© Photo X, Collection Thibaud Mennillo by courtesy
Jazz Hot: Quelle a
été l’influence de votre grand-père dans votre formation musicale?
Thibaud Mennillo:
Tout jeune, j’ai eu accès à la vaste collection de vinyles et de CDs de musiques
classique, contemporaine, jazz, électro-acoustique, rock constituée par
mon père qui est un grand mélomane. Je piochais régulièrement dans cette
collection qui comptait aussi des livres. Et quand mon grand-père, qu'on appelait «Opa», venait à la
maison, il s’installait d’abord au piano. J’ai été initié au piano classique
par ma Tante Violette, la sœur de mon grand-père, lequel m’a également donné
quatre leçons de piano jazz à mes 13 ans. Mais je n’ai pas accroché. J’avais
plus envie de découvrir par moi-même que de suivre un apprentissage. Et puis
j’étais alors plus intéressé par le sport que par la musique même si j’en
écoutais beaucoup. Je suis rentré en équipe de France d’athlétisme et c’est
d’ailleurs le sport qui m’a permis d’acquérir de la rigueur et de la
discipline. Quand mon grand-père voulait me donner un cours, je n’étais pas
disponible et quand c’était moi qui voulais, c’est
lui qui ne pouvait pas…
Le jazz, c’est un rendez-vous
manqué avec Roger?
C’était volontaire en fait, de part et d’autre. Il disait à
ma mère que je viendrai au piano quand le moment serait venu et qu’il ne fallait
pas me forcer. Et j’y suis venu en novembre 2020: j’ai acheté un piano alors
que je n’y avais plus touché depuis des années. C’est arrivé comme une pulsion.
L’entreprise que j’ai créée en 2016 se développant, j’ai commencé à passer plus
de temps sur la gestion et moins dans la technique où se situe la dimension
créative de mon activité. Cela rompait mon équilibre. D’autre part, il y a eu
la période covid qui a ouvert des réflexions et j’ai déménagé avec mon épouse
en dehors de Paris, dans un endroit plus grand qui pouvait accueillir un piano.
Cela faisait un moment que je pensais en acheter un, mais je voulais pouvoir en
jouer à toute heure du jour ou de la nuit. Enfin, la dernière année de sa vie,
mon grand-père ne jouait presque plus de piano. La famille me demandait de
l’appeler pour l’inciter à s’y remettre. Et à chaque fois, comme à son habitude
depuis que j’avais quitté la région marseillaise, il me disait: «Tu en es où au piano?». J’étais frappé
qu’il continue à me poser cette question alors que lui-même avait arrêté. Et
j’ai compris qu’il ne me la posait pas parce qu’il attendait que je le rende
fier, mais parce qu’il savait qu’il manquait une pièce à mon puzzle. Et un peu
avant sa disparition, durant les fêtes de Noël 2020, j’ai joué un petit morceau
devant lui et il m’a dit: «Tu as un
truc. Tu n’as pas besoin de prof. Trouve ton chemin mais ne lâche pas la
musique.» Il m’a donné confiance et m’a confirmé que ce que j’étais en
train de chercher allait vers quelque chose de sensible et de cohérent qui
pouvait me correspondre.
de gauche à droite: Jean-Pierre (le père), Bernadette (la mère), Lucille (la sœur), Guillaume (le frère)
Tante Violette, Roger (alias Opa), Thibaud, Mamette (la grand-mère), Le Tholonet (13), 1997
© Photo X, Collection Thibaud Mennillo by courtesy
Plus jeune, vous
aviez conscience de ce que représentait Roger dans la scène jazz de la région
marseillaise?
Mon grand-père séparait la famille et la musique. Cela
explique aussi le peu de leçons que j’ai prises avec lui. Pour moi, c’était un
grand-père et la musique faisait partie de notre environnement ordinaire. Ce
n’est qu’après son décès que j’ai découvert son histoire musicale, en particulier
grâce à l’article paru dans Jazz Hot. Je me suis rendu compte
qu’il avait énormément œuvré pour la transmission du jazz.
Quels souvenirs
avez-vous gardés du festival qu’il organisait à Saint-Cannat?
Les concerts de Gonzalo Rubalcaba, Kenny Barron, Monty
Alexander, Jacky Terrasson, Chucho Valdés ou Yaron Herman à ses débuts. J’ai
aussi fait partie de l’organisation, ce qui m’a permis d’approcher ces grands
artistes en dehors de la scène. Tous très simples et très accessibles. On
sentait qu’ils étaient heureux de jouer. Sinon, j’ai été proche de Ben Aronov,
qui jouait beaucoup avec mon grand-père et qui était un peu de la famille. Aujourd’hui
encore, son festival est l’un des rares de la région qui permet d’écouter du
jazz, tel que mon grand-père l’a découvert et aimé. C’est donc un
patrimoine.
Après avoir quitté le
giron familial, vous avez continué à écouter du jazz?
J’en ai beaucoup écouté jusqu’à ce que j’entre en école
d’ingénieur, à 23 ans. J’ai écouté Monk, Randy Weston, Frank Sinatra, Bill
Evans, et Charlie Parker qui m’a fait basculer dans Coltrane. J’ai ensuite eu
du mal à écouter d’autres saxophonistes en dehors d’Ornette Coleman. Et
Coltrane m’a amené à McCoy Tyner, et à partir de là, je ne pouvais plus écouter
du Bill Evans. Quand je révisais les maths à la fac, j’écoutais du free et
j’associais des idées mathématiques à la musique. C’était un moyen
mnémotechnique. Et puis, entre 23 et 30
ans, je n’ai plus rien écouté. Je m’y suis remis avec le piano. Mais
aujourd’hui j’écoute surtout de la musique contemporaine, comme Philip Glass ou
Steve Reich. Sinon, une de mes principales références aujourd’hui c’est Keith
Jarrett, qui d’ailleurs pour moi ne fait pas du jazz mais du piano
contemporain. Il m’a beaucoup inspiré pour mon album. En fait, ma culture
musicale et mes goûts brassent autant le jazz que la musique classique et sa
part contemporaine avec l’électroacoustique.
Est-il vrai que vous
jouez uniquement d’oreille?
Oui, dans mes propres tonalités. Je ne fais pas de relevés
d’improvisation, bien qu’on me l’ait conseillé. Je pense qu’il n’y a pas besoin
de coder l’histoire que le musicien raconte à travers l’improvisation. En
revanche, je fais beaucoup de citations dans mes concerts solos, liées à des
séquences d’improvisation qui me reviennent en tête. Je ne lis ni n’écris la
musique afin de garder de la fraîcheur dans mes improvisations. Pour moi, le
jazz est un langage oral. Et pour le moment, j’arrive à mémoriser les thèmes
que j’ai composés.
Thibaud Mennillo © César Sylva, Collection Thibaud Mennillo by courtesy
Si Keith Jarrett
n’appartient pas à la sphère jazz, qu’est-ce qui caractérise le jazz?
A mon sens, le jazz est une musique avec des parties écrites
importantes: intro, thème, coda. Chez Keith Jarrett, on sort de ça. La grille
n’est pas directement évoquée, tout est sous-jacent. Les accords sont
minimalistes. De ce fait, on se laisse porter par un message sans être dans les
codes imposés par le jazz, nécessaire pour jouer en collectif. Quand on écoute
Jack DeJohnette dans son trio, la pulsation est rentrée. On a un paysage qui
s’ouvre. C’est une question difficile, car moi-même j’ai du mal à me situer…
Justement, compte-tenu
de vos références à la musique contemporaine et à Keith Jarrett, vous considérez-vous
comme un jazzman?
Mon univers a déjà évolué depuis l’enregistrement de
l’album. Je suis passé à la musique répétitive avec des microchangements de
tonalités. Je suis sorti du jazz mais avec des citations qui permettent de tenir
mon discours. Je ne me définis même pas comme pianiste car pour moi le piano
c’est plusieurs instruments en même temps. Quand je joue, j’entends un
orchestre symphonique. Je me considère comme un improvisateur piano moderne,
pas comme un jazzman. D’ailleurs, je ne peux pas jouer les standards comme on
doit les jouer. J’ai besoin de m’exprimer à ma manière: par exemple, dans mon
album, j’ai cassé la grille de «Someday» en plein milieu de l’improvisation
avec mes harmonies. Je ne suis pas non plus un musicien contemporain, même si
j’ai un projet en cours avec un musicien issu du conservatoire, dans
l’électro-acoustique.
Comment abordez-vous
l’exercice du piano solo?
J’aborde la musique de façon sensorielle sur le moment
présent. De ce fait, je peux être influencé par ce que j’ai entendu dans les
minutes avant de me mettre au piano et/ou ce que j’ai vécu comme évènement
juste avant ou les jours d’avant. Ensuite, dans le jeu au piano, je joue avec
les énergies, cela peut provenir du public, de la salle, du piano, de la
lumière, de la résonance, etc. Par ailleurs, je trouve mes inspirations à
travers beaucoup de formes que je vois comme des «boîtes» qui se retrouvent à
chaque fois avec des formes différentes et des couleurs différentes en fonction
du moment. Le son du piano est très important dans le choix de mes couleurs et
de mes boîtes que j’ouvre. Ensuite, au fur et à mesure que j’avance dans le piano, je
découvre des mélodies, des harmonies qui elles aussi peuvent évoquer un
souvenir (souvent d’enfance), comme une réminiscence, et de ce fait, je capte toute
l’énergie autour de moi pour y mettre toute ma sincérité sur l’instant présent:
authenticité musicale, l’insouciance de l’enfance qui ressurgit. Je dépasse
alors mes influences musicales pour emprunter des chemins de traverse et de
digressions.
Comment entrent en
jeu les aspects rythmiques et techniques?
C’est comme une pulsation interne qui s’élabore et s’opère
au fur et à mesure que j’avance dans le piano. A la fois, les touches
m’attirent comme des aimants dans une sorte de rythme qui s’installe au fur et
à mesure. Quant à la technique, je ne la vois pas dans mon jeu, je l’oublie
totalement, ce qui fait que je reste sur toutes les autres thématiques en
espérant que les doigts suivent les idées. Je ne suis pas non plus du genre à
faire des gammes techniques d’échauffement avant de jouer, ce qu’il fait que la
technique s’assimile au fur et à mesure que je mets en place une architecture
d’improvisation, me permettant d’être dans le lâcher prise lors d’un concert,
d’une performance ou d’un enregistrement.
En dehors de vos
prestations piano solo, avez-vous des projets dans le jazz?
J'ai monté deux duos: Mensky, avec le compositeur
électro-acousticien Stanislav Makovsky, et un autre duo avec le contrebassiste
Olivier Pinto dans un univers très coltranien, marqué par la personnalité de
McCoy Tyner. En outre, on m’a fait plusieurs propositions depuis
l’enregistrement du disque. Je fais des sessions, j’essaie des choses... J’ai sinon
en projet de monter un quartet. Cela se concrétisera progressivement en
fonction des opportunités et des idées de développement.
SITE INTERNET:
https://thibaudmennillo.com
CHAÎNE YOUTUBE:
DISCOGRAPHIE:
2022. Thibaud Mennillo, Quintes et Sens, Jazz Family 085
*