais, producteur, professeur de chant, activiste politique et artistique du New York des années 1930 à 1960. Classé comme communiste par le FBI de John Edgar Hoover, il écrit pour des journaux de gauche (New Masses, Daily Worker…); il est aussi l’éditeur du journal new-yorkais, Musical Vanguard: A Critical Review fondé (aussi!) en mars 1935, mais qui ne fera que deux numéros où ont été publiés, entre autres, les écrits politiques du musicien Hanns Eisler, lui aussi obligé de repartir des USA en 1948, inquiété par la HUAC (cf. Max Gordon, Lorraine Gordon, Barney Josephson).

Sa carrière de professeur de chant et de diction l'a conduit à assister des acteurs aussi célèbres que Faye Dunaway, Sigourney Weaver, à apprendre à chanter à Laurence Olivier et à accompagner Judy Collins de ses conseils.

 

Max Margulis laisse le label Blue Note voguer avec ses deux capitaines, Alfred Lion et Francis Wolff, sans lui, à partir de 1944; l’entreprise a 5 ans, et Lorraine est venue renforcer le trio.


Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis
Photo Francis Wolff, www.bbc.co.uk, 
avec nos remerciements

© Jazz Hot 2025



Sources: Journaux de l’époque New Masses, Daily Worker,

Musical Vanguard: A Critical Review

Pour consulter les numéros de New Masses:
https://www.marxists.org/history/usa/pubs/new-masses/#start
Pour consulter les numéros de Daily Worker:

Musical Vanguard: A Critical Review, New York 1935 
Contributeurs: Lan Adomian, Ammon Balber, Bertolt Brecht, Aaron Copland, Henry Cowell, Hanns Eisler, Lawrence Gellert, Max Margulis, Herbert F. Peyser, Charles Seeger, Elie Siegmeister, Robert Stebbins
Ci-contre les deux seuls numéros parus: n°1 mars-avril 1935, n°2 été 1935 



Livre: Blue Note Records: The Biography, by Richard Cook, Secker & Warburg, United Kingdom 2001, Justin, Charles & Co, Boston 2003

 

New Masses, numéro de septembre 1926New Masses, numéro d'août 1928New Masses, numéro de juin 1931New Masses, numéro de décembre 1931
New Masses, numéro de juin 1932New Masses, numéro de novembre 1932New Masses, numéro de décembre 1932
Couvertures de la revue d’arts et d'idées New Masses (1926-1948), 


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90 ANS DE 
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE

 



Emanuel EISENBERG

Un poète engagé
1905 - 14 mars 1940, Port de Bayonne, NJ (Baie de New York, NY)

Emanuel Eisenberg © photo X, Center of Jewish History https://archives.cjh.org/repositories/7/digital_objects/480346
Emanuel Eisenberg © photo X, Center of Jewish History https://archives.cjh.org/repositories/7/digital_objects/480346

Emanuel Eisenberg, dessin © Sandra Miley



Emanuel Eisenberg, dessin
© Sandra Miley

L’autre partenaire d’Alfred Lion pour la création de Blue Note Records, lors de son dépôt le 25 mars 1939, et jusqu’à son décès, est Emanuel Eisenberg, écrivain de pièces, chansons et poésie, critique théâtral, de danse et d’arts (dont les murals de Siqueiros, cf. Philip Stein); c’est un journaliste politiquement engagé à gauche qui écrit pour The New Yorker, New Theater et New Masses.

A 20 ans, Emanuel avait commencé à travailler à Broadway comme assistant d'Arthur Kober (1900-1975, futur scénariste d'Hollywood), avant de rapidement devenir attaché de presse, écrivain, poète… 
Auteur de chansons pour Parade, spectacle de Broadway en 1935, il est chargé de trouver des lieux et de faire le planning des dates de représentation pour l’équipe de Pins & Needles (1937), une pièce/revue musicale, dont les paroles et la musique étaient du compositeur Harold Rome, produite par l’International Ladies Garment Workers Union, des ouvrières syndicalistes dans la confection, mise en scène par Charles Friedman et chorégraphiée par Benjamin Zemach, créateur de la danse moderne juive-russe, et par Katherine Dunhaml’anthropologiste-danseuse afro-américaine qui avait, parmi ses danseurs, Archie Savage, un ami d’Herbert Jacoby que Max et Lorraine Gordon retrouveront en Europe en 1956. Les ouvrières jouent le samedi soir et le dimanche à Broadway de 1937 à 1940. Elles se produisent aussi pour le couple Roosevelt à la Maison Blanche en 1938. Max Gordon du Village Vanguard va voir la pièce début 1939, intéressé par le théâtre collectif expérimental pour repérer des talents à produire dans son lieu, encore dédié à cette époque à une fonction de cabaret philosophique et artistique (stand up, saynètes, expositions…) entrecoupé de musiques dont le jazz et le blues.
 

En avril 1938, Emanuel Eisenberg participe au Firehouse (cabaret lié au Theater Arts Committee/TAC et tenu par Joseph Losey, le futur réalisateur, 1909-1984) à des spectacles d'une heure de commentaires politiques libres avec l’actrice-activiste-écrivain Adélaïde Bean et Hanns Eisler(11), compositeur exilé deux fois (d'abord d'Allemagne, puis des USA), familier depuis 1930 à Berlin de Bertolt Brecht, Kurt Weill, Lotte Lenya. Hanns Eisler intervient à la New School for Social Research de New York et écrit dans la revue de Max Margulis comme Hy Kraft (Hyman Solomon Kraft, 1899-1975), un dramaturge, scénariste qui fera l’adaptation de Stormy Weather d’Andrew L. Stone en 1943. Parmi d'autres signatures de la revue de Max Margulis, John Murray (1906-1984) et Allen Boretz (1900-1986) qui écrivent ensemble notamment Room Service en 1937, le scénario du film Panique à l’hôtel des Marx Brothers, (1938, William A. Seiter): la quasi-totalité de cette avant-garde créative sera inquiétée par la Commission des Activités anti-américaines/HUAC après la Seconde Guerre.

Emanuel Eisenberg se serait suicidé dans des circonstances rocambolesques le 14 mars 1940, selon la version officielle qui rapporte des propos attribués au pilote, un ancien de la guerre d’Espagne (article dans le New York Post du 15 mars 1940), dans un crash d'avion de tourisme, une manière peu en rapport avec la personnalité et les engagements multiples du poète, et pas seulement pour Blue Note Records.


Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis
Photo d'Emanuel Eisenberg extraite du site du Center of Jewish History
Avec nos remerciements

© Jazz Hot 2025

11.https://quod.lib.umich.edu/m/mp/9460447.0002.202/--hanns-eisler-and-the-fbi?rgn=main;view=fulltext

SOURCES 

 

https://www.unz.com/print/author/EisenbergEmanuel/

https://www.unz.com/print/Bookman-1927apr-00142/

https://www.newyorker.com/contributors/emanuel-eisenberg


affiche de Pins and Needles
Pins and Needles (chansons et sites):
• «Mene, Mene, Tekel»
• «Sing Me a Song With Social Significance»
Sites Pins and Needles
• Site de Cornell University ILR School sur le syndicat ILGWU et sa création théâtrale Pins and Needles
https://ilgwu.ilr.cornell.edu/history/arts.html
https://ilgwu.ilr.cornell.edu/history/index.html
https://ilgwu.ilr.cornell.edu/announcements/28.html
https://rmc.library.cornell.edu/EAD/htmldocs/KCL06036-006.html


• Blue Note: Uncompromising expression, Richard Havers, 2014

https://www.youtube.com/watch?v=uq8VS7aKeqE


Le second "From Spirituals to Swing", 24 décembre 1939, Carnegie Hall
TAC Magazine numéro de décembre 1939 (Theatre Arts Committee - A Magazine of Theatre, Film, Radio, Music, Dance) créé en 1938





90 ANS DE 
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE




Francis WOLFF
L’œil de Blue Note
6 avril 1907, Berlin - 8 mars 1971, New York, NY


Alfred Lion (avec le chien) et Francis Wolff (à droite), Berlin, vers 1930 © Photo X
Alfred Lion (avec le chien) et Francis Wolff (à droite), Berlin, vers 1930
© Photo X, www.immigrantentrepreneurship.org avec nos remerciements


Né Jacob Franz Wolff d’un père professeur de mathématiques à l’université et d’une mère attentionnée et intéressée par la bohème et les arts nouveaux, Francis a un frère et une sœur qui fuiront le nazisme au Royaume-Uni, les parents et une partie de la famille ayant été déportés et exterminés au cours de la Seconde Guerre; vers 1925, il a étudié la photo à la Städtische Fachschule für Photographen de Berlin. A la même époque, 1925, l’entreprise de pointe optique Leica sort son «Leica I» premier d’une longue série, et une vingtaine d’industries allemandes de photo, jumelles, miroirs et lunettes d’astrophysique, microscopes, verres spéciaux et trempés fusionnent sous la bannière d’excellence de Zeiss Ikon en 1926; le Rolleiflex de Franke & Heidecke est produit en 1929. Enfin, le Bauhaus a mis la photo dans son programme interdisciplinaire avec un double objectif de recherche sociale et esthétique.
Le jeune Francis était presque prédestiné, dans ce contexte «d’artisanat de pointe» (technique, industriel, artistique, recherche sociale et expérimentale, centres de formation dès la fin du XIXe siècle), à devenir un photographe d’exception. Il commence son activité professionnelle précisément à Berlin. Côté jazz, dans la jeune première République dite «de Weimar», née en 1919, la musique hot commence à circuler comme en France, d’autant que les concerts, spectacles, enregistrements (rôle important du phonographe de l’inventeur Emile Berliner, 1851-1929; né allemand, il deviendra américain) et radios, vont être les relais amplificateurs des «sons, rythmes et mouvements des temps modernes» où l’ancien Empire allemand, triomphant à la Conférence de Berlin en 1885 sur la partition de l’Afrique en colonies européennes, n’a vraiment plus sa place: l’hécatombe de la Première Guerre mondiale comme les évènement politiques (Révolution de 1917 en Russie) ont marqué le début d’un processus de défiance des populations face aux gouvernants des grandes puissances.



Francis Wolff
© dessin Sandra Miley

Dans ce renversement de valeurs et de jazz rafraîchissant, surtout quand il est joué hot, Francis et Alfred se lient entre enfance et adolescence, et tandis qu’Alfred voyage dès ses 18 ans à partir de 1926, notamment pour ramener des disques, trouver des opportunités de travail, et la dernière fois en 1933 pour échapper aux nazis, Francis, bien ancré dans sa famille unie (même si son père a été démis de son poste suite aux lois raciales d’avril 1933 et que des autodafés ont lieu à l’Université de Berlin en mai), participe en 1934 à la fondation du Hot Club de Berlin (même année que pour New York), une ramification du premier Hot Club né à Paris en octobre 1932. L’arrivée d’Hitler le 30 janvier 1933 ne semble ni le déstabiliser ni le détourner de ses objectifs: le jazz et la photo, ses deux planches de salut, dans une période sombre de tous les dangers, jusqu’au 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre. Là, Francis (comme son frère et sa sœur) partira de justesse pour arriver le 13 octobre par bateau à New York en passant par la Suède, le voyage durait alors autour de quinze jours, à partir de la France ou du Royaume Uni qu’il fallait déjà rallier depuis l’Europe centrale, un voyage très risqué à cause des U-Boots, les sous-marins allemands, qui torpillaient en Atlantique. Rejoignant Alfred qui a trouvé son projet de vie à New York, «servir l’expression sans compromis du jazz hot ou du swing», Francis focalise son cerveau sur le 235/7e Avenue (cf. Blue Note, 1939-1971), la «cabine des Marx Brothers» de Blue Note qu’ils partagent en mini-logement et bureau; cette vie de proximité va les souder, au point que Lorraine «Stein, Lion puis Gordon» (cf. Lorraine Gordon) appellera Francis sa «belle-mère», ne trouvant jamais sa place dans ce duo fusionnel.

Francis trouve un emploi alimentaire pour retoucher des photos et consacre ses soirées au label, des aspects esthétiques à la gestion des contrats avec les musiciens, les fournisseurs, les expéditions et les finances, Alfred se consacrant aux enregistrements, productions et relations publiques. Dès son arrivée, Francis est toujours présent avec son appareil photo lors des enregistrements; il perçoit et comprend ce qu’il vit grâce à son objectif (sorte d’écran à sa timidité), ce qui fait de son œuvre un véritable photos-journal de luxe du jazz en temps réel, alors même qu’à cette époque, les 78 tours étant dans de simples pochettes en papier, il n’y avait pas de possibilité de valoriser ses clichés. Alfred, incorporé fin 1941, Emanuel Eisenberg, un des trois actionnaires initiaux de Blue Note étant décédé en mars 1940, Frank est accueilli avec Blue Note chez Commodore, le temps qu’Alfred se marie et soit réformé à cause d’un œil déficient fin 1943.

Les ventes Blue Note ont décollé pendant et à cause de la guerre, des armées, des militaires qui ont le mal du pays, et quand ils se retrouvent enfin à trois, ils sont en mesure financière de louer un nouveau bureau au 10 West/47e Rue et de reprendre immédiatement les enregistrements. 1945, Francis obtient la nationalité américaine –un pas de sécurisé– entre la tristesse des décès familiaux et amicaux dans les camps d'extermination et celle de la guerre (froide) qui recommence. En 1946, les photos de Francis donnent son identité visuelle au son Blue Note au travers de la communication écrite. Mais Francis reste caché derrière son appareil, ses contrats et Alfred, plus extraverti, enchaîne les rendez-vous professionnels, d’autant que son couple bat déjà de l’aile et que Lorraine se met progressivement en retrait.

Jazz Hot n°63, 1952, James P. Johnson, photo Francis Wolff


Bien que timide, Francis Wolff écrit dans Jazz Hot dès mai 1950
(12), puis ses photos y trouvent leur place. Charles Delaunay est l'auteur de dessins de jazzmen au trait blanc sur fond noir qui ne sont pas sans parenté avec le travail sur le contraste entre noir et blanc de Francis Wolff. Charles Delaunay est aussi un esthète comme Alfred et Francis, un enfant de deux grands peintres Robert et Sonia Delaunay. Il a fait de la rue Chaptal, pendant la Seconde Guerre, un réseau de résistance aux nazis, sans cesser d'animer la vie du jazz dans des circonstances particulièrement dangereuses. Auparavant, il a commencé une œuvre de longue haleine et un outil essentiel à la production du disque de jazz, la Hot Discography, joué un rôle déterminant pour créer la revue Jazz Hot puis Swing, premier label de jazz, premier producteur indépendant de jazz d'une longue lignée. Il a organisé des concerts de jazz, assuré la survie de la revue en trouvant un local, en maintenant le lien entre les hot clubs du monde entier, et a maintenu toutes ses activités, contre vents et marées, après-guerre, installant des émissions de radios, un nouveau label, Vogue, des émissions de TV, et le fameux festival de Paris de mai 1949 qui précèdent une série de grandes manifestations professionnelles, les Salons du Jazz qu'il avait déjà imaginées avant-guerre dans un texte dans l'esprit surréaliste du temps (…De la vie et du jazz, 1939). Ces éléments biographiques, s'ajoutant aux accords de licence noués entre Blue Note et Jazz Sélection-Vogue, ainsi que la personnalité de Charles Delaunay qu'ils ont pu découvrir lors de ses voyages aux Etats-Unis après 1946, ont mis en confiance Alfred aussi bien que Francis qui a apporté à Jazz Hot nombre de contributions, écrites et photographiques.

Jazz Hot n°100, juin 1955, Art Blakey, photo Francis Wolff
 


A partir de 1953, les vinyles 33 tours –d'abord 25cm– remplacent, lentement en raison du coût, les 78 tours, et la collection de photos historiques depuis 1939, qui continue à s’enrichir, devient un atout majeur pour la production et donc pour faire grimper le chiffre d’affaire. Le talent de Rudy Van Gelder, à partir de 1953, pour enregistrer les jazzmen dans le salon de ses parents à Hackensack NJ transformé en studio, «parce que l’acoustique peut y rebondir», plus l’arrivée de Reid Miles pour le graphisme des pochettes, viennent compléter un travail collectif qui ne compte pas le temps du fait de la passion, fondant une identité reconnaissable maintenant sur toutes les coutures d'un travail qui tend à la perfection. Même les pochettes d’emballages papier internes servent à informer sur le catalogue Blue Note. En juillet 1959, Rudy (lui-même très bon photographe) créé son studio à Englewood Cliffs, NJ, et Francis a enfin la place de bouger pour prendre ses photos pendant les sessions. Cette même année, il s’aventure dans la photo couleur. La maestria de Francis Wolff réside dans le fait de saisir l’effet fugace produit sur chaque visage par l’action et la musique du groupe, y compris au milieu des techniciens. Sans doute une capacité de concentration exceptionnelle sur son sujet, au milieu du mouvement, voir du chaos, qui lui permet de déclencher en une fraction de seconde. Selon les témoignages, Francis Wolff avait la particularité de se déplacer pendant la séance entre les musiciens, dans les positions les plus originales pour trouver des angles particuliers, une véritable danse jusqu'au déclenchement qui agaçait parfois Alfred, tel un vieux couple, qui redoutait les bruits pendant l'enregistrement.

Jazz Hot n°173, 1962, Freddie Hubbard, photo Francis Wolff

Cependant, à la fin de l'été 1967, Francis reste le seul membre historique de Blue Note, en tant que producteur, car Alfred, malade et qui ne se sent plus la force de lutter contre la grande consommation, a décidé de vendre. Le label a quitté le chemin de l’indépendance originelle, pour celui de Liberty Records en 1966 (cf. Blue Note, 1939-1971). Duke Pearson le pianiste-dénicheur de talents continue de lui prêter main forte pour produire. Le 12 février 1971, Francis produit le dernier de ses enregistrements avec Elvin Jones, la séance qui donnera l'album Genesis (Blue Note 84369) et l’ultime morceau joué sera «Who’s Afraid of Frank Wolff?» (édité sous un titre écourté dans un autre album d'Elvin Jones (Merry-Go-Roud, Blue Note 84414), thème composé par l’organiste Jimmy Smith (1925-2005) en 1964; Jimmy Smith qui a enregistré «sa première fois» chez Blue Note en 1956, et qui était impliqué dans le Mouvement des Droits Civiques à Atlanta, GA. Le titre joue naturellement sur «loup», le nom de Francis, mais aussi sur la pièce de théâtre Who's Afraid of Virginia Woolf? d’Edward Albee (1928-2016), une charge écrite en 1963 contre la société américaine confite dans les apparences et les mensonges de convenance. Un titre de pièce qui joue lui-même sur le nom de Virginia Woolf (1882-1941, Une Chambre à Soi, 1929), écrivain britannique féministe qui a secoué la haute société anglaise amidonnée. Un leitmotiv revient tout le long du thème avec la reprise de: «Qui a peur du grand méchant loup?». Les références permanentes au combat contre la peur et les risques pris pour la liberté ressortent de toutes ces associations d’idées dans ce morceau taillé sur mesure pour Francis, sachant d’où il vient, et du combat pour l’indépendance de Blue Note; ce n’est donc pas un hasard, en dehors du fait que ce sera étrangement son dernier titre produit comme un testament, symbolique de cette histoire. Comme Molière, Francis meurt «sur les planches» de Blue Note, d’une crise cardiaque dont une opération ne pourra pas le sauver. Il avait 64 ans et 11 mois.

Francis avait progressivement abandonné la photo, j
uste après le départ d’Alfred auquel il avait envoyé à Cuernavaca toutes ses archives photographiques de leur époque commune au service de Blue Note. La fin de Blue Note, la séparation physique du duo, ce cadeau sincère, précieux et inattendu mais aussi douloureux car définitif et symbolique de la fin de leur aventure à deux, plus la mort de Francis, sont autant de chagrins pour Alfred qui trimballera ce trésor, non ouvert, au fil de ses déménagements pendant vingt ans, du Mexique en Californie.

The Complete Blue Note Hank Mobley Fifty Sessions, Mosaic MD6-181



Ce n'est 
qu'en 1986, quand Alfred, reçoit le premier coffret du label Mosaic, qu’il propose à Michael Cuscuna et Charlie Lourie d’utiliser les clichés pour enrichir la suite de leur projet de rééditions, impensable sans la contribution de Francis, un hommage d’Alfred rendu à son ami Francis disparu. Pendant un an, Alfred revit en compagnie des photos de Francis, il trie leurs souvenirs et, après son décès, Ruth Mason est chargée de transmettre à Michael Cuscuna et Charlie Lourie le soin d’archiver, conserver et d’administrer les droits du fonds Francis Wolff, directement chez Mosaic à Stamford, CT. Les photos sont organisées et accessibles depuis août 2019 sur InstagramDans l’intervalle, le livre The Blue Note Years: The Jazz Photography of Francis Wolff a été édité chez Rizzoli International Publications (en 1995, puis en 1996 dans une édition française, ci-dessous) par Michael Cuscuna/Charlie Lourie (texte) et Oscar Schnider (maquette/graphisme/conception artistique), en juste hommage au talent artistique exceptionnel de Francis, LE photographe du jazz, qui a légué une immense mémoire visuelle et émotionnelle de cet art, longtemps masqué par son autre talent de producteur de disques de Blue Note Records au service de l'expression artistique de l'Afro-Amérique. Avec Alfred Lion, ils partagent cette qualité rare d’être des artistes au service de l'art et de sa légende.


Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis
Photo X: www.immigrantentrepreneurship.org
avec nos remerciements

© Jazz Hot 2025


12. Francis Wolff et Jazz Hot: n°44, mai 1950, Bud Powell, un novateur par Francis "Wolfe" et Paul Claude (discographie de Jerry Blume des parutions françaises 1944-1950)


The Blue Note Years: The Jazz Photography of Francis Wolff


LI
VRE
The Blue Note Years/les Années Blue Note: Photographiées par Francis Wolff, par Michael Cuscuna, Charlie Lourie et Oscar Schnider, Editions Plume/Adès, 1996, 206p.
















FRANCIS WOLFF & JAZZ HOTJazz Hot n°102, 1955, Horace silver, photo Francis Wolff
n°44, 1950 (article écrit sur Bud Powell)
n°63, 1952 (couverture: James P. Johnson par Francis Wolff)
n°89-94, 1954 
n°97-98-99-
n°100, 1955 (couverture: Art Blakey par Francis Wolff)
n°102, 1955 (
couverture: Horace Silver par Francis Wolff)
n°104-105, 1955
n°106-107-108-109-110-116, 1956
n°121-122, 1957
n°128-13, 1958
n°144, 1959
n°154-160, 1960
n°163-164, 1961
n°171, 1962
n°173, 1962 (couverture: Freddie Hubbard par Francis Wolff)
Horace Silver and the Jazz Messengers, Blue Note 1518
n°188, 1963
n°218-221, 1966
n° 272, 1971 (Tears Francis Wolff)
n°366, 1979
n°475, 1990
n°548-552, 1998
n°570-574 (livre), 2000
n°Spécial 2005
n°Spécial 2007
n°668, 2014 (livre)
n°677, 2016 (Tears Rudy Van Gelder)
n°685, 2018 (Interview Louis Hayes)
n°689, 2021 (Tears Freddie Redd)
n°692, 2024 (Tears Michael Cuscuna)

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90 ANS DE 
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE




Ruth MASON-LION
Detroit Connection: La famille Hansbury-Philipps
15 août 1923, Washington, DC - 20 mai 2011, Las Vegas, NV

Ruth Mason and Herman Amis broadcasting from the WOV radio booth in Harlem’s Palm Cafe in New York, c. 1955 © photo X, DR, extraite de www.immigrantentrepreneurship.org avec nos remerciements
Ruth Mason and Herman Amis broadcasting from the WOV radio booth
in Harlem’s Palm Cafe in New York, c. 1955 © photo X, DR, 
extraite de www.immigrantentrepreneurship.org avec nos remerciements


Ruth Mason est chronologiquement la cinquième partenaire proche d’Alfred Lion dans le projet Blue Note et sa seconde épouse. Elle a adopté le nom de Mason en mémoire du chemin de fer virtuel et clandestin, l’Underground Railroad, devenu trop connu pour rester sécurisé d’après Frederick Douglass qui l’avait rebaptisé l’Upper Railroad! Il permettait aux esclaves en fuite de passer la ligne «Mason-Dixon», des noms des deux géomètres chargés de tracer sur la carte la ligne de démarcation entre l’esclavage et l’abolitionnisme de 1763 à 1767. Ces passages étaient effectués grâce à un réseau humain. De «Take the ‘A’ Train», «Blue Train», «Night Train», aux phrasés, sons, rythmes, chorégraphies, tap dance ou films, le train est, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, un symbole et un véhicule de la liberté et de la vie dans la communauté afro-américaine.
Quand Aruthia choisit «Ruth Mason» comme nom de scène pour chanter en 1944, nul doute que cette brillante, savante et consciente personnalité a dû penser à Detroit, sa ville en lutte pour l’émancipation depuis deux siècles. Peut-être a-t-elle aussi voulu honorer la mémoire de Charlotte Osgood Mason (1854-1946), première mécène des artistes de la Harlem Renaissance (comme par d’autres voies, le seront plus tard le photographe Carl Van Vechten ou la Baronne Pannonica de Koenigswarter), un hommage à cette éducation émancipatrice donc vitale dont Ruth a bénéficié, et qui transmettra à son tour, en devenant elle aussi une messenger toute sa vie, en digne héritière de ses parents.
Ruth Mason © dessin Sandra Miley


Ruth Mason
© dessin Sandra Miley

Née Aruthia Elizabeth Phillips à Washington, DC le 15 août 1923, la famille repart habiter au 544 Frederick Street à Detroit, MI où sont les racines familiales, et où ses parents ont un second enfant, Robert (cf. Archives Famille Hansbury infra), en novembre 1924. La mère de Ruth est Bertha Ellena Hansbury, seconde épouse de William Hanson Phillips qui avait déjà deux enfants, William, Jr. et Hanola, d’un premier mariage. En 1908, Bertha a été diplômée du Conservatoire de musique de Detroit, ce qui lui avait permis de partir se perfectionner un an à Berlin, à l’époque de la naissance d’Alfred Lion et Francis Wolff dans cette ville! Au retour, en 1909, elle avait créé un centre de musique populaire ouvert à la communauté afro-américaine, au 249 East Forest Avenue, où un grand nombre d’enfants orphelins recevaient un enseignement et une éducation, à l’avant-garde des idées qui seront portées par la Harlem Renaissance voulant donner naissance au New Negro (cf. article sur Detroit).

En 1925, Bertha créé la première école de musique avec une vingtaine de professeurs (tous instruments, toutes musiques, histoire, art, danse, photo, diction, élocution, anglais, posture, gestuelle) pour les Afro-Américains du Michigan: la Bertha Hansbury School of Music dans laquelle a été scolarisée Esther Gordy, par exemple, sœur de Berry Gordy créateur de Motown où elle travaillera et réalisera le Motown Museum. Bertha crée aussi la Little Folks School pour instruire les enfants des migrants du Sud au sein d’un internat. William, le père de Ruth, avait, de son côté, créé la Household Art Guild, première agence de formation et d’emploi pour les métiers de personnels de maison recrutés dans les riches demeures; cette structure socio-professionnelle aidait également ceux qui arrivaient du Sud et n’avaient ni compétences ni documents pour travailler, en les plaçant avec ou sans hébergement pour leurs enfants, d’où l’organisation de l’internat pour les enfants non logés par les employeurs. William Hansbury éditait aussi un journal d’idées et d’entraide, Our People. L’école de musique devra fermer et se transformera en centre d’aide sociale pour se concentrer sur la gestion humaine des dégâts de la crise de 1929. Mais tous ses professeurs continueront d’enseigner aux jeunes Afro-Américains de Detroit des décennies plus tard.

C’est dans ce cadre studieux et d’éducation à la solidarité qu’Aruthia grandit et qu’elle est diplômée de la Northern High School à 16 ans, puis fréquente la Wayne State University à Detroit. Elle intègre, de 1939 à 1943, Howard University à Washington, DC, surnommée «Black Harvard» en raison de son niveau d’excellence. Là, elle s’investit dans le journal universitaire et rencontre pour les interviewer Duke Ellington et Count Basie dont elle devient l’amie. En 1944, Aruthia prend des cours de chant au Carnegie Hall de New York et débute sous le nom de «Ruth Mason», chanteuse, aussi bien à Harlem qu’au Savannah Club de Greenwich Village (68 West/3e Rue), et dans les six Etats de Nouvelle-Angleterre, jusqu’au Canada. Elle créé son agence de relations publiques et se marie deux fois, avec Andrew Mitchell, le père de son aînée Frances, et Kenneth Rickman, le père d'Arlette.

Au début des années cinquante, Ruth anime l’émission de jazz sur WOV-New York,
en direct du Palm Cafe, sous le titre: «Life Begins at Midnight», en référence au thème de Thelonious Monk «‘Round Midnight». Elle interviewe entre autres Harry Belafonte, Della Reese (voc, 1931-2017), Sidney Poitier et Alfred Lion qui lui fait visiter les locaux de Blue Note et l’embauche aussitôt pour la publicité, les relations publiques et comme renfort relationnel avec les musiciens, une opération de tact et de charme: elle pose même pour certaines pochettes de disques (The 3 Sounds-Moods, 1960). En 1955, Ruth s’installe avec Alfred. Au début des années 1960, Bertha, sa mère, se remarie avec Clyde B. Hayes (dm,p) qui a joué dans le Finney’s Orchestra à partir de 1915.


Ruth organise le stand Blue Note pour l’Exposition universelle (World’s Fair) de New York en 1964-65, et des interviews pour les artistes du label avec Alan Grant (aka Abraham Grochowsky, 1919-2012), animateur des Friday Night Live de WABC Radio pour les «Portraits in Jazz» depuis le Half Note, un club du Village qui sera transféré 55th Street, en activité de 1957 à 1974.

Ruth a beaucoup travaillé dans et avec des clubs et radios tenus par la communauté italienne, à Harlem comme à Greenwich: le Palm Cafe à Harlem est tenu par Ralph Bastone, ami de Duke Ellington, Cab Calloway, Nat King Cole, Charles Honi Coles, Langstone Hughes, Sidney Poitier, Sam Cook, Jimi Hendrix et le staff de l’Apollo; le Savannah Club, seul club afro-américain de Greenwich, était tenu par Joe Schiavone (à ne pas confondre avec Joel Schiavone du Nick’s), l’ami des stars de cinéma comme Esther Williams ou Marlon Brando. Le club était situé 68 West/3e Rue à La Guardia Place. Enfin, le Half Note tenu par la famille Canterino qui se déplaçait toujours en groupe et en voiture, dont Mike, le fils du patron Sonny, avait passé un accord en direct avec John Coltrane, le payant moins car le club n’avait que 115 places mais en échange de l’assurance de jouer douze à quinze semaines par an, un atout pour le saxophoniste voulant s’assurer un espace durable pour créer sa musique. En dehors des communautés afro-américaine et juive, la communauté d'origine italienne est la troisième clé importante de l’histoire du jazz, aussi en raison de sa tradition populaire musicale, théâtrale et de danse, sans reparler des liens historiques du fait de la Prohibition, entre mafia, speakeasies, Crise de 1929 et jazz; les communautés socialement dépréciées se retrouvent entre elles pour vivre et travailler. 

La radio WOV, où Ruth débute, a été achetée à WGL et rebaptisée WOV en 1928 par Giovanni (John) Iraci, un importateur, immigré de Sicile. Après avoir été fermée puis purgée pendant la guerre (l’Italie fasciste étant l’alliée d’Hitler) WOV devient un partenaire de Voice of America, puis créé la première émission privée transnationale en 1948, avec La Grande Famiglia, enregistrée depuis Rome à partir de témoignages de familles italo-américaines recueillis en Italie, et diffusée en italien aux Etats-Unis, le tout financé par la publicité des importations de produits italiens.


1960. Ruth Mason en couverture de l'album The 3 Sounds, Moods, Blue Note 4044



Une fois en couple, Alfred et Ruth vivent à Coliseum Park sur Colombus Circle (52e Rue et Broadway à trois blocs de Carnegie Hall), et regroupe leurs proches sur trois étages: Margarite, la mère d’Alfred au-dessus, au 12
e étage, et les filles de Ruth au-dessous, au 10e étage. Dans cette période de leur vie commune où Alfred dirige encore Blue Note, les nuits d’enregistrements s’enchaînent avec les journées au bureau qui démarrent dès 10h du matin. Puis Alfred va de répétitions en auditions, préparant lui-même ses dossiers de travail: des années de travail intense qui se cumulent avec celles depuis 1939, Ruth réussit à lui imposer dix jours de repos annuels dans leur maison à Martha’s Vineyard, une île paradisiaque en face de Cape Code, MA, qu’ils aimaient aussi pour ses palourdes et ses homards. 

Mais à la suite de la vente de Blue Note à Liberty Records, le couple se marie en 1966. Après le départ en retraite d’Alfred en 1967, en raison de ses problèmes cardiaques, Ruth et Alfred partent s’installer à Cuernavaca au Mexique (cf. Alfred Lion) en gardant une boite postale à New York relevée par Frances, la fille aînée, longtemps secrétaire exécutive chez Blue Note, nommée par Alfred et Francis, avec la responsabilité de déposer les chèques au syndicat local des musiciens dès le lendemain des enregistrements pour qu’ils soient crédités le plus rapidement possible. Cette attention particulière, comme les magnifiques repas servis au bureau lors des enregistrements, les déplacements en taxi chez Rudy Van Gelder dans le New Jersey ou ailleurs, ont largement contribué à la qualité du travail, au respect ressenti par les musiciens, et à l’admiration que la plupart vouaient à Blue Note, Alfred et Francis, mais aussi à Ruth et grâce à elle, une diplomate née. Francis s’occupe de la mère d’Alfred, Margarite, jusqu’à son propre décès en 1971. Alfred –un accord préalable entre les deux amis– demandera à Frances de le faire enterrer à Paramus, NJ, lui-même ne pouvant se déplacer à cause de sa santé. Frances est ensuite allée à Cuernavaca pour faire un compte-rendu minuté de l’enterrement pour Alfred.

Reid Miles, Alfred Lion er Ruth Mason © Alfred Lion, DR, archives Jazz Hot


Reid Miles, Alfred Lion er Ruth Mason
© Alfred Lion, DR, archives Jazz Hot


Après ces six années (1965-1971), moralement difficiles pour Alfred, Ruth reprend des études en psychologie; puis le couple retourne en Californie pour se rapprocher des hôpitaux américains. Elle travaille dans un centre pour seniors à Rancho Bernardo, CA, pour créer des programmes (parfois télévisés) de re-mobilisation à destination des personnes âgées pour les inciter à rester actives. Sa vie durant, Ruth conservera une activité de journaliste de presse écrite communautaire –un héritage de son père qui avait créé un journal– à New York, au Mexique, en Californie et reprend une émission de jazz à la radio de San Diego, son activité de jeunesse. Le couple avoir recommencé les déplacements lors de la réactivation de Blue Note au milieu des années 1980, quand Alfred décède en 1987. Ruth le fait enterrer à Paramus, NJ, aux côtés de Francis: elle a la charge de transmettre à Mosaic qui a entrepris de rééditer les enregistrements Blue Note, la gestion de l’archivage et de la mise à disposition publique des clichés ainsi que des droits concernant les photos de Francis Wolff. Ruth Mason-Lion décède suite à des problèmes de santé le 13 mai 2011 à Las Vegas, NV, et elle est enterrée le 27 mai au Cimetière Roseland Park à Berkley dans la banlieue de Detroit, MI parmi les siens
.

Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,

Jérôme Partage et Yves Sportis
Photos Alfred Lion, DR, archives Jazz Hot
www.immigrantentrepreneurship.org 

© Jazz Hot 2025


SOURCES

Harlem Renaissance, Kennedy Center

Ruth Mason-Lion
Ruth Mason interviewée par la NAMM (National Association of Music Merchants)
https://www.namm.org/library/oral-history/dr-ruth-lion
https://www.dignitymemorial.com/obituaries/las-vegas-nv/aruthia-lion-4681878

Archives Famille Hansbury
- Detroit Public Library: Bertha Hansbury
Lien à connecter manuellement:
https://digitalcollections.detroitpubliclibrary.org/islandora/search/catch_all_fields_
mt%3A%28bertha%20hansbury%29%20OR%20catch_all_fields_et%3A%28bertha%20hansbury%29
- Detroit Historical Society
https://detroithistorical.org/learn/encyclopedia-of-detroit/frederick-avenue-historic-district
- Hilanius Philipps, 1975
https://www.detroityes.com/mb/showthread.php?6858-Detroit-Music-Schools
- Dr. Robert Hansbury Philipps
https://www.youtube.com/channel/UC6fWwQgnud1jhRNvpRQdTRw/discussion?disable_polymer=1


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90 ANS DE 
JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE




DETROIT, Michigan
Un creuset alternatif
Cover image of a pamphlet entitled 'What Caused the Detroit Riot? An Analysis,' by Walter White and Thurgood Marshall. Published by the NAACP, July 1943. Walter P. Reuther Library, Archives of Labor and Urban Affairs, Wayne State University




Cover image of a pamphlet entitled "What Caused the Detroit Riot? An Analysis,"
by Walter White and Thurgood Marshall. Published by the NAACP, July 1943.
Walter P. Reuther Library, Archives of Labor and Urban Affairs, Wayne State University

Faisons en conclusion un focus sur la ville de Detroit qui aille au-delà de la relation transatlantique entre le Greenwich Village de Max Gordon et son Village Vanguard, le New York du Label Blue Note d’Alfred Lion et Francis Wolff, et le Paris des Jazz Hot et Swing de Charles Delaunay. Detroit tient en effet une place à part par l’entremise de Ruth Mason dans cette saga entremêlée de tant de biographies particulières de personnalités engagées, parce que cette ville est elle-même engagée dans la culture afro-américaine, pour l’émancipation, les luttes sociales, les arts et le jazz(13). Sans doute est-ce dû au fait que les abolitionnistes Frederick Douglass et John Brown ont été accueillis le 12 mars 1859, peu avant la Guerre de Sécession-Civil War (1861-1865), par l’abolitionniste local William Webb: il s’agissait de mettre fin à l’esclavage.
Detroit est le cadre de vie et d’éducation de la seconde épouse d’Alfred Lion, Ruth Mason, une conscience sociale et politique, un caractère bien trempé, une intelligence artistique développée sous un beau visage, dans un Detroit, chaudron des luttes contre les injustices accumulées, une histoire où le couple fusionnel Alfred Lion-Ruth Mason a trouvé matière à s'enrichir mutuellement, à approfondir sa réflexion et son action dans le jazz. La mère de Ruth, Bertha, avait déjà fait «le voyage à Berlin» au début du siècle et dirigé des écoles de musiques, reprenant les idées de la Harlem Renaissance pour éduquer les enfants afro-américains en vue de leur émancipation. La ville rebelle des Etats-Unis est aussi une ville-phare des arts et du jazz (Barry Harris, Aretha Franklin et tant d'autres…), au sens culturel en général, la grande musique d'essence afro-américaine qui réunit le spiritual-gospel, le blues, le rhythm and blues, la soul, enfin tout ce background musical d’une richesse infinie sortie de cette «ville contre», et d'abord contre le racisme, l'inégalité, l’injustice, la ségrégation. Sa population, par sa capacité de résistance et de résilience, incarne avec une conviction rare le jazz-musique de libération, une des avancées les plus significatives de la démocratie.





Des élèves devant l'école de Bertha Hansburry
c. années 1930 © Joe Buckner
https://www.detroityes.com/mb/showthread.php?6858-Detroit-Music-Schools

Sur le plan du melting pot local, dès 1825, la première vague d’implantation importante venait des territoires germaniques à l’esprit industrieux, notamment dans le traitement textile du coton. Par la suite, Detroit devient le centre de l’industrie automobile, avec d’un côté, la Detroit Automobile Company/Henry Ford Company (1899-1907, la Ford T sort en octobre 1908), et de l’autre, la fusion concurrentielle General Motors de 1908 à 1920 entre Buick, Cadillac, Oakland-Pontiac, Oldsmobile, Catercar, Elmore, Ewing, Reliance et les équipementiers dont ceux issus du textile, puis Chevrolet; Chrysler sera un nouveau concurrent toujours à Detroit à partir de 1925, parmi beaucoup d’autres, dans cette région sidérurgique très riche grâce aux Grands Lacs et au charbon. Tout ce travail taylorisé permettait de réaliser des profits hors normes, dans la course maltraitante des Temps Modernes, avec une consommation frelatée car les plus faibles étaient prêts à tout pour fuir la ségrégation des Etats du Sud: cette combinaison de facteurs génèrent de véritables migrations-concentrations de populations pauvres qui prendront de plein fouet la crise de 1929. Les tensions montent encore avec un Henry Ford, adepte des méthodes du travail à chaîne, allié de la première heure du parti nazi allemand, ce dont il ne se cache pas.


Bertha Hansbury
c. années 1920 © photo X
https://www.detroityes.com/mb/showthread.php?6858-Detroit-Music-Schools

Detroit est une ville dure et résistante. Il y avait déjà eu des émeutes en 1833 alors que des citoyens afro-américains de Detroit étaient inquiétés pour avoir aidé le couple Blackburns, des esclaves en fuite, à passer au Canada. C’est le point de départ de l’obsession de libération de cette ville, du mouvement pour l’abolitionnisme jusqu'au mouvement des droits civiques dans la deuxième partie du XXe siècle, avec de nombreuses étapes: les émeutes en 1925, la Crise de 1929, les manifestations de 1935 contre l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste, en 1936 dans le soutien à la République espagnole pendant la Guerre d’Espagne menée par les fascistes et les nazis: la Brigade intercommunautaire Abraham Lincoln était commandée par Oliver Law, un Afro-Américain mort pour la République espagnole. Les médailles d’or de l’athlète Jesse Owens aux Jeux Olympiques de 1936, véritable camouflet pour le Berlin nazi, ont certainement trouvé leur source dans la «Motor Town». Jesse Owens habite en effet Detroit et, dans les années quarante, il travaille chez Ford Motor Company. Les émeutes de juin 1943 sont parmi les plus célèbres de la ville, à cause du refus de la mixité des emplois sur les chaînes de montage notamment chez Packard. Il y a aussi le premier discours important du 28 février 1954 de Martin Luther King, Jr.à l’église baptiste du Révérend C.L. Franklin, le père d’Aretha. Chez les Franklin viennent, aussi pour discuter, cuisiner et chanter, Mahalia Jackson et Clara Ward entre autres; c’est aussi à Detroit que le premier discours «I Have a Dream» de Martin Luther King, Jr., du 23 juin 1963, également organisé par le Révérend C.L. Franklin, sera «rodé» deux mois avant la marche sur Washington, DC, le 28 août suivant; c’est encore à Detroit qu’ont lieu les émeutes de 1967parmi les autres grandes révoltes d'une Amérique qui n'en finit pas avec son racisme endémique.

La ville rebelle subit ensuite, comme toutes les villes rebelles du monde punies par le pouvoir central, une longue descente aux enfers jusqu’à sa faillite officiellement prononcée en 2018, à la suite d’un savant tour de passe-passe politico-financier ayant consisté à faire cotiser des personnes dans des fonds de pensions locaux prêteurs d’une municipalité surendettée: les corruptions accumulées depuis 1960 (début du déclin de la Motor Town) ont fait les poches des habitants historiques devenus des retraités sans pension, et les habitations ont été vidées de leurs habitants endettés. Le travail dans les usines a été réduit à peu d’emplois très qualifiés avec la robotisation: près de 90% du foncier de la ville est sinistré, mis en friches, par les faillites d'entreprises et les expropriations bancaires à la suite de la nouvelle crise financière de 2007. Si Motown, le célèbre label est parti pour Los Angeles en 1971, au tournant du millénaire, dernier signe de la vitalité culturelle de cette ville originale, l’héritière philanthrope –et pianiste– Gretchen Carhartt Valade (1925-2022) de la marque prospère de vêtements de travail Carhartt(14), a permis la création du label Mack Avenue et sauvé le Festival de Detroit en 2006.

Autant dire que Detroit a été le laboratoire expérimental de confrontations très hot et répétées entre liberté et répression tout au long de son histoire. Si on rajoute l’apport de l’immigration juive chassée des territoires allemands dès la fin du XVIIIsiècle, renforcée par les lois racistes de 1830, et les voyages universitaires des Afro-Américains à Berlin (notamment en musique) au tournant du XXsiècle, au moment où Berlin est la ville la plus libre pour les Allemands juifs qui y développent des idées politiques d’émancipation sociale, par l’éducation, la recherche et l’industrie, on comprend pourquoi le projet de la Harlem Renaissance du «New Negro» d’Alain LeRoy Locke, W.E.B. Du Bois, Zora Neale Hurston, Langstone Hughes, de l’émancipation par l’éducation qui s’enracine dans toutes les grandes villes américaines, vient se calquer sur celui du «nouveau juif», concomitant, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, dont Max Gordon, Herbert Jacoby, Alfred Lion et Francis Wolff sont les enfants.

Ces migrations et ces rencontres entre populations chassées-ségréguées-ostracisées, leur besoin d'expression, de liberté comme de dignité-égalité, constituent un fondement essentiel de nombreuses créations artistiques traversées par ces problématiques transatlantiques, comme il en existe de nombreux exemples parmi les producteurs du jazz (Milt Gabler, Norman Granz, les frères Chess, etc.), les auteurs des standards américains (Irving Berlin, 
les frères Gershwin, etc.), dans le cinéma américain de l'entre deux guerres avec de nombreux réalisateurs exceptionnels (Fritz Lang, Ernst Lubitsch, Marx Brothers, Billy Wilder, Joseph L. et Herman J. Mankiewicz, etc.). Comme le rappelle l'écrivain-journaliste-cinéaste Hugo Bettauer, viennois, juif converti pour contourner le racisme, devenu américain et faisant la navette entre l'Europe et les Etats-Unis entre les années 1890 et 1920 (assassiné en 1925 à Vienne par un nazi, et dont le fils périra à Auschwitz): sa nouvelle Das Blaue Mal/La Marque Bleue: le roman d’un paria/The Blue Stain (Vienne Gloriette-Verlag 1922) raconte à la manière de la Harlem Renaissance, l’histoire d’un orphelin, Carlo, né d’un couple mixte entre la Géorgie, l’Alabama et Vienne. On peut encore évoquer la co-production entre Langston Hughes et Hanns Eisler, le rapprochement Kurt Weill-Louis Armstrong-Lotte Lenya… La liste de ces «intelligences» fertiles est sans fin.

Toutes ces rencontres improbables ont été le terreau de la création la plus originale et la plus riche du XXe siècle, qu'elle symbolise à bien des égards sur le plan culturel et notamment dans sa recherche de démocratie: un art élaboré librement par des individus et des collectifs en dehors et contre les pouvoirs, une expression véritablement alternative. C’est une sublimation artistique de la culture populaire dans la forme la plus sophistiquée dont la sincérité est le ciment. L’aventure commune des Max Gordon, Herbert Jacoby, Lorraine Gordon, Alfred Lion, Max Margulis, Emanuel Eisenberg, Francis Wolff, Ruth Mason et, au-delà de l'Atlantique de Charles Delaunay, à la rencontre de l'expression populaire afro-américaine, est emblématique de l'aventure du jazz. Le jazz de culture, d'essence afro-américaine, est une partie de cette histoire culturelle transatlantique, sans aucun doute sa forme la plus aboutie –le jazz a donné un nombre incalculable de vrais artistes de génie– et la plus étonnante quand on garde en tête ce qu'il a fallu d’alchimie humaine, de courage, d'imagination, de travail, de volonté et d’événements de l'histoire depuis les navires du commerce triangulaire, les champs de coton, l'esclavage, le racisme de l'Amérique et depuis les ghettos et l'antisémitisme millénaire européen, pour parvenir à cette synthèse artistique et humaine communiquée avec tant de générosité au monde, rendue possible par un dépassement collectif. Même si ce monde, au XXIe siècle, n'en tire aujourd'hui plus aucun enseignement pour son avenir, celui de l'art comme de l'humanité, car les hommes, les femmes, les artistes et les producteurs de cette aventure, comme les interstices de liberté indispensables ont disparu.

Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis
Images extraites de https://www.detroityes.com/mb/showthread.php?6858-Detroit-Music-Schools
avec nos remerciements

© Jazz Hot 2025

13. Cf. «Les artistes de Detroit et Jazz Hot» dans l’interview de Kirk Lightsey (Jazz Hot 2022).

14.C'est une des usines de coton historique, née en 1889 à Detroit, aujourd’hui déplacée à Dearborn, ville natale d’Henry Ford et des chaînes industrielles de la Ford T.

Livres:
Jazz From Detroit, Mark Stryker, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2019 (cf. Jazz Hot 2020): 
Ce livre permet d’observer qu’après le départ du couple Alfred Lion-Ruth Mason de Blue Note en 1967, les artistes de Detroit, et pas seulement, ont commencé créer des coopératives de production de disques telles que Strata Corporation.
Before Motown: A History of Jazz in Detroit, 1920-1960de Lars Bjorn et Jim Gallert, University of Michigan Press, 2001

Histoire:
A Detroit Connection: When Frederick Douglass met John Brown, A Healthier Michigan
https://www.ahealthiermichigan.org/2019/02/20/when-frederick-douglass-met-john-brown-in-detroit
Detroit Historical Society
https://detroithistorical.org/learn/timeline-detroit/french-detroit-1700-1760

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