© Jazz Hot 2021
Alexis Tcholakian au piano vers 8-9 ans
© Collection Alexis Tcholakian, by courtesy
Jazz Hot: Quelle est
votre formation de pianiste?
Alexis Tcholakian:
J'ai démarré le piano à 7 ans avec une professeure de piano et concertiste classique, jusqu'à mes 15 ans. Les grands compositeurs classiques ont baigné mon
enfance: Jean-Sébastien Bach était celui que je préférais. A 14 ans, au
début de ma crise d'adolescence, j'ai alors découvert les Pink Floyd, les Beatles,
les Stray Cats, Genesis… Puis, j'ai commencé à jouer des musiques comme le
rock, le reggae, le hard-rock, le jazz-rock… et très vite j'ai été totalement
happé par Weather Report, Miles Davis, Steps Ahead, les Brecker Brothers,
Return to Forever… J'ai rapidement compris que tous ces grands musiciens
étaient avant tout des jazzmen, et j'ai du coup commencé à détricoter le fil de
l'histoire pour remonter progressivement jusqu'aux origines.
Comment avez-vous
cheminé jusqu’au jazz?
J'ai eu une adolescence parisienne, dans le XIXe
arrondissement, dédiée à la musique et à la débauche avec les amis. «Lush Life»!
A 16 ans, j'ai su clairement que ma vie devait aller dans cette direction, j'ai
quitté alors l'absurde système scolaire pour me consacrer entièrement à la
musique. A cette époque, j'habitais seul dans une chambre de bonne, tout en
mettant tous les soirs les pieds sous la table de chez mes parents, et j'ai
alors commencé à travailler six à dix heures par jour, plus trois ou quatre
nuits par semaine à jammer et jouer au ping-pong au studio BMT situé au
Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis). J'y ai croisé un tas de groupes comme
les Neg Marrons, Les Garçons Bouchers... et je jouais tous les genres de
musique qui se présentaient à moi. C’est alors qu’avec des amis j'ai monté No
Smoking, mon premier groupe de compositions influencées par Serge Gainsbourg,
Genesis, Pink Floyd... Ma découverte du jazz n’est réellement intervenue que
deux années plus tard, à 18 ans, quand j'ai reçu deux de mes plus grands chocs
musicaux avec Bill Evans et Charlie Parker. Ça a décidé de la suite.
A 20 ans, vous êtes
parti étudier au Berklee College of Music. Qu’avez-vous retiré de cette
expérience?
De 18 à 19 ans j’ai pris des cours d'harmonie et
d'arrangement avec le guitariste et arrangeur Manu Pekar. Il était diplômé de
Berklee et m’a incité à m'y rendre. J’ai rempli le formulaire, en y joignant
une partition originale et l'enregistrement sur une cassette. En retour, grâce
à une bonne bourse d'étude annuelle offerte par Berklee, j’ai pu partir. Sans
cela, les cours étant très chers et ma famille peu fortunée, je n'aurais pas pu
y aller. Le lendemain de mon arrivée, un meurtre raciste s’est déroulé en bas
de chez moi à Newburry Street. Le Boston de 1990 n'était pas vraiment sûr: je
me souviens qu'il fallait éviter de se balader seul après 22h… Le décor était
planté, et j'avoue ne pas l’avoir vraiment apprécié. Je n'ai passé là-bas qu'un
semestre car je ne m'y sentais pas très bien, et j'ai profité de la pause de
l'été pour revenir à Paris. Après, je ne voulais vraiment plus y retourner, d’autant
que je n'ai jamais aimé les structures éducatives en tant qu'élève. J'ai
préféré aller prendre des cours à Courbevoie, bien plus près de chez moi, avec
un ami de Bill Evans et de Michel Petrucciani, le grand maître en harmonie
Bernard Maury. Je retiens donc surtout de cette expérience mon immaturité
psychologique du moment m’empêchant de m'adapter au contexte ainsi que
l'insouciance de mes 20 ans. Mais aussi quelques chouettes rencontres, bien
sûr.
Lesquelles?
J'ai croisé Kurt Rosenwinkel, Joshua Redman, Mark Turner,
Danilo Perez –avec qui j'ai pris un cours marquant–, Geoff Keezer, Antonio Hart,
Jorge Rossi, Seamus Blake… et plein d'autres magnifiques musiciens de ma
génération. Cet endroit est vraiment de tout temps une pépinière de talents
assez exceptionnelle. J'ai pu jammer avec Matthew Garrison (le fils de Jimmy) et écouté quelques concerts
incroyables comme ce trio hallucinant, avec deux sax ténors et une batterie,
composé de Joshua Redman (il se faisait appeler «Joshua Chedroff» à l'époque),
Mark Turner (avec dreadlocks et
poncho) et un super batteur canadien, je crois me souvenir, dont j'ai oublié le
nom, dans un petit café sur Boylston Street. A part ça, je suis très peu sorti
du campus, j'étais là-bas pour travailler et, excepté une date dans la ville et un week-end à la campagne avec un pote
guitariste qui s'appelait Pieranunzi (aucun rapport avec Enrico,je crois), je
n'ai fait que bosser. Je me souviens aussi de mon prof’ d'arrangement qui
était texan, un gros gars sympa’ qui m'aimait bien; il m'a fallu un mois pour
commencer à le comprendre tellement son accent était… déroutant! Sinon, de
tous les profs que j'ai eus, je
retiens essentiellement Christian Jacob, magnifique pianiste, compositeur et
arrangeur avec qui j'aurais bien continué à prendre des cours quelques années.
Alexis Tcholakian, Sunside, Paris, 2010
© Philippe Marchin, by courtesy
Le jazz aux
Etats-Unis est-il vécu et pratiqué de la même façon qu’en Europe?
J'aurais du mal à répondre, car ma courte expérience remonte
à trente-deux ans déjà, et je ne suis pas retourné là-bas depuis. Cependant, je
pense que la différence se situe surtout dans une forme d'urgence liée à
l'histoire, aux racines et, bien sûr, à l'éducation musicale bien plus présente
et bien mieux transmise dans la scolarité américaine que dans la scolarité
française. Le jazz s'est créé là-bas, dans une urgence sociale, politique, de
lutte contre la ségrégation, pour des droits et libertés fondamentales… C'est
donc en lien avec leur histoire. En France et en Europe, nous avons des racines
et des histoires différentes mais, comme nous y avons ajouté aussi le jazz
depuis environ soixante-dix ans, ça commence à être aussi un peu les nôtres.
Qu’avez-vous fait à
votre retour en France?
Je suis rentré l'été 1990, et je suis retourné vivre dans ma
chambre de bonne dans le XIXe à Paris, manger de nouveau la bonne cuisine
familiale. Autant le jazz est clairement né aux Etats-Unis, autant la cuisine
n'y a pas encore fait son apparition (Rires). J'ai alors pris contact avec Bernard Maury et suis allé chez lui une fois par
mois prendre quelques miettes de son immense savoir durant deux années. En
parallèle, j'ai continué à écrire de la musique, à enseigner le piano et j'ai monté
mon premier trio (piano, violoncelle électrique, batterie) dont il reste deux
ou trois traces discographiques.
Aviez vous un regard différent
sur la pratique du jazz en France en revenant des Etats-Unis?
Oui, car, comme je le disais, j'ai croisé et entendu de
grands musiciens parmi les plus fabuleux, qui ont tous fait parler d'eux depuis,
et également car le Berklee College of Music est une énorme structure comme
seuls les Américains sont capables d’en créer pour l’enseignement musical. Une
forme de démesure en lien avec l'esprit des premiers colons du «Nouveau monde»
sûrement! Mais à l'époque, en 1990, il y avait également plein de magnifiques
musiciens en France, et ce depuis les années 1930-40 d'ailleurs, sans pour
autant jouir de l'arsenal financier et marketing des structures américaines; et
c'est d'ailleurs aussi bien comme ça.
Quels sont vos
pianistes et musiciens de référence?
Il y en a énormément. En vrac: Bill Evans, Keith Jarrett,
Samson François, Martha Argerich, Vladimir Horowitz, Art Tatum, Bud Powell, Thelonius
Monk, Michel Petrucciani, Mulgrew Miller, Hank Jones, Tommy Flanagan, Cedar
Walton, Kenny Barron, Enrico Pieranunzi, Winton Kelly, Herbie Hancock, Chick
Corea, Kenny Kirkland, Lazar Berman, Lennie Tristano, Phineas Newborn Jr., Tete Montoliu… sans oublier Rachmaninov, Chopin,
Liszt, Bach… John Coltrane, Charlie Parker, Charles Mingus, Duke Ellington, Wayne
Shorter…
Comment s’est déroulé
votre début de carrière?
N'ayant jamais pensé en terme de carrière, je ne saurais
dire. Elle n'a donc sûrement jamais démarré! (Rires) Mes débuts se sont plutôt bien passés: j'ai sorti mon
premier disque à 26 ans –qui a été bien accueilli, au point d'avoir un bel
article dans Le Monde, ce qui ne
s'est jamais reproduit depuis d'ailleurs! (Rires). Je jouais très régulièrement au Petit-Opportun les cinq dernières années de son
existence avec encore à l'époque des concerts sur deux, trois, quatre jours
d'affilée, et dans d'autres clubs également. La vie parisienne était encore
assez agréable à cette époque-là.
Parallèlement, vous
avez commencé à enseigner. Qu’est-ce qui vous paraît important de transmettre à
vos élèves?
En fait, j'ai commencé à donner des leçons de piano à 18 ans,
mais je me suis vraiment mis à enseigner sérieusement vers 22-23 ans, notamment
quand Bernard Maury m'a demandé d'être l'un de ses assistants à l'Ecole
Supérieure de Jazz, à Beaubourg, école qui préfigurait la Bill Evans Piano
Academy. J'ai aussi dirigé l'école Paris Jazz School pendant deux ou trois ans,
une école de jazz dédiée à la pratique amateur. Je suis très réservé quant aux
écoles de formation professionnelle. C’était une
belle équipe d'une douzaine de profs dont Jean-Paul Adam (as), Jean-Pierre
Thirault (ts), Déborah Tanguy (voc), Joël Bouquet (p), Hugo Lippi (g) et le regretté Claude Mouton
(b). Selon moi, ce qui est important à faire passer, c'est trouver son son, son
espace, son phrasé… Ce qui suppose qu'une bonne partie de la technique
pianistique et de la compréhension harmonique doivent être acquises. Etre en
recherche de soi, explorer et découvrir petit à petit, quel que soit le niveau
d'ailleurs. Le plus important étant aussi la joie, le plaisir, le désir de
jouer au piano, et non pas de jouer du piano, comme disait Samson François,
l'un des plus grands poètes de l'instrument.
Le trio est votre formation
privilégiée…
Parce qu'un trilogue est ternaire et crée automatiquement du
rebond. Le trio piano-contrebasse-batterie est la formule reine pour un
pianiste. Il permet de multiples échanges ainsi qu'une large palette de jeux et
une stabilité rythmique pour le soliste. Trois individualités qui s'écoutent et
se répondent, avec une liberté qui devient plus restreinte au-delà de trois,
font qu'il y a un mouvement circulaire dans lequel il y en a toujours un pour
booster les deux autres. Comme le triptyque humain avec le corps, l'esprit et
l'âme. Et aussi la Sainte Trinité, le tricycle et la trilogie du Seigneur des Anneaux! (Rires) J'aime également le solo, le duo,
le quartet, le quintet… L'espace dans lequel s'inscrit le piano est différent
selon la formation.
Alexis Tcholakian (p), Lilian Bencini (b), Cédrick Bec (dm), Petit-Duc, Aix-en-Provence, 2017 © Gilles Debeurme, by courtesy
Quelle place tiennent
les standards et compositions d’autres musiciens dans votre travail?
Une place énorme, essentielle et inépuisable. Une source de
beauté et d'apprentissage sans fin. Depuis plus d'un siècle, il y a eu tellement de magnifiques morceaux qui ont
été écrits qu'il y a d'ailleurs un côté un peu
présomptueux à vouloir en écrire soi-même.
Votre dernier album, Together Alone, est en piano solo.
Comment l’avez-vous préparé, choisi le répertoire?
Après avoir enregistré quatorze de mes compositions en trio
pour les albums Inner
Voice Vol.1
et Vol.2, puis sorti Light Ahead, un live, en deux volumes,
en trio, mélangeant des standards, des morceaux de Michel Petrucciani et
quelques compositions, je voulais enregistrer un album studio en piano solo et revenir aux inépuisables standards. Search for Peace, le premier et dernier
jusqu'alors, datait de 2005. Chemin
faisant, j'ai commencé à ajouter quelques «new standards» de musiciens et
compositeurs, essentiellement pianistes, dont la sensibilité est en résonance
avec la mienne. Au bout d'un moment, je me suis retrouvé avec 25% de standards
et 75% de new standards. Il paraissait évident que le répertoire avait pris
naturellement une autre direction; c'étaient ces morceaux-là que je voulais
vraiment jouer, c'était cette couleur que j'entendais et qui se mariait
clairement avec mes deux dernières compositions. Une fois le répertoire choisi,
il a fallu bosser un peu, car plusieurs d'entre eux cachent une complexité
harmonique qui demande du travail pour développer des chemins mélodiques
intéressants ou au moins cohérents.
Qu’est-ce que le jazz
pour vous?
Il y a de nombreuses années, j'ai répondu à la question
«pourquoi le jazz?» pour le webzine DNJ(1),
ce qui revient au même, et ma réponse n'a pas varié: «Pour me sentir vivant. La
musique est une aspiration métaphysique, elle me permet de fuir momentanément
ma condition «d'oiseau mazouté». Le jazz me donne la possibilité
–l'illusion?– de lutter contre ce mazout qui me colle aux ailes, et de m'envoler
vers des cieux plus cléments, glaner des bribes de liberté! J'ajouterai que le
jazz, des work songs en passant par le bebop et le free jazz, est également une
revendication sociale et politique. Toute son histoire est faite de luttes, de
revendications, de désir de liberté... jusqu'à aujourd'hui où, dans ce contexte
totalitaire, il semble qu'une profonde amnésie se soit installée parmi la
majorité de ses représentants. Comment auraient réagi Charles
Mingus, Max Roach, Abbey Lincoln, Miles Davis et des dizaines d'autres, confrontés à la situation liberticide actuelle?
Aujourd’hui vous
vivez dans le Var. Pourquoi avoir quitté Paris?
Je suis né à Paris, j'y ai vécu quarante-sept ans, puis je me
suis installé quatre années à Marseille; je peux donc dire que j'ai une assez
longue expérience de la ville et de ses méfaits. Grâce à ma passion, et à mes
horaires décalés, j'ai pu me garder un peu à l'écart du stress citadin, surtout
parisien, ce qui est déjà pas mal. Depuis longtemps, je pense que les grosses
villes sont une aberration pour l'équilibre individuel et collectif, une
aliénation pour l'humain alors coupé de sa réelle nature qui est justement la
nature. Nous en voyons les effets pervers depuis longtemps, et d'autant plus
dans cette période de folie «Covid de sens». Le côté hors sol d'une grande
partie des citadins est un gros souci pour eux-mêmes et pour nos sociétés. La
crise philosophique, spirituelle, financière et systémique majeure que nous
traversons en ce moment est un tournant historique, unique dans l'histoire de
l'humanité, à ne surtout pas dénier si l'on veut éviter le transhumanisme qui
nous est promis depuis longtemps, et dont l'avènement pourrait voir le jour
d'ici quelques années si l'hypnose et la psychose collectives ne prennent pas
fin rapidement. Nos pensées créent notre réalité à l'échelle individuelle et
aussi, de façon plus complexe, à l'échelle collective. A ce sujet, je conseille
notamment de lire Le Grand virage de
l'humanité du physicien, ingénieur et expert en intelligence artificielle
Philippe Guillemant, et de regarder aussi ses nombreuses conférences et interviews sur le
sujet, pour prendre la mesure de la chose, et comprendre qu'un meilleur futur
est possible. Un grand virage à bien négocier donc! Sinon, la Provence verte où
je vis est, sans exagérer, malgré mes années marseillaises, la plus belle région
du monde!
Quel est selon vous
le poids de votre histoire familiale et de vos origines sur votre façon
d’envisager le jazz et dans votre réaction à la situation politique actuelle?
J'ai quatre origines différentes identifiées, mais mes
origines arméniennes –mon grand-père paternel a fui le génocide de 1915-1916, génocide soutenu et coorganisé par les Allemands en guise de répétition pour
le suivant à venir une vingtaine d'années plus tard– sont évidemment remplies
de mémoires complexes, récupérées de mes ascendants et jouent sûrement un rôle
dans mon grand désir de liberté. Désir de liberté que l'on retrouve dans le
jazz et que l'on devrait retrouver également dans la vie personnelle de chacun
et dans la vie collective. Ma réaction est assez vive car une dictature
mondiale par le contrôle numérique est clairement en route, c'est d'une évidence
indiscutable, et la tyrannie croissante étouffe un peu plus chaque jour nos
libertés fondamentales. Selon moi, il n'est plus l'heure de minauder et de se
satisfaire de son petit égotisme mesquin, mais juste d'y opposer un non ferme et définitif. J'ai lu
récemment que le triptyque Liberté-Egalité-Fraternité ne pouvait tenir que
grâce à la Fraternité qui permettait les deux autres. Il faut donc le lire de
droite à gauche, la Fraternité donne l'Egalité qui à son tour donne la Liberté.
Travaillons donc la Fraternité et le reste devrait suivre.
Vous avez annoncé
l’annulation de vos engagements depuis la mise en place du pass sanitaire:
comment cette décision a-t-elle été accueillie dans votre entourage et par les
autres musiciens?
Effectivement, j'ai déjà annulé des concerts, et je continuerais
à en annuler si l'enfer qui nous est promis perdure. Je l'ai dit et je l'ai
écrit, je ne jouerai pas pour un public ségrégué par ce pass totalitaire, je ne
me compromettrai pas à cautionner le totalitarisme ambiant. Faire des
concessions dans la vie est essentiel pour vivre ensemble le plus
harmonieusement possible; mais se compromettre est autre chose, ça a trait à notre
être profond, à notre conscience, à notre âme. J'ai trop conscience des enjeux
actuels et de l'instrumentalisation qui les sert pour faire passer ma petite
personne avant les intérêts de l'humanité. En même temps, pour relativiser mon
cas par rapport à d'autres, c'est sûrement moins compliqué pour moi, car je ne
suis pas connu, je ne suis pas visible médiatiquement, je vis seul, me contente
de peu et n'ai économiquement personne à charge… Et j'ai besoin que mes actes
soient en adéquation avec ma pensée rationnelle et ma pensée émotionnelle. Mes
prises de positions sont donc en cohérence avec ma conscience. De plus, je ne
représente un danger pour personne si ce n'est pour moi-même (Rires). Concernant les gens qui me
suivent un peu et les amis musiciens, je n'ai eu globalement que des réactions
positives. Beaucoup pensent tout bas ce que je me permets d'exprimer tout haut.
Bien sûr, il y a toujours des bémols, tout dépend en quelle tonalité se joue la
chanson. La plupart me trouvent courageux, alors que ce «courage» n'est qu'un des
effets que crée mon positionnement, et d'autres, ceux qui n'ont pas pris la
mesure du moment, pensent qu'il serait préférable de jouer le jeu, de biaiser,
en attendant que tout ça se tasse –«allez quoi, ne pas être en adéquation
avec ses valeurs de vie, c'est pas si grave!». Mais se voiler la face et se
réfugier dans le mutisme n'ont jamais rien réglé.
Alexis Tcholakian (p), Claude Mouton (b), Lukmil Perez (dm), Sunside, Paris, 2010 © Philippe Marchin, by courtesy
Vous avez relevé la
situation de ségrégation créée par ce pass. Comment expliquez-vous que dans sa
globalité, le monde du jazz, à Paris comme à New York, où un certificat de
vaccination est exigé, s’accommode sans protester, voire avec zèle, de ce type
de mesures liberticides, contraires aux valeurs qu’il prétend porter?
Je vois plein de raisons: le conformisme; l'égoïsme, la peur
de perdre le peu qui a été construit; l'oubli de l'histoire; la couardise; le manque
d'intégrité, d'altérité, de philosophie de vie, de spiritualité… L'étroitesse
d'esprit; la peur économique; la peur de mourir; la non compréhension du
vivant… Les peurs, toujours les peurs. Excepté quelques grands sages, nous en
avons tous. L'éveil de la conscience suppose de lâcher ses peurs. Je ne juge
personne, chacun fait ce qu'il peut, je ne m’exonère pas non plus de certaines
peurs, je déplore seulement la situation. La musique est spirituelle, nous
travaillons en résonance avec la matière primordiale, les vibrations et les
fréquences qui sont à l'origine de l'univers. Essayons de ne pas trahir notre
être profond, utilisons notre libre-arbitre. Je sens que je vais encore me
faire des amis (rires)…
Si ce pass perdure, comment
envisagez-vous la suite?
Pour ce qui me concerne, plutôt sereinement. Sans être un
grand sage, j'évite le plus possible de vivre dans la peur. La peur n'évite pas
le danger, au contraire elle l'attire. Je l'ai appris dans mon enfance. J'ai
aussi appris qu’entre autres valeurs, mot désuet, de vie, on ne doit jamais
céder au chantage. Donc je profite de l'incroyable beauté de mon lieu de vie,
du petit paradis où je vis depuis un an, de mon piano, de mes feux de cheminée,
des bons vins de la région, des réunions entre amis, des concerts et jam
sessions en circuits parallèles, des échanges fréquents avec ma mère qui est
âgée maintenant, et à qui je dois beaucoup, notamment pour la confiance dont
elle a toujours fait preuve me concernant, des chants des oiseaux… A 52 ans,
sauf à devenir centenaire, la plus grande partie de ma vie est derrière moi et,
de façon assez sereine, je n'ai pas vraiment d'attente personnelle pour celle
qui me reste à vivre. Me supportant plutôt bien au quotidien et appréciant la
solitude, tous ceci me va. Ce qui est, est. En revanche, en ce qui concerne
notre avenir commun, je partage l'analyse de plusieurs personnes qui pensent
plus loin que le bout de leur nez, qui ne se contentent donc pas de regarder
le doigt quand on leur montre la lune, et pensent que ce pass cèdera bientôt la
place au marché des objets connectés, puis aux nano technologies intégrées au
corps humain, pour en arriver au monstrueux délire mortifère, basé sur le
quiproquo du matérialisme et de la non compréhension de la conscience, de
l'homme augmenté. La numérisation totale de la société, la dictature numérique
mondiale. Le transhumanisme serait alors atteint, et les âmes en seraient
affectées très profondément. Quelle tristesse pour l'humanité si cela arrivait.
«Le clown, ce n'est pas moi mais cette
société monstrueusement cynique et si inconsciemment naïve qui joue le sérieux
pour mieux dissimuler sa folie.», disait
Salvador Dali.
1. Cette interview est
reproduite sur le site Piano Bleu: http://www.pianobleu.com/alexis_tcholakian.html