Jazz Hot: Votre
prénom, Tchavolo, signifie «garçon» en romani. Est-ce un prénom traditionnel?
Tchavolo Schmitt:
Il veut dire «garçon» ou «homme». Il y a eu un Tchavolo dans ma famille, un
neveu de ma défunte mère, mais c’est un prénom très rare. Chez nous, on donne
des prénoms d’oiseau, d’arbre, de fruit; comme les Indiens. Sinon, il y a un
autre Tchavolo dans le Sud: Tchavolo Hassan, un bon guitariste d’ailleurs…
Vos parents étaient
musiciens…
Ma mère jouait de la guitare et mon père du violon, de la
guitare, du piano, de la harpe –je me souviens qu’il avait une petite harpe à
la maison– et de la contrebasse; il touchait à tout; il jouait en famille, dans
les bistrots. Il a joué avec Django quand il venait rendre visite à la famille, puisque ma mère était d’une famille cousine, les Weiss. A table, il y avait de
quoi manger, de quoi boire et la musique avec! A côté de ça, mon père avait un
stand de rempailleur de chaises: c’est un vieux métier chez les Manouches. Mon
père était un Gitan du Sud, il en avait l’accent; mais il parlait parfaitement le manouche,
comme toute la famille, et, à 6 ans, j’ai commencé à jouer de la guitare. Je regardais
faire ma mère, et j’essayais de l’imiter; ça s’est passé comme ça. Il y avait
tout le temps de la musique à la maison; mes sœurs, mes frères et surtout mes
oncles, les frères de Mama… guitaristes, violonistes, contrebassistes… Enfant,
j’ai entendu la musique de Django bien sûr, mais aussi Armstrong, Ellington et
plein d’autres orchestres.
Tchavolo Schmitt (g), Edouard Pennes (b), Duc des Lombards, Paris, 7 juin 2023 © Jérôme Partage
Ces aînés qui vous
entouraient ont tous participé à votre apprentissage?
Chez nous, on n’apprend pas aux enfants. On te dit juste: «Tiens, prends la guitare et joue!». Et
après, tu aimes ou tu n’aimes pas ça… Mais on te laisse faire. Tu regardes, tu
fais pareil, et
alors là, ils sont heureux.
Votre frère, Gogo
Berbedes(1), avec lequel vous avez joué, était également
guitariste…
Nous étions trois filles et trois garçons: tout le monde
était musicien. Mes sœurs jouaient de la guitare et chantaient, comme Mama. Mon
frère Gogo porte le nom de mon père, Berbedes, et moi celui de ma mère, Schmitt, mais nous avons les mêmes parents.
Votre famille était
sédentarisée à Paris?
Oui, mais ça n'a pas duré longtemps. Nous vivions en caravane sur la
Zone(2), et nous n’allions pas tellement à l’école. J’ai même connu, quand j’étais
petit, les caravanes à chevaux: on dormait dans le foin sous la caravane.
C’était à l’ancienne, mais c’était un régal! J’ai bien connu la Porte de
Montreuil. Vers 12 ans, je jouais là dans un bistrot avec mon frère Gogo. Un
monsieur très gentil est entré et nous a proposé de venir le voir à son stand
d’armurerie sur le marché aux puces: je ne savais pas ce que c’était; quand il
m’a expliqué, ça m’a fait froid dans le dos… D’un autre côté, je me suis dit
que s’il avait le droit de le faire, c’est qu’il n’y avait pas de danger. Mon
frère avait un rendez-vous, il n’est pas venu avec moi. J’ai donc donné une
représentation, à côté de son stand, devant les gens qui passaient. Et là, un
jeune homme s’est arrêté et m’a dit: «Ce
serait bien que tu viennes avec moi.» Mama m’avait mis en garde contre ça, mais je voyais bien que c’était un Manouche, et l’armurier m’a dit que je
pouvais y aller. Je l’ai suivi jusqu’à sa caravane où il y avait toute sa
famille. Il m'a dit: «Fais
nous plaisir, joue-nous un morceau!» J'ai fait quelques accords. Cet homme,
c’était Babik Reinhardt, le fils de Django! En fait, nous étions voisins dans
la Zone. Il y avait aussi la mère de Babik, Naguine(3).
Tout ça, c’est de la famille, ce sont des cousins!
Quand avez-vous donné
votre premier concert?
A 12-13 ans, j’ai joué au Palais de Chaillot avec Gogo. On
m’avait expliqué que dans cet endroit s’étaient produits Duke Ellington, Erroll
Garner, Ella Fitzgerald: ça m’a fait une sacrée impression! Un peu plus tard, j’ai
accompagné Lousson Reinhardt(4), le
fils aîné de Django, à Saint-Germain-des-Prés.
Ensuite, vous êtes
parti à Strasbourg avec votre famille, qui en est originaire, avant de revenir
à Paris.
Oui, vers 15 ans.
On a fait beaucoup de musique au sein de la communauté, avec la famille. D’ailleurs,
j’ai revu Lousson là-bas. On a joué ensemble dans un bistrot, et tout le monde
est venu écouter.
Le petit-fils de Lousson, Simba
Baumgartner, était présent lors de l’hommage à Django au Sunset, en juin dernier…
Je l’ai vu lors d’un festival sinti à Montpellier. Ça fait
toujours plaisir de voir de la famille…
Avez-vous continué à
fréquenter Babik après votre première rencontre à la Porte de Montreuil ?
On s’est retrouvés une vingtaine d’années plus tard. On a
joué ensemble à quelques occasions, notamment à La Chope des Puces. Je veux
dire d’ailleurs que Babik était un grand compositeur.; il a écrit de très belles
musiques.
En 1979, de retour en
Alsace, vous intégrez le Hot Club da Sinti…
Tout est parti de Darmstadt, lors d’un très grand festival
manouche où un tourneur m’avait fait engager. Il y avait des tas de caravanes,
des chapiteaux à trois mats… C’est là que j’ai connu Schnuckenack Reinhardt (vln, 1921-2006),
Wedeli Köhler (vln,
g, 1949-2011) et toute une famille de musiciens avec laquelle j’ai joué pendant
des années. C’est pour ça que je dis toujours que Django Reinhardt est
toujours présent. Sans lui, il n’y aurait rien!
Avec qui avez-vous
joué dans les années qui ont suivi?
Avec Gogo, mon père, avec beaucoup de monde. Il y avait
toujours quelqu’un de la famille qui jouait quelque part. Je donnais des
concerts un peu partout. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie: Tokyo, New
York, Maracaibo (Venezuela)… J’ai fait le tour du monde.
Vous avez tourné dans
Latcho Drom
(1993) de Tony Gatlif, puis dans Swing
(2002). Comment vous êtes-vous retrouvé acteur?
C’est un grand mot, je ne suis pas acteur. On m’a toujours
dit que j’étais très simple dans ce film, que j’étais moi-même. Tony Gatlif
avait besoin d’un gars comme moi. Et, dix ans plus tard, il m’a demandé si je
voulais refaire un film avec lui. Il m’a dit que je n’avais pas besoin de
jouer. Je lui ai répondu: «Je sais! Mais
ne me donne pas de dialogues à dire, tu sais que je ne peux pas.» Il m’a dit: «Fais-le comme tu le sens, je te fais confiance.» Et ça a marché. Sur
le tournage, Tony me disait: «Tchavolo,
il faut que tu dises ça et ça.» Si la phrase n’était pas longue, j’arrivais
à la retenir, mais si elle était trop longue, je ne pouvais pas! (Rires). Alors je le faisais à ma façon,
à la sauvage! Toujours pendant le tournage, un autre réalisateur, Jérôme
Enrico, est venu nous voir. Il voulait me faire jouer un type de la mafia dans
la série Police District: j’avais la
tête de l’emploi! Il voulait me montrer le scénario, que je le fasse à ma
façon. Mais j’ai refusé.
En 1993, vous avez
formé le groupe Gypsy Reunion avec Patrick Saussois
et votre cousin Dorado Schmitt.
Comment cela s’est-il passé?
C’est Patrick qui m’a proposé d’enregistrer un disque
ensemble. Et les choses se sont faites très naturellement. Vous savez, dans la
musique vous connaissez un peu tout le monde. On est jeune, on se retrouve à
jouer ensemble, et puis on devient copain, voilà… On a passé beaucoup de bons
moments avec Patrick.
En 1999, vous avez
enregistré un premier disque sous votre nom, Alors?... Voilà avec notamment Romane et
Florin Niculescu…
Là aussi, on me l’a proposé; j’étais très content. Je
suis venu à Paris pour enregistrer et ça a fonctionné, tout simplement. Les
choses se font toujours un peu à la sauvage. On vient me proposer un disque, on
en discute, on le fait, et puis voilà! Comme pour le nouveau (je n’aime pas dire
«dernier»), Miri
Chterna
qui veut dire «mon étoile»: et mon étoile, c'est Django. On l’a enregistré en une journée, en sept ou
huit heures de temps. On était à dix musiciens, dont Julien Cattiaux et Edouard
Pennes, qui sont formidables, et le Quatuor à cordes philharmonique de Paris qui
est magnifique. Je suis très content de cet enregistrement produit par
Sébastien Vidal que je remercie.
En 2003, vous avez
enregistré un disque en hommage à Django: Mémoires,
avec Angelo Debarre.
Mais toute votre musique est un hommage permanent à Django…
On joue toujours pour Django. Mais je voudrais dire que pour
jouer Django, on ne peut pas jouer à 200 à l’heure, comme une mitraillette.
Est-ce qu’il y a du cœur là-dedans? Non, il n’y a rien. C’est juste pour se
faire mousser. Il y a un respect à avoir pour sa musique, sinon ce n’est plus
Django! Car il y a de l’honneur dans le jazz manouche. Moi, je joue comme je
peux, comme je sais, et pas plus que ça, avec mon âme et mon cœur. Il faudrait
que les musiciens de jazz manouche disent sur scène que Django les fait manger.
Moi, je l’ai déjà dit haut et fort.
On voit de
jeunes musiciens qui sortent des écoles avec une technique excellente mais une
expression superficielle…
Exactement! Quand j’étais jeune, je ne jouais qu’avec les Anciens.
J’allais beaucoup à Clignancourt dès l’âge de 13 ans. Il y avait encore tous
les Anciens qui m’appelaient pour jouer avec eux. Il y avait Mondine (Garcia, 1936-2010) et son fils Ninine
qui est plus jeune que moi (ndlr: né en 1956),
Matelo Ferret
(1918-1989). Mais il n’y a pas que le vécu qui compte, surtout que tu ne peux
pas demander à un gamin de 20 ans d’avoir le vécu d’un type de 60. L’important
quand tu joues c’est de ne pas faire semblant. De ne pas te dire que tu vas
jouer comme ci ou comme ça. Il faut que ça vienne de toi: tu es né comme ça, tu
restes comme ça. Sinon, tu n’as pas le truc, c’est tout.
Que représente Django
pour vous?
Quand tu as l’âme de Django, tu l’as dans ton cœur et dans
ton sang. C’est comme ça et pas autrement. Moi, je ne peux pas vivre un jour
sans écouter Django, ce n’est pas possible. Et si je le dis, c’est que ce n’est
vraiment pas possible! Django disait tout dans sa musique, la tristesse, la gaité.
Et quand tu joues, tu dis tout, même que parfois, tu baisses la tête, et tu as
les larmes…
Etes-vous encore
étonné par sa musique?
Oui, toujours. C’était un génie! On ne peut pas être à son
niveau. Même Duke Ellington a été épaté par Django.
Avez-vous d’autres
modèles en dehors de Django?
Bien entendu, il y a plein de grands musiciens, mais toute
ma vie, mon Django restera mon Django… Ça ne m’empêche pas d’écouter d’autres
musiques de jazz, mais aussi de la salsa –l’ancienne, la vraie– ou du tango
argentin. J’écoute tout ce qui me touche.
Et le blues?
Ah oui! Bien sûr que j’aime le blues! J’écoute le blues et
le rock & roll des années 1950 à 1970: John Lee Hooker, Jerry Lee Lewis,
Elvis Presley…
Vous arrive-t-il de
croiser et de jouer avec les différents interprètes de la tradition Django
venus de France, Belgique, Hollande ou Allemagne comme les Rosenberg, Fapy
Lafertin, Tcha Limberger ou Wawau Adler?
Oui, bien sûr! On se trouve dans les festivals, et après on
fait la fête! D’ailleurs, je suis parent avec les Rosenberg.
Quelle place Django occupe-t-il aujourd’hui dans la communauté manouche, notamment chez les jeunes?
Ils savent qui c’est, mais ils ne le reconnaissent pas comme
les gens de ma génération. Ils sont attirés par d’autres musiques… Mais il y en
a encore qui aiment le swing, Frank Sinatra…
Est-ce que la danse
reste liée à la musique de Django?
C’est toujours un plaisir de voir les gens danser quand on
joue, comme ça se faisait du temps de Django. Il y a des endroits qui s’y
prêtent plus que d’autres, comme le Théâtre Mouffetard où je me suis produit
dans ma jeunesse avec Gogo.
Et la chanson? Quand
vous vous produisez avec Marie-Christine Brambilla, c’est un prolongement de
votre musique, une autre façon de la partager?
Oui, il y a plein de chansons magnifiques, qu’on aime
entendre et jouer. Sinon, on ne le ferait pas! Ça fait partie de la fête. Chez
nous, il n’y a pas de jour pour la fête; c’est quand on décide d’aller prendre
un verre ou de faire une grillade. Et il y aura toujours de la musique, de la
danse. Nous sommes nés comme ça!
Tchavolo Schmitt (g) et Marie-Christine Brambilla (voc), Atelier JTR Lutherie, Molac (Morbihan), 16 octobre 2021, image extraite de YouTube
Comment voyez-vous
l’avenir de la musique de Django?
La musique de Django est immortelle, comme celle de
Beethoven, Mozart ou Chopin. Elle ne s’arrêtera jamais.
Dans le documentaire Les Fils du vent (de
Bruno Le Jean, 2012), vous expliquez que vous ne tenez pas en place. Votre
besoin de liberté est ce qui est le plus important dans votre vie…
Oh, que oui! La liberté, je me la donne moi-même. Je suis né
avec la liberté, et je la garderai tout le reste de ma vie. J’ouvre ma porte,
et je suis dehors: je suis un fils du vent. Avec ça, je souhaite que tout le monde
soit heureux, en bonne santé. Et vive la vie! Sans oublier la musique sans
laquelle je ne peux pas vivre.
Comment alors avez-vous
vécu les restrictions de liberté de la période covid?
Le vaccin, j’en veux pas! Jamais je ne me serais fait piquer
pour avoir un pass et attraper une saloperie ensuite. Mais je suis sorti quand même! (Rires) On a voulu nous faire
croire beaucoup de choses avec cette maladie… Je suis un Indien, et je le
resterai toute ma vie!
1. Gogo Berbedes,
alias Jean Berbedes (1er août 1949, Paris –
21 mai 2014, Illkirch-Graffenstaden, Bas-Rhin).
2. Cf. Jacques Montagne, Jazz Hot 2023
3. Naguine est le
surnom de Sophie Ziegler (1er février 1911, Montreuil, Seine – 14
mars 1971, Bobigny, Seine-Saint-Denis) mariée à Django le 21 juin
1943.
3. Henri Baumgartner
(1929-1992), dit Lousson Reinhardt, est le fils aîné de Django et de sa
première compagne, Florine Bella Mayer, né hors mariage. Il porte à l’état
civil le nom du second mari de sa mère.
Voir le documentaire
de L.M. Oliver (cf. Vidéographie Tears Alain Antonietto)
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