
90 ANS DE JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE
L’histoire très jazz & politique d’un collectif artistique épris de liberté
LE NOUVEAU MONDE DES
Max GORDON, Herbert JACOBY, Barney JOSEPHSON,
Philippe STEIN, Lorraine GORDON, Ralph BERTON,
Alfred LION, Francis WOLFF, Max MARGULIS,
Emanuel EISENBERG, Ruth MASON…
1935-1940 par Ross Russell. «C’est très précisément en 1935 que j'entendis pour la première fois un grand musicien de jazz. Le cabaret s'appelait "The Famous Door", une piètre réplique de celui de la 52e Rue de New York. Durant toute une semaine la marquise du club annonça en grands caractères: FATS WALLER DIRECTEMENT DE NEW YORK. Notre trio d'amis (Marvin Freeman, Campbell Holmes et Ross Russell) constituait tout ce que Los Angeles comptait d'amateurs de jazz. […] Evidemment il faut bien reconnaître que nous n'étions pour rien dans cette découverte. La reconnaissance de la musique de jazz américaine comme une forme d'art valable commença en Europe au début des années 30. […] Les quelques amateurs du jazz éparpillés aux Etats-Unis possédaient tous les indispensables: Le Jazz Hot d'Hugues, la première étude critique et la Hot Discography de Charles Delaunay avec la liste des témoignages musicaux que sont les disques.
Les amateurs commencèrent à "chasser" les disques visitant les antiquaires et les brocanteurs comme les magasins de récupération de l'Armée du Salut. A Chicago, les amateurs se partagèrent le ghetto afro-américain de la ville et commencèrent à frapper systématiquement à toutes les portes. Comme vous l'imaginez, la récolte fut d'une exceptionnelle richesse parce que les Noirs achetaient tous les disques de Bessie Smith et Louis Armstrong alors qu'on ne trouvait chez les Blancs que des Guy Lombardo ou des Vincent Lopez. Campbell Holmes, qui connaissait le français, s'était abonné à "Jazz Hot", c'était l'un des évènements majeurs du mois. Nous avions tous adhéré à la Hot Records Society fondée à New York par Steve Smith, un artiste connu, et Bill Russell, lui-même musicien et compositeur.[…] De petits groupes d'amateurs se constituaient dans les grandes villes: George Hoeffer, E.B. Sullivan et Frank Lyons à Chicago; Dan Qualey, Bruce Mitchell, John Hammond et Alfred Lion à New York; et notre groupe à Los Angeles.[…] Tout cela ressemblait fort à une organisation politique clandestine, un peu comme les anarchistes russes réfugiés en Europe après l'échec de la révolution de 1905. […] A l'approche des années 40, une certaine prise de conscience nationale se manifesta en faveur du jazz. Cela se produisit avec une surprenante soudaineté, comme une averse de printemps.» Extraits de «Naissance d'une Mystique», un article de Ross Russell (le fondateur du label Dial et le biographe de Charlie Parker) paru dans Jazz Hot n°314, 1975, que nous vous invitons vivement à retrouver en entier pour son récit de la naissance du jazz dans la communauté euro-américaine. Le jazz était déjà présent par le disque, et d'abord la culture, dans la communauté afro-américaine, comme il le dit. Signalons également que Bill (William) Russell, sans parenté avec Ross, écrivait également dans Jazz Hot avant-guerre dans les n°25-26, et que Ross Russell envoyait déjà une photo à Jazz Hot (où il est présent parmi les musiciens) dans ce numéro 26 d'avant-guerre.
«Yes the strong seem to get more, While the weak ones fade»
«Oui, les forts semblent profiter, Quand les pauvres s’affaiblissent»
in «God Bless the Child», chanson de Billie Holiday et Arthur Herzog Jr. (1939)
propos de Blue Note, comme à propos du Village Vanguard, dont les parcours sont intimement mêlés, il ne s'agit pas ici de faire un récit détaillé ou un résumé condensé, que ce soit pour les artistes qui y ont joué pour l'un ou qui y ont enregistré pour l'autre. Ils sont innombrables, et cela figure dans des ouvrages, des discographies que nous signalons, et qui fixent une partie de la mémoire d’une histoire partiellement évanouie. Il s'agit pour nous d’apporter ou souligner certains commentaires, la plupart du temps absents des études sur le jazz, à cette époque et encore plus aujourd'hui, sur les rencontres, le contexte social à même de mieux percevoir les dynamiques politiques et les fondements forcément philosophiques d'une telle aventure collective menée par des individus libres. L'appareil documentaire sert à guider les lecteurs qui veulent approfondir cette histoire du XXe siècle à nulle autre pareille, notamment la production artistique qui est ressortie de ce collectif informel d'individus les plus divers, aux forts caractères, qu’ils soient artistes ou «metteurs en scène», mais ô combien politique et solidaire au cœur de la grande aventure du jazz. Les lecteurs pourront ainsi enrichir leur écoute de la dimension humaine, exceptionnelle –indispensable– qui a rendu possible un tel siècle artistique, celui du jazz. Blue Note comme le Village Vanguard n'en sont qu'une partie, l'une des plus brillantes, et le jazz a aussi d'autres racines, d'autres histoires et d'autres ramifications dans la grande histoire culturelle afro-américaine, dans ses villes, ses campagnes et ses extensions parfois hors des Etats-Unis d'Amérique (USA), comme en atteste la musique de Django Reinhardt. Nous sommes donc loin d'épuiser le sujet, mais simplement d'ouvrir une voie pour une compréhension profonde des ressorts de l'histoire de l'art, et spécialement du jazz au XXe siècle, qui était beaucoup plus qu'un simple assemblage de notes, une musique ludique de distraction, voire une musique de techniciens, un métier. Les artistes du jazz, comme les producteurs du jazz auxquels nous nous intéressons ici, sur scène ou sur disques, parfois les deux dans le cas de Norman Granz ou Milt Gabler, entre autres, ont fait preuve d'une énergie, d'une imagination et d'un courage sans limite, sans oublier la sincérité et la conviction de leur action jusque dans leur capacité à créer une économie indépendante au service de l’expression libre parce qu’émancipatrice de l'Afro-Amérique. C'est ce qui a permis à cette musique de développer avec une liberté réelle, malgré le contexte social raciste et ségrégatif, son caractère hot, authentique, que les fondateurs de Jazz Hot, Charles Delaunay et Hugues Panassié entre autres, avaient discerné –même si leur perception du pourquoi et donc du comment est différente– quelques mois et années avant cette magnifique odyssée que constituent le Village Vanguard et Blue Note Records, deux belles histoires de la vie du jazz à New York qu'il est difficile de dissocier si on veut approcher la réalité complexe à l'origine de la légende du jazz au XXe siècle. La comparaison de cet environnement du jazz avec celui du XXIe siècle est douloureuse et permet de sentir, sans autre diagnostic, la situation délétère du jazz et de l'art aujourd'hui…
Dossier conçu et réalisé par
Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis,
Jérôme Partage et Yves Sportis
Photos Raymond Ross Archives-CTSIMAGES, Christian Ducasse
Archives Jazz Hot
Autres Images extraites d'internet et crédits selon les photos
avec nos remerciements
© Jazz Hot 2025
New York, Paris, New York!
Pour les 90 ans de Jazz Hot, nous avons voulu revenir sur ce qu’il se passait à New York quand Jazz Hot n°1, daté de mars 1935, paraît fin février avec un concert de lancement programmant Coleman Hawkins, Arthur Briggs et le Quintette du Hot Club de France le 23 février 1935.
Jazz Hot a été imaginé en bilingue français/anglais, une vraie révolution pour cette époque, afin de faciliter le flux d’informations entre les deux rives de l’Atlantique. Quels liens culturels, artistiques, philosophiques si profonds unissent les Etats-Unis et notamment l’Afro-Amérique avec la France, pour que la pratique sociale du jazz joué, chanté, dansé, costumé, prié, cuisiné, fêté, dessiné, peint, filmé, écrit, poétisé, une pratique marginalisée par la ségrégation, le mépris, la violence, et étiquetée comme «folklore» dans sa terre natale, soit reconnue et érigée en art populaire authentique et savant à Paris?
Affiche concert inaugural de Jazz Hot avec Coleman Hawkins (dessin de Charles Delaunay) du 23 février 1935
Quinze ans après la Première Guerre mondiale, les plaies du conflit puis de la Grande Dépression ont suffisamment ébranlé la France pour la faire réfléchir autrement: les rescapés et témoins de ces drames cherchent dans l'expression alternative du jazz à retrouver un sens à la vie: à comprendre davantage que l’éternel entre soi étriqué et superficiel des apparences mondaines; à s’ouvrir pour percevoir une émotion directe et authentique par l’écoute; à abandonner les préjugés racistes. Pour passer de l’art académique, codifié et figé, à l’art réel vivant, ces «camarades» font de l’écoute collective des hot clubs, un mode d’organisation proche des partis et syndicats revendiquant droits et libertés. L’époque a aussi faim de sincérité, loin des manœuvres de pouvoir qui ont amené la planète à sa perte, faim d’alternatives en expressions artistiques, en idées qui concernent les gens. Le jazz est une expérience instantanée partagée du vécu, comme le théâtre, la danse, le chant, le cinéma naissant: d’où le rapprochement naturel entre art et politique dans un moment de solidarité pour gagner, protéger une vie simple et digne dans la paix.

Couverture de Miroir du Monde n°327 du 6 juin 1936,
un bal dans une usine occupée
En France, les affrontements politiques sont tous azimuts, de l’amélioration des conditions de vie aux soutiens à l’international. Harlem aussi se mobilise pour la défense de l’Ethiopie contre Mussolini et, en 1936, Paul Robeson et la Brigade internationale Abraham Lincoln intégrée se portent aux côtés des républicains espagnols. Car depuis 1918, les soldats afro-américains se sont vus comme des libérateurs dans les yeux des Français: une révélation! Eugene Bullard l’a même compris dès 1914, se battant au sein de la Légion étrangère puis de l’armée française pendant la guerre, et s’installant dans ce IXe arrondissement de Paris, berceau du jazz et de Jazz Hot, près de St-Lazare, la gare des paquebots transatlantiques qui arrivent du Havre. A partir de l’automne 1937, le vent politique tourne dangereusement en Europe, voyant le nombre des départs vers l’Amérique s’intensifier (cf. Herbert Jacoby).
A New York, de Harlem à Greenwich Village, les réseaux d’arts et philosophiques mûrissent dès les années 1920 le concept du Café Society –héritier du café parisien de la Révolution Française rebaptisé café bohème partout dans l’Europe des révolutions du XIXe siècle–, des lieux de rencontres d’artistes et d’idées avant-gardistes pour pousser l’Amérique ségréguée vers plus d’humanisme, de justice et moins de violence raciste. Evidemment, le jazz y trouve instantanément sa place, les lieux de musique étant déjà nombreux. Aux Etats-Unis, l’entre-deux-guerres mondiales creuse davantage le fossé entre deux philosophies: celle du rapport de domination en vigueur, et celle née du siècle des Lumières et de 1789, son exact opposé! D’un côté, les fascismes et racismes (sexe, ethnie, religion, couleur…) d’Etat, idéologiquement codifiés dans la loi (Allemagne, Espagne, Italie, Japon, Europe en général…), sous-tendus par les spoliations, prédations effectives (territoires, biens, savoirs), destructions (autodafés, accaparement privés ou d'état) de l’autre, le phare de la fraternité qui scintille en échos du passé toujours vivace dans la Ville Lumière depuis plus d’un siècle de révolutions.
Un projet se développe outre-Atlantique, triomphant depuis la Seconde Guerre, fondé sur la concurrence, à même de justifier l'injustifiable (racisme, inégalités abyssales…): celui du rêve américain d’une prétendue liberté sans limite, sans égalité, sans contrat social, de la concurrence par le dollar et du droit du plus fort, dans une version perverse de la loi de la jungle qui fait la chasse aux différences, dans les arts comme en politique: contre les minorités, les faibles, les alternatives (anarchistes dès 1890, communistes après la Révolution de 1917, droits civils, égalité des sexes…). En fait, ce rêve américain est une réponse de «faux monnayeurs» à toutes ces nouvelles façons de penser qui vont en faire naître d’autres, souvent à travers des personnalités fortes comme Alain LeRoy Locke (1885-1954), James Baldwin et Martin Luther King, Jr. à partir des années 1950. Ces alternatives se manifestent aussi dans les réponses artistiques, la littérature, la peinture et surtout la musique, le jazz qui a concentré et condensé l'autre rêve américain, le vrai, né au XVIIIe siècle du Siècle des Lumières d'une société démocratique avec un contrat social, à l'origine –rappelons-le– de la constitution américaine.
La construction d'une société raciste fondée sur l'esclavage pendant plus de trois siècles, ajoutée au sexisme millénaire et à l’exploitation taylorisée qui remplace l’esclavage, sans supprimer la ségrégation, dans la course des profiteurs, va agir, non sans résistances, comme un poison sur la société des déshérités américains, renforçant les frontières invisibles entre pauvres (communautarisme). Dans un pays où la population dominante ou dominée, en dehors des Amérindiens, n’a pas de légitimité par antériorité, se créent, face aux abus des dominants, par réaction de survie plus que par conscience politique, des alliances, intuitives souvent mais parfois conscientes, entre natifs afro-américains et immigrants, juifs souvent, italiens parfois, notamment dans les arts populaires méprisés et ignorés par une aristocratie financière de nouveaux riches soucieuse de respectabilité bourgeoise et corsetée dans un académisme singé sur la société dominante européenne. L'arrogance, ne pouvant être de naissance, se matérialise dans le dollar, un idéal quasi religieux qui a fini par convaincre et conquérir le reste de la planète au XXIe Siècle.
Cette alliance entre minorités, un maillage résistant qui a pu se constituer dans la période chaotique de la création de la nation américaine, provoque la colère des dominants parfois déstabilisés par ces mutations imprévues, par leur soif sans limite de toute puissance, à l'origine d’alliances irrationnelles et sournoises comme celle qui unirait riches et pauvres dans le racisme et l'exclusion sous toutes ses formes. L’ambiance –une chape de plomb et de peurs– est par moments explosive avec les contestations sociales et politiques du partage économique inégal des profits, y compris ceux de guerre pourtant payés par le sang de tous. Ni la Constitution des Etats-Unis des Pères Fondateurs(1), ni la promesse de la Statue de la Liberté («Donnez-moi vos pauvres») n’arrivent à masquer que la liberté n'existe en fait que pour la frange de ceux qui ont réussi à accaparer le pouvoir et à amasser les dollars au-delà de toute décence et de toute rationalité. Ce rêve américain frelaté malgré une guerre civile (Guerre de Sécession, 1861-65) a été imaginé et mis en théâtre musical dans Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagonny de Kurt Weill/Bertolt Brecht, en Allemagne dès 1927(2), puis aux Etats-Unis dans Knickerbocker Holiday (Kurt Weill/Maxwell Anderson, 1938(3) ou dans le film Great Guy (Ennemis publics, John G. Blystone, 1936).
Dans ce chaos politique interne et international, les années folles cohabitent avec une éclosion artistique et technologique effrénée. Le jazz, Les Temps modernes de Charlot ou les Jazz Hot de Kupka sont des œuvres qui subliment leur temps: l'effervescence des cerveaux, des idées en particulier au sein des peuples, le mouvement, comme l’impressionnisme cherche à capter la lumière au tournant des XIXe-XXe siècles; les artistes d'essence populaire étant, comme toujours et partout, les révélateurs, les marqueurs profonds de leur époque, de l'état d’ouverture des sociétés.
Série Jazz Hot de František Kupka (1935), www.centrepompidou.fr et www.artnet.fr, avec nos remerciements(6)
Lors de cette accélération des tensions, que se passe-t-il à New York? La dernière semaine de février 1935, quand est publié le numéro 1 de la revue Jazz Hot, Max Gordon ouvre le Village Vanguard, le 28 février 1935 précisément. Nous n'allons pas raconter le détail de la vie de Max Gordon et du Village Vanguard (il existe une autobiographie et des témoignages, cf. l'ensemble de ce dossier), mais plutôt essayer de reconstituer les dynamiques de cette époque à travers l'action conjuguée de tempéraments étonnants par la profondeur et l'ampleur de leur engagement, connus et moins connus, de ce qui est pourtant à la base de la légende du jazz. Toutes comportent un fondement bien réel et une dimension rêvée, un idéal, et c'est ce qui a permis à cette grande histoire d'un petit siècle de prendre une telle ampleur. Les portraits que vous allez lire successivement permettent de mieux appréhender une partie de l'explication d'une telle excellence artistique dans le jazz, dans son développement, dans son expression, dans la place qu'un art, musical, peut occuper dans l'alternative d'une société, même si cette approche n'a pas eu d'issue positive au XXIe siècle. Combinés avec les vécus des grands artistes que vous croisez, depuis 90 ans cette année, dans la revue Jazz Hot, à travers les biographies, les interviews, et que vous avez écoutés, parfois des milliers de fois, sur disques ou en live, sur les scènes, cette évocation de grands acteurs du jazz permet de donner à notre compréhension beaucoup plus de nuances, de finesse, de relativité pour aborder un art aussi complexe et sans limite que le jazz, qui a été le cœur d'une alternative humaine, pour la société américaine mais pas seulement car il a irradié bien au-delà des frontières.
Même s'il a existé dans le jazz des personnes qui ont perverti parfois leur pratique artistique et leur action pour obéir à la corruption ambiante de la société par les pouvoirs, abusifs à des degrés divers, l'essentiel de ce qui compte dans le jazz et ce qui en reste au XXIe siècle, on le doit à l'exceptionnelle honnêteté artistique de nombre de ses participants qui ont longtemps préservé et transmis, non seulement leur musique sur le plan technique et sonore, mais aussi, fondamental et indissociable, l'état d'esprit (spirit of jazz) indispensable à la création dans cet art né du dépassement des conditions de vie. C'est ce caractère hot (authentique) qui enrichit le titre de notre revue. Tout au long de son chemin, le jazz a influé sur les autres expressions: la peinture, l’écriture, la danse, le théâtre, la production discographique, le cinéma, la photo, le graphisme, etc., sur l'ensemble de la société. Par sa dynamique alternative de tradition orale, il oriente même les autres traditions musicales comme la musique tsigane. Le jazz secoue les systèmes, interpelle y compris les musiciens classiques, sortant la musique de sa gangue rigide pour lui donner les reliefs et les volumes du vécu de la rue. Il va insuffler une grande bouffée d’oxygène contribuant à d’autres libérations après 1918 comme après 1945 en Europe et dans le monde entier. En cela, la chanson de Billie Holiday citée en ouverture est une trace de cette prise de conscience afro-américaine qui, pour être artistique, n’en est pas moins un socle philosophique pour se garantir des pouvoirs et des modes. Par ses coups d’air généreux et frais après le feu des guerres du XXe siècle, le jazz a fait plus que sa part pour ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur la condition humaine, sur la place de l’art comme pratique populaire faisant avancer la démocratie; et ses acteurs, directs et collatéraux, se sont réellement dépassés au XXe siècle pour éviter la complaisance, la compromission, la corruption de leur art-expression, sans considération d’intérêt économique souvent, en prenant aussi des risques, même quand il a fallu vivre ou survivre.
Le jazz a contribué à la mise en œuvre de la démocratie par sa pratique formelle du collectif en live qu’il illustre si bien: les succès précoces, de Broadway à Hollywood, des troupes itinérantes pour Porgy and Bess avant-guerre ou de Stormy Weather en 1943, les organisations associatives ou communautaires jusqu'à l'AACM, Sun Ra, d'incroyables histoires de formations du duo jusqu'aux big bands sur des décennies (Duke Ellington, Count Basie, Sun Ra Arkestra, Vanguard Jazz Orchestra de Thad Jones/Mel Lewis…, Charles Mingus Orchestra…), sont la marque d’excellence de ces milliers de collectifs qui compensent les manques relationnels, matériels et financiers, par l’imagination, l’entraide, l’émulation, l'exigence, la volonté, les clés de l’émancipation. Il a aussi fallu des producteurs de spectacles aventureux, anticonformistes et dénicheurs, des techniciens marginaux souvent autodidactes-défricheurs de solutions, un public d'amateurs exigeants qui soutient ses artistes par besoin vital(4), de nouvelles pratiques journalistiques, des mécènes soucieux d'art et pas de spéculation, des critiques qui analysent sans être inféodés ou complaisants, sans souci de leur propre survie, sans préjugés, comme Ernest Ansermet dès 1919(5). Même si sur ce chapitre du «journalisme» du jazz, la liberté d'esprit, la sensibilité et l'honnêteté n'ont pas toujours été à la hauteur de l’art.
Bien sûr, aujourd'hui au XXIe siècle, le constat de ce qui reste du jazz n'est pas particulièrement gratifiant: la société de consommation, le bourrage de crâne TV-publicité-internet-portables, l’industrie musicale, ont balayé cet espace, unique, de liberté, d'indépendance, que le jazz avait inventé à partir de l'expression orale, musicale, comme la commedia dell’arte l’avait fait pour le théâtre et la renaissance des idées. Bien sûr, la puissance financière et le tournant futile et consommateur des années 1950-60 ont commencé à laminer cet écosystème, vivant et libre. Il reste cependant la mémoire de cette histoire qui s’est effilochée jusqu'à l'an 2000. C'est aujourd'hui ce que nous devons transmettre –pour les amateurs sincèrement dans l'esprit du jazz à quelque titre que ce soit–, pas pour demain ou pour le XXIe siècle, mais peut-être pour d'autres siècles et d'autres populations qui seront à même de se saisir de cette expérience de vie, le jazz, riche de tant de génie(s) artistique(s) émanant d'une aussi petite communauté d’où ont émergé des milliers d'artistes créatifs et de ceux qui l'ont accompagnée, de ces histoires de Charles Delaunay, d'Alfred Lion, de Max Gordon, de Norman Granz, des frères Chess et quelques autres qui ont un jour permis à cette légende de naître et d'exister au XXe siècle, envers et contre tout ou presque au regard des forces en présence…
Le petit monde des Max Gordon, Alfred Lion et leurs ami(e)s est rempli de ces personnalités issues d’évolutions géopolitiques complexes, un maillage informel et agile pour survivre dans ce Nouveau Monde qui promettait d’en finir avec les archaïsmes et les privilèges du Vieux Continent. Les Afro-Américains, mis en esclavage puis ségrégués, parfois lynchés dans leur pays, ont créé et offert leur proposition alternative, généreuse et pacifique, qu'on l'appelle le jazz, le blues ou la musique populaire afro-américaine, un message reçu un temps trop court tout autour de la planète. C’est une expression qui porte en elle, dans sa forme comme dans son fond, le réel et son dépassement philosophique d'utopie sociale et politique. Cette musique des deux Libérations prend alors toute sa place dans la réflexion universelle comme toute odyssée risquée et démesurée pour ceux qui, au ban de la société, luttent pour le bien-être collectif.
Série Jitterbugs de William H. Johnson(1940-42), https://americanart.si.edu, avec nos remerciements(6)
Partons à la rencontre de quelques-uns de ces aventuriers de l’humanisme d'après la Grande Guerre, quand le jazz, du fait même des conditions socio-historiques de son émergence, reprit à son compte l’étendard universel de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et de la justice, planté par le Siècle des Lumières, non seulement dans la patrie où le jazz est né, réactivé par La Harlem Renaissance puis par Martin Luther King, Jr., mais aussi en France, où les artistes du jazz sont venus chercher la reconnaissance universelle autant que leur dignité retrouvée, dès les années 1920-1930 à Paris, et l'ont obtenue, ouvrant une voie pour y parvenir aussi dans leur pays de naissance.
1. «Nous, le Peuple des Etats-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d'Amérique.», article 4, 4 mars 1789.
2. Dont le thème «Alabama Song»
4. La dévitalisation du public et donc la disparition d'un public de jazz au XXIe siècle, amorcées dès les années 1960 sous la pression de la société de consommation de masse, expliquent entre autres l'impasse actuelle du jazz.
5. Rubrique Jazz Hot Story, Vous avez dit Jazz?
6. Sources images František Kupka:
Sources images William H. Johnson
|