D'autres chroniques de livres sont parues sur les éditions papier de 1935 à 2012. Elles sont disponibles à la vente dans notre boutique. L'outil de recherche de votre navigateur permet de trouver rapidement un ouvrage par le titre ou l'auteur.
C • Con Chapman, Rabbit's Blues: The Life and Music of Johnny Hodges • F • Nicolas Fily, John Coltrane: The Wise One • Jean Francheteau, John Coltrane: La Décennie
fabuleuse • G • Jean-Luc Gadreau, Sister Soul: Aretha Franklin • Jeff Gold, Sittin' in: Jazz Clubs of the 1940s and 1950s • Roland Guillon, L’Univers de John
Coltrane • H • James A. Harrod, Stars of Jazz, A Complete History of the Innovative Television Series, 1956-1958 • Michèle Hayat, La Trompette de Satchmo • L • James Lester, Too Marvelous for Words: The Life and Genius of Art Tatum •M • Franck Médioni, John Coltrane:
L’Amour suprême •R • Pascal Rousseau, Robert Delaunay: L'invention du pop •S • Sammy Stein, Women in Jazz: The
Women, The Legends & Their Fight • Mark Stryker, Jazz From Detroit
F • Lucio
Fumo, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz • G • Ernest J. Gaines, L'Homme qui
fouettait les enfants • Umberto Germinale, We Want Miles! / Like Sonny
B • James Baldwin, Harlem Quartet • Kidi Bebey, Mon royaume pour une guitare • Mark Burford, Mahalia Jackson & the Black Gospel Field•F • Jean-Baptiste Fichet, La Beauté Bud Powell •G • Christelle Gonzalo/François Roulmann, Anatomie du Bison: Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian •K •Martin Luther King, Autobiographie (textes réunis par Clayborne Carson) •M • James McBride, L'Oiseau du
Bon Dieu • Charles Mingus,
Moins qu'un chien •N • Guillaume Nouaux, Jazz Brushes. Pictograms to improve your jazz drumming technique •P • Sergio Pujol, Oscar Alemán: La guitarra embrujada •T • Bruce W. Talamon, Soul R&B Funk. Photographs 1972-1982 • Christine M. Theard, It's All Good. Colossal Conversations with Sonny Rollins •W •Bruce Weber, Mitchum x Weber (livre) / Nice Girls Don't Stay for Breakfast (film)
B • Guillaume Belhomme, Jazz en 150 figures •C • Laurent Cugny, Hugues Panassié, L’œuvre panassiéenne et sa réception •F •Takao Fujioka,
Jazz Art of Takao Fujioka •H •Fred Hersh, Good Things Happen Slowly: A Life In and Out of Jazz•K • Pascal Kober, Abécédaire amoureux du jazz•M •Mark Miller, Claude
Ranger. Canadian Jazz Legend •R • Arnaud Robert/Salomé Kiner, Montreux Jazz Festival:50 Summers of
Music• Yves Rodde-Migdal, Jazz et
Franc-Maçonnerie. Une histoire occultée •
Robert Rossi, Histoire du rock à Marseille 1960-1980
A • Derek Ansell, Sugar Free Saxophone: The Life
and Music of Jackie McLean• Derek Ansell, Workout:
The Music of Hank Mobley • B •Enzo Boddi, Uri Caine: Musica in tempo reale• D • Agnès Desarthe, René Urtreger:
Le Roi René• L• Michel Leeb/Jean-Pierre
Leloir, Jazzick •M •Mary Morris, Jazz Palace. Quand Chicago Swingue•R • Satyajit Ray, J'aurais voulu pouvoir vous les montrer
B • Naomi Beckwith/Dieter Roelstraete, The Freedom Principle. Experiments in Art and Music, 1965 to Now • Monique Bornstein, Spirit of New Orleans • Luc Bouquet, Coltrane
sur le vif • F • Barbara Frenz, Music to Silence to Music: A
Biography of Henry Grimes • H • David Hadzis, Sidney
Bechet en Suisse • Bernard Hermann, Bon Temps Roulés. Dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982 • André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz • K • Gloria Krolak/Ed Berger, Free Verse and Photos in the Key of Jazz • L • Jean-Paul Levet, De Christophe Colomb à
Barack Obama 1492-2014 • Melba Liston, Black
Music Research Journal • Giorgio Lombardi, Eddie Condon on Record • M • Adriana Mateo, AM JAZZ. Three Generations Under the Lens • P • Alexandre Pierrepont, La Nuée. L'AACM: un jeu de société musicale • R • Armand Reynaud/Jérémy Brun, Mulgrew Miller: The Book • S • Charles Schaettel, De Briques et de Jazz: le jazz à Toulouse depuis les années 30 • Nat Shapiro/Nat Hentoff, Ecoutez moi ça! • Pierre Sim, Jazzman autodidacte • T • Alain Tercinet, West Coast Jazz • W • Willem/Baudoin, Jazz à Deux
A • Jacques Aboucaya, Dernières nouvelles du jazz • Patrick Anidjar, Le
Trompettiste de Staline•B •Guillaume Belhomme, Jackie McLean• Michel-Yves Bonnet, Jazz et complexité. Une compossible histoire du jazz• C• Cabu Swing / Cabu New York•Esther Cidoncha, When Lights Are Low. Portraits in Jazz•Chris Costantini, Il n'est
jamais trop tard•G •Alain Gerber, Une année sabbatique•K • Jean-Luc Katchoura/Michele Hyk-Farlow, Tal Farlow. Un accord parfait•L •Michel Laplace, Le Monde de
la trompette et des cuivres•P •Jean-Marie Parent, Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée•Peter Pullman, Wail:
The Life of Bud Powell•S •Gabriel Solis, Thelonious Monk Quartet With John Coltrane at Carnegie Hall
C • Gabriel Conesa, Religion du Jazz. Petites improvisations sur la musique américaine
ancienne•D •Eddy Determeyer, Big Easy Bands. Dawn and Rise of the Jazz Orchestra• Pierre Ducrozet, Louis Armstrong: Le Souffle du siècle•F •Ludovic Florin, Carla Bley: L’inattendu-e • N • RobertNippoldt/Hans-Jürgen Schaal, Jazz dans le New York des Années folles •P •Joaquim Paulo, Jazz Covers•coll. • In the Spirit of Swing. Jazz at Lincoln Center • Jazz en la BNE. El Ruido Alegre
D • Dechazezau, BD Lomax. Collecteurs de folk songs • L• Roger Louise, Blue Smoke: The Recorded Journey of Big
Bill Broonzy •M • Javier Mariscal/Fernando Trueba, Chico et Rita • Guido
Michelone, El jazz habla espagnol. 64 entrevisas
con musicos de jazz, blues, world, tango-jazz, latin-jazz... •N • Gilles Néret/Xavier-Gilles Néret, Henri Matisse. Les Papiers découpés •P • Alain
Pailler, Ko-Ko • Aude
Picaut, Fanfare •S • Alyn Shipton, Hi-De-Ho: The Life of Cab Calloway •Alex Steinweiss/Steven Heller, Alex Steinweiss: the Inventor of the Modern Album Cover•coll. •Le Petit Livre à offrir à un amateur de jazz
B • Lincoln
T. Beauchamp Jr., Blues Speak. The Best of the Original
Chicago Blues Annual •C • Arrigo Cappelletti, Paul Bley. The Logic of Chance •G • John Gilmore, Une histoire du jazz à Montréal • Maria
Gondolo Della Riva Masera, Frédéric Chopin: Aperçus biographiques •H • Christopher
Hillman/Roy Middleton/Michel Chaigne, Chicago Swingers •J • Jean
Jamin/Patrick Williams, Une Anthropologie du jazz •L • Von Mark
Lehmstedt, Art Tatum, Eine Biographie • Jean-Pierre
Leloir/Stéphane Koechlin, Portraits Jazz • Bo Lindström/Dan Vernhettes, Traveling Blues: The Life and Music of Tommy Ladnier •M • Mark Miller, Herbie Nichols. A Jazzist Life •P • Joaquim Paulo, Funk & Soul Covers •R • Jacques Réda, L'Improviste: une lecture du
jazz • Gérard Régnier, Jazz et société sous l'Occupation •W • Randy Weston/Willard Jenkins, The Autobiography of Randy Weston: African Rhythms • div. • Livres en bref
D • Franco
De Gemini, From Beat to Beat. Memoirs of the Man of the Harmonica, 50 Years of
Music and Cinema as experienced • G • Alain Gerber, Miles • K • Norman
Kelley, Rhythm and Business. The Political Economy of Black Music • P • Joaquim Paulo, Jazz Covers (édition 2008) • S • Frédéric
Sylvanise, Langston Hughes: Poète jazz, poète blues
Le trompettiste montoisRichard Rousselet (1940) se livre à Michel Mainil (préface de Michel Herr). Un
récit de 65 ans de carrière qui débute en autodidacte et en fanfare pour
aboutir comme professeur émérite et chef d'orchestre du West Music Club Big Band.
Leparcours de Richard Rousselet est magnifique
et riche d’enseignements. Il a côtoyé tous les musiciens belges, de Jacques
Pelzer (as) à Fabrice Alleman (ts, ss), en passant par Philip Catherine (g) et Marc
Moulin (p). Il a aussi joué et enregistré avec quelques grands internationaux
comme Ernie Wilkins, Clark Terry ou Johnny Griffin, mais c’est à la tête de ses
groupes et avec ses confrères-musiciens belges qu’il va laisser ses empreintes.
Citons: l’Act Big Band de Félix Simtaine (dm), Placebo de Marc Moulin (p) et
son quintet avec John Ruocco (ts,ss), Michel Herr (p), Jean-Louis Rassinfosse
(b) et Félix Simtaine (dm) enregistré sur No,
Maybe…! (1986, Jazz Cats 6985.011). Adepte de la ligne claire, Richard
Rousselet n’a jamais dévié du style bop de son modèle Clifford Brown, malgré sa
participation au jazz-rock des années 1970. Presque malgré lui, il fut amené à
enseigner le jazz au Séminaire de jazz de Liège, initié par Henri Pousseur et
Steve Houben. Il ne cessera plus d’enseigner (Conservatoire Royal de Bruxelles,
Jazz Studio d’Anvers). Excellent pédagogue, il a formé tous les musiciens
contemporains, dont Jean-Paul Etiévenart (tp). Il dirige le West Music Club Big
Band depuis 1989.
C’est à l’initiative du saxophoniste Michel
Mainil que cette biographie a vu le jour. Elle comporte de nombreux propos de Richard Rousselet lui-même. Michel Mainil y ajoute descompléments analytiques et historiques bien
sentis. Vous y trouverez aussi la discographie complète du trompettiste. Cet
ouvrage riche d’enseignements et de témoignages est chaudement recommandable.
The 10’ French Jazz Design Records, 1952-1962: Tribute
to Pierre Merlin, par Pascal Ferrer, version bilingue français-anglais,
Editions Amalia, Bordeaux, 2020, 172p.
pferrrer@hotmail.com
Beau livre que ce grand format (30x30 cm), consacré aux
couvertures de disques (des LP 25cm pour la plupart), réalisé par Pascal
Ferrer, l’auteur des textes, avec la complicité de Baharak Ghazi pour la
maquette et de Joachim Zemmour pour la traduction. Comme le dit en clair le titre, il s’agissait d’honorer
l’art du design du disque en France, dans l’après-guerre, qui donna, à l’instar
de ce qui se passait aux Etats-Unis, parmi les plus beaux objets globalement de l'édition phonographique,
non seulement par la musique, le jazz, mais aussi par la mise en valeur
graphique des couvertures, et parfois par les textes de livrets et détails
discographiques, que notre Boris Vian avait intitulé: «Derrière la zizique.»
Comme
aux Etats-Unis, il y eut des artistes de talents pour
faire de l’objet disque, plus qu’un support de musique, un objet de
culture, d'initiation, d’enrichissement de la sensibilité et des
connaissances sur le jazz, un objet même de
passion discophilique, et quand on parle de passion, le mot n’est pas
faible
autant en France qu’en Belgique, Angleterre, Italie, Portugal, Espagne,
mais
tout autour du monde, au Japon, en Afrique, en Amérique du Sud, et
naturellement aux Etats-Unis. Ce n’est pas
l’ami Jean-Claude Bénéteau, contrebassiste mais aussi collectionneur,
cité
parmi les nombreuses sources, qui nous démentira, lui qui «s’inquiétait»
des
débordements de la passion chez son complice tout aussi discophile, le
regretté Patrick
Saussois. Le disquaire parisien, Arnaud Boubet, fondateur de Paris Jazz
Corner,
en a fait un métier, non seulement pour sa boutique mais aussi en
devenant
expert, pour les ventes aux enchères internationales, les tribunaux,
etc.
Tout cela pour vous dire que lorsque Pascal Ferrer raconte
très modestement son itinéraire personnel (son nom n’est même pas en
couverture), depuis son premier disque à 16 ans (il en a plus de 65 aujourd’hui),
on n’est pas étonné du bon résultat de ce bel ouvrage, fait avec le cœur, avec
le souci de partager avec le public une passion qui a constitué la part
importante, on le suppose, de sa vie.
Le sous-titre, «Tribute to Pierre Merlin», est une traduction
de son admiration pour les qualités exceptionnelles de dessinateur d’un des
auteurs les plus talentueux de ces belles pochettes de disques, Pierre Merlin,
en France, puisque l’auteur s’est donné une limite de temps (1952-1962) et
d’espace (la France).
Mais l’auteur ne s’est pas contenté de reproduire des
pochettes, avec une photogravure de grande qualité, des formats généreux qui
rendent justice aux originaux, il a aussi tenu à replacer cette «exposition» de
trésors rares patiemment réunis dans son contexte historique, comme un bon galériste. Il n’y a
pas de prétentions à l’exhaustivité, mais une bonne synthèse, largement
illustrés elle-aussi d’images d’archives, très bien reproduites également, dont
beaucoup ont d’ailleurs trait à l’histoire de Jazz Hot,
car quand on parle de disques et de dessin dans le jazz, il ne faut pas
oublier de parler de Charles Delaunay qui a
eu cette double culture du jazz, de la discographie et de l'édition
phonographique, et du dessin, voire de la peinture, grâce à ses parents,
Robert et Sonia Delaunay, comme il
l’explique dans Delaunay Dilemma, son
autobiographie.
Il
y a donc dans le cadre introductif de cette galerie de
pochettes de disques, une galerie de portraits, de personnages du jazz,
Charles Delaunay, Hugues Panassié, Eddie Barclay, Francis Paudras, Boris
Vian, Sim Coppans,
Henri Renaud, quelques photographes aussi, Jean-Pierre Leloir et Marcel
Fleiss,
deux anciens de Jazz Hot également, et Eddy Wiggins. On découvre la présentation des
premiers festivals, le tout illustré avec beaucoup d’éléments issus de
l’histoire de Jazz Hot.
C’est un ouvrage de collectionneur, de passionné, et il mérite des
compliments, car au-delà du travail ponctuel, perfectionniste et réussi, c’est
la synthèse d’une vie de passion, une expérience humaine, et partager cette
richesse est toujours généreux.
Pour
un plaisir particulier, graphique mais aussi lié à l’histoire de notre
revue
et de son fondateur, on mentionne les deux volumes de Jimmy Raney,
illustré par
Charles Delaunay, pour Vogue (194-197), page 139, où Charles réintroduit
le génie familial à travers la tour Eiffel dans une savante
inclinaison-mise en page de
la guitare.
Un chapitre est enfin dédié à Pierre Merlin, l’homme, ses passions,
et des images d’une partie de son œuvre pour le disque rappellent la
personnalité de son dessin qui fit le bonheur de Vogue, et la beauté de nombreux albums, de Sidney Bechet en particulier.
On peut connaître une partie de ses images, mais de
nombreuses sont si rares que les amateurs de jazz, les discophiles en
particulier, seront émerveillés. Les jeunes générations peuvent aussi y trouver
une raison d’envisager que la musique, le jazz, peuvent être l’occasion
d’expressions nouvelles qui deviennent avec le temps des arts à part entière:
c’est l'histoire de la photographie et de cet art des pochettes de disques dans le jazz,
couverture et dos également.
Pascal Ferrer a bien mérité du jazz et sa passion
pour le disque n'est pas restée égoïste.
Sittin’in: Jazz Clubs of the 1940s and 1950s, par
Jeff Gold, Harper Design/HarperCollins Publishers New York, NY, 260p., 2020, avec une très jolie présentation en musique sur ce site: https://sittinin.com
Jeff Gold1 est avant tout un chineur
chevronné et un conteur gourmand des détails savoureux qu’il recueille auprès
de ceux qu’il interviewe pour offrir ici les facettes multiples de l’histoire
du jazz en clubs, de la politique à la mode en passant par la mafia, ou son activité
économique spécifique. Dès l’introduction, il nous fait partager sa passion
pour se rendre dans un lieu inattendu, tomber sur un trésor insolite rempli de pépites
disparates, le rêve de tout collectionneur impénitent.
C’est dans ce contexte
que cette somme de photos, objets et documents divers concernant les clubs dans
les années 1940 et 1950 lui ont inspiré l’idée de ce livre, afin de redonner
une vie incarnée visuellement aux lieux de jazz dans leur jus, des lieux et pas
seulement les clubs, quand nous «allons» à l’Ambassade de Turquie car le père
des Frères Ertegun est l’Ambassadeur et qu’il y reçoit Rex Stewart ou Lester
Young parmi d’autres musiciens mythiques. L’intérêt particulier de ces
documents, c’est qu’ils font aussi apparaître le public, ses relations avec les
musiciens, la vie du quotidien avec les uniformes militaires par exemple, les
couleurs, les graphismes, les dessins recherchés des programmes, pochettes
d’allumettes et autres visuels de communication sur lesquels apparaissent des
autographes, des dédicaces, des noms, des dates: tous ces artefacts redessinent
l’écosystème du jazz dans toute son excellence artistique, son interaction
humaine indispensable.
Sur l’aspect socio-historique, ces photos souvenirs
prises par des photographes-maison (une pratique de l’époque), livrent un
témoignage sur la capacité du jazz à relier deux communautés, malgré les lois
et pratiques de l’époque, tout au moins, dans trois régions un peu moins
empoisonnées par la ségrégation: la Côte Est (New York sur 93 pages, traitée
par quartiers, Atlantic City, Washington DC, Boston), le Midwest (Cleveland,
Detroit, Chicago, Kansas City, St. Louis), et la Côte Ouest (Los Angeles, San
Francisco). Des plans géographiques, pochettes de disques en rapport avec les
clubs, et des notes concernant leurs histoires, localisations, propriétaires,
complètent le tableau. Pour présenter cet ensemble, Jeff Gold s’est entouré de
Quincy Jones, musicien, producteur et homme d’affaires, Sonny Rollins, le philosophe
profond, tous deux des mémoires du jazz qui rappellent leurs souvenirs, relatent
des éléments biographiques, leurs perçus sur la pratique de l’intégration parmi
les musiciens et dans le public à cette période, et surtout comment l’audience
impactait directement sur la qualité effervescente de la musique.
Jeff Gold
partage aussi sa découverte avec Jason Moran, pianiste, enseignant, compositeur
et directeur artistique de Jazz at Kennedy Center à Washington, D.C., d’une
génération plus jeune, dont le regard reste émerveillé de la vitalité de
production à l’époque, expliquant que chaque trace retrouvée est un petit
morceau de l’histoire afro-américaine et du jazz à préserver en tant qu’appui
spirituel pour construire la suite.
Dan Morgenstern, critique musical,
enseignant-historien du jazz, qui a passé trente-sept ans au Rutgers University’s Institute
of Jazz (Newark, NJ), revient, quant à lui, sur le jazz en Europe (dont il est
natif) avant et après-guerre, notamment sur Django, puis évoque sa rencontre,
une fois aux Etats-Unis, avec Symphony Sid (dit aussi «Sid Torin») qui défendait le
bebop dans un argot incompréhensible pour lui. Sa perception comparative des
publics selon les régions, villes et quartiers, expose les dynamiques
économiques propres au jazz –du fait même de la ségrégation– entre clubs,
radios et disques, comme par exemple l’impact du Cotton Club sur la carrière de
Duke Ellington. Il revient sur le phénomène de l’Art Ensemble of Chicago.
Enfin,
Jeff Gold demande à Robin Givhan –Prix Pulitzer pour avoir transformé la
chronique de mode en travail analytique culturel, journaliste dans plusieurs
grands médias– d’expliquer comment les musicien-ne-s de jazz ont inspiré les
designers autant que les fans,
particulièrement en Europe où ils ont été
d’emblée reconnus en tant qu’artistes; puis, la journaliste analyse les
photos
d’artistes et de fans, tant sur les postures que sur des aspects
vestimentaires, avec une signification appropriée selon les
circonstances, des notions
d’élégances classiques ou alternatives, selon les clubs plus ou moins
intégrés,
plus ou moins ségrégués.
Pas un dénicheur-collectionneur de jazz ne
résistera à ces témoignages d’un autre temps, celui de la proximité humaine,
pour le meilleur et parfois le pire, mais qui, de fait, produisait un art de
grande qualité à profusion.
1. Recordmecca est le site du
collectionneur-consultant-expert Jeff Gold, auteur du livre, très spécialisé en
rock-pop-folk, sur lequel vous trouverez une biographie complète de ses
différentes activités passées et présentes. https://recordmecca.com/about/
STARS OF JAZZ
A Complete History of the Innovative Television Series, 1956-1958
par James A. Harrod
Stars
of Jazz, A Complete History of the Innovative Television Series,
1956-1958, par James A. Harrod, McFarland & Company, Inc. Publishers, Jefferson, NC, 226p., 2020 https://mcfarlandbooks.com/product/stars-of-jazz/
Dans ce livre travaillé pendant 20 ans, l’amour du jazz se révèle dans les détails importants du making of d’une émission télévisée entièrement dédiée au jazz entre 1956 et 1958, inventée, conçue et réalisée de toutes pièces par des aficionados: autant dire que nous sommes d’emblée happés par les passionnants débuts du Far West cathodique, quand tout restait à imaginer et avant que tout ne bascule dans la consommation de masses standardisée.
James
A. Harrod est membre de l'Association for Recorded Sound Collections,
de la Jazz Journalists Association et du Los Angeles Jazz Institute; il
vit en Californie et a donc bénéficié de la proximité complice et du
savoir-faire de Cynthia Sesso (CTSImages) pour une scénographie soignée
de l’aventure Stars of Jazz, largement illustrée (une centaine de photos) par le très beau fond d’archives de Ray Avery1 dont l’auteur nous parle. Le récit conjugue l’histoire du petit écran avec le contexte de l’époque et la spécificité géographique.
Le petit écran c'est un ensemble de paramètres: format visuel
restreint, (grand) public, technologie en perpétuelle mutation,
batailles économiques et financières, entre sponsors et audimats,
innovations de présentations (plateau, photo, lumière, cadrage, décors à
adapter, le noir et blanc), construction d’un grand réseau de diffusion
du local au national et jusqu’au Canada, filiales et chaînes
concurrentes.
La lutte pour les droits civiques a gagné les
Etats-Unis, et Los Angeles est l’un des fiefs mythiques du cinéma, en
plein renouveau –cinémascope, drive-in, softpower/exportations– dont les
stars essaient de respirer et de casser la ségrégation devenant ainsi
le point de mire du maccarthysme depuis une décennie. La ville est aussi
le terreau fertile de l’expérience musicale précieuse, mais aussi de
mixité affichée, du JATP de Norman Granz, de la série de concerts Jazz à la Carte de son frère Irving, des animateurs radios Gene Norman et
Frank Bull, entre autres inconditionnels du jazz voulant absolument
faire partager leur passion qui ne s’épanouit que dans le collectif non
ségrégué. Cette période charnière 1956-58 correspond aussi à celle qui a
précédé la déferlante commerciale de 1959-1960, tant dans le domaine
musical, que la production d’émissions TV, radio ou cinéma, éradiquant
les indépendants/innovateurs d’un écosystème trop petit pour résister,
contractant de fait le paysage audio-visuel comme le live dans les clubs, dans la seule obsession de produire au moindre coût
pour le meilleur profit: la qualité cède le pas à la quantité.
En 1956, Peter Robinson, Jimmie Baker, Bob Arbogast et Norman Abbott, quatre responsables de KABC, filiale d'ABC-TV à Los Angeles, travaillent leur patron Selig Seligman pour qu’il
accepte de diffuser, dans un premier temps, une série de quatre
émissions TV de 30 min. en direct, afin de faire connaître au grand
public le jazz dont tous étaient férus. Ils disposaient de peu de budget
et d’un studio de fortune, devant faire venir des musiciens
intéressants pour un cachet faible et règlementé. De plus, Selig
Seligman avait prévenu qu’au-delà, les émissions devraient
s’autofinancer avec un ou des sponsors. Comme les clubs faisaient
relâche le lundi soir, et que deux bons caméramans, accrocs au jazz cela
va de soi, pouvaient être disponibles à 22h30, le seul créneau horaire
possible fut vite trouvé! Les photographes sur le plateau étant trop
nombreux, trois restent dont William Claxton, photographe-conseiller de
la série, et Ray Avery, son ami, qui devient un familier diffusant les
photos de l’émission dans TV Radio Life dès le 17 novembre 19562.
Dès le début de la télé, le jazz avait comblé des temps d’antenne ou était «invité» dans des shows comme Cavalcade of Jazz, Jazz Concert sur WPIX, Adventures in Jazz sur CBS ou Eddie Condon's Jazz Show sur NBC;
mais aucune émission n’avait pour objet de se consacrer au jazz avec un
but éducatif pour en donner quelques clés de compréhension par l’écoute
d’un large spectre d'artistes, dixieland, swing, bebop, moderne… et
ainsi construire un public; à cette fin, les caméras innovaient avec une
approche à la fois artistique et pédagogique afin d’attirer un nouvel
auditoire. Pour les musiciens, venir était une opportunité d’élargir
leur audience et d’augmenter leurs ventes de disques; pour les clubs de
Los Angeles, Zardi's Jazzland, Tiffany, The Haig et Jazz City, l’échange
partenarial –temps de publicité à l’antenne contre un cachet syndical
AFM3 des musiciens en club– assurait la promotion de leurs établissements.
Le cachet AFM faible pour 30 minutes d’antenne était ainsi compensé par
davantage de notoriété, la vente des disques –Ray Avery était aussi
disquaire et collectionneur– et les cachets des concerts en ville. Dave
Brubeck est venu deux fois car il comprenait l’avantage global de
l’émission mais Miles Davis ou Dizzy Gillespie avaient refusé en raison
du cachet trop faible, compte tenu de leurs notoriétés.
Bobby Troup (p,comp), déjà habitué à travailler à la radio et la télé, animait Stars of Jazz et, rapidement, l’équipe lance une opération pour trouver du sponsoring, consistant à envoyer un exemplaire du livre de Woody Woodward, Jazz Americana (Trend Books, Los Angeles, CA, 1956) aux spectateurs qui enverraient une carte postale à KABC. L’afflux massif de courrier a servi de levier pour faire parrainer Stars of Jazz par la bière Budweiser, d’autres sponsors supplémentaires venant se
greffer sur le projet. Malgré 130 épisodes produits en deux ans et demi,
l’émission ne peut être reprise en réseau national, en raison du refus
d’ABC-New York,
les sponsors se tournant vers les émissions commerciales, et le paysage
musical commençant à se réduire à partir de 1959, les clubs périclitant
également sous le rouleau compresseur de la société de consommation de
masse. Pour autant, Stars of Jazz est diffusée et accueillie favorablement sur 70 chaînes de 39 Etats
plus le Canada, auxquelles la série a été vendue en 1958. D’autres jazz
shows suivront mais il faudra se remobiliser pour sauver la série de la
poubelle et avoir l’aide in extremis de l’UCLA (University of
California, Los Angeles) pour récupérer 45 épisodes, 85 étant perdus.
Le
livre est une mine d’informations captivantes sur chaque épisode
–musiciens, chanteurs, répertoires avec compositeurs et paroliers, les
photos dont celles des épisodes perdus– et comprend aussi un index, une
bibliographie bien ciblée, une filmographie complète et détaillée, les VHS et DVDs déjà édités par le passé (de 1995 à 2008), avec
le détail des épisodes déjà restaurés depuis 1978 par UCLA; enfin l'auteur documente l’histoire et la discographie Calliope Records tirée des émissions.
Comme presque toujours dans le jazz, le plus impressionnant reste
l’alchimie magique du tissu relationnel et foisonnant qui permet
d’innover à très petit budget, de valoriser, de sauvegarder les trésors
cousus main, pour que les générations suivantes s’en servent et
inventent à leur tour: une sorte d’écologie musicale circulaire; sans
doute un héritage enraciné dans l’esprit collectif et populaire du jazz
dont la force de résistance réside dans ses relais humains, tous
secteurs d’activités artistiques et culturels confondus pour faire pièce
au système médiatique financier taylorisé. Stars of Jazz, le jazz à la télé, comme si vous y étiez!
1.
Ray Avery et James A. Harrod se sont rencontrés en 1973 et en 1992, Ray
lui montre les clichés alors qu’il travaille sur son futur livre Stars of Jazz (Photographies), JazzMedia, Copenhagen, 1998, ainsi que la collection de LPs Calliope (1976-1977) tirés des émissions
vendues par ABC, alors que les droits pour les disques n’avaient pas
été payés aux musiciens. Certains comme Terry Gibbs et la Count Basie
Organization ont empêché la poursuite des parutions.
C'est à
la fin d'un engagement à Toledo (Ohio) en juillet 2000 que le patron du Rick's
Jazz Club me propose d'aller le lendemain, accompagné d'un journaliste local, à
la recherche d'Arline Tatum, la soeur d'Art Tatum, âgée de 92 ans, et vivant dans
la maison familiale des parents Tatum située en plein ghetto de Toledo! Evidemment, j'acquiesce ,et
nous voilà rendus «chez Art Tatum»: petite maison en bois typique des quartiers
populaires de l'époque, la photo d'Arthur Tatum trônant sur le récepteur télé
datant d'un autre âge. J'ai pu échanger quelques mots avec Arline Tatum et cet antique piano droit couvert de poussière
sur lequel son frère Arthur a débuté: un moment émouvant s'il en est….
Rares
sont les ouvrages de fond sur la vie d'Art Tatum, le plus «génial» des
pianistes de jazz. James Lester, psychologue à la retraite et musicien amateur
du Maryland, s'est attelé à cette immense tâche entre 1991 et 1994, époque où
il a pu interviewer des membres de la famille Tatum et des musiciens encore
vivants et ayant fréquenté ou joué avec le «Black King of Ivoiries»: les
pianistes Billy Taylor, Oscar Peterson, Jay McShann, Jimmy Rowles, Hank
Jones, les contrebassistes Milt Hinton, Slam Stewart, le trompettiste Harry
Edison, le batteur Louie Bellson…
Né mal
voyant à 70% en 1909 à Toledo (Ohio), le jeune Arthur Tatum vit dans une famille
de musiciens amateurs et prend des cours de piano classique dès l'âge de 7 ans
avec un professeur de son quartier. Il faut dire que le piano était un symbole
fort dans les années 1920-1930 puisqu'il y avait un piano pour quinze habitants aux
Etats-Unis! Doué d'une mémoire d'éléphant et doté d'une vélocité digitale
époustouflante, Art Tatum commence à jouer en club dans sa ville natale mais
aussi dans les villes voisines de Columbus et Cleveland. Ses idoles
pianistiques sont les vedettes du moment: Earl Hines, Fats Waller, Willie
Smith the Lion, et il s'en nourrit par l'écoute des 78 tours. Ses premiers
enregistrements en 1933 sont des standards populaires –«Tea For Two», «Tiger Rag», «St. Louis Blues», «Sophisticated Lady»– etle
montrent surfant sur des harmonies inventives en abandonnant le marquage net
des temps, ce qui le démarque nettement de Fats Waller, utilisant le stride à
la main gauche, il utilise des traits complexes et des modulations mais sans
jamais altérer l'essence des mélodies. Il part en 1932 à New York pour accompagner la chanteuse vedette Adelaïde Hall avec un autre pianiste stride,
un certain Joe Turner (qui finira sa carrière à Paris en 1990): cette expérience
lui laisse un goût amer, car l'accompagnement n'est pas son «truc». Il se
positionnait déjà comme pianiste soliste ce qui, pour l'époque, était très
avant-gardiste pour un jazzman. D'ailleurs, il aimait à répéter qu'il était
«pianiste» et non «jazzman»! C'est dans ce format de soliste qu'il se
produit à New York en 1933 à l'Onyx Club sur la 52e Rue, puis suivent des
engagements au Three Deuces de Chicago, à Los Angeles et encore à New
York au Café Society et chez Kelly. Les salles affichent «sold out» et son
agent imposait une mise en place des tables et chaises identique chaque soir
afin que le pianiste quasi aveugle puisse prendre ses repères et se rendre seul
à son piano. Les caisses enregistreuses, bruyantes à l'époque, étaient
interdites de fonctionnement pendant les sets! Tous les
interviewés confirment la très forte propension d'Art Tatum à la consommation
de bière et de whisky. Il se rend systématiquement après son travail à
des after hours où il rencontre les jameurs de passage. Il n'en sortait qu'à 6h du matin, puis
rentrait se reposer à l'hôtel, pour déjeuner en
début d'après-midi, puis se rendait en début de soirée à son engagement.
Art
Tatum avait une énergie sans fin. Il était toujours courtois avec son
entourage,
s'exprimant dans un langage impeccable, vêtu systématiquement d’un
costume
trois-pièces bien taillé, ce qui lui a valu le surnom de «the banker» (le banquier)!
James Lester a pu récolter des documents comptables qui attestent qu'Art Tatum
avait un revenu de 2000 dollars par semaine au début des années 1940, ce qui
était exceptionnel dans le jazz ... Art Tatum se marie en 1935 avec Ruby, mais
cela finira par un divorce agité en 1952.
Art
Tatum a toujours puisé son inspiration dans le répertoire de l’American Popular
Songs (Gershwin, Rodgers, Kern…) et n'y a pas dérogé jusqu'à la fin. Il se
frotte aussi au blues en enregistrant en 1938 «Wee Baby Blues» en petite formation avec le blues shouter Big Joe
Turner. Toujours en 1938, il passe trois mois en Angleterre, et il se dit qu'il
serait venu en touriste à Paris en avion, mais aucune preuve formelle n'a pu le
démontrer. En 1943, il forme un trio
avec Tiny Grimes (g) et Slam Stewart (b): un
retentissant succès commercial, les mélodies interprétées étaient
reconnaissables par le grand public. A noter que Slam Stewart a déclaré à
l'auteur la difficulté d'accompagner Art Tatum, difficulté due aux tempos d'enfer
et aux transitions harmoniques dont il répétait systématiquement les arrangements
avant chaque engagement!L'activité du
génie du piano reste très soutenue, et il se retrouve en vedette
solo au Birdland
de New York après les pianistes Billy Taylor (en trio) et Bud Powell (en
trio): peut-on imaginer une offre équivalente au programme d'un club de
nos jours? Ses séries de
concerts en soliste vedette organisés par Bill Randle l'emmenait de Los
Angeles, CA, à
Chicago, IL, Pittsburgh, PA, Milwaukee, WI, Philadelphie, PA, en
salles de concert et en
universités. Ce planning infernal l'obligeait à une discipline
rigoureuse à
laquelle il se soumettait. Norman Granz, le plus
grand organisateur de concerts de jazz, l'engage alors pour les
tournées de Jazz at the
Philarmonic (JATP): Art Tatum donne 80 concerts d'affilée pour des
soirées où étaient aussi à l'affiche
Ben Webster, Coleman Hawkins, Harry Edison, Lionel Hampton, et tant
d'autres monuments du jazz… Norman Granz
l'enregistre dans la foulée en solo pendant huit heures pour le label
Verve et Art Tatum perçoit la
coquette somme de 2500 dollars par semaine, rémunération considérable à
l'époque dans le milieu du jazz… S'en suit en 1952 une tournée orginale
intitulée «Piano Parade», montée par la Gale Organization, et faisant
jouer alternativement quatre pianistes: Art Tatum, Erroll Garner, et
deux
pianistes de boogie en vogue: Pete Johnson et Meade Lux Lewis.En
1953, son médecin l'avertit de la dégradation de sa santé due à une consommation excessive d'alcool. Sa solide constitution lui permet
néanmoins d'assurer ses engagements.
Il se remarie en 1955 avec Geraldine Williamson, mais en 1956, un
diabète incontrôlable et une crise d'urémie le terrassent. Il décède
à l'hôpital de Los Angeles, et il est inhumé au Rosedale Cemetery. Trois
cents
personnes assistent à la cérémonie ponctuée d'interventions d'Ella
Fitzgerald, Sarah Vaughan et de ses nombreux amis musiciens.
L'inscription
tombale mentionne Someone to WatchOver Me, l'un de ses titres favoris composé
par George Gershwin. Bien que n'ayant pas été compositeur, Art Tatum reste
un musicien hors du commun, faisant l'admiration des pianistes de musique
classique autant que de ceux de jazz, et se rattachant à la notion de 'styliste innovateur'. Jean Cocteau
l'a qualifié de «Chopin fou». Art Tatum reste une référence absolue, un sommet inaccessible…
Dans le monde,
Detroit est la ville historique de l’automobile «Motor City, Motor Town»; pour
l’Amérique, en raison-même de ce bassin d’emplois massifs créé au tournant des XIXe-XXe siècles, cette ville frontalière du Canada a été une des terres promises des
Afro-Américains fuyant le Sud, entre misère et ségrégation, et du fait de la
main d’œuvre –trop contente de trouver une place dans cette société–, peu
payée, une des zones les plus productives de richesse économique, très rentable
pour le capital, essuyant les plâtres d’une mondialisation précoce et du
taylorisme-fordisme, particulièrement efficace lors de la reconversion très
rapide de ses usines pour la Deuxième Guerre mondiale. Ce décollage s’est
doublé du commerce parallèle de la prohibition (1920-1934), entre alcool
interdit et argent du trafic à écouler: les lieux de divertissement (dont ceux
de la nord-sud Hastings Street) ont alors
servi de paravent mais surtout de tremplin au jazz. Pour un amateur de blues,
de jazz, de gospel, de rhythm & blues, Detroit s’est rapidement imposée comme
un des cœurs du réacteur, en lien permanent avec la conquête des droits
civiques depuis la fonction historique de sauvetage des esclaves échappés du
fait-même de sa localisation géographique.
Mark Stryker est
littéralement tombé amoureux de Detroit quand il est venu travailler au Detroit
Free Press en 1995, en tant que critique musical et reporter d’art. Il nous
fait pénétrer dans sa passionnante épopée par l’entremise du pianiste, pilier
local, Kenn Cox, l’un des initiateurs de l’aventure coopérative de musiciens
Strata Corporation à la fin des années 1960 (cf. chronique Charles Mingus, Jazz in Detroit). Un soir de 2005, dans un des clubs
mythiques du nord de la ville depuis 1934, le Baker’s Keyboard Lounge, le
pianiste, coutumier de causeries, maugrée entre les morceaux, énonce les
grands noms du jazz issus de sa ville depuis quatre-vingt ans, et évoque leur précieuse
contribution au jazz mondial jusqu’à aujourd’hui, dans ses courants les plus
modernes, car trop souvent, Motown, la boîte à rythme faite label (en 1959 par
Berry Gordy), masque la forêt de talents hors norme et tous azimuts.
Cette
litanie artistique sera le point de départ de la réflexion sur le sujet du
présent livre. Car la prospérité économique initiale de Detroit a permis de
construire un outil de formation exceptionnel qui combine et allie tous les
atouts d’une école publique très investie dans la transmission de la musique, y
compris classique, de la vie nocturne intense des clubs, des cours à domicile
des artistes dont ceux de Barry Harris, de la pratique musicale active dans les
lieux de cultes, le tout concourant à une transmission orale permanente, une
pratique intensive non stop et donc un résultat très abouti pour chaque
artiste, l’émulation interne sur place agissant comme un stimulateur
supplémentaire. Sans Detroit, le jazz n’aurait pas été le même, de la même
façon qu’on peut le dire pour New Orleans, New York, Chicago, Kansas City, Philadelphie… Mark
Stryker rappelle que le jazz c’est aussi une géographie, des terroirs, des
racines, des accents, et son livre s’appuie à dessein sur l’urbanisme pour
expliquer les dynamiques de la vie économique et sociale du jazz dans la ville.
Il brosse un rapide
tableau de la période 1900-1950 (Part One), nous recommandant la lecture de Before
Motown: A History of Jazz in Detroit, 1920-1960 de Lars Bjorn et Jim
Gallert, University of Michigan Press, 2001 pour se concentrer sur la
période
1940 à aujourd’hui. De la même façon, il explique son parti pris de ne
pas
avoir refait des biographies déjà très bien traitées de certain-es
musicien-nes, et il donne les références des ouvrages à lire, comme pour
Paul Chambers, Betty Carter
entre autres, ou Pepper Adams en cours de rédaction par Gary Carner. Le
soin
sur la discographie, les sources, deux annexes (musiciens par
instruments,
liste des interviews), un index, comme le paragraphe de remerciements en
fin de
l’ouvrage qui est en réalité la liste de tous ceux qui ont aidé,
contribué, à
divers titres précisés, à rendre possible un travail de cette envergure,
tous
ces éléments constituent le «making of», la trame riche d’un réseau très
fertile, d’une mémoire préservée et partagée, ce qui est assez rare aujourd’hui
pour être souligné: cet effet de collectif de travail n’est pas sans coller à
l’esprit jazz.
L’auteur insiste au fil de ce voyage dans le temps et
l’espace, sur la fabrique de talents de qualité en grande quantité, en classique
pour les orchestres symphoniques du pays, comme en jazz, de la scène locale à
la planète entière, une profusion d’artistes rendue possible par l’exigence et
la fine connaissance d’un public entier érigé en critique de haut vol. «Detroit
had the best listening audience.The audiences around Detroit were like
musicians. I mean they knew. No way to come up on the bandstand jiving. That
could be injurious to one's ego» dit Joe Henderson en 1996.» («Detroit avait le meilleur public pour
l’écoute. Le public autour de Detroit était comme des musiciens. Je veux dire
qu'ils s’y connaissaient. Pas question de monter sur scène pour rigoler.
C’était se discréditer»). «I've never
seen anything like it before or since : a whole community actively
participating in the development of the form ... It was a beautiful thing to
see» se souvient Elvin
Jones en 1971 («Je n'ai
jamais rien vu de tel avant ou depuis: toute une communauté participe
activement à l’évolution du jeu musical... C'était beau à voir»).
Le livre comprend six chapitres, et la Part Two parle de
l’âge d’or de 1940 à 1960, dessinant en même temps le portrait de musiciens et
celui de la ville (au travers de leurs formations et vies professionnelles), en
montrant la personnalité et le rôle tenu par chacun au sein de la communauté:
Gerald Wilson, Yusef Lateef, Milt Jackson, Sheila Jordan, Barry Harris, Tommy
Flanagan, Kenny Burrell, Donald Byrd, Roland Hanna, Curtis Fuller, Louis Hayes,
Ron Carter, Joe Henderson, Charles McPherson… L’auteur détaille la relation des
musiciens avec les maisons de disques et la relation particulière d’Alfred Lion
à partir de 1948 avec les musiciens de Detroit, par l’entremise de Milt Jackson
au côté de Thelonious Monk.
La Part Three parle des Jones Brothers, toujours allant de
l’analyse de l’artiste à celle de son insertion dans le groupe, l’élégant Hank,
Thad, l’un des piliers du mythique orchestre maison du Village Vanguard (avec
Mel Lewis en 1966), et Elvin Jones, le délicieux et puissant roi-philosophe, batteur émérite du Quartet de John Coltrane.
La Part Four raconte le tournant tumultueux des années 1960-1970, en pleine
finalisation des luttes pour les droits civiques amenant son cortège de
répressions et d’émeutes, entre prise de contrôle et autodétermination, issues
des expériences africaines ou collectivistes, entre activisme social, poésie et
films, avec les expériences du Detroit Artists Workshop, du Detroit Creative
Musicians Association (DCMA), de Focus Novii, du Contemporary Jazz Quintet
(CJQ), de Strata Corporation et Tribe, autant d’expériences alternatives qui
traduisent les mutations économiques de l’époque amenant aussi par ailleurs le
départ d’Alfred Lion de Blue Note embarqué dans les cessions-fusions
d’entreprises. Bien que cela ne soit pas signalé dans cet ouvrage, ce n’est
sans doute pas une coïncidence si Alfred Lion a eu une relation suivie avec les
artistes de Detroit, sa deuxième compagne, Ruth Mason, étant la fille de Bertha
Ellena Hansbury, pianiste diplômée à Detroit puis à Berlin en 1909, activiste sociale,
ayant créé deux écoles de musique au début du XXe siècle dans la
ville, dont la renommée Bertha Hansbury School. Une fois Alfred Lion et Ruth
Mason partis de Blue Note (1967), les relations se tendent jusqu’à se rompre
notamment avec notre pianiste introducteur Kenn Cox: les relations enracinées
font aussi le jazz… A la suite de quoi, Kenn Cox sera lui-même un des deux
créateurs de la fugace Strata Corporation (1969-1976) pour continuer à
enregistrer le CJQ et s’autonomiser enfin de New York. Elvin Jones continuera à
enregistrer chez Blue Note de 1968 à 1973. Cette période est aussi celle des
tournées européennes de longues durées du Detroit Free Jazz, des «retraites
temporaires» des musiciens, des départs en Californie, et toujours des addictions
à la drogue qui ont déjà valu des séjours en prison: la musique commerciale
change l’atmosphère.
Enfin, la période autour de l’année 1970 marquera le début
du déclin économique de Detroit, précipitée dans une inadmissible descente aux
enfers de cinquante ans, en raison de la corruption, voyant ses usines et son
territoire gigantesque se détériorer, sa population migrer ou muter vers la
«pauvreté ségréguée», les anciens et les malades n’ayant plus de recours
publics évaporés dans une faillite retentissante (en 2018); mais l’enseignement
et l’économie de la musique de la ville résiste de son mieux grâce aux
philanthropes et mécènes, à l’image de l’héritière du vêtement Gretchen
Carhartt Valade qui a financé la Detroit Jazz Festival Foundation, le label Mack
Avenue, le Dirty Dog Jazz Café, ou la fondation de la famille Erb (qui a fait
fortune dans le bois) qui alloue des budgets très importants à l’apprentissage
en jazz, ou via le Detroit Symphony Orchestra, l’University du Michigan, le
Carr Center, et beaucoup d’autres acteurs du renouvellement artistique par la
multiplication des lieux de rencontres avec le public pour entretenir la
flamme.
La Part Five traite d'une légende, d’un grand enseignant, passeur, Marcus Belgrave et de ses enfants: Geri Allen,
Kenny Garrett, Regina Carter, Gerald Cleaver, Robert Hurst, Rodney Whitaker,
James Carter, Karriem Riggins.
La Part Six: Tradition et Transition au XXIesiècle, décrit qui sont les petits-enfants de Marcus Belgrave: Ralphe
Armstrong, Marion Hayden, Michael Malis, Marcus Elliot notamment, symboles que
le relais a bien été passé, que Detroit continue à fournir ses talents partout,
en maintenant sur place une garde artistique dynamique en réserve et digne de
son auditoire toujours exigeant. «Detroit fait les voitures et les musiciens de
jazz.» dit Vincent Chandler (tb) qui insiste sur la nécessité des accents qui
rendent le jazz intense. Mark Stryker a su restituer en mots la vitalité
tonique du jazz from Detroit, su analyser chaque artiste en le gardant dans son
«collectif jazz» et dans sa ville attachante qui préservent l’essentiel même en
temps de tourmente: la cohésion du collectif, le swing, le feeling et la
liberté intérieure pour les exprimer.
Une très jolie phrase d’Elvin Jones dans ce
livre: au printemps 1960, il intègre le Quartet de John Coltrane: «Right from the beginning to the last time
we played together, it was something pure. The most impressive thing was a
feeling of steady collective learning. Every night when we hit the bandstand-no
matter if we’d come 500 or 1000 miles-the weariness dropped from us. It was one
of the most beautiful things a man can experience. If there is anything like
perfect harmony in human relationships, that band was close as you can come».
(«De la première à la dernière fois où nous avons joué ensemble, c'était quelque
chose de pur. Le plus impressionnant était un sentiment d'apprentissage
collectif constant. Chaque soir, dès notre entrée en scène, même si nous avions
fait 500 ou 1000 miles, l’épuisement disparaissait. C'était l'une des plus
belles choses qu'un homme puisse vivre. Si l’harmonie parfaite existe dans les
relations humaines, ce groupe en a été aussi proche que possible.»)
«Ma
mère m’a toujours dit: la vraie richesse, ce n’est pas l’argent, c’est d’être
libre.» Cette phrase dite par Mayaan, la mère de Louis à Ester, sa future «Mamatou» plante le décor de la révolution dans sa nouvelle
vie. Quelle agréable idée ce roman qui nous fait parcourir 15 600 kms en 25
ans, de Vilna en Lithuanie, à New Orleans pour finir à Tel Aviv, en nos temps
actuels de confinement contre un virus, alors qu’au tournant des XIXe-XXe
siècles, les voyages, alors en bateaux peu confortables, étaient parfois gages
de survie, voir de meilleure vie. Michèle Hayat, primo-romancière, nous
embarque dans la vie d’Ester Karnofsky, fille d’un éditeur, pianiste classique
de formation, couturière de talent, épouse de raison mariée à Morris, tailleur
de bijoux en ambre, et mère de deux garçons, Alex et David. Ils devront fuir à
quatre les exactions antisémites à Vilna, et la magie de l’ambre les mènera
jusqu’à New Orleans en 1900, un dépaysement total, même si tous les racismes se
valent, et que la misère comme le combat pour la vie ne font que peu varier la
donne, d’un climat froid à un autre, subtropical. Mais ce livre raconte surtout
l’histoire du jazz et d’une femme en parallèle: au niveau sociologique
d’abord, le rôle et l’implication des personnages féminins vont montrer les
ressorts de cet art populaire dont le vent de liberté leur permet de surmonter
les deuils, la ségrégation, les déménagements subis, la violence sociale, les recommencements sans fin, les vies de
couple ou de célibat rarement choisies, pour construire: même avec rien, mais
en donnant du sens et en mettant de l’art dans leur vie et surtout dans celle
d’un enfant qui deviendra Louis Armstrong*. Ensuite, la narration, comme dans le
jazz, avec une mélodie, des improvisations, des rythmes d’écriture, une pulsion
d’énergie recréée par l’une ou l’autre des trois femmes qui s’entraident, se
relaient au fil des imprévus souvent rudes, puis qui arrivent finalement à
trouver une harmonie et un tempo fluide, comme dans un orchestre rodé, quand
elles se sépareront. La trame du récit est dynamique par la détermination et la
solidarité maintenues face à une société faite d’adversités et d’accélération
du temps, comme la vie des musiciens sur la route, obligés de trouver une
cohésion pour tourner ensemble et jouer de plus en plus, de mieux en mieux.
Enfin, ces caractères de femmes sont comme le jazz, généreux, engagés, elles ne
lâchent rien jusqu’à la coda. Le tableau de fond principal est celui des
quartiers de Storyville et environnants, entre petits commerces nés de
l’immigration, prostitution tapageuse, musique hot
et enfants des rues dont
Louis fait partie, même si un trou dans le mur l’attire comme un aimant:
en
collant son oreille, il entend la trompette de «Papa Joe» qui deviendra
King
Oliver. Ayant perdu tout repère au début (géographique, familial,
professionnel, social et même artistique), Ester va s’accrocher à son
feeling
de musicienne et à cet enfant des rues touché par la grâce du jazz. Sa
voisine
Mrs. Iona, à l’accent très british et à l’esprit très vif, lui fait
rencontrer
Mayaan, la mère de Louis et de Lucy qui redonne du tonus à Ester: le
trio est
en place. Morris devient un brocanteur recherché, et Alex part très
jeune
pour bâtir une nouvelle patrie en Palestine. Vous dire comment ou
pourquoi Alex accroche l’enseigne «Du Côté d’Armstrong» à son restaurant
couru de Tel Aviv en 1923 serait déflorer un
scénario très bien construit, tout autour de Satchmo, à partir de ses 6
ou 7
ans selon la date de naissance que l’on retient de 1900 (celle de sa
légende)
ou 1901. Ester, la Mamatou de Louis, lui dira lors d’un concert à
Chicago: «Je
comprends ta colère Louis, mais c’est ma façon à moi de résister.» Un roman
pétri de liberté et de résistance des femmes qui se lit d’une traite. Il aurait plu au regretté Ellis Marsalis…
Comment Con Chapman en est-il arrivé à écrire sur Johnny
Hodges? De la région de Boston, ce professionnel prolixe de l’écriture en tous
genres (journaliste, romancier, essayiste…) n’avait jusque-là pas abordé le
jazz, semble-t-il, et il donne une biographie d’un musicien finalement oublié
aujourd’hui, malgré son grand talent, ce qui change des ouvrages à répétition portant
toujours sur les mêmes musiciens. On peut donc déjà reconnaître à Con Chapman le
mérite de l’originalité, et même celui du bon choix, car Johnny Hodges est un
artiste de premier plan, exceptionnel même, un de ces musiciens sans lequel le
jazz ne serait pas tout à fait le même. Imaginons alors que Con Chapman est un
amateur de Johnny Hodges ou un auteur malin qui espère réunir les lecteurs sur un
musicien à propos duquel il n’y a justement pas beaucoup d’écrits en dehors des
revues spécialisées. Enfin, l’auteur vit à Boston, et Johnny Hodges, né non
loin de là, y a vécu, et il fait partie du patrimoine de la ville. Quelles que soient les motivations de M. Chapman, il a eu
raison car Johnny Hodges est parmi les pères fondateurs du jazz pour son
instrument, le saxophone alto: avec Benny Carter (son contemporain presque
parfait, août 1907, alors que Hodges est de juillet, donc son aîné de quelques
jours) et à un moindre niveau Willie Smith (1910). Cet introduction sur
l’auteur n’est pas inutile car elle permet de comprendre sa méthode de travail
–très américaine et pas toujours par des spécialistes de la matière, mais de
bons professionnels– pour une biographie honorable, d’autant que Johnny Hodges
étant par nature taciturne, il ne s’est pas épanché dans la presse avec
régularité pendant sa pourtant longue carrière. Pour ce travail de compilation, Con Chapman a réuni avec
sagacité ses sources, ne s’est pas trompé et n’a pas oublié grand monde,
puisqu’on retrouve Stanley Dance, John Chilton, Duke Ellington (et la
littérature sur le Duke), Frederick Ramsey Jr., et beaucoup d’articles de
revues spécialisées, dont une partie de ceux de Jazz
Hot*. Sa bibliographie est précise, et un appareil de notes par chapitre (en
fin) rend à César ce qui appartient à César: Con Chapman a cette élégance de
citer régulièrement ses sources. Ce travail est complété en fin d’ouvrage par
un index des noms cités, toujours utile pour replonger rapidement dans
l’ouvrage. A partir de ses sources, il a isolé ce qu’il a pu trouver
sur l’objet de sa recherche, et il a tenté d’animer toutes ses bases par un
récit très clairement écrit, ce qui fait que même un lecteur étranger lit assez
facilement la prose de M. Chapman. En bon biographe, il a effectué un travail de recherche sur
les origines et la jeunesse de Johnny Hodges, à partir des actes d’état civil,
sans doute l’un des moments les plus intéressants de cet ouvrage, parce qu’il
apporte des informations, dont certaines sont inédites, pour contextualiser,
sur le plan social et des relations interraciales, avec des repères
chronologiques pour cette partie assez précis. On apprend ainsi que
Johnny
Hodges est né à Cambridge, MT, le 25 juillet 1907 d’un couple, John H.
et
Katie (Swan), originaire de Virginie, une famille qui a dû souvent
contourner
les interdits racistes pour se marier, se loger, se disant parfois
«blanche» parfois «noire» selon les registres, qui s’est nommée Hodge ou
Hodges selon les moments (alternative qui restera présente pour Johnny
jusque
dans les années 1940). Dans sa jeunesse, c’est sa mère qui achète à
Johnny un
soprano à l'imitation du grand, déjà, Sidney Bechet, mais c’est sur le
piano familial que débute Johnny, avec des
dispositions naturelles exceptionnelles qui lui permettent de se
débrouiller
rapidement du clavier, assez pour gagner quelque argent à l’adolescence.
Il
apprend également le soprano par proximité, d’autant qu’un de ses amis
d’enfance n’est autre qu’Harry Carney, le futur sax baryton du Duke, qui
vit à
quelques maisons de là, comme Howard Johnson. Le modèle de Johnny
Hodges, c’est
évidemment Sidney Bechet qui passe parfois dans des shows à Boston dans
l’après
première-guerre mondiale, et que Johnny retrouve dans sa loge en 1923
pour la
première fois. Hodges le dit, c’est par l’observation et par le disque
qu’il
apprend l’instrument et découvre le jazz. Il a très vite une réputation
de
surdoué dans la ville, et s’il ne lit pas la musique (il apprendra
quelques
trucs de lecture avec Barney Bigard et Otto Hardwick dans l’orchestre
d’Ellington), il ne semble pas en avoir besoin sur les nombreuses scènes
où il
épate, en culottes courtes, à 13-15 ans à peine, encore amateur, tous
les
musiciens et les professionnels de passage dans la région. C’est dans
l’orchestre de Joe Steele qu’il débute son parcours professionnel,
rapportant à
cette mère (encore une) adorée son premier cachet. Il y a beaucoup
d’autres détails sociologiques, d’anecdotes sur cette période, très
intéressants pour
comprendre d’où vient Johnny Hodges. L’auteur fait parfois des digressions, sur la genèse des
surnoms, sur l’instrument, sur le son, sur la différence de sonorité entre New
York (le son de l’Est) et de Kansas City (celui de l’ouest) qui établissait une
sorte de rivalité-émulation entre les musiciens. Mais, au fond, le modèle de Johnny pour
le son a été Sidney Bechet, dont Hodges a gommé le puissant vibrato, un son
donc plus marqué par New Orleans que par l’Est, et le côté lascif (lazy), étiré et hyper-expressif de Hodges y fait référence. C’est à Boston que Johnny Hodges croise la route du Duke pour la
première fois, mais c’est son ami Harry Carney qui l’attirera dans l’orchestra.
C’est probablement en 1924 que l’alto découvre New York, et la multiplicité des
clubs, s’y installe en 1925. Il y côtoie dès 1924, Willie the Lion Smith,
Sidney Bechet, Chick Webb (1926), avant de rejoindre Ellington. L’auteur nous relate à sa façon les parcours avec Duke
Ellington, la petite séparation de 1951-55, le retour avec Ellington, étayant
son récit sur de nombreuses citations patiemment réunies dans ses sources. La
méthode est bonne, les sources sont correctes bien qu’incomplètes, et c’est une bonne synthèse, qui
restitue l’importance de la couleur sonore de Johnny Hodges sur la palette de
couleurs avec lesquelles le Duke a composé son œuvre. Johnny Hodges, comme
Harry Carney, sont des indispensables de la sonorité d’ensemble, et malgré le
caractère parfois sombre ou placide de Hodges, il est certain que l’alto a
toujours eu une place à part dans cet orchestre. Musicien instinctif, sa
puissance d’expression est de celle qui personnalise une œuvre, même celle du
Duke qui en a parfaitement conscience. Le Duke lui laisse beaucoup de place.
Hodges a aussi le privilège d’enregistrer en dehors de l’Orchestra, avec Teddy
Wilson et Billie Holiday, Lionel Hampton, dans les années 1930, Woody Herman,
Eddie Heywood Jr., Earl Hines, dans les années 1940. Dans les années 1930, il y
a également des enregistrements en petite formation avec le Duke, organisés par
Helen Oakley (à cette époque elle collabore également à Jazz Hot). Il y aura aussi après guerre quelques beaux
enregistrements hors de l’Orchestra avec le Duke (Side by Side et Back to Back,
chez Verve) qui confirment la place à part de Johnny Hodges dans l’un des plus
fameux Big Bands de l’histoire du jazz. La
matière n’est pas si généreuse avec le taiseux Hodges, et
Con Chapman en profite pour nous parler d’Ellington et des étoiles de
l’Orchestra: Billy Strayhorn (avec qui Johnny Hodges enregistre dans les
années
1950), Ben Webster, Jimmy Blanton, Juan Tizol, Ray Nance, Russell
Procope, Wild Bill Davis (avec qui il enregistre une série de 6 albums
de 1961 à 1966, cf. la discographie parue dans le Spécial 2007 de Jazz Hot)
et comme l’orchestra
est riche en talents, ça permet d’enrichir le sujet. Dans la méthode
Chapman,
il y a aussi cette habitude de s’attarder sur les artistes cités par une
digression biographique, ce qui n’est pas inutile pour ceux qui
découvrent. La collaboration avec Earl Hines est aussi rapidement
abordée. L'auteur évoque le plaisir de la boisson chez Johnny Hodges, puis l’arrivée
dans le paysage du jazz de Bird, Charlie Parker. Con Chapman essaie de trouver
une opposition de style, mais à l’écoute de Bird, qui sait aussi bien chanter que
Johnny Hodges avec son alto, le point de vue ne résiste pas. C’est
vrai que le débit nerveux de Charlie Parker est parfois loin de l’expression lazy de Hodges, et qu’il vient supplanter en notoriété ses maîtres pour des raisons de mythologie du jazz, mais Bird,
Hodges et Carter partagent le lyrisme, le blues et le caractère hot de l’expression, et toute idée de
glisser un coin entre ces trois musiciens est dénuée de fondement si on écoute avec
attention en se libérant des perceptions d’époque, de générations et de modes. Con Chapman narre encore les tentatives du Rabbit d’échapper
à l’attraction solaire du Duke (chapitre Le
Lapin s’égare), parlant d’une rivalité sourde entre les deux hommes, mais
sur le fond, on peut penser que l’auteur a besoin d’alimenter son récit et que
son imagination ou ses habitudes font le reste. Chacun des musiciens sait ce
qu’il attend de l’autre, et il aurait été plus pertinent d’insister sur cette
symbiose musicale parfaite entre deux musiciens d’exception qui savent ce
qu’ils se doivent réciproquement. Tout le dit, à commencer par la longue
fidélité et la discographie. Un autre chapitre évoque bien entendu le retour au
sein de l’Orchestra dans ce déroulement chronologique. L’auteur consacre un chapitre au caractère chantant de
l’expression d’Hodges, ce qui ne fait aucun doute. Comme on l’a vu,
l’inspiration (Bechet, New Orleans) accentue ce caractère, et si on y
réfléchit, on s’apercevra que les deux grands altos du premier jazz, Carter et
Hodges, partagent ce lyrisme avec les grands altos de la suite de l’histoire du
jazz: Parker, on l’a vu, Sonny Stitt, et tous les post-parkériens, de
Cannonball Adderley à Phil Woods et bien d’autres. Le plus remarquable dans cette énumération de saxophonistes alto est
finalement que chacun a un son très identifiable. Un
autre chapitre évoque l’importance du blues chez Hodges,
et en fait même un petit sujet de distance avec Ellington dont les
compositions
complexes s’éloigneraient des principes fondamentaux selon Con Chapman.
Le blues est bien un élément essentiel de l'expression du Rabbit mais,
là
encore, on peut douter et contester l'argument de l'auteur, et d'abord
parce que le blues est et reste
une base essentielle du Duke jusqu’à sa mort. The Out Chorus est
le titre du dernier chapitre relatant l’enregistrementde 3 Shades
of Blues, produit par Bob Thiele, le grand faiseur de rencontres
intergénérationnelles dans le jazz, avec la complicité des arrangements
d’Oliver Nelson et de la voix de Leon Thomas. Pas si out selon nous, car si la pâte très blues de Nelson est
perceptible, la présence d’Ellington plane sur un enregistrement classique où
la voix de Leon Thomas (spécialiste des effets en tous genres, fausset, jodel,
cassure blues, scat) fait merveille, et où le son de Johnny Hodges ramène
immanquablement à l’univers du Duke. Johnny Hodges a disparu le 11 juin 1970, à 63 ans seulement, un an avant Louis Armstrong, quatre ans avant le Duke. Rabbit’s Blues
est
un récit bienvenu d’un parcours d’un grand artiste resté dans l’ombre
d’un des
soleils du jazz, sans doute par manque de curiosité des revues
spécialisées et
aussi par la personnalité de Johnny Hodges lui-même. Comme souvent, au
centre de l'ouvrage figurent une série de photos et documents qui
illustrent le parcours de Johnny Hodges. On aurait pu attendre, pour un musicien aussi rarement
abordé, une discographie détaillée, et c’est là qu’on perçoit que Con Chapman
s’est fixé, avec trop de modestie, quelques limites. Cela dit, le livre, une
bonne synthèse, permettra à beaucoup de découvrir que le saxophone alto n’a pas
commencé avec Charlie Parker, et l’écoute de Johnny Hodges est l’un des délices
du jazz.
* Pour compléter la lecture de cette biographie, vous pourrez utilement consulter dans Jazz Hot
les n°5-1946 (couverture), n°28-1948, n°43-1950, n°262-1970 (couverture
lors du décès), n°263-1970, n°264-1970 (article de Demêtre Ioakimidis),
et le Spécial 2007 (Le Siècle de Johnny Hodges,
l'article le plus complet, de Félix W. Sportis, qui a échappé à la
recherche de Con Chapman, avec une discographie en leader –plus de 50
albums– utile à la découverte sonore de Johnny Hodges). A propos de
discographie, il sera aussi nécessaire de réécouter l’œuvre enregistrée
de Duke Ellington, à laquelle Johnny Hodges a contribue si
essentiellement et si longtemps.
Sister Soul
Aretha Franklin: Sa voix, sa foi, ses combats
par Jean-Luc Gadreau
Jean-Luc
Gadreau, Sister Soul, Aretha Franklin: Sa voix, sa foi, ses combats, préface de Bertrand Dicale, Editions Ampelos,
Maisons-Laffitte, 2019, 156p. http://editionsampelos.com/sister-soul-aretha-fraklin-sa-voix-sa-foi-ses-combats https://www.youtube.com/watch?v=mi2b5Gnq6I4 Ce
livre nous fait aborder la vie et le parcours musical d’Aretha Franklin
à travers l’œil de l’auteur, fils de pasteur et français, Jean-Luc
Gadreau, ce qui sont deux prismes déjà particuliers venant enrichir les
problématiques du débat Amérique/Afro-Amérique. Le travail le plus
intéressant de ce livre consiste dans la collecte de témoignages directs
(traduits en français) sur la perception et la pratique sociale du
gospel, du blues, du jazz (chanté, dansé, joué, incanté, prêché) de
1915, date de naissance du futur révérend C.L. Franklin, le père
d’Aretha, à 2017, date de la retraite d’Aretha, donc sur environ un
siècle. B.B. King (1925-2015) raconte: «(…) Nous avions tous
les deux été traités comme des chiens et appelés «sales nègres», nous
avions tous deux assisté à des lynchages. Pourtant nos mamans nous ont
appris à croire en un Dieu de justice». Bobby «Blue» Bland (1930-2013) enchaîne: «(…) je devais avoir 11 ou 12 ans quand maman m’a emmené entendre ce nouveau prédicateur dont tout le monde parlait (…)». Puis Buddy Guy (1936-) poursuit: «(…)
Je devais rencontrer deux personnes. Le premier était le révérend C.L.
Franklin, parce que B.B. King m’a dit qu’il pouvait prêcher mieux que
Howlin’ ne pouvait chanter (…)», (ndlr: Howlin’ Wolf, 1910-1976). Concernant Hastings Street rue animée de Détroit MI, il ajoute : «on voyait des chanteurs d’église
chanter dans un style jazzy alors que des groupes de jazz utilisaient
l’organiste de l’église dans leurs sections rythmiques (…)». Le
choix de Jean-Luc Gadreau de retranscrire la parole des témoins donne
chair et réalité au récit. Chaque amateur a son idée sur les conditions
qui ont fait le chemin spécifique d’Aretha, encore assez atypique à son époque comme le relève l'auteur, amenant certains à penserqu’elle a gaspillé son talent dans la musique commerciale; toutes
ces perceptions brutes en temps réel apportées au lecteur permettent de
reconstituer ce que pouvaient être les priorités de Sister Soul:
exister pour tous et partout afin de gagner en «respect» (sa chanson
fétiche). Cette idée et ce besoin de reconnaissance font partie de sa
naïveté, de son endurance et in fine, de sa longévité d’irréductible.
Gageons que
ce n’est pas par hasard si elle choisit Détroit MI comme ville de cœur,
cette ville précoce en soulèvements et féconde en abolitionnistes, à la
conquête des droits pour les Afro-Américains, ce terreau où Martin
Luther King laisse un profond sillon, mais aussi une communauté qui va
payer cher sa liberté d’esprit et d’action dans l’Amérique de 2018 avec
sa faillite aussi retentissante qu’inadmissible.
Et Aretha aussi esttoujours
prête à payer un prix trop élevé pour bien comprendre l’injure qui lui a
été faite et être sûre de vouloir/devoir franchir l’étape d’après. Dans
ce parcours heurté, on retient souvent les millions de disques vendus
(plus qu’Elvis, pour mémoire, un
homme, blanc, élevé au blues dont le parcours commercial et médiatique
était censé faire pièce à la musique de l’Afro-Amérique des droits
civiques), une discographie un peu tous azimuts en terme artistique. Notons un disque non mentionné où Aretha est accompagnée par Ray Bryant (1931-2011) un autre enfant du gospel1.Elle rayonne dans ce disque,
retrouvant ce cocon naturel dont elle a besoin pour s’exprimer, besoin
que l’auteur souligne à juste titre à propos du magnifique documentaire Amazing Graceoù réapparaissent les liens culturels intrafamiliaux. Car de
la grand-mère pilier du clan, aux rivalités entre sœurs, en passant par
des parents aux profils complexes, et ceux de substitutions, de la
nature de ses rapports conjugaux qui évoluent dans le temps, des
interactions avec les professionnels musiciens, agents-tourneurs,
producteurs, maisons de disques, presse, de tout cet environnement,
apparaît, par petites touches, le portrait évolutif d’une
enfant habitée ne s’exprimant que par son art,
devenue une proie à bien des titres pour partir à la conquête de la
gloire, puis une femme mûre qui a finalement réussi à s’en sortir, mais à
un prix très élevé: le parcours normal d’une Afro-Américaine au XXe siècle, érigée au rang de Queen of Soul.
Hélène Sportis
1.Aretha Franklin With The Ray Bryant Combo, Columbia CL 1612-US 1961, enregistré à New York chez
Columbia Records les 1er août, 29 novembre, 19 décembre 1960 et 10
janvier 1961
Voilà un beau travail, à l’évidence, celui d’un admirateur, Pascal Rousseau,
qui, en dehors de son savoir universitaire ayant permis, entre autres,
l’exposition «Robert Delaunay, De l’impressionnisme à l’abstraction,
1906-1914», à Beaubourg, Paris, 1999, poursuit un fil très conducteur de
passionné. Son minutieux travail de recherches et de rapprochements (vie quotidienne-arts),
mis en valeur par une iconographie tous azimuts (cartes postales, journaux,
photos, publicités, affiches), permet de montrer comment cet artiste, qui va
fusionner, en arts multiples touchant tous les secteurs même industriels et
commerciaux, avec Sonia (Stern-Terk-Uhde) qui deviendra Delaunay à partir de
1909 –futurs parents de Charles, le fondateur de Jazz Hot– a puisé son
inspiration dans son temps, qu’il s’agisse des «Rythmes» (le cake walk s’est implanté fin XIXe à
Paris, et la cinétique, jonction entre mécanisme et vitesse permettant le
mouvement, émerge aussi chez Fernand Léger ou František Kupka1), de la technique
issue du taylorisme et des inventions notamment en transports qui crée de
nouveaux monstres intéressants pour l’imaginaire (La prose du Transsibérien de
Blaise Cendrars et Sonia Delaunay), évidemment de la lumière qui a été réinventée
par les Impressionnistes, renforcée par les Orphistes et par la «Fée
Electricité» (Raoul Dufy) qui permet d’illuminer réellement la
Ville-Lumière, et s’agissant enfin, de cette Tour Eiffel lors de l’Exposition
Universelle de 1889 qui va être un point de mire, véritable catalyseur
artistique pour le tournant du nouveau siècle.
Le livre s’articule en cinq
thématiques: «Le règne de l’image: montage des attractions et
culture de masse», «Panneau-Réclame. L’artiste et le
publicitaire», «l’art et le muscle. Le sport-spectacle»,
«Magic City. Le laboratoire du fun» et pose le sujet: l’art perd-il
ou non son âme dans une démarche qui se rapproche de la vie de tous, du
quotidien, du populaire (du «pop»). Les débats philosophiques, analytiques,
esthétiques (au sens de la perception) très documentés dans le livre, donnent
la mesure de la virulence des propos, des procès d’intention faits par ceux qui
pensent que l’art doit rester sous cloche. L’exemple en exergue de L’Equipe de Cardiff montre l’art
dans une nouvelle dimension, populaire, internationale, sportive,
concurrentielle, au grand air, directement liée à l’actualité, à la vue de
chacun, à portée de main, d’accès, dans la grande tradition des expositions
universelles accessibles au plus grand nombre.
D’autres artistes en France et
dans le monde, avant Robert Delaunay, mais surtout avant cette époque de
conquêtes de nouvelles libertés, avaient popularisé leurs talents au service
d’idées (Honoré Daumier), de spectacles (Toulouse-Lautrec, Albert Dubout,
Alfons Mucha), du foisonnement des arts appliqués et décoratifs (Arts &
Crafts, Art Nouveau, Art Déco, Harlem Renaissance, Bauhaus), liant les métiers,
les objets, les activités de la vie à l’art, mais la réelle boulimie créatrice polymorphe
de Robert (et Sonia) Delaunay de l’entre-deux guerres (notamment pour
l’Exposition Universelle de 1937) correspond directement à une époque où tout
semblait, l’espace d’un instant, devenu possible pour l’Humanité, dans une
totale liberté de créations (de matières et de concepts), d’investigations (le
film ou la pièce de théâtre, fruits d’arts et artisanats combinés, se terminent
dans l’esprit du spectateur), de conquêtes de nouveaux espaces (comme les
usines), de nouveaux territoires (comme le gigantisme industriel), de
correspondances entre les imaginations des artistes, des inventeurs, des
penseurs, du public.
A partir des Guerres d’Espagne et d’Ethiopie, de la fin
des Fronts populaires, des conférences diplomatiques honteuses, le vent réactionnaire
des arts qualifiés de «dégénérés» claquemure les passages, mais un
pas irréversible a été franchi: l’art qui vit est immanquablement
populaire avec une émotion authentique, le fruit d’échanges, de partages, et
non le produit d’un système, d’une étiquette ou d’une académie doctrinaire
pyramidale. Cette démocratisation de l’art sera un des grands apports du jazz
(très lié à tous les arts libres pratiqués socialement) car une
«pratique» qui s’enferme dans un entre soi de diktats ou de codes n’a
pas la liberté de s’exprimer, et par essence, ce n’est donc plus un «art»
qui suppose la liberté de perception, d’expression et l’imagination pour
produire, le contraire même de la société consumériste standardisée, qu’elle
soit de masses ou élitiste, telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Un
livre qui ouvre beaucoup de pistes autres que picturales. Pas étonnant
que le fils de Robert (et Sonia) Delaunay se soit intéressé au jazz dans
toutes les dimensions (écrite, disque, graphique, événementielle,
écoute partagée dans les Hot Clubs…), un savoir-faire familial
d’ouverture en grand angle.
Voici
quatre ouvrages évoquant le déjà très documenté et commenté John
Coltrane. Après les divers ouvrages et le travail effectué –du temps de
John
Coltrane et depuis– par les revues spécialisées dans le monde entier,
les films
et les documentaires, on ne peut manquer de se poser la question de
l’opportunité d’en rajouter. C’est sans doute la force de John Coltrane
–comme
celle des quelques légendes du jazz, mais sans doute plus accentuée pour
quelques-unes d’entre elles, Miles et Chet par exemple– de générer des
élans,
des vocations d’écritures ou d’attirer une forme d'opportunisme
(associer son nom à celui de John Coltrane offre une plus grande
exposition médiatique, voire une meilleure gratification narcissique).
Et finalement, dans ces biographies et études
stylistiques, pour les amateurs de longue date, on en apprend plus des
rédacteurs eux-mêmes (leur perception de John Coltrane) que de l’objet
de leur curiosité. Pour le lecteur nouveau ou aléatoire, la matière
nouvelle peut être, par le hasard et par la nouveauté (disponibilité en
librairie), l'occasion de faire un choix, et, c'est vrai, l'occasion de
découvrir un musicien, malgré sa notoriété bien établie et l’abondance
de documentation déjà existante.
Il
y a dans ces livres des renseignements biographiques
exacts plus ou moins précis selon les auteurs, des bibliographies
souvent incomplètes ou pas très curieuses de la différence ou de la
divergence, des
discographies inégales, jamais complètes, mais il n’y a rien de
fondamental ou de nouveau. Il y a des commentaires,
stylistiques fondés parfois sur des précédents ou originaux mais
toujours contestables, documentaires sur l’époque, très souvent
partiels, des précisions de circonstances,
biographiques, mais là encore, ça existe déjà ou c’est plus informatif
sur l'auteur que sur l'artiste.
Il faut donc déjà dire que ces ouvrages s’adressent
davantage aux nouvelles générations qui n’auraient pas d’autres curiosités que
les ouvrages récents pour leur permettre d’aborder un musicien déjà ancien. Les auteurs sont de trois catégories:
L’universitaire
Roland Guillon est fidèle à l’institution,
plus synthétique que ses collègues de chronique, n’ayant pas peur du
«je» sais,
donc je suis. Son livre, passé un raccourci biographique, est une suite
de
points de vue descriptifs, comme une collection de petits articles: la
modalité, les formations, le croyant, l’africanisme, le citoyen, les
héritiers,
le blues en conclusion où il remarque avec justesse que John Coltrane
prolonge
l’histoire du jazz, mais ce n’est pas très original sauf pour ceux qui
ont la
manie des ruptures obligées (Hodeir et Panassié à l’époque de Charlie
Parker,
Carles et Comolli à l’époque du free jazz, bien que ces derniers soient
cités
avec incohérence donc, mais révérence). Oui, John Coltrane est un
musicien qui
appartient à l’histoire du jazz et le blues est la matière, l'esprit de
sa musique comme on peut le dire de tout musicien de jazz. Bibliographie
conventionnelle, très partielle,
pas de sources véritablement indiquées, ce qui est un peu étonnant du
point de
vue universitaire. Discographie sans intérêt. Cela marque certaines
limites,
même sur le plan pédagogique, mais l’ambition était simplement de voir
publier des travaux. On sait que ça compte dans le dossier administratif
des universitaires.
Toujours
chez L’Harmattan qui fait feu de tout Coltrane, se
trouve l’ouvrage plus important par la taille de Jean Francheteau et qui
est l'un des deux plus travaillés des quatre, avec celui de Nicolas
Fily. C’est évidemment l’ouvrage de l’amateur de jazz, comme c'est le
cas pour Nicolas Fily, du connaisseur de
John Coltrane, du passionné. Sans malheureusement éviter les défauts de
ses
confrères du jour (les révérences pénibles bien qu’obligées quand on
pense
vouloir exister), cet ouvrage, qui aurait mérité une meilleure
correction,
présente l’avantage d’une biographie détaillée, d’une discographie
travaillée, même si la bibliographie est là encore très incomplète et
partielle, comme si nos auteurs avaient peur qu’en citant leurs sources
on
puisse penser à un travail de compilation. C'est pourtant de cela qu'il
s'agit. Les commentaires stylistiques comme
dans le premier cas, sans être toujours inexacts sont plus révélateurs
de l'auteur que de l'artiste, et ne sont ni toujours très bien rédigés,
ni très profonds, ni très originaux, et forcément répétitifs: un
musicien
ne change pas de style à chaque thème et à chaque disque. Ceux qui n’ont
pas compris que le cheminement de John Coltrane est à son image, une
construction humaine cohérente ancrée dans des racines et dans son temps
qui est celui de la lutte pour les Droits civils, ont peu de chance de
percevoir que l’œuvre d'un artiste est un tout également digne
d’intérêt, de la première à la dernière note. On sent dans la
rédaction que Jean Francheteau a creusé sa
matière et qu’il tente de la faire partager à l'instar de Nicolas Fily,
mais plus largement que leurs deux autres confrères d'écriture sur
Coltrane. Jean Francheteau retranscrit beaucoup d’éléments repris ça et
là dans de précédents
travaux consacrés à John Coltrane. Un index, précis et important pour la
lecture,
complète ce gros travail qui pourrait devenir la base d’un meilleur
ouvrage,
notamment en prenant le temps d'une meilleure correction du texte, de
l’élaguer des
redondances en se limitant à une étude stylistique synthétique de
l'expression coltranienne (cette remarque vaut aussi pour Nicolas Fily),
de faire un meilleur inventaire des sources, celles notamment provenant
des
revues spécialisées dont Jean Francheteau est un lecteur sans aucun
doute possible. Quant aux commentaires stylistiques, c'est un exercice
très difficile quand on ne veut pas tomber dans l'hagiographie ou la
redondance qui est le défaut commun de tous ces ouvrages, et, le plus
souvent, de ceux qui les ont précédés. Jean Francheteau a les moyens
d'affiner un ouvrage respectable, une bonne base de connaissance de John
Coltrane.
Le troisième auteur, c’est un «spécialiste», journaliste,
écrivain prolifique (une manière d’Alain Gerber du XXIe
siècle par le débit d'ouvrages en tous genres sur le jazz), déjà
familier du saxophoniste
(auquel il a consacré deux ouvrages) et évidemment ce dernier opus en
comprend
tous les attributs: références et révérences aux huiles du milieu et
avec les paillettes
qui s’imposent. C’est hagiographique, plus journalistique au sens
trivial du mot, et donc «plus professionnel», corrigé, fluide en
écriture et surtout vivant par la
multitude d’interviews réutilisées, mais en forme de mosaïque. C’est
aussi plus mondain, avec un avant-propos
qui commence par citer ce que pensent Patti Smith ou David Bowie de John
Coltrane, comme si on
avait besoin d’eux pour se rassurer et savoir que John Coltrane est un
artiste: le besoin
d’être cautionné, avalisé, «parrainé» ou «flairé» par des noms ou
des confrères «qui comptent». Evidemment, une préface d’Archie Shepp (un
court moment d'information malgré tout), et une post-face d’un autre
auteur de la même maison (et
d’Actes Sud, évidemment) Zéno Bianu, poète, qui a lui-même consacré un
ouvrage
à sa relation avec John Coltrane (moi et Coltrane, c’est dans ce sens
qu’il faut le voir), après Chet
Baker et Jimi Hendrix, bien entendu. Cela dit sans méchanceté, comme un
constat,
car ces noms, Coltrane compris, sont effectivement plus «porteurs» que
Sonny
Clark ou Red Garland, sans parler de Frank Newton (pas celui de la
gravité atmosphérique, mais de celle du jazz, puisqu'il participa à la
première version de «Strange Fruit» de Billie Holiday…) et de la
multitude de génies du jazz qui n’ont droit qu’aux
bonnes revues spécialisées au mieux ou à l’oubli. Voilà pour le décor,
rien
d’inhabituel, et si on pioche au hasard dans un livre pas très original,
on
retrouvera évidemment les clins d’œil à André Francis, Michel Delorme,
Carlos
Santana, Zéno Bianu bien entendu, etc. Franck Médioni est un «bon
communicant», comme on dit aujourd’hui, il n’oublie de saluer personne
au
détour d’une phrase, pas même les auteurs qui l’ont devancé dans les
monographies consacrées à John Coltrane. «Tout le monde, il est beau,
tout le monde
il est gentil», et surtout John Coltrane, un saint homme! Pas de risques
encore
que John Coltrane soit atteint par la vague «#Metoo». On verra ça à une
prochaine étape, s’il faut remuer les mânes pour les trompettes de la
renommée.
Cela dit, le
style est propre, l’ouvrage se lit, il est léger, aéré d’interviews. Pas
de risque qu'une pensée construite encombre notre mémoire. La structure du livre est simple: une biographie
(Premiers pas), les rencontres importantes selon Franck Médioni: Miles et
Coltrane, Monk et Coltrane, la période Atlantic, la période Impulse!, Love Supreme
décrit comme un dépassement
du jazz (l’obsession d’avoir à dépasser le jazz, comme si le jazz
pouvait l’être), enfin L’Ascension, la période où le Quartet de John
Coltrane (que nos trois
auteurs s’acharnent à franciser en quartette, au mépris même des
précisions du Grand
Robert de la langue française en 6 volumes qui signifie bien que pour le
jazz
il est licite et préférable d’employer quartet), où le quartet donc
change de composition et
perd McCoy Tyner et Elvin Jones. On se demande encore comment, avec une
telle perte, le quartet atteint cette stratosphère médionique, où il
faut citer en vrac
Bach, Monteverdi et Marmande, et dans la foulée (c’est contagieux)
abuser du
néologisme. Heureusement, comme il est d’usage, Franck Médioni a la
fausse modestie de laisser parler parfois Coltrane lui-même (ça donne du
contenant et du contenu) pour
contrebalancer ses échappements libres. Et même s’il s’agit, tout au
long de
l’ouvrage, d’une sorte de patchwork, la parole de Coltrane, même
découpée en
rondelles, repose, aère la lecture par sa simplicité. Car le superlatif,
en permanence, ça
sature.
Reste l'invité de la dernière heure de cette chronique, John Coltrane, The Wise One,
de Nicolas Fily, qui nous a été confié par son auteur au hasard d'une
rencontre récente. Publié par une maison d'édition marseillaise, Le mot
et le reste, cet ouvrage présente des similitudes avec celui de Jean
Francheteau: on y sent la passion d'un premier ouvrage, très imposant
par le volume et la recherche, et donc la volonté de s’adresser aux
lecteurs. C'est ce qui nous fait préférer ces deux ouvrages: il y a un
très consistant travail de recherche, un plus grand naturel d'expression
et une ouverture vers le lecteur. Chez Nicolas Fily, le déroulement
est encore chronologique, suivant les étapes de la vie et des rencontres
de John Coltrane (L'éducation, Miles Davis, Thelonious Monk, Blue Note,
Prestige, Milestone), avant de suivre la canevas de la discographie à
partir de la période en leader: Atlantic, Impulse!, avec pour chaque
période un découpage fondé sur les enregistrements. Les collaborations
en sideman ne sont pas
oubliées, comme les méandres-digressions d'un grand fleuve. La qualité
d'écriture de Nicolas Fily est essentielle pour cet exercice qui
pourrait paraître répétitif chez ses confrères. Le travail d'écoute,
même quand on ne partage pas les analyses, est aussi à mettre à son
crédit. Il est minutieux et attentif. Parmi les défauts de jeunesse de Nicolas Fily –en dehors d’une coquetterie de plume et d’un conformisme
d’époque assez fréquent plus difficile à corriger– il y a cette
propension à penser que la dernière production est toujours meilleure
que la précédente: le progressisme. Pour Nicolas Fily, c'est aussi une
caractéristique du jazz, les modernes étant nécessairement plus
intéressants, plus libres, plus aériens que les anciens, sans se poser
la question de sa propre perception d’homme de l'an 2000. Si un conseil
est utile à un auteur en devenir, c'est de lui dire que le progressisme
en art, même dans le cours d’une carrière d'artiste, est une absurdité
et, plus dommageable, le prive de la beauté du jazz et des arts de
toutes les époques dans la pluralité des expressions, particulièrement
accentuée dans le jazz où l'individualité et le contexte historique et
géographique déterminent une grande variété et richesse d'expression. Il
suffirait de changer d'art ou de musique pour comprendre que les
artistes ont aussi une vie, des recherches et des cheminements, un
contexte, et qu'après, les jugements de valeur de ceux qui les
commentent –critiques et auteurs– doivent être très relatifs, se
replacer dans l'époque et les lieux, remettre en cause leurs oreilles de
l'an 2000 (ou d'avant pour les plus vieux), avec cette part de doute
sur la perception du critique, son époque et ses jugements. Cette
relativité appelle des commentaires plus descriptifs en fait qu'autre
chose, tournés vers l'objet d'étude, vers l'artiste, sans avoir besoin
d’une pédanterie et fausse science à la Hodeir. La relativité oblige à
dire que toutes les générations n'écoutent pas avec la même oreille, et
que certaines perceptions du début du XXe siècle (et même des siècles
précédents) valent aussi bien que beaucoup d'aujourd'hui en matière de
musique et d'art. On peut donc ne pas être d'accord avec telle ou telle
interprétation de Nicolas Fily de ce qu'un album de Coltrane porte, de
ce que le musicien transmet de sa culture (par exemple la paix supposée
de Crescent ou le caractère
mystique de tel ou tel autre enregistrement, comme la plus ou moins
grande liberté dans celui avec Don Cherry, et même sur l'importance
supposée de Kind of Blue,
etc.). Cette partie du travail est, selon moi, la plus contestable, en
dépit d’une langue précieuse et de l'écoute méticuleuse, et c'est
également vrai pour Jean Francheteau, sans parler de Franck Médioni qui
est moins naturel dans ses commentaires, plus ampoulé, plus attendu
aussi. Chez Nicolas Fily, les pages de mises en situation de la
biographie sont excellentes, précises, et dans le cours de l'ouvrage, il
garde toujours quelques mots pour situer tel ou tel enregistrement dans
son contexte culturel, social et historique. Le travail de notes est
bien meilleur que chez ses confrères, et il a beaucoup travaillé, en
passionné comme Jean Francheteau, et ses curiosités (cinéma ou autres)
donnent à l'ensemble de l'ouvrage un environnement plus «charnu», plus
américain (on l’oublie mais Coltrane ne vivait pas dans la lune). Il
possède donc beaucoup de qualités, une méthode de travail, qui devraient
lui permettre de partager sa passion du jazz avec des lecteurs au-delà
de ce premier ouvrage. On le souhaite car il y a tant à raconter sur le
jazz qui n'a jamais même été envisagé par les éditeurs… Et si Nicolas
Fily remet en cause quelques évidences, qui sont souvent des lieux
communs de la critique ordinaire, comme le progressisme, et cette manie
de ne traiter que ce qui l'a déjà été moult fois, il pourra apporter une
contribution originale.
Cela en dit long, donc, sur la puissance
de la musique de Coltrane qui questionne autant les auteurs que les
auditeurs. C'est la force principale de John Coltrane, et de
l'Afro-Amérique dans son ensemble: cette conviction qu'on retrouve aussi
bien chez Mahalia, Billie, Ella, Bessie, Mary Lou Williams, Louis, mais
aussi Duke, Count, Monk, Dizzy, Parker, Bud, Lester, Ervin, Hawkins,
Mingus, Dolphy, Kirk, Hooker, et des milliers d'autres, cette rage de
vivre qui forge la volonté depuis plus de quatre siècles et qui a été
sublimée dans cet art qu'on nomme le jazz. Pas uniquement chez John
Coltrane, même s'il est l'un des grands créateurs d'une des époques du
jazz. Le génie est une constante dans le jazz, depuis Louis Armstrong
jusqu'à aujourd'hui et dans une quantité qui fait du jazz un art
exceptionnellement généreux en vrais artistes, une vraie civilisation
par le modèle alternatif qu'il propose pour tous les secteurs de la vie
humaine. Nicolas Fily et Jean Francheteau se livrent en fait
eux-mêmes, avec naturel, dans leur perception passionnée de Coltrane,
c'est une prise de risques mais aussi un besoin pour eux. Franck Médioni
et Roland Guillon se livrent dans leur perception selon ce qu'ils sont:
un journaliste et un universitaire. Tous s'appuient, trop selon notre
opinion, sur des perceptions déjà formulées par d'autres pour ce même
artiste. Il serait préférable comme on pourrait le dire des musiciens,
que chacun ait une voix particulière afin de rendre plus fertile cette répétition de publications sur un même artiste.
En conclusion de cette note collective de lecture, vous avez le
choix: pour l’easy reading et être
sûr que vous pensez comme Carlos Santana, David Bowie et André Francis, que Coltrane est une idole, il faut lire
bien sûr Franck Médioni. Si vous aimez la concision scolaire, il faut lire Roland
Guillon. Il choisit ses thèmes et rend une copie honorable manquant un peu de chair. Si vous cherchez plus de naturel, de passion et plus de documentation, il
faut lire Jean Francheteau et Nicolas Fily. Au
titre de la découverte de John Coltrane, les ouvrages de Jean
Francheteau et Nicolas Fily paraissent plus profonds et documentés.
La
grande leçon de ces multiples éditions consacrées à John Coltrane (et
on comprend dans ce lot les récentes biographies américaines d’Ashley
Kahn et Lewis Porter, comme tout un tas d'ouvrages de vulgarisation),
c’est que John Coltrane donne du grain à moudre…
Si vous aimez John Coltrane, vous avez encore dans Jazz Hotpour compléter votre passion*, de
vraies discographies détaillées, des interviews non tronçonnées, des
articles écrits sur le moment, des chroniques de disques, réalisées à
différentes époques, de John Coltrane et de dizaines de musiciens qui
l’ont côtoyé, évoqué, avec des
photos d’époques, à commencer par les membres de son quartet de légende:
McCoy Tyner, Elvin Jones, Reggie Workman, Jimmy Garrison, Elvin Jones,
des invités comme Pharoah Sanders, Archie Shepp, Eric Dolphy, ou des
suiveurs comme Sonny Fortune…(cf. L'intégrale Jazz Hot de John Coltrane)
Women in Jazz, The
Women, The Legends & Their Fight (Les Femmes dans le jazz, les femmes, les
légendes et leurs combats), Editions 8th House
Publishing, Montreal QC, Canada, 2018, 258 p.
Sammy Stein écrit sur le jazz en presse et pour la
radio. Dans ce nouvel opus, elle étudie les rôles des femmes dans l’histoire du
jazz, et qu’elles soient musiciennes ou promotrices, au fil d’interviews1, montre
l’évolution sociologique et les fait parler de leurs places aujourd’hui. Le
livre s’organise autour de sept chapitres: «New Orleans, Passé et
Présent», «Femmes», «Femmes dans le passé,
Influenceuses Majeures»2, «Les femmes dans le jazz
aujourd’hui», «Faire la pause», «Education, Financement
& Innovation», «Présent et Futur: Evolution démographique
et jeunesse dans le jazz». L’intérêt du travail est d’avoir rassemblé plusieurs
témoignages directs pour des métiers dans et autour du jazz qui permettent de
constater que le secteur (monde anglo-saxon principalement traité) n’est pas
différent du reste de la société (faire ses preuves, être leader, rapports de
domination, de séduction...), ce qui semble logique. L’auteur aborde aussi
d’autres questions sensibles, et pas que pour les femmes, comme la notion de «formation»,
le financement du secteur, la prise en compte des facteurs commerciaux et de
communication qui semblent occuper une proportion croissante, par rapport au
temps de maturation musicale en production artistique. On peut concevoir le
jazz comme «une» musique, «un» secteur qui doit faire
face à l’organisation économique générale, aux phénomènes de concurrences, aux
stéréotypes de genres avec le train de comportements qui s’en suivent de part
et d’autre, ou le jazz, comme l’art d’une civilisation, dont l’importance est
davantage son expressivité que la quête d’une reconnaissance médiatique ou
d’une place, de la possibilité d’en vivre, ou du succès économique organisé par
l’industrie audiovisuelle et des spectacles. Sammy Stein aborde ici le jazz
comme «une» profession impliquant des modes de vie (arbitrage vie
personnelle-professionnelle par exemple), très parlants dans les récits,
témoignages et anecdotes de ses interlocutrices, avec les difficultés et solutions
au quotidien (solidarités entre femmes dont certaines regrettent une forme
d’auto-ghettoïsation) qui s’améliorent, selon les critères des interlocutrices
(plus de présences féminines en festivals, radios…), peut-être aussi avec
l’arrivée des nouvelles générations, qui gèrent mieux le collectif tant que l’enjeu
de la réussite personnelle ne prend pas le dessus. De cet abord très
pragmatique du jazz, on retrouve exprimée la scission femmes-hommes/voix-instruments-danse
qui, dans la civilisation afro-américaine n’a pas de sens, la voix et la danse
ayant été les graines naturelles de la naissance artistique du jazz, car, ne demandant
aucun investissement, ces deux moyens d’expression étaient accessibles à
tous-tes et intégrés aux instruments, d’autant que chacun-e maîtrisait souvent
deux des trois expressions. La tap-dance est une percussion, comme le scat, un
instrument vocal. Cette légère précision par rapport au livre car si Downbeat
est toujours cité à cause de son article sexiste (d’avant-guerre) sur
les
femmes et le jazz, ou si on compte le nombre de femmes (3 sur 57) sur la
photo
«A Great Day in Harlem», ne pas concevoir, encore aujourd’hui, que
Mahalia
Jackson (pas retenue dans les «Major Influencers») a eu un impact
sur toute la musique exprimant et accompagnant les combats de
l’Afro-Amérique,
ou penser qu’elle serait une artiste de second plan parce qu’elle
«chante»,
est aussi une erreur historique, musicale et sociologique, voire
sexiste, car nier le plus bel instrument, la voix humaine parce que
justement les femmes y excellent et sont aussi présentes que les hommes
est curieux dans un ouvrage militant pour l’égalité des sexes. Le
jazz est un
feeling, un art complet, et non le comptage de savoir qui, des femmes ou
des
hommes, tient le plus d’instruments. En revanche, si l’on observe les
parcours
des femmes promotrices-mécènes de jazz, y compris hors de la communauté
afro-américaine, on comprend immédiatement le sentiment de liberté et le
sens
révélé, inhérents à cette expression, qu’elles y ont trouvés. Car le
rapport de
fond du jazz et des femmes se situe sur cette notion de combat pour la
liberté
universelle qui passe par l’égalité sur un plan artistique, mais ni de
forme,
ni de statut ni de genre. Sammy Stein salue également l’action d’hommes
qui ont soutenu des artistes femmes, le fait qu’aujourd’hui les
programmations les prennent davantage en compte; même si toutes
(elle-même et ses interlocutrices) s’accordent à dire que l’époque est
plutôt favorable,
le chemin de l’égalité pour tous-tes pour la liberté réelle de chacun-e
reste long3. Enfin Sammy Stein aurait sans doute approfondi et précisé positivement son propos en lisant le vécu des «femmes du jazz» dans Jazz Hot,
artistes et activistes depuis 1935, comme Mary Lou Williams (p, arr,
comp, 1910-1981), une des rares artistes (deux sexes confondus) à faire
deux numéros de suite (N°24 et 25, avril à juillet 1938) dans une revue
de 3 ans d’âge avec une première de couverture (N°24)4.
Ces éléments d’information manquants auraient replacé la liberté
générée par le jazz, comme valeur philosophique et véritable moteur
artistique, pour de multiples raisons, dont beaucoup sont liées à la
réalité afro-américaine, à la ségrégation, à la Harlem Renaissance (Zora
Neale Huston 1891-1960) plutôt que de reconduire sans fin l’idée, en
partie fausse, que cette liberté de ton, d’action ou de revendication,
aurait jailli de façon récente ou a nihilo. Le
jazz, en tant qu’art issu d’une recherche exemplaire d’égalité et
d’expression, n’est qu'une source de libération et non un instrument
d’oppression. Que certains le dévoient à leur profit est une corruption ordinaire.
Reste pour les femmes et leurs porte-paroles à ne pas se laisser abuser
par les impostures dont cet art est parfois victime pour éviter un
contresens auquel ce livre n’échappe pas.
Hélène Sportis
1. Emma Acton (marketing
manager-606 Club, Chelsea-Londres et photographe), Arema Arega
(multi-instrumentiste & voix, cubaine), Gretchen Bennett (s’occupe du
Daniel Bennett (s) Group en plus de son métier),
Beverley Bierne (voc, rock, jazz, théâtre), Grace Black (voc, radio), Amanda
Bloom (voc, et manager de Crossover Media-Brooklyn NY), Jane Ira Bloom (ss,
Bloom Festival-Brooklyn NY), Patti Boulaye OBE (voc, actrice, TV), Sarah Gail
Brand (tb, comp, radio, enseignement, musicothérapeute), Jane Bunnett (fl, s,
comp), Terri Lyne Carrington (dm, comp, productrice), Trish Clowes (s, comp),
Kim Cypher (s, voc, lead.), Mimi Fox (g, comp), Debbie Gifford (voc), Jenny Green
(voc, radio), Florence Halfon (ou Florence Joelle, travaille en freelance pour
Warner, voc), Jo Harrop (voc), Barb Jungr (voc), Joelle Khoury (p, comp, jazz,
classique-contemporain), Wendy Kirkland (p, org, voc, lead), Georgia Mancio
(voc), Claire Martin (voc), Indira May (voc), Tina May (voc), Faye Patton (g,
p, voc, comp), Carmela Rappazzo (voc, comp, lead), Anthea Redmond (Jazz Bites
Radio), Alicia Renee alias Blue Eyes (voc), Emily Saunders (voc, comp,
productrice) Gail Tasker (fl, relations presse chez Gearbox Records), Ellie
Thompson (attachée de presse), Camille Thurman (s, voc, comp, enseignante),
Ruby Turner (voc).
2. Bessie Smith, Billie Holiday, The International
Sweethearts of Rhythm, Hazel Scott, Maxine Sullivan, Sarah Vaughan, Ella
Fitzgerald, Melba Liston, Nina Simone, Alice Coltrane, Aretha Franklin et Carla
Bley. 3. Là, deux idées révolutionnaires n’ont pas
fini leur travail ni leur jonction, celle du Deuxième Sexe (Les faits, les mythes, l’expérience vécue, en 2 tomes)de
Simone de Beauvoir (1948), repartie en «Amérique»
en 1949 pour une tournée de conférences
sur le sujet, après un premier voyage en 1947, et celle des «deux
niveaux
d’expérience» (dominant-dominé) de James Baldwin maturée lors de son
expatriation en France en 1948. Ces deux idées (libération des femmes et
celle
des Afro-Américains) avaient déjà étaient jointes, mais sans entrer dans
les
détails, par la Harlem Renaissance (Zora Neale Hurston 1891-1960, Claude
McKay 1889-1948), et en France, par les sœurs Paulette (1896-1985) et
Jane (1902-1993)
Nardal dès avant-guerre, mais aussi après-guerre, par Boris Vian qui
croise
régulièrement le sexe et le racisme (Jazz Hot n°671),
ou dans les Etats-Unis de la chasse aux sorcières et des combats pour les
droits civiques, par le roman Doux oiseau
de jeunesse
(Sweet Bird of Youth) de Tennessee Williams en 1959 ou le film Intruder de Roger Corman (1961), à titre
d’exemples non exhaustifs. Pour l’instant, seule l’intuition des artistes
arrive à cibler clairement le rapport de domination comme un seul et même pivot
des racismes (inégalités enchainant la liberté) du fait qu’il touche à un seul
et même enjeu: le pouvoir (un ensemble de position/posture sociales,
avoirs matériels, codes sociaux imposés jusque dans la langue parlée, dans les
emplois, dans le droit à l’expression libre, dans la culture, les arts, dans la
propriété du sexe et du ventre des femmes assurant la reproduction des inégalités).
Pour les penseurs (souvent issus des classes favorisées ou formés à l’école
académique reproduisant le système social), la jonction sera donc beaucoup plus
lente et pour la société, n’en parlons pas; car trop de privilèges, même microscopiques,
sont en jeu dans les tréfonds du cerveau reptilien (du rapport de couple à
celui avec la planète), une prédation/soumission très efficacement relayées par
les siècles de traditions, de religions et croyances, de pouvoirs qui n’ont
jamais intérêt à avoir des libres penseurs (terme neutre de genre) trainer sur
leurs chemins pathologiques de volonté de puissance: Un sacré bout de chemin aurait titré Claude McKay. Quant à
solutionner tout ce fatras pour en arriver au seul aspect intéressant, le jazz
en tant qu’art, quel que soit le genre qui le pratique parce qu’on s’en fout…
l’éternité reste devant nous.
Umberto Germinale est notre fidèle et excellent photographe
qui illustre les articles de Jazz Hot depuis bientôt 30 ans. C’est aussi un de ces amis qu’on ne voit pas souvent parce
qu’il vit au-delà des Alpes, mais avec lequel on partage une passion, celle du
jazz, dont il a fait le fil conducteur de sa vie, et cela nous suffit à
maintenir intact un lien noué depuis tant d’années.
Il est né en 1960, et vit à Ospedaletti, une cité de
Ligurie, où il organise son travail –il publie ses photos dans de nombreuses
revues spécialisées dans le monde, et dans la presse en général–mais aussi un festival de jazz, à son image, convivial
et de taille humaine, avec une programmation étudiée selon ses affinités, avec
la chaleur qui le caractérise et avec la connaissance acquise dans une vie qui
lui a permis de sillonner nombre de festivals, en Italie et en France en
particulier, toujours muni de ses appareils photo, avec lesquels il participe à
l’enrichissement de la mémoire du jazz.
Umberto, l’âge venant, vient d’entamer un long travail de
mise en valeur de son œuvre de photographe, et au-delà des expositions,
difficiles à organiser et à faire tourner (il en a fait un certain nombre),
Umberto a maintenant choisi de construire une collection de beaux livres,
format à l’italienne, dans laquelle il ouvre progressivement l’accès à ses
archives, selon une sélection et dans une organisation choisies par lui, avec
de courts textes de commentaires écrits par ses soins, rassemblant
informations, souvenirs et anecdotes.
Voici les deux premiers volumes qui présentent ce qu’il a
retenu à propos de deux musiciens essentiels pour lui: Miles Davis et Sonny
Rollins.
We Want Miles! s’organise en chapitres autour des accompagnateurs, nombreux, qui ont un jour
ou l’autre croisé la route de Miles Davis, dans ses orchestres ou dans son
environnement, sur les mêmes scènes. L’ouvrage finit par une série de portraits
de Miles lui-même.
Pour Sonny Rollins, qu’Umberto a croisé à de nombreuses
reprises, notamment sur la côte méditerranéenne, le choix de la chronologie a
été retenu. Le saxophoniste est une telle matière, un tel spectacle sur scène pour
un photographe, par sa musique, ses attitudes, son allure d’homme, sa puissance
d’artiste…
Umberto Germinale est un spécialiste des portraits, plus que
des photos de groupes, en noir et blanc; c’est son choix, et vous trouverez ici
des images aux noirs intenses, les blancs dessinant parfois comme des traits ou
des éclats de lumières, rappelant inévitablement les blancs au noir que Charles
Delaunay dessinaient en live…
Le papier est de qualité et la structure des
ouvrages répond à la fantaisie, au choix d’Umberto Germinale. La bonne
photogravure et la qualité d’impression comme le soin apporté à ce travail
d’édition rendent justice à la personnalité et aux photos d’Umberto.
Les amateurs du jazz trouveront dans ces deux ouvrages la
matière à rêver à ces deux géants du jazz tels que nous les offre Umberto, et
plus largement à tous ceux qui les ont côtoyés également, présents dans ces
deux albums à leurs côtés. La série Round about Jazz, avec les
photos d’Umberto Germinale, se poursuit au-delà de ces deux premiers numéros…
Lucio
Fumo, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz, Testi a cura di
Marco Patricelli, Fondazione Pescarabruzzo, Ianieri Edizioni, Pescara,
Italie, 2019, 202 p.
Le
Pescara Jazz Festival est l’une des plus anciennes manifestations
européennes. il a été fondé par un petit groupe d’amateurs de ce port de
la mer Adriatique en 1969. A l’occasion de son 50e anniversaire, son
président fondateur, Lucio Fumo vient de publier un livre intéressant, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz, pour célébrer l’événement.
Cet
ouvrage, de belle facture, retrace l’histoire ou plutôt propose une
sorte de reportages photographiques commentés par les auteurs des
différentes moments de ce festival qui en a compté pas moins de 44
éditions. En effet, comme beaucoup de festivals de jazz en Europe, il a
connu une interruption de 1977 à 1980. Il n’a repris qu’après 1981
jusqu’à maintenant avec les vicissitudes de ce type d’activité
culturelle. Ce beau livre est donc le reportage d’une sorte d’épopée
musicale voulue et menée à bout de bras par un petit groupe de
personnes, bénévoles pour une part, qui, chaque année, est obligé
d’aller négocier devant les autorités locales et régionales pour
parvenir à obtenir les subventions nécessaires à leur activité.
L’originalité du festival tenait à son orientation organisationnelle
visant à animer plusieurs endroits de la cité mais également de la
région. Jazz in Città et Jazz in Provincia entendaient diffuser le jazz sur un ensemble géographique de manière
cohérente. La synergie des différentes animations était tournée vers le
public en même temps qu’elle lui permit non seulement de présenter des
musiciens importants mais également de jeunes musiciens de talent promis
à un bel avenir: c’est ainsi que le trompettiste Fabrizio Bosso ou le
pianiste Stefano Bollani se sont faits connaître.
En
feuilletant cet ouvrage, réalisé à partir des archives de la
manifestation, on ne peut qu’être admiratif de la qualité de la
programmation en 44 éditions: de Duke Ellington ou Ella Fitzgerald à
Wynton Marsalis et le Lincoln Center Orchestra, il est peu de musiciens, de quelque talent ou représentatifs d’une école ou d’un mouvement
significatif apparus dans l’univers du jazz depuis 1969 et d’avant, qui
n’aient pas été, un jour de ces cinquante ans, invités à se produire dans
l’une de ces soirées sur les bords de l’Adriatique.
Le
travail réalisé par Lucio Fumo vise un lectorat de plaisir. Il ne
prétend pas à l’érudition; les textes sont simples et abordables par des
non spécialistes. Néanmoins, l’ouvrage comporte, si l’on veut bien ne
pas s’arrêter au texte et aux photos, en annexes, quelques fac-similés
de la correspondance avec les artistes intéressants à analyser. Les
historiens et archivistes apprécieront particulièrement le récapitulatif
de tous les programmes donnés depuis 1969 ainsi que la bibliographie
des comptes-rendus de presse (p 141-190), accompagnés, pour chaque
édition, de la fréquentation et des recettes. Ce genre de précisions,
rares dans des publications de ce type, laisse entendre que les
responsables de Pescara Jazz ont aussi conservé l’ensemble des documents
comptables de la manifestation. Ces pièces sont indispensables à tout
historien qui ultérieurement voudra écrire une histoire bien documentée
de ce festival.
L’ouvrage
est «bien en main» comme disent les imprimeurs. Si l’on ne saisit pas
toujours toutes les subtilités de la langue italienne –ce qui est mon
cas–, il présente la clarté indispensable aux lecteurs curieux, ce qui
était, à n’en pas douter, l’un des objectifs premiers de ses
concepteurs.
Le
«petit» Louis Guérin, jeune journaliste afro-américain revenant de
Californie et débutant à l’hebdomadaire du Bayonne
Journal dirigé par un «Blanc» portant toujours un nœud papillon
à pois, va devoir, en une journée chez le coiffeur, «agora-salon»
improbable, ingérer l’histoire, les histoires de toute sa communauté ségréguée
et de trop, pour comprendre les arcanes du drame auquel il vient d’assister, pour
écrire un article «à résonance humaine avant le soir»: un père, afro-américain,
Brady Sims, loqueteux et très respecté de tous, a interpelé son «Fils!»,
Jean-Pierre, pour l’exécuter au pistolet, à la fin de son procès au tribunal
qui l’a jugé coupable. Et ce n’est pas tout. Brady fait demander «deux
heures» au shérif Mapes, son ami «Blanc» qui doit l’arrêter,
et peste de devoir l’envoyer au pénitencier d’Angola où il sera brisé.
La
tragédie au sens antique est là: tous les éléments sont connus,
confondants, consternants, mais Louis ne comprend pas les actes de chacun. S’en
suit une série de portraits vivants des présents, comme celui de Sweet Sidney,
cireur de soulier le nez dans son Bayonne
Journal, puis démarre le récit implacable et méthodique du soupçonneux
Jamison, pendant les coupes de cheveux, interrompu par les chamailleries cocasses
hors contexte, les apartés obsessionnelles des participants-auditeurs, sous le
regard des photos de Joe Louis, Martin Luther King, Mahalia Jackson, Malcolm X
et Duke Ellington, dans les odeurs de lotion capillaire: un vrai film!
Pourquoi Brady fouettait-il les enfants? Pourquoi il a tué son fils revenu depuis
peu? Pourquoi le shérif Mapes lui accordera trois heures finalement avant son
arrestation? Pourquoi Jean-Pierre a-t-il été condamné?
Du racisme au sexe en
passant par le pouvoir, la corruption, la cruauté gratuite, la dureté subie et
infligée, le dénuement total, la poussière, le coton, la canne à sucre,
l’épuisement et la déchéance, Ernest J. Gaines ne nous épargne rien: il
épluche chaque comportement, sonde chaque situation, décortique chaque
«enchaînement», détaille les comptes jusqu’au bout, «conte»
tout; dans sa poésie de la Louisiane, sa mélopée ancrée dans les racines,
son phrasé blues en ode à la liberté, il est cinglant, factuel, limpide dans une
analyse clinique de ce gâchis humain dû au besoin pathologique de
domination: une horlogerie de précision à la Simenon avec des accents
épicés, des femmes créoles et Noo’lens (New Orleans) en toile de fond.
«T’es devenu complètement fou Mapes? Ton père et ton grand-père
doivent se retourner dans leur tombe. Dans ta famille, on est shérif de cette
paroisse depuis la fin de la guerre civile, depuis cent ans. Tu veux que ça
prenne fin?
-
Ça dépend pas du vote des citoyens?
-
Bien sûr, du vote des citoyens, jusqu’à ce que je leur dise quel grand ami des
nègres tu es devenu.» A
la fin, comme dans toute pièce classique avec l’unité de temps, de lieu,
d’action, le griot conclut: «Derrière nous, Lucas Felix éteignait
les lumières de son salon de coiffure». C’est alors qu’on voudrait que
les histoires de Bayonne mijotées par Ernest J. Gaines, disparu en 2019 (cf. nécrologie), recommencent ou ne finissent
jamais, comme les blues de John Lee Hooker1 ou de Lightnin' Hopkins2:
«Les Noirs ont fait la culture de ce pays, à leur manière, mais
personne ne le sait puisque ce n’est pas écrit dans les livres.» Walter Mosley, La Musique du Diable (RL’s Dream), 1995. Très addictif…
Mark
Burford est professeur au Reed College, université d’arts à Portland,
OR, et travaille sur la musique populaire américaine du XXe siècle, notamment la musique afro-américaine post Seconde Guerre
mondiale, et sur la musique de concert autrichienne et allemande de la
fin du XVIIIe au XIXe
siècle. Son livre (un vrai travail d’archiviste) sur Mahalia Jackson
nous plonge aussi bien dans sa vie, son art, sa voix dédiée à Jésus et
donnée en partage à l’humanité, que dans l’Afro-Amérique, avec ses
millions de micro-nuances de perceptions, de liens, de racines qui
s’entrelacent, car se combinent la géographie d’un immense territoire
allant jusqu’aux Caraïbes, les religions (notamment l’Eglise Baptiste)
avec un détail méticuleux de traditions, mélanges, apports et abords
multiples, les grandes migrations liées tant aux crises économiques et
mutations technologiques qu’aux droits civiques (1)
ou à la ségrégation: autant le dire, cette biographie liée à l’histoire
est appétissante, savoureuse, dense, multidimensionnelle et pose donc
beaucoup de questions sur le rôle pivot d’une (femme) artiste
(afro-américaine) incontournable dans la société américaine de la Guerre
froide contre le communisme mécréant, qui se sert de la radio, des
shows TV CBS, du cinéma (3), des disques Apollo ou Columbia pour «prêcher» l’american way of life,
mais sans jamais reconnaître qu’une partie de ses citoyens n’a pas les
mêmes droits. L’immersion dans le gospel, réjouissante comme la ferveur
qui émane de ses chorales, montre la pratique sociale et le
développement économique d’un art et d’une culture populaires allant du
spirituel au commercial, sans jamais rien lâcher de son irréductibilité
socio-cultu(r)elle. Le livre comporte onze chapitres, avec un come back historique en 1763 sur le territoire de Pointe Coupée en Louisiane,
nous transportant de New Orleans, son lieu de naissance, à Chicago où la
famille émigre en raison de la Crise de 1929, met en évidence la
dimension de l’expression corporelle du gospel jugée comme déplacée(2),
ses liens avec Bill Russell (un musicien savant de New Orleans). Comme
toute vraie artiste pétrie et habitée, quand le/la pianiste devant
l’accompagner lui demande pour un morceau «en quelle clé?», Mahalia répond aimablement: «Don’t worry about that, honey. Just play it nice» (t’en fais pas pour ça, chéri/e, joue-le juste bien). L’approche musicale de Mahalia est naturelle, réelle, directe, évidente: «It’s a natural way of singing like I’ve been hearing since I was a child going to church».(c’est une façon de chanter naturelle comme je l’ai toujours entendue depuis que j’allais enfant à l’église).
Robert Mitchum Nice Girls Don't Stay for Breakfast Film
de Bruce Weber, produit par Nan Bush & Just Blue Films, 90 mn, USA,
en version originale sous titrée, sortie en salles le 27 février 2019. http://www.larabbia.com/films/nice-girls-dont-stay-for-breakfast/
Ce
portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet
1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars
1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les
amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste
Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur
de New Orleans, Harry Connick Jr. Le noir et blanc est l’un de ses
moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et
l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief
ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur,
compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se
dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses
silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses
proches, personnels et professionnels. Ses fils conducteurs sont les
femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux
intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un
disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une
hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail
captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct
du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie
de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera
l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le
courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de
Géorgie; déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra
paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de
la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit
qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre:
un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines
irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à
un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art
authentiquement populaire.
Afin
de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa
personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les
expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil
de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases
et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car
le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma,
comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que
celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi des
perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très
expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
James
McBride (11 septembre 1957, New York, NY) est saxophiste ténor,
compositeur, journaliste, scénariste (pour deux films de Spike Lee dont
le magnifique Miracle à Santa Anna sorti en 2008, 160mn,
USA-Italie) et romancier. Son quatrième roman relate l’histoire, rythmée
à la Alexandre Dumas, de John Brown (1800-1859), dit «le Vieux»,
abolitionniste blanc parti en guerre totale contre l’esclavage.
L’histoire démarre par un retour en arrière de 1966, date de la
découverte d’un récit d’esclave à l’occasion de l’incendie d’une église
baptiste dans le Delaware (rien n’est laissé au hasard), à 1856 où un
garçon de 10 ans, afro-américain –cet esclave alors cireur de
chaussures– est pris pour une fille du fait de son accoutrement le jour
où il est libéré de son maître sans avoir rien demandé par cet envoyé de
Dieu qui l’embarque pour le sauver, presque malgré lui, car ce sauveur
serait un bandit sanguinaire puisqu’il tue les riches esclavagistes
blancs.
Henry (Henrietta) Shackleford, dit «Petite Echalote» puis
«l’Echalote», mascotte du «Vieux», devient notre conteur pour traverser
les quatre dernières années d’une épopée dantesque, dans laquelle «le
Vieux» est pour lui une leçon de vie, pas toujours dans les clous, mais
une ode à la liberté, sincère et habitée par la magie du tout-puissant
qui, pour cet illuminé idéaliste sans concession, va se nicher là où on
ne l’attend pas d’habitude. Henry trouve une famille auprès des enfants
de son libérateur dont les garçons sont également engagés dans sa divine
mission jusqu’au bout.
Le voyage de la petite troupe, parsemé de
violence, de sauvagerie, de drôlerie, de tendresse se finit mal comme
dans la vraie vie. Victor Hugo, lui-même en exil, écrit une demande de
grâce dans la presse pour cet irréductible, le jour même de sa pendaison
le 2 décembre 1859 en Virginie (l’Etat historique qui ne pardonne pas
le combat contre le dominant), présageant la Guerre de Sécession:
« …Au
point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute
irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la
disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât
l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la
démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre
gloire. Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la
lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de
l’injuste s’obscurcirait, le jour où l’on verrait se consommer
l’assassinat de la Délivrance par la Liberté. […] Oui, que l’Amérique le
sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant
Abel, c’est Washington tuant Spartacus.» Lettre sur John Brown (Actes et paroles), Pendant l'exil, 2 décembre 1859, Hauteville House, Guernesey.
Mais
l’Echalote nous raconte que, malgré la mort qui rôde, au milieu des
chants traditionnels qui font sortir les esclaves d’Egypte, un oiseau du
Bon Dieu, noir et blanc, sait comment faire pour qu’un «arbre malade tombe et nourrisse les autres.».
James McBride sait comment nous prendre dans ses filets bondissants et
poétiques pour nous raconter la magie de certaines vies.
Ce sixième et tardif roman dans la vie courte (63 ans) de James Baldwin (2 août 1924, Harlem, New York, NY - 1er Décembre
1987, St-Paul-de-Vence, Alpes-Maritimes) est le récit d’un grand
frère qui, à l’occasion du décès de son cadet, une voix du gospel, se
rappelle trente ans plus tard des années cinquante à Harlem, d’un petit
cercle également composé de l’amant de son frère et de la sœur de
celui-ci, des destins de chacun, avec une mise en perspectives en
«poupées russes» de l’histoire et des évènements survenus aux
Etats-Unis, mais aussi à des milliers de kilomètres en Corée, en Afrique
ou à Paris.
L’écrivain engagé, lui-même échappé de l’enfance avec
effroi, défroqué de la religion avec dégoût, évadé de l’Amérique de
l’homme blanc «anti-tout» pour respirer l’air de Paris en 1948, utilise
ses expériences pour peindre une histoire intime, sombre, réaliste et
profonde, toujours ancrée dans le jazz. Une phrase symbolise
l’atmosphère d’adversité (l’épée de Damoclès, «juste au-dessus de la
tête» du titre original) dans laquelle les personnages se débattent avec
plus ou moins de succès ou de courage: «La musique ne commence pas
comme une chanson… Oublie toutes les conneries que tu entends. La
musique peut devenir une chanson, mais elle commence par un cri. C’est
tout. Ça peut être le cri d’un nouveau né, ou le bruit d’un cochon qu’on
tue, ou celui d’un homme à qui on coupe les couilles. Et ce son est
partout. Les gens passent des vies entières à essayer d’étouffer ce son.»
Comme
Ernest J. Gaines, né le 15 janvier 1933 dans une plantation de
Louisiane, ou d’autres écrivains afro-américains, James Baldwin a
l’épaisseur de vie des auteurs qui comprennent la complexité des
rapports humains et socio-historiques au travers de leurs perceptions
pour recomposer une réalité universelle, en utilisant la poésie et la
musique pour rythmer leurs récits philosophiques, comme les chants de
l’Odyssée nous embarquent dans les épopées d’Ulysse. La force de la
pensée de James Baldwin réside dans l’énoncé clair et simple que le
rapport de domination (raciste, sexiste, social, politique) est
seulement l’expression violente du complexe de supériorité, seulement le
fait de celui qui veut dominer pour se sentir exister, pas de
«l’autre», quoi qu’il lui soit reproché à commencer par sa seule
existence.
James Baldwin est retourné aux Etats-Unis se battre pour
les droits civiques en 1957, puis est rentré à St-Paul-de-Vence en 1970.
C’est neuf ans plus tard qu’il achèvera ce roman, comme aboutissement
de ses premiers écrits, du début de sa réflexion dès 1953, il avait 19
ans.
Martin Luther King, Autobiographie, textes réunis par Clayborne Carson, traduction
annotée soignée de Marc Saporta et Michèle Truchan-Saporta, Bayard
Editions, Paris, 2008, réédition 2017, 480p (Edition originale de 1998
en anglais, Ed. The Heirs to the Estate of Martin Luther Kink Jr./Warner
Books Inc. NY, NY)
Cette «auto»biographie est en fait le
fruit collectif d’un travail impressionnant, intègre et passionnant, de
l’équipe de Clayborne Carson qui, étudiant âgé de 19 ans, avait vu
Martin Luther King, le 28 août 1963, prononcer le discours de clôture de
la Marche sur Washington. Devenu historien à l’Université de Stanford,
plus de 20 ans après, Coretta Scott King, l’épouse de Martin Luther King
lui confie ce travail d’héritage en faveur de la justice sociale.
La
dynamique des textes mise en place par Clayborne Carson, permet de
donner vie à la formation, au combat, et à travers lui, de comprendre le
trajet, finalement dantesque, d’un bon fils, étudiant discipliné devenu
un humble pasteur (baptiste), qui, aspirant à une vie simple de devoirs
et d’attention aux autres, se transforme en Don Quichotte de l’égalité
des droits civiques et de la justice sociale, construit en opposition
par les horreurs des ségrégationnistes eux-mêmes.
La clarté de la construction de l’ouvrage met en valeur et en relief, au fil des 32 chapitres1,
de la documentation des sources et de l’index bienvenu tant la matière
est dense, la mutation inévitable de l’humain pour peu qu’il ait une
conscience, un objectif, le respect des autres et de lui-même, et du
courage; et ce, quelles que soient ses aspirations de départ. L’ouvrage
permet aussi de comprendre pourquoi et comment ses adversaires devront
finalement l’assassiner pour arrêter le danger qu’il représente, étant
passé du discours religieux de la soumission à celui bien trop subversif
(pour des dominants et des soumis) qui intègre la vraie vie politique,
sociale, morale, économique, en ralliant à lui la mémoire de tous les
humains qui alors se mettent en action et contestent l’injustice de la
loi pernicieuse antidémocratique. Il était parti de son église pour
prêcher au monde, et en général, c’est un parcours fatal car il
s’attaque directement à la racine très sensible du pouvoir: le rapport
de domination.
Chaque chapitre porte un titre évocateur, quelques
lignes de Martin Luther King en exergue pour poser le sujet, une
chronologie s’y rapportant directement, puis les textes (écrits de
réflexion personnelle, prêches, lettres, message, télégrammes…) se
déroulent et s’emboîtent comme un parfait puzzle. Le plus magique est
que la pensée suit son cours également de façon chronologique, en
fonction des événements, comme l’horlogerie huilée d’un roman
d’Alexandre Dumas: la croyance qui, au fil des expériences du réel
deviendra la pensée rationnelle, impacte des actions, et est directement
impactée par réaction en retour: une vraie partie d’échecs. Le
cheminement intellectuel pragmatique prend son rythme de croisière d’une
fluidité implacable, draguant dans ses filets toutes les incohérences
des traditions malsaines héritées de la mauvaise foi et de l’intérêt de
ses détracteurs et contradicteurs, les édiles du pouvoir qui ont fait le
monde à leur main.
Tout est extraordinaire dans son destin, au
sens étymologique des deux mots; sans doute du fait de la tension
extrême de la situation, aussi à titre personnel, sa lettre du 16 avril
1963 –écrite depuis sa geôle de Birmingham en réponse à des mensonges et
propos racistes énoncés dans un journal par huit religieux d’Alabama en
forme de leçons de «sagesse» et de «morale», en fait d’injonctions de
soumission de sa part– est une véritable leçon de morale politique (des
institutions), publique (du pouvoir) et individuelle (des personnes)
d’une clarté rejoignant les philosophes des Lumières et dont pourraient
s’inspirer nos dirigeants du monde s’ils étaient touchés par la grâce
humaniste.
Mais revenons à Martin Luther King: il était un
infatigable ingénieur d’action, un fédérateur d’énergies (la description
de son entourage, de ses frères de combat, de ses soutiens
indéfectibles), un honnête homme qui ne prenait rien pour argent
comptant, et un stratège de la justice sociale et de l’égalité, les deux
conditions qui, seules, pouvaient amener à la liberté (alors que
souvent, par intérêt personnel, les détenteurs de pouvoirs font passer
une liberté de façade avant l’égalité qui en est pourtant la condition
première et préalable). Son fil conducteur se nourrissait des autres et
il les gratifiait en retour d’une pédagogie patiente: sa quête du chemin
à ouvrir dans les esprits ne s’arrêta jamais quels que soient ses
doutes ou ses désespoirs qu’il savait dépasser.
Enfin, revenons à
l’homme, qui a compris d’emblée mais aussi de plus en plus au fil de
l’escalade risquée, par une observation clinique des mouvements humains
sur la planète, que le combat pour la justice sociale nécessitait de
n’avoir plus peur: ni des coups, ni de la douleur, ni de l’ignominie, ni
de la prison, ni de l’intense fatigue, ni du manque de vie privée, ni
de la mort, car tout prenait sens au regard de la «situation» (comme la
qualifiait Pier Paolo Pasolini la veille de sa mort en 1975) des
Afro-Américains, des Etats-Unis, et du monde.
Une de ses
dernières phrases dite le 3 avril 1968 à Memphis (la veille de son
assassinat) nous renseigne sur son besoin d’aller au bout: «Quel que
soit le nom qu’on lui donne, il se livre une lutte dans l’univers entre
le bien et le mal… Sigmund Freud avait l’habitude de dire que cette
tension était une tension entre ce qu’il appelait le ça et le surmoi…
Dans chacun de nous, il y a une guerre qui se livre: une guerre civile…
Et la question que je veux vous poser, c’est: "votre cœur est-il rempli
de droiture?”… Car le monde est sens dessus dessous. Notre nation est
malade… La confusion règne partout… Nous nous trouvons à un point où il
faudra nous colleter avec les problèmes que les hommes ont tenté
d’empoigner pendant toute leur histoire… Mais il y a va maintenant de
notre survie… C’est la non violence ou la non existence. Voilà où nous
en sommes aujourd’hui… Nous devons nous donner à ce combat jusqu’au
bout… Nous devons en finir. Même si cela signifie que vous devez planter
là votre travail, même si cela signifie que vous devez sécher l’école,
soyez présents. Pensez à vos frères. Vous pouvez ne pas faire grève,
mais, ou bien nous progresserons tous ensemble, ou bien nous coulerons
tous ensemble…» Quelle phrase clairvoyante et contemporaine, 55 ans
plus tard, car cher, très cher Martin Luther King, c’est un fait, nous
coulons et avec la violence, presque tous ensemble, car comme pour le
Titanic, certains petits malins se sont mis des chaloupes de côté.
*
1. Les chapitres: 1. Les premières années; 2. Le collège universitaire Morehouse; 3. Le
séminaire Crozer; 4. L'université de Boston; 5. Coretta; 6. L'église
baptiste de Dexter Avenue; 7. Le mouvement de Montgomery se déclenche;
8. La violence d'hommes désespérés; 9. La déségrégation enfin; 10.
L'élargissement de la lutte; 11. Naissance d'une nouvelle nation; 12. À
deux doigts de la mort; 13. Pèlerinage aux sources de la non-violence;
14. Le mouvement des sit-in; 15. Arrestation à Atlanta et politique
présidentielle; 16. Le mouvement d'Albany; 17. La campagne de
Birmingham; 18. Lettre de la geôle de Birmingham; 19. La liberté tout de
suite!; 20. La Marche sur Washington; 21. La mort des illusions; 22.
St. Augustine; 23. Le défi du Mississippi; 24. Le prix Nobel de la paix;
25. Malcolm X; 26. Selma; 27. Watts; 28. La campagne de Chicago; 29.
Black Power, Pouvoir noir; 30. Au-delà du Vietnam; 31. La «Campagne des
pauvres gens»; 32. Les rêves non réalisés.
• A propos de Martin Luther King (15 janvier 1929 Atlanta-Géorgie, 4 avril 1968, Memphis, Tennessee) :
Très complémentaire et si vous ne l’avez pas encore vu (en film sorti en salle cet été et toujours en DVD): King, de Montgomery à Memphis: The Martin Luther King Film Project,
175 min., Réal. Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de
Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of
Congress, 1970, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr), cf. Jazz Hot, Editorial du n°681, automne 2017.
• Ecrits, sermons, textes, protestations et livres de Martin Luther King de 1955 à 1968 :
- Montgomery Bus Boycott, 1955-1956
- Prayer Pilgrimage for Freedom/Give Us the Ballot, 1957
- Stride Toward Freedom: The Montgomery Story, 1958
- What is man? The Measure of a Man, 1959
- Albany Movement 1961-1962
- The Second Emancipation Proclamation, 1962
- Birmingham Campaign, 1963
- Strength to Love, 1963
- Letter from Birmingham City Jail and The Negro Is Your Brother, 1963
- March on Washington for Jobs and Freedom/I Have a Dream, 1963
- St. Augustine Movement, 1963-1964
- Why we can’t wait, 1964
- Selma to Montgomery Marches/ How Long, Not Long, 1965
- Chicago Freedom Movement, 1966
- Mississippi March Against Fear, 1966
- Black Power, 1966
- Conscience for Change, 1967
- Anti-Vietnam War Movement/Beyond Vietnam: A Time to Break Silence, 1967
- Where Do We Go from Here: Chaos or Community, 1967
- Memphis Sanitation Strike/I’ve Been to the Moutaintop, 1968
- Poor People’s Campaign/March on Washington, (27 nov 1967-24 juin 1968), après son assassinat.
Anatomie du Bison. Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian, par Christelle Gonzalo et François Roulmann, Editions des Cendres, Paris, 2018, 216 p.
Il fallait deux amoureux de Boris Vian, dotés d’une remarquable constance, pour offrir un ouvrage tel que l’Anatomie du Bison aux autres amoureux de Boris Vian: Christelle Gonzalo (libraire à Paris, «compagnon de route» de Jazz Hot et longtemps cheville ouvrière de la Fond’Action Boris Vian) et François Roulmann (également libraire à Paris, spécialisé dans les livres musicaux et partitions anciens) tous deux également à l’origine, avec l’universitaire Marc Lapprand, de l’édition en Pléiade des œuvres romanesques complètes de l’écrivain (2 volumes, 2010). Les auteurs, au terme de plusieurs années d’un minutieux travail de recherche, notamment à travers des archives privées (correspondance entre Michèle et Boris Vian, notes, agendas…) nous livrent un travail de synthèse passionnant, inédit tant par sa forme que par son contenu. Afin de permettre au lecteur de suivre dans toute sa cohérence le parcours de Bison Ravi (un de ses multiples pseudonymes), une chronologie détaillée mêle événements privés, rencontres avec des personnalités du monde artistique et littéraire, étapes dans l’élaboration des œuvres littéraires et suites éditoriales, activités professionnelles diverses. Un enchevêtrement d’informations dont le détail permet d’approfondir la compréhension de l’homme, de l’œuvre et de son environnement, celle d’un Boris Vian multidimensionnel qui a sans cesse mené des vies parallèles entre littérature, jazz, presse, chanson, production phonographique, etc. remplissant davantage sa courte existence que bien des centenaires. Les auteurs parviennent par ailleurs à ne pas nous perdre dans ce foisonnement, en rien fastidieux, et où chacun peut tirer le ou les fils qui l’intéresse(nt) le plus et revenir ensuite à la chronologie par une autre entrée. La clarté de l’ouvrage (qu’on peut d’ores et déjà classer dans les travaux de référence sur son sujet) se trouvant renforcée par une mise en page très réussie et une grande richesse iconographique (comprenant quelques documents rares voire inédits). Tirons, par exemple, le fil du jazz et promenons-nous à travers les années 1940. La chronologie établit que Boris a commencé à fréquenter les soirées organisées par le Hot Club de France dès 1937 (il en devient adhérent le 23 avril, à la suite d'un concert de Coleman Hawkins) et notamment plusieurs animées par le Quintette du HCF, tandis que l'agenda de sa fiancée Michèle (ils se marieront en 1941) garde la trace, en décembre 1940, d'une visite au siège de Jazz Hot, au 14 rue Chaptal (Paris, IXe), en présence de Charles Delaunay et de Django Reinhardt. A l’été 1942, Boris entre dans la formation de Claude Abadie (cl, Jazz Hot n°661) avec lequel il se produit durant toute la décennie, de concours pour musiciens amateurs (à la Salle Pleyel en janvier 1944 ou à Bruxelles en novembre 1945), en concert pour les GI’s à la Libération (par l’entremise de Charles Delaunay) et bien entendu dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et du légendaire Tabou qui est inauguré le 11 avril 1947. Début 1944, Boris Vian participe à une sorte de concours organisé par la Circulaire du Hot Club de France (bulletin ayant remplacé la parution de Jazz Hot pendant l’Occupation) dont il sort lauréat avec un poème intitulé «Référendum en forme de ballade», non publié (Circulaire n°3, mars 1944). Et si le lien avec Charles Delaunay et Jazz Hot, comme on le constate, est déjà ancien, c’est seulement en mars 1946 (période à laquelle il entame la rédaction de L’Ecume des jours) qu’il y signe son premier article (alors que la revue reparaît depuis octobre 1945). La même année, en septembre, débute une autre collaboration importante (durant quatre ans), avec le quotidien Combat, par un article intitulé «Le Français Charles Delaunay est célèbre». Pour ce même journal, il couvre le premier festival de Nice de 1948, tandis que Michelle, dans sa correspondance, lui décrit les venues de Kenny Clarke et de Dizzy Gillespie au Tabou (qui est également visité par Maurice Chevalier en octobre 1947). Il est, en outre, l’un des contributeurs (par la nouvelle Méfie-toi de l’orchestre) avec Jean-Paul Sartre, Robert Goffin ou encore Hugues Panassié, du fameux 5e numéro de la revue America, Jazz 47 (avril 1947), également illustré par Fernand Léger, Jean Dubuffet et Charles Delaunay, auteur du dessin de couverture. La concentration de talents, d’intelligences gravitant autour de Boris Vian donne le tournis. Parmi d'autres découvertes intéressantes, on apprend qu’il a croisé (au moins) par deux fois Yves Montand, en juin 1948, lors d’un gala sous la Tour Eiffel, au sein du chapiteau Bouglione (auquel participe également Jean Marais), ainsi qu’en janvier 1949 au cours d'une émission de télévision. Un beau livre tout à fait éclairant –au-delà de la seule personnalité du prolifique Bison– sur le maillage fertile qui irriguait encore la vie artistique parisienne dans l’après-Seconde-Guerre au XXe siècle.
It's All Good: Colossal Conversations with Sonny Rollins, Christine M. Theard, Ed. They Are Divine Books, Dana Point, Californie, 2018, 192p. theyaredivinebooks@gmail.com
Le Dr. Christine M. Theard, auteur de It's all Good que nous traduirons par «Tout va bien», est cardiologue praticienne de la méditation et des thérapies naturelles. Elle est la fille d'Yvonne Theard, une artiste peintre qui a fait le portrait en couverture d'après la photo de Chuck Stewart (qui servit de cover à Next Album,
de Sonny Rollins, Milestone, enregistré en 1972), et de Les Theard, un
ami et admirateur de longue date de Sonny Rollins (depuis 1976), du
jazz, de Paris et des festivals de jazz en France.
De ce fait, un
jour, Christine Theard rencontre Sonny Rollins; ils se recroisent, et
Christine lui téléphone régulièrement: le livre peut se lire sous
plusieurs angles selon le parcours de chaque lecteur; la quête des
humains pour «faire» une meilleure humanité, la dimension philosophique
de Sonny Rollins, ou la rencontre de deux personnes très différentes
qui, par des chemins très éloignés, auront plaisir à échanger des propos
plus approfondis sur la quête du sens de la vie.
Chapîtré par
thème (15 au total), la respiration des propos de Sonny Rollins nous
rappelle sa musique authentiquement enracinée, la profondeur modeste de
son être et l'âme collective du jazz: rien que pour retrouver la
perception sensitive de Sonny Rollins confronté aux étapes de la vie,
ces conversations ont déjà un sens, en dehors même de l'aspect mystique
de la voie/voix suivie par l'auteur qui voulait faire du Colosse un
maître à penser pour les autres qu'il ne veut être en aucun cas...
Il
est sage et sait qu'il a donné ce qu'il devait, du mieux qu'il pouvait,
à tous ceux qui l'ont approché, écouté et souvent compris sans mot,
juste par la qualité universelle de son expression.
Mon
Royaume pour une guitare est un roman autobiographique de Kidi Bebey
qui retrace –entre contes de l’enfance, récits à la manière de Jorge
Amado et histoire politique internationale qui tourne au drame et au désastre national à l’heure de l’autodétermination des
peuples– le chemin qui mena son père, le réputé Francis Bebey,
guitariste (15 juillet 1929, Douala-28 mai 2001, Paris) du Cameroun au
Carnegie Hall, en passant par Paris.
Loin du conte de fées, la voix
et la voie choisies par Kidi Bebey (née à Paris en 1961) sont un
entre-deux, voire un entre-trois et même davantage: entre colonisation,
décolonisation et indépendance; entre Paris, France, Cameroun et
mutations de la planète; entre traditions, révoltes et émancipations;
entre besoin de sécurité, république familiale et combats politiques
tous azimuts; entre serments d’enfance, conforts d’adultes et peurs
viscérales; entre mythes, projets éternels et réalités; entre chagrins
irréversibles, courages et respirations de lavande; entre besoin vital
d’ancrage, de choix de racines et envie de conquête du monde; entre
musiques, journalisme et littérature.
Une guitare apparaît par magie au XVe siècle sur les flots et disparaît par hasard à la fin du XXe siècle sur la terre: entre ces deux bornes du temps, entre ces deux éléments, Kidi Bebey raconte l’histoire de l’humanité.
Comment ce livre est arrivé jusqu’à Jazz Hot?
Sans aucun doute par l’entremise bienveillante des esprits vaudous;
aussi parce que Francis Bebey vécut à Paris dans l’âge d’or du jazz,
qu’il s’en imprégna au point de collectionner des Jazz Hot, et
sans doute d’en enrichir sa personne, son entourage pour élaborer une
synthèse humaine, la sienne, dont rend compte avec beaucoup de
sensibilité et de nuances Kidi Bebey, sa fille.
Ce livre captivant (que nous traduirons par Oscar Alemán, La guitare ensorcelée) est non seulement un bel outil documentaire sur la vie de l'artiste (1909-1980, cf. Jazz Hot n°283-1972
notamment) mais surtout un travail soigné de reconstitution des
échanges, nombreux et denses à travers la planète et les événements (de
Django à Duke Ellington, Svend Assmusen ou Josephine Baker, de Charles
Delaunay à Ray Ventura pour n'en citer que très peu)... Quand les
voyages étaient moins simples et plus longs, la «communication »
virtuelle inexistante, mais que l'envie de se rencontrer et d’apprendre à
se connaître dans la vraie vie était vitale, «urgente» aurait dit Pier
Paolo Pasolini. Argentin comme Oscar Alemán, l'auteur Sergio Pujol est
un historien spécialisé dans la/les musique/s populaire/s et passionné
par le lien profond entre l'histoire politique des hommes et l'histoire
biographique et culturelle des artistes: une évidence trop souvent
oubliée par ceux pour qui la musique ne passe que par les oreilles, lui
faisant ainsi perdre la quasi totalité de son sens. Indispensable!
Hélène Sportis
Jazz Hot n°685, automne 2018
Jazz Brushes
Pictograms to improve your jazz drumming technique
Nous
avions déjà parlé du recueil de transcriptions (de Baby Dodds à Brian
Blade) que Guillaume Nouaux fit paraître chez le même éditeur en 2012.
Il nous propose une autre contribution à l'art de la batterie. Et elle
est significative car l'approche pédagogique est nouvelle. Comme le
titre l'indique (en anglais) il s'agit d'apprendre le jeu de balais dans
les situations courantes de ce que l'on appelle jazz. Et comme le titre
le précise, l'ouvrage est destiné à améliorer la technique de batterie.
Ce qui veut dire qu'elle ne vise pas le débutant. En effet, d'après les
batteurs que j'ai interrogé, dont Guillaume Nouaux, on commence l'étude
du jeu de balais une fois que l'on a maîtrisé un minimum de technique
de la batterie avec les baguettes (par exemple à 12-13 ans lorsqu'on a
débuté à 7 ans). Cette méthode est un système pédagogique que Guillaume
Nouaux a créé pour ses élèves afin d'enseigner les rudiments du jeu de
balais jazz. S'il existe des méthodes pour le jeu de balais (cf p.45 les
"selected books”), aucune ne propose cette approche sous la
forme de pictogrammes dans des cercles reliés en forme de livre sur
lequel on peut jouer directement. Vous partez en vacances? Il suffit
d'une paire de balais et de ce livre pour travailler. La concrétisation
iconographique est un compromis (format, aspect pratique et coût de
réalisation). Au départ Guillaume Nouaux avait découpé en arrondi des
feuilles de papier canson A3 pour figurer plusieurs motifs de jeu de
balais afin qu'ils puissent jouer tous les types de tempo.
Chaque feuille épousait la surface de la caisse claire. Guillaume Nouaux
a remarqué qu'une fois la feuille posée, c'était pour l'élève un moyen
aisé de comprendre. Dès que le parcours de chaque main était mémorisé,
Guillaume Nouaux enlevait la feuille et c'était parti! Au début
Guillaume Nouaux a pensé faire réaliser un stock de grosses feuilles
rondes, épaisses, à poser sur la caisse claire et à ranger dans une
boîte. Mais c'était trop coûteux à réaliser. D'où l'aboutissement à ce
recueil souple et relié. En testant sur un 33 tours vinyle, Guillaume
Nouaux s'est rendu compte que le diamètre convenait pour s'entraîner au
jeu de balais. Même si le diamètre est plus petit que celui d'une caisse
claire: diamètre de 27 cm, c'est à dire environ 10,63 pouces alors que
la caisse claire fait 14 pouces. Comme l'a expérimenté le jeune batteur
Pierre Hurty: "travailler sur un espace restreint ne peut être que
profitable par la suite, il est toujours plus facile d'agrandir les
mouvements que de les rétrécir”. Ainsi conçu ce recueil propose 6
chapitres de travail: ballads & slow swing tempos, medium swing
tempos, fast swing tempos, shuffle grooves, jazz waltz (¾), latin jazz
grooves. Le parcours de la main gauche est en rouge, celui de la main
droite en bleu (politiquement correct). La frappe est symbolisée par un
rond, le frotté par une ligne. Enfin, le sens du mouvement est
symbolisé. Tout ceci est clair. Il faut commencer "par travailler chaque
main séparément avant de tenter de les jouer ensemble...Lorsque vous
aurez mémorisé les mouvements à réaliser, vous pourrez alors transposer
ces patterns sur votre caisse claire” (Guillaume Nouaux).
L'auteur indique que ces exercices sont des accompagnements "qui
sonnent” et qu'il utilise en situation réelle de jeu derrière les divers
musiciens avec lesquels il joue. Contrairement à Freddie Keppard qui,
dit la légende, mettait un mouchoir sur ses doigts pour qu'on ne lui
vole pas ses doigtés, Guillaume Nouaux divulgue ses "secrets”...mais
avant d'avoir sur scène beaucoup de "petits nouaux”, il leur faudra
beaucoup travailler cette méthode, désormais indispensable dans l'art de
la batterie. Notez que pages 44-45 vous trouverez une sélecton d'albums
et de vidéos de batteurs (américains)
Michel Laplace
Jazz Hot n°685, automne 2018
Charles Mingus
Moins qu’un chien
traduction Jacques B. Hess
Moins qu’un chien, Charles Mingus, Editions Parenthèses, Marseille, 2018, 272p, 1e édition en 1971 www.editionsparentheses.com
La
réédition du célèbre roman (certains noms et faits sont modifiés)
autobiographique du légendaire contrebassiste/compositeur/pianiste/band
leader et écrivain pour l’occasion (22/4/1922 Nogales, Arizona-5/1/1979
Cuernavaca, Mexique), fera ressentir, s’ils sont sensibles, à ceux qui
ne l’ont jamais lu, car c'est un ouvrage très réédité depuis sa première
parution en 1971, le monde d’injustices et de violences de la
ségrégation ordinaire du quotidien, dont les résurgences actuelles de
toutes les couleurs, religions, classes, castes et sexes rappellent que
le combat pour l’égalité, la fraternité, la justice, la liberté n’est
jamais gagné; la raison de ce «jamais acquis» est due à la pathologie
psychiatrique du rapport de force dans la société. Et ce «jamais acquis»
a fait naître la pensée de Martin Luther King, James Baldwin, Chester
Himes, Ernest J. Gaines, Claude McKay pour n’en citer que cinq,
philosophes pragmatiques, enfants des Lumières et de 1789. Comme disait
Marlon Brando à Martin Luther King qui lui demandait lors d’un échange
public pour faire avancer l’égalité des droits (avant 1964) ce qu’il
pensait de l’action des Afro-Américains: «C’est à nous d’apprendre de
vous.» Moins qu’un chien est aussi un témoignage cinglant qui
rappelle à ceux qui voudraient toujours l’effacer (car la blessure de
l’histoire réelle dérange) que le jazz (blues, gospel, musique
afro-américaine), loin d’un divertissement ou d’une technique, est le
«fruit étrange» des rapports (in)humains. «Apprendre, c’est partager
l’expérience, c’est ça et que ça» disait Maxime Gorki en 1930. Claude
McKay qui fera le voyage de Moscou, a écrit dans Un sacré bout de chemin en 1937 (paru chez un autre éditeur marseillais, André Dimanche): «La
majorité d’entre nous ne fait que du sentiment au sujet des souffrances
d’autrui. Mais c’est seulement quand une véritable expérience nous tord
les tripes que nous comprenons vraiment.» A lire, à relire et
méditer. Dommage que les dominants dominent (il y a même des tout petits
dominants) plutôt que de chercher à comprendre ces auteurs, car,
n’ayant pas les lynchages derrière eux, ils ont vraiment du mal à saisir
ce qu’ils font aux autres, quels que soient leurs parcours et leurs
niveaux d’instruction. A Marseille, un autre philosophe du feeling tone (la perception du réel), Marcel Pagnol, a écrit dans ses Confidences :
«Nos idées et nos convictions prennent très vite la couleur de nos
intérêts.» Ceci explique cela. Enfin, la philosophie du jazz pourrait
s’exprimer, pour rester à Marseille, par la voix d’Edmond Dantès, dans Le Comte de Monte-Cristo, de Dumas qui a eu à pâtir du racisme: «Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité.».
Transformer et transcender le malheur en art est sans doute la clé. Une
livre de Charles Mingus toujours essentiel à la compréhension de ce
qu'est le jazz.
Hélène Sportis
Jazz Hot n°685, automne 2018
SOUL R&B FUNK
PHOTOGRAPHS 1972-1982
par Bruce W. Talamon
SOUL R&B FUNK, photographs 1972-1982, Bruce W. Talamon, Taschen 2018, Paris, 376 pages, 35cm x 25cm, trilingue.
«Le corps de mon travail a été de montrer le processus brut et entier, par opposition à cette seule partie que la publicité et les maisons de disques veulent que vous voyiez.»
Cette phrase, extraite des propos denses et minutieux d'orfèvre de Bruce W. Talamon dans ce livre, de photographe mais pas seulement, met en évidence son parcours, sa recherche et son besoin d'atteindre l'essence de ce qu'il capte plutôt que d'enfumer le «Soul R&B Funk way of life» à des fins illusoires et/ou mercantiles. Il vous dit ses secrets d'excellence de perceptions (de feeling tone): «Toujours être prêt», savoir écouter et capter méticuleusement des «compétences sociales» ou techniques, puiser dans la proximité toujours vivante de ceux qui l'ont fait et ne sont parfois plus.
Sa biographie consistante lui a évité la facilité d'un parcours classique d'étudiant en droit après Sciences Po et permis la richesse d'une vie remplie. Cet opus est aussi une somme d'excellences (les artistes, leurs entourages, leur histoire collective, le photographe, ses maîtres, ses rencontres, l'équipe éditoriale du livre), portée par l'exigence de chacun à chaque minute et sur un temps long, le contraire-même de notre quotidien actuel porté par nos élites aujourd'hui rivées au virtuel, aveuglée par les paillettes, droguées à la rentabilité, à la concurrence et à l'immédiateté.
Également disponible dans une édition d’art limitée à 500 exemplaires, comprenant un portfolio de quatre tirages signés par Bruce W. Talamon, n'attendez pas Noël pour découvrir SOUL R&B FUNK, une somme artistique visuelle, philosophique et sociologique sur une civilisation à part entière qui ouvre la réflexion et la rêverie à un monde entier, dans la tradition des Carnets d'enquêtes d'Emile Zola qui traqua et consigna lui aussi inlassablement toute sa vie chaque détail du réel perçu, et a su le rendre vivant par l'écrit, les dessins, les photos. Restituer le réel dans sa complexité, ses nuances et sa crudité est le travail des artisans-artistes.
Né à New York en 1924, Bud Powell est l’un des acteurs majeurs du bebop. La vie erratique du pianiste a déjà suscité des exégèses, au premier rang desquelles le célèbre récit de Francis Paudras, La danse des Infidèles. Le joli premier livre de Jean-Baptiste Fichet n’esquive pas l’enjeu majeur associé à l’évocation d’un personnage génial, mais il choisit d’en donner une interprétation toute personnelle, ce qui est sans doute sa qualité cardinale. S’il meurt à Brooklyn en 1966, Bud Powell n’en est pas moins l’un des principaux ambassadeurs du bebop en Europe, et l’auteur ne craint d’ailleurs pas d’affirmer que l’ultime voyage aux USA de Powell est bel et bien le voyage de trop, responsable d’une mort précoce qui eut peut-être pu être évitée au contact de l’entourage amical de l’artiste à Paris. Quelque chose, chez Bud Powell, échappe en effet à l’appréhension du commun des mortels. Sur cet axiome, Jean-Baptiste Fichet a construit tout son livre, la rencontre avec Powell se faisant à la lueur des magnifiques compositions proposées par le pianiste, avant qu’un approfondissement du parcours, de la personnalité, ainsi que l’établissement d’une biographie sous forme de flashbacks, en filigranes du récit, n’établisse le parcours du pur styliste de jazz qu’était Bud Powell.
Encore aujourd’hui considéré comme un musicien pour musiciens, cette relative méconnaissance du grand public laisse planer une large part de mystère sur le comportement parfois enfantin, parfois autodestructeur de l’artiste. Entre l’essai et le récit romanesque, le texte de Jean-Baptiste Fichet se veut tout d’abord narratif, avant que de se morceler toujours plus à mesure que la trajectoire du pianiste devient plus aléatoire, tel un météore voué à se consumer. Les propriétés stylistiques de l’art développé par le pianiste combinent exigence artistique et désir d’intégrité, conjugués avec une quête de l’absolu menaçant sa santé et son équilibre.
Earl Rudolph Powell est, de ce point de vue, le véritable alter ego de Charlie Parker, tant il joue de son piano comme s’il était en proie à de véritables états extatiques. Sa liberté de ton, sa virtuosité, en matière d’exécution comme d’harmonisation, en font sans doute l’un des plus grands pianistes de tous les temps, génie foudroyé à la Antonin Artaud, que même son séjour en France, à la fin des années 1950 et débuts des années 1960, ne pourra sauver d’un destin que le profane devine tragique dès les premières pages du livre de Jean-Baptiste Fichet.
Loin du traité musicologique, quoiqu’émaillé de citations de collègues musiciens qui viennent étayer la thèse de l’artiste génial finalement déchu; usant d’aphorismes et d’anecdotes, l’auteur restitue l’atmosphère fiévreuse et embrumée de nuits intenses passées à honorer les engagements de managers à l’honnêteté douteuse, servant néanmoins la Musique avec un grand M à chaque chorus joué, quelle que soit la situation du moment. La culture du fragment permet à Jean-Baptiste Fichet d’approcher la nébuleuse qui entoure l’homme malade et incompris. Bud Powell ressort de ce livre comme le vecteur par lequel l’auteur est entré en jazz, les mots comblant les vides laissés par l’absence d’informations dans le sillage du pianiste d’exception. L’ambition de dresser une sorte de cartographie du génie artistique prend ici la forme déchiquetée d’une côte escarpée, archipélagique, comme une préfiguration d’un monde ouvert sur l’infini. Cette méthode tranche avec le discours d’expert habituellement privilégié pour parler des grandes figures du jazz, et relate la rencontre que tout un chacun, quel que soit son savoir et ses connaissances, peut faire avec un personnage multiforme qui le révèle à lui-même. L’œuvre comporte avant tout des aspects littéraires, et relève de portraits subjectifs tels ceux réalisés par Stefan Zweig des personnages illustres qui avaient sa faveur. Jean-Baptiste Fichet fait partager ici une fascination réelle pour le personnage de Bud Powell, renonçant à une entreprise d’analyse musicale d’un phénomène inaccessible au commun des mortels lorsqu’on l’aborde en témoin du processus créatif à l’œuvre chez un authentique génie. C’est en acceptant le principe de l’élaboration et du développement d’une passion qu’on tire le meilleur parti de la lecture de ce livre, esthétique fondamentale finalement très proche de celle du pianiste mythique, dont l’absence de calcul et la dévotion envers le moment présent demeurent la meilleure clé pour saisir une musique qui fait songer à la notion d’exil intérieur de Roland Jaccard En fin de compte, La beauté Bud Powell restitue à merveille le risque d’exemption encouru par tout créateur authentique, un processus de dépersonnalisation permettant d’atteindre à l’universel, mais qui, dans le cas de Bud Powell le poussait aussi dangereusement aux lisières de la maladie mentale.
Claude Ranger.
Canadian Jazz legend, par Mark Miller, Editions Tellwell, Victoria, BC, Canada,
2017, en anglais, 280p. www.tellwell.ca
Mark Miller, basé à Toronto, journaliste de 1978 à 2005,
auteur déjà réputé pour ses indispensables contributions à la découverte et à
l’histoire du jazz au Canada, a par ailleurs abordé Charlie Parker (le passage
de 1953 au Canada), Valaida Snow (2007), Herbie Nichols (2009), Lonnie Johnson
(2011). Il poursuit ici son œuvre en nous faisant découvrir une
légende locale, comme il en existe dans tous les pays qui ont une scène jazz
active, Claude Ranger, batteur qui pour avoir essentiellement œuvré au Canada,
n’en est pas moins un de ces musiciens talentueux et essentiels à la riche
scène, voisine du grand réservoir des Etats-Unis, dont le phare n’est autre
qu’Oscar Peterson.
Claude Ranger, son éternelle cigarette rivée au coin des
lèvres, a une vingtaine de disques à son actif, en sideman, et, parmi les
musiciens qu’il a accompagnés, on retrouve Michel Donato, Sonny Greenwich, Dave
Liebman, Jane Bunnett, Don Thompson, Lenny Breau, Dewey Redman, George Coleman,
Phil Woods, car il fut un élément de qualité de la scène montréalaise qu’il
quitta en 1987 pour s’établir à Vancouver, et devenir un pilier du festival Du
Maurier, et diriger ses formations du trio au big band (Jade Orchestra).
Compositeur, il s’est orienté vers une écriture élaborée. Ses orchestres ont aussi
été un creuset pour nombre de musiciens locaux, Claude Ranger assumant le rôle
d’ancien et de passeur. Ses qualités de batteur, qu’on rapproche de Max Roach, autant
que sa biographie en ont fait une légende.
Claude Ranger est né à Montréal en 1941, et sa carrière
s’est arrêté à la fin des années 1990, quand il a cédé ses instruments, se détachant
progressivement du monde du jazz, et, après un retrait dans une communauté, il
est, un jour de novembre 2002, parti de son domicile pour ne jamais y revenir.
Personne ne sait ce qu’il est devenu, accentuant la légende du musicien qui accompagne
parfois le jazz. Son destin, raconté par Mark Miller, qui l’a interviewé à
plusieurs reprises, et qui tire une partie de son information d’un ami de
Claude Ranger qui le côtoya jusqu’aux derniers jours précédant sa disparition,
raconte aussi près de quarante ans de l’histoire de la scène canadienne. La
sensibilité de Claude Ranger lui fit apprécier en particulier la musique de
Deway Redman qu’il accompagna.
Voici donc un bon ouvrage de découverte d’une scène du jazz
par l’un de ses meilleurs connaisseurs, et celle d’un musicien mystérieusement
disparu, comme cela arrive parfois dans le jazz, après lui avoir consacré sa
vie pendant une quarantaine d’années…
Good Things Happen Slowly:
A Life In and Out of Jazz, par Fred Hersh, Editions Crown Archetype, New York,
NY, USA, 2017, en anglais, 310p. crownpublishing.com
Justement sous-titré sur le plan artistique «A Life In and
Out of Jazz» et plus mystérieusement avec une texte de jaquette intitulé «Jazz
could not contain Fred Hersh», cette autobiographie d’un encore jeune musicien,
dédicacée à son compagnon, Scott, relate la vie, parfois complexe dans ses
incertitudes, douloureuse (une longue et grave maladie) et les recherches artistiques
de ce grand artiste du piano que nous avons rencontré (cf. Jazz Hot n°679). Il possède une remarquable discographie, en leader
et en sideman, pour ceux qui n’ont pas eu la chance de l’écouter en live, à Paris ou ailleurs, car il est un
habitué de la scène de jazz dans le monde, en particulier de celle du Village
Vanguard (en solo et trio) dont il est devenu une légende vivante et
régulièrement programmée. Il raconte cette relation dans l’interview. Vous l’avez deviné, à la lecture du titre, sous-titre et
texte de jaquette, ce livre éclaire la personnalité et donc la musique d’un de
ces artistes de talent, qui pour ne pas appartenir «a priori» à la tradition du
jazz, ont su établir une synthèse personnelle, une sorte d’arrangement avec
cette grande tradition culturelle, pour la fréquenter sans la trahir, sans
l’accaparer ou la détourner, en invité savant capable de respecter les codes
d’une culture, voire de les enrichir de sa différence.
Les exemples existent dans le jazz, pas si nombreux depuis
Django Reinhardt, Lennie Tristano, Bill Evans, et peu importe au fond qu’on
sente cette différence de culture native quand les invités sont aussi riches
sur le plan personnel, artistique, culturel et si respectueux, curieux,
généreux, enthousiastes, convaincus depuis leur plus jeune âge pour leur maison
d’accueil, cette culture, pour la langue native, le jazz. Voilà, en résumé, comment décrire Fred Hersch: lire un
ouvrage sorti de sa plume pour l’expliquer par des mots est une sorte de cadeau,
sans doute aussi un exercice personnel de clarification qui aide à la
maturation de son expression. On peut lire, pour commencer, le chapitre justement
intitulé «To Begin» et malicieusement placé à la page 296, comme une sorte de
clé cachée pour ceux qui n’aurait pas tout saisi de ce personnage sympathique
au sens profond du mot, qui se définit en fin de compte, malgré le titre, le
sous-titre et celui de la jaquette: «I’m a jazz musician».
Jazz et
Franc-Maçonnerie. Une histoire occultée, Yves Rodde-Migdal, Editions Cépaduès,
coll. de Midi, Toulouse, 2017, 80p. www.cepadues.com
Sujet intéressant, mais livre très décevant, qui laisse
l’histoire aussi occultée qu’elle l’était, avec un contenu confus, insuffisant et
approximatif, sur tous les plans: celui de l’information, de la franc-maçonnerie,
du jazz et de la langue. On ne retiendra pas grand-chose de cette suite de
généralités et de poncifs sur un sujet qui nécessite un travail beaucoup plus
approfondi. L’auteur, qui semble pourtant bien placé pour le traiter puisqu’il
est, paraît-il, franc-maçon et musicien de jazz, accumule généralités et lieux
communs sur le jazz, sans apporter de fond à un sujet qui en demande puisqu’il
est, par nature, quelque peu mystérieux et pour «initiés». Malgré la préface du
Grand Maître du Grand Orient de France, ce n’est pas avec ce petit livre que
«I’m Begining to See the Light» comme aurait dit Duke Ellington, grand maître
du jazz, et c’est ce qui restera de lui plus que le tablier en coton blanc de
l’initié qu’il fut. Cela dit, on aurait aimé avoir des informations
approfondies et originales sur ce sujet car c’est une dimension de l’histoire
afro-américaine et plus largement de l’Amérique.
Hugues Panassié: L’œuvre panassiéenne et sa réception
par Laurent Cugny
Hugues Panassié: L’œuvre panassiéenne et sa réception, Laurent Cugny, Editions Outre-Mesure, Coll. Jazz en France, 2017, Paris, 168p. www. outre-mesure.net
Tentative de portrait-étude sur l’un des pionniers de la critique de jazz, jusque-là banni de l’histoire du jazz en France par l’institution culturelle du pouvoir, comme Charles Delaunay au demeurant, depuis quelques décennies par l’idéologie progressiste des tenants de l’institution (université, édition) et du commerce du jazz (à l’exception de Jazz Hot depuis bientôt 30 ans dont Delaunay et Panassié furent fondateurs), on pourrait se réjouir de la remise en perspective de l’histoire du jazz en France qui semblerait s’amorcer, peut-être parce que les cadavres sont suffisamment refroidis et qu’on espère qu’ils ne bougeront plus. Cette entreprise d’exhumation de personnages jusque-là soigneusement niés, initiée par une biographie partielle de Charles Delaunay en 2009 d’Anne Legrand (Charles Delaunay et le jazz en France, Ed. du Layeur), et aujourd’hui par cette collection sous la férule de Laurent Cugny, auteur, musicien, disciple de Gil Evans, professeur à la Sorbonne, inspire de prime abord la suspicion par son introduction.
«On pourrait se réjouir» (et non pas à l’indicatif présent), car finalement, malgré le travail partiel et partial de documentation effectué par l’auteur, superficiellement sérieux, qui sera toujours utile à ses élèves s’ils veulent bien creuser et interroger la matière plutôt que se conformer au dogme et aux préjugés du professeur, cet ouvrage souffre de tous les défauts des travaux universitaires publiés aujourd’hui en France, et depuis près de 40 ans, par une coterie qui occupe les strapontins universitaires ou de l’édition laissés au jazz, défauts qui se résument par une vision progressiste, déshumanisée, hors de l’histoire –et non pas culturelle du jazz, contextualisée dans l’époque– par des amalgames ou des affirmations de mauvaise foi qui rendent désagréable une lecture qu’on souhaiterait passionnante, car il s’agit de jazz et d'histoire.
Cela empêche Laurent Cugny dans son ouvrage, malgré d’extraordinaires contorsions de langage pour paraître «objectif», c’est-à-dire en fait «scientifique» et donc conforme aux codes de l’institution universitaire qui l’héberge, de comprendre même le personnage Hugues Panassié, au-delà de ses positions sur le jazz, de cerner ses partis pris politiques, esthétiques, philosophiques et autres, car il s’intéressa à beaucoup de choses; sa principale qualité étant la curiosité et l’imagination dont manquent ceux qui l’ont nié avec unanimité pendant plus d’un demi-siècle, à commencer par l’auteur.
L’auteur, qui dit ne pas être historien avec une «humilité» sans objet, qui étonne quant à une collection qui s’intitule «Jazz en France» et qu’il prétend en faire la relation, et pour un musicologue revendiqué qui enseigne à des néophytes sans comprendre le temps où se déroula l’action d’Hugues Panassié. Cela s’explique simplement parce que tous ces auteurs institutionnels (Ludovic Tournès, la source préférentielle de Laurent Cugny, est à mettre dans la même catégorie à la suite de quelques autres) n’ont pas vocation à éclairer l’histoire du jazz mais simplement à justifier leur place et leur action au sein de l’institution, et cela depuis des années. Au surplus, pour Laurent Cugny, lui-même musicien, son obsession à écrire sur le jazz, au-delà de la curiosité légitime de chacun, vient en complément justifier son œuvre et ses choix de musicien, dans la droite ligne de l’état d’esprit qu’André Hodeir imposa au jazz en France, y compris dans Jazz Hot, d’énormités sur le jazz par sa simple réalité de technicien de la musique, d’auteur et plus largement de gourou (en vrac, parce que ce n’est pas l’objet de cette chronique, cf. certaines des pensées d’Hodeir sur Duke Ellington et Art Tatum par exemple, articles parus dans Jazz Hot).
Dès l’introduction donc, le ton est donné, avec une certaine «candeur»: «(…) une œuvre importante, quel que soit le jugement que l’on peut porter à son endroit.», «(…) tenter d’évaluer, le plus sereinement possible, les apports d’Hugues Panassié à la connaissance du jazz?», «(…) l’influence du discours panassiéen et surtout de sa présence toujours identifiable dans les débats sur le jazz», «Au fil de l’exploration de ces questions, je finis même par me demander pour moi-même s’il était utile de consacrer autant de temps et de pages à un personnage à propos duquel ma propre opinion était aussi négative à maints égards, pour ne pas dire à tous – y compris sur le plan humain (…)», etc., ne sont que des précautions, presque des excuses auprès de ses pairs de l’institution, pour justifier de parler d’un homme aussi détestable: la tentation de la négation, si active depuis 40 ans, est renouvelée au passage.
Je dois dire qu’à cette même page l’envie prend de fermer le livre, car il y a aussi d’autres choses à faire dans la vie qu’une analyse politico-psychologique de la perversion d’un discours portant sur un personnage dont nous avons parlé dans Jazz Hot sans ce travers, en dépit de nos désaccords. Il a donc fallu trouver une motivation, et elle réside dans le fait que ce livre prête une proximité qui n’existe pas entre les idées de Panassié et celles de Jazz Hot, aujourd’hui, résumées aux miennes depuis que je l’anime (1991 à nos jours), car dans Jazz Hot tous les avis sont différents et souvent divergents, mais pour le savoir, il faut le lire et le comprendre. La seconde motivation, réside dans le pourquoi de ce livre –et non pas de son objet «Hugues Panassié»– dans le discours de pouvoir de l’institution dans le jazz dans les années 2010.
Il eût été plus sincère pour Laurent Cugny de se fier à sa première inspiration et d’en rester à la simple négation ou à une courte évocation factuelle scolaire et simpliste, habituelle de l'institution, plutôt que ces longues pages à faire un procès impressionniste à la Macron (avec de faux balancements de thèses-antithèses pour imposer ce qu’il faut penser sans alternative), avec le bon et le mauvais flic qui tour à tour accusent et défendent (mais sans volonté de défendre), avec les témoins à charge et à décharge (mais qui se contredisent, comme Coleman Hawkins, pour charger Panassié), l’enfonçant un peu plus, un pauvre Panassié plus en état de se défendre, pour finalement en faire un fou paranoïaque victime de sénilité précoce pour cause de handicap contracté à l’enfance (p. 142 et suivantes). Je dois avouer que cette conclusion m’a plutôt convenu (je précise: c'est de l’humour) car j’imagine volontiers Laurent Cugny en blouse blanche, sous les ordres de son chef de service Ludovic Tournès, dans le service du contrôle-qualité du jazz, dans un laboratoire tout blanc où il pèse dans une balance les mots choisis de Panassié sortis de leur contexte historique, d’époque en particulier car il n’est pas besoin d’être historien pour reconnaître qu’en 1930, on n’a pas le même vocabulaire et les mêmes préoccupations qu’en 2017. Ce que Cugny reproche à Panassié (en résumé: de faire de son étude du jazz une science sans en avoir l’autorité scientifique), c’est lui-même ce que fait Laurent Cugny, comme d’autres avant lui (Hodeir), avec, malgré ce, l’argument d’autorité –le contraire de l’esprit scientifique et critique–: sous-entendu «moi, je suis musicien, pas Panassié…» en se mettant au chevet de Panassié, compatissant parfois, avec autant d’hypocrisie (vu ce qu’il en pense) que de vanité (d’Hugues Panassié et Laurent Cugny, il n’est nul besoin d’être prophète pour apprécier l’importance critique dans l’histoire du jazz éternelle).
Je ne vais pas prendre la défense des positions de fond sur le jazz et le reste de Panassié, je ne les partage pas, mais Panassié me semble simplement indispensable, avec ses erreurs que je lui suppose (c'est une alternative de pensée), au débat sur le jazz (comme Laurent Cugny au demeurant s’il n’avait pas cette prétention à la science exacte et au pouvoir absolu), sans avoir besoin de le psychiatriser (ou il faudrait enfermer la quasi-totalité des Français), et certains de ses traits (un homme de pouvoir, de droite, doué de mauvaise foi mais aussi de conviction…) sont si conformes à sa pensée dans le jazz (un art primitif et donc ethnique selon lui, et lui un intellectuel français), que je n’ai pas besoin de l’accuser d’être fou ou sénile pour exprimer mon désaccord, et que je le laisse dans le seul débat d’idées plutôt que, comme le fait Laurent Cugny, de le renvoyer, avec le certificat médical de l’institution et la bonne conscience de lui avoir prodigué des soins inutiles malgré son état, dans sa cellule d’isolement d’où il regrette déjà de l’avoir sorti.
On note d’abord l’ironie de ces préjugés, de ce besoin de découper en tranches, en jetant une partie de la découpe, une personnalité aussi entière que cohérente en son temps qui est pourtant à bien des égards, avec les contorsions de langage, le «père siamois» de ces «progressistes en art»: par la pensée et la tournure d’esprit, une mauvaise foi certaine drapée dans le discours universitaire et/ou savant (Panassié avait parfois mais pas systématiquement ce même sens de l’instrumentalisation des faits et des personnes, du détournement et de la perversion, avec un autre vocabulaire, celui de son temps, et des finalités pas si différentes; dont celle de s’imposer comme LE théoricien du jazz, comme Cugny et Tournès, celle de se faire reconnaître par les musiciens comme tel, de jazz américains pour Panassié, de jazz français, académiques, pour Hodeir, Tournès et Cugny; de se faire «valider» par les musiciens «noirs» comme Panassié disait, le vocabulaire du temps, par des musiciens «essentiellement pas noirs» comme ne le disent pas Tournès et Cugny (pas correct même si c'est le but, le langage est aujourd’hui surveillé, et ils sont plus pervers).
Ce qui les sépare, par hasard, c’est que Panassié s’est intéressé au jazz comme art primitif en ethnologue apprenti (ce qu’il n’était pas, même en 1930), comme c’était la mode en son temps des arts primitifs, sans percevoir le côté civilisationnel nouveau du jazz (social, politique, culturel, artistique, en construction…). Tournès, Cugny et autres, eux, s’intéressent au jazz comme produit formel de segment de marché (musical) et de pouvoir (intellectuel), et leur seule manière de le «confisquer», au moins en France pays où le pouvoir, politique, académique, artistique s’exerce directement dans le champ culturel, sans filtre, est de le vider de son fondement civilisationnel afro-américain («l'essence noire» selon l'auteur), de le priver de sa réalité de culture occidentale contemporaine d’essence afro-américaine, en rupture avec l’académisme et les pouvoirs traditionnels, dont l’université est l'un des rouages. Car le jazz est sur le fond en opposition radicale avec l’académisme que Hodeir, Cugny, Tournès et autres qui se succèdent depuis 70 ans à tous les postes de pouvoirs institutionnels, académiques, tentent de lui imposer en France (la musique classique, contemporaine, improvisée, la variété ne leur suffit pas ou ne leur permet pas de dominer, ils se rabattent sur le jazz, malheureusement).
Cet état d’esprit d’appropriation européo-centré, de classe, a fait et fait beaucoup de tort au jazz, dans le monde et en France, car il fait partout des émules très intéressés à ce détournement; du tort à sa transmission, aux musiciens de jazz, à sa critique et aux amateurs de jazz condamnés à écouter et voir majoritairement des musiques sans rapport avec le jazz sur les scènes de jazz, malgré le travail d’enseignants du jazz, des musiciens de jazz souvent, qui tentent, y compris dans des conservatoires (tout n’est pas contrôlé et contrôlable) de reconnecter inlassablement les musiciens aux racines du jazz et son indispensable caractère populaire. Le désastre est évident sur le public qui ne sait plus, dans sa plus grande part, ce que le jazz signifie, même devant un concert de jazz.
Le résultat en a été une déperdition progressive de la culture jazz depuis 1960, acquise si difficilement, de manière si anarchique et pourtant si solide car librement choisie, grâce essentiellement aux labels indépendants (des années 1930 à 1967, il en reste quelques-uns), à Charles Delaunay, Norman Granz, aux revues (trop rarement), et quelques autres, à quelques organisateurs férus de jazz, aux amateurs qui ont gardé leur libre-arbitre, et bien sûr d’abord grâce aux musiciens de jazz eux-mêmes, les connus et les obscurs, cette masse incroyablement riche, qui ont fait et préservé cette dimension démocratique et culturelle du jazz. Cette longue construction indépendante commencée avec et grâce à Panassié et Delaunay lui permet encore de résister contre la pensée normalisatrice et académique de l’institution, en particulier depuis 1981 et le tandem Mitterrand-Lang, allié au rouleau compresseur de l’industrie musicale de grande consommation, qui se sont efforcés de faire de la bouillie de ce patrimoine, qui réécrivent, comme ici, a postériori, une histoire déconnectée de son contexte, une histoire virtuelle correspondant à leurs propres nécessités, leurs propres envies de pouvoir. Il est vrai que ça se pratique dans tous les domaines, et en politique en particulier.
Votre serviteur, animateur de Jazz Hot depuis plus d’un quart de siècle, ne partage pas les points de vue et l’abord sur le jazz d’Hugues Panassié. En rien, moins que Laurent Cugny qui lui partage l'état d'esprit. Nous avons déjà longuement évoqué le travail d’Hugues Panassié dans le jazz (Michel Laplace dernièrement pour le centenaire) et en synthèse, Hugues Panassié est un de ces grands amateurs et pionniers du jazz qui a permis avec d’autres, malgré ses erreurs parfois indignes de son oreille quand elles sont dues à cette recherche de pouvoir, «papal» comme on disait, de faire que le jazz soit ce qu’il est, et qu’il y a en 2017 encore un débat sur le jazz.
Heureusement, Hugues Panassié s’est imposé dans les années 1930, dans son meilleur âge, celui de leur jeunesse avec Charles Delaunay qui a apporté l'ouverture et le dynamisme de ce couple improbable, l’âge de sa plus grande ouverture d'esprit d'Hugues car celui de la découverte, et pas un ancêtre de Cugny ou Tournès; sinon pas de jazz du tout, pas de débat.
A propos de la revue Jazz Hot, pas consultée ou contactée pour cet ouvrage, comme c’est la règle presque sans faille dans l’institution universitaire et dans le monde éditorial (Anne Legrand avait aussi trouvé le moyen d’écrire sur Charles Delaunay sans contacter Jazz Hot), rarement citée en dehors des nécessités car Panassié est aussi à l’origine de Jazz Hot et pour un tel travail, c’est difficile à éviter, d’autant qu’une bonne part de son œuvre et de sa critique y figure: à notre sens la meilleure part avec sa production de disques pour le compte de Swing dès l'avant-guerre, le label créé par Charles Delaunay. Jazz Hot, parce que cette revue existe encore et qu’elle ne correspond pas à la pensée conformiste des serviteurs en jazz du pouvoir, est simplement niée, comme le furent Delaunay et Panassié de leur vivant et le restent d'une certaine façon par ce révisionnisme et ces anachronismes. Le pouvoir attendra que Jazz Hot soit mort pour lui faire dire ce qu’il souhaite de cette histoire et la réviser de manière conforme à l’institution, on n'en doute pas.
Dans cet ouvrage, Laurent Cugny s’est appuyé sur trois ouvrages d’Hugues Panassié (Le Jazz Hot, La véritable musique de jazz et Monsieur Jazz), des numéros d’une éphémère revue de Panassié reprise par Delaunay, et des citations reprises dans un large éventail mondial d’ouvrages. Il s’est peu appuyé sur les articles parus dans Jazz Hot, et a omis, pour l’appréciation de l’œuvre, toutes les chroniques de jazz et articles parus dans Jazz Hot, pourtant bien identifiées et repérées dans l’appareil documentaire (année par année, numéro par numéro, sous l’appellation «disques») dans une période du plein développement du jazz en France (les hot clubs, grâce justement à Jazz Hot, Pierre Nourry, Charles Delaunay (l’organisateur, le discographe) et Panassié (le théoricien, le diffuseur-promoteur des nouvelles parutions phonographiques). C’est dans ce creuset, dans cette matière pourtant que les amateurs, savants, éclairés ou simplement fans, de toutes les générations, ont fait leur chemin au quotidien, que le jazz a trouvé sa reconnaissance, sa promotion, son public et son développement, le berceau critique: en un mot, son futur et pas seulement français, car ce fut le miroir artistique du jazz, les outils élaborés par Delaunay-Panassié qui validèrent le jazz aux Etats-Unis comme art à part entière, le seul art occidental de création américaine du Nord.
Je vous laisse apprécier la nature de la démarche de Laurent Cugny, d’autant que les chroniques de disques, en particulier, ont été un modèle de méthode d’écoute et de la transmission de contenu entre amateurs, dans les hot clubs, par les bourses de disques, par la démarche pédagogique de Panassié lui-même, en live, au contact des amateurs. C’est ce que nous retenons de plus généreux et de majeur de l’œuvre de Panassié, sa manière intelligente et passionnée de transmettre ses connaissances. Difficile selon nous de passer sous silence ce contenu essentiel de l’œuvre de Panassié, d’autant que le texte mérite le détour.
Pour mémoire, depuis 30 ans, et même depuis plus longtemps pour mes prédécesseurs, Jazz Hot a consacré une multitude d’articles à cette histoire du jazz que prétend aborder Laurent Cugny dans sa collection, et très récemment un article à Hugues Panassié pour son centenaire, par un auteur, Michel Laplace, non cité dans cet ouvrage, comme le reste des articles de Jazz Hot consacrée à cette histoire. Michel continue d’ailleurs de partager, à ma différence, une plus grande proximité avec l’abord du jazz de Panassié, parce qu’il a eu aussi une fréquentation plus rapprochée du monde de Panassié, une question de génération, de hasard et de géographie. En résumé, prétendre écrire un ouvrage à caractère «universitaire» sur Hugues Panassié, en négligeant volontairement une partie des sources, est disqualifiant, mais révèle un état d’esprit, l’objectif profond de cet ouvrage.
Déformer la pensée ou faire de faux amalgames sont d’autres pratiques qui qualifient cet ouvrage, comme par exemple ce qui est dit p.82 dans le paragraphe «L’essentialisme afro-américain» : «(…) la revue Jazz Hot d’aujourd’hui (…) ne s’est jamais sur ce plan départie de ce tropisme largement d’origine panassiéenne, celui de l’essence noire (sic) du jazz.»
Arrêtons nous quelques instants sur ces quelques lignes significatives des insuffisances, approximations et/ou perversions de cet ouvrage:
- d’abord Jazz Hot n’a pas été un fleuve tranquille dans sa pensée sur plus de 80 ans. Et Laurent Cugny doit d’exister, de penser ce qu’il pense, de jouer sa musique, à l’une des époques de Jazz Hot, celle d’André Hodeir, et plus près de nous, il est très proche de sensibilités qui firent en partie la revue dans les années 1980, époque de connivence entre les revues, le jazz et l’institution culturelle mise en place par Jack Lang.
- Ensuite, depuis 30 ans, cette revue présente en son sein une pluralité de points de vue, allant d’une proximité parfois avec les thèses de Panassié, parfois avec celles de Laurent Cugny, avec celles des progressistes en art en général qui valorisent, quelles que soient les époques, a priori l’art contemporain (une vision simpliste des anciens et des modernes liée à la génération) même si par ailleurs, votre serviteur qui anime cette revue et cette équipe, et qui l’a choisie pour sa diversité, pour le débat, pense que le jazz est une musique d’essence afro-américaine (et non pas noire, car ce concept «d'essence noire» est raciste), et que l’art s’apprécie en absolu, quel que soit son âge, en fonction simplement des artistes et de leurs œuvres, des conditions d’élaboration (historiques, géographiques, culturelles, de civilisation, d'environnement même).
- C'est précisément ce que ne pensait pas Panassié, c’est une erreur majeure de Laurent Cugny, et pour le comprendre, il faut arrêter de découper Panassié en tranches dont on ne garde que celles qui alimentent le discours pré-conçu, se replacer dans l’époque, dans ce qu’étaient les discours politiques, critiques et autres, et ce que fut politiquement Panassié, un homme de droite, de cette «droite anarchiste», parfois artiste, comme on disait, où le sens critique a existé, conduisant même parfois à l’abject (au moins un texte de Panassié sous l'Occupation est de cette eau, même si on peut lui trouver une explication circonstencielle). Une étude de sa biographie n’est pas inutile. Pas besoin d’en faire un homme d’extrême-droite au sens actuel pour l’anathème habituel des années 2000, même si Laurent Cugny adoucit cette vision après avoir joint tous les fils qui y conduisent. C’est un anachronisme. Le point de vue de Panassié est ethnique, comme le pensait l’époque en général passionnée d’ethnologie, y compris dans ses manifestations les plus spectaculaires (Expositions universelles). «Les noirs», sans capitale, désignait sans nuance alors les Afro-Américains et les Africains, une couleur distinctive que reprend Laurent Cugny à dessein («essence noire») alors que le titre de son paragraphe était mieux nommé; aujourd’hui certains disent «les Blacks», et ça ne change rien, c’est regrettable, une insuffisance de langage due à une insuffisance de pensée. Il n’y a rien ici de politiquement correct dans cette contestation du langage, juste la pression légitime des Afro-Américains à une certaine époque pour qu’on arrête de les traiter de «noirs» de manière systématique, avec cette connotation péjorative dans le ton que toutes les victimes de racisme savent identifier, de faire référence à une couleur plutôt que de parler d’une histoire, d’hommes ou de femmes de biographies et de géographie pour définir les contours de leurs créations.
Les Afro-Américains ont, d’après Panassié, leur musique «dans leurs gènes», raccourci d’une époque et insuffisance de Panassié, mais il a l’excuse du temps, encore présents sous des formes plus policées dans les esprits, y compris chez les progressistes, dans une forme renversée (au nom d’un pseudo anti-racisme, on nie les conditions sociales, historiques et géographiques génératrices de la culture pour justifier de l'usurpation d'un art, c'est-à-dire de son économie, de ses lieux d'expression, de ses labels, de ses scènes, de son étiquette et plus grave de son héritage).
Amiri Baraka, George Lewis et certains Chicagoans, parfois de l’AACM (pas tous car la réalité est toujours complexe), et ça ne se confond pas, ni dans l’époque, ni dans les motivations, avec les propos de Panassié, même si le point de vue ethnique domine, font effectivement référence à des notions de «black music», comme en Europe et en Afrique on parle, sans y voir de connotation négative, de «négritude» (Senghor, Césaire), dans la lignée de la pensée élaborée au moment de la décolonisation, où la couleur restait première dans l’analyse au détriment de la culture, de l’histoire et de la géographie. Un héritage encore.
Cette opposition valut d’ailleurs de fameux débats dans les années 1950-1960 entre les intellectuels afro-américains (universalistes) et africains (négritude), l’émancipation des Afro-Américains, sous toutes ses formes (universaliste comme Martin Luther King ou nationaliste, avec les Blacks Panthers) ayant déjà été confondue et amalgamée à tort avec la décolonisation et les nationalismes africains nouveaux, provoquant de multiples incompréhensions et errances idéologiques dont on n'est pas sortis en 2017.
La couleur (noire, négritude) détermine une culture séparée (conception ethniciste) pour les uns. Le vécu, les conditions historiques et géographiques pour les autres (la déportation des Africains en Amérique et la reconstruction d’une société afro-américaine à part, parce que ségréguée) déterminent un fait culturel de première importance, alternatif sur le plan culturel, social, économique, politique dans une Amérique en construction. Le fait que des musiciens et des publics de toutes les origines ont participé à l’histoire du jazz quand ils l'ont respectée, c'est-à-dire quand ils ont la conscience de l'essence afro-américaine pour qui le jazz n'est ni un jeu, ni une construction intellectuelle, mais une expression de vie, dit assez que les partisans du facteur ethnique ont tort, encore et toujours.
Donc Laurent Cugny, en amalgamant ces pensées, celle de Jazz Hot aujourd’hui et dans ses époques, et de Panassié hier, fait preuve de mauvaise foi et/ou d’inculture. Je ne pense pas comme Panassié sur ce plan, et donc une partie des collaborateurs de Jazz Hot ne pensent pas forcément ça; il aurait suffi de lire Jazz Hot ou de nous contacter pour le savoir. Charles Delaunay, qui baigne familialement dans la culture et l’art, a d’emblée compris le caractère culturel, universel, de civilisation du jazz, son œuvre et ses écrits en témoignent.
Quand Louis Armstrong, Duke Ellington, Benny Carter et Coleman Hawkins font le voyage de Paris à l’entre-deux-guerres, il est aisé de comprendre qu’ils veulent affirmer une vision universaliste et non ethniciste de leur art, même si Panassié est apprécié pour sa sensibilité sincère et son importance dans la définition par des mots de ce qu'est le jazz. La mauvaise foi de Panassié et sans doute ses partis pris politiques (c’est pour cela qu’il ne faut rien séparer pour une étude de la pensée de Panassié) l’empêchent au fond d’adhérer à ce point de vue universaliste, de gauche au sens philosophique, même si l’atmosphère de l’époque (les arts primitifs, Django et le génie «spontané», Matisse, le surréalisme…) conduit cet amateur d’art autodidacte à aimer la musique de son temps, à en discerner la particularité sans en comprendre la genèse. Ces oppositions de fond, ressenties très tôt entre les deux hommes, sont le principal facteur de rupture qui interviendra plus tard: ils se lisent, se côtoient, ont une curiosité culturelle profonde et savent ce que chacun pense, sans doute Delaunay plus que Panassié déjà égocentré. Ils n’ont tout simplement pas la même philosophie du jazz, de la vie. Cette opposition philosophique se traduit par une opposition de personnes, accentuée par des options diverses liées à l’environnement, la guerre, le milieu du jazz, etc.
Delaunay a d’ailleurs fait des articles très clairs, avec récit historique (non savant) et cartes de géographie, pour l’expliquer, pour relier ce fait de civilisation, le jazz, à l’histoire des Afro-Américains. Et ils ne sont pas simplistes comme la plupart des textes actuels, que ce soit la pensée des universitaires accrédités ou celle de Laurent Cugny. Il faut lire, Jazz Hot aussi, car beaucoup d’articles racontent mieux cette histoire, ça fait gagner du temps, et, à propos de Panassié, c’est sans doute aussi nécessaire et plus pertinent que Ludovic Tournès, car Jazz Hot a été écrit au jour le jour, par des acteurs essentiels du jazz, depuis 1935, ce n’est pas une réécriture révisionniste sans recul historique.
Les progressistes et les premiers activistes du marché du jazz prennent part à ce débat, prenant d’abord le parti de Delaunay contre Panassié, avant de marginaliser Delaunay qui n’a jamais été intéressé par cette lutte de pouvoir dans le jazz (malgré son ambition pour le jazz dont témoigne son activité) en avançant leurs pions, leurs intérêts personnels, souvent de musiciens français, à occuper la scène du jazz, voulant dès le début ramener le jazz à une musique et des notes, le réduire à des analyses, des techniques, une pratique académique, enseignable et opposable aux intrus, même américains. L’Angleterre a connu les mêmes pressions corporatistes, en plus dommageables pour la scène du jazz, en moins durables car la culture n’y était pas un enjeu du pouvoir régalien.
En fait, le rejet de l’essence afro-américaine par les progressistes, et Laurent Cugny ici, comme ce fut le cas aux Etats-Unis de manière décalée et différente, n’est qu’une autre vision raciste, comme celle de Panassié, de ce qu’est le jazz: la négation d’une histoire particulière, humaine, populaire et d'excellence, longue de plusieurs siècles, déterminant un art très prolifique au caractère expressif particulier. Le principal apport de Panassié est d’ailleurs d’avoir compris que le caractère expressif (hot) distinguait cette musique déjà en 1930 de ses «répliques» déjà commerciales ou déjà progressistes-savantes dès cette époque. Car ce débat, comme celui de la place des musiciens français dans le jazz, qui est à la base de ce livre et de la pensée qui le sous-tend, ne datent pas d’hier… Dès l’avant-guerre, le thème est évoqué dans Jazz Hot, comme le débat musiciens «noirs», musiciens «blancs» et jazz. Il y a une certaine éternité même dans ce registre comme le raconte Jean-Jacques Rousseau à propos de l’accueil de l’opéra italien en France autour de 1760… L’histoire, toujours l’histoire, est en France, avec cette culture de la polémique, une seconde nature…
Nier l’essence afro-américaine du jazz (ou caricaturer comme ici sa signification, en amalgamant la position de Panassié pour la dévaloriser, sans tenir compte de l’époque où vécut Panassié), est ni plus ni moins nier cette histoire qui a été écrite par des milliers de musiciens afro-américains, d’extraction populaire, qui ont établi les canons de cette expression très sophistiquée, dans laquelle des codes comme le blues, la respiration rythmique (swing) et l’expression sont trois piliers indispensables, sauf à faire une autre musique.
Des musiciens de toutes les origines l’ont compris et font partie de cette histoire. D’autres, les progressistes, Laurent Cugny, les musiques improvisées, actuelles, ont nui et continuent de nuire au jazz, pour des raisons complexes, conscientes (le marché du jazz, les subventions, le clientélisme, le pouvoir) ou inconscientes, racistes au fond, comme Panassié le fut, sans méchanceté personnelle, essentiellement par ethnicisme de principe, mais non sans dommages, la Seconde Guerre nous le rappelle; Panassié pour expliquer le caractère indispensable d’être «noir» pour faire du jazz; les progressistes et M. Cugny pour expliquer qu’on peut naître à Bécon-les-Bruyères et faire du jazz après être passé au conservatoire parce qu’on sait lire ou écrire une partition, et qu’on peut légitimement prétendre à un statut de musicien de jazz… Avec bientôt un diplôme d’artiste de jazz…
Cela nie également le caractère populaire du jazz, dans son inspiration, sa transmission, sa pratique, son fondement politique, social jusque dans son esthétique et son élaboration, et finalement ça modifie les conditions de sa création, de son contenu artistique, parfois jusqu’à le vider. Le jazz est aussi une lutte de classes sociales, un deuxième niveau d'expérience dirait James Baldwin.
Les noms (par milliers) qui font le jazz de King Oliver à Wynton Marsalis disent assez que le facteur d’appartenance à la civilisation afro-américaine, même aujourd’hui diluée dans l’ensemble indifférencié américain et mondial, a été et reste de première importance dans la détermination des artistes qui font sa légende et son actualité, aussi bien que son importance numérique en talents exceptionnels, dans le récit de la grande histoire du jazz.
Le jazz, et c’est son caractère universel, a aussi révélé très tôt Eddie Lang et Joe Venuti, Django Reinhardt et Stéphane Grappelli, jusqu’à Philip Catherine ou Joe Lovano qui ont opéré leur propre synthèse à partir de leur vécu, de leurs racines et de leur rencontre avec le jazz, sans en nier les fondements. On pourrait encore faire une analogie facile avec l’opéra italien.
Le quotidien, le vécu, l’histoire populaire, sociale et politique restent les facteurs premiers de cette expression artistique, et c’est encore plus vrai pour le jazz que pour la musique classique et les arts en général, une particularité de l’histoire rendue possible par le miracle inattendu de la reconstitution dans la ségrégation d’une société particulière, indépendante, au-delà de l’esclavage, sur un continent neuf et pas aussi formaté, contrôlé (à l’époque) que la vieille Europe; un continent où la démocratie tentait de s’imposer, le jazz y contribuant au même titre que d’autres arts, mais certainement plus fondamentalement.
C’est en cela que Panassié aurait pu être questionné dans un débat d’un meilleur niveau, d’une plus grande dignité, gardant la perspective de l’histoire. On est loin de l’ouvrage de Laurent Cugny, et pourtant, c’est à Panassié, entre autres mais l’un des premiers, qu’on doit cette reconnaissance du jazz, «le vrai» comme il disait, même s’il ne savait pas, à mon humble avis (le débat reste ouvert), d’où lui venait son authenticité, à cause de sa biographie et de ses options politiques.
Cela n’en fait nullement un fou, un paranoïaque, un sénile ou un auteur secondaire comme tente de l’accréditer cet ouvrage réducteur et anachronique, dont le seul intérêt, on le redit pour les élèves de M. Cugny, est un appareil documentaire, même incomplet (une piste), et même si les sources n’ont pas été utilisées comme elles auraient pu et dû l’être, pour ce qu’elles sont.
On attend l’étude consacrée à Charles Delaunay qui devrait suivre, malheureusement sans impatience et avec inquiétude, car on y retrouvera tous les éléments constitutifs de ce discours de caste à coloration universitaire qui prétend raconter l’histoire du jazz en France et ailleurs.
C’est d’ailleurs les mêmes travers qu’on retrouve à l’Université française pour la réécriture de l’Histoire en général à la lumière des intérêts et des médiocrités du moment.
Jazz Art of Takao
Fujioka, Way Out West, vol. 100 Anniversary, Editions JAZGRA, Osaka, Japon,
2017, 80p., www.jazgra.com
Voici 78 dessins réalisés de 2009 à 2017, par
l’excellent Takao Fujioka, qui reprend à sa façon, l’héritage des très belles illustrations
léguées par le légendaire David Stone Martin. Jouant sur des perspectives
accentuées, utilisant un trait unique à l’encre noire, le plus souvent une
couleur dominante (parfois deux) en aplat uni, plus le noir (trait ou aplat) et
le blanc du papier à dessin, il y a un souci de stylisation du jazz, comme chez
le grand devancier.
C’est très beau, avec une manière unique et reconnaissable
au premier coup d’œil, comme le son des musiciens qu’il immortalise, et Takao
Fujioka restitue à la perfection les attitudes des musiciens, les atmosphères,
avec sa manière si particulière.
Il faudrait encore des 33 tours 30 cm pour qu’un tel
talent puisse continuer à apporter sa richesse au jazz, car son imagination et
la fulgurance de son trait conviennent parfaitement à l’art qu’il honore.
Takao Fujioka est un grand artiste et ce sobre livre en
format ordinaire est un plaisir des yeux et du jazz, tout à fait dans la
tradition. Indispensable!
Avec cette même imagination et ce même talent, l'artiste avait réalisé une belle œuvre en forme de dédicace pour les 80 ans de Jazz Hot en 2015 (ci-contre).
Jazz en 150 figures, par Guillaume Belhomme, Editions du Layeur, 2017, 360p.
Guillaume Belhomme, un ancien de l’équipe de Jazz Hot, bien qu’encore jeune, auteur par ailleurs de quelques ouvrages sur le jazz consacrés à Eric Dolphy, Jackie McLean, entre autres, propose ici un beau livre (format 25x25cm), pour une anthologie biographique de 150 musiciens qui, d’après l’auteur, sont des bornes de l’expression jazzique. L’ouvrage est bien imprimé et photogravé, illustré de photos et de pochettes de disques, donc plutôt attrayant sur le plan de la forme.
Sur le fond, comme l’auteur le remarque, ce genre d’exercice consiste à oublier beaucoup de musiciens très importants, voire essentiels au jazz, comme c’est le cas ici (la liste sera trop longue) et à mentionner beaucoup trop de musiciens secondaires (surtout quand on se limite à 150 fiches) qui n’ont pas leur place dans un panthéon de «la grande musique classique américaine» comme l’appelait Duke Ellington. Il y a donc un parti pris, c’est la règle du jeu.
La présentation est chronologique (fixée par la date de naissance des artistes).
Le ton est journalistique, donc plutôt synthétique, avec des sélections courtes discographiques pour orienter le lecteur. L’auteur publie quelques commentaires sur les disques qu’il pense essentiels du musicien. C’est en quelque sorte un best of de chroniques de l’auteur de disques qui sont le best of du musicien, le choix des musiciens étant un best of du jazz, selon l’auteur. Une idée à tiroirs. C’est un ouvrage de découverte pour les néophytes plus qu’un ouvrage de référence pour les amateurs. On tourne les pages, et on regarde les belles images. Un bibliographie générale se trouve en fin d’ouvrage. Enfin, on regrette l’absence d’une page de garde normalisée (titre, auteur, maison d’édition, adresse, année, etc., ce qui doit continuer à se faire) et l’absence d’un index alphabétique mentionnant les pages où retrouver les artistes.
Abécédaire Amoureux du Jazz, Photographies Pascal Kober, Préface Marcus Miller, Editions
Snoeck, 2017, 178 p.www.ancien-eveche-isere.fr
Ce beau livre (format 20x20), préfacé par Marcus Miller (Pascal est lui-même bassiste d’un groupe régulier depuis plusieurs années), qui existe aussi en version anglaise (An ABC for Jazz Lovers), est en quelque sorte le catalogue de l’exposition photographique de Pascal Kober * qui se déroule actuellement à l’Ancien Evêché de Grenoble, Isère, du 15 juin 2017 au 17 septembre 2017.
Pascal Kober est un compagnon de Jazz Hot de longue date (1987), et on découvre régulièrement ses photos et ses articles, interviews dans notre revue. Il se définit lui-même, avec humilité, comme un photoreporter du jazz. Depuis plusieurs décennies, il parcourt le monde, pour Jazz Hot ou pour sa belle revue, L’Alpe, dont il est le rédacteur en chef depuis l’origine.
Le jazz constitue l’une de ses portes d’entrées pour découvrir le monde, et ce bel ouvrage, qui immortalise son exposition, est un récit de vie d’un journaliste qui aime le monde, le jazz, les musicien(nes). De manière générale, il aime les rencontres humaines et les civilisations. Pascal a parcouru tous les continents; on retrouve donc, dans cet ouvrage et dans l’exposition, des personnages du jazz, au sens le plus planétaire, de tous les horizons, qu’il a photographié sur scène ou hors scène, toujours avec la bienveillance qui le caractérise, c’est-à-dire dans de belles attitudes. Il retrace aussi la mémoire d’une partie du festival Jazz à Vienne, très présent dans cette exposition, parmi beaucoup d’autres.
Chaque lettre est l’occasion d’un petit récit pour introduire quelques photos: ainsi le «A comme Afrique», avec Randy Weston et quelques autres, et ainsi de suite. Les photos sont bien légendées. La maquette est séduisante et la photogravure de qualité. Rien ne nous étonne, quand on connaît le perfectionnisme de Pascal. Comme vous l’avez compris, Pascal Kober croque la vie à pleines dents, et par tous les bouts, et cette belle exposition et ce beau livre sont en quelque sorte les cadeaux qu’il nous fait, un partage de ses émotions artistiques et jazziques. A nous d’en profiter…
Jérôme Partage
*Exposition: Abécédaire amoureux du jazz , Musée de l'Ancien Evêché, Grenoble (38), du 15 juin au 17 septembre 2017. www.ancien-eveche-isere.fr
Histoire du Rock à Marseille, 1960-1980, par Robert Rossi, Editions le Mot et le Reste, 2017, 329p., quartiersnord.com
Le chanteur historique de Quartiers Nord (le plus vieux groupe de rock marseillais) Robert «Rock» Rossi se double d’un érudit en histoire, et c’est en tant que titulaire d’un doctorat es histoire contemporaine qu’il traite cette époque charnière du rock dans sa ville de cœur. Son implication sur la scène locale mais aussi ses recherches, interviews et anecdotes font revivre une époque qui semble déjà lointaine, et qui nous fait voyager dans les «villages» de Marseille à travers des personnages truculents, souvent d’origine modeste, dont le rock est devenu le moyen d’expression. La carrière, souvent brève, d’une soixantaine de groupes est détaillée en douze chapitres qui traversent tous les styles, et qui atteste qu’aucun n’a véritablement atteint la notoriété nationale. On parcourt en même temps l’histoire du rock & roll en passant du twist au punk, et en visitant les quartiers marseillais qui se présentent comme autant de villages avec leur singularité. Le terme de musiques actuelles et les salles destinées à cette appellation n’existaient pas, les musiciens jouaient dans les cités, les amphithéâtres des facultés, les M.J.C, les bars et surtout dans les clubs-discothèques, notamment dans la première décennie. La plupart des contrats avec les managers étaient léonins et les musiciens jouaient souvent pour des cacahuètes. Un groupe avait même signé un contrat à vie. On revisite les célèbres dancings de la ville, de l’Arsenal des Galères (programmé un temps par Marcel Zanini) à la Licorne en passant par le Soupirail, le bar Le Central sur la Canebière, et les salles se nomment l’Alhambra (Bd Chave), la salle St-Georges, où il fallait même monter la scène, ou la Mutualité. On apprend que les Yardbirds, Eric Clapton, les Moody Blues se sont produits dans ces dancings, et que lors du fameux concert des Rolling Stones à Marseille, les organisateurs n’avaient pas prévu de sonorisation. De nombreux musiciens de rock ont été «épaulés» par des musiciens plus confirmés tels le guitariste Claude Djaoui, Roger Rostan, batteur qu’on retrouve auprès de Charles Aznavour, et le père de Michel Zenino (b), Charles Zenino (g), qui donna des cours à plusieurs jeunes musiciens.
Si la gloire n’a pas été au rendez-vous, on peut citer des personnages qui sortent du lot tels le chanteur Rocky Volcano, un court temps opposé à Johnny Hallyday, Guy Matteoni qui a fait une belle carrière de compositeur et d’arrangeur, les Cinq Gentlemen qui ont fait un tube national, Alain Caronna, un émule de Jimi Hendrix, ou encore le guitariste Claude Olmos qui refusa de partir aux Etats-Unis avec Percy Sledge.
La première décennie apparaît plus marquante, mais la galère de ces groupes se poursuit les années suivantes. A travers ces épisodes, on remarque le nom de musiciens qui choisiront une autre voie tels Hervé Bourde (sax), Michel Zenino (b), Jean-Marc Montera (g) ou Jacob Desvarieux (g), cofondateur de Kassav. Certains groupes ont plus marqué la scène non tant par leur musique mais pas leur réputation bonne ou mauvaise; on ne peut oublier les iconoclastes Barricades I et II, Les Serpillères Venimeuses ou encore Leda Atomica. A travers tous ces groupes et ces expériences, un musicien revient souvent: Jacques Menichetti qui apparaît dans plusieurs formations historiques (Caronna Machination, Gédéon, Goah, Au Secours, John Eddy Milton et les Parcmètres…) et qu’on retrouve aussi bien derrière Johnny Hallyday, Frank Fernandel, Claude François ou encore un bref moment Magma avant de signer des musiques pour le cinéaste Robert Guédiguian (Il pleut sur Marseille…).
Un CD de douze titres complète cette publication avec des titres phares tels «Engatse sur le 31» de Quartiers Nord ou «Marseille Bouche de Vieille» de Leda Atomica.
Montreux Jazz Festival/50 Summers of
Music, Arnaud Robert-Salomé Kiner, Editions Textuel/Montreux Jazz
Festival, 400p., Montreux, 2016, www.montreuxjazzfestival.com
Avec une préface de l’actuel
directeur du Montreux Jazz Festival, Mathieu Jaton, voici un imposant
pavé grand format, illustré de 175 photos, pour commémorer ce que
furent ces cinquante années de festival, sous la férule du créateur
Claude Nobs dans cette Suisse Romande des bords du Léman, modeste
station balnéaire décrépite privée de ses touristes anglais dans
l’après-guerre, une station devenu carrefour médiatique estival
du show business et de l’industrie du disque sous la férule de
Claude Nobs, animateur et organisateur de talent, audacieux jusqu’à
la démesure.
Pour cet anniversaire et cet ouvrage, on a fait
appel aux témoignages d’une cinquantaine d’artistes ou témoins,
pour certains qui ont le plus profité du passage du jazz de l’âge
des amateurs de jazz à celui d’une professionnalisation et d’une
mercantilisation à outrance qui font aujourd’hui sa faiblesse et
la dérive de la plupart de tous les grands festivals, dans
l’ensemble du monde, sur le modèle justement de celui de Montreux.
Il faut donc lire cet ouvrage,
attentivement, rempli d’informations, car il raconte d’une
certaine façon l’histoire du monde de cette époque née des
trente glorieuses, un après-guerre où naît la société de
consommation culturelle et du loisir, à l’échelle planétaire.
Il faut découvrir sous la plume de l’actuel directeur que
Claude Nobs était au fond un gentil garçon, passionné et
passionnant, et il n’y a pas à en douter, un éternel adolescent
qui aimait la fête, plutôt le blues et le rock de cette période,
et s’est bâti un projet à la taille de ses ambitions qui n’ont
fait que grandir avec les années. Il savait recevoir et avait un
réel pouvoir de séduction sur les artistes qui l’ont, d’après
les témoignages, unanimement apprécié. Le pouvoir, la puissance et
le gigantisme fascinent aussi. Il y a également pas mal de
témoignages comme celui de Georges Braunschweig, photographe, qui
rappelle une atmosphère et un état d’esprit.
Malgré
l’étiquette «jazz», le projet est au départ plus un projet
d’animation dans l’esprit de développer une ville, plus un
projet pour l’industrie des loisirs. Le Jazz à Montreux, cette
partie de la programmation, c’était en fait surtout Norman Granz
qui s’installa en Suisse par ailleurs. La qualité a donc été au
rendez-vous, car le carnet d’adresses était royal, et la troupe de
Norman Granz un condensé de l’âge d’or du jazz.
L’authentification d’une forme
d’art originale, le jazz en tant qu’art afro-américain, fruit de
l’intuition critique des Charles Delaunay, Stanley Dance, Hugues
Panassié, John Hammond, la construction d’une presse et d’une
économie autonome fondée sur les amateurs de jazz, qui ont permis
de faire du jazz ce qu’il est sur le plan artistique, et qui ont
été à l’origine de la création des festivals de jazz, dont
celui de Nice, d’Antibes, de Newport, de Nîmes, de Marciac, de San
Sebastian, de San Remo, etc., et donc de Montreux en 1967, ont été
détourné par les affairistes, en France les Barclay, Ténot,
Filippachi, et en Europe ici par Claude Nobs, ailleurs en Hollande
par des Paul Acket, etc., entraînant dans leur élan la dérive de
programmation qu’on connaît aujourd’hui un peu partout à
quelques exceptions près.
Montreux est une histoire en cours, et
s’il est vrai que la programmation a mélangé le meilleur, grâce
à Norman Granz, et une surabondance de musiques du monde, il a
contribué à vider le jazz de son public de connaisseurs au profit
des happy few et de consommateurs. Les amateurs de jazz se
sont le plus souvent contentés d’acheter les disques produits lors
de ces concerts pour les écouter chez eux, de financer à distance,
car Claude Nobs a été le directeur local d’Atlantic en Europe.
Il
est vrai que beaucoup des plus grands artistes du jazz s’y sont
produits pour des concerts parfois mémorables, sous la baguette de
Norman Granz, que certains artistes comme Quincy Jones et Miles Davis
y avaient et y ont encore leurs pantoufles. Les concerts ont
d’ailleurs été immortalisés par le son et l’image, et pour
l’amateur d’aujourd’hui, l’accumulation des noms et de ces
images ou disques peut donner l’impression déformée d’un grand
festival de jazz. Car effectivement, les grands noms du jazz, blues
compris, restent aujourd’hui la carte de visite, même quand ils
n’ont pas été toujours les plus gros cachets.
Oui, de fait, c’est une des plus
grandes offres du jazz sur la durée, et oui, de fait, c’était une
des plus belles scènes du jazz. Dizzy qui fait la couverture, Aretha
Franklin, Miles Davis, Eddie Harris, Sarah Vaughan, Nina Simone
(plusieurs fois), Muddy Waters, B.B. King, Charles Lloyd , McCoy
Tyner, Clark Terry, Roy Eldridge, et des centaines d’autres, il
manque d’ailleurs à cet ouvrage un index des musiciens et un
annuaire des programmes.
Pour autant, dans ce supermarché
indifférencié, le jazz y a perdu une partie de son âme. Les
derniers grands noms de l’histoire sont David Bowie, Leonard Cohen,
Prince, Sting et toujours Quincy Jones, le parrain, pas souvent pour
du jazz. Sa contribution dans cet ouvrage est d’ailleurs
intéressante. Comme Claude Nobs et quelques autres, ils sont les
produits d’une histoire où l’argent coule à flot, et on peut
comprendre dans ces conditions, la perte des repères.
Pourtant, et c’est ce que nous
raconte Ahmet Ertegun, dans ce livre, tout cela a débuté dans une
forme de passion, naïve et touchante, celle du jeune Claude Nobs qui
se rend à New York chez Atlantic pour rencontrer les personnes dont
il a vu le nom sur les pochettes de ses disques. Mais sa passion,
c’est un mélange de beaucoup de choses, la mondanité, la fête,
l’argent, l’organisation, le blues-rock, et le souci de mettre le
centre du monde sous sa fenêtre à Montreux. C’est ce rêve devenu
réalité que raconte Arnaud Robert, mais où le jazz est loin d’être
le centre, juste un hasard historique, même si les lettres de
noblesse de Montreux viennent avant tout du jazz; au point qu’un
moment, lassé des critiques venant d’amateurs de jazz sur la
nature très éclectique de la programmation, Claude Nobs ait songé
à supprimer le mot «jazz» de sa marque commerciale.
Claude Nobs filmait tout, paraît-il,
et cette banque d’images est certainement le meilleur service qu’il
ait rendu au jazz, le meilleur de son œuvre, n’en déplaise à
Quincy...
Jazzick, Michel Leeb/Jean-Pierre
Leloir, Editions Chêne-E/P/A-Hachette Livre, 2016, 242p.
Un beau livre, selon l’expression
consacrée pour un ouvrage de photographie, et là il s’agit de
celles d’un grand ancien de Jazz Hot, Jean-Pierre Leloir.
Alors comme disait notre regretté Louis-Victor Mialy, autre grand
ancien, il y a deux nouvelles: une bonne et une mauvaise. Par
laquelle on commence? Par la bonne, puisqu’il faut bien aller de
l’avant et qu’il s’agit d’un grand ancien. Les photos, dont
certaines sont des «classiques», sont splendides, et la
photogravure comme le papier leur rendent hommage. Jean-Pierre Leloir
est une bibliothèque du jazz en images, et si un choix de qualité a
été fait, nul doute qu’il en existe encore des milliers d’autres
aussi extraordinaires. C’est le caractère infini du jazz, on n’est
pas près d’en venir à bout, de tout connaître, le jazz comme le
dit Michel Leeb, grand amateur et grand connaisseur, même s’il
s’en défend, est la musique du XXe siècle et a généré
tant de passions connexes (la photographie en particulier), qu’il
est inépuisable, même s’il n’est pas immortel. Rien ne l’est,
et c’est tout le travail qu’il convient de faire pour préserver,
diffuser et faire aimer, et nul doute que des photos de cette qualité
y contribuent.
Cela dit, si les photos sont
exceptionnelles, et nous passons à la mauvaise nouvelle, les textes
sont consternants: une réunion de toutes les lourdeurs qui se sont
dites et pensées, à une heure tardive de la nuit, comme dit Léo
Ferré, au moment du dernier pour la route, mauvais jeux de mots,
dans une forme qui se voudrait surréaliste et/ou ludique, mais qui
fait rarement sourire. Comme c’était la vocation du texte et une
spécialité de Michel Leeb, remarquable showman, bon chanteur,
parfois drôle d’ailleurs, mais parfois lourd aussi, et là, pas de
chance pour lui et pour nous, il nous livre le moins bon. Cela dit,
il est sympa, il offre ces belles photos et on ne va pas lui en
vouloir, ça part d’un bon sentiment. Il y a un côté surréaliste
malgré tout, c’est la proximité entre une expression de haut
niveau (celle de Jean-Pierre Leloir) et la médiocrité des
platitudes de Michel Leeb. Est-ce drôle? A vous de voir.
Comme le travail de réunir et de
graver les photos est bien fait, en cas de seconde édition, si
Michel veut bien revoir sa copie –il en a les moyens, il connaît
le jazz–, il peut faire drôle, savant et léger, plutôt que pas
drôle et balourd, et il a tant croisé de musiciens qu’il doit
avoir de vraies anecdotes fort intéressantes (ici, il joue le
modeste sur le sujet). Pour cette seconde édition, suggérons
quelques corrections: Joe Williams plutôt que John William (p.213);
Jerry Lewis plutôt que Jerry Lee Lewis (p.219); c’est Papa Jo
Jones et non Philly Joe Jones (p.74); il semble bien que ce soit
Michel Legrand (pas mentionné), jeune, face à Erroll Garner (p.95);
et on se demande ce que vient faire Michael Jackson (sans photo,
p.112), peut-être pour faire plaisir au mauvais génie Quincy Jones,
déifié par Michel Leeb?
Bon, Michel Leeb ne s’est pas trompé
dans le choix: il s’agit bien de musiciens de jazz sans exception,
et quand ils ne le sont pas, ils ont quand même à voir avec. Les
sidemen méritaient d’être nommés quand on les devine sur
certaines photos. Pour être juste et pour mémoire, avant la refonte
de l’ouvrage, retenons la meilleure blague de Michel Leeb (p.119,
on garde l’essentiel) qui concerne d’ailleurs à moitié la
musique classique: «Dans un bar à New York "Vous désirez? — Un
baby", répond Bach. — "et vous, Monsieur?" En s’adressant à
Mozart. — "un baby comme Bach".» On a un peu écourté. C’est la
meilleure, mais il y a aussi celle là, qu’on oubliera volontiers:«"Excusez moi de vous demander
pardon", a dit Maxim Saury.», et le reste ressemble
plutôt à la seconde.
On comprend que Michel Leeb appartient
à la génération des amateurs qui s’est amusée avec le jazz,
mais on attend mieux, surtout au contact de Jean-Pierre Leloir.
Sugar Free Saxophone: The Life and Music of Jackie McLean
par Derek Ansell
Sugar
Free Saxophone: The Life and Music of Jackie McLean, par Derek Ansell
(en anglais), Northway Publications, Londres, 2012, 216p., www.northwaybooks.com
L’excellent
éditeur Northway Publications de Londres, qui propose bon nombre
d’ouvrages consacrés au jazz, souvent des biographies (Johnny Griffin,
Hank Mobley, Nat Gonella…) ou autobiographies (Peter King, Coleridge
Goode, Ronnie Scott…) mais aussi des ouvrages traitant du jazz (John
Chilton: Hot Jazz, Warm Feet, Graham Collier: The Jazz Composer),
avait déjà collaboré avec le bon Derek Ansell dès 2012 pour une
première biographie, celle du brillant et respecté saxophoniste alto,
Jackie McLean, une légende du jazz, issue de Sugar Hill, Harlem, ce qui
explique en partie le titre de l’ouvrage.
Avec la même méthode de
travail que celle déjà présentée dans ces colonnes à propos de sa
biographie d’Hank Mobley, Derek Ansell retrace le parcours beaucoup plus
long et heureux de Jackie McLean, sxophoniste alto, de la même
génération (il est né en 1931) qui connut pourtant les mêmes tourments
que Mobley, mais qui –chance, hasard ou personnalité– surmonta ces
périodes sombres pour rester non seulement le grand saxophoniste alto,
héritier de Charlie Parker, mais plus tard un professeur respecté
(Université d’Hartford, CT), même adulé de ses étudiants, et une
personnalité du jazz de premier plan, un passeur, un messenger du jazz.
L’intensité
de son jeu, qu’il partagea –comme certaines zones d’ombre de la
biographie– avec nombre de musiciens de cette génération,
l’après-guerre, l’ère du bebop-hardbop, donna un parcours encore plus
fertile que celui d’Hank Mobley en matière de production discographique,
encore une fois immortalisé par le label Blue Note d’Alfred Lion et
Francis Wolff, maison de disques dont la caractère indispensable dans
cette période n’est plus à démontrer.
Dans cet ouvrage, Derek
Ansell avec ses outils habituels (lecture de la presse, écoute des
disques et lecture des pochettes de disques, plus lecture des ouvrages
consacrés au jazz, contribution de la famille de Jackie McLean,
consultation de personnalités de qualité comme Ira Gitler, Ken Burns…),
avec un souci de clarté, de précision et de concision (index, notes,
discographie) a retracé la carrière, les rencontres, évoqué le style
particulier du musicien mais aussi approfondi les traits d’une
personnalité toujours soucieuse de trouver sa voie, de transmettre aux
nouvelles générations, bien que lui-même se soit parfois senti floué du
produit de son œuvre. Cela le rapproche d’Hank Mobley et de bien
d’autres musiciens de jazz, mais la dernière période de la vie de Jackie
McLean a sans doute apaisé un homme qui a enfin trouvé le moyen de
faire reconnaître son Art à travers et par sa descendance, et la
reconnaissance, même tardive, des institutions.
Les deux
biographies de Mobley et McLean, mises en parallèle, apportent des
enseignements sur deux destins artistiques finalement proches sur le
plan biographique mais qui ont trouvé deux issues différentes, seulement
parce que l’un, Hank Mobley, est mort en 1986 quand la reconnaissance a
commencé pour l’autre.
Ce qui sépare les deux musiciens est sans doute que Jackie McLean participa à la pièce The Connection en 1959 (musique de Freddie Redd), avec laquelle il vint au Royaume-Uni
en 1961, puis fit le voyage de Paris dès 1961, et contribua davantage
aux nouvelles aventures du jazz (Ornette Coleman), puis très tôt (fin
des années 1960) participa à des programmes de réhabilitation pour
toxicomanes après avoir lui-même touché le fond (séjour au pénitencier).
Jackie McLean ne cessa de chercher des issues avec opiniâtreté. Sa
personnalité est donc aussi pour beaucoup dans son parcours finalement
heureux.
C’est de ces recherches dans toutes les directions de
Jackie McLean que traite ce très bon livre biographique de Derek Ansell
(belle couverture avec une photo de Francis Wolff comme pour la
biographie d’Hank Mobley) qui aborde également les aspects stylistiques.
Il
n’y a pas beaucoup d’ouvrages de qualité sur Jackie McLean, et nul
doute que celui-ci est une contribution essentielle à la connaissance
d’un monument du jazz –encore un, oui!– le jazz est une musique si riche
en Artistes.
Workout:
The Music of Hank Mobley, par Derek Ansell (en anglais), Northway
Publications, Londres, 2014 (première édition en 2008), 180p., www.northwaybooks.com
Hank
Mobley est sans aucun doute le plus mésestimé des saxophonistes ténors
du bebop bien que sa carrière se soit déroulée sous les meilleurs
auspices: un environnement familial favorable, des débuts sur la scène
du jazz à 21 ans aux côtés de Max Roach, un court passage ellingtonien;
il côtoya Charlie Parker, Thelonious Monk, Bud Powekll, Clifford Brown;
il fut le saxophoniste des premiers Messengers avec Art Blakey et Horace
Silver, musiciens auxquels il resta fidèle; il fut un musicien
régulièrement enregistré en sideman ou leader du label Blue Note,
immortalisé par les splendides photos de Francis Wolff, puis il
accompagna ou fut accompagné par Miles Davis, Lee Morgan, Kenny Dorham,
Donald Byrd, Freddie Hubbard, Cedar Walton, Muhal Richard Abrams… parmi
beaucoup d’autres grands noms du jazz, car Hank Mobley n’a jamais côtoyé
que l’excellence.
Tout donc, y compris des talents de
compositeurs et une sonorité, une invention très originale, devrait
faire de ce ténor une légende, à l’instar de Sonny Rollins, John
Coltrane, Johnny Griffin, Ornette Coleman, musiciens de sa génération
(il est né en 1930). Mais voilà, l’usage excessif des stupéfiants
introduisit des perturbations répétées qui l’écartèrent de la scène du
jazz pour perte de carte professionnelle autant que pour de sérieux
problèmes de santé qui l’empêchèrent de manière précoce à interrompre sa
carrière (1978). Il disparut d’une pneumonie encore jeune en 1986, à
Philadelphie.
Il fit bien un séjour en Europe, mais un peu tardif
(1969) pour acquérir la reconnaissance que ses contemporains y ont
trouvé de 1958 à 1965, et, à l’apparition des grands festivals européens
des années 1970-80, il n’était malheureusement plus en état de jouer.
Oublié
puis redécouvert à l’occasion de rééditions chez Blue Note, il laisse
une belle œuvre enregistrée cependant, et c’est à raison que Derek
Ansell a entrepris la réévalution d’une des sonorités originales du
ténor, très personnelle, moins spectaculaire que celle de ses célèbres
contemporains, mais pas moins profonde, et la liste des musiciens qui
l’ont sollicité témoigne assez que M. Hank Mobley était un musicien de
très haut niveau.
C’est une excellente biographie détaillée, collant à
la chronologie, fort bien documentée par de multiples intervenants dont
les critiques et témoins de cette époque, musiciens inclus (Ira Gitler,
Leonard Feather, Val Wilmer, Cedar Walton, …), le texte s’appuie
également sur les textes de pochette, fort heureusement nombreux, car le
ténor dont le parcours a été fait de disparitions périodiques, a été
finalement beaucoup enregistré, essentiellement par le label Blue Note
d’Alfred Lion et Francis Wolff, ce qui atteste encore une fois que pour
les amateurs de jazz en mal de découverte, il y a en Hank Mobley, un
fameux filon de beaux enregistrements à redécouvrir.
L’ouvrage
intéressant et sérieux de Derek Ansell (notes, index, discographie…) a
été rédigé par un connaisseur et un amateur de l’œuvre, ce qui n’a rien
d’étonnant, mais on sent très souvent chez l’auteur une sensibilité au
personnage, et le souci de réévaluer une œuvre, et on ne peut que
partager une certaine amertume relevée dans une interview de John
Litweiler en 1973: «C’est dur pour moi de penser ce qui pourrait
être ou aurait pu être. J’ai vécu avec Charlie Parker, Bud Powell,
Thelonious Monk. J’ai sillonné les rues de haut en bas avec eux. Je ne
savais pas ce que ça signifiait quand je les entendais pleurer –jusqu’à
ce que ça m’arrive.»
On ne sait pas en effet la tragédie qui
accompagna tant de grands créateurs du jazz faute de l’avoir vécue, on
peut juste y être sensible et prendre la peine de comprendre un
environnement, celui de cette époque en particculier. Hank Mobley est
l’archétype du musicien de jazz, à côté d’autres vécus parfois plus
heureux ou parfois plus dramatiques. Mais c’est aussi un musicien
d’importance à redécouvrir, cet ouvrage sensible y contribue.
Uri Caine-Musica in tempo reale, par Enzo Boddi (livre en italien), Sinfonica Jazz, 2016, Brugherio (MI), 242p., www.sinfonica.com
Uri
Caine commença sans enthousiasme le piano à 8 ans vers le milieu des
années 1960. A 13 ans, il rencontra Bernard Peiffer (1922-1976) qui
s’était établi à Philadelphie: pianiste influencé par Fats Waller et Art
Tatum, qui avait joué en France avec André Ekyan, Django Reinhardt,
puis aux USA avec Rex Stewart, James Moody, Don Byas, Kenny Clarke.
Bernard Peiffer fait comprendre à Uri Caine que sans la connaissance de
James P. Johnson et Fats Waller il n’aurait pas pu comprendre
Thelonious Monk. Puis il le convainc d’approfondir l’étude de la musique
classique afin de pouvoir développer sa capacité à improviser. A
l’université de Pennsylvanie il étudie avec le compositeur George
Rochberg (1918-2005) qui le fait plonger dans le dodécaphonisme et le
sérialisme. Quand on connaît la formation (développée en détail dans le
chapitre premier : Philadelphie) de Uri Caine on sait d’où viennent ses
œuvres basées sur Bach, Beethoven, Mozart, Mahler, et d’autres.
Le
livre se divise en six chapitres copieux renfermant une infinité de
détails sur le cheminement du pianiste compositeur, tout son parcours
musical, et une étude détaillée, morceau par morceau, des disques et des
œuvres majeures d’Uri Caine, y compris ses origines familiales juives
et l’importance du Yiddish et de l’hébreu, donc de la musique klezmer.
Le
chapitre 1 nous emmène de Philadelphie où Uri Caine naquit le 8 Juin
1956 et fit ses études jusqu’à l’arrivée à New York. En passant, Enzo
Boddi nous brosse l’histoire et la situation de la musique en général,
ainsi que des liens d’Uri Caine avec Dave Douglas et Don Byron des
années 1970 à aujourd’hui (liens qui seront affinés dans d’autres
chapitres), sans oublier les problèmes Noirs-Blancs.
Le chapitre
2 est consacré au pianiste, ses influences, son jeu, son ascendance
ashkénaze qui explique son intérêt pour la musique klezmer. Boddi
analyse les pianos solos, l’influence de la musique classique sur Uri
Caine. Puis il aborde son art du trio, l’exploitation des standards, la
référence au blues. Plus loin Boddi s’attaque aux duos, avec une analyse
pointue du style et des morceaux.
Le chapitre 3 nous ramène à
Philadelphie entre le sacré et le profane. L’étude de « The Philadelphia
Experiment», puis de «Plastic Temptation», l’importance des racines de
la «Soul».
Le chapitre 4 reprend l’étude des racines hébraïques
d’une grande importance dans la poétique d’Uri Caine. Approfondissement
de l’héritage, du klezmer, des rapports avec Don Byron, Mickey Katz,
Joel Rubin et Bensoussan. Le tout avec une connaissance époustouflante
du sujet.
Le chapitre 5 est consacré aux rapports d’Uri Caine
avec la musique de Gustav Mahler, Richard Wagner, Robert Schumann,
Johann Sebastian Bach pour des variations sur les Variations Goldberg, Ludwig van Beethoven pour les Variations Diabelli,
et pour finir Wolfgang Amadeus Mozart. Puis après les musiciens
allemands, Uri Caine, descend vers le sud à la rencontre de Verdi et le
syndrome afro-américain d’Othello.
Le chapitre 6 traite du XXe siècle à travers le vieux et le nouveau continent, et tout d’abord de
la double identité d’Uri Caine; d’un territoire à explorer, la Rhapsody in Blue; les nobles précurseurs (Nobili antesignani) de Tin Pan Alley avec Whitmark Marks et Stern; et la réalisation de The Sidewalk of New York: Tin pan Alley en 1999. Une étude sur l’œuvre pour quatuor à cordes (String Quartet)
et son rapport avec ce genre de musique, exécutée par le Ardititi
String Quartet et enregistrée en 2010. Puis quelques éléments sur le Berio Project.
Le chapitre, donc le livre, se termine sur les projets futurs, dont Uri Caine ne manque pas, en particulier les Moonsongs (Le Pierrot lunaire) d’Arnold Schœnberg, des œuvres pour chœurs, etc.
Et Enzo Boddi de conclure cette œuvre gigantesque: « Et
puis s’il est vrai, et c’est vrai, que la diffusion globale du jazz,
même sous les latitudes les plus impensables, a valorisé et certifié la
fonction de musique prompte à intégrer et à se confronter avec d’autres
langages et patrimoines culturels, l’œuvre de Caine se propose comme un
exemple significatif de ce processus par la capacité dialectique, la
nature intrinsèquement multiculturelle et la vision ouverte et inquiète
en même temps. Au delà des étiquettes, des classifications et des
catégories, Caine a développé et continuera à développer son rôle de
musicien contemporain avec l’attitude d’un consommateur frénétique de
tout le savoir disponible et avec les intuitions d’un architecte lucide
des musiques de "possiblilités”.»
Le livre d’Enzo Boddi,
notre correspondant en Italie (cf. les comtpes rendus des festivals) est
un beau travail de musicologue, d’historien et d’analyste; une somme
exhaustive sur l’œuvre d’un musicien, il est vrai d’une richesse de
création extraordinaire. Notons en annexe une discographie et une bibliographie. Avec Uri Caine, sommes-nous toujours dans le jazz? Vaste question. Parfois, oui.
Ce
livre, écrit en 2015, par Mary Morris, enseignante, écrivain et
voyageuse, évoque le Chicago des années 1920-1930, dites «folles», celui
raconté par ses parents, elle-même y étant née en 1947 mais n'y vivant
plus depuis longtemps. Elle a écrit six romans (The Waiting Room…), des récits de voyages (The River Queen…), des nouvelles (Vanishing Animals and Other Stories…)et c'est son premier roman édité en France (titre original: The Jazz Palace),
chez Liana Levi, et traduit par l'excellente Michelle Herpe-Volinsky,
«spécialistes» toutes deux et entre autres, de Ernest J. Gaines,
magnifique romancier...
Ce livre, très documenté, porte sur une
période particulièrement riche sur le plan musical, la grande migration
depuis New Orleans et le long du Mississippi vers la métropole du Nord
et ses usines, amenant dans ses bagages les musiciens, d'origine rurale
et urbaine, de New Orleans en particulier.
Cet ouvrage ajoute
une nouvelle touche au tableau impressionniste composé à plusieurs mains
par tous les écrivains et réalisateurs américains passionnés de leur
histoire naissante, chacun/e travaillant sa petite parcelle dans un luxe
de détails, avec son melting pot spécifique, ses comportements
communautaristes réglés comme des horloges jusqu’à la caricature, une
histoire des Etats-Unis ponctuée de combats pour la survie, à la
régulière, ou de combats de rue, dans une effervescence de nouveau
siècle, le XXe siècle, de nouveau monde d'à peine
130 ans depuis son indépendance, à 50 ans de la Guerre de Sécession,
rempli de jeunes vies toutes immigrées de quelque part, d'existences
vieillies avant l'heure, cassées, recommencées, anéanties par le chagrin
des pertes.
Dans de telles conditions de chaudron, comment
chacun aurait-il pu attendre qu'on lui serve la soupe, ne pas prendre ou
défendre âprement sa part, ne pas s'adapter, surmonter, à chaque
nouveau coup du sort, ne pas braver sa peur, ne pas dépasser les limites
et ses limites jusqu'à en perdre la vie ou mettre en danger celle des
autres ? Voilà pour la ligne de basse des émotions que ce drame, déroulé
au sein des moins favorisés, nous joue.
Mary Morris nous
raconte Chicago entre 1915 et 1933, avant, pendant, après la
prohibition, la crise de 1929, et se termine sur l’hypothèse d'un avenir
meilleur avec l'Exposition Universelle, «new deal» du progrès et des
lumières pour tous, même pour les plus rongés par la vie.
Enfin,
la vitalité de sa fresque tient au jazz en musiques, danses, couleurs
et chaleur, aux speakeasy, au touché et aux bruits des tissus, aux
équipes de base-ball, aux lieux mythiques des fêtards alcoolisés, aux
petits ou nouveaux métiers, à l'imagination pour ne pas mourir de faim,
chaque groupe humain jouant sa partition dans une géographie repérable
des quartiers, exposés aux vents froids de la Windy City (la ville des
vents), près du Lac Michigan, mortifère dans la tragédie de l'Eastland
(un navire qui coula en 1915) ou salvateur à la saison plus douce.
Le
roman montre par les arrivées, les départs, les rencontres ratées, non
dites ou improbables mais qui parfois deviennent magiques, comment
«apprendre, c'est le partage de l'expérience» ainsi que l'avait écrit
Maxime Gorki, à l'autre bout de la Terre, dans ces années de
l'entre-deux-guerres où l'on devait apprendre très vite, et partager si
on voulait survivre. Rendez-vous au Jazz Palace avec Benny, Napoléon et
Pearl, des survivants.
Le Roi René, René Urtreger, par Agnès Desarthe, Odile Jacob, Paris, 2016, 270p., www.odilejacob.fr
Agnès
Desarthe est romancière, essayiste, traductrice d’anglais, sœur d’un
chanteur d’opéra; elle avait donc toutes les expériences et qualités
pour entreprendre cette biographie élogieuse, humble et sensible à la
fois. L’écrivaine est fascinée mais lucide face à ce personnage riche
sous sa face secrète, sauvage et rude par son vécu et ses échecs, timide
devant le succès, mais si tendre et attendrissant tel qu’Agnès Desarthe
nous le dépeint. Elle fouille en lui avec une acuité et une
persévérance rares; tout est montré, détaillé, questionné, avec parfois
des questions sans réponses: son enfance, son passé, son être, ses
rencontres, sa carrière, sa musique, sa vie; elle traque le moindre
détail mais sans curiosité malsaine, en parfait accord avec le pianiste,
ayant pour seul but de faire advenir ce personnage énigmatique en
personnage de roman, tout en brossant un portrait épique de ce grand
pianiste de jazz, avec lequel elle aura passé neuf mois à le côtoyer en
essayant de le mettre au jour.
«René Urtreger avait décidé de raconter sa vie lui-même, nous dit Agnès Desarthe, mais il s’est finalement laissé prendre. La suite est son histoire.»
J’avais
eu le bonheur de rencontrer René Urtreger (né à Paris en 1934), du
temps du regretté festival Jazz au Fort Napoléon, à La Seyne-sur-mer, où
il m’avait accordé une longue interview parue en 2003 dans un
hors-série de Jazz Hot, le numéro Spécial 2003, consacré à
une inspiration majeure de René, le grand Bud Powell. Interview
qu’Agnès Desarthe cite dans son avant-propos pour illustrer la
définition du swing selon Urtreger, qui en même temps révèle l’homme: «Si
on élargit le mot swing à la vie courante, c’est par exemple le bon mot
placé au moment voulu. Vous allez raconter la même blague à dix
personnes différentes, il y en a neuf qui vont ensuite la raconter comme
des sagouins, ça va faire sourire poliment, et la dixième personne va
avoir le don de placer les mots exactement où il faut, avec une mise en
place hallucinante, et ça, c’est du swing.» René nous avait encore récemment accordé une interview, avec sa gentillesse et simplicité habituelles, parue dans le Jazz Hot n°673 (automne 2015). Agnès Desarthe rappelle aussi qu’il avait étudié avec André Hodeir, rédacteur en chef de Jazz Hot de 1947 à 1951.
Le
livre se divise en neuf chapitres. L’enquête commence le 18 avril 2015
quand l’auteure va écouter René Urtreger à la Maison de la Radio. Elle
l’imagine 70 ans plus tôt et va parcourir toute son histoire. Le père
qui quitte la Pologne sur un coup de tête. Drôle de père qui joue de la
balalaïka et des thèmes de jazz au piano, qui ouvre des boucheries, en
donne à ses sœurs. Les sœurs de René qui étudient le piano, et il
reproduit ce qu’il a entendu. L’enfance dans la guerre. La fuite en zone
libre. Ils sont juifs, la mère arrêtée par la Gestapo. La fuite en
Espagne puis au Maroc. Retour en Métropole en 1945. L’attente des
déportés à la gare de l’Est, mais la mère ne reviendra pas.
Et la
découverte du jazz. A 13 ans, il écoute Charlie Parker et les autres,
les émissions de Simon Coppans à la radio, et il essaie de reproduire
tout ça au piano. Mais il faut gagner sa vie: apprentissage, petits
boulots. Le jazz enfin avec la rencontre de Sacha Distel et Bobby
Jaspar. En 1953, il gagne le Concours national de jazz amateur dont le
président du jury n’était autre que Charles Delaunay. Il est engagé au
Ring Side, ancêtre du Blue Note.
Hélas, avec le jazz, il
rencontre la drogue et deviendra un junky carabiné, ce qui lui vaudra
une longue descente aux enfers qui va durer 20 ans, avec plus de bas que
de hauts. Entre temps il rencontre et joue avec tout le gratin du jazz
de l’époque: grâce à son récit, on fait une plongée dans le Paris jazz
des années 1950.
Pendant son service militaire de 1955 à 1957, Nicole
Barclay réussit à lui faire faire une tournée européenne avec Lester
Young et Miles Davis! Bien sûr, on aborde la musique d’Ascenseur pour l’échafaud,
et René se plaint que cela fait 40 ans qu’on le bassine avec ça. On
apprend quand même les détails de la chose. C’était la gloire avant la
chute.
Arrivent les années 1960, les années yéyé et de Salut les Copains.
Un soir de 1964, Claude François se rend au Blue Note pour écouter
René. Coup de foudre réciproque; longue aventure commune, pas toujours
facile. René quittera ce navire rutilant assez vite, mais il y
reviendra. Il entre chez les Double-Six et revient au jazz, mais ce
sont des années de galère. Les amours chancèlent. Il quitte femme et
enfants pour la chorégraphe des Clodettes, ce qu’il ne se pardonne pas.
Il a 41 ans et s’installe à New York, à fond dans la coke, et se retrouve en Guadeloupe, toujours au fond du trou.
Il
a des amis, Distel, Cloclo, une sœur dévouée Jeannette, un cousin, sa
femme Françoise, des musiciens, et quelques autres qui vont l’aider. A
l’anniversaire de Jacotte le 12 mars 1977 il décide d’arrêter ses
«conneries», il avait l’âge auquel sa mère avait été arrêtée par la
Gestapo: «coïncidence?», se demande Agnès Desarthe…
René
revient au meilleur de lui-même et n’hésite pas à jouer avec la nouvelle
génération: Airelle Besson, Géraldine Laurent, Stéphane Guillaume,
Pierrick Pedron, Nicolas Folmer, etc. Il dit que quand il rencontre un
jeune homme ou une jeune fille talentueux il a envie de l’aider.
Malgré sa gentillesse René Urtreger a toujours eu la dent dure contre certains styles, certains musiciens, et il constate: «qu’il a vu un tas de musiciens qui pouvaient jouer sans que ça swingue
pendant quinze à vingt minutes...parce que le jazz est comme ça de nos
jours. Mais c’était de la belle musique...» Ce qui l’irrite également, c’est quand il entend dire des trucs comme: «C’est le meilleur pianiste actuel!». Là, il a envie de casser la radio, car la musique n’est pas une compétition, conclut-il.
René
Urtreger vit sa seconde vie de jazzman, serein et décontracté. A la fin
du livre, il donne une autre définition du swing, plus technique: «Le
swing c’est une interprétation de la croche, un mouvement à trouver
quelque part, dans la décomposition de la croche, entre le binaire et le
ternaire. Et tout ça sans perdre le son...»
Ce livre se lit
comme un roman, passionnant de bout en bout. Outre la vie passionnée de
René Urtreger c’est le récit des deux derniers tiers du XXe siècle et du début du XXIe, ceci avec une écriture limpide et riche, libre; ainsi Agnès Desarthe affirme: «Lorsque
j’écris, les mots que je place dans la bouche du personnage ne sont pas
toujours ceux que l’homme a prononcé...C’est un travail
d’interprétation qui lui (René) est familier, qu’il m’a confié, qu’il
accepte.»
Un choix de photos et une discographie complètent judicieusement le portrait de ce grand jazzman.
A l’issue de mon interview René Urtreger m’avait déclaré: «Vous m’avez fait dire des choses que je n’avais jamais dites.» Ce n’était que gouttes d’eau dans l’océan en comparaison de ce qu’Agnès Desarthe a su mettre en mots.
J'aurais voulu pouvoir vous les montrer, Satyajit Ray, G3J éditeur, traduction par Christophe Joanlanne, Paris, 2016, 154p., g3jéditeur.com
Il s'agit d'un second recueil (après Our Films, Their Films, 1976, paru chez Ramsey poche cinéma en 1985) de conférences, notes de festivals et dessins de Satyajit Ray, regroupés
dans un très beau (parce que très bien conçu) livre édité chez G3J en
2016. Le fils de Satyajit Ray, Sandip Ray, réalisateur également, est à
l'origine, en 2011, de cet ouvrage sur l'intelligence, la clairvoyance, le travail raffiné, quasi parfait, produit par l'immense «aussi»
cinéaste indien qu'est Satyajit Ray; car il possède de nombreux talents,
d'écrivain, de critique de cinéma, mais aussi de dessinateur, de
concepteur d'affiches, de musicien, de pédagogue et de savant, bref une
sorte d'encyclopédiste tel qu'on les rencontrait dans les siècles
passés. Ce recueil reprend des articles remontant à 1949, avant le début
de la carrière de cinéaste de Satyajit Ray.
La
mise en forme de cet ouvrage, à la hauteur du bijou d'œuvre
cinématographique, musical et sociologique que cet artisan d'art a légué
à l'humanité, témoigne de son âme réaliste, pragmatique, lucide et sans
concession.
Parler de l'œuvre filmée, écrite, dessinée d'un Indien (et pas d'Amérique) pourrait paraître étrange dans Jazz Hot, quoique...
La
rencontre entre musique indienne et jazz est fréquente au fil du temps
et dans les deux sens. Des hot clubs existent en Inde, et écrivaient
encore à "Charles Delaunay" à la rédaction de Jazz Hot, il n'y a
pas si longtemps; le temps n'existe pas quand on aime profondément;
Sarah Petronio, fameuse tap dancer est née en Inde, pays de la danse
avec percussion (cf. Jazz Hot Spécial' 2003) et a partagé un grand bout de chemin aérien avec Jimmy Slyde; Jazz Hot a publié plusieurs articles (n°97 en 1955, N°220/221 en 1966, N°385 en
1981, N°422 en 1985, N°514-en 1994), et Ravi Coltrane (Jazz Hot n° 585
en 2001) doit son nom à l'admiration de son père John Coltrane pour le
sitariste Ravi Shankar avec qui il avait travaillé...
Un
astrophysicien de Bengalore en visite à Paris qui passait par la
rédaction et disait ne pas connaître le jazz, a demandé pourquoi le
blues et la musique de Django étaient aussi proches... Sa question était
pointue car lui-même jouait du tabla (percussion indienne).
Il
semble que les déshérités habitant de vastes espaces aux cultures
populaires orales se comprennent sans vraiment se connaître ni se
côtoyer. C'est sans doute du fait de leurs vécus sans rien et si
proches: du néo-réalisme italien du Voleur de Bicyclette
(Vittorio de Sica, 1948) à Satyajit Ray, il n'y a pas même un pas.
Pasolini et Moravia ont été invités pour des conférences en Inde, et en
ont rapporté deux récits complémentaires, captivants, très fusionnels
avec les écrits de Satyajit Ray qui admirait celui dont il était
l'assistant en 1951, pour le film Le Fleuve, Jean Renoir, issu d'une
famille d'artistes peintres.
La danse de Silvana Mangano et Vittorio Gassmann dans Riz Amer (Giuseppe De Santis, 1948) sur une musique de jazz est intense de
survie, comme le chemin forcené d'Apu devra l'être pour sortir de sa
condition, de quelques-unes de ses chaînes; les luttes pour la survie
ont un point commun: arriver très vite et très profondément à
l'essentiel. C'est sans doute cette urgence de «l'essentiel» qui a amené
ce livre jusqu'à Jazz Hot où, finalement, il a totalement sa place, au milieu des chants des
champs de coton, au milieu des danses et des transes, entre surnaturel
et sordide, dans la chaleur humide et le dépassement de soi: Satyajit
Ray, dans sa pensée polymorphe et cohérente, est l'authenticité même,
avec l'acharnement irréductible au travail de tous les vrais artistes,
de ceux qui vont jusqu'au bout de chaque petit détail comme s'il était
la seule planche de salut, «Straight, no chaser» comme le titre de la
composition de Thelonious Monk.
Un point commun encore: le traitement de la photo dans les films de Satyajit Ray et dans le jazz: expressions humaines sans fard, porteuses d'émotions.
Pour
sortir du «factice inutile gratuit inconsistant», il faut se plonger
dans ce livre, y trouver du sens, du ressourcement, de la richesse, une
colonne vertébrale et de la beauté.
Il y a trois préfaces: celle
(l'édition française) d'un érudit du cinéma indien, Charles Tesson, qui
évoque l'œuvre dans son ensemble; celle du fils (l'édition anglaise) qui résume rapidement les conditions de cette édition de textes inédits de son père, et celle (l'édition anglaise) d'un
cinéaste héritier, Shyam Benegal, qui évoque l'importance de la
découverte du néo-réalisme dans sa propre découverte du cinéma, avant
qu'il ne tombe en extase devant le premier film de Satyajit Ray, Pather Panchali, qui ouvrait une nouvelle ère du cinéma indien.
La
première partie, la plus longue, «Le métier du cinéaste», propose des
textes très directs sur le métier et l'art, dans un langage d'une clarté
exceptionnelle, sans doute parce qu'ils sont sincères et sans
concession. Les thèmes (Les styles nationaux, Un cinéaste doit-il être original?, Ce mot de technique, La question de la réalité, L'art du silence,
etc.) sont des synthèses précieuses d'une pensée complexe et d'une
expérience très riche, et on y retrouve en effet de nombreux éléments
autobiographiques. Parmi ces textes, il y a l'article de 1980 qui sert
de titre à l'ouvrage (J'aurais voulu pouvoir vous les montrer),
et qui relate le drame de la disparition dans deux incendies de la
mémoire du cinéma muet autochtone, à l'époque cantonné aux salles les
plus pauvres, et que Satyajit Ray regrette de ne pouvoir montrer au monde entier et aux Indiens comme élément fondateur de la richesse du cinéma indien. Sous le regard de l'Occident (1982) est un regard critique de ce que l'Occident n'a pas non plus vu
de l'Inde, avec des éléments d'autobiographie qu'il met en perspective
pour expliquer ce qui est universel dans le cinéma –le récit– et ce qui
doit rester particulier, l'authenticité, l'individu dans son
environnement. Un récit, indien ou autre, peut être apprécié par le
monde entier, mais il doit rester indien ou autre. C'est la problématique de l'art, en général, du jazz en
particulier.
La seconde partie, «Portraits à la plume» est constituée de critiques et d'hommages. Un mot sur Godard (un regard lucide), Le nouvel Antonioni (une critique sans concession), Le nayak,
un portrait dé l'acteur prolifique Utam Kumar qui sert de fil
conducteur à sa pensée sur l'art et l'artiste: «Un artiste doit toujours
être jugé à l'aune de ses meilleures œuvres», une réflexion sur la
difficulté de vivre en ne faisant que de l'art. Il y a aussi un très
beau et bref portrait d'Ingmar Bergman, à l'occasion de ses 70 ans («Il a épuré son style jusqu'à lui donner la sobriété de la musique de chambre.») Un bref hommage à Charlie Chaplin, Le Vagabond immortel.
La dernière partie, Célébrations du cinéma. Toujours sur fond autobiographique, Satyajit Ray nous raconte son expérience des festivals de cinéma, de Moscou à
Venise, Cannes, Bruxelles, etc., et tire comme toujours de son
expérience des idées sur ce que pourrait être en Inde la vocation d'un
festival, et des réflexions sur l'ensemble du cinéma qui devraient être
méditées par l'ensemble des responsables culturels et politiques, qui
sont aujourd'hui malheureusement à des années-lumière de la pensée du cinéaste, parce que
justement il n'ont pas l"honnêteté essentielle d'un Satyajit Ray, d'un artiste vrai: «Nous savons aujourd'hui qu'un modèle économique défaillant contribue à miner le talent artistique.»
Le regard sur l'art de Satyajit
Ray, toujours fondé sur son expérience, sa biographie, sa vie
d'artiste, est passionnant pour tous; pour les amateurs de jazz aussi.
C'est pourquoi, au-delà de cette évocation rapide de ces textes, il est fondamental de retourner
aux mots-mêmes de Satyajit Ray, parus dans ce livre si précis, si précieux.
Ce curieux beau livre, grand format à l’italienne 28 x 33cm, est un projet d’activistes du jazz qui œuvrent depuis longtemps pour la promotion de leur musique préférée, qui se sont offert un plaisir et ont voulu le partager. L’idée est généreuse. Est-ce suffisant?
Gloria Krolak est l'animatrice de Good Vibes, un programme radio original présentant en particulier les vibraphonistes. Elle contribue également à Jersey Jazz, le journal de la New Jersey Jazz Society. Elle tient sa chronique dans le site All About Jazz, et elle est membre de vibesworkshop.com parmi beaucoup d’autres casquettes et activités.
Ed Berger est un écrivain et photographe indépendant qui a pris ses premières photos de jazz en 1966 à 16 ans lors d’un concert de Louis Armstrong. Il est consultant au Jazz Studies Institute de Rutgers University depuis une quarantaine d'années. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, récemment Softly With Feeling: Joe Wilder. Ses photographies ont été publiées dans de nombreuses publications et sur de nombreuses couvertures d'album. Il collabore entre autres à JazzTimes et au Jazz Museum d’Harlem.
Dans cet ouvrage de 74 pages, il y a seulement 36 photos, ce qui indique que l’ouvrage peut sembler, par certains côtés, minimaliste bien que les photos soient très belles. Les textes sont constitués presque exclusivement de titres du répertoire du jazz, d’ailleurs répertoriés dans l’index en fin d’ouvrage. 1049 titres servent ainsi à composer par collage des sortes de vers avec une thématique face à une photo. Il faut sans doute être parfait anglophone pour en apprécier certaines subtilités qui ne sautent pas aux yeux.
La construction de cet ouvrage, en dépit du soin apporté (beau papier, belle reliure, belles mise en page et photogravure) peut sembler quelque peu artificielle. Oui, les photos de Benny Carter, Louis Armstrong, Warren Vaché, Ron Carter, Roy Hargrove, etc., sont splendides, et donc un amateur de jazz va y trouver une partie de son compte. Mais le projet en lui-même paraît faible, ludique pas plus. On dira que c’est une manière de découvrir les photos d’Ed Berger et de recenser des standards du jazz.
Par Willem et Baudoin (Collection Cagnotte, Super Loto Editions, Concots (46), 2015, www.imprimerietrace.fr)
Rencontre entre le jazz et le dessin, cet ouvrage est aussi celle de deux dessinateurs qu’on ne présente plus, Willem et Baudouin avec l’équipe du Festival de jazz de Foix, une petite ville capitale de l’Ariège, dominée par les vieilles pierres d’un château moyenâgeux. Le hasard des amitiés et des sentiments, a fait que sa compagne, professeur d’arts plastiques et militante du festival, a eu l’idée d’une rencontre jazz et dessin, et que le cercle des relations amicales a permis d’inviter Willem et Baudouin dont la plume trempe parfois dans le jazz et depuis des décennies (la fille de Willem est elle-même un bonne chanteuse de jazz). Willem, invité et parrain depuis de longues années, a croqué quelques affiches du festival, et a eu l’idée d’associer Baudoin pour les éditions 2013 et 2014 à cette aventure toute de convivialité. La couverture et la quatrième de couverture de cet ouvrage sont d’ailleurs inspirées de deux affiches du festival.
Voici donc le condensé de cette aventure très humaine, sous la forme d’un ouvrage de 84p. grand format, en noir et blanc, comme leurs dessins et comme le jazz, qui fait la part belle à ce que les deux dessinateurs ont croqué de ces instants fugaces porteurs de tant de chaleur.
La préface est de la main d’Eric Baudeigne, fondateur et directeur jusqu’à 2014, le Dr. Jazz de la cité (son métier est de soigner les gens et parfois avec des mots ou du jazz), un amateur de mots aussi dans une région durablement marquée par Claude Nougaro. Eric a depuis abandonné ses fonctions, un peu trop vite car c’est une énergie singulière de cette ville et du jazz qui se gaspille, mais la vie continue et le festival aussi.
La cheville ouvrière de cette rencontre entre arts, Michèle Ginouilhiac-Baudeigne, est présente sous la forme d’une interview à trois voix avec Baudoin et Willem qui racontent leur histoire d’amour avec le jazz, le dessin et le reste.
Enfin, le corps principal de ce livre est constitué par les dessins de nos deux compères, saisissant avec réalisme, simplicité ou complexité selon le tempéramment, mais aussi vérité du trait, imagination et ressenti, ces soirées festivalières. Cela rappelle les moments où ils étaient, avec leur crayon et leur pinceau, directement impliqués dans la création d’un soir, que ce soit de leur place ou sur la scène (Baudoin a ainsi réalisé deux performances en direct et en compagnie des musiciens).
Le trait minimaliste de Willem (monkien?) contraste avec la profusion de noir de Baudoin (coltranien?), on ne fera pas de «blindfold test» ou son équivalant pictural pour savoir qui fait quoi.
Il restera donc de cette aventure un bel ouvrage et c’est tant mieux ! Car Jazz à Foix allie les qualités essentielles de ce que doit être un festival de jazz : découverte, racines, rencontres, convivialités, expression, qualité, exigence, transmission, risque, liberté et parfois improvisation, on peut leur faire confiance à tous sur ce sujet…
par Pierre Sim (Books on Demand, autoproduction, tél. 04 94 87 70 86)
Tout d'abord, il est très intéressant que tout artiste ayant copieusement œuvré dans son domaine rédige ses mémoires ou, au moins, laisse les traces essentielles de sa vie; il y a toujours là, matière à prendre, ne serait-ce qu'au-delà des anecdotes, quelques faits significatifs (rencontres, etc.). Certains s'y sont mis (Fred Gérard, Dominique Chanson, etc.), mais c'est resté inédit ou alors publié en extraits ici ou là, donc dispersé et sans effet.
Pierre Sim, né en 1929, contrebassiste bien connu dans le milieu jazz, a été poussé par ses petites-filles à rédiger ce livre de 160 pages. Le seul point ennuyeux est que la reproduction des photographies (p.156-160) est trop petite. Sinon la mise en forme est limpide.
Pages 152 à 153, il y a des listes de musiciens de jazz avec lesquels Pierre Sim a joué, des vedettes pour lesquelles il a enregistré et même une liste des musiques de films auxquelles il a contribué.
Après une introduction (p.6-10), les têtes de chapitres sont les années, de 1948 à 2012. Arménien d'origine, de son vrai nom Vartan Simonian, Pierre Sim parle d'abord de sa génèse familiale et de celle de son goût pour le jazz: «Un jour de 1946, quelle surprise! Dans une boutique, je vois une revue intitulée Jazz Hot. Je l'achète et, de retour chez moi, je la lis d'une traite, du début à la fin. Je commence alors véritablement, à cette période, à baigner dans ce qu'on appelle le jazz et dans son environnement.» (p.9). Jusque-là, le jeune homme avait découvert ce genre expressif grâce à la radio (BBC) et d'emblée perçu une sensibilité pour la contrebasse. Il poursuit: «Je deviens adhérent du Hot Club de Toulon, où se tiennent de nombreuses auditions et réunions.» On ne dira jamais assez combien ce type de passage de flambeau éducatif et bénévole a été efficace pour former (formater aussi) des générations successives d'amateurs, ce que confirme Pierre Sim: «Via ces organes, le jazz se diffusera largement dans la France d'après-guerre.»
C'est plus qu'en autodidacte, en ne sachant strictement rien de l'instrument que Pierre Sim se produit pour la première fois, grâce au Président du Hot Club de Toulon, et déjà aux côtés d'André Persiani! Après 4 cours auprès d'un contrebassiste, il se débrouille seul avec une méthode de contrebasse (position des notes sur le manche) et une autre pour guitare (connaissance des accords). Ce n'est qu'en 1978 qu'il se perfectionne à la Schola Cantorum. Pierre Sim a utilisé une contrebasse Paul Clodot de 1840 (1958-83) qu'il cédera à Cameron Brown.
On constate dans les citations ci-dessus que son style d'écriture est simple, donc parfaitement intelligible, contrairement à celui d'une multitude de prétentieux de la plume qui peuplent le monde des «critiques de jazz» qui ont, de ce fait, rendu ce genre musical repoussant car hermétique au commun des mortels. Le texte contient peu de fautes de nom (Paul Piguilem ne prend qu'un "l” ; Bacqueville se prénomme Patrick et non Claude, quant à Grenu c'est Georges et non Gérard-p.134-135) ou de dates (p.82, c'est en 1973 et non 1977 qu'eut lieu la séance de Bill Coleman en big band). Enfin, il y a quelques sauts à la ligne mal venus.
Pierre Sim a débuté à Saint-Raphaël avec Jean Tordo (cl) puis, toujours en 1948, il se retrouve au sein du New Orleans Jazz Band de Toulon avec Bob Garcia. Bob Garcia et lui jouent ensuite pour Roger Chaput (Marseille, 1950). Pierre Sim est ensuite engagé par Léo Missir (p, vib) (1951). Puis, il nous apprend qu'il a joué notamment avec Django Reinhardt (1953), Bib Monville, René Urtreger (1955), René Thomas, Bobby Jaspar, Roger Guérin, Zoot Sims, Sonny Grey, Michel Hausser (1956).
En 1957, il fait son premier disque pour Joseph Reinhardt. Il est membre titulaire de l'Orchestre Jacques Hélian (1957). Au cours de sa carrière, ses plus fidèles employeurs sont Bill Coleman (à l'occasion, de 1960 à environ 1978), Stéphane Grappelli et, tardivement, les clubs Méditerranée. Mais Pierre Sim a aussi l'occasion de côtoyer Sadi, Kenny Clarke (dès 1957), Jean-Claude Fohrenbach, Lucky Thompson, Martial Solal, Al Levitt, Georges Arvanitas, Henri Renaud, Tony Murena, Guy Lafitte, Jimmy Gourley, Jimmy Rushing, Maxim Saury, Bud Powell (l'un de ses préférés m'a-t-il confié), Johnny Griffin, Claude Bolling, Eddy Louiss, Mickey Baker, Memphis Slim, Phil Woods, Stan Getz, Sonny Stitt, Dominique Chanson, Slide Hampton, Luis Fuentes, Michel Sardaby, Hal Singer, Jeanot Rabeson, Dany Doriz, Ted Curson, Sonny Criss, Dizzy Reece, George Coleman, Sam Woodyard, Michel Petrucciani, Glenn Ferris, Alain Bouchet, Michel Roques, Stéphane Guérault, Michel Attenoux, Maurice Meunier, Sir Charles Thompson, les Belmondo, et on en passe… quasiment dans cet ordre qui témoigne d'une souplesse d'approche.
Nous retrouvons ces musiciens au fil des pages. Bien sûr, comme tous les jazzmen professionnels de sa génération, Pierre Sim est parallèlement impliqué dans les variétés et donne son concours à René-Louis Lafforgue, Henri Salvador, José Bartel, Lucky Blondo, Eddie Constantine, Marlene Dietrich, Johnny Hallyday, Charles Aznavour (1963-64), Nicole Croisille, Nana Mouskouri, Mick Micheyl, Jacques Brel (1964-66), Alain Barrière, Sacha Distel, Colette Renard, Charles Trenet, François Deguelt, Nancy Holloway, John Littleton pour n'en signaler que quelques-uns.
Parmi ses meilleurs disques: le 25 cm de Jacques Denjean (1962, Jazz, Polydor 45585), Don Byas/Jacques Denjean (1962, The Big Sound, Polydor 46125), Bill Coleman (1968, Together at Last, Pathé CPTX 240 863). Ces pages démontrent un fléchissement progressif du métier, même si le ton du récit révèle que Pierre Sim a gardé un enthousiasme pour la jazz. Un livre optimiste. Le témoignage intéressant et utile d'un musicien comblé. Il nous laisse des vidéos avec André Persiani (1970) et Bill Coleman (1972) qui complèteront agréablement cette lecture.
Bons Temps Roulés, dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982, par Bernard Hermann, Albin Michel, Paris, 2015, www.albin-michel.fr
Préfacé
par l’écrivain Sylvain Tesson, c’est un beau livre (24 x 29,5cm) sur le
principal berceau du jazz, d’abord et essentiellement un livre de
photographies. New Orleans est une ville qui attire, qui fascine, et
Bernard Hermann, photographe de talent, n’a pas échappé à cette
séduction. Dans la ville du Tramway nommé Désir, rien n’est
ordinaire, et sans doute parce que le temps y a déposé des couches et
des couches d’histoire(s), avec une densité et une abondance rares,
comme le Mississippi, en bout de course, dépose ses tonnes d’alluvions.
Les
présences y sont multiples, depuis les Indiens d’origine jusqu’aux
différentes présences européennes, française, espagnole, caribéennes de
proximité, américaine du Nord, jusqu’à ces improbables Cajuns venus du
Canada jusque-là après un exode mouvementé. Il existe même une présence
asiatique.
Crescent City –un de ses surnoms, il en existe
d’autres comme Big Easy– présente même, phénomène rare aux Etats-Unis,
une forme de mixité, malgré une réalité historique pas si lointaine où
les Afro-Américains ont été les esclaves des Euro-Américains. La
société, comme aux Antilles, offre ainsi un caléidoscope nuancé dont les
Indiens, les Cajuns ne sont pas totalement absents: si l’on devait
définir une «couleur» commune pour New Orleans, on parlerait de couleur
créole… ou de couleur musicale. Malheureusement, le redoutable passé de
l’esclavage, celui plus tardif de la ségrégation, ont entravé ce qui
aurait pu être un modèle du vivre ensemble et, si New Orleans en
présente certaines facettes, plus que son environnement louisianais, il
n’en existe pas moins encore un fonctionnement très marqué par la
ségrégation, chaque groupe, y compris les Créoles, conservant une sorte
de fierté identitaire cultivée, parfois jusqu’à l’exclusion, la violence
et l’horreur. C’est aussi, paradoxe, l’une des raisons du maintien
d’une certaine authenticité et d’une richesse de traditions sur place
avec peu d’équivalent dans le monde. New Orleans est un port, mais où
l’on s’installe, séduit par le cadre, un rythme de vie, un art de vivre,
une forme de liberté, ou plus exactement de souplesse de
fonctionnement, que le reste des Etats-Unis n’offre pas toujours, une
ville de mystère aussi, de légendes.
Cette petite introduction
pour dire que Bernard Hermann n’a pas fait exception: bien qu’ayant des
attaches locales, c’est lors d’un voyage en 1979, prévu pour quelques
semaines, qu’il décida de s’installer. Il nous donne ainsi aujourd’hui
le résultat d’un livre de photographies exceptionnelles, techniquement
et artistiquement parfaites, bien traités dans ce livre par une bonne
photogravure, mais aussi socialement justes, car il connaît bien «sa
Nouvelle-Orléans». Un texte en fin d’ouvrage, reprenant le classement
thématique du découpage choisi, en témoigne. Il possède les
connaissances et la sensibilité pour faire mieux et plus détaillé, mais
on ne va pas le lui reprocher car cette force et cette sensibilité se
retrouvent dans d’extraordinaires photos, dignes de ce qui s’est déjà
fait de mieux à New Orleans dans le genre (on pense à William Claxton).
Toutes ces images sont en noir et blanc, d’origine argentique, et les
cadrages, les atmosphères sont souvent exceptionnels, comme cette
descente au Mississippi pour un baptême, ces portraits de dockers, ce
reportage hors norme sur Angola, le pénitencier, ces scènes de fêtes, de
familles ou de ferveur religieuse…
Percevoir le jazz, la musique
afro-américaine, exige une qualité: le feeling. Bernard Hermann a un
véritable feeling pour New Orleans. Ses photos le disent et constituent
des documents exceptionnels pour qui veut découvrir des pans de cette
histoire multiple, pour qui veut comprendre également ce qui fait
l’originalité du son de New Orleans dans le jazz et de toutes ses
inspirations ou descendances. Il faut s’arrêter sur chacune des images,
sur les détails, les ensembles. Tout est constitutif d’une atmosphère,
d’une expérience de vie.
Bien entendu, ce livre nous parle de New
Orleans de 1979 à 1982, et Bernard Hermann, comme d’autres, a une
certaine nostalgie de cette époque. Il pense qu’après l’ouragan Katrina
New Orleans n’est plus New Orleans.
Pourtant, sans faire preuve
d’optimisme, on constate que la ville a continué d’être musicalement
très active, riche en nouveaux talents parfois d’exception, après 1982,
avec une véritable renaissance musicale qui a rejailli sur l’ensemble du
jazz aux Etats-Unis et dans le monde. On pense bien sûr à la famille
Marsalis, mais ils ne sont qu’une partie, active il est vrai, d’un
véritable renouvellement musical, avec une ouverture sur le reste de
l’Amérique que New Orleans n’avait plus connu depuis la fermeture du
quartier réservé de Storyville en 1917.
En 2005, Katrina a effectivement été une catastrophe pour la ville, mais il en sort encore de l’énergie, et l’excellente série Treme,
très socialement orientée mais également assez aboutie dans sa
description des strates sociales ou ethniques néo-orléanaises, décrit
également une atmosphère qui reste celle de New Orleans, avec ce petit
côté de «laisse bons temps roulés» (qui plaît tant à Bernard
Hermann), accepté et revendiqué malgré la pression productiviste et
quantitativiste de l’époque.
D’autres facteurs, plus universels
comme la société de consommation et l’uniformisation planétaire sont
plus à craindre que Katrina pour New Orleans. Comme pour Paris.
Cela
dit, voici un grand et beau livre de photos par un véritable artiste de
la photographie, Bernard Hermann, et ça ne mérite pas un détour mais un
arrêt indispensable…
Ecoutez moi ça! par Nat Shapiro et Nat Hentoff, Buchet Chastel, coll. Musique, 2015, Paris. www.buchetchastel.fr
Voici la réédition d’un ouvrage qui a bercé des générations d’amateurs de jazz, sorti en 1955 sous le titre Here Me Talkin’ to Ya,
collecte par deux critiques de jazz «de la nouvelle vague», Nat Shapiro
(1922-1983) et Nat Hentoff (1925), de fragments d’interviews des
musiciens qui ont fait le jazz et de quelques autres qui y ont contribué
plus modestement.
Conçu comme un dictionnaire de citations, plus
ou moins longues, de quelques lignes à quelques pages (moins de cinq),
classées par grands thèmes (1/Là-bas, dans le Sud, à la Nouvelle-Orléans, 2/ En remontant le fleuve paresseux, 3/Voyageurs sans bagages, 4/Indécision),
avec des sous chapitres abordant des thèmes plus précis sous la forme
d’une phrase, c’est un ouvrage très intelligemment conçu, fondé sur des
interviews dont les auteurs, Nat Shapiro et Nat Hentoff, se sont exclus,
laissant la parole aux seuls musiciens.
C’est donc une belle
histoire du jazz qui se déroule sous nos yeux, racontée depuis ses
débuts, commentée et débattue par les musiciens, en particulier les
fondateurs, selon le parcours proposé, vaguement chronologique sans
excès, par le découpage aussi thématique combiné.
Un régal de
lecture, ou de relecture, notamment sur ce qu’est ou n’est pas le jazz,
sur ce qu’est la musique et ce qu’est l’art, où l’on voit également que
beaucoup d’artistes du jazz sont capables de disserter sur le jazz, avec
compétence et hauteur, et transmettent dans ces interviews, que nous
continuons de pratiquer, le vécu d’une histoire qui ne se comprend pas
sans sa dimension humaine dans son entièreté. La préface de cette
édition est écrite par Jacques Réda. Sortie octobre 2015.
Une lecture indispensable pour l’amateur de jazz, d’art et de culture, débutant ou confirmé.
Yves Sportis
Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes
Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes par Barbara Frenz, Northway Publications-London et Parkwest-Miami, Florida, 322p., 2015. www.northwaybooks.com et www.parkwestpubs.com
Barbara Frenz, historienne et poétesse allemande, née en Suisse, contributrice chez Jazz Podium,
publie une biographie très approfondie du grand bassiste de jazz Henry
Grimes, né à Philadelphie le 3 novembre 1935, ce qui fait du jour de
sortie de l’ouvrage un beau cadeau d’anniversaire pour Henry Grimes. Ce
détail n’en est pas un puisqu’il a fallu l’opiniâtreté d’une recherche
exceptionnelle, avec, on le devine par la richesse de cet excellent
ouvrage, un investissement personnel, affectif comme cela se produit
parfois, souvent, dans le jazz quand on produit un travail de cette
qualité. Nul doute que la poésie, expression partagée par Henry Grimes
et Barbara Frenz, y a joué un rôle déterminant.
Doté d’un
appareil documentaire précis et précieux (notes, références
bibliographiques, index), il ne manque à cette biographie qu’une
discographie détaillée et illustrée. L’iconographie, sobre et
recherchée, notamment auprès d’archivistes photos de haut niveau comme
CTS Images, est à l’image de ce livre: de qualité.
L’ouvrage détaille le beau et long parcours d’Henry Grimes, né dans une des capitales du jazz, Philadelphie, la même année que Jazz Hot,
en 1935, une ville qui respire le jazz, en particulier dans ces années
1950 où les créateurs du jazz se bousculent dans les jam-sessions
locales devenues légendaires (cf. le Jazz Hotn° spécial 2006 consacré à Clifford Brown), et où s’élaborent les nouveaux accents du jazz.
Une
des rencontres essentielles pour Henry Grimes est celle de Sonny
Rollins qui préface avec chaleur le livre de Barbara Frenz, avec lequel
Henry Grimes va jouer et tourner jusqu’en Europe. Jazz Hot et
l’auteur le rappellent avec précision dans divers comptes rendus.
Philadelphie est un creuset d’une telle richesse que les rencontres sont
nombreuses et riches, et le parcours d’Henry Grimes est emblématique de
celui des musiciens apparus dans les années 1950, et qui développent
leur art dans les années 1960, au cœur d’un maelström
artistico-socialo-politique, car c’est aussi la période de la lutte pour
les Droits civiques aux Etats-Unis, de la reconnaissance, sur tous les
plans, politique, artistique, des aventures créatives les plus
incroyables. Le parcours de Philadelphie à New York, à l’Europe, les
rencontres musicales avec Cecil Taylor, Steve Lacy, Don Cherry, Archie
Shepp, Pharoah Sanders, Sunny Murray, Albert Ayler, Charles Mingus,
McCoy Tyner, musiciens parfois déjà croisés à Philadelphie, et l’ombre
tutélaire de John Coltrane, font d’Henry Grimes un grand témoin et un
grand acteur de cette période d’ouverture.
Puis c’est l’éclipse,
la disparition, épisode aussi très américain, et présent dans nombre de
biographies de musiciens de jazz, plus ou moins bien vécu (Sonny
Rollins, Miles Davis, Thelonious Monk, Lucky Thompson, etc.) et où
beaucoup de musiciens se sont perdus. Pendant trente ans, Henry Grimes
s’installe à Los Angeles, quitte les cordes de la basse, se consacre
essentiellement à la poésie et semble survivre difficilement, dans la
pauvreté, même s’il assume le choix comme une découverte de soi. Le
chapitre consacré à ces trente années de disparition est finalement très
bref, très concentré comme un trou noir, car le bassiste est peu
prolixe sur ce sujet. Il reste de cette période sa poésie.
La
redécouverte par Marshall Marrotte en 2002 est le début d’un nouveau
parcours musical qui n’a plus cessé depuis et curieusement, il est
présent comme un aîné pour les jeunes musiciens de jazz, surtout dans
l’esthétique free (William Parker…), qui le reconnaissent comme
un précurseur, comme s’il n’avait jamais disparu, phénomène analogue
chez les anciens (Fred Anderson…) qui rejouent avec lui comme s’il
n’avait jamais quitté la sphère musicale du jazz.
Voici en résumé
ce que vous pourrez découvrir détaillé avec beaucoup de témoignages
dans cette bonne biographie réalisée par Barbara Frenz. Un ouvrage qui
raconte à sa façon le jazz depuis les années cinquante. Sortie le 3
novembre 2015.
A noter enfin que Northway Publications offre une excellente collection d’ouvrages sur le jazz.
AM JAZZ (Three Generations Under The Lens), Adriana Mateo, Peruzzo éditeur, 2015- www.adrianamateo.com
Adriana
Mateo est née en Argentine à Buenos Aires. Elle fut dès son plus jeune
âge attirée par la photo, son père, Roberto Mateo, étant directeur de
la photo au cinéma et lauréat du Lion d’Or de Venise en 1970, du
Festival de Biarritz et de Cannes en 1980.
Adriana commença dans la
publicité. A 23 ans, elle était directrice artistique de la campagne de
Marlboro pour l’Amérique du Sud. Voulant être réalisatrice au cinéma,
elle émigra à New York en 1992 où elle obtint le diplôme de la New
University Film School en 1996. Puis, elle travailla avec les directeurs
de la photographie Rob Draper (ACS) et Andrew Laszlo. Elle réalise des
documentaires.
En plus de la photo, elle a trois passions dans
la vie : l’art, le jazz et les relations humaines. Pour ce livre elle a
choisi des musiciens et musiciennes de jazz de trois générations, qui se
connaissent tous, et font en quelque sorte partie de la même famille.
En plus d’être une artiste photographe, elle couvre aussi des festivals à
travers le monde, dont celui de Newport
Elle est maintenant photographe free lance et directeur de la photographie professionnelle.
Ce
magnifique livre s’ouvre sur la préface et la photo du pionnier, Jimmy
Heath, né en 1926, dont le portrait pris en 2012 montre un homme
heureux, beau, les mains croisée sur une partition, et va jusqu’au plus
jeune, le pianiste Joey Alexander, né en 2003 en Indonésie, un petit
génie paraît-il, en passant par Esperanza Spaulding, née en 1984,
lumineuse derrière sa basse électrique.
Les photos sont en noir
et blanc, un noir et blanc en clair obscur, profond, contrasté en
douceur, traité comme à la façondes noirs de Soulages, car ces noirs
captent la lumière qui les décline sur toute la palette des gris
jusqu’aux blancs.
Il y a des photos d’objets comme par exemple le
chapeau de Roy Hargrove, des photos d’instruments en situation
particulière, des portraits, des groupes, bref une infinie variété, qui
fait qu’on ne cesse de feuilleter et re-feuilleter ce livre, découvrant à
chaque fois quelques chose de nouveau.
Ce sont parfois des
photos posées, mises en scène, mais sobrement, la photographe ayant su
capter le naturel, voire l’aura qui se dégage de ces artistes. Elle a su
accomplir une mission impossible, rendre l’atmosphère, la vie du jazz
par l’image fixe. Certainement grâce à sa proximité avec les artistes,
ayant développé une véritable amitié avec tous.
Ce qui fait un
photographe, c’est avant tout l’œil; Adriana possède cet œil qui à
travers l’objectif sait capter l’essence d’une scène, d’un personnage,
le parfait cadrage.
A son vernissage à Padoue, elle me confiait
combien il lui était pénible de savoir que depuis la prise de ses
photos, plusieurs musiciens étaient déjà décédés: Cedar Walton, Dave
Brubeck, Lew Soloff, Mulgrew Miller.
Ce livre est un chef d’œuvre. On
peut y admirer la plupart des grands et des moins grands de la scène du
jazz, de Sonny Rollins aux Marsalis père et fils, en passant par Herbie
Hancock, Chick Corea, Wayne Shorter, Dizzy Gillespie All Stars Big
Band, etc.
Eddie Condon on Record 1927-1972. www.italianjazzinstitute.com. Genova, Italie, 2015. Giorgio Lombardi propose la 3e édition de sa discographie détaillée d’Eddie Condon (bj, g, voc,
leader), un ouvrage de 134 pages, préfacé par Ed Polcer, Maggie Condon,
la fille, augmentée d’une biographie de présentation, et maintenant
doublé d’un CD reprenant les mêmes éléments.
Ce beau travail de discographe est (ré)édité par l’Italian Jazz Institute, Genova (Gênes).
Yves Sportis
Coltrane sur le vif. www.lenkalente.com.Nantes, 2015. Luc Bouquet propose,
chez cet éditeur qui s’intéresse régulièrement au jazz dans des formats
«rapides», un ouvrage de 152 pages, une redécouverte de John Coltrane à
travers les enregistrements édités mais non préorganisés, baptisés
«pirates», terme bien connu des amateurs de jazz. Il écrit n’avoir
retenu que les enregistrements ayant donné lieu à une édition
phonographique et commercialisés, y compris chez Impulse! – et en fait
qui ne sont pas tous «pirates», ce terme sous-entendant qu’ils ne sont
pas autorisés, ce qui n’était pas le cas. Le terme de «live» aurait
mieux convenu. C’est une suite de chroniques d’enregistrements, qui
retracent un parcours «vivant» du saxophoniste et de son légendaire
quartet, souvent en tournée, qui s’augmenta d’autres illustres
compagnons, Eric Dolphy ou Pharoah Sanders par exemple. C’est peu
intéressant sur le plan de l’analyse musicale, en dehors de l’idée de
rassembler les enregistrements live, mais ça n’est pas non plus
original, le numéro spécial de Jazz Hot 1998 listant déjà ces
enregistrements dans une discographie détaillée. Inutile de vous dire
que les discographies de John Coltrane parues dans Jazz Hot
(n°491-492, Spécial 1998 en particulier pour les plus récentes qui sont
de plus illustrées) ne sont citées et donc sans doute connues, pas plus
que la discographie fondatrice de David Wild (The Recordings of John Coltrane), ni celle aboutie de Yasuhiro Fujioka (John Coltrane: A Discography and Musical Biography),
et comme l’auteur trouve fastidieuse la discographie en général
(p.133), on s’interroge sur sa motivation à écrire un livre fondé sur la
matière disque. Sans doute une maladresse d’expression mais qui en dit
long sur le contenu et sur le manque d’approfondissement quand on
prétend s’intéresser à John Coltrane, sujet déjà fort bien étudié.
Yves Sportis
Mulgrew Miller, The Book(English-Français). www.henry-lemoine.com. Paris, France, 2015.
Les Editions Henry Lemoine, Collection HL Music, propose ce beau volume de 166 pages, réunies par Armand Reynaud et Jérémy Brun,
une collection de master classes et de transcriptions du merveilleux et
regretté Mulgrew Miller, l’un des très grands pianistes de notre temps
disparu prématurément en 2013, en pleine force de la création. Préfacé
par Laurent de Wilde, qui fréquenta Mulgrew Miller, c’est un ouvrage
indispensable, un cadeau fait aux pianistes de jazz, aux musiciens, de
jazz et pas seulement, parce qu’il évoque stylistiquement, par l’angle
de la technique et de l’écriture musicale, le parcours d’un grand
pianiste contemporain, aussi bien par ses influences et son parcours ou
sa création personnelle que par sa manière de transmettre à d’autres.
Belle idée. Mulgrew Miller Lives!
Yves Sportis
De Briques et de Jazz, le jazz à Toulouse depuis les années 30. www.atlantica.fr. Biarritz, 2014. Charles Schaettel propose la mise à jour de son premier récit sur le sujet datant de
2001. C’est un bel ouvrage grand format (25x25cm), de 338 pages, préfacé
à l’origine par Michel Laverdure, aujourd’hui par Jacques Aboucaya. Le
contenu est d‘une grande richesse sur la vie du jazz dans le sud-ouest,
avec une focalisation sur Toulouse et Montauban, comme sur la personne
d’Hugues Panassié, grande figure locale d’importance internationale pour
la diffusion du jazz, et sur Guy Lafitte, autre figure essentielle de
la grande histoire du jazz à Toulouse et dans sa région. Beaucoup
d’autres noms, célèbres et moins connus, émaillent ce récit, car
Toulouse a été un des foyers du jazz, et à ce titre, de grands
musiciens, américains, européens et français, s’y sont produits, ou
parfois y ont vécu.
Cette histoire, un peu désordonnée et fâchée avec
la chronologie, non qu’elle soit fausse, mais parce que le récit ne la
suit pas et fait d’incessants allers-retours, est une collection de
récits et d'anecdotes de multiples témoins, et a le mérite de les réunir
ici pour la mémoire. Une iconographie exceptionnelle, des documents de
toute nature, précieux, des témoignages et des citations nombreuses font
de ce grand livre une belle découverte des racines du jazz en France, à
Toulouse, et qui explique la résistance encore forte de cette belle
aventure artistique et sociale du jazz en France. Le récit des vingt
dernières années est moins «pittoresque» car moins passionné, mais reste
précieux pour se souvenir que le jazz a encore une descendance active,
même si ce type d’ouvrage incline à la nostalgie.
Yves Sportis
Melba Liston, in Black Music Research Journal, vol. 34, No 1, printemps 2014, Chicago, 170p., www.press.uillinois.edu
Cette
revue universitaire semestrielle consacre un numéro entier à l’œuvre et
à la personnalité exceptionnelle de Melba Liston, à sa place et son
importance dans le monde (afro) américain. Melba Liston est surtout
connue des amateurs de jazz en France pour sa longue collaboration avec
Randy Weston, comme musicienne et arrangeuse. C’est d’ailleurs Randy
Weston lui-même, grand admirateur et collaborateur de la tromboniste qui
nous a fait parvenir ce numéro spécial, avec une petite dédicace.
Pour
rappel, en dehors de son parcours aux côtés de Randy Weston qui s’étend
de la fin des années 1950 aux années 1990, Melba Liston, est née à
Kansas City, Missouri, le 13 janvier 1927 et elle est décédée le 23
avril 1999 à Los Angeles, où sa famille s’était installée en 1937, et où
elle a étudié le trombone, et écrit ses premiers arrangements pendant
la Seconde Guerre. Elle a fait partie des orchestres de Gerald Wilson
(1944-47), Count Basie (1948-49), Billie Holiday (1949, 1955), Dizzy
Gillespie (1950, 1956-57), Quincy Jones (1959), dirigé aussi diverses
formations, féminines parfois, puis se consacre à l’arrangement (Dexter
Gordon, Johnny Griffin, Milt Jackson, Mary Lou Williams, Elvin Jones,
Archie Shepp, Art Blakey, Oliver Nelson, Freddie Hubbard, Jimmy Smith,
Shirley Scott…) et à l’enseignement (Brooklyn, Harlem, Watts).
Ce
rappel situe l’importance musicale de cette grande arrangeuse du jazz,
et explique aussi sa relativement faible notoriété, puisqu’elle est une
femme…
C’est cet oubli coupable que répare ce bon numéro de la BMR,
institution qui a hérité des archives de la grande Melba Liston.
Plusieurs contributions de tous ordres, sociologique, politique,
artistique, musical, viennent rappeler l’importance de la grande femme
que fut Melba Liston, femme du jazz mais aussi qui a joué un rôle dans
l’émergence des femmes afro-américaines dans le monde du jazz, dans le
monde afro-américain dans son ensemble et dans le monde américain tout
court au fond.
On rappelle d’abord de quoi est constitué le fonds
Melba Liston, puis plusieurs contributions viennent rappeler les étapes
de cette vie hors du commun: les collaborations avec Dexter Gordon (par
Maxine Gordon), avec Randy Weston, par Lisa Barg, mais aussi le séjour
de cinq ans en Jamaïque dans les années soixante où elle enseigne à
l’Université, et encore des partitions écrites par Melba Liston et
analysées par Geof Bradfield, ou enfin son enseignement politique dans
la lutte des femmes («D'abord vous êtes musicienne de jazz, puis vous
êtes noire, puis vous êtes une femme. Je suppose que ça descend comme
ça. Vous êtes le bas du tas…» Melba Liston, 1983).
Le monde du
jazz comme le monde afro-américain sont des mondes d’hommes, et cette
lutte implicite pour la dignité humaine que constitue cette expression
ne s’est pas toujours étendue aux femmes, si ce n’est quand certaines
d’entre elles, les plus fortes, comme Bessie Smith, Mary Lou Williams,
Billie Holiday, Rosetta Tharpe, Melba Liston, etc. –elles sont
nombreuses– sont venues étendre cette revendication à leur réalité de
femmes dans une cercle d’hommes. A cet égard, le fonds Melba Liston
témoigne, mieux que tout autre car c’était une femme de caractère et
d'archives, de ce qu’était la condition des femmes afro-américaines, y
compris dans le jazz. Une autre facette de ce que dépeint dans ses
romans Toni Morrison. Il est vrai que les musiciens, les musiciennes
afro-américaines en particulier, envisagent leur expression sous un
angle particulier dont les racines sont encore et pour quelques années
ou siècles encore, à vif. Ce qui explique aussi, c’est une évidence, la
différence d’expression entre tous ceux et celles qui «pratiquent le
jazz», selon qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre de ces strates
sociales, ou parfois à l'ensemble (jazz, afro-américaine, femme).
Yves Sportis
The Freedom Principle, Experiments in Art and Music, 1965 to Now. www.mcachicago.org et www.press.uchicago.edu. Museum of Contemporary Art Chicago/University of Chicago Press, Chicago-London, 2015, 266p.
Si
on ne comprend pas la diversité et la complexité du jazz (quelles que
soient ses appellations) depuis ses origines, il faut parcourir cet
ouvrage de Naomi Beckwith et Dieter Roelstraete,
une autre histoire de l’AACM (Association for the Advancement of
Creative Musicians) depuis 1965, cette fois écrite sous l’angle de
l’esthétique et du politique, dans ce savant mélange, frisant le vaudou,
globalisant toutes les expériences et les expressions sans classement,
du moment qu'elles émanent d'une communauté devant être reconnue, ici la
communauté afro-américaine de Chicago, sans appréciation, dont a le
secret le monde américain et afro-américain.
Cet ouvrage reprend donc
en vrac, autour de l’aventure creative déjà polymorphe de l’AACM, 50
ans d’histoire de la création expérimentale à Chicago (musique,
peinture, sculpture…), le tout resitué dans le contexte politique local,
tendu entre communautés.
L’organisation de la pensée européenne, et
française en particulier, a du mal à se repérer dans ce type d’ouvrage,
exubérant et dépaysant comme l’Amérique, bien qu’une chronologie-bouée
de sauvetage existe en fin d’ouvrage, bienvenue donc, remontant à 1922
où l’inventeur du jazz autodésigné Jelly Roll Morton débarque à Chicago
(pourquoi pas l'arrivée de Joe King Oliver?). Son contenu est à lui seul
explicatif de l’aspect éclaté de la pensée des auteurs.
Mais le
mérite de ce beau livre, richement illustré, est bien là, de faire
sentir (plus que comprendre) que le monde afro-américain, et donc le
jazz, sont d’une complexité extraordinaire et qu’il faut parfois
beaucoup d’humilité, de recul, de hauteur et de connaissances, dans un
spectre très large (politique, économique, artistique, historique,
culturel, etc.) pour l’aborder sans dire trop de bêtises, sans se perdre
ou y perdre les autres, ce qui n’est pas forcément le cas de ce livre.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage totalement «free» (The Freedom Principle)
est une performance (au sens américain) en soi et un bon témoignage de
cette peu ordinaire histoire de l’AACM et plus largement de Chicago, du
jazz et des Etats-Unis.
Jean-Paul Levet, Daniel Léon,
Préface William R. Ferris, De Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919
– Une Chronologie des musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals,
Gospel, Rhythm and Blues, Soul, Funk, Rap) - CLARB – Soul Bag, Paris
2015, 538 p
Jean-Paul Levet n’en est pas à son premier travail. Nous connaissons son fameux premier ouvrage, Talkin’ That Talk 1, qui en est à sa quatrième édition révisée, mais également son second opus illustré de superbes photos, Rire pour ne pas pleurer: Le Noir dans l'Amérique blanche 2, qui traduisent son implication dans l’archéologie du parler ordinaire au sein du monde musical noir des Etats-Unis.
De
Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919 – Une Chronologie des
musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals, Gospel, Rhythm and Blues,
Soul, Funk, Rap) constitue le premier volume de sa dernière
tentative visant à replacer les musiques afro-américaines dans leur
contexte socio-historique.
La préface, due à la plume de William
R. Ferris, fondateur du Center for the Study of the American South in
the University of North Carolina at Chapel Hill (NC), par ailleurs
auteur de plusieurs ouvrages consacrés au Sud étatsunien et à ses
pratiques culturelles, met l’accent sur le caractère ambitieux de cet
ouvrage, qu’il inscrit dans la continuité de la tradition encyclopédiste
française du XVIIIe. 3
Jazz Hot: Comment et pourquoi en êtes-vous arrivé à concevoir cet ouvrage?
Jean-Paul Levet: En 2010, quand est sortie la quatrième édition de mon livre, Talkin’ That Talk chez Outre Mesure, je savais que cette même maison avait publié, en 2005, l’ouvrage de Philippe Baudoin, Une Chronologie du Jazz.
Or j’avais constaté que, mis à part le jazz au sens large, cet ouvrage
ne faisait pratiquement jamais référence aux autres musiques
afro-américaines; ce qui laissait un vide important préjudiciable à la
compréhension globale des formes musicales des Noirs américains. J’ai
donc proposé à Claude Fabre, son directeur, de rédiger un ouvrage qui
complèterait l’ouvrage de Philippe Baudoin. Il en a accepté le principe
et nous sommes mis d’accord sur un livre de même importance.
Dans ces conditions, pourquoi votre ouvrage n’est-il pas publié traditionnellement sous la forme papier?
C’est
qu’en avançant dans notre travail mon collaborateur, le journaliste
Daniel Léon, et moi-même, nous sommes aperçus qu’un ouvrage
correspondant à nos ambitions dépasserait très largement les 300 pages
que représentait celui de Baudoin. Nous en avons parlé avec Outre Mesure
et Claude Fabre nous a rendu notre liberté aux fins d’envisager une
publication numérisée, moins tenue par les obligations de place. De
sorte que, lorsqu’il sera terminé, l’ouvrage représentera 5 volumes
numérisés de plus de plus de 500 pages chacun, ce qui n’était guère
envisageable dans une édition papier. Par ailleurs, comme vous avez pu
le constater en l’achetant sur Amazon, son prix rend chaque volume
financièrement abordable à 9,50€; sur papier, son prix aurait été
multiplié par quatre!
Comment s’articulent les cinq tomes de cet ouvrage?
Le
Tome I, le seul actuellement en vente sous forme d’ouvrage numérique
dématérialisé proposé sur Amazon, concerne la période 1492-1919; le
second, actuellement en relecture, intéressera celle de 1920-1942; le
tome III traite de celle 1943-2014; le tome IV concerne les nouvelles
formes musicales nées hors de la communauté noire, «de Jimmie Rodgers à
Eminem, et les "autres” interprètes»; quant au tome V, il explore
l’élaboration du mythe de Robert Johnson.
Vous
placez votre premier volume sous l’égide d’une réflexion de Fernand
Braudel concernant le temps: «Le temps court est la plus trompeuse et la
plus capricieuse des données», écrivait-il; pourquoi?
Notre
ouvrage couvre cinq siècles d’histoire américaine, sans s’arrêter
spécifiquement sur le jazz, par ailleurs traité par la Chronologie de
Philippe Baudoin. Il convenait, par conséquent d’envisager notre
approche dans la relation temps court/temps long, d’autant que les
musiques afro-américaines y sont replacées dans leur contexte politique,
économique et sociologique: l’Histoire côtoie ici l’histoire de vies
qui constituent la chair de ces musiques.
Néanmoins,
l’optique de votre ouvrage est de type «histoire quotidienne», et moins
musicologique que celle de Philippe Baudoin, qui lui n’aborde jamais cette problématique et ses implications quant au fait musical jazz 4.
Votre approche concerne les musiques afro-américaines alors que le
jazz, qui en est l’expression la mieux connue, dans l’ouvrage de
Baudoin, intègre des formes musicales qui, non seulement en sont fort
éloignées mais aussi étrangères à la culture afro-américaine.
Effectivement.
Mais notre propos étant centré sur les Etats-Unis, il nous était plus
facile, plus normal et même indispensable d’envisager l’aspect
civilisation; la référence à l’économie, à la démographie, à la
politique, aux faits de société assoit même notre exposé sur les formes
musicales que nous présentons. Au demeurant, le découpage retenu (Tome I
1492-1919, Tome II 1920-1942 et Tome III 1943-2014) est traité selon la
chronologie, année par année, celle-ci étant étayée d’informations
concernant les aspects économiques, sociaux et politiques associés aux
faits de société, présentés sous forme de rubriques qui constituent la
conjoncture du moment, auxquelles sont attachés les évènements
concernant les Afro-américains, sujet de l’ouvrage, réunissant
conditions sociales, économiques, techniques, technologiques,
culturelles… En revanche, les deux derniers volumes étant thématiques,
l’aspect sociologique en sera renforcé.
Le travail étant énorme, dans quels délais envisagez-vous la sortie de ces volumes?
Le
second (1920-1942) est à la relecture; il devrait être disponible cet
automne. Les suivants pourraient être publiés à raison de un tous les
six ou huit mois.
1. Cf. Philippe Rousselot - Jean-Paul Levet, Talkin'that talk, la langue du blues et du jazz, Langage et société, 1993, vol. 63, n°1, p79-81: www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_01814095_1993_num_63_1_2604).
Cf. également, William Labov, Le parler ordinaire, la langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis, Trad. Alain Kihm, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, 520p.
2. Parenthèses, Marseille, 2002, 176p.
3.
«It should come as no surprise that the authors of this impressive
work, Jean-Paul Levet and Daniel Léon, are French. We have, after all,
learned to expect encyclopedic projects from the French. In the 18th
century Denis Diderot and Jean le Rond d’Alembert’s massive encyclopedia
challenged future generations to bring a broad, embracing vision to
their subjects», écrit-il p3
4. Cf. Félix W. Sportis: Une Chronologie du Jazz par Philippe Baudoin (avec la collaboration d’Isabelle Marquis), Outre
Mesure, Paris 2005, 302p.», Comp@ct on line, supplément au Jazz Hot n°624, octobre 2005, p4-5.
La maison d'édition marseillaise propose, dans la collection Eupalinos dirigée par l’excellent Philippe Fréchet (cf. Jazz Hot n°669), trois nouvelles parutions, dont deux rééditions.www.editionsparentheses.com/
Le célèbre Hommes et problèmes du jazz (238p., 2014), d’André Hodeir, fondateur de la «nouvelle critique» de
jazz, publié pour la première fois en 1954, chez Flammarion, à la base
d’une vision progressiste du jazz (et de l’art) qui a irradié dans tous
les secteurs de la culture, soit qu’il en soit une influence majeure
soit qu’il participe d’un mouvement de fond. Ces conceptions ont été à
l’origine d’un véritable divorce de pensée au sein des amateurs de jazz
et correspondent aussi, fortuitement mais finalement pas autant que ça, à
la création, la même année de notre confrère Jazz Magazine.
Dans
cet ouvrage, le critique devient un technicien analyste musical de haut
niveau (plus un critique d’art, le cas des Charles Delaunay, Hugues
Panassié, Stanley Dance, etc.) dont la compétence interdirait toute
alternative de pensée (ce dont souriait avec humour Boris Vian dans Jazz Hot).
C’est un ouvrage historique pour l’histoire de la critique de jazz en
France mais pas essentiel pour le jazz, à notre sens, car la vision
hodeirienne a participé de la négation d’une partie monumentale de
l’histoire du jazz sous couvert de critique «compétente».
Hodeir reste ici encore proche de la critique d’origine, au moins sur le plan de ses choix, qu’il consigna d’ailleurs dans Jazz Hot (dont il reprend même quelques articles publiés, comme celui consacré au Concerto for Cootie).
Dans
sa préface de 1979, il rappelle la préface d’origine dans laquelle il
citait Paul Valéry: «L’amateur de Musset s’affine et l’abandonne pour
Verlaine. Tel nourri précocement de Hugo se dédie tout entier à
Mallarmé.» (etc.), citation qui dit assez l’incroyable gâchis qui a
consisté à nier des pans entiers de Basie, Ellington, Armstrong,
Eldridge et de milliers d’autres musiciens déterminants du jazz, sous
prétexte qu’il faudrait ne s’intéresser qu’à l’évolution de l’art,
l’invention ou l’inoui à tout prix. Au demeurant, un lecteur de Victor
Hugo n’aurait pas assez d’une vie pour parvenir à une
connaissance-compréhension de l’œuvre et cela ne l’empêcherait nullement
d’apprécier Mallarmé. La vision progressiste figée en système a été un
malheur de la pensée dans la France de la seconde moitié du XXe siècle, une déperdition de culture considérable, contribuant à nier
toutes les dynamiques de l’art et du jazz en particulier, musique de
racines et de l’échange dialectique entre générations, racines et
actualités, valorisant ce qui n’aurait pas dû l’être au seul pretexte
d’une pseudo-modernité.
La critique disciple d’Hodeir perpétua d’ailleurs la dérive au moment du free jazz, parlant de révolution, de rupture (Free Jazz-Black Power)
même si Hodeir lui-même ne suivit pas, aboutissant aux musiques
improvisées et à un malentendu profond et littéral de ce qu’est le jazz.
Yves Sportis
La seconde réédition est le West Coast Jazz d’Alain Tercinet (384p., 2015), paru à l’origine en 1986 chez le même
éditeur. Mais l’auteur prévient, en avertissement, que ce travail a été
«sérieusement révisé» en raison des modifications des sources (les
rééditions discographiques), du temps qui passe (les points de vue), de
nouvelles rencontres (interviews de musiciens). Tout cela fait de cette
réédition une mise à jour intéressant même les lecteurs de l’édition
originale. C’était et cela reste un bon panorama partiel de l’activité
jazzique sur la Côte Ouest des Etats-Unis et d’une partie des musiciens
qui en émergèrent. Bien que l’atmosphère d’après-guerre ne soit
apparemment pas si tendue entre communautés euro et afro-américaine,
l’histoire, car le ton est celui du récit, est davantage focalisée sur
les musiciens blancs, comme le veut l’image «traditionnelle» du jazz sur
la Côte Ouest, même s’il y eut dans l’histoire de cette musique sur la
Côte Ouest des monuments comme Charles Mingus et Eric Dolphy, mentionnés
parfois ici, et de beaucoup d’autres, mais pas à la place où on les
attendrait quand on parle de jazz et de musiciens majeurs. Horace
Tapscott par exemple n’est pour sa part même pas cité. C’est sans doute
que le West Coast Jazz est ici défini plus comme une esthétique où le
blues est moins présent voire absent (Woody Herman, Stan Kenton, Art
Pepper, Chet Baker, Shorty Rodgers, Shelly Manne, Lee Konitz, Bill
Holman…) que comme l’histoire du jazz sur la Côte Ouest. On peut
constater le choix, même s’il est quelque peu réducteur et qu’on peut
redéfinir les contours d’une histoire avec des arguments, et bien qu’il
soit aujourd’hui difficile de réécrire une histoire plus large dont la
mémoire n’a sans doute pas été bien sauvegardée pour cause de préjugés.
Cela nécessiterait une révision, pour cette fois sérieuse, du fondement
du sens de cette simple étiquette de promotion qu’a été le West Coast
Jazz comme le remarquait avec bon sens Hampton Hawes et sur laquelle
s’interrogeait lucidement Lee Konitz («Qu’est-ce que c’est?»).
Un
ouvrage travaillé, précieux, avec des index intéressants (musiciens et
titres) mais une discographie très insuffisante, même dans la vision
réduite de ce que fut le jazz sur la Côte Ouest au XXe siècle.
Yves Sportis
Enfin, troisième parution, et là c’est une nouveauté, le consistant ouvrage d’Alexandre Pierrepont (448p., 2015), La Nuée - L'AACM: un jeu de société musicale,
consacré à l’Association for the Advancement of Creative Musicians,
l’association chicagoane qui se donna pour mission en 1965 de redéfinir
ce qu’est ou n’est pas la musique afro-américaine dans une pratique
renouvelée, dans une veine communautaire propre à Chicago, même s’il
exista plus tard une antenne new-yorkaise, car «il faut bien vivre»
(c’est ce qui ressort des témoignages).
A l’image de ce que nous
évoquions dans la chronique du livre d’André Hodeir dont Alexandre
Pierrepont est un disciple, sans le savoir peut-être (mais ça
m’étonnerait, il semble tout savoir), c’est un ouvrage qui se définit
comme savant, universitaire, a priori, par le langage, par certains
développements, par certaines exclusions (de source, de musiciens…), par
un pédantisme certain.
Dénué de sens critique, c’est le récit
hagiographique d’une expérience associative communautaire, où la musique
est le point de départ, le jazz dirons-nous car nous n’avons pas peur
d’être excommunié de la communauté (laquelle ?, celle de Chicago, celle
des «universitaires» du jazz, celle des gens de système, etc.).
Au
demeurant, cette histoire est passionnante, autant pour la connaissance
du jazz (j’insiste), que pour celle de la société et de l’histoire
américaine. Et cet ouvrage regorge de témoignages et de renseignements
passionnants. On n’est pas obligé d’adhérer à la énième réécriture de
l’histoire du jazz par PierrePont ou Jacques –le péché des amateurs de
jazz, il faut le reconnaître– pour apprécier aussi le travail
documentaire réellement fait. Le moins intéressant et le plus dur à
avaler est bien sûr la posture universitaire par l'enflure de l’écriture
et les analyses générales toujours aussi contestables dans leur
ethno-centrisme, en dépit de la bonne implantation locale de l'auteur.
La postface de George Lewis confirme les partis pris de cet idéologue,
accessoirement son enflure de l’ego tout aussi développée, et
succintement son racisme ordinaire, déjà aperçu dans son propre ouvrage
sur cette même aventure chicagoane vue de l’intérieur puisqu’il en est
un des membres.
L’AACM est une longue histoire communautaire,
très variée comme il est dit, mais pas seulement en matière musicale,
car tous les participants n’ont pas défendu les mêmes thèses et
principes, et avec la même rigidité que celle de George Lewis, ou celle
par ailleurs de l’auteur, digne enfant, par l’esprit de système de ses
maîtres, Hodeir en particulier mais pas seulement, même si l’enfant
prétend toujours dépasser les maîtres dans ce système, et d’abord en
longueur(s) et en capacité à exclure.
Cela dit, il suffit de lire
la masse de citations tirées d’interviews, et c’est la matière
essentielle, excellente, de cet ouvrage, pour se faire une idée de ce
que fut et reste l’AACM, un lieu de rencontre, une coopérative, où
chacun peut faire et penser ce qu’il veut, où les discours les plus
contradictoires coexistent, et où quelques plus actifs que d’autres
affirment des principes généraux parfois péremptoires, pas respectés ou
partagés par d'autres, parce qu’au fond, l’important reste de vivre et
de s’exprimer, c'est déjà difficile. La musique afro-américaine en
particulier, qu’on l’appelle «jazz» ou «blues» ou autrement, reste le
plus bel héritage, la plus grande richesse pour la communauté qui l’a
créée. L’aspect communautaire et coopératif est un trait de solidarité,
fort dans la communauté afro-amércaine qui a eu à souffrir de
l’esclavage et de ses héritages encore actuels (racisme, ségrégation,
exclusion, pauvreté plus que proportionnelle…), autant d’éléments qui
font de l’AACM une histoire très (afro) américaine.
Le tableau dressé
par l’auteur des collaborations musicales «extérieures» à l’AACM de
certains membres de l’AACM parle mieux que l’auteur lui-même de cette
réalité évidente que les musiciens de Chicago, ceux de l’AACM y compris,
ont vécu leur musique dans le monde du jazz, du blues, au sens le plus
ouvert, dans ce grand courant d’expression du XXe siècle.
C’est pourquoi le sous-titre est finalement bien trouvé: L’AACM: un jeu de société musicale.
Un jeu de société tout court comme il en a existé des milliers dans une
société afro-américaine en construction depuis près de cinq siècles. Le
fait qu’elle soit née dans cette forme à Chicago est une donnée qui
s’explique autant pas l’histoire de Chicago que par l’époque de
naissance et le mode de vie chicagoan, comme on peut expliquer d’autres
histoires pour New Orleans, Kansas City et New York, et les dynamiques
inter-cités ne sont pas inexistantes (le lien qui unit Chicago à New
Orleans et au Mississippi en général).
Voilà donc un ouvrage
intéressant, un bon travail de collecte également, parfois passionnant
quand il s’agit d’histoire et de témoignages, fastidieux quand il s’agit
des analyses de l’auteur et de sa prétention à la reconnaissance
universitaire par le discours ou les références (mais c’est un travers
universel), et soit un peu long parfois, soit trop court sur d’autres
aspects.
A noter l’absence de référence aux récents articles de Jazz Hot,
essentiellement des interviews de musiciens de Chicago, l’absence de
discographie et de bibliographie (ça ne doit plus se faire à
l’Université), mais cela ne doit pas vous décourager, car dans cet
ouvrage bien fourni en témoignages, on découvre un portrait
impressionniste (par touches) d’une des villes majeures des Etats-Unis
en matière de jazz et une des grandes aventures du jazz née en 1965 au
moment de la lutte pour les droits civils, et cela n’est pas non plus un
hasard.
Monique Bornstein, Spirit of New Orleans, Villefranche-sur-Mer, 2014, 170 p. (monique.bornstein@gmail.com)
Les habitués des festivals de Juan,
Nice, Ascona, Marciac ou New Orleans ont forcément remarqué Monique
Bornstein. Le plus souvent assise à même le sol au plus près de la
scène, tenant sur ses genoux peintures, flacons d'encres, pinceaux,
plumes et feuilles de papier. Elle croque les jazzmen à qui,
ensuite, quand c'est possible, elle demande de parapher ses œuvres.
A New Orleans, où elle s'est rendue plus d'une douzaine de fois
(avec Paul, son époux et traducteur, et souvent aussi ses petites
filles) entre 1994 et 2014, les musiciens l'ont adoptée. C'est une
artiste reconnue, une amie, mieux, elle fait partie de la famille,
tout spécialement dans le quartier de Tremé (magnifiquement évoqué
aussi, dans la série TV qui s'y déroule). Ce livre, sélection de
quelques uns de ses nombreux travaux, est gorgé de souvenirs,
d'anecdotes et d'impressions de l'esprit de New Orleans. On y
retrouve, quelques unes des grandes familles qui étaient l'âme du
jazz jusqu'à l'ouragan Katrina : les Batiste, les Andrews (dont
Troy, alias Trombone Shorty, qu'elle a connu enfant), les Paulin, les
Boutté, les Neville, les Brunious, les Brooks, les Marsalis au grand
complet, plus quelques autres grandes figures comme Leroy Jones, Dr
Michël White, Nicholas Payton,Terence Blanchard, Donald Harrison,
Jacques Gauthé (clarinettiste varois qui vécut longtemps à New
Orleans). Tous croqués sur le vif dans les petits clubs de la ville
(Joe's Cosy Corner, Dona's, Palm Court Café, Preservation Hall), à
l'église Ste Augustine, au New Orleans Jazz & Heritage Festival,
ou au cours des parades des fanfares « second line ».
Dirty Dozen Brass Band, Young Tuxedo Brass Band, Rebirth Brass Band,
Original Tuxedo et Tremé Brass Band, bien sûr...Voilà une bien
belle série de portraits, d'autant plus émouvants, que parmi les
quelques 180 œuvres reproduites, figurent un grand nombre de
musiciens aujourd'hui disparus...…).
Sidney Bechet en Suisse, Edition bilingue
français-anglais, United Music Foundation, Genève, Suisse, 2014, 218 p.,www.unitedmusic.ch
Voici un travail éditorial extraordinaire liant texte et
musique, conçu et réalisé avec des moyens importants par David Hadzis, qui a
obtenu le concours de deux spécialistes, Fabrice Zammarchi (Sidney Bechet) et Roland Hippenmeyer (Le «cas» Bechet), relatant le passage en Suisse d’un des grands artistes de la musique du XXesiècle, Sidney Bechet. Ne manque que Guy Demole, auteur en Suisse toujours en 1996 (réédition
en 1998) d’une belle discographie d’un maître qui reste très apprécié chez nos
voisins mais aussi dans le monde du jazz, tant il est un artiste toujours
essentiel du jazz, même si les médias d’aujourd’hui n’en sont plus curieux,
même quand il prétendent parler de jazz.
Signalons pour information que ce beau livre (format 33
tours, 31cm x 31cm) contient 4 disques compacts avec des enregistrements pour
beaucoup inédits des passages en Suisse de Sidney Bechet. Il a été préparé et
présenté pour la 8e journée mondiale du patrimoine de l’Unesco le 27
octobre 2014 à Genève et soutenu par l’Unesco. Heureux Suisses qui arrivent à
débloquer de tels projets en nos temps d’économie, et pour cette fois, on va
les féliciter, car la musique est tout simplement magnifique – montrant tout ce
que la bêtise a incité à penser d’un aussi grand artiste – musique très bien
restituée ici sur le plan technique avec les présentations et interviews
d’époque, ce qui apporte une autre information sur la notoriété exceptionnelle
de Sidney Bechet, fêté avec une certaine naïveté et un amour certain du jazz
qui font plaisir à entendre. Le public n’a pas été conditionné par une
quelconque propagande, il est simplement là parce que la musique de jazz, celle
de Bechet en particulier, sans complaisance aucune, provoque une vraie liesse
populaire, phénomène authentique aujourd’hui impossible car la propagande
commerciale a depuis perverti la relation directe entre public et artiste, l'a canalisée, organisée en phénomène de mode.
Nous voici donc devant un magnifique livre, fourmillant de
documents incroyables comme le contrat d’engagement de novembre 1954 où l’on
peut voir que Sidney est domicilié chez Delaunay, 14 rue Chaptal à Paris, les
billets d’entrée, les affiches, les coupures de presse, les contrats, etc.,
trésors amassés par la mémoire collective des amateurs de jazz de tous les
pays, dont on mesure dans ce genre d’ouvrage le caractère unique, précieux
presque sacré.
Il y a des centaines de photos originales de Sidney, seul ou
en compagnie, des photos aussi des concerts donnés en Suisse, avec une
photogravure de très grande qualité, qui donnent une meilleure idée de
l’importance de Sidney Bechet en son temps.
Il n’est pas inutile de rappeler que Sidney Bechet fut très
tôt distingué par le grand chef classique, grand musicologue également, Ernest
Ansermet, dans un article fameux paru en 1919 en Suisse (La Revue Romande) et repris dans Jazz Hot (n°28 de novembre-décembre 1938), et que si Duke
Ellington, Louis Armstrong en ont fait un pair, c’est que Sidney Bechet est
tout sauf un musicien commercial, étiquette collée par une bande d’abrutis
épris de musiques forcément nouvelles, déjà, dans des années cinquante-soixante
qui ont installé la musique commerciale la plus absurde à grand renfort de
publicité et de pression médiatique et commencé à détruire l’écosystème du
jazz.
Sidney Bechet a réussi, comme Ellington mais plus
fréquemment que lui, à entraîner dans ses grandes interprétations des musiciens
européens de talent, à les faire jouer dans l’esprit d’une musique que
visiblement tous ces gens aimaient suffisamment pour en connaître profondément
les éléments constitutifs. Ils ont pour nom ici René Franc, Eddie Bernard,
Pierre Braslavsky, Henri Chaix, Guy Longnon, Claude Luter, André Réweliotty et
beaucoup d’autres. La puissance de Bechet est telle qu’elle dynamise tout.
Bechet n’a jamais, comme Louis Armstrong, sacrifié une once de son
authenticité, y compris dans ses recherches classiques ou populaires les plus
éloignées du corps principal de son œuvre.
Enfin Bechet, c’est un son d’une telle intensité qu’on
comprend l’admiration des musiciens modernes de toutes les époques, les plus grands
n’ayant jamais caché l’impact, la puissance qui se dégage de ce bonhomme.
Les enregistrements permettent aussi d’entendre la voix
tranquille de Sidney Bechet s’exprimant en bon français et avec beaucoup
d’intelligence sur sa tradition, sur Jelly Roll Morton, c’est très émouvant.
Le livre est préfacé par Daniel Sidney Bechet, son fils, par Bob Wilber,
grand héritier du saxophoniste néo-orléanais et par Claude Wolff, son manager, qui
rappelle le rôle joué par Charles Delaunay pour lui permettre de revenir en
France après l’épisode «fait divers» qui lui avait valu une interdiction de
séjour.
Les textes des deux spécialistes sont passionnants et
informatifs, étalés dans un enchaînement chronologique de 1949, et ce premier
concert en Suisse, à 1959, année de la disparition de Sidney Bechet. Ils
fourmillent de témoignages de proches, comme Claude Luter, évidemment, mais
aussi de beaucoup d’autres musiciens qui ont côtoyés le génie du grand saxophoniste et
clarinettiste.
Il y a en 1959, une année difficile pour le jazz en raison
de multiples disparitions d’importance (Lester Young, Billie Holiday, Sidney
Bechet donc), deux belles couvertures de Jazz Hot avec Sidney Bechet, l’une en juin, l’autre en
juillet-août avec Charlie Parker dans le bus de la tournée. Elles auraient pu
figurer dans ce bel ouvrage consacré à un génie de la musique de jazz. Un
ouvrage indispensable à tous les amateurs de grande musique.
When Lights Are Low. Portraits in Jazz, par Esther Cidoncha,
Editorial La Fabrica. Madrid, 2014, 232 pages
Au
moment où l’édition de livres en numérique se multiplie il est
bon de pouvoir manipuler, toucher, feuilleter un vrai livre, avec du
papier de qualité, une couverture épaisse et soignée, une
esthétique à la hauteur d’un livre d’art, ce qui convient à
l’art qu’est le jazz. On ne se lasse pas d’accomplir les gestes
correspondant aux trois verbes ci dessus mentionnés. L’entrée
dans "l’œuvre" elle-même laisse place à l’exercice
d’autres sens. C’est sur un magnifique Ron Carter, avec un
immense sourire, que s’ouvrent les 232 pages et quelques 180
photographies qu’Esther Cidoncha a sélectionnées parmi celles
qu’elle a ravies au jazz au cours des 25 dernières années.
Les
yeux sont alors sollicités par une mise en page et une typographie
recherchées. Outre un texte de l’auteur, quatre autres textes sont
offerts en espagnol et en anglais (le bilinguisme est d’ailleurs
bien mis en page). Wadada
Leo Smith, Antonio Muñoz Molina, Chema García Martínez et José
María Díaz Maroto en sont les auteurs. Les
réflexions s’avèrent intéressantes, particulièrement celles de
José María. Le texte d’Esther Cidoncha apporte des précisions
sur sa passion pour le jazz et la photographie.
Plusieurs
citations en pleine page s’intercalent entre ce qui est l’objet
du livre, les 180 photographies. Ces citations viennent de Monk,
Armstrong, Parker, Lacy, Griffin… des références en matière de
jazz.
L’excitation visuelle se poursuit chaque fois que les
doigts effleurent le papier pour découvrir à la page suivante un
nouveau cliché. Tous sont en noir et blanc, la couleur du jazz, et
en pleine page ou demi-page. Etant donné le format du livre ces
photographies apparaissent bien comme de véritables œuvres
d’art !
Evidemment les géants du jazz qui ont offert les
citations sont pour la plupart absents des photographies. Esther
Cidoncha travaille alors qu’ils ont presque tous disparus. Pas de
Armstrong, Basie, Gillespie ni Ellington… mais les noms de ceux
qu’elle a pu écouter, d’abord en Espagne, puis en Europe et
ensuite aux Etats-Unis depuis 1989. Des chefs de file, Roney, Curson,
Hank Jones, Harris, Arvanitas, Sir Hanna, Hargrove, Payton... des
dizaines d’autres, mais aussi des artistes moins connus. Les
premières, jusqu’en 1999 sont de l’époque "argentique".
On trouve de remarquables clichés de Flanagan, Mc Pherson, Cobb,
Griffin, Taylor, Terry, Farmer… investis dans leur interprétation.
L’arrivée du numérique et du Nikon d’Esther à partir de 2006
ne perturbent en rien la qualité des tirages : Holland, Payton,
Zawinul, Konitz, DeJohnette, Lovano, Ron Carter … On apprécie
quelques portraits classiques ou en pied, américain ou en taille :
Hampton, Mercer Ellington, Doc Cheatham, Siankope, R. Glasper, Lacy,
Brown, Milt Jackson, Sweet Edison, … mais dans une majorité des
photographies le jazzman, en action, se détache nettement sur un
fond noir.
Près
de la scène, Esther Cidoncha travaille en serrant les plans, en
jouant avec la lumière dont elle dispose – le flash est exclu –
et consacre, dans son laboratoire digital, le temps nécessaire à
l’obtention du résultat qu’elle attend. L’œil alors ne se
disperse pas. Il se concentre sur l’expression d’un visage, sur
un geste, un regard… McPherson,
Hargrove, Cobb, Atkinson, Eddie Henderson, Ron Carter, Russel
Malone, Stanko, Wadada Leo Smith, C. Scott, Blake, Shepp, Sonny
Simons… Dans
plusieurs cas, la photographe offre un ensemble plus large, deux,
trois musiciens avec un protagoniste bien mis en évidence ou encore
un arrière plan qui resitue l’artiste : Cedar Walton quartet,
Rashaan, Carter, Regie Johnson, Leroy Williams, Benny Green, Mercer
Ellington… Excitation visuelle mais pas seulement... Ces
photographies et quelques-unes prises à la Nouvelle Orléans au
Preservation Hall et au Spotted Cat dépassent alors l’art de la
photographie pour devenir partie intégrante du jazz. Les regarder
c’est entendre le jazz, c’est en suivre l’histoire, la
pénétrer, en remonter le fil… C’est se heurter de plein fouet
au génome du genre qu’un Ray Brown, un Wynton Marsalis, un Yusef
Lateef possèdent au même titre qu’un Buddy
Bolden, King Oliver, Louis ou Bird. When
Lights Are Low. Portraits in Jazz :
un livre d’art pour jazzophile.
Patrick Dalmace
Jazz et complexité, Une compossible histoire du jazz
Jazz et complexité. Une compossible histoire du jazz, par Michel-Yves Bonnet, L’Harmattan, Paris, 2010, 223 p.
Sans aucune méthodologie
discernable, ce fatras d’intuitions plus ou moins mystiques
n’interroge jamais le jazz pour ce qu’il est, à savoir
justement, la manifestation artistique d’une condition historique
complexe. Bref, un texte qui devrait s’intéresser au jazz pour
lui-même comme réalité artistique ou sociologique cède au
nombrilisme verbeux à la française : des lectures, du Derrida,
des concepts, de l’idéologie (le pluriel ou l’innovation comme
concepts sacrés - comme si l’intérêt du jazz était ce
qui lui est extérieur).On retrouve les postures
habituelles, comme de nier l’existence du jazz ou la possibilité
de sa définition : comme Shlomo Sand qui nie l’existence du
peuple juif, Bonnet nie que le jazz soit advenu ! Cela doit être
très chic, ce genre de négationnisme paradoxal de l’évidence -
cela montre qu’on pense… On voit mal l’intérêt pour le
lecteur d’un texte s’appropriant le jazz comme objet de discours
pour en faire une dissertation de khâgne (citations obligatoires des
penseurs à la mode : Morin, Deleuze, Foucault, Sloterdijk ;
casage de mots savants indépendamment de toute argumentation :
« l’improvisation est récursive et hologrammatique, etc. »).
Quand on mélange sur la même page Miles Davis, Charlie Parker, Marc
Ducret, Steve Coleman et John Zorn, qu’on écrit une histoire
chronologique du jazz en quatre pages, une discographie arbitraire
(de Mahalia Jackson à Sébastien Texier !), et qu’on cite
autant de poètes et de philosophes sans aucun lien argumentatif
autre que l’incantation intellectualisante, c’est qu’on est
victime d’une grande confusion rédactionnelle.
Le Trompettiste de Staline par Patrick Anidjar, Plon, Paris, 2014,
414 p
Disons-le
tout de suite, je ne suis pas un critique littéraire. Par ailleurs,
je ne suis pas partisan des romans prenant « le jazz »
pour alibi. Ce domaine expressif est déjà assez parasité par les
clichés, les rêves qui masquent les réalités pour que l’on en
rajoute. Etant contre le libéralisme économique et dingue de
trompette, l’objet m’a donc été attribué car l’auteur
l’écrit : « ce roman est très librement inspiré de la
vie du trompettiste russe Ady Rosner ». Librement en effet, car
Ady Eddie Rosner (alias Adolf Roznir) (1910-1976) n’est pas russe1.
Ce trompettiste influencé par Bix, puis Louis Armstrong et Harry
James est né et décédé à Berlin. Sa vie est en effet un roman
sans qu’il soit nécessaire de s’en écarter. Oui, il fut une
vedette en URSS en 1940-46 et 1955-73, sa carrière ayant été
interrompue par un internement dans un camp (1947-55). L’autre
sujet du livre est l’antisémitisme qui a régné en URSS (pas que
sous Staline). Nous avons bien connu l’un des plus extraordinaires
trompettistes russes, Timofey Dokshitser qui eut à souffrir (comme
d’autres) de cet état de fait, ce qui a bridé sa carrière
internationale. Rosner devient ici un Izzy Grynberg, Juif originaire
d’Odessa à qui Staline demande de donner naissance à un « jazz
purement soviétique » (!). Il est malgré tout fait allusion à
Rosner lui-même, à Moscou en 1945 (p.267). Ce Izzy Grynberg qui,
bien sûr, s’est retrouvé au goulag, aurait eu avec une danseuse
du Bolchoï un fils, Jacques Linhardt, Français adopté par des
communistes et qui, à 50 ans découvre grâce à un oncle,
Alexandre, que son père fut un trompettiste célèbre. Il y a en
arrière-plan, l’URSS de Staline. Dans le première partie, le
récit alterne un chapitre consacré à Linhardt en 2001, avec un
consacré aux Grynberg. D’abord le père, Lazare, « bolchevik,
sympathisant du Bund, infirme et amateur de djhazz » (Odessa
1914, Paris 1919, 1929), puis Izzy. La deuxième partie du livre est
le roman d’amour entre Elsa et Izzy, puis la vie d’Izzy à Moscou
jusqu’à son arrestation. La troisième partie avant l’épilogue,
nous ramène à la construction du récit qui alterne les révélations
faites à Linhardt et la vie d’Izzy (mort au goulag contrairement à
Rosner) puis de son frère Alexandre, rescapé d’Auschwitz,
également trompettiste et oncle de Linhardt.
Indépendamment
de toute valeur littéraire, ce roman soufre de nombreuses coquilles
et d'erreurs factuelles : Billy Arnold n’est pas
afro-américain (p.79) ; l'auteur assimile 78
tours et microsillons (alors que ce second terme est synonyme de
disque vinyle 30 cm ou LP, support qui a remplacé le 78 tours à
partir du milieu des années 50) ;LaRevue
du Jazz (p.209) n’existe plus en 1937
(ni même en 1934), etc. Et quand il parle de trompette, l’auteur
n’est pas crédible : quand on a été blessé aux lèvres, on
ne joue pas (sans warm up)
sur une trompette et une embouchure qu’on ne connait pas, « West
End Blues »… « en, grimpant dans les aigus à des
hauteurs stratosphériques » (p.194) ; on est dans le rêve
(tout comme p.356-357, avec une embouchure glacée alors que ça
« faisait une éternité qu’il n’avait pas porté sa
trompette à la bouche ») ; la Selmer « balanced
action » pouvait être de « petite perce » (et non
« étroite »), ce qui n’impose pas de « souffler
plus fort » ; la lésion de l’orbiculaire (ici, « muscle
du baiser ») n’est pas « une blessure courante chez les
grands trompettistes » ; les grands instrumentistes savent
gérer la pression de l’embouchure sur les lèvres et de grands
jazzmen (pas forcement grands instrumentistes) ont pratiqué le
« strong arm system » d’où parfois une crevasse et/ou
un cal labial ; de même, l'auteur accorde beaucoup d’importance
aux poumons pour le jeu de trompette, or la respiration ne fait pas
tout. Même si c’est un roman, le détail importe.
Au fil
des pages, on croise des évocations, en principe familières au
jazzfan (Bucky Pizzarelli, Norman Granz, Will Marion Cook, Bricktop,
Joséphine Baker, Django, Duke Ellington, Louis Armstrong et même
Morris Karnofsky, Chet Baker, Hugues Panassié, Sam Wooding, Leonard
Feather, Tsfasman, Leonid Utyesov –ici Outessov-, etc…). Ce qui
peut suffire à certains d’entre eux pour acquérir ce roman,
d'autant que ce texte, à l'écriture simple et directe, pourrait
être qualifié d' « easy reading ».
Michel Laplace
1. Voir sa
biographie dans le DVD-Rom de Michel Laplace, Le Monde de la
trompette et des cuivres.
Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée
Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée, par
Jean-Marie Parent, L’Harmattan, Paris, 2012, 223 Une caractéristique
lancinante d’une bonne partie de la production livresque autour du
jazz en France est qu’elle est soit le fait d’universitaires qui
s’approprient le sujet de manière aride, soit le fait de nobles
amateurs auxquels le jazz inspire une envie d’écriture que rien de
vient discipliner. La philosophie et la poésie (car tout est
philosophie et tout est poésie) sont souvent les écrins plus ou
moins scolaires qui s’offrent pour donner forme à ce désir
d’écrire sur le jazz. Le danger est grand de céder alors à
l’impressionnisme des perceptions personnelles et aux
grandiloquences métaphysiques – dont le jazz n’est plus alors
que le prétexte – sans se soucier de la nature du discours que
l’on produit. Car parler de jazz, c’est a priori, vouloir
en rendre compte. Tel est du moins le postulat du discours critique,
qu’il soit historique, esthétique, social, musicologique et, si
possible, un peu de tout cela.
Qu’en sept pages sur
Coltrane on arrive à citer Sartre, les haikus, Bergson, Tati,
Heidegger (signalons au passage que son fameux appel à la terre n’a
rien de poétique et renvoie aux racines du Volk germanique…),
Pascal, Perec, Ponge, Robbe-Grillet, Cukor et le bouddhisme, mais pas
McCoy Tyner ni Philadelphie, est symptomatique. Pour Louis Armstrong,
à peine évoqué « Cornet Chop Suey », il sera question
d’Epicure, Nietzsche, Kant, Socrate, Hans Jonas, Spinoza, Clément
Rosset… en moins de trois pages ! On n’aura vu New Orleans
que dans le titre du chapitre… Clairement, le jazz est ici un
prétexte – peut-être même à l’insu de l’auteur dont
l’enthousiasme est évident.
Le discernement fléchit
nettement (Michel Portal égal de Spinoza dans la quête de liberté
est une pensée trop audacieuse pour nous) et l’abord du jazz
rejoint ainsi les poncifs les plus rebattus (l’Afrique, le Silence,
la liberté, le métissage…) et ils n’aident en rien à la
compréhension du jazz. Penser le jazz n’est pas
l’« intellectualiser » à coups de références
scolaires. Un problème de point de vue, sûrement, qui part du jazz
pour en faire l’illustration de concepts plutôt que ce se
concentrer sur le jazz lui-même…
Une Année sabbatique, par Alain Gerber, Editions de Fallois, Paris,
2013, 300 p.
La publication en 2013 du roman d'Alain Gerber, Une Année sabbatique (Editions
de Fallois) est l'occasion de revenir sur un épisode particulier de la
vie de Sonny Rollins, son internement de dix mois, en 1952, à la prison
de Lexiton (Kentucky) où il suivit un traitement expérimental qui le
délivra de la drogue.
Gerber
retrace l'épreuve que le ténor a affrontée au travers d'une fiction,
dont le héros, véritable alter ego de Rollins, se nomme Sunny Matthews.
Le récit est en fait celui d'un double affranchissement : vis-à-vis de
l'héroïne mais également de l'influence tutélaire et stérilisante du
"maître", le Bleu, alias Charlie Parker. Un processus d'individuation
qui nous mène à une réflexion plus large sur la culture afro-américaine.
Je
n’entrerai pas dans le contenu même du roman d’Alain Gerber
écrit en 2009, qu’il convient de ne pas déflorer ; il
comporte en lui-même une part de surprise, et même de suspens, qui
n’est pas la moindre qualité de ce texte. Par ailleurs, je
partage, pour l’essentiel, l’appréciation que Jacques Aboucaya a
portée sur le contenu littéraire de cet ouvrage1.
En revanche, j’explorerai ici la part de véridique que comporte
cette fiction : pour en apprécier plus que le cours littéraire,
les ressorts et les démarches individuels, en relation avec le
contexte socio-historique que ce récit très riche délivre sous
forme de constructions de personnalités.
Ce
roman à clés, dans lequel figure, sous des noms d’emprunt, la
plupart des acteurs emblématiques de la génération bebop, évoque
un épisode relativement peu connu de la vie de Sonny Rollins, sa "retraite" de la scène jazzique au début des années
1950. Les lecteurs les plus âgés de Jazz
Hot et
de Jazz
Magazinese souviennent certainement des discussions évoquant sa démarche,
en forme de recherche de soi, de quête, qui ne concerna pas le seulNewk ;
Coltrane, par exemple, emprunta une autre voie en explorant les
formes du mysticisme de l’Inde. Néanmoins, s’il reprend des
éléments authentiques de la vie de Rollins, ce récit ne respecte
ni les circonstances ni la chronologie historique réelle, telle que
la biographie factuelle du musicien la révèle et que la
discographie confirme.
En
effet, l’action se déroule – sans que l’auteur la spécifie
explicitement mais au regard des situations relatées – sur une
période de moins d’un an se situant entre février 1955 (avant la
mort de Charlie Parker, le 12 mars 1955) et l’été 19552.Or, s’il était plausible que la cure ait eu lieu quelques mois
avant son retour sur scène dans le Clifford Brown-Max Roach Quintet
(le jeune trompettiste, Scott Lloyd, dans la seconde partie du roman
n’est pas sans évoquer le jeune Clifford), à l’automne 1955, en
remplacement d’Harold Land – ce que respecte le récit, en
revanche, ni les dates ni les circonstances de sa présence à
Lexington ne correspondent à celles du roman : Rollins avait,
en effet, été arrêté une seconde fois en 1952, pour usage
d’héroïne3et pour n’avoir pas respecté les conditions de sa libération sur
parole en 1951. Il fut donc affecté, en 1952 et non en 1955, de
manière autoritaire, et non volontaire, au Federal
Medical Centerde Lexington, même s’il semble avoir accepté d’y suivre le
traitement expérimental à la méthadone qui le libéra de l’emprise
de la drogue. Au demeurant, l’action n’aurait donc pu se situer
en 1952 car, la disparition du Bleu, alias Charlie Parker, un des
ressorts majeurs du récit, n’était pas envisageable. De même,
n’auraient pu être invoqué l’album enregistré avec le
« Maître », un second élément important du romanesque
de ce texte : ses cinq sessions avec Bird se sont déroulées
entre janvier 1953 et janvier 19544.
Comme Denis Diderot, qui soutenait ne pas avoir d’imagination et
préférait s’en remettre aux choses de la vie, Gerber se sert
d’évènements pour recomposer, reconstruire une fiction du réel
susceptible d’éclairer sur l’objet de son sujet : la
démarche du musicien Sunny Matthews, un autre lui-même, comme
illustration de la quête de l’artiste dans sa recherche du Vrai,
du Bien, du Beau. Ambition platonicienne seulement ?
Sunny
Matthews est dans cette fiction un « modèle idéal »5de l’artiste, en l’espèce un musicien de jazz, sensé
représenter, au-delà de lui-même, le jazzman en recherche
d’authenticité. En cela, le personnage romanesque n’est pas
dominé par ses émotions ; il ne doute ni de sa décision ni de
sa manière ! Bien au contraire, il est déterminé et manifeste
un volontarisme, allant de l’ascèse (refus de participer aux
activités de l’établissement de cure) à la mortification (rejet
des sollicitations : du praticien comme de sa compagne jusqu’au
contact avec la musique et la pratique de son instrument). Mais cette
apparente autopunition ne relève en rien d’une quelconque attitude
rédemptrice, mais bien au contraire d’une intention réfléchie,
raisonnée : le retrait de la pratique musicale comme
autodiscipline dans sa réflexion sur les fondements même de la
musique, pour l’évitement de la médiocrité et la quête d’une
vérité dans son art. Qu’est-ce être vraien musique ? Est-ce jouer en imitant, en se coulant dans la
manière du Bleu s’interroge Sunny ? Non, bien sûr ! Et
« aucunement », lui répond en écho Diderot à propos du
comédien. Et d’ajouter : « Le vrai en ce sens
ne serait que du commun »6.
Et la meilleure façon d’éviter l’écueil de ce commun,
d’exister – dans la musique comme dans le « noble art »
qu’il lui substitue au sortir de sa cure – consiste à créer les
conditions, à se donner les moyens pour dominer la question en
écartant toute forme d’aléa, comme la sensiblerie, qui pourrait
le détourner de son projet, de lui faire perdre son self contrôle
lors de la réalisation de son œuvre.
Ce
roman interpelle ainsi le lecteur sur la solitude réelle ou
ressentie de l’artiste. Orgueil ou lamentation ? Fierté et
souffrance ? Le thème n’est pas nouveau. Le récit romantique
a servi un certain nombre d’histoires, du Chopin de midinette au
Liszt de chapelle en passant par le Paganini de salon, qui ont
renvoyé l’image de créateurs mus par leurs émotions, par leurs
passions, par leurs drames personnels, sans que le contenu même de
leur création n’ait été susceptible d’être obérée par
l’ombre tutélaire d’un maître castrateur. S’ils ont reconnu
le talent et le génie de leurs prédécesseurs, ni Bach, ni Mozart,
ni Beethoven, ni Schubert… et plus près de nous Debussy, Ravel,
Schoenberg, Bartók et les autres ne semblent en avoir souffert. Les
acteurs de la civilisation occidentale européenne ont parfaitement
intégré l’historicité de leur art. Même s’ils ont
explicitement marqué des ruptures avec leurs prédécesseurs, ses
créateurs se sont intégrés dans le cursus sans en avoir été
meurtris et exprimé le besoin de s’en libérer. Dans ces
conditions, comment donner sens à cette Année
sabbatiquequi, pour être fictive, n’en est pas moins construite sur une
réalité dans les milieux du jazz.
Que
de fois n’avons-nous pas, en effet, entendu le discours récurrent
de jeunes musiciens de jazz invoquant leur identité, leur
originalité, et plus encore leur différence pour justifier de ne
« faire » que leur propre musique. Sunny Matthews en est
un représentant emblématique.
Il
convient, en premier lieu, de revenir sur le contexte historique de
ce récit. Nous sommes dans les années 1950, en une période où le
bebop a atteint son épanouissement avec ses grands maîtres en
pleine maturité. Cette situation met la génération suivante, dont
fait partie Sunny Matthews, en concurrence avec celle de ses
devanciers connus et reconnus, alors que la société américaine,
après les chocs de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale, se
reconstruit, se réorganise. Car si la guerre a contribué à
résoudre la crise, elle a généré un cortège de changements
internes. Les boppers ont d’ailleurs, eux aussi, agi d’une façon
semblable pour se libérer de la domination des maîtres du jazz
mainstream dans les lieux de musique à la fin des années quarante.
Si, d’un point de vue idéologique7,
la « bataille du jazz » eut lieu en France, la réalité
s’est aussi soldée aux Etats-Unis, comme en Europe, par des
conflits peu amènes.
Le
domaine économique trouva, avec le temps, des solutions empiriques.
En revanche, l’aspect esthétique immédiat et prégnant fut
violent et beaucoup plus lent à réduire les fractures. Il fallut
attendre le début des années 1960 pour voir s’éteindre les
tensions et constater un retour à l’amalgame des générations8.
Par conséquent, en ce milieu des fifties,
l’angoisse était grande pour des jeunes gens de 20 à 25 ans (en
1955, Sonny Rollins a 25 ans !) de se mesurer à des maîtres
encore jeunes : Parker n’avait que 35 ans ! Coltrane, son
aîné de quatre ans, connaissait aussi ce même doute ; il
orienta beaucoup de ces jeunes musiciens vers le créneau du rhythm
& bluesen pleine explosion, où beaucoup ont fait leur trou. Si Charlie
Parker fut souvent l’idole et le modèle des nouveaux arrivants,
beaucoup, et non des moindres, s’inspirèrent de Louis Jordan ou
d’Earl Bostic. Comment exister sur un marché du travail musical
sans justifier d’une différence d’avec ce qui se pratique dans
une si grande perfection ? Sunny Matthews ne manifeste pas
seulement le doute, l’insatisfaction, l’angoisse du créateur, il
est à la recherche de la justification de sa propre place sur la
scène jazzique au regard de concomitances fortes.
Le
jazz, dans les années 1950, voyait cohabiter des musiciens
représentant quatre siècles d’histoire musicale occidentale :
de la polyphonie de la Renaissance (musique de New Orleans avec des
artistes de première grandeur comme Louis Armstrong ou Sidney
Bechet) à la musique contemporaine (bebop avec des personnalités
puissantes comme Charlie Parker – le Bleu – ou Thelonious Monk –
le Serrurier…), sans compter le classicisme (le jazz mainstream des
grands orchestres de Fletcher Henderson, Duke Ellington, Count Basie
avec ses solistes Benny Carter, Johnny Hodges, Willie Smith, Coleman
Hawkins, Lester Young…). Il est à souligner que jusqu’à la
guerre en 1939, les acteurs de cette musique ont accepté l’héritage
du passé, les musiciens se reconnaissant des filiations implicites :
Fats Waller de James P. Johnson, Duke Ellington de Fats Waller et de
Willie The Lion Smith… Dans sa signification, en tant que vecteur
d’idéologies, la Seconde Guerre mondiale semble avoir rompu le fil
du temps, provoqué l’implosion de la chronologie jusqu’à
recomposer la matière même. Le train paisible des établissements
de Harlem d’après la Grande guerre avait cédé la place au
bouillon de culture des clubs de la 52nd
Streetd’avant le début de la Seconde9dans des structures aussi contradictoires que troublantes : les
clés de la modernité baroque pour le Bleu, les luminosités de
l’avenir dans la sculpture stridedu silence pour le Serrurier10.
Cette
situation troublée, explosive même dans le monde afro-américain du
jazz de Sunny Matthews, était-elle un phénomène généralement
constaté dans les Etats-Unis des années cinquante ?
Evidemment, non. Pas dans la communauté blanche. Pas même parmi les
musiciens blancs de jazz, pour lesquels l’histoire musicale
conservait sa logique. Même lorsque sa musique ne correspondit plus
aux tendances de la mode, Benny Goodman, comme les Chicagoansou autres musiciens dixieland, continua – après une tentative
avortée de reconversion au bop – à jouer le jazz de ses succès ;
les plus jeunes empruntèrent, avec leur accent propre, le nouvel
embranchement du bebop. Sur la Côte Est, sur la Côte Ouest, Lennie
Tristano, Buddy DeFranco, Gil Evans, Stan Getz, Dave Brubeck, Warne
Marsh, Lee Konitz, Bill Evans… Possédant les catégories mentales
de l’historicité propre à la civilisation européenne occidentale
dont ils étaient issus, ils participèrent normalement aux mutations
de ce courant musical sans jamais s’interroger sur la manière de
fuir son emprise ; bien au contraire, ils revendiquaient même
de se reconnaître en une école.
Tel
ne fut pas le cas de nombreux jeunes musiciens afro-américains,
comme Sunny/Sonny, dont l’ambition héroïque, fondée sur
l’illusion d’une génération spontanée, était d’apparaître
en nouveau Parker, en chef de file. D’où le besoin d’être
différent, de refuser les influences, les attaches passées,
considérées comme les chaînes invisibles de l’esclavage :
effacer ses origines, être un « musicien neuf », vierge
de tout passé, condition indispensable pour être libre. D’ailleurs,
Matthews considère ses collègues, en cure comme lui, avec
condescendance lorsqu’ils répètent11 ;
rendus à eux-mêmes, ils s’en tiennent à leur médiocrité et
n’ont plus la fierté de se dresser pour sortir de la condition que
l’histoire leur a fait, dont ils ne peuvent s’échapper que
« ravagés »12par le subterfuge illusoire de la drogue.
C’est
qu’au-delà de l’ambition individuelle du self
made man,
au demeurant non vidée de prétention même si liée à la
formidable carrière de Sonny Rollins, Matthews se trouve en but à
un contexte socio-historique insupportable. Privée de mémoire
collective par quatre siècles d’esclavage, la communauté
afro-américaine dut depuis toujours s’en forger une par sommation
de vécus individuels ; ne pouvant se réclamer d’un passé
qu’il n’a pas et devant s’insérer dans une histoire commune,
chaque membre éprouve l’illusion d’avoir à réinventer le
monde. En atteste l’acharnement incroyable au travail empirique du
Bleu pour acquérir la formidable virtuosité, qui en a fait le plus
grand13,
sa seule façon d’exister en inventant « le langage des
affranchis »14.
Ce combat exemplaire force son admiration et conforte en même temps
sa détermination désespérée. Sous cet angle, se pose la
signification de la virtuosité dans les mentalités des années
1950.
Le
phénomène est apparu en Europe à l’orée du XIXe
siècle dans le même temps que la bourgeoisie capitaliste s’emparait
des rênes de la société. En musique, l’arrivée du violoniste
Niccolo Paganini15,
dont les apports techniques à l’instrument sont indéniables,
symbolise cette évolution dans la manière de présenter l’art :
la virtuosité spectaculaire comme supplément à la façon de
s’imposer, d’en imposer au public : également, de justifier
d’un cachet plus élevé16.
La mode se prolongea longtemps : avec Chopin, Liszt… jusqu’à
Horowitz et Cziffra au XXe
siècle. Il fallut attendre une période assez longue, jusqu’à ce
que la société libérale installât confortablement sa domination
prescriptrice, pour voir changés les canons de l’esthétique
musicale et ne plus considérer l’interprétation à l’aune de la
virtuosité mais dans une conception plus large de l’œuvre, dans
laquelle la maîtrise technique de l’instrument ne devenait qu’une
des composantes de sa lecture. Après les excès « romantiques »
dont Paderewski17est resté emblématique, l’interprétation en revint à une
exécution plus respectueuse du compositeur. Une nouvelle génération
de musiciens, tout aussi virtuoses certes, mais plus attentifs à
rendre l’esprit des œuvres, apparut dans les années 192018,
qui donna une orientation neuve et plus exigeante à l’esthétique
de l’interprétation qui, avec quelques variantes, demeure celle
des années 2000.
Les
Etats-Unis ne furent pas épargnés par ce culte de la virtuosité.
Et le jazz, tout naturellement depuis les années 1920, connut une
histoire parallèle similaire. Au-delà de la novation et de
l’exotisme que représenta cette musique, ses artistes durent faire
valoir leur habileté artisanale sur les instruments avant de voir
leur art reconnu. Jouer vite matérialisait leur maîtrise,
garantissait les patrons de clubs dans leur compétence
professionnelle lorsqu’ils les auditionnaient à l’occasion desHarlem
contestsdu mardi ; tous les pianistes strides’y pressaient en longues files et chacun se devait de passer
l’examen de « Carolina
Shout » !
Les musiciens classiques, dominés par la mystique de la virtuosité,
étaient alors également subjugués par l’aisance instrumentale
des jazzmen ; de nos jours, même les plus brillants
concertistes restent encore impressionnés par les « cabrioles »
instrumentales des musiciens de jazz19.
Dans une société américaine ségréguée, où le qualitatif
esthétique20pouvait à chaque instant être contesté, le quantitatif du
savoir-faire restait le seul critère d’évaluation incontestable ;
dans ces conditions, l’artisan habile a toujours pu trouver un
emploi. La virtuosité et l’originalité du jazzman constituaient
deux des facultés indispensables, essentielles même, pour exister
et vivre dans une société libérale sans solidarité sociale, dans
un monde où l’argent constitue le mètre étalon de chaque
individu.
La
compétition, qui y est associée, est un autre thème sous-jacent du
roman. Elle intéresse la musique et la boxe : sur la scène ou
sur le ring, les hommes s’affrontent et le meilleur gagne sans
autre état d’âme ! Que ce soit le Bleu ou Scott Lloyd, leur
façon de concevoir l’apprentissage de la musique relève plus de
l’entrainement sportif et de la solidarité communautaire que de
l’enseignement académique. Et s’il s’est astreint à ne plus
toucher son instrument pour se libérer des gimmicksempruntés au Bleu, lorsqu’il se décide à accoucher son jeune
collègue de sa propre musique, Sunny le fera en reprenant son
saxophone, par l’exemple en empruntant la maïeutique de la
transmission orale traditionnelle. La présentation de la
performance, en termes sportifs avec classement, connote ce roman
dans les années 1950 si sensibles aux résultats quantifiés :
les classements économiques dans une période où la compétition
Est-Ouest faisait rage dans une guerre froide en pleine glaciation,
en termes de productions, d’emplois, de revenus... Chaque année
les revues spécialisées publiaient leur palmarès par instrument ;
alors, comme les grands chefs pour les macarons du guide Michelin,
les musiciens attendaient leur récompense ! Et l’on comprend
la défiance de Sunny à l’égard de la « critique » :« …
une pépinière de musiciens. "D’avenir", ajoutent les
critiques avec leur générosité dédaigneuse, et c’est hélas le
mot juste : de jour en jour, d’année en année, la musique ne
cesse de remettre à plus tard le rendez-vous qu’ils ont avec
elle ».
Dans
ces conditions, ce roman constitue-t-il seulement une méditation sur
la réappropriation de soi ? Les stations du calvaire auxquelles
s’est astreint Sunny/Sonny ne furent pas uniquement abstraites,
d’ordre esthétique, voire métaphysique. Le récit polymorphe de
Gerber nous décrit les difficultés, les embuches, les obstacles
qu’un « musicien d’avenir » doit vaincre, franchir
pour s’imposer dans l’Amérique des années 1950 et parvenir à y
faire sa place au soleil. L’auteur dresse un panorama d’une
grande finesse de la réalité socio-économique américaine en
contre-chant de l’histoire individuelle, au point de rencontre du
social et de l’individuel ; il recompose un tableau d’une
grande vérité « avec la verrue »21qui rend crédible la situation des Afro-Américains dans la cité –
relations Blanc/Noir lorsque Sunny est homme d’entretien et gardien
au sortir de sa cure. En un mot, il nous conte combien Rollins dut
« en chier » pour gagner le statut de vedette du jazz,
pour s’émanciper, pour échapper à son aliénation ; des
vérités qui ne furent pas qu’existentielles. Avec les
répercussions psychologiques et les séquelles incommensurables qui
accompagnent le vécu du créateur dans la société, le processus
dialectique d’identification/désidentificationcréant les conditions de « l’incessant chantier de la
singularité personnelle »22 :
du collectif – relations avec le monde du jazz ou le monde de la
boxe – à l’interpersonnel – rôle de la mère (de la sienne
comme de celle de Charlie Parker dans leurs relations filiales) –
en passant par les formes de l’entraide – entre individus de la
communauté noire (avec Scotty) –, « forme supérieure »23du social. C’est donc l’activité de Sunny qui forge sa
personnalité ; en ce sens, Une
année sabbatiquedevient reconstruction biographique. Pas seulement factuelle mais
féconde de par la complexité de la personnalité de Matthews et de
celles de tous les personnages qui concourent à son émancipation,
dans toute l’épaisseur de leurs actes. Ce type neuf de biographie« est
à la personnalité ce que l’histoire est à la formation sociale :
elle est l’histoire dans laquelle la personnalité, pour autant
qu’elle y réussisse, se constitue, s’active et se transforme
jusqu’à la fin »24.
Je
me suis souvent demandé ce qui pouvait expliquer que Sonny Rollins
puisse réclamer des cachets mirobolants – que les responsables de
manifestations lui accordent – pour paraître un soir de festival
sur les scènes de la Pinède Gould à Juan-les-Pins, de
l’Amphithéâtre de Vienne ou du grand chapiteau de Marciac. Le
roman d’Alain Gerber, Une Année sabbatique,
qui fait le récit imaginaire d’un moment de sa vie, vient de lever
un coin du voile de ce mystère festivalier.
2. Alain Gerber, Une Année sabbatique,Editions de Fallois, Paris 2013. Juillet plus précisément (p 294) : « A la fin du mois
de juillet, elle avait rompu avec le docteur Phillips. Plus
précisément, leurs relations s’étaient distendues d’elles-mêmes
après le départ de Sunny ».
3. Il l’avait été la première fois en 1950 pour braquage à main
armée.
4. 30 janvier et 19 décembre 1953 ; 18, 23 et 24 janvier 1954.
5. Dans l’acception diderotienne.
6. Denis Diderot, Le Paradoxe du comédien,
Robert Laffont, Collection Bouquins, Paris 1996 Tome IV, 1674 p (p
1387).
7. Avec toutes les réserves qu’il convient de prendre sur ce sujet :
cf. Félix W. Sportis, « Le Siècle de Charles Delaunay 1 »,Jazz Hotn° 655, Printemps 2011, p 6-19 ; « Le Siècle de Charles
Delaunay 2 », Jazz
Hot n°
656, Eté 2011 p 26-41 ; « Le Siècle de Charles Delaunay
3 », Jazz
Hot 658,
Hiver 2011, p 36-43 ; « Le Siècle de Charles Delaunay
4, » Jazz
Hot n°
659, Printemps 2012, p 34-43 ; « Le Siècle d’Hugues
Panassié 1 », Jazz
Hot n°
660, Eté 2012, p 38-43 ; « Le Siècle d’Hugues
Panassié 2 », Jazz
Hot n°
661 Automne 2012, p 36-43.
8. Norman Granz joua un rôle essentiel dans ce melting
potintergénérationnel avec le JATP et sa politique éditoriale
phonographique.
9. Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor (7 décembre 1941),
l’Allemagne et l’Italie déclarent la guerre aux États-Unis le
12 décembre 1941.
10. AG, AS,p 12.
11. « Dans la salle de musique de Lexington, il est libéré de sa
honte. Loin de l’entraver, la médiocrité ambiante lui donne des
ailes. Il se paye d’audace ». (p 109).
12. « Un nid de drogués, et par conséquent de ravagés attirant
des quatre coins du pays des gens de toutes les couleurs, dont
plusieurs sont en dépit de leur dégaine, à ce qu’il paraît,
des célébrités dans leur patrie jusqu’au-delà des mers ».
(p 120).
13. « Ainsi avait-il traversé sur un radeau de fortune l’océan
excrémentiel formé par le distillat de sa formidable
incompétence » (p 114).
14. p 26.
15. Il est le musicien qui imposa le diapason à 440 Hz. Avant lui, les
musiciens baroques, habitués à donner leurs concerts dans des
salons, s’accordaient à 415 Hz. Aux fins de se mieux détacher de
la masse orchestrale, Paganini avait également l’habitude de
s’accorder un comma au-dessus du LA (446 Hz au lieu de 440). Cette
pratique a depuis été conservée par les solistes.
16. Un chroniqueur raconte que lors de son premier concert parisien, le
prix des places avait doublé : « le gens sont
devenus fous », commenta-t-il.
17. Ses interprétations de Chopin, dont il s’était fait une
spécialité, relevaient plus de l’assassinat que de l’exécution.
18. Les pianistes Gieseking (il enseigna Teddy Wilson pendant son séjour
américain avant la guerre), Kempff, Schnabel, Rubinstein…, les
violonistes Heifetz, Menuhin, Milstein, le violoncelliste Pablo
Casals,… et ceux des générations suivantes Michelangeli, Gilels,
Lipatti, Stern, Oïstrakh, Richter, Kogan, Janis, Rostropovitch,
Gould… ont dessiné l’esthétique moderne actuelle.
19. L’anecdote qui rapporte que, pour calmer l’insupportable
« hypertrophie de l’ego » de son gendre Vladimir
Horowitz, Arturo Toscanini l’ait, dans les années 1940, conduit
dans un club pour voir et entendre Art Tatum, traduit cet
enthousiasme réel des musiciens classiques pour les jazzmen. Or
Parker, (le Bleu, modèle de Sunny) passait le plus clair de ses
instants libres à aller écouter le pianiste aveugle du club qui
jouxtait celui où il travaillait !
20. Le jazz fut au début considéré comme un entertainment.
Dans les années 1950, il était considéré comme un moyen de
sensibilisation des jeunesses des pays d’accueil et un auxiliaire
de la diplomatie américaine. Il ne fut reconnu en tant qu’art que
bien tardivement aux Etats-Unis, en fait après la chute de l’URSS.
Encore avait-il été imposé par la reconnaissance qu’il reçut à
l’étranger, en Europe et notamment en France jusque dans les
années 1960, grâce à Charles Delaunay, Hugues Panassié, le Hot
Club de France et Jazz Hot qui ont œuvré à sa diffusion des le
début des années 1930.
21. Sans quoi le caractère du texte aurait été insuffisant. Gerber
répond « aux deux conditions [du romancier] qui semblent
contradictoires, d’être en même temps historien et poète,
véridique et menteur ». Sans quoi, manquerait « la
verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de la petite
vérole à côté du nez, qui les rendrait vraies », Diderot,Les deux
amis de Bourbonne,
Œuvres, Tome II, Contes, Robert Laffont Flammarion, collection
Bouquins, Paris 1996, 1022 p (p 480).
22. Lucien Sève, Penser avec Marx
aujourd’hui – L’homme? Tome II, La Dispute, Paris 2008, p 478.
Le Monde de la trompette et des cuivres (classique, variétés, jazz),
par Michel Laplace, Marciac, 2014, 3306 p., michellaplace@neuf.fr (PDF/DVD-Rom)
Ledocteur Michel Laplace nous livre dans cet ouvrage sur DVD-Rom, Le Monde de la trompette et des cuivres (classique,
variétés, jazz),
une œuvre monumentale. C’est la version 3, totalement remaniée,
d’un opus dont il avait proposé deux précédentes éditions (2005
et 2008) sous forme de CD déjà énorme, Trompette,
cuivres & XXesiècle,
représentant cinquante années de recherches.
Avant
d’entrer dans le détail – si cela est possible dans une simple
chronique bibliographique – d’un livre encyclopédique
représentant plus de 3300 pages, presque 8200 entrées, dont un
dictionnaire biographique d’instrumentistes de 7443 personnes, dont
6396 trompettistes, 644 trombonistes, 243 cornistes et 160 tubistes –
je suggère au lecteur de consulter la vidéo réalisée par Laplace pour présenter son travail.
Au-delà
des modalités explicites d’utilisation du DVD, vous visualiserez
la documentation réunie, consultée et analysée pour écrire et
réaliser cet ouvrage peu commun. Et là, comme disent les
jeunes de banlieues :
« Respect ! ».
La
dédicace de l’ouvrage, « à la mémoire de Maurice André,
Fred Gérard, Raymond Fonsèque et Roger Guérin », est un
manifeste en soi ; elle est révélatrice de l’optique
d’approche : un égal hommage rendu à tous les
instrumentistes jouant d’un cuivre, dans toutes les formes de la
musique occidentale : aux trompettistes, classique Maurice
André, de variété Fred Gérard et de jazz Roger Guérin, ainsi
qu’au tromboniste de jazz et au musicien Raymond Fonsèque1.
Ce travail englobe dans l’étude tous les aspects ayant trait à
l’usage et l’emploi de ces cuivres : diversité,
stylistique, conception musicale globale. Cette encyclopédie met la
trompette et les cuivres au centre de l’étude : les
instruments ne sont plus seulement envisagés en tant qu’outils de
musique mais sont eux-mêmes objets d’étude dans leur facture,
dans la physique du son et de l’acoustique, dans l’anatomie et la
physiologie de leurs pratiquants, dans les formes d’expression
musicale qui y ont recours.
L’ouvrage
PDF s’ouvre avec une sorte d’album photos : Clins
d’œilà ses fils enfants en compagnie de deux trompettistes de référence,
Cédric avec Dizzy Gillespie en 1985 et Jean-Marc avec Timofey
Dokshitser en 1982 ; Hommagesrespectueux aux instrumentistes : grands, moins grands et
anonymes … C’est la seule partie de l’ouvrage ou l’auteur
laisse apparaître sa sensibilité affective. Partout ailleurs, son
discours présente la rigueur d’un document au contenu factuel,
d’ambition scientifique.
Le domaine d’étude
Ce
DVD-Rom concerne toute la famille des cuivres (les brasses,
disent les Américains, par opposition aux reeds) :
trompette, cornet, trombone, cor et tuba. Chaque catégorie
d’instruments est étudiée en tant que telle, chaque instrument
est replacé dans son contexte d’utilisation musicale.
L’organisation
Le
DVD-Rom comporte l’ouvrage central proprement dit, en format PDF, qu’il
convient d’ouvrir en premier – Le
monde de la trompette & des cuivres–, pour accéder aux 10 autres dossiers associés, dont les
contenus sont reliés à cet ouvrage : 01. Echantillon Son,
Trompette, Cuivres & XXe siècle ; 02. Clips vidéos v2 ;
03. Classical Music (audio) ; 05. Light & Popular Musics
(audio) ; 05. Cuban Trumpet (audio) ; 06. New Orleans Dance
Halls & Brass Bands ; 07. Frénésie des rythmes en France
(audio) ; 08. Introducing Fred Gérard ; 09. Additional
Videos ; 10. Autobio (audio mp3).
L’organisation
du sommaire en début d’ouvrage, met l’accent sur la nature et la
priorité de cette œuvre : savoirs et manière d’y accéder.
D’utilisation pratique, sa lecture peut en être discursive (et le
lecteur dans son parcours se verra offrir la possibilité d’accéder
aux informations illustratives en ligne) aussi bien que sélective
(avec accès direct à l’information précise au moyen d’un
terme, d’un nom… avec la fonction générale « Rechercher »
sur l’ensemble et les mêmes fonctionnalités). Ce sommaire permet
d’accéder directement, par indexation, à chaque thème, aux items
et aux références. Ces occurrences, qui donnent lieu à des exposés
en langue française, sont regroupées en chapitres. Chaque chapitre
abordé est l’objet d’un chapeau de présentation sous forme dedigesten langue anglaise. Enfin, le livre comporte des articles spécifiques
traitant de sujets généraux, de questions connexes et/ou consacrées
à des musiciens particuliers (Louis Armstrong, Roy Eldridge, Bill
Coleman, Aimé Barelli, Jack Teagarden, … ou de moins connus mais
tout aussi intéressants par leur parcours comme Fred Gérard Arthur
Briggs, Raymond Fonsèque…) ; plusieurs sont en anglais.
La nature
Les
différentes parties sont dédicacées à des musiciens emblématiques
du thème traité. Ainsi, « La trompette & le cornet dans
le jazz et les musiques populaires » (p 182 & ss)
porte-t-elle une dédicace à Louis Armstrong ; « Historique
des styles archaïque et moderne du trombone » (p 2466) est
dédié au tromboniste classique Marcel Damant ; la
« Discographie : trompette (cornet) en Russie et URSS 1904
–1979 » l’est à Anatoly Selianin.
Les
dictionnaires biographiques (trompette, trombone, tuba et cor)
constituent le corpus central de presque 2200 pages (722 – 2915)
sur lequel s’agrègent les autres éléments constitutifs de cet
ensemble imposant.
Ces
dictionnaires biographiques sont réunis sous le chapitre « ALBUM
DE FAMILLE » (p 722 – 2915), lui-même divisé en plusieurs
sous-parties : « Un album de famille des cornettistes &
trompettistes », Who’s
Who of Trumpeters(p 722 – 2451) ; « Le monde des (autres) cuivres »,
qui s’ouvre par une présentation sur « La place du trombone
parmi les instruments à vent » pour se recentrer sur des
articles particuliers : « Sandy Williams et Jimmy Archey :
le trombone selon Bunk Johnson » (p 2458 – 2501), avant
d’ouvrir le dictionnaire biographique plus restreint des
« Personnalités du trombone » (p 2506 – 2724) ;
« Les tubas, saxhorns & l’euphonium dans le jazz et dans
les musiques populaires », se clôt avec un long développement
sur Raymond Fonsèque (p 2725 – 2804) ; « Trompette ou
cor ? Quand le "Mellow” dit… » en termine par
« Ladies
in brass »
(p 2086 – 2915).
Le
contenu des fiches biographiques, d’une concision voulue, est très
précis. Michel, qui a entretenu des relations épistolières avec
beaucoup de musiciens répertoriés, en donne l’état civil
élémentaire, en signale les attaches familiales éventuelles, les
parcours d’études et de carrière ainsi que, information rare, les
filiations stylistiques. Aucun dictionnaire de jazz, de musique
classique, et plus largement aucun livre de musicologie ne contient
un tel corpus descriptif et ne s’attache ainsi à la transmission
des traditions instrumentales. C’est prodigieux. Il ne sera plus
pardonnable aux journalistes d’ignorer : se référer à cette
bible des cuivres est professionnellement indispensable. Mais Le
monde de la trompette & des cuivresest tout aussi indispensable à l’amateur qui souhaite ou prétend
s’intéresser au jazz et/ou à la musique classique ! Car
l’appareil critique, qui accompagne ces fiches, apporte aussi les
informations discographiques, vidéographiques, filmographiques et
bibliographiques ainsi que les liens Internet, directement
accessibles, qui s’y rattachent. De la haute couture. Superbe !
Parallèlement
à cette structure centrale, on y trouve un important appareil
discographique de 333 pages (p 2916 – 3249), tant au plan de
l’information que de l’illustration sonore. Cet outil
discographique se présente soit sous sa la forme classique
(« Maurice André Discography »
p 2961 – 3004 ou « Aimé Barelli Discography– 1950/1974 », p 3016 – 2024), soit sous forme d’œuvre
commentée (« Discographie commentée de Louis Armstrong –
5/4/1923 au 26/2/1947 », p 3005 – 3014 ou « Oscar
Celestin Discography : Original Tuxedo Jazz Orchestra Days,
1925-8 », p 3060 – 3061).
L’ouvrage
propose ensuite un chapitre consacré aux illustrations vidéo et
sonores, « Citations sonores » (p 3250 – 3278). Cette
partie concerne toutes les formes de l’expression musicale, dans
lesquelles la trompette et les cuivres trouvent à s’exprimer
(classique, variétés, jazz, Cuba…), augmentée de 270
illustrations sonores ou/et vidéo.
Figure
enfin une importante bibliographie (p 3279 – 3288), à laquelle est
associée une courte mais précise biographie de l’auteur. Le
monde de la trompette & des cuivres se clôt sur une importante documentation annexe composée de
photographies, de facsimilés de publications, de courtes citations
ou de récits.
Ce
dictionnaire encyclopédique innove. Le support multimédia (écrit,
photo, vidéo, audio) constitue une révolution dans la diffusion des
savoirs aux sources multiples. Au plan technique, l’outil répond
parfaitement à la nature du projet de Michel Laplace ; il
dépasse même les espérances que pouvait concevoir Maître Denis
lorsqu’il se lança dans « la folle aventure de
l’Encyclopédie », dont l’auteur est, par l’ambition, un
digne héritier. L’iconographie, en particulier, à laquelle
Diderot attachait dans ses planches la plus grande importance au plan
didactique, est ici tout à fait remarquable. Car, si à partir du
volumineux écrit on accède aux enregistrements sonores, aux vidéos
et aux sites internet, la photographie y tient un rôle essentiel
dans l’illustration du discours. L’image fixe, qui donne chair et
vie à ce récit savant, permet qu’on s’y arrête. Et sous cet
aspect, la contribution de Lisiane Laplace est essentielle dans cet
ensemble ; ses clichés viennent éclairer et rythmer, avec
beaucoup de pertinence et de pédagogie, les contenus savants mais
parfois austères de son époux. La part féminine, dont il convient
de relever la touche dans cet ouvrage, en rend le sérieux tout à
fait soutenable ; sans compter qu’il est aussi permis de
« regarder les images » et percevoir que ces
instrumentistes sévères, au caractère revêche, d’une conscience
professionnelle parfois obsessionnelle, sont aussi des hommes et non
des ascètes ou des extra-terrestres.
Du contenu de l'ouvrage
L’originalité des savoirs
Au-delà de l’aspect musical que couvre l’ensemble de cet énorme
opus, je souhaite attirer l’attention du lecteur sur quelques
chapitres qui traitent de sujets habituellement peu abordés par les
auteurs dans ce type de livre.
En
l’espèce, d’abord par ceux de l’organologie ; ensuite par
les médecins spécialistes2(otorhinolaryngologistes, voire d’odontologues) dans le cadre de
pathologies professionnelles, que l’auteur aborde notamment dans
« Points de techniques » (p 658-721).
Dans
cette partie, Laplace, qui associe savoirs du médecin et
d’instrumentiste (depuis quarante-huit ans, il pratique chaque jour
sa trompette) délivre une information particulièrement
enrichissante pour le lecteur curieux de la « fabrication du
bruit ». Cet exposé très documenté et néanmoins didactique
justifie l’émerveillement que les auditeurs ont peut-être éprouvé
en écoutant Louis Armstrong et Maurice André, Dizzy Gillespie ou
Clifford Brown et Roger Delmote ou Timofey Dokshitser, Joe « Tricky
Sam » Nanton et Marcel Damant. Et l’énumération n’est en
rien limitative. Que d’acquis ces hommes ont empiriquement cumulés
pour parvenir à la maîtrise parfaite de leur technique
instrumentale, pour interpréter les œuvres dont ils nous ont laissé
des chefs-d’œuvre enregistrés ! Et la présentation simple
et très pratique qu’en donne Michel leur confère à la fois
grandeur et humilité au regard du travail accompli.
Outre
l’énorme information et surtout l’érudition que recèle cette
colossale entreprise, c’est l’originalité des approches
musicales que cette étude, sous l’angle organologique, autorise.
Ainsi,
l’auteur s’intéresse-t-il aux « Principes techniques »
(p 230 - 233) qui, dans la facture même de l’instrument
"trompette”, autorise certains usages, mettant en relief la
corrélation type d’embouchure/catégorie d’expression musicale.
De la même façon la présentation visuelle (photos, croquis) des
accessoires de la trompette – plunger,sourdineharmon, bucket… – et sonore associée de leur utilisation (enregistrements p
233) constitue-t-elle, en même temps qu’une exhibition, la
matérialité/matérialisation du son, élément déterminant dans le
traitement sonore (expressivité « hot » p 189 - 190) en
matière de jazz.
C’est
dans la présentation musicologique, réunissant les acquis de
l’organologie, de la physiologie, du contenu musical et du
traitement du son, que le travail de Michel Laplace s’avère le
plus stimulant. L’illustration la plus parfaite en est « Le
trombone chez Maurice Ravel & Duke Ellington » (p 2486 –
2497). Au-delà du parallélisme des moyens, dans le traitement des
difficultés d’ordre technique rencontrées par les musiciens
classiques dans la partie de trombone du Bolérode Ravel (avec exemple de traitement par Léo Vauchant p 2464), c’est
la mise en évidence des contraintes techniques instrumentales dans
les innovations musicales en ces années 1920 et 1930 d’une grande
richesse (musique française de Ravel comme le jungle
styled’Ellington), dont l’auteur entretient le lecteur dans une
perspective chronologique, d’une part, dans une étude comparative
esthétique, d’autre part. Et cette simultanéité, de la
problématique instrumentale comme de la différenciation des
domaines d’application, autorise une approche sensiblement
différente, nouvelle et enrichissante de l’histoire intrinsèque
du jazz – qui intéresse au premier chef les jazz
fansmais tout autant les hommes de culture simplement –, ne serait-ce
que par la nature des relations qu’il entretient avec les autres
formes occidentales de l’expression musicale : musique
classique, musiques populaires (musique typique, de variétés et
autres).
Le polémiste
Mais
cette approche essentiellement technique de la musique n’est pas
sans conséquence sur son interprétation philosophique. Car ce
savoir n’a jamais été pour l’auteur une fin en soi. En digne
héritier des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, Michel Laplace ne se prive, en effet, pas d’en tirer des
enseignements sur les sujets connexes que sa réflexion l’amène à
aborder, notamment dans ses articles de synthèse. Il en est
beaucoup, au plan technique stricto
sensu,
que le lecteur ne pourra que partager ; il s’agit de savoirs
précis mis à disposition. En revanche, il en est plusieurs,
touchant à la conception générale de la musique, qui, de par la
méthode positive de sa démarche, pourront le heurter et même le
courroucer ; plus près de d’Alembert que de Diderot dans sa
philosophie marquée au sceau d’un scientisme par trop
systématique, l’auteur est entraîné à soutenir des points de
vue parfois plus contestables.
Ainsi,
à propos du jazz – qui ne concerne certes qu’une partie, mais
néanmoins très importante, de son ouvrage, dont il possède de
manière approfondie la culture –, « Le jazz hot est-il une
musique ? » interroge-t-il de manière provocatrice, page
237. Et pour fonder sa thèse, en s’appuyant sur la déclaration de
Jelly Roll Morton, selon laquelle « le jazz est un style qui
s’applique à n’importe quel morceau », il en vient, pour
compléter son raisonnement, à poser la question : « Est-ce
que l’interprétation est la musique ? ».
« Le
jazz est une façon de jouer la musique populaire qui, en l’espace
de 95 ans (1915-2010) s’est élevée au rang d’expression
artistique (art
form).
C’est la contribution principale de l’Amérique du Nord à la
musique du XXe siècle, seulement précédée par le ragtime (période créative :
1893-1927), devenu une musique de répertoire, et le blues (qui
émerge en 1903-1904, avec le boogieen 1904) qui contribue via le rock’n
rollune racine fondamentale de la pop music », pose-t-il en termes
de présentation3.
Et il prolonge sa pensée quelques paragraphes plus loin :
« Même si en pré-jazz et jazz il y a un répertoire
spécifique, le jazz n’est pas une musique de répertoire ! Ni
même une musique. C’est une façon de jouer, un style
d’interprétation, qui associe un traitement spécifique du rythme
(le swing) et du son (l’expressivité hot), comme en eut
l’intuition André Schaeffner dès 1926. Jelly Roll Morton
disait : " le jazz est un style qui s’applique à
n’importe quel morceau (jazz
is a style that can be applied to any type of tune) ”4 ».
La nature du débat sur le jazz
Parce
que le point de vue de Michel Laplace n’est ni commun ni moins
encore ordinaire et parce qu’il ne manquera pas d’interpeler les
lecteurs sur un sujet qui dépasse la simple assertion incidente, il
me paraît important d’en disputer, comme au Siècle des Lumières,
dans le meilleur esprit du polémos ;
d’autant que l’ouvrage, de par son contenu exceptionnel, le
mérite et l’exige.
« Sans
liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur »,
proclame Figaro.
De l’interprétation
Que
le jazz nécessite d’être interprété, nul n’en doute ;
comme toute les musiques. Mais la notion d’interprétation du fait
sonore comporte plusieurs acceptions, plusieurs registres. Je n’en
retiendrai que les deux principaux.
Le
premier niveau d’interprétation, qui est indispensable pour
rattacher une musique à la tradition culturelle qui la fonde,
constitue le socle de cette culture musicale dans la civilisation où
elle est apparue ; ce niveau d’interprétation est
consubstantiel à l’émission séquentielle des sons et des
silences, qui lui donne sens. La seconde acception de
l’interprétation, et jusqu’à un certain point presque
superflue, relève de la seule sensibilité du musicien et du talent
de l’instrumentiste.
Dans
toutes les musiques, savantes comme populaires (classique, jazz ou
variétés), occidentales et autres, le niveau premier de
l’interprétation est transmis de façon orale par les enseignants
(maîtres en Inde, griots en Afrique, professeurs en Occident) à
leurs élèves5.
La musique classique occidentale, bien qu’écrite, comporte
elle-même cette part de transmission orale des règles de lecture,
dans la façon de transcrire de manière sonore les partitions, de
leur donner vie. Cette réalité trouve son illustration dans
l’anecdote que relate Henry Kissinger lors de l’une de ses
visites à Pékin en 19736.
Quant au second niveau d’interprétation, celui dont parlent les
journalistes dans leurs chroniques musicales, il dépend de la
capacité de l’instrumentiste à jouer de sa sensibilité pour
traduire son intelligence du texte, tout en continuant à respecter
les codes du niveau I qui régissent la musique dans laquelle il
s’exprime. Combien d’enfants ont maltraité La
lettre à Elise,La
Tartine de beureou la Marche
turque ?
Devenus adolescents, un jour d’oral de musique au bac, ils
exécutaient une Valse
des adieuxqui devait plus à André Verchuren qu’à Frédéric Chopin. Trop
content de compter encore un candidat, l’examinateur ne lui en
donnait pas moins une bonne note ! Et s’il y a différence
d’interprétation entre Gould et Richter sur une pièce de Bach
c’est au second niveau, en termes d’intelligence sensible
seulement de « la matière compositionnelle » qu’il
faut l’entendre ; ces deux pianistes, formés à la musique
par des maîtres qui leur ont transmis les règles de la tradition
classique, n’en ont pas moins une lecture musicale commune de
premier niveau pour la musique du Cantor de Leipzig ; c’est
cette référence commune première qui rend pertinente la
comparaison de leurs interprétations secondes respectives7.
De
la même façon, le jazz, musique très largement transmises par
l’oralité à ses débuts, a connu et continue de connaître
également cette transmission orale du niveau premier de
l’interprétation, qui fonde son enracinement culturel dans la
civilisation étatsunienne. Parmi ses critères consubstantiels
transmis par les maîtres aux disciples, le traitement « hot »
du son et surtout le « swing » dans celui du rythme. Il
convient d’ailleurs de souligner que ces deux critères fondateurs
ont eu tendance à disparaître avec l’enseignement académique de
plus en plus poussé des instrumentistes, phénomène maintenant
quasi général8.
Quant au second niveau de l’interprétation, il correspond à la
sensibilité, à l’école des musiciens qui donnent leur lecture
des multiples pièces du répertoire : nous ne comptons plus les
versions enregistrées de « ‘Round Midnight »,
« Caravan », « Lush Life »… par des
musiciens jouant le même ou des instruments différents… Et, bien
que différent de l’original, quand Monk joue Ellington, quand Hank
Jones joue Fats Waller, c’est en référence aux critères du jazz.
Le répertoire du jazz
Il
est tout aussi paradoxal de soutenir que « le jazz n’est pas
une musique de répertoire », quand les pièces composées par
Ellington, Monk, Golson, Carter… et Jelly Roll Morton se comptent
par milliers et témoignent du contraire. Ces compositions ont été
écrites par leurs auteurs pour être jouées selon les critères
propres au jazz. Et, sauf à commettre un viol du droit moral des
compositeurs – ce qui reviendrait même à leur nier le plus
fondamental des droits de l’homme, celui de vivre et d’avoir vécu
dans leur culture et leur civilisation – aucun musicien digne de ce
nom ne devrait, en principe, se permettre de les interpréter sans en
respecter les codes civilisationnels. Que La
Marseillaiseet certaines compositions de Bach, Chopin, Beethoven9,
Dvorak… aient occasionnellement été jazzées ne saurait suffire à
autoriser, sur le fondement de quelques exemples particuliers et très
limités, de considérer comme généralisable une pratique
exceptionnelle et de circonstances. Pour l’essentiel, les milliers
de compositions écrites, interprétées et enregistrées par lesmusiciens
de jazzétablissent la réalité du jazz en tant que musique. Il est même
permis de soutenir que l’enregistrement, en ce qu’il contient à
la fois la matière compositionnelle et l’illustration des
intentions du compositeur, constitue la matérialité de l’existence
même d’une musique spécifique. Et le permanent du compositeur de
jazz n’en autorise pas moins l’éphémère de l’interprétation
de second niveau.
Quant
aux chansons de Broadway, qui se souviendrait de « Body and
Soul », « Laura », « Stardust », « How
High the Moon », « But not for Me » et
« Yesterdays », si ces mélodies n’avaient été
sublimées – et par là même immortalisées – par leurs
recompositions que constituent les relectures géniales des grands
musiciens de jazz ? Penser que seul le chiffrage musical
confèrerait le statut d’art à une musique reviendrait à nier
l’existence de l’art dans toutes les civilisations fondées sur
la tradition orale d’Afrique, d’Asie, d’Amérique
précolombienne et d’ailleurs. Au surplus, quel que soit le degré
de finesse d’écriture d’une partition, aucun ordinateur ne peut
prétendre donner de version satisfaisant la totalité des intentions
d’un compositeur. Sous cet angle, qu’en serait-il du Clavier
bien tempérédans les écoles de musique, les conservatoires, les salles de
concerts, les catalogues de maisons de disques… si J-S Bach en
avait laissé un enregistrement ?
Réduire
le Jazz
à une façon de jouer la musique populaire,
pour soutenir que « le jazz n’est pas une musique »,
est loin de répondre à l’ensemble des aspects que recouvre cette
catégorie musicale, même si l’auteur l’appréhende sur « 95
ans » d’histoire en lui concédant de s’être « élevée
au rang d’expression artistique ». Car cette approche
essentiellement centrée sur l’aspect technique de la musique peut
également s’avérer excessive en termes d’interprétation
générale. Sont ainsi mises en évidence les limites d’un seul
mode d’investigation au regard des mécanismes complexes des
productions culturelles soumises de manière aussi forte aux réalités
historiques des relations économiques, sociales et politiques
humaines, qui génèrent et alimentent les processus
transformationnels des sociétés et de leurs civilisations.
A
l’aphorisme du tickler
entertainer,
Jelly Roll Morton, Créole de La Nouvelle-Orléans "inventeur du
jazz”, – « jazz
is a style that can be applied to any type of tune »
– qui fonde le raisonnement de Michel Laplace,
je retourneraide
manière tout aussi crédible la devise du pianiste compositeur, Duke
Ellington, Afro-américain de Washington DC son principal disciple et
maestro es jazz, « It
don’t mean a thing ifit ain't got that swing » !
La
musique existe-t-elle si elle n’est pas exécutée ? L’art
serait-il une pure idée sans matérialité ? Même atteint de
surdité, Beethoven n’en continuait pas moins à composer pour que
les autres l’entendent et l’écoutent jusque dans sa détresse ;
comme les Afro-américains pour dire la leur avec/dans le jazz.
En guise de conclusion
Au-delà
des débats que peuvent générer certains articles forts, l’ouvrage
de Michel Laplace constitue un gigantesque travail de mémoire sur
les cuivres et leurs musiciens, interprètes, et compositeurs. Dans
sa réalisation, cet ouvrage se réfère à l’histoire, certes ;
mais par l’intensité de sa rédaction, par l’implication de son
auteur, il prend valeur de témoignage. Discret et pudique mais
entier, cet homme cache derrière sa rigueur scientifique, qui a
guidé et rythmé sa vie, des convictions profondes, un engagement
total pour les valeurs auxquelles il pense raisonnablement devoir
adhérer. Et il ne peut s’empêcher de laisser transparaître
l’émotion intense que ce livre a provoquée et continue de
provoquer encore chez lui, écrit « dans le but
(non-commercial) de faire (re)vivre les acteurs du passé (y compris,
parfois, par le son de leur voix », écrit-il dans la Préface.
Son urgence scientifique, visant à atteindre l’entièreté des
savoirs dans le domaine qu’il s’est donné pour étude, marque
chez lui une non résignation à la disparition après la mort. « Le
XXIe siècle voit les mentalités évoluer vers l’indifférence pour les
choses du passé et les personnes qui ont compté »,
regrette-t-il page 12. Le Monde de la trompette et des cuivresest pour Michel Laplace une façon de retenir le temps, de tordre le
cou à l’éphémère. Ce livre lui ressemble dans/par son humanisme
aussi généreux qu’exigent.
Si,
en début de compte-rendu, j’affuble Michel Laplace du titre de
« docteur » (qu’il fut professionnellement en tant que
médecin radiologue hospitalier rigoureux, quarante années durant),
ce n’est ni pour donner dans la pompe – qui n’entre pas dans
les catégories comportementales de l’homme – et moins encore
dans la flagornerie ampoulée de la « critique ».
Authentique quête amoureuse, Le Monde de la trompette et des cuivresreprésente
l’aboutissement d’une vraie longue et patiente démarche
scientifique qui, dans l’université, reconnaît à l’impétrant
les qualités pour figurer parmi les doctes. Nous avons assisté à
la maturation de cet ouvrage dans les articles qu’il nous donnait
depuis les années soixante-dix. Y transparaissaient déjà
connaissances et réflexions sur les sujets traités qui ne
relevaient pas de l’habituel discours journalistique. Et je ne
crois pas trahir sa pensée intime en affirmant que, tout en étant
soulagé, tout en ayant la satisfaction « d’en avoir
terminé », avec en plus la matérialité du travail bien fait,
ce n’est pas sans un certain regret et une certaine angoisse même
qu’il a mis LE point final à cet énorme ouvrage.
Au-delà
de son immense bibliographie personnelle composée de communications
érudites publiées, tant en France qu’à l’étranger, Le Monde de la trompette et des cuivres fut
la grande affaire de la vie de Michel Laplace.Mais
le grand œuvre n’est jamais terminé ; comme disent les
anglo-saxons, c’est awork
in progress.
Bien que l’ayant livré, l’auteur n’en est pas pour autant
délivré. Et dépossédé de son discours, l’artiste vit en même
temps le drame de Pygmalion.
En
sortant de la lecture des articles dans Le Monde de la trompette et des cuivres,
on a la sensation d’accéder à la culture et au savoir. Michel
Laplace apporte même au lecteur l’impression de se sentir intelligent.
Félix W. Sportis
1. On oublie trop souvent, que le tromboniste, récipiendaire du Prix
Sidney Bechet 1981 de l’Académie du Jazz était également un
technicien (concepteur d’instruments – clavecin mis au point par
le facteur Jean-Paul Rouaud et orgue à deux claviers accordés à
un comma d’intervalle, piloté par le clavier tétraeïcosatonique)
et un théoricien de la musique auteur d’un ouvrage/étude
essentiel sur le super tempérament (cf. Michel Laplace, « Raymond
Fonsèque, 27
novembre 1930, Paris - 19 novembre 2011, Evreux », nécrologie
in Jazz
Hot.net,
5/12/2010- cf. Super - Tempérament de Raymond Fonsèque– cf. Franck Jedrzejewski, Mathématique
des systèmes acoustiques : Tempéraments et modèles
contemporains,
L’Harmattan, Univers musical, Paris 2002, 346 p – cf. Raymond
Fonsèque, « Présentation d’un super tempérament de 24
sons à l’octave », in Groupe d’Acoustique Musicale n°
113, 1986).
2. J’avais déjà attiré l’attention des lecteurs de Jazz
Hoten 2000, à propos des maladies professionnelles propres aux
musiciens de jazz dans la présentation d’un article écrit par un
médecin français, Bertrand Herer, « The Longevity and Causes
of Death of Jazz Musicians, 1990-1999 », publié dansThe Medical Problems of Performing Artists (septembre 2000, p
119-122).Ce médecin m’avait signalé sa publication à la suite de
l’interview de Gérard Badini publiée dans Jazz Hot (Félix W.
Sportis, « Gérard Badini », Jazz
Hotn° 583, septembre 2011 p 25-32), au cours de laquelle le
saxophoniste évoquait la maladie qui l’avait contraint à abonner
la pratique de son instrument.
3. « La genèse du jazz et des musiques populaires américaines »,
p 183.
4. In « La genèse du jazz et des musiques populaires
américaines », p 184).
5. Depuis son apparition au XXe siècle, l’enregistrement sonore est aussi devenu un auxiliaire
éducatif dans cette transmission.
6. « Ce
soir-là, le programme était consacré à un concert de musique
classique – tant chinoise qu’occidentale – interprétée par
l’Orchestre de la ville de Pékin, récemment remis en activité
après avoir été victime de la Révolution culturelle. Les
musiciens attaquèrent – si je peux m’exprimer ainsi – laSixième
Symphoniede Beethoven. Même mon affection pour tout ce qui est chinois ne
peut m’inciter à dire que les musiciens étaient dans leur
élément en s’essayant à la Pastorale,
après l’intermède dévastateur de la Révolution culturelle ;
en vérité, il y avait des moments où je ne savais plus exactement
ce que l’on jouait, ni dans quel sens les musiciens lisaient la
partition. Mais ce qui importait c’était le symbole : Zhou
Enlai avait l’intention de mettre son pays à la page, c’est à
dire de secouer les chaînes que lui avait imposées un passé
récent, et d’adapter la Chine non seulement à la technologie
occidentale mais également à la culture qui avait engendré
celle-ci ». Henry
Kissinger, Years
of Upheaval- Les Années orageuses,
Fayard, Paris 1982, 754 p - p 63).
7. Pour compléter ces notions se rapporter aux commentaires de Glenn
Gould sur la façon dont SviatoslavRichter jouait Schubert.
8. Après avoir participé à l’ouverture de la classe de jazz de Guy
Longnon au Conservatoire de Marseille en 1963, j’avais manifesté
mes doutes sur le bien fondé d’un tel enseignement dans un
aphorisme quelque peu provocateur : « Le jazz est né au
bordel, il mourra à l’opéra ». Il fit rire les copains
mais l’histoire a plutôt tendance à me conforter dans mon doute.
Non qu’une formation musicale technique solide soit inutile ;
mais les aspects formels ont fini par supplanter les critères
premiers qui fondent cette musique.
9. Comme Jazz
Arabesquespar Eddie Bernard, Pacific 1956.
Dernières nouvelles du jazz, par Jacques Aboucaya, L’Age d’homme,
Paris, 2014, 162 p., www.lagedhomme.com
L’Age d’homme réédite le recueil Dernières nouvelles du jazz que
Jacques Aboucaya, avait déjà publié en 2005. Comme tous les auteurs soucieux de
perfection, l’auteur a, dans cette réédition, légèrement revu ses textes et
surtout, par la même occasion, proposé au lecteur trois nouvelles
supplémentaires («La Tournée», «Une grâce étonnante» et
«Valentine» –, qui ne sont pas les moins intéressantes. Ces
nouvelles sont autant de transpositions de situations que l’auteur a connues dans
sa longue fréquentation des milieux du jazz où l’enthousiasme juvénile, le
plaisir jubilatoire des découvertes, l’excitation des discours, l’emportement
des conversations comme le sérieux de la maturité… la vanité des hommes tout
simplement donnent aux choses, aux évènements, de la musique en général et du
jazz en particulier, une importance excessive et dérisoire, l’accessoire
occultant les vrais enjeux, les vraies beautés, de l’art, des relations
humaines, des sentiments qui lient ou délient les êtres jusqu’à rendre leurs
rapports, les plus anodins comme les plus graves, inhumains dans la mesquinerie
la plus immédiate, sublimes dans la rédemption la plus sincère.
Tous les thèmes, qui parcourent l’existence (la sienne
?) sont, dans ces quinze nouvelles, abordés par le truchement
d’enregistrements, de musiciens de jazz. La pédanterie, l’égocentrisme et la
lâcheté ; les attirances jusque dans la mort ; les trahisons et les bassesses ;
les fantasmes de fanas comme les divagations de professeur nimbus ; les jeux et
paris d’esthètes en mal (mâles) d’ennui ; le narcissisme comme le doute ; la
modernité rebelle comme l’hypertrophie de l’ego mortelle ; l’artificialité des
artistes comme celle des évènements ; l’illusion du succès comme la voix
bouleversante d’une femme ; le fétichisme comme l’escroquerie médiatique.
Aboucaya raconte les sentiments et la sensualité, le cocasse et le grave ; ses
croquis en creux et en eaux fortes sont autant de tableaux, de portrait de
personnages qui hantent ce milieu marginal avec son cortège interlope de
groupies, d’acolytes pas toujours recommandables mais ô combien humains et
attachants dans leurs travers. Le ton général de ce recueil est gai. On s’y
amuse et l’on rit de ces histoires apparemment légères mais au contenu décapant.
On prend surtout plaisir à lire une écriture limpide et fluide qui enchante par
sa petite musique. Aboucaya fait rire, oui ; plutôt sourire. Car, dans ses
récits souvent présentés par le petit bout de la lorgnette, rien n’est
totalement en mode majeur ; il y a toujours une petite note bleu, qui tempère,
qui ombre la comédie humaine de ses tromperies, de ses petitesses, de ses
mufleries. Jacques ne donne jamais dans le pathos ; le léger est, dans ses
drames, la convention du grave. Il n’y a jamais mort d’homme ; seulement
effacement d’illusions ou allégorie. Même la colère s’en tient à raccrocher un
combiné téléphonique. Tout se fait en douceur, même l’irrémédiable. Et avec lui
les regrets, voire les remords, tout au long d’une vie ; avec eux, les douleurs
de l’existence devant le mur de l’impossible : la musique et les femmes. A
moins que ce ne soit l’inverse. Sûrement les deux !
Ces Dernières nouvelles du jazz concernent en définitive assez peu la
matière « jazz ». Sur fond de, Aboucaya raconte des moments de vie. Le jazz
n’est pas le support de ces récits comme chez Gerber par exemple. Ces histoires
courtes d’hommes et de femmes ne sont que les occasions de promenades à
l’intérieur ; une façon d’en faire partager les anecdotes, des subtilités, dans
une narration littéraire où les enjeux portent sur la manière dont les
protagonistes se comportent et ressentent cet art ; du jeu à la rédemption en
passant par l’ambition, le fantasme, la misogynie, la misanthropie… et la
propagande. Ces quinze nouvelles, une réflexion sur le temps qui passe, sont de
la belle littérature. Elles apparaissent comme le bilan d’une vie et la
découverte d’une sagesse quant à la vanité de vouloir emprisonner l’art dans
ses certitudes.
Il n'est jamais trop tard, par Chris Costantini, Eitions Versilio,
Paris, 2014, 256 p., www.versilio.com
Voici un roman policier dont l'action se situe aux Etats-Unis entre
côte ouest et Miami, dont le rapport ténu avec le jazz se situe dans le fait
que le héros principal, détective privé et ancien flic, se prénomme Thelonious.
Il est aussi, bien entendu, amateur de jazz, d'où quelques échos jazziques. A
part ça, pas grand-chose à se mettre sous la dent. Trop vite écrit et pas très
bien travaillé, le scénario est pauvre et finit en queue de poisson. Pas de
background social ou local non plus, pas de rythme, beaucoup de clichés de tous
ordres, et la langue est pauvre. Vraiment sans intérêt. Auteur de La Note noire
qui fut primé à Beaune (prix du premier roman policier), on se pose des
questions… pendant cinq secondes, et on suppose que le cru était meilleur en
1983. Le site de l'auteur est plutôt bien fait, mais ça n'excuse pas tout.
Jackie McLean, par Guillaume Belhomme, Editions Lenka Lente, Nantes,
2014, 120 p. www.lenkalente.com
Voici un ouvrage sympathique, format que sais-je?, consacré à Jackie
McLean, grand saxophoniste alto (1931-2006), qui côtoya Charlie Parker, Bud
Powell, Charles Mingus, et vécut l'âge d'or du jazz, qui fait partie de ces
nombreux musiciens de grand talent qui apportent au jazz son extrême diversité
sans jamais atteindre le statut de la célébrité. L'idée de dresser des
biographies de musiciens est essentielle à la mémoire du jazz, et consacrer un
ouvrage à Jackie McLean, ou à d'autres musiciens de ce niveau, plutôt qu'une
énième visite de la musique de Miles Davis, voilà qui est original.
Guillaume Belhomme, qui a fait partie de l'équipe Jazz Hot il y a
quelques années, a donc fait un bon choix, après celui d'Eric Dolphy, et réunit
ici des centaines d'informations, des anecdotes ou récits, pour nous dépeindre
une personnalité forte, un passeur aussi, et ce que fut la trajectoire de
Jackie McLean. On retrouve ici la fougue et une certaine forme de mythologie
propre à l'amateur de jazz sincère pour dépeindre une époque, et c'est pour
cela que l'ouvrage est aussi sympathique.
On regrettera une rédaction au fil de la plume, trop journalistique
pour un livre y compris pour les corrections, manquant parfois de clarté dans
les exposés ou de recul, et aussi la faiblesse de l'appareil documentaire – une
discographie détaillée par exemple est indispensable à une bonne biographie,
surtout quand la plupart des éléments sont disponibles et réédités et qu'une
bonne partie de cet essai est fondée sur le commentaire des sessions
d'enregistrement.
On ne discutera pas ici les partis pris, chacun a les siens, même s'il
est souhaitable de mieux les argumenter. Guillaume Belhomme est un adepte de la
création comme valeur essentielle du jazz, mais il y a d'autres valeurs tout
aussi fondamentales, comme les racines.
Au-delà de ces remarques, on ne parle pas assez de Jackie McLean et de
tous ces bons musiciens qui font la beauté du jazz, et l'auteur a raison de
nous rappeler ces grands artistes, signalons donc cet essai sur Jackie McLean
qui mériterait un jour d'être approfondi et retravaillé.
Yves Sportis
Cabu Swing : Souvenirs et carnets d'un fou du jazz
par Cabu, Editions Les Echappés/Charlie Hebdo, Paris, 2013, 224 p., www.charliehebdo.fr
Cabu New York
par Cabu, Editions Les Arènes, Paris, 2013, 296 p., www.arenes.fr
A l’impossible, nul éditeur n’est tenu, comme le montre le superbe Cabu Swing, aux éditions Les Echappés/Charlie Hebdo.
Ce grand et beau livre, au format majestueux, 27 x 33,5 cm, est
sous-titré « Souvenirs et carnets d’un fou de jazz ». Sa maquette est
très soignée, les documents foisonnants. L’ouvrage compile sur 200 pages
les dessins, chroniques et reportages de Cabu publiés au fil des
années. On y retrouve une galerie de portraits de musiciens et d’autres
personnages, les souvenirs d’un dessinateur à l’humour aiguisé qui se
raconte à la première personne. A cette anthologie de dessins, Cabu Swing inclut une mêlée de croquis, ces dessins en train de naître ou souvenirs sur le vif. Un petit joyau de l’édition.
Cabu descend le boulevard de la mémoire (going down memory lane,
comme on dit en anglais), et nous transporte à des moments précis.
N’est-ce pas le propre de la musique de nous ramener à un moment précis
du passé que l’on pensait évanoui ? Quelques notes suffisent… Si le
dessin est l’art de fixer un instant, alors Cabu excelle à saisir ses
deux passions de toujours : Charles Trenet et Cab Calloway, et plus
généralement, un état d’esprit, le swing. En partageant les sons et les
musiques qui le touchent par ses lignes dansantes, qui sous-tendent par
la même occasion les valeurs auxquelles il croit, qu’elles soient
musicales, affectives ou morales, il nous présente dans Cabu Swing la
bande originale sonore de sa vie.
Le dessin est un art, il aura
fallu attendre des années pour que les institutions l’apprécient à sa
juste valeur. Le dessin de presse est hélas encore bien mal aimé.
Certains peintres étaient d’excellents dessinateurs satiriques et
affichistes, comme Lautrec bien sûr ou Juan Gris ou Kupka ou Vallotton.
Aux Etats-Unis, les dessinateurs de presse sont reconnus comme
d’authentiques artistes, comme Saul Steinberg ou Al Hirschfield ou
B.E.K. ou Steve Brodner, comme les nouvellistes de « vrais » écrivains.
En France, cela est moins évident, excepté pour les mordus du papier.
Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les merveilleux
dessinateurs qui ont été publiés dans Le Canard enchaîné, Hara Kiri, Charlie Hebdo,
et dans la presse satirique d’avant guerre, pour s’apercevoir que
nombre de ces signatures fameuses peinent à sortir de l’oubli. Aussitôt
publié dans le numéro courant, le dessin s’évanouit en quelque sorte… il
faut s’attaquer au prochain numéro.
Si le dessin est peu
apprécié, le croquis, lui, n’existe pas, considéré comme l’introduction
d’une préface à un avant-propos, trop peu de lignes, trop peu d’encre,
trop de blanc pour être pris au sérieux. Pourtant, le temps du croquis
est un moment privilégié pour le dessinateur : il est le temps de la
recherche du détail insignifiant qui figure le tout, de l’accident qui
donne du relief à son personnage, du glissement où le sujet s’échappe
contre sa volonté pour le plus grand plaisir du croqueur. Les carnets de
croquis de Cabu sont des daguerréotypes. L’expression des musiciens et
des chanteurs variant à chaque inflexion, leurs positions et leurs
postures changeant au gré du rythme et des pulsations du jazz, ces
carnets sont autant de tentatives pour appréhender le corps du jazzman,
qui bougent toujours, transcendés par des voix et un état supérieur,
pour Cabu, le swing. Une autre façon de garder une trace.
Que l’on s’amuse à feuilleter Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo, ou d’anciens numéros de Hara Kiri,
ou d’autres de ses ouvrages, les écritures de Cabu sont multiples mais
son état d’esprit unique, qui pourrait se résumer à cette devise
« L’humour contre l’esprit de sérieux », où deux conceptions de la vie
et du rapport à l’autre s’affrontent. L’humour souffre de ne pas être
pris au sérieux, c’est là son paradoxe en même temps que son essence.
Quand ils le sont, ils sont les victimes de l’esprit de sérieux qui les
étouffe et les vide de leur substance. L’humour est dévastateur. Se
mettant de biais, il fait entrevoir la dimension insoupçonnée d’une même
réalité que l’on n’avait pas vu. Quand il est dirigé, l’humour, qui se
fait ironie, peut s’avérer cruel démasquant l’imposture, celle des
grands jazzmen qui se prennent trop au sérieux ou des autres puissants
de ce monde. Sur fond tragi-comique, celui de l’esprit de sérieux
mortifère, qui attend toujours en embuscade, Arlequin le persifleur est
plus lucide bien que moins entendu.
Cabu est bien dans
cet intervalle. La place de l’humour et du rire dans le jazz est
essentielle car elle fait partie de son identité, de sa structure. «Le
swing est la pulsation du bonheur.», s’amuse à dire Cabu. Et le voilà
qui croque le jazz à pleines dents ! Les rencontres, les clubs, les
festivals, tout y passe. Cabu les a tous vous en concert. De Duke
Ellington à Cab en passant par Lionel Hampton, Sun Ra ou encore Archie
Shepp, toujours cette passion pour les big bands, les gueules, les
phénomènes, connus, moins connus, inconnus. L’ouvrage juxtapose les
dessins, les croquis, les parutions et donne une vision complète de
l’œuvre de Cabu.
Le dessinateur a compté dans l’équipe de Jazz Hot.
Il y publiait des sortes de fiches signalétiques des clubs (voyez ces
dessins de 1963, dans le n°188, sur le Club Saint-Germain, sur le Caveau
de la Huchette, dans le n°186, un autre sur le Caméléon, dans le
n°182). Il y décrivait l’ambiance, le type de musique qu’on y entendait,
les musiciens présents le soir de sa visite.
Un autre trait qui
caractérise l’amateur des tapeurs de jazz de Saint-Germain-des-Prés est
sa curiosité à toute épreuve. Outre ses reportages jazz, il y a réalisé
de nombreux reportages à l’étranger, comme le montrent ses livres et ses
parutions dans la presse, en Chine, au Japon, plus récemment en
Allemagne, et bien sûr aux Etats-Unis. On se plongera avec plaisir dans Cabu (à) New York, aux Arènes, sorti en même temps que Cabu Swing.
L’ouvrage est le fruit de plusieurs voyages à New York et figure des
scènes et des saynètes, les grandes places de la ville, les lieux
incontournables, d’autres moins connus… Et bien sûr, un chapitre
consacré au jazz à New York, ses clubs et ses lieux emblématiques. Voyez
ce croquis des Monday Jam Sessions, organisés par la Jazz Foundation of America, au syndicat des musiciens, le Local 802, pour les musiciens en difficultés.
Les
dessins de Cabu émeuvent toujours, pas seulement parce qu’ils sont
magnifiques et touchants, ni parce que le dessinateur satiriste est un
conteur remarquable, mais parce qu’il se livre entièrement, sans masque.
Ses dessins appellent au partage avec l’autre. « Souvenez-vous qu’une
ligne ne peut pas exister seule ; elle amène toujours une compagne »,
écrit Matisse…
Wail: The Life of Bud Powell, par Peter Pullman, Coll. Bop Changes, Ed. Peter Pullman, LLC, 488 p., USA, 2012 (édition cartonnée et édition ebook disponibles), www.wailthelifeofbudpowell.com
Bud
Powell (1924-1966) est une légende, pas seulement parce que nous sommes
dans le jazz mais au sens ancien du terme, avec un halo de brumes
entourant l’histoire d’un personnage apparemment très connu, y compris
en Europe et en France où il séjourna, avec un mystère planant sur sa
personnalité aussi énigmatique pour les amateurs que celle de Thelonious
Monk, son ami, avec un romantisme lié à un parcours caractérisé par de
grands écarts de condition, avec toutes les caractéristiques d’un récit
hugolien, où la poésie, le spleen, le blues et l’usage des stupéfiants
parachèvent un portrait légendaire dans l’esprit des Villon, Rimbaud ou
Verlaine..
Il n’est donc pas étonnant, qu’en dépit du cercle
réduit des amateurs de jazz, sa vie ait déjà fait l’objet de biographies
et d’un film (La Danse des infidèles, de Francis Paudras et 'Round Midnight de Bertrand Tavernier, avec Dexter Gordon dans le rôle transposé).
L’ambition
de vérité biographique (et non hagiographique) affichée par Peter
Pullman, grand connaisseur de l’œuvre enregistrée de Bud Powell pour
laquelle il a déjà écrit des notes de livrets (Verve), était donc
grande, d’autant que l'auteur, né en 1954, n’a pas connu directement Bud
Powell et l’époque où il vécut.
Mais paradoxe de la biographie,
c’est parfois dans ces conditions qu’on obtient les meilleurs résultats,
car le travail devient alors celui d’un historien qui fait plus
confiance à des sources objectives (dont l’œuvre elle-même et les
éléments qu’il recueille lui-même) qu’à sa mémoire, son égo, ou celui de
ceux qui ont vécu l’histoire (pondération des témoignages).
Pour
cette biographie, l’auteur, sans doute francophile (la dédicace est en
français), a réuni et exploité une quantité de témoignages et de
documents, en France en particulier, où il est venu, et fait pour la
première fois un travail de fond sur cet artiste dont on a jusqu’ici
beaucoup parlé, sans beaucoup le connaître. Il faut noter que ce travail
est une autoproduction, qui a commencé par le ebook, puis par l’édition
cartonnée, et dans laquelle ne figure aucune iconographie (alors qu’il
s’en est servi pour documenter son travail biographique, comme
Jean-Pierre Leloir par exemple), sans doute aussi pour des questions de
droits et moyens. L’appareil documentaire (bibliographie, discographie)
est aussi absent, c’est peut-être un choix, mais c’est contestable.
Peter Pullman a entrepris de réunir le maximum d’informations et de reconstituer une sorte de day by day,
parfois heure par heure, des événements de la vie de Bud, avec des
description de son environnement, une entreprise de tri et
d’organisation colossale de milliers d’informations, qui soit à même de
donner une vraie idée de ce que fut la vie de Bud Powell, sans
complaisance et sans romantisme.
Pour cela, la lecture est
parfois ardue, nécessite une grande concentration (système de notes en
bas de page et en fin de livre, chapitre par chapitre, un peu malaisé),
et le repérage chronologique n’est pas toujours évident, fait de mille
récits, détails, notes, dans une succession de petits paragraphes pour
chaque événement, pendant plusieurs centaines de pages. On peut imaginer
que cela correspond à la méthode de travail de Peter Pullman, qui a
collecté, daté et annoté chaque information, anecdote, etc., et qu’il
nous livre une sorte de document de travail, presque brut parfois. Ce
qui accentue le caractère analytique de cette étude.
L’auteur est
très à l’aise sur la période américaine des débuts (années 1940-50), et
a réuni des témoignages intéressants (Dan Morgenstern…), et son
traitement de la période européenne est une performance en matière de
collecte. C’est donc une belle entreprise biographique, foncièrement
honnête, sans concession, avec le point de vue de l’auteur, sur
l’entourage de Bud Powell, ceux ou celles qui l’ont aidé et ceux qui ont
abusé de lui, sans concession aussi sur l’état de santé mentale ou
physique du musicien qui fut souvent dans une souffrance profonde sur
tous ces plans, ce qui eut des conséquences sur sa création.
Ici
pas d’analyse musicologique artificielle, pas de partitions, pas
d’envolées romantiques non plus, des faits et un examen général parfois
de l’évolution du jeu de Bud Powell, le fils le plus doué d’Art Tatum
sur le plan pianistique, l’influence majeure du piano des années
1940-1960 qui fut si prolixe pour cet instrument.
Des annexes
proposent une réflexion sur les conséquences de la carte professionnelle
des musiciens pour jouer en club et les conséquences des interdictions
pour Bud Powell Billie Holiday, Charlie Parker, Thelonious Monk… parmi d’autres.
On
ne peut pas résumer ce livre, c’est une mine d’or sur Bud Powell, il
faut donc le lire et le relire, au gré de nos curiosités. On prendra
avec profit à portée de la main les éditions phonographiques de Bud
Powell de toutes les époques et une discographie, par exemple celle du Spécial 2002 parue dans Jazz Hot, pour les photos aussi, et pour d’autres photos, la grande édition de La Danse des infidèles de Francis Paudras, entre autres.
L’indispensable première biographie de Bud Powell. A noter, un excellent site www.wailthelifeofbudpowell.com vous permet également de découvrir le livre en détail (extraits), de
regarder quelques portraits-photos, de l’acheter en direct, confirmant
la volonté d’indépendance de Peter Pullman, une autre grande qualité de
l'auteur.
Tal Farlow, un accord parfait/A Life in Jazz Guitar, par
Jean-Luc Katchoura with Michele Hyk-Farlow, éditions bilingue
anglais-français, un disque compact, Editions Paris Jazz Corner, Paris
2014, www.parisjazzcorner.com
Tal
Farlow est ce qu’on peut appeler une légende du jazz et, malgré ce, il
n’est pas toujours bien connu des amateurs nombreux que compte le grand
guitariste de jazz. Cela tient sans doute a sa modestie naturelle, à une
personnalité réservée d’artiste qui a toujours su relativiser son ego
en regard de la grande histoire du jazz qu’il a vécu « aux premières
loges » et même mieux au cœur de l’âge d’or, en tant qu’acteur-artiste.
Voici
pour lui rendre justice un beau livre et une belle biographie en même
temps. La conjonction des deux s’explique par la rencontre avec le guitariste lui-même, avant sa disparition en 1998,d’un
amateur passionné, Jean-Luc Katchoura, architecte, qui devint son road
manager pour une tournée, puis son ami au long cours ; par
l’approfondissement d’une amitié de cet admirateur, Jean-Luc Katchoura,
avec l’épouse de Tal Farlow, qui a fourni pour cet ouvrage une
documentation exceptionnelle autant quantitativement que
qualitativement ; pour finir, par la mise en œuvre du projet avec Paris
Jazz Corner, qui a revêtu pour l’occasion ses habits d’éditeur de beaux
livres. On peut penser que le disquaire a apporté sa contribution à
l’iconographie (de splendides pochettes de disques) et à l’édition du CD
original (des enregistrements inédits et privés) qui est joint à ce
(décidément) très beau livre en version bilingue, ce qui démultiplie les
potentiels lecteurs. Car 1100 exemplaires ont été tirés de cet ouvrage,
et comme il s’agit d’une biographie unique sur Tal Farlow, une légende
de la guitare jazz, autant dire qu’il faut se presser, il n’y en aura
pas pour tous les amateurs de Talmage Holt Farlow.
On découvre
ici, avec moult détails et précisions car l’auteur a réalisé de
nombreuses interviews, les origines et le cadre du développement de
l’art de Tal Farlow et comme souvent cela tient toujours du miracle de
la création, des rencontres (parmi elles, souvent des pianistes, Jimmy
Lyon (p), Dardanelle (p, vib, voc), puis Art Tatum, Red Norvo, Charles
Mingus…), des influences (Charlie Christian, les ténors fondateurs
Coleman Hawkins, Ben Webster, Lester Young…) et de la volonté très ferme
s’appuyant sur les traits de la personnalité du musicien :
persévérance, modestie, écoute, sens artistique, courage et audace. On
ne va pas paraphraser en détail, les auteurs le font très bien, avec
clarté, dans le sens de la chronologie, avec une volonté analytique pour
relater toutes les rencontres, et bien sûr, une multitude de documents
originaux, précieux. C’est ce qu’on attend d’une première biographie, et
c’est particulièrement bien réalisé. D’autres études stylistiques
pourront plus tard approfondir, mais l’essentiel est là, et c’est ce qui
rend cet ouvrage précieux.
Une belle discographie illustrée
figure en fin d’ouvrage, ainsi qu’une filmographie et une bibliographie
(livres et revues). Signalons quelques portraits (Jimmy Lyon,
Dardanelle, Red Norvo…), des relevés de quelques interprétations de Tal
Farlow effectués par Jack Wilkins, grand guitariste lui-même et qui
côtoya Tal (Tal Farlow fréquenta la confrérie des guitaristes avec
assiduité : Jimmy Raney, Sal Salvador, et la liste est sans fin…). On
retrouve ici les commentaires de l’excellent Yves Torchinsky pour les
différents titres du CD proposé (des inédits enregistrés en privé, avec
la voix de Tal Farlow), et il a participé à l’élaboration de ce beau
monument éditorial nous rappelant que le jazz est une histoire d’une
richesse inépuisable.
Un ouvrage indispensable pour les amateurs
de Tal Farlow, de guitare jazz, mais aussi de jazz en général et de
l’histoire artistique du XXe siècle.
Yves Sportis
Thelonious Monk Quartet With John Coltrane at Carnegie Hall
Thelonious Monk Quartet With John Coltrane at Carnegie Hall, par
Gabriel Solis, Oxford Studies in recorded Jazz, Oxford University Press, New
York, NY, 2014, 184 p. www.oup.com
Dans une collection qui a déjà proposé des études sur des parties
d'œuvres de musiciens de jazz, sur Louis Armstrong (Hot Five et Hot Seven), Les
enregistrements studio de Miles Davis de 1963 à 1968, le concert historique de
Benny Goodman au Carnegie Hall en 1938, le Köln Concert de Keith Jarrett, vient
de paraître cette étude consacrée à l'enregistrement, redécouvert en 2005, d'un
concert de bienfaisance donné au Carnegie Hall le 29 novembre 1957 par le
Thelonious Monk Quartet en compagnie de John Coltrane.
On n'ignore pas bien entendu cette collaboration qui dura plusieurs
mois, et qui aida certainement à la maturation de l'art de John Coltrane, alors
âgé de 30 ans, déjà remarqué par l'ensemble des musiciens de jazz, à commencer
par Dizzy Gillespie et Miles Davis. Elle est documentée par d'autres enregistrements.
Mais comme le veut le concept de cette collection, le caractère insolite de
cette redécouverte a conduit la maison d'édition et Gabriel Solis, professeur
d'université (Illinois) à focaliser sur ce concert dans une étude à caractère
monographique.
L'ouvrage situe la relation entre ces deux musiciens exceptionnels de
l'après-guerre, ces concerts benefit, et propose dans les chapitres suivants
une analyse musicale des ballades d'abord, puis des thèmes up-tempo, puis de
trois thèmes fétiches de Monk joués ce jour-là ainsi qu'un standard, avant
enfin de mettre en parallèle l'accueil en 2005 (universellement positif) et
celui de la même musique en son temps, plus contrasté, et ses sources en la
matières se sont limitées à quelques revues.
Les analyses proposent quelques transcriptions, et
autres commentaires techniques habituels des universitaires. C'est donc un
ouvrage de professeur d'université, dont le contenu n'est pas, à notre sens,
très déterminant, car il s'est déjà écrit sur Monk et Coltrane beaucoup de
pages dont certaines sont déjà plus révélatrices de l'art et de la personnalité
de l'un et de l'autre. Il y en a d'autres à écrire, y compris sur le rôle que
joua Monk puis Coltrane plus tard au sein d'une génération du jazz, et plus
largement de la communauté, et la rencontre entre Monk et Coltrane n'en est
qu'un épisode.
Nul doute que la collaboration des deux musiciens est un bon moment de musique,
curieux aussi pour deux musiciens qui possèdent déjà une manière aussi forte de
s'accaparer tous les répertoires, mais les musiques de Monk et de Coltrane
s'épanouissent dans d'autres moments, séparément aussi, avant cet
enregistrement avec des disques indispensables aussi bien pour Monk (depuis 10
ans) que pour Coltrane, en leader cette année 1957 (Prestige All Stars, The
first, Lush life, Traneing in, Blue Trane pour la seule année 1957) ou
sideman (avec Paul Chambers, Sonny Clark…). Coltrane débute en effet sa
carrière discographique en 1957 en leader, et ce moment au Carnegie Hall
rappelle simplement une belle rencontre comme il en existe beaucoup d'autres
dans le jazz. Pour ces deux musiciens, ils ont en effet la particularité
d'avoir produit de l'essentiel tout au long de leur vie artistique.
Donc, ne flattons pas cette pratique de vouloir toujours tirer l'histoire et le
commentaire musical vers l'objet de l'étude qu'on se fixe et de trouver
central, hors norme, ce qu'on a choisi de commenter ou d'en faire un événement.
Le jazz est un long fleuve, une civilisation, pas de l'événementiel et du
sensationnel, pas un moment isolé. La rencontre de Monk et Coltrane est comme
une évidence, naturelle. On peut aussi parler d'art dans un continuum, pour ce
qu'il est, dans le cadre d'une civilisation, même s'agissant d'une rencontre
comme celle-là.
Il serait plus intéressant de replacer les commentaires dans le cadre général
de l'étude du jazz, de la civilisation américaine, de l'histoire sociale et
politique, riche des Etats-Unis à ce moment, avec plus de modestie et de
profondeur, et moins de pédantisme.
Comme le dit la quatrième de couverture, c'est peut-être un livre pour les
étudiants en musicologie. Mais que sauront-ils du jazz, de Monk et de Coltrane,
et de l'essence du jazz qui est à la source de cette rencontre, après cette
lecture ?
Big Easy Big Bands. Dawn and Rise of the Jazz Orchestra, par
Eddy Determeyer, RhythmBusiness Publishing, Groningen (Pays-Bas), 2012, 281
pages, www.eddydetermeyer.com
Ce
livre bien présenté, aéré, peu illustré, est le travail d’Eddy
Determeyer déjà auteur d’un travail sur Jimmie Lunceford (2009).
Si on sait que Big Easy signifie New Orleans, le titre est clair et
le sujet rarement traité. Page 11, on apprend que Determeyer a eu sa
première émotion jazz en 1959 avec Louis Armstrong et que le
trompette Adam Olivier lui a confié les revues (défuntes)
spécialisées, Footenoteet New Orleans Music,
et qu’en outre, il lui a présenté des vétérans de la Cité du
Croissant. Determeyer a interviewé Alvin Alcorn, Dave
Bartholomew, Milton Batiste, Dooky Chase (!!), Kid Sheik, etc (liste
p.242). Il s’est aussi nourri des travaux de
Karl Koenig. On est rassuré! Ce livre qui n’apporte rien aux
spécialistes pointus maîtrisant les mêmes sources, a l’avantage
de proposer aux plus nombreux une bonne documentation qui rend
justice à ces musiciens négligés par les spécialistes français
du jazz. Certes la véracité des faits ne fait pas tout. A
l’évidence, l’auteur n’a pas mené une réflexion de fond
puisqu’il place l’ « advent of jazz » « around
1900 » (p.12) ce que les faits contestent. S’il ne définit
évidemment pas le jazz (il semble que pour lui c’est l’aptitude
à « embellir », c’est-à-dire à improviser), il
délimite son sujet : « any jazz group that is larger than
combo size, i.e. over 5 or 6 pieces, and therefore relies on written
(and occasionally « head ») arrangements, may be termed
an orchestra-or a big band » (p.5). Ce livre précise donc à
l’intelligentsia jazzeuse française que New Orleans n’est pas le
lieu des seuls orchestres traditionnels ou de rhythm’n blues, mais
qu’il y eut des big bands swing et du bebop (notamment l’orchestre
Dooky Chase). Non, le superbone (p.14) n’est pas « a cross
between trombone and trumpet », mais bien un trombone (à
coulisse également muni de pistons). Le 1er chapitre dresse un
contexte musical (p.14-32) et aborde les brass bands (p.23).
Le 2e
chapitre est consacré à Papa Jack Laine et John Robichaux :
« Pioneer dance bands » (plus approprié que « jazz »)
(p.33-49). Bien sûr, l’expression « African-American »
est aussi déplacée ici que présenter l’excellent cornet Ray
Veca, mort en 1911, comme un « true jazz soloist ».
L’auteur ne fait pas le tri entre les recherches fiables et les
témoignages romantiques (comme ceux d’Al Rose). A sa décharge,
les chroniqueurs de l’époque n’avaient pas d’idée précise de
ce qu’est le jazz (d’abord assimilé à des effets) ce qui
explique (p.47) : « If you’ve never heard Kimble, you’ve
never heard jazz for he jazzes a mean cornet ». Or, cet Andrew
Kimble (alias Kimball) était un musicien « classique »
(legitimate) comme en a témoigné Armstrong. De même placer Manuel
Perez dans la catégorie « Jazz Age icons » (ch. 3, p.50)
prête à confusion. Perez, bon cornettiste « classique »
a certes joué des succès de la période « Jazz Age »,
mais c’est sa compétence d’instrumentiste qui fut influente
(l’auteur, p.50, ne semble pas savoir que l’année de naissance
de Perez est 1878). A la différence de Perez, Sam Morgan qui partage
ce chapitre, a laissé des disques d’un jazzisme indéniable.
Determeyer aborde ensuite : Fate Marable (ch. 4, p.61-77), King
Oliver, Luis Russell, Don Albert (ch. 5, p.78-105) dont les vieux
jazzfans français soupçonnent l’existence. Puis ce sont des
« Blancs », les New Orleans Owls et Johnny DeDroit (ch.
6, p.106-117). Le chapitre 7 est consacré à Oscar Papa Celestin
(p.118-135) qui fait le lien entre « dance bands » et
groupes de jazz traditionnel du prétendu « Revival », en
passant par les big bands. Puis ce sont Cap’n John Handy (ch. 8,
p.136-152), remarquable swingman qui mérite cette reconnaissance
(également en couverture), Fats Pichon (ch. 9, p.153-159), Joe
Robichaux (ch. 10, p.160-173), Sidney Desvigne (ch. 11, p.174-188),
les professeurs Valmore Victor et Clyde Kerr Sr (ch. 12, p.189-200),
Dooky Chase (ch.13, « when Dooky fooled Dizzy »,
p.201-211), Wardell Quezergue (ch. 14, p.213-223) et quelques
orchestres (encore) moins connus (ch. 15, p.224-238). Il termine avec
les saxophonistes Pat Barberot et Jay Zainey (ch. 16, p.233-238).
Bref, un livre utile dans une bibliothèque jazz.
Carla Bley. L’inattendu-e, sous la direction de Ludovic
Florin, Naïve Livres, Paris, 2013, 159 pages, www.naive.fr
Ludovic Florin, qui
enseigne à l’Université de Toulouse, a réuni ici des textes de
Jean-Michel Court, Alex Dutilh, Jean-François Mondot et lui.
L’ouvrage, dédié à Karen Mantler, est consacré à Carla Bley,
une des artistes les plus originales du XXe siècle, qui s’est
forgé un style « qui ne se laisse pas classifier ». Le 1er chapitre est la transcription d’une interview de Carla Bley menée
par Alex Dutilh, réalisée à Woodstock le 6 octobre 2011 (p.11 à
27) et qui permet de cerner le personnage. On apprend, par exemple,
que c’est lorsqu’elle vendait des cigarettes au Basin Street et
au Birdland qu’elle a reçu des influences déterminantes (Horace
Silver, Herbie Nichols, Thad Jones, Dizzy Gillespie, Albert Ayler).
Le 2e chapitre (p.29-81) est une biographie rédigée par Mondot et Florin
où les auteurs s’impliquent dans un militantisme d’opinion
(Looking for Americaest décrété chef d’œuvre), mais toujours assorti d’une
documentation solide. Le 3e chapitre (p.83-101) est consacré à l’histoire d’une œuvre
importante, Escalator Over the Hill,
par Carla Bley elle-même (texte du 8 mars 1972, publié en
juin-juillet 1976, traduit ici par Jean-Franços Mondot). A noter,
p.102-103, un extrait du score manuscrit de « Who Will Rescue
You ». Le 4e chapitre est un texte de Jean-Michel Court (p.105-121) qui traite de
l’humour dans la musique de Carla Bley, approche sérieuse et
plaisante. On comprend les problèmes de droits et de surcoût qui
nous privent d’illustrations sonores sur un CD d’accompagnement,
là comme dans la 2e partie de ce chapitre consacrée aux « erreurs fécondes de
Carla Bley » (p.123-133) par Ludovic Florin, où l’on
retrouve ses compétences d’analyse musicale. Ces deux textes du
chapitre 4 furent donnés en conférence à Marciac juste avant que
Carla Bley fut faite Docteur Honoris Causa à l’Université
Toulouse-Le Mirail (cf. photo p.132). Un travail discographique
couvre les p. 135-150, avant une « Bibliographie indicative ».
Ce livre est bien présenté et il propose une belle sélection de
photos (y compris la couverture du Jazz
Hot N°281) et d’extraits de
partitions. Si le sujet, Carla Bley, vous intéresse, il est difficile de trouver un ouvrage universitaire mieux mené que
celui-ci.
Michel Laplace
La Religion du Jazz. Petites improvisations sur la musique américaine ancienne
La Religion du Jazz. Petites improvisations sur la musique américaine
ancienne, par Gabriel Conesa, Transboréal éditions, Paris, 2012, 89
pages, www.transboreal.fr
Né
à Alger en 1944, agrégé de lettres et spécialiste de la
dramaturgie classique, Gabriel Conesa a cherché à saisir l’essence
du jazz au cœur de New Orleans et à voir ce qu’il en est
aujourd’hui. L’auteur nous raconte d'abord comment il est entré
en jazz en écoutant la version de 1934 de « Tiger Rag »
par Louis Armstrong et comment le jazz est vite devenu sa passion, en
y ajoutant les découvertes de « La Rage de vivre » de
Mezz Mezzrow et « Mister Jelly Roll » d’Alan Lomax. Et
puis comment, à l’âge de 17 ans il est arrivé à New Orleans avec une culture jazz qui stupéfia tous les vieux
musiciens qu’il rencontra, qui eux-mêmes parfois ignoraient tout
du passé de cette musique.
Il
rappelle ensuite les fondements du jazz hot et de cet art
extraordinaire de l’improvisation collective et cite Wynton
Marsalis qui dit « que l’improvisation collective est
cathartique quand elle fonctionne bien…en faisant communier les
musiciens dans un état second. Et l’auteur d’ajouter :
« Loin de n'être qu'une simple technique gratuite,
l'improvisation collective propre au jazz Nouvelle-Orléans reflète
un système de valeurs, voire une vision du monde. C'est pour cela
qu'on ne peut réduire cette musique à un répertoire spécifique,
ni à un style particulier. Quand Louis Armstrong dit « Ce que
nous jouons, c’est la vie », l’expression n’est pas vide
de sens ».
Dans
ce livre, Gabriel Conesa affirme son attachement au jazz dans sa
forme traditionnelle, comme l'amateur d'art qui revient régulièrement
au Louvre « pour s’asseoir inlassablement devant le même
Rembrandt ». Une prise de position qui repose sur un véritable
savoir et un vécu d’amateur et de musicien, qui s’est donné la
peine d’aller voir sur place pour approfondir et vérifier ses
connaissances des racines du jazz. La
Religion du jazz est ainsi un livre d'ouverture, magnifiquement
écrit, à conseiller à tout amateur de jazz, car c’est un moyen
rapide (l’époque encore !) et sûr d’acquérir bon
nombre de connaissances, et de (re)découvrir ce qui fait l’essence
et la profondeur de cette musique.
Louis Armstrong, Le souffle du siècle, texte de Pierre
Ducrozet, illustrations de Zaü, Editions Bulles de Savon, Saint-Martin-en-Haut
(69), 2012, 44 pages, www.editions-bullesdesavon.com
Comment qualifier ce
livre-CD ? Il ne s’agit pas vraiment d’une BD, mais plutôt d'un texte remarquablement illustré Zaü, texte-scénario
qu’il n’est pas nécessaire de lire puisqu’il est lu, fort bien,
par Jacques Bonnaffé, en 17 plages d’un CD avec en arrière-plan
des enregistrements de Louis Armstrong (et Morton !) de 1924 à
1956. Rien à dire sur la qualité de la musique, incontournable (il
y a « Cornet Chop Suey », « West End Blues »).
Si ce n’est l’anachronisme : il n’existait pas en 1912 une
musique aussi aboutie que « My Heart ». Rien à dire sur
le choix du sujet. Mais à qui cela s’adresse-t-il ? Car s’il
est bien tourné, le texte n’apprendra rien au jazzfan (en
principe, car p.32 on "découvre" une définition aussi
pertinente qu’interdite aujourd’hui : « Le swing, le
jazz, c’est ça »). C’est une histoire, pas même une
biographie avec des faits précis. Ainsi l’ouvrage commence par ce
coup de révolver de Louis qui le conduit à la Waif’s Home et le
texte laisse à penser que c’est là qu’il débute le cornet (on
sait maintenant qu’il jouait déjà, un peu, avant). C’est du
roman (p.26 : « Louis, 102 kilos, tape sur l’épaule
d’Oliver, 160 kilos, et ils rient de se retrouver tous les deux sur
la même scène, après toutes ces années). Que les enfants lisent
ce beau livre aura au moins le mérite de leur apprendre (on en est
là !) qu’il y a un autre Armstrong que le fraudeur du
cyclisme ou le marcheur sur la lune. Enfin, les fétichistes qui
achètent tout ce qui concerne "le jazz", ou au moins
Louis Armstrong, ne s’en priveront pas.
Jazz Covers, par Joaquim Paulo, Taschen, Cologne, 2012, 560 p.www.taschen.com
Le
bel ouvrage des Editions d’art Taschen, sous la férule
de l’éditeur brésilien Julius Wiedemann et du collectionneur portugais
Joaquim Paulo, paru en 2009, trouve dans cette édition de luxe de 2012,
couverture cartonnée, format 33 tours, en deux volumes réunis dans un
coffret, un prolongement de l'édition précédente en couverture souple déjà chroniquée dans nos colonnes. En effet, dans les 25000 disques de
sa collection, Joaquim Paulo a sélectionné environ 700 pochettes, rares
ou célèbres voire mythiques.
L'excellence des designers, des
producteurs et labels de l'époque permettaient effectivement de hisser
la qualité de l'édition au niveau de la musique, phénomène exceptionnel,
parallèle à celui de ces productions de livres d'art que le XXe siècle a produit.
La
nouvelle édition reprend l'essentiel de la première édition, dans un
format supérieur, sur un papier plus luxueux (la première édition était
déjà très correcte), et avec une mise en valeur des interviews par
rapport à la précédente édition. On retrouve donc les interventions de
Rudy Van Gelder, Michael Cuscuna, Creed Taylor, Ashley Kahn, Bob Ciano,
Fred Cohen.
il y a des petits changements de maquettes, de textes
commentant parfois les pochettes, des ajouts de quelques pochettes en
fonction de la nouvelle mise en valeur des textes des interviews, même
si l'essentiel est commun aux deux éditions.
Pour ceux qui ne
possèdent pas la première édition ou pour les inconditionnels, c'est
donc une occasion de plus d'apprécier une des dimensions, et pas la
moindre, du jazz dans une édition très riche.
Comme le disent
plusieurs des interviewés, chacun à leur façon, avoir un 33 tours dans
la main, avec des textes de pochettes, un travail artistique sur les
pochettes, n'a rien à voir avec l'édition en CD. On peut le regretter,
non seulement pour les objets, les textes, mais aussi parce que cette
excellente production a participé à construire le public de jazz, à
l'instruire au sens noble, à le passionner, à le rendre exigeant et à
rendre le jazz très solide. Pendant longtemps, l'essentiel de la
communication du jazz est passé par cette excellence qui correspondait à
l'excellence d'une musique populaire et était à portée de la plupart
des bourses. Un disque était un objet d'art dans toutes ses dimensions.
Et les amateurs, comme les musiciens et les producteurs, les concevaient
en tant que tels. Que Taschen, éditeur de livres d'art, mette
aujourd'hui en valeur ce travail graphique n'est donc pas un hasard. Il
fallait le faire.
Jazz
en la BNE, El Ruido Alegre, Madrid, 2012, Catalogue de l’exposition, 238 pages,
113 illustrations couleurs ; Texte original en espagnol «El trazo del
jazz en España» de Jorge García. Traduction en anglais. 17x25
Nous avions signalé à l’automne dernier l’ouverture de l’exposition réalisée à
la Bibliothèque Nationale de Madrid et mentionné l’existence d’un catalogue.
Ce catalogue est un véritable livre dans une édition particulièrement soignée
qui a compté notamment sur le soutien de l’Ambassade des Etats Unis en Espagne.
Il se compose de deux parties. D’une part un texte du commissaire de
l’exposition Jorge García sur lequel nous reviendrons et d’autre part le
catalogue proprement dit et sa centaine de reproductions. Il s’agit d’affiches,
de programmes, de couvertures de revues, de livres, de pochettes de disques, de
partitions … appartenant à la BNE, qui retracent l’histoire du pré-jazz
et du jazz depuis son arrivée en Espagne. Ces documents sont d’excellentes
qualités. Les plus anciens datent des premières années du XXe siècle et l’on
perçoit bien à travers eux l’ambiance de l’époque. Beaucoup de documents
intéressants sont datés des années 20 à 40 mais on trouve aussi les affiches
des concerts ou illustrations de revues concernant Armstrong, Mulligan,
Ellington, Don Byas…; la couverture du numéro de la revue d’art Dau Al
Set, consacrée à Armstrong et illustrée par Modesto Cuixart; la
pochette originale du disque de Hampton, Jazz Flamenco ; la partition de Ya no
voy por el club du Duke… et bien entendu de nombreux documents concernant
le jazz et les jazzmen d’Espagne … Les pochettes de disques plus récents sont
moins intéressantes mais elles seront peut-être historiques dans quelques
années.
Le texte de Jorge García, d’une cinquantaine de pages, retrace l’histoire du
jazz en Espagne jusqu’à nos jours. Le discours est lié aux illustrations du
catalogue mais comporte aussi des vignettes – d’œuvres non-exposées –
renforçant le discours.
A l’heure où écrire sur le jazz relève de plus en plus de l’effet de plume que
de la juste connaissance historique et où tout est mélangé comme dans un
puchero espagnol, Jorge García fait parfaitement la différence entre l’arrivée
des rythmes américains pré-jazz, cake wake, charleston, ragtime… de celle du
jazz («La passion pour le jazz authentique en Espagne reçoit un important
stimulant avec la seconde tournée de Sam Wooding en 1929») ce qui permet
d’ailleurs de mieux apprécier les premiers et d’en savourer les illustrations
(que l’on peut trouver fort amusantesde nos jours!). García offre des
noms, des lieux, des dates… s’appuyant sur des références (journaux, livres…).
Au fil de la lecture on perçoit quels ont été les moments forts avec la venue
des plus grands musiciens américains; des époques plus faibles où les
musiciens devaient jouer autre chose que du jazz pour pouvoir simplement se
nourrir, ou même terribles quand le mot même de jazz était proscrit. La nette
récession des années soixante-dix et le renouveau des années quatre-vingts sont
mis en évidence, tout comme l’impact de Tete Montoliú «Le seul jazzman
espagnol du XXe siècle» selon certains. Jorge García passe en revue la
situation actuelle du jazz dans les différentes régions du pays avec
l’émergence d’une jeune génération. Le texte comporte une bonne bibliographie
et offre les liens internet de plusieurs articles importants parus dans la
presse.
Il faut mentionner également un autre intérêt du texte. La méconnaissance de
l’histoire du jazz espagnol hors de son territoire, due au fait que les seuls
livres abordant le sujet, ceux de Jordi Pujol et de José María García Martínez,
n’ont pas été traduits et que l’historique «El Jazz a Catalunya» du
regretté Alfredo Papo n’existe qu’en catalan, fait queEl Ruido
Alegre avec sa traduction anglaise permet à d’autres publics amateurs de
jazz d’accéder à cette connaissance.
Jazz dans le New York des Années folles, par Robert Nippoldt et Hans-Jürgen Schaal, Editions Taschen, Cologne, 21,6 x 34 cm, avec CD, 144 pages, en français
Voici
un « beau livre », comme il est d’usage de définir un ouvrage doté
d’une belle reliure, abondamment illustré, imprimé sur un beau papier,
avec soin. Son objet, le jazz dans une période et un lieu défini,
pourrait être un excellent sujet.
On nous dit que « Robert Nippoldt
(Allemagne) graphiste, illustrateur est concepteur de livres d’art, déjà
connu pour sa trilogie Gangster, Jazz & Hollywood de l’Amérique des années 1920-1930, plusieurs fois récompensée. Son atelier se trouve tout en haut d’un vieil entrepôt très tendance de Münster. »
À
propos de l'auteur, on nous dit que « Hans-Jürgen Schaal, né en 1958, a
étudié la philologie, la sociologie et l’art dramatique allemands. Il
travaille comme journaliste musical indépendant pour divers magazines et
a publié de nombreux livres sur le jazz. »
On nous dit enfin que ce livre a obtenu le prix européen du Design, 2008, à Stockholm,
celui
du plus beau livre d'Allemagne en 2008 pour l’Institute for Book Arts
de Francfort, et a été distingué «L’un des plus beaux livres d’Europe»
en 2007 à Berlin.
Face à ce déferlement de louanges et face à
l’objet, on pourrait s’avouer vaincu, mais voilà, cet ouvrage relève de
la surpercherie, du produit commercial de grande consommation, de la
« bimbo édition » et comme le jazz n’est pas né d’hier, ces visions
simplistes, caricaturales, souvent partielles voire donc inexactes
posent une vraie question : pour qui et pour quoi est fait ce livre ?
A
la première question, vu la banalité du dessin (un trait simpliste et
lissé reprenant des photos, avec des anachronismes comme la couverture
qui évoque plus l’époque et les attitudes de Miles Davis que celles des
années folles), malgré le luxe de la fabrication, on pourrait répondre :
« c’est pour les enfants ». Mais le contenu, qui prétend à une certaine
« science » du jazz n’est pas pour des enfants malgré ses poncifs
(l’histoire de la Harlem Renaissance ne débute pas en 1920 et ne
s’arrête pas à la crise de 1929), lieux communs (entre autre sur le
racisme en oubliant que New York et Harlem furent un creuset artistique,
la fenêtre ouverte sur le monde qui fait que Barack Obama est
aujourd’hui Président des Etats-Unis), erreurs (que font Louis
Armstrong, Glenn Miller, Benny Goodman et d’autres dans cette galère et
avec beaucoup d’oubliés de New York et de Harlem,
Duke Ellington n’est jamais parti des Etats-Unis, pas plus que Louis,
même s'ils ont visité régulièrement Paris, l'autre phare culturel de
l'époque, comme Gershwin, Hemingway, etc.) d’un jazz de panoplie de
supermarché qui parsèment un contenu parfois plus fouillé, jusqu’à une
sociologie du café du commerce pour faire croire ce qui n’est pas : que
l’auteur a saisi quelque chose de l’histoire et de l’esprit de cette
époque et du jazz. C’est en fait très pauvre concernant une époque
artistique bénie dans un endroit phare du monde en effervescence
artistique, et pas seulement pour le jazz et qui ne naît pas en 1920 à
la musique en général et à la musique afro-américaine en particulier. Si
des enfants s’intéressaient au jazz, ce serait leur faire un mauvais
cadeau que de les ancrer dans de fausses certitudes.
Si ce n’est pas
pour les enfants, et donc pas pour les amateurs de jazz et de culture
pour les raisons déjà évoquées, c’est donc pour séduire les adultes qui
ne connaissent pas le jazz, en leur faisant penser que l’habit fait le
moine, que c’est un contenu pour aborder le jazz en une heure en surface
de manière ludique (on se demande jusqu’où va nous amener cette passion
de la vitesse et du jeu comme moteurs de la vie) et sans autre ambition
que de consommer une heure de sa vie dans le confort d’un beau papier.
Comme
le contenu importe peu, on pourrait aussi le concevoir comme une
fiction sur le jazz sauf que les fictions qui traitent de l’histoire
doivent se décaler du sujet, ce qui n’est pas le cas ici par manque
d’imagination. En cela, texte et illustration sont cohérents : ils sont
sans imagination et sans profondeur, et on oubliera sans mal la pauvreté
du CD joint, un résumé du résumé qu’est l’ouvrage et de la réalité de
cette époque.
Ce qui nous fait répondre à la deuxième question, pour
quoi faire ? Pour vendre donc au sens le plus trivial, ce que confirme
la précision biographique sur le dessinateur (« dans un entrepôt très
tendance »).
Reste qu’on pourra se demander pourquoi une critique si
sévère de cet ouvrage sans ambition autre que commerciale ? C’est à
cause de la prétention des moyens mis à disposition, qui sont indécents
quand on sait que des centaines d’auteurs et de sujets ne peuvent voir
le jour sur le jazz et le reste. Un ouvrage de BD traditionnelle aurait
suffi, il y en a déjà beaucoup, rarement bons.
Parce que Taschen nous a habitués à beaucoup mieux pour le jazz avec le monumental Jazz Life de William Claxton par exemple ou avec ses publications sur les couvertures d’albums (Alex Steinweiss, The Inventor of the Modern Album Cover, ou encore Jazz Covers de
Joaquim Paulo, Julius Wiedemannet) : un éditeur non spécialisé dans le
jazz qui fait habituellement un beau travail dans le jazz, en
choisissant des sujets pointus traités avec beaucoup de soin et de
profondeur.
Beaucoup de déception donc, le jazz mérite mieux.
Pour immortaliser les 25 ans de Jazz at Lincoln Center, vient de
paraître In the Spirit of Swing : The First 25 Years of Jazz at Lincoln Center,
aux Editions de Jazz at Lincoln Center-Chronicle Books, San Francisco, CA, un
très beau livre relatant un quart de siècle d'une aventure peu commune, avec
originalité – des témoignages des acteurs de cette grande histoire, dans tous
les dimensions administratives, artistiques, pédagogiques, du mécénat, etc.,
que nécessitent une telle institution, et une luxueuse illustration
photographique due à l'éminent Frank Stewart et à des anonymes enthousiastes.
Inutile de préciser que la photogravure, la mise en page sont de grande qualité
et les textes passionnants pour la compréhension des fonctionnements de la
culture et du jazz aux Etats-Unis d'Amérique.
La 4e de couverture de la jaquette rappelle que Jazz at Lincoln Center
est une organisation sans but lucratif dont la vocation est de développer
l'audience du jazz, par l'éducation et plaidant pour un monde où les peuples de
toutes origines peuvent se nourrir du son de la démocratie américaine : le
jazz. La mission de Jazz at Lincoln Center étant de présenter le jazz à son
niveau d'excellence, en concert, à l'Eglise, en club, sur les pistes de danse,
dans les pique-niques, les parades, n'importe où les gens se rassemblent pour
passer un bon moment ensemble.
On ne peut être plus synthétique, clair et précis sur l'importance du
contenu "non strictement musical" du jazz, sur la dimension de
civilisation de cet art. Wynton Marsalis, qui n'apparaît qu'en tant qu'éditeur
et sur de multiples photos, a dû participer à la rédaction de cette belle
profession de foi, soulignée par le titre sans équivoque.
Jazz dans l'objectif, par Noëlle Ribière, préface de Claude Bolling. Du May, Antony (91), 2011. 148 p
(www.infopro.fr)
Il y a plusieurs façons de raconter le jazz : celle des historiens,
celle des sociologues (souvent à côté du sujet), celle des auteurs sans réelle
compétence si ce n’est d’avoir quelque peu fréquenté le milieu et d’avoir
compilé des informations plus ou moins bien exploitées… Et il y a celle des
amateurs. Parmi ces derniers, il y a ceux, qui comme des fourmis, ont réuni une
documentation énorme et qui la propose en essayant de faire partager un point
de vue (souvent lié au cercle fréquenté) ; et il y ceux a qui se sont contentés
de vivre leur passion en essayant de fixer avec les moyens dont ils
disposaient, les moments de bonheur qu’ils ont connus avec cette musique qui
les a bouleversés, que cette expérience vécue intimement a métamorphosés.
Le livre de photos qu’a publié Noëlle Ribière appartient à cette
dernière catégorie. Et l’on y retrouve à la fois les emballements, les
maladresses, les défauts même de l’improvisation non maîtrisée du sujet jusqu’à
l’imperfection du document. Car Noëlle ne prétend pas posséder le savoir-faire
de Claxton, de Leonard ou de Leloir… mes ses clichés ont la force de l’instant,
l’intérêt du moment. En exergue de son ouvrage, la citation de Pierre Loti : «
Je n’ai aucune collection, j’ai des souvenirs », dit bien son projet.
Noëlle Ribière avait reçu un Photax pour ses 10 ans. Et depuis elle
mitraillait tout ce qui passait à portée d’objectif. Quand ce fut le jazz… ce
fut ses musiciens. Et ses photographies concernent la période 1968 – 2010, dès
qu’elle a l’occasion de rencontre Bill Coleman dans un concert. Par la suite,
ce fut les nombreux concerts organisés par le très actif Hot Club de Limoges,
dont les tournées J-M Monestier – J-P Tahmazian qui je sont prolongées tard
dans les années soixante-dix. Elle eut ainsi l’occasion de rencontrer et
recevoir, after hours, les nombreux musiciens qui s’y produisirent. Nous avons
ainsi de nombreux documents concernant des musiciens célèbres mais également
des souvent oubliés, ce qui rend la consultation de l’ouvrage fort utile. Ce
livre a le charme de la nostalgie des souvenirs : que reste-t-il…
Jazz Drums Legacy. Le langage de la batterie jazz, par Guillaume Nouaux, 180p, 2012, 2Mc Editions
Guillaume Nouaux
(1976) est l’un des grands batteurs jazz d’aujourd’hui. Styliste (et
même mélodiste) éclectique (Chuck Berry, Steve Lacy, Warren Vaché, Leroy
Jones) et enseignant (conservatoire à Rayonnement Départemental des
Landes), il est tout à fait qualifié pour nous initier au monde
artistique qui est le sien. L’auteur a choisi 30 batteurs qui lui
semblent représentatifs pour argumenter et illustrer son propos (et bien
d’autres grâce aux citations). Le livre s’adresse aux batteurs déjà
équipés d’une technique, et à notre sens aussi aux enseignants s’ils
souhaitent avoir le niveau des élèves (professeurs de percussion,
directeurs de stages, etc). Les jazzfans y trouveront aussi des
informations utiles. Guillaume Nouaux conçoit bien, donc il exprime
clairement. Ses deux pages d’introduction sont des conseils musicaux,
avec imprimés en gras les mots clés : étude de la tradition, travail de
la technique, le son, le swing, dynamiques et intensité, musicalité,
etc.
Un principe de Guillaume Nouaux s’applique à tous les
instrumentistes : « Soyez attentif à la qualité de votre son. Au même
titre que l’on peut identifier une personne au téléphone par le seul
timbre de sa voix, les plus grands jazzmen sont non seulement
reconnaissables par leur manière de construire leurs phrases musicales,
mais aussi par leur sonorité souvent empreinte d’une forte
personnalité ». Je dirais que ce principe va au-delà du jeu jazz
(exemple : Maurice André pour la trompette classique). Guillaume Nouaux y
revient p 35-36. Guillaume Nouaux reprend point par point ses mots clés
qui constituent des chapitres qui aèrent les informations et
transcriptions consacrées à des artistes, le plus souvent en groupe de
trois (exemple : Baby Dodds, Zutty Singleton, Ray Bauduc). Pour chacun
de ces batteurs, il y a un principe/remarque de l’intéressé, une
discographie sélective et des appréciations de confrères. Par exemple
pour Baby Dodds, nous avons les commentaires de George Wettling, Gene
Krupa, Max Roach et Peter Erskine. La transcription choisie est « Tiger
Rag » enregistré par Dodds avec Bunk Johnson (3 juillet 1944, AM CD 3)
qu’il a déjà publié dans Jazz Classique no33 (2004, p10-16) avec des
commentaires (p14) qui manquent ici (les deux transcriptions ne sont pas
tout à fait superposables). Pas de surprise concernant Zutty Singleton,
Guillaume Nouaux a choisi « Drum Face » (1951), chef d’œuvre enregistré
par Vogue sous la supervision d’Hugues Panassié (séance Mezzrow). A
noter que l’on trouve les notations au chapitre III, pour la
compréhension des partitions pour les non batteurs. Deux citations sont
valables pour tous les instrumentistes : « Si vous prétendez être
batteur, vous devez être capable de jouer toutes sortes de musiques »
(Buddy Rich, p21), « Il est impossible de jouer de la musique en se
cantonnant à un seul style, ça équivaut à se limiter. On est musicien,
point, pas musicien de jazz » (Greg Hutchinson, p22). Page 29, Guillaume
Nouaux donne une liste de méthodes. A ce propos : « un batteur ne doit
jamais être esclave de sa technique » (Shelly Manne, p30) et « commencez
toujours par les bases, et vous ne serez jamais dans l’erreur » (Jo
Jones, p31). Guillaume Nouaux donne des conseils sur les peaux, les
cymbales, le jeu de grosse caisse, etc (p35-36). Deux pages (49-50) sont
consacrées au swing (« si cela swingue, si cela balance, c’est du jazz.
Sinon…c’est autre chose », Art Blakey, p50). Il est toutefois douteux
que le lecteur soit éclairé sur ce point (Guillaume Nouaux sollicite
pourtant 14 avis de batteurs célèbres). Page 66, Guillaume Nouaux
définit ce qu’il entend par « dynamiques » (les nuances) et
« intensité » (« un des éléments essentiels pour produire le swing »).
Son ouvrage est progressif car page 80, quand il parle de « la
musicalité », il affirme qu’ « il faut au préalable avoir suffisamment
d’acquis techniques et culturels ». Page 87, Shelly Manne est à
méditer : « je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour un futur batteur
de jazz d’étudier les rythmes orientaux ou africains avant de connaître
les origines du jazz. Aujourd’hui, trop de gens connaissent tous ces
rythmes exotiques sans savoir vraiment qui était Jelly Roll Morton »
(1964). Ce n’est que p95-96 que Guillaume Nouaux aborde « improvisation
et créativité », ce par quoi d’autres commencent avec les résultats que
l’on sait. Mais non, désolé Guillaume ! L’improvisation n’est pas
l’essence même du jazz (cf. Jazz Hot no1, 1935). Mais, s’il y a besoin,
ça vient effectivement après le son et le swing. Guillaume Nouaux
poursuit par d’intéressantes considérations sur le talent (subjectif),
le style et la personnalité, et l’expérience, pour conclure p180 :
« Certes, trente batteurs pour retracer tout un panel de l’histoire du
jazz c’est bien peu. C’est pourquoi, je vous encourage vivement à faire
vos propres relevés, ceux de vos batteurs favoris ». La liste des trente
est sur la couverture. Ils sont tous importants. N’ayez crainte, il y a
bien Kenny Clarke, Max Roach, Jimmy Cobb, Philly Joe Jones, Roy Haynes,
Billy Higgins, Elvin Jones, Tony Williams, Herlin Riley, etc. Il serait
absurde de chercher qui n’y est pas (Paul Barbarin, Sam Woodyard, Ed
Blackwell, etc.) puisqu’il ne s’agit ni d’un dictionnaire, ni d’une
encyclopédie. C’est un ouvrage pédagogique avec une démarche de respect
et une volonté de transmettre qui manquent tant ailleurs. Ouvrage
indispensable.
Les Règles du jeu, par Amor Towles,
Albin Michel, 2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Cunnington
Amor Towles est Américain, il a 48 ans et Les
Règles du jeu (Rules of Civility) est son premier roman. Diplômé de Yale et travaillant
dans la finance, il a habilement transformé son coup d’essai : le livre a
reçu de nombreuses et élogieuses critiques outre-Atlantique à sa sortie en été
2011, et est déjà traduit en quinze langues. En dépit d’une mise en abîme superflue en guise d’amorce et de conclusion (la
narratrice et son compagnon se rendent à une exposition de photographies de
Walker Evans à New-York en 1966, et parmi les portraits d’inconnus de la fin
des années 1930, elle reconnaît un homme qui a marqué sa vie à cette époque-là,
et se remémore son passé), la plongée dans le New-York de l’avant-guerre au
travers les yeux de Katey, ambitieuse jeune femme native de Brooklyn et de sa
non moins ambitieuse et délurée amie Eve, transporte assez efficacement dans un
New-York flamboyant de la fin des années 1930 où le triptyque
alcool-jazz-réussite sociale est inextricable. La musique, essentiellement du
jazz donc, n’a aucun rôle narratif dans l’histoire (une histoire d’amour,
contrariée comme il se doit, une histoire d’ascension sociale surtout, de lutte
des classes par la séduction et la stratégie), mais elle tisse sa toile,
progressivement, dans le récit, évoluant avec les héroïnes et les personnages
secondaires (« si vous écoutiez un quatuor, c’était parce que vous n’aviez
pas assez d’argent pour aller voir un orchestre entier », p. 28), les uns
initiant les autres qui se font à leur tour pédagogues. Billie Holiday
(« Autumn in New-York ») et Cole Porter (« Begin the
Begin », « It’s De Lovely ») constituent la tête de liste de la
bande son de cette épopée.
Le roman étouffe toutefois sous le poids de ses trop nombreuses références
littéraires (« Les Règles de bienséance et de bonnes manières dans le
monde et dans la conversation » de George Washington, exagérément
présentes et reproduites intégralement en appendice), et souffre surtout de ses
rapprochements avec Gatsby le Magnifique de Fitzgerald, même si le Martini
remplace ici le Gin !
BD Lomax, Collecteurs de folk songs, par
Dechazeau, Dargaud, Paris, 2011, 120p. www.dargaud.com
Avec un beau dessin à l’encre noire, cet ouvrage a
les défauts habituels des bandes dessinées de bon niveau alliant la qualité du
dessin, parfois l’intérêt du sujet, et un traitement pour enfants. Le sujet est
ici de ceux que seul le texte approfondi peut traiter, et en dépit du dessin
qui est appréciable pour tous, cet album reste destiné aux enfants (une
introduction), ce qui n’est pas dévalorisant si c’est conçu dans cet esprit,
mais les références pour initiés, qui figurent parfois dans ces pages, font
penser le contraire et rendent la lecture sans doute difficile pour les plus
jeunes. Pour adolescents peut-être, attardés c’est préférable.
Chico et Rita, par Javier Mariscal et
Fernando Trueba, Editions Denoël, Paris, 2011, 220 p
Voici la traduction d’une BD parue en espagnol, sur
un scénario prévu pour un film. L’histoire se place dans le décor de La Havane,
avec quelques incursions à New York et Las Vegas. C’est le récit d’une relation
amoureuse malheureuse (qui se termine bien sur le tard) entre un pianiste et
une chanteuse sur fond de l’histoire du jazz à Cuba et du développement du jazz
afro-cubain de 1948 à nos jours. Rien n’est bien original dans le scénario, et
comme c’est de la BD, c’est encore plus simpliste. Il reste les dessins, pas
très originaux mais sans doute documentés sur Cuba. Sans grand intérêt, malgré
la carte de visite des auteurs et la dédicace à Bebo Valdés. Il vaut mieux lire
des romans, même très secondaires, ou aller voir le film.
Fanfare, par Aude Picaut, Editions Guy Delcourt,
Coll. Shampoing, 2011, www.editions-delcourt.fr
Cette BD, loin de l’univers du jazz, évoque une
tranche de la vie d’une fanfare, lors d’une sorte de concentration réunissant
des fanfares de tous les horizons, sur une scène dans une ville pendant
quelques jours. L’intérêt (mais est-ce voulu ?) est que cette occasion, vue de
l’œil d’une jeune fille membre d’une des fanfares qui semble moins atteinte
(l’auteur ?), est un récit assez désespéré sur cet univers sans autre horizon
que des petites histoires de sexe, de rivalités, d’alcoolisation, de défonce
jusqu’au bout de la nuit. Un univers sans lendemain assez cafardeux. Le dessin
est standard.
Ko-Ko, par Alain Pailler, Editions
Alter Ego, Coll. Jazz Impressions, Céret (66), 2011, joel.mettay@wanadoo.fr
Dans une nouvelle collection qui vient de voir le
jour dans les Pyrénées-Orientales (ouvrages d’Alain Gerber et de Michel
Arcens), Alain Pailler propose un essai historico-esthétique à partir de l’une
des plus célèbres compositions du jazz : «Ko-Ko» de Duke Ellington. L’auteur,
un ellingtonophile et un connaisseur, déjà auteur de deux ouvrages sur le
Maestro, décline ici son savoir et son plaisir. Au cœur de la richesse de
l’époque en matière de jazz (la swing era, années 1930-1940), la composition
(1940) est devenue, par la volonté des critiques (André Hodeir, en particulier)
plus que par celle d’Ellington, l’archétype d’un «renouveau» du langage
ellingtonien. Bien des spécialistes, à la suite d’Hodeir, mentionnent en effet
cette œuvre comme un tournant esthétique du jazz (la critique de jazz aime bien
les révolutions et les tournants), au même titre que l’interprétation de «Body
and Soul» par Coleman Hawkins de la même période.
Alain Pailler profite de l’occasion pour remettre «Ko-Ko»en situation dans le
contexte historique, musical, social (communautaire) et géographique. C’est
bien introduit et situé, y compris par une présentation détaillée et vivante
des musiciens, avec une synthèse de ce qui a pu se dire sur l’un ou l’autre
d’appréciations plus ou moins fondées. Suit une analyse en mots du déroulement
de l’œuvre. A suivre en écoutant la pièce.
Puis, l’auteur se penche sur les relectures par l’orchestre de ce thème, en
reprenant (et acceptant) la réfutation de la relecture ellingtonienne de 1956
par André Hodeir, critique qui entretint sur Ellington l’idée que sa création
s’était arrêtée à la fin des années 1940 (dans Jazz Hot), propos qui font
sourire aujourd’hui, mais qui n’ont pas entamé la papauté hodeirienne en
matière de critique ellingtonienne ou autre, un dogme. Hodeir, en homme de
système, poursuit alors son idée que tout ce qui dépasse la date qu’il a
lui-même donnée, ne vaut plus, voire est une trahison. Alain Pailler, qui
appartient à cette obédience critique, adhère.
L’auteur poursuit par une évaluation des versions enregistrées par d’autres
musiciens, et évoque même Charles Mingus qui ne l’enregistra pas, distribuant bons et
mauvais points.
Si l’ouvrage est parfois intéressant par ce qu’il suggère de débats, il aurait
gagné à réunir sur un CD joint les versions évaluées pour permettre à l’amateur
de juger sur pièce de la pertinence du propos, contestable parfois, car si les
références sont indiquées en notes, certaines versions seront difficilement
repérables par l’ensemble des amateurs, même spécialisés. L’analyse musicale,
précise comme ici, nécessite l’écoute et les sources d’un spécialiste ne sont
pas celles d’un amateur.
Yves Sportis
El jazz habla espagnol. 64 entrevistas con musicos de jazz, blues, world, tango-jazz, latin-jazz...
El Jazz habla espanol. 64 entrevisas
con musicos de jazz, blues, world, tango-jazz, latin-jazz..., par Guido
Michelone, EDUCatt, Largo Gemelli 1, 20123 Milan, 2011, 306p, guido.michelone@tin.it
Il s’agit d’un recueil d’interviews en espagnol
menées par Guido Michelone (né en 1954 à Vercelli), professeur d’histoire de la
musique afro-américaine à l’Université Catholique de Milan, et professeur
d’histoire, esthétique et analyse de la « musique de jazz » au
conservatoire Vivaldi d’Alessandria (Italie). Un de ses élèves, m’a-t-il dit,
est le pianiste Paolo Alderighi, remarqué à Ascona avec Michel Pastre. En tant
que « critique musical », Guido Michelone collabore à diverses revues
italiennes comme Musica Jazz et Ritmo. Il n’y a pas d’illustrations photographiques.
La présentation du livre est dépouillée. Le territoire esthétique abordé est
décrit dans le titre qui d’ailleurs donne une idée des conceptions jazz de
l’auteur. Les textes (souvent très courts) se suivent dans l’ordre alphabétique
des noms des artistes interviewés, mais pas par instrument (voix, guitare,
percussions, etc) ou genre pratiqué. Les nationalités sont
« latines » (Espagne, Argentine, Mexique, Saint Domingue, Pérou,
Cuba, Costa Rica et Venezuela). Parmi les 64 artistes, les souffleurs ne sont
pas majoritaires. On trouve quatre trompettistes (Juan de Diego, Dennis
Hernandez, Arturo Sandoval, Diego Urcola). Dans sa bibliographie, l’auteur ne
semble pas faire cas de Patrick Dalmace ni du chapitre consacré à la trompette
« latine » (unique à ce jour) de notre CD Rom, Trompette, Cuivres
& XXe Siècle. Il y a ici des « grands noms » comme Michel Camilo,
Paco de Lucia, Roberto Fonseca et Omar Sosa. Des informations biographiques
sont à glaner sur des artistes moins (re)connus comme Dennis Hernandez. Et à la
question « ta musique est jazz, ou latin-jazz, ou cuban-jazz, ou toute
autre ? », nous aimons bien la réponse d’Arturo Sandoval :
« je suis Musicien, Musicien, Musicien ! ». Ce qui sera notre
conclusion.
Henri Matisse. Les Papiers découpés. Dessiner avec des ciseaux, par
Gilles Néret et Xavier-Gilles Néret, Coffret de 2 volumes 28.6 x 37.4
cm Matisse, Les Papiers découpés et Matisse Jazz, Cologne, 2009, 486
p., www.taschen.com
Ce monumental ouvrage à tous les sens
du terme (format, qualité de la recherche et de l’étude, qualité de la
photogravure, des reproductions, du papier, de l’impression réalisée en
Espagne, de la reliure et plus généralement de la mise en page) mérite qu’on
s’y attarde non seulement parce qu’on peut apprécier l’œuvre dans un rapport
direct mais aussi parce qu’il revient sur un artiste-clé par sa longévité pour
la compréhension de l’évolution de l’art de la fin du XIXe siècle jusqu’à la
fin du XXe.
D’abord revenons rapidement sur la
pertinence de ce travail éditorial, une nouvelle fois dû aux Editions Taschen,
qui consiste, avec une cohérence certaine, à isoler dans une œuvre aussi longue
un moment particulier, le découpage chez Henri Matisse.
Matisse né en 1869 décède en 1954,
c’est-à-dire qu’il connaît l’âge d’or de l’expression picturale et plus
largement graphique, de l’impressionnisme à l’abstraction, de la peinture
d’expression ou d’illustration, dite de chevalet, aux arts décoratifs avec l’arsenal
de techniques nouvelles ou anciennes remises au goût du jour, avec les
inévitables croisements interdisciplinaires – l’architecture, les autres arts
plastiques, la poésie…– en passant par les nombreux mouvements propres à la
peinture dont le centre « nerveux » se situe à Paris.
Ecrit par un connaisseur de l’œuvre et
de l’homme, Xavier-Gilles Néret, il doit sans doute beaucoup à Gilles Néret –
c’est dit – historien de l’Art, qui se spécialisa dans cette période de la
peinture, des impressionnistes aux surréalistes. L’ouvrage a aussi le mérite
d’être un parti pris, une interprétation explicative fondée sur les nombreux
écrits et interviews du peintre, et sur une documentation exceptionnelle,
photographique, biographique et bien entendu iconographique, c’est l’un des
attraits majeurs d’une telle édition.
Cette
interprétation-explication de l’importance de l’œuvre d’Henri Matisse
est une invitation à la réflexion sur l’histoire de l’art, de cet art
mais pas seulement, de Matisse mais pas uniquement, car s’il est une
réflexion qui émerge à la lecture de ces deux volumes, c’est bien que
l’histoire de l’art s’internationalise entre 1850 et 1960, accompagnant
la globalisation de l’histoire tout court. Comme les guerres, comme le
commerce, l’histoire de Matisse raconte aussi l’ouverture des horizons
de l’art, paysages nouveaux, en particulier celui du commerce de l’art,
même si Matisse se contente de parler d’espaces nouveaux.
Cela
accompagne la grande expansion du monde occidental, démocratique en
grande partie, colonial également, et donc ces deux ouvrages sont
l’occasion de multiples réflexions, autant d’échappées qui sans être
traitées ici, sont sous-jacentes et questionnent la place de l’œuvre de
Matisse et de l’art dans nos sociétés.
Dans cette édition Taschen,
nous avons donc deux volumes : l’un consacré à un exposé sur la
généalogie de l’œuvre en papiers découpés, abondamment iconographié non
seulement d’images, de tableaux ou d’œuvres autres mais également de
nombreuses photos, portraits de Matisse ou réalisées par lui à Tahiti en
particulier. L’auteur donne souvent la parole à Henri Matisse qui
raconte très bien son parcours artistique, ses recherches, dans des
textes déjà édités, des interviews parues dans des revues d’art.
Matisse y fut particulièrement bien accueilli, au point qu’on peut
penser – c’est notre cas – que ces revues, plus matière créative que
médias, dans l’esprit savant et artiste de l’entre-deux guerres, à la
pointe des arts décoratifs dans son acception européenne (Cahiers d’art,
Minotaure, Verve), avec leurs éditeurs exceptionnels d’origine grecque
et suisse (Christian Zervos, Tériade de son vrai nom Efstratios
Eleftheriades, Albert Skira), furent à l’origine de la deuxième vie
artistique de Matisse, en particulier par le dialogue fertile que
Tériade entretint dès 1929 avec le maître.
Xavier-Gilles Néret
insiste beaucoup sur les réminiscences tahitiennes d’un séjour
finalement bref (3 mois) et unique pour expliquer le côté « primitif »
et coloré en aplat de couleurs brutes de l’expression de Matisse, ce qui
est partiellement vrai, mais peut aussi se discuter car cette influence
ne fut que tardive et transposée par le rêve, le souvenir.
Le
deuxième volume est une réédition de Jazz en facsimile, ouvrage-revue
qui sortit en 1947 de l’atelier des Editions Tériade, comme une sorte de
hors-série de la revue Verve, entièrement consacré à Matisse. Outre les
reproductions d’images, il faut rappeler que de nombreuses pages sont
remplies de l’écriture ample, régulière et bien formée mais enfantine de
Matisse qui disserte sur l’art, son histoire, la création en général.
Tout y est manuscrit, y compris le sommaire, les remerciements à
l’éditeur et son assistante, et cela correspond bien à une idée chère
aux arts décoratifs d’utiliser l’écriture manuscrite comme une
typographie originale à part entière.
D’abord, puisque nous sommes
dans une revue de jazz et que les Editions Taschen nous ont confié cet
ouvrage, quel rapport existe-t-il entre Matisse et le jazz, puisque son
ouvrage-phare est justement intitulé « Jazz » ?
Beaucoup disent
« aucun », puisqu’aussi bien le jazz n’y est pas le sujet de départ – il
s’agit plutôt du cirque essentiellement – et que le titre original
devait en être « Improvisations chromatiques rythmées ». A cela, il
convient d’apporter quelques nuances : d’abord, Matisse y insiste – même
si on peut contester cette idée –, le sujet n’a aucune importance pour
son expression, sa recherche de dynamique, du mouvement et des couleurs.
Et en lisant les propos et la biographie de Matisse, on peut même
trouver finalement ce titre beaucoup plus justifié qu’il n’y paraît en
dépit de la thématique, surtout si on accorde crédit à ses intentions et
à sa biographie : « Il y a d’excellentes choses dans le vrai jazz, ce
don d’improvisation, de vie, d’accord avec l’auditoire. » Sur le plan
biographique, Matisse a visité les Etats-Unis, dès 1930 (lors de ce même
voyage qui conduira Matisse sur les traces de Gaughin, à Tahiti). Il y
est déjà connu, reconnu, admiré, exposé (1915, 1924) en particulier
depuis 1928 où son fils Pierre a organisé une exposition à New York, et
lors de la rétrospective de 1931 au Museum of Modern Art de New York, il
y est récompensé. Ce continent américain a laissé plus de place, à
notre sens, dans le registre créatif du découpage que ne le pressent
l’auteur de cet ouvrage. D’abord par les espaces que découvre Matisse,
par ce que la musique et les arts américains lui apportent aussi,
notamment cet amour de la danse, ce retour vers la primitivité de l’art
ou l’enfance de l’art, qui existe aussi dans le graphisme de la Harlem
Renaissance par exemple, et par la musique de jazz elle-même qui apporte
une énergie, un nouveau type de mouvement, comme en témoignent les
fresques architecturales commandées par Barnes, un Américain, dès 1930,
lors de ce fameux voyage. Les Etats-Unis sont l’occasion d’associer pour
Matisse son art à la production matérielle, à l’espace, à
l’architecture en particulier, retrouvant sans y penser la tradition des
peintres antiques ou de la Renaissance qui, loin des chevalets,
mettaient leur art au contact de l’architecture, de la vie, réalité qui
se confirmera avec la dernière grande œuvre de Matisse, la Chapelle du
Rosaire.
Enfin, le moment de l’inspiration, les années 40, la guerre,
l’Occupation et la Libération, sont tellement contemporains de ces
volumes et de cette nouvelle ressource créative qu’est le découpage, en
particulier ce volume Jazz, qu’on peut bien supposer, que cela soit dit
ou pas, que le jazz imprègne l’esprit du moment, celui de Matisse
également.
Cela d’autant que dans les années 1930, quand Matisse ne
pense pas encore à Jazz et au découpage, mais quand il visite les
Etats-Unis, il est peu probable qu’il ne se soit pas intéressé à la
nouvelle vague des arts décoratifs, du graphisme qui sous l’impulsion
des écoles, classes d’Arts graphiques (Leon Friend, Parsons…), y est en
plein développement. Les techniques même qu’emploie Matisse ne sont pas
si éloignées de ce qu’on peut découvrir dans l’ouvrage consacré à
Steinweiss chez ce même éditeur (travail de la photogravure, des
couleurs, aplats).
Enfin,
il faut rappeler que pour Matisse, ces découpages inaugurent une
seconde partie de vie créative, qui sans changer fondamentalement son
propos et ses amours (la relation à la poésie), est tout à fait nouveau
dans la technique. Quand il inaugure sa nouvelle manière, il a plus de
65 ans, et c’est un peu par hasard, pour économiser ses forces quand il
travaille à la fresque sur la danse de Barnes, qu’il a recours à des
papiers découpés. On le voit donc le rapport au jazz et à l’Amérique
n’est pas aussi artificiel que cela est dit, même si c’est plus un
rapport « atmosphérique ».
En fin de compte, le jazz le lui rend par
l’entremise de Norman Granz (un amateur d’art moderne) qui intitule sa
marque de disques « Verve », l’une des plus célèbres du jazz, du nom de
la célèbre revue de Tériade, l’éditeur exceptionnel qui accompagna la
deuxième vie de Matisse, en lui offrant une place exceptionnelle dans
une revue d’art d’un niveau sans pareil sur le plan de la réalisation
technique. Matisse y a une place à part pour l’expression artistique et
pour discourir sur son art.
Ce que donnent enfin à voir ces deux
magnifiques volumes, c’est la nature même de l’œuvre de Matisse. Il
n’est pas, à notre sens, un grand dessinateur, un grand peintre au sens
académique, bien moins habile que nombre de ses contemporains, mais il
trouve très vite l’intelligence de compenser cette réalité en
développant un concept artistique. La puissance expressive et la
virtuosité dans la couleur donnent au récit des Gaughin, Van Gogh,
Manet, Monet, Renoir, Delaunay, Picasso, etc., sa traduction directe sur
la toile. Matisse trouve dans l’art décoratif, dans ses papiers
découpés une technique qui correspond mieux à la « primitivité »
relative, à l’enfance revendiquée de ses qualités graphiques, où la
couleur et le mouvement, ses principales qualités de peintre,
s’expriment pleinement. On pourra bien sûr discuter de la profondeur de
l’œuvre comparée à celle de certains de ses contemporains, mais force
est de constater qu’elle a trouvé, selon nous, une plus grande force,
maîtrise et profondeur à partir de ces années 1930 où l’art de Matisse
« descend » du chevalet pour épouser de nouveaux supports, les revues,
les murs, les objets.
Matisse a l’intelligence d’adapter son art à
son expérience et à son temps, à un âge avancé, et son trait plus
rudimentaire y trouve paradoxalement une dimension nouvelle. Comme les
grands acteurs des arts décoratifs, américains souvent, on ne s’étonne
pas de voir ses collages habiller aujourd’hui un tas d’objets du
quotidien, des murs, des affiches. En ce sens, Matisse est un
précurseur, d’autant qu’il a su garder à son art un esprit très
européen, notamment avec ses croisements permanents avec la poésie,
parce qu’aussi il est déjà reconnu par le monde de l’art à l’aube de sa
nouvelle carrière.
On n’épuisera pas un sujet aussi vaste, et c’est
bien parce que ce magnifique ouvrage, bien documenté par l’auteur, est
d’une remarquable richesse qu’il permet ce genre de débats, de pistes de
réflexion. Le fait même que l’auteur ait focalisé sur les papiers
découpés de Matisse est aussi une indication sur ce parcours assez
particulier d’une double carrière.
Yves Sportis
Alex Steinweiss, the Inventor of the Modern Album Cover
Alex Steinweiss, the Inventor of the Modern Album Cover par
Alex Steinweiss et Steven Heller, introduction par Kevin Reagan, Taschen,
Edition multilingue: Allemand-Anglais-Français Relié 34 x 28.3 cm, 420 pages www.taschen.com
Les Editions Taschen sont vraiment indispensables à la
connaissance en profondeur de la civilisation américaine dont les facettes sont
innombrables et la dimension gigantesque au XXe siècle. Pour les amateurs de
jazz, culture qui ne peut se comprendre sans son environnement américain sous
toutes ses formes, Taschen est donc une maison d’édition de première
importance.
« J'aime tellement la musique et j'avais tellement
d'ambition que j'étais prêt à en faire beaucoup plus que ce pour quoi on
pouvait bien me payer. Je voulais que les gens entendent la musique en voyant
l'œuvre d'art. » dit avec une certaine malice Alex Steinweiss, un amoureux des
arts.
Les Editions Taschen continuent d'immortaliser la relation
qui lia l'art graphique et la musique, sans pourtant se confondre, avec ce
splendide ouvrage, un beau livre à tous les sens de la locution, consacré à
l'inventeur de la pochette d'album, Alex Steinweiss. Onremarque dans le parcours exceptionnel d’Alex
Steinweiss que si le jazz dans son ensemble développa une relation dynamique
avec les arts graphiques, sur scène (photos) et à partir du support enregistré,
le disque 78 tours puis 33 tours 25cm et 30 cm, ce fut aussi le cas pour la
musique classique et la musique populaire.
Alex Steinweiss est encore un parcours typiquement
américain. Ses parents, originaires, pour son père Max, de Varsovie (Pologne)
et pour sa mère, Betty, de Riga (Lettonie) arrivent au début du XXe siècle et
s’installent à Brooklyn, NY pour vivre dans des conditions difficiles la
période de l’essor économique mais aussi celle de la Grande Crise de 1929. Alex
naît à Brooklyn le 24 mars 1917.
C’est dans l’étonnant Lycée Abraham Lincoln, qui ouvre ses
classes principalement aux populations déshéritées, qu’Alex effectue son
apprentissage des arts appliqués et arts graphiques de 1930 à 1934 dans la
classe exceptionnelle dirigée par Leon Friend, un pédagogue d’une telle
maestria qu’il fera de son enseignement une référence mondiale de la formation
artistique jusqu’à la fin des années soixante. Se plaçant dès l’origine dans
l’esprit du Bauhaus, un institut des arts et des métiers fondé en 1919 à Weimar
(Allemagne) par Walter Gropius et fermé en 1933 par les nazis, la classe de
Leon Friend fit intervenir pour ces cours quelques-uns des artistes du Bauhaus
comme László Moholy-Nagy. On y apprend le dessin, la peinture, la mise en page,
la typographie, la photographie, et toutes les techniques comme la
photogravure, dans une discipline nouvelle qui mêle beaux-arts et arts appliqués,
qui étend le domaine de l’art à l’ensemble de l’environnement humain :
l’habitat, les objets usuels, les supports enregistrés, l’affiche dans toutes
ses utilisations (artistiques, propagandistes, prophylaxiques), la publicité,
l’ameublement, les génériques de films, les vêtements, les meubles, etc.,
mettant ainsi l’art au centre de la vie, à la disposition de tous, une utopie
qui correspond bien à l’air du temps, aux Etats-Unis en particulier, et dont
les arts décoratifs sont l’appellation la plus synthétique bien que réductrice.
La particularité de ce lycée est aussi de faire émerger des
talents principalement des couches populaires, ce qui est le cas d’Alex qui
sort de cette classe d’art avec les félicitations, avant d’obtenir de 1935 à
1937 une bourse de trois ans à Parsons, une célèbre école d’art new-yorkaise
fondée en 1896 (aujourd’hui Parsons, the new school for design). Elève
brillant, ayant déjà une petite réputation au sein de ce milieu artistique
new-yorkais car il contribue déjà à des revues spécialisées comme PM magazine,
il trouve rapidement une place au sein du monde des affichistes (Joseph Binder)
puis, après son mariage en 1938 avec Blanche Wisnilpolsky, la femme de toute sa
vie, il monte sa propre entreprise (1939) pour accueillir sa soif d’expression
et améliorer ses revenus. Le directeur de PM magazine, Doc Leslie, l’informe
alors que CBS cherche un directeur artistique pour Columbia Records, un nouveau
département créé à Bridgeport (CT). Alex est engagé par Pat Dolan et en 1940, il
persuade de moderniser les couvertures jusqu’alors vierges des Tombstones
(littéralement « pierres tombales »), ces gros volumes réunissant les 78 tours
pour certaines œuvres car la durée d’enregistrement est limitée, en les
illustrant, trouvant là un espace d’expression sans limite. Les ventes
augmentent instantanément de 895%. C’est le début d’une aventure incroyable en
matière de créativité, tant par la qualité de ce qui est produit, d’une
exigence impensable aujourd’hui, que par la quantité d’œuvres d’art mises à
disposition du grand public, réalisant là une des utopies de la classe de Leon
Friend. L’aventure est aussi pittoresque car l’équipe de Columbia invente à
Bridgeport, une ville industrielle à l’écart de la modernité new-yorkaise tout
ce qu’elle a besoin, avec unenthousiasme très frais et fertile, dans une liberté de création assez
inimaginable aujourd’hui.
Alex y acquiert sa renommée et y construit un grand pan de
son œuvre que cet ouvrage magnifique nous rappelle avec ces centaines de
pochettes, très bien reproduites et documentés dans cet ouvrage, dont le
graphisme utilise une symbolique apparemment très directe et naïve, un design
figuratif pénétré par le rêve, en réalité une marque de fabrique, accentuée par
une mise en page d’une perfection absolue, des cadrages, des jeux de polices de
caractères qui confèrent une unité et un style inimitable à toute sa
production, très abondante au demeurant. Ce livre raconte aussi toute
l’histoire du progrès des techniques de l’impression et de la reproduction, de
la photogravure, de la recherche typographique – Alex Steinwess crée un police
de caractère originale qui contribue à l’unité de sa production, The Steinwess
Scrawl –, de la mise en page, de l’utilisation de signes et symboles, et enfin
de compte d’une œuvre originale qui utilise beaucoup des techniques apprises,
inventées et maîtrisées par un créateur de génie, génial aussi en matière de
communication.
Féru de musique, les œuvres, du jazz, de la musique
populaire ou de de la musique classique, sont l’occasion de rencontrer le
musicien, de discuter du contenu musical et de sa sublimation graphique par
Alex Steinweiss, au point que certains musiciens deviennent inséparables de «
leur » graphiste…
De 1944 à août 1945, il participe à l’effort de guerre
américain en mettant son art au service de la Navy pour des plaquettes
pédagogiques sur le maniement des péniches de débarquement par exemple.
Après-guerre, il crée à la demande de Ted Wallerstein,
président de Columbia, le conditionnement du tout nouveau 33 tours qui s’impose
comme norme et dessine le logo Lp tel qu’il figurera sur tous les albums. Il
travaille par la suite pour d’autres labels Coral, Everest. Parfois sous le
pseudonyme de Piedra Blanca (transparant car avec sa police de caractères est identifiable),
le travail d’Alex Steinweiss est ponctué d’expositions, de prix, et s’étend à
bien d’autres domaines, comme la publicité, les étiquettes d’alcools, les
publications dans des revues.
La systématisation des photos en couverture d’albums à
partir des années soixante, comme la disparition de cette exigence particulière
attachée à la production d’une œuvre d’art multidimensionnelle, vont le pousser
vers une retraite très active puisque orienté sur d’autres expressions : la
peinture, avec cette belle série Homage to Music (1974) réalisée à Sarasota, en
Floride, où il s’est installé, dont chacune illustre une œuvre classique
majeure ou la céramique, les collages, sorte de relation de ses voyages et une
série Tangency d’études graphiques géométriques autour du contact de formes par
un point, d’où le titre.
Parmi de très nombreuses expositions de son art, son apport
sera consacré en 2003 et 2004 par deux distinctions pour l’ensemble de son
parcours artistique par l’Entertaiment Packaging Summit et par la médaille de
l’American Institute of Graphic Arts, relayé par la création d’un prix « Alex »
décerné chaque année aux graphistes et aux directeurs artistiques. Alex
Steinweiss poursuit sa retraite active à plus de 93 ans
(www.alexsteinweiss.com).
Cet ouvrage sera pour beaucoup la découverte d’un continent
de la création dans les Etats-Unis du XXe siècle, et d’un de ses plus
remarquables représentants. Le jazz y est présent, Alex apportant son talent à
de nombreux albums. Disponible en trois langues (anglais, allemand, français),
il propose une introduction, une biographie établie par Steven Heller d’après
une autobiographie non parue d’Alex Steinweiss, et enfin un déroulé quasi
chronologique et en même temps thématique de l’œuvre avec un sommaire illustré
dans l’esprit, chaque chapitre proposant des textes et des commentaires soit
d’Alex soit de Steven Heller.La
conception de l’ouvrage (qui reprend l’esprit de ces Tombstones) est en
elle-même très réussie, et on peut penser qu’elle doit beaucoup au héros de ces
420 pages. Indispensable !
Hi-De-Ho, The Life of Cab Calloway, par
Alyn Shipton, Oxford University Press, New York, NY, 2010, 304 p., en anglais.www.oup.com
Alyn Shipton est auteur, journaliste de presse
écrite et radio, bassiste à ses heures et a déjà été récompensé pour son travail
consacré au jazz des deux côtés de l’Atlantique (Alyn Shipton est britannique).
On connaît de lui Groovin’ High, la biographie de Dizzy Gillespie. La multitude
de remerciements de l’avertissement (Danny Barker, Doc Cheatham, la famille de
Cab, les diverses universités qui capitalisent la mémoire de Cab…) plaide pour
la qualité de son travail de recherche, dans le meilleur esprit. Il est vrai,
comme le remarque l’auteur, que Cab Calloway ayant eu une carrière dépassant
les scènes du jazz, n’a pas excité la curiosité des critiques de jazz.
Il s’attaque ici à la biographie d’un monument de la culture afro-américaine,
du jazz et pas seulement, car Cab Calloway est devenu l’un des plus célèbres
showman-entertainer des Etats-Unis et sans doute le premier de la communauté
afro-américaine, l’un des premiers en général du pays, ouvrant la voie pour
nombre d’artistes pour le plus grand bien de la scène américaine. Ses succès
planétaires comme " Minnie the Moocher " font aujourd’hui partie de
l’inconscient collectif du monde du music-hall et de millions de mélomanes, de
même que ses onomatopées (le titre de ce livre en témoigne) ou son chant qui
ont contribué à faire évoluer le jazz, y compris vers ses conceptions les plus
modernistes (Eddie Jefferson, Jon Hendricks par exemple). Il fut à côté de ça
saxophoniste ténor, chanteur, batteur, danseur, pianiste, chef d’orchestre et
bandleader de premier plan, permettant à de nombreux musiciens de jazz, et non
des moindres, de se révéler ou de s’exprimer : Chu Berry, Jonah Jones, Ike
Quebec, Cozy Cole, Doc Cheatham, Dizzy Gillespie, Ben webster parmi beaucoup,
donnent une idée de l’excellence des formations de Cab Calloway, l’un des
groupes les plus explosifs de son temps.
Sa carrière déjà polymorphe s’enrichit de la dimension cinématographique, et il
participa, très tôt à de nombreux films (The Big Broadcast, 1932, Stormy
Weather, 1944) jusqu’à être le personnage clé des Blues Brothers de John
Landis. La fin de sa carrière à travers le monde consacre un monstre déjà sacré
dans son propre pays.
Cette biographie classique propose un déroulé chronologique, la naissance à New
York le jour de Noël 1907, la jeunesse à Baltimore, Chicago, le Cotton Club, et
évoque Blanche Calloway, la sœur, l’autre talent familial, les tournées, le
bebop, Porgy and Bess au début des années 50.
Il y avait eu une autobiographie à quatre mains en 1976 (Of Minnie the Moocher
and Me, écrite par Cab et Bryant Rollins, Crowell), voici maintenant une
biographie qui évoque ce talent du XXe siècle jusqu’à sa disparition en 1994.
C’est un bon ouvrage, avec une discographie trop minimaliste, sans
filmographie, avec un index.
Yves Sportis
Blue Smoke, the Recorded Journey of Big Bill Broonzy
Blue Smoke, the Recorded Journey of Big
Bill Broonzy, par Roger House, Louisiana State University Press, Baton Rouge
70808, 256 p., en anglais-américain. www.lsu.edu
Cet ouvrage est une somme sur William "Big
Bill" Broonzy, avec non seulement un biographie recherchée, mais également
une excellente discographie, une bibliographie précise et bien sûr un index.
Roger House est professeur assistant du Départemen des Etudes américaines de
l'Emerson College de Boston, Massachusetts, bien que cet ouvrage soit édité
dans le cadre des Editions d’une autre université, celle de Louisiane. Dans cet
ouvrage, recommandé à juste titre par Paul Oliver, il rédige une belle
biographie documentée d’un personnage emblématique du renouveau du blues dans
l’après-Seconde Guerre, qui fit énormément pour la première reconnaissance
internationale de cette musique, autant par ses enregistrements, que par ses
interviews et ses voyages dans le monde, en Europe en particulier. C’est un des
pionniers du blues enregistré. Contemporain des premiers grands noms du blues,
Big Bill Broonzy influença toute une série de musiciens d'après-guerre,
notamment Muddy Waters, Memphis Slim et JB Lenoir, Junior Wells, Buddy Guy…
Né dans une plantation au cœur du Mississippi de parents métayers, au sein
d’une famille de 21 enfants ( !), selon les sources le 26 juin 1893 ou 1898
(l’auteur opte pour 1893), Big Bill Broonzy disparaît à Chicago le 15 août
1958, après avoir fait le tour du monde, et influencé le cours de cette
musique, établit sa notoriété notamment en Angleterre où pour la première fois
les musiciens donnèrent un bénéfit au profit d’un musicien étranger. Il fut
l’un des principaux artisans de la vitalité du blues dans ce pays, et plus
largement en Europe, en France, en Belgique en particulier, participant
grandement à l’établissement d’une "culture" du blues de ce côté de
l’Atlantique.
Blue Smoke est aussi un voyage dans l’Amérique du XXe siècle, un regard sur les
transformations sociales auxquels sont confrontés en particulier les
Afro-Américains pendant la première moitié de ce siècle, à un moment où leurs
droits sont encore largement en question, au moment de leur lutte pour
l’accession à la dignité.
Big Bill Broonzy semblait destiné à rester paysan quand il s’est installé en
Arkansas comme métayer, prédicateur, jouant de violon dans le cadre domestique.
La Première Guerre mondiale lui ouvre un autre destin, et après son service à
l'étranger, Broonzy, comme des milliers d'autres soldats, se retrouve à voyager
dans un pays toujours marqué par le racisme. Après avoir appris à jouer de la
guitare, il participe à des fêtes de quartier à Chicago et en 1927, enregistre
pour Paramount Records ("House Rent Stomp", "Blues Big
Bill").
Au cours des décennies suivantes, Broonzy poursuit ses voyages aux Etats-Unis
et en Europe, sans renoncer à son travail d’ouvrier. Son œuvre reflète sa
condition sociale, évoquant les luttes, la détermination de la classe ouvrière
afro-américaine en milieu urbain.
Pour les amateurs de blues, Big Bill Broonzy est un personnage clé de la
compréhension de cette histoire, comme Alan Lomax à un autre bout du micro. Car
Big Bill, au-delà de ses enregistrements, donna des interviews, écrivit et
apporta une contribution de premier ordre à la connaissance de l’Amérique de
son temps. Il est à ce titre l’un des musiciens essentiels, et pas seulement
pour les " folkloristes ", mouvement critique qui lui doit tant, mais
plus largement pour tous les amateurs de l’histoire artistique populaire
américaine du XXe siècle, car son voyage, l’évolution de sa condition humaine,
en font un archétype de l’Amérique de ce temps. Indispensable.
Dans la
collection "Le Petit Livre à offrir", ludique et déclinée ad libitum
(à un amateur de vin, à sa maîtresse d'école, etc., il y a plus de 30 titres),
on retrouve ..."à offrir à un amateur de jazz". Des rébus, des jeux,
des mots croisés, des renseignements, des citations..., il y a beaucoup de
choses à (re)découvrir de manière plaisante et légère. C'est aussi une façon
comme une autre de réviser ses bases, ou de jouer en société, à supposer que
vos ami(e)s ne soient que des amateurs-trices de jazz. La maquette est
originale et hétéroclite à souhait.
Jazz et société sous
l’Occupation, par Gérard Régnier, Préface de Pascal Ory, L’Harmattan, collection Musiques et Champ
social, Paris 2009, 302p
Viendrait-il à l'idée d'un historien, non révisionniste, d'écrire que sous
l'Occupation, les Français ne furent pas privés de liberté au prétexte qu'aucun
texte officiel allemand ne prévoyait de les mettre tous en prison?
Dans les Cahiers du Jazz 2009, Jacques Aboucaya, écrit: «Voici un ouvrage qui va en irriter plus d'un. Non qu'il soit le moins du monde polémique. Il s'en tient aux faits, rien qu'aux faits. […] Il a le sérieux et le recul qui sied aux travaux universitaires. […] Il bat en brèche bien des mythes colportés, au fil des années, par des compilateurs peu soucieux de la fiabilité de leurs sources. On louera Gérard Régnier non seulement pour l'érudition dont il fait preuve, mais pour son souci d'objectivité». Alain Carbuccia, dans le Bulletin du Hot Club de France de mars 2010 surenchérit: «Une lecture essentielle pour qui veut comprendre l'importance du jazz dans la société française des années de guerre». Et le Dr Wolfram Knauer, directeur du Jazz Institut de Darmstadt (Allemagne) et ancien professeur à l'Université de Colombia (NY) en janvier 2010 conclut que «le travail de Gérard Régnier est un modèle de recherche fondamentale. Le choix des documents placés en annexes, sa démonstration basée sur la réalité des faits, en font un livre tout à fait passionnant».
Dans ce concert général de dithyrambes, c’est donc avec une extrême gourmandise que je suis mis à la lecture de ce livre présenté de référence. L’ouvrage comprend : Préface de Pascal Ory Avant-propos Introduction 1. Une musique «négro-judéo-anglo-saxonne» dans l’Europe en guerre ; 2. Jazz et swing, la musique des jeunes ; 3. Jazz interdit: légende ou réalité ; 4. Les enjeux idéologiques Conclusion Repères chronologiques Eléments bibliographiques Table des Annexes Index des noms cités Remerciements
Dans la préface, Pascal Ory, présente l’auteur dans sa démarche personnelle et la problématique générale sur la présence du jazz en France entre 1940 et 1944. En conclusion de sa préface, l’élève de René Rémond, et régent du Collège de Pataphysique, soutient que «des recherches analogues, portant sur le théâtre et le cinéma, ont conduit aux mêmes conclusions. Tout l’intérêt de l’étude, à la fois compréhensive et lucide, de Gérard Régnier est de nous faire toucher du doigt que le jazz, art jeune dans tous les sens du terme, n’a pas fait exception à la règle. Reste qu’on peut lui trouver une vertu: d’avoir réussi, moitié par ruse, moitié par inconscience, à préserver son identité artistique en un temps où tout l’invitait à la sacrifier. La condescendance, voire le mépris dans lequel il restait considéré par les grands de ce monde l’ont sauvé de l’équivoque en ne le soumettant qu’à l’ambiguïté.»
N'ayant pas consulté la thèse, dont a été tiré cet ouvrage et qui, je suppose, compte une organisation rédactionnelle plus rigoureuse, je me suis rapporté au Rapport de thèse de Patrick Eveno, membre du jury, ainsi qu'au compte-rendu qu'il en a donné (Cairn Recherche-Actualités. Le temps des Médias 2006/2-n°7 p245-246).
L'ouvrage publié comporte quatre parties. Or la thèse, selon le rapport de Patrick Eveno en fait état de cinq. A donc été supprimée la première: «sur "l'acculturation du jazz en Europe”, [qui] dresse le tableau des moyens empruntés par la musique d'outre-Atlantique pour pénétrer en Europe et en France.» A également été occultée de l'ouvrage, par rapport à la thèse, la sous-partie consacrée à «la naissance du Hot Club de France et la création de la revue Jazz Hot en France [qui selon le rapporteur] nous font pénétrer dans les arcanes de l’acculturation du jazz en France. Les contradictions de l’idéologie nazie face au jazz, à la fois musique de sauvages et expression d’une race, méritaient d’être soulignées. Finalement, et c’est dit en conclusion, Goebbels et les nazis pouvaient difficilement, au moins sur ce sujet, interdire ce qui plaisait. Même les dictateurs ont des limites.»
La deuxième partie de la thèse, «le jazz musique négro judéo anglo-saxonne dans l’Europe en guerre», semble avoir été reprise dans son intégralité, tout comme la troisième, «jazz et swing, la musique des jeunes», la quatrième,«Le jazz interdit, légende ou réalité?» et la cinquième, «les enjeux idéologiques».
Ignorant apparemment tout de la présentation par l'auteur des conditions de l'arrivée du jazz en France, évènements essentiels pour la compréhension de ce qui suit, nous nous en tiendrons à ce qui est publié sur les parties conservées.
Il ressort, à la première lecture, que l'auteur a réuni l'essentiel des informations sur le sujet: législation, réglementation, documents techniques… et presse. Il possédait en la presse, généraliste et spécialisée, une énorme source d'information, dont il a extrait un récit aussi complet que foisonnant d'illustrations et d'exemples. Le compte rendu de l'activité musicale populaire pendant l'Occupation est dans l'ensemble juste au niveau des faits rapportés, des évènements invoqués et évoqués. Sa relation de l'interdiction de la danse dans les lieux publics après la défaite, suite au «faux décret Mandel», constitue une excellente présentation du contexte général dans lequel s'est déroulée la période de l'Occupation.
Mais tous ces évènements concernent-il réellement le jazz?
I. REMARQUES ET COMMENTAIRES SUR LE TEXTE. LE LANGAGE
A. A propos de standards
L'auteur y écrit: «Les jeunes soldats de la Wehrmacht connaissent des standards alors que le jazz, "musique de sauvages", est interdit à coup sûr en Allemagne depuis l'arrivée des nazis au pouvoir en 1933» (p16). Et pour expliquer son propos, en note 1, il écrit: «Le standard du jazz est un morceau qui a résisté à l'épreuve du temps: répertoire des compositeurs de Broadway comme Gershwin, Irving Berlin, Cole Porter, compositions de musiciens de jazz: Caravan de Duke Ellington.» Cette présentation des faits et des notions est pour le moins confuse, irréelle et le récit en devient inexact.
En effet, ni le terme ni la notion de «standard de jazz» (de l'anglais, qui signifie «étalon») n'existent en 1940 et pour la période considérée. L'expression apparaît tardivement, dans les années 1950. Elle est la conséquence des nombreux Songs Books phonographiques, produits, en particulier à l'initiative de Norman Granz, lorsque les producteurs comme John Hammond et lui ont commencé à la fin de cette décennie à percevoir le caractère civilisationnel des American songs, et qu'ils ont commencé à les faire enregistrer par les grandes voix du jazz, Ella Fitzgerald et Sarah Vaughan. Les jeunes musiciens de jazz (Benny Golson, Bud Powell, Lee Morgan, Clifford Brown…) ont alors commencé à parler de «standards» dans la seconde moitié des années 1950. Le terme s'est répandu dans la presse dans les années soixante-dix recouvrant un répertoire plus large. D'autres auteurs ont parlé des evergreen. Mais plusieurs de ces thèmes, en fait des chansons provenant souvent de comédies musicales ou de films, qui avaient déjà été auparavant enregistrés par de grands musiciens de jazz (Louis Armstrong, Coleman Hawkins, Lester Young(2), Benny Carter, Billie Holiday…), dans l'idiome du jazz, provenaient du catalogue de Broadway et de Tin Pan Alley. Ayant été rendus célèbres par des musiciens de jazz, ils étaient considérés par les publics européens comme de vraies compositions de jazz: «Body and Soul» écrit en 1930, le thème le plus joué par les musiciens de jazz, n'est à l'origine qu'une chanson. Mais les interprétations dans la version originale par Leo Reisman, Paul Whiteman, Ruth Etting ou Ellen Morgan ont été oubliées au bénéfice des interprétations jazz, dont la célébrissime version de Coleman Hawkins (1939).
D'ailleurs les Américains, initiateurs du terme et de sa connotation, le définissent ainsi: «Standard: A composition, usually a popular song, that becomes an established item in the repertory; by extension, therefore, a song that a professional musician may be expected to know». (Robert Witemer in The New Grove Dictionary of Jazz p1155). Par conséquent, est défini «standard de jazz», après 1955, une chanson populaire (c'est-à-dire des paroles sur une musique) très connue, essentiellement de compositeurs blancs, un «saucisson» ou un «tube», dont la notoriété permet aux musiciens de jazz d'obtenir du succès auprès du public qui en reconnaît l'air. Est resté de cette origine de complaisance qu'en concert, ils sont souvent joués en bis en special request. Les musiciens de jazz s'en sont emparés en raison de leur richesse harmonique ou de la qualité mélodique, devenant des supports incontournables à leur talent d'instrumentistes. Sont des standards «Stardust», «Dinah», «All the Things You Are», «Summertime», «I Can't Get Started With You», «What Is This Called Love», «Yesterdays»… Parmi les Chansons françaises, trois sont devenues des standards, «Que reste-t-il de nos amours/I Wish Your Love», «Les Feuilles mortes/Autumn Leaves) et «La belle vie/The Good Life»); à remarquer que pour être «standardisées», elles ont auparavant été traduites pour être chantées en anglais et que ce processus est intervenu après 1958 (Cannonball Adderley's Five Stars - 9/3/1958, «Autumn Leaves»).
Pourquoi, essentiellement musiciens blancs? Parce que le marché du spectacle aux Etats-Unis, avant la Seconde Guerre, était presque totalement tenu par les compositeurs de Tin Pan Alley qui écrivaient pour Broadway. Très tard, même pour les plus célèbres, l'ASCAP (The American Society of Composers, Authors and Publishers) refusa aux musiciens noirs le droit d'adhérer à la société ou avec des restrictions. Jouer de la musique des compositeurs blancs à succès était donc une nécessité pour les artistes de couleur; c'était une garantie d'acceptation par le public. Néanmoins, avant 1939, il y avait également de véritables compositeurs de jazz, la plupart étaient d'ailleurs d'authentiques musiciens de jazz. Parmi eux Fats Waller, Willie the Lion Smith, Duke Ellington, Benny Carter… qui, eux, élaboraient de manière consciente un répertoire de jazz. Ces pièces pouvaient comporter des paroles ou pas. Parmi ces compositions de jazz, qui ne sont pas encore des standards de jazz (ils le deviendront dans les années quatre-vingt), «Caravan», «The Mooche», «Black and Tan Fantasy»… de Duke Ellington, mais aussi «Echoes of Spring» (Willie The Lion Smith), «Alligator Crawl», «Squeeze Me», «Honeysuckle Rose», «Smashing Thirds» (Fats Waller)... Cependant, c'est avec des œuvres caractéristiques dans leur forme (blues en particulier), que le jazz attira l'attention. C'est le blues qui attira l'attention d'Ernest Ansermet sur Sidney Bechet, par exemple. Et le jazz n'était pas devenu représentatif de par les mélodies de Tin Pan Alley (bien qu'il y en eût) mais bien par des pièces originales comme «St. Louis Blues», «West End Blues», «Singin' the Blues», «In a Mist», «Don't Be That Way»… On nomme ces pièces «classiques du jazz».
Cet anachronisme sémantique majeur commis par l'auteur a pour conséquence d'engendrer une contre-vérité historique majeure dans le discours pour les années trente et quarante, en ce qui concerne le perçu du public. En effet, les versions originales de ces songs n'arrivaient pas aux oreilles des jeunes Allemands. Ils ne les avaient entendus que sur des disques enregistrés par des jazzmen, à tout le moins par des formations jazzy comme Jack Hylton ou Paul Whiteman. D'ailleurs, le plus grand nombre ignorait les noms des auteurs de ces thèmes. En sorte que les hommes de la Wehrmacht ne connaissaient de ces chansons que la forme «jazz». Pour eux, ces enregistrements n'étaient que jazz. Or le fait pour le régime nazi de l'interdire, au motif qu'elle aurait été une «musique de sauvages», n'aura en aucun cas pu l'éradiquer de l'espace social du jour au lendemain et même au surlendemain! Et moins encore l'effacer des mémoires; les décisions ne sauraient suffire à provoquer les amnésies pas plus que l'interdiction la disparition des choses. Comme le démontre magistralement l'historien germaniste canadien Michael H. Kater dans sa trilogie, et particulièrement dans son ouvrage Different Drummers. Jazz in the Culture of Nazi Germany (Oxford University Press, 2003, 320p), l'Allemagne et sa capitale Berlin ont été traversés de 1920 à 1933 par de nombreuses tournées des spectacles et d'orchestres afro-américains. Par conséquent, les individus nés entre 1910 et 1918, ceux qui occupaient la France en 1940, avaient parfaitement été sensibilisés à la musique de jazz par les tournées de la Revue Nègre, de l'orchestre Sam Wooding, de Noble Sissle et de tous les musiciens de talent (Bechet, Ladnier…) qui ont rayonné en Europe, notamment en Allemagne. Il y avait de bons musiciens de jazz dans la patrie de Wagner et l'auteur en convient. Gérard Régnier en donne même les noms dans son chapitre consacré à la tentative de concurrence allemande. Mais Michael Kater fait état d'affrontements violents à Hambourg à Francfort entre dissidents du jazz et milices nazies. Par ailleurs, l'ami de Charles Delaunay, correspondant de Jazz Hot en Allemagne jusqu'à la guerre, le «Docteur Jazz» Dietrich Schultz-Köhn (né le 28/12/1912), économiste spécialiste de l'industrie du disque, qui continua à recevoir des disques américains par la Suède même pendant toute la guerre, n'était pas une exception! Le jazz fut en vogue en Allemagne comme dans tous les pays du monde. Et les musiciens allemands, en général de très bon niveau, n'ont pas manqué de se faire remarquer. Enfin, sauf à considérer que les vocations relèvent de la génération spontanée, si l'un des grands spécialistes de l'histoire du jazz, Joachim Berendt (20/07/1922 Berlin – 4/02/2000 Hambourg), est allemand, c'est qu'il y avait un terreau pour cette musique dans ce pays.
En laissant entendre que les «jeunes soldats de la Wehrmacht connaissaient des standards», l'auteur commet, non seulement un anachronisme sémantique, mais énonce une appréciation sur la situation du jazz en Allemagne contradictoire avec la suite de son propos et la réalité de l'histoire ultérieure du jazz dans ce pays. Du fait de cet anachronisme, l'exposé de l'auteur devient inexact car l'opposition est présentée comme antinomique alors qu'elle est dialectique; ce qui explique l'évolution ultérieure du jazz dans l'Allemagne d'après guerre. Pour être cohérente, la phrase aurait du être: «les jeunes soldats de la Wehrmacht connaissaient des pièces du répertoire du jazz et de la chanson américaine…»
B. A Propos de Jazz sous l'Occupation
Dans son introduction l'auteur dresse un tableau des activités jazziques en France à partir de 1940 qui le surprend: «Dès le début de l'Occupation, le jazz remplit les salles de concert, les musiciens sont très demandés dans les cabarets, les disques atteignent des chiffres de vente impressionnants», écrit-il. Sont également évoqués les conférences de Charles Delaunay, le jazz à la Radio… et après avoir exposé sa problématique l'auteur s'interroge: «Le monde du jazz, du "vrai", du jazz hot, était-il limité à la poignée d'amateurs constituant le Hot Club de France, livrant un combat sans pitié face à l'invasion du jazz "symphonique" des Paul Whiteman et Jack Hylton, puis à la vague "swing"?» Sous-entendant par là «non», évidemment.
En premier lieu, pour dresser un état du jazz dans la France occupée, il ne suffit pas de collationner un certain nombre de faits. Il convient d'abord de s'assurer que ces faits concernent bien le jazz; en l'espèce dans toutes les salles de concerts, dans tous les cabarets, dans toutes les émissions radio, sur tous les disques invoqués à l'appui de cette thèse. Or, comme nous le verrons plus avant, au regard des exemples pris et des définitions données en cette matière, l'appréciation de l'auteur laisse dubitatif et même sceptique.
Ensuite, même si le gouvernement de la France a déserté la capitale, la vie, une fois la stupeur réelle passée, a imposé ses nécessités et s'est poursuivie; tout a continué pour l'immense majorité des Français plutôt soulagés et pour certains avec plutôt une forte envie de s'étourdir.
Enfin, il en est du jazz comme des autres activités. N'oublions pas qu'en avril 1939, un an avant, les Parisiens s'étaient précipités aux concerts de Duke Ellington. L'activité du jazz, s'il s'agit bien de jazz, ne relève pas de la génération spontanée même si cette situation demande à être, plus que décrite, décryptée et expliquée.
Il aurait été intéressant que l'auteur propose la liste la plus complète possible des conférences sur le jazz (avec le sujet), par exemple à Paris par Charles Delaunay, entre juin 1940 et août 1944. Même chose en province (à Bordeaux…). Combien de conférences a fait Charles à Paris et en province en cette période. Nous ne le savons pas. Et pour ôter toute ambiguïté, je puis assurer que Charles ne le savait pas lui-même. En revanche, il se souvenait de celles qui lui avait permis certaines missions. Encore restait-il assez mesuré dans le récit. De la même manière, il aurait été intéressant de dresser la liste des concerts que l'auteur considère «de jazz» donnés à Paris et ailleurs en province (avec le nom des orchestres, des musiciens, des morceaux joués). La même méthode aurait pu être employée pour les cabarets, la radio, la presse écrite...
En établissant une statistique au moins indicative (l'exhaustivité serait impossible), rapportée au nombre de journées de l'Occupation, nous aurions pu objectivement apprécier une réalité approchée de la situation réelle du jazz par la fréquence des conférences, des concerts publics, du caractère effectif de la musique de jazz jouée en considération de paramètres précis. Selon la liste donnée par l'auteur, dans sa chronologie (p267-271), des concerts donnés en à Paris entre juin 1940 et la Libération, nous en comptons onze(11) seulement qu'on peut qualifier de jazz, soit moins de un concert public tous les quatre mois! Peut-on alors, dans ces conditions, parler sérieusement de Jazz et Société sous l'Occupation?
Au lieu de quoi, l'auteur travaillant au mieux par sondage, la plupart du temps en invoquant des exemples isolés, affirme pour le moins hâtivement qu'il y avait une activité importante du jazz sous l'Occupation. Or pour être éclairants, les cas isolés doivent être présentés en comparaison avec la situation générale, du plus grand nombre (cas d'Eugène Grunberg ou de Louis Moysès par exemple en ce qui concerne le traitement général des juifs).
Car, si l'on peut admettre que les formations de Django, d'Alix Combelle, d'André Ekyan, de Michel Warlop étaient capables de jouer du jazz, et en jouaient dès qu'ils se trouvaient en situation de le faire, il est permis de douter qu'ils le fissent partout et en toutes circonstances. En outre, il est permit de s'interroger sur les compétences de jazzmen de la plupart des musiciens jouant dans les formations à cette période en France. Ce n'est pas faire injure aux intéressés que de dire qu'Aimé Barelli (au demeurant excellent trompettiste, pouvant à l'occasion être un bon musicien de jazz, mais qui termina sa carrière au Casino de Monte-Carlo, ce qui n'est pas un haut lieu du jazz), Raymond Legrand et plus généralement tous les orchestres cités dans l'ouvrage et passant sur les antennes radio ou jouant dans les cabarets étaient des orchestres de variété et de danse mais pas de jazz. Roby Davis, qui disait très bien gagner sa vie pendant l'occupation («Je recevais en une semaine le salaire d'un mois de mon ancien salaire»), insistait bien sur la différence qu'il y avait entre un musicien professionnel et un musicien de jazz (cf. Jazz Hot Supplément n°616, p5). De sorte que ce n'est pas de «Jazz sous l'Occupation» que nous entretient Gérard Régnier mais de musique de danse et de distraction, même si, comme avant et après la guerre, les musiciens de jazz ont été nombreux à œuvrer fort honorablement dans la musique de variété. Mais leur présence dans de telles formations ne saurait suffire pour conférer le label jazz à la musique jouée pendant l'Occupation. Il ne fait cependant aucun doute que sans cette musique de variété, qui les faisait vivre dans la réalité quotidienne, ils n'auraient peut-être pas pu faire la preuve de leur talent de jazzmen.
Quant aux statistiques données concernant les redevances sur les spectacles perçues par l'Assistance Publique de Paris, elles doivent être prises avec circonspection. Car, outre le fait, comme l'écrit Patrick Eveno, «Il semble que ceux-ci [les spectacles] se portent bien; mais attention aux illusions liées à la dévalorisation du franc et à l’inflation. En effet, le franc 1943 ne vaut que 45 % de la valeur du franc 1938. Ainsi un doublement des recettes courantes n’est-il qu’un maintien des recettes en francs constants. Tout de même, la population parisienne ayant fortement chuté entre 1938 et 1943, ce maintien des recettes signifie que les forces d’Occupation contribuent largement à la prospérité du secteur des spectacles durant la guerre» (Le Temps des Médias 2006/2 p246), cette évaluation ne concerne pas le jazz mais l'ensemble des activités du spectacle. En sorte qu'il est permis de douter tout autant de la fiabilité de l'argument.
C. A propos de la définition du jazz
C'est dans une note du bas de page que l'on trouve toutes les ambiguïtés à l'origine des erreurs qui, cumulées, constituent un amas de confusions d'une ampleur telle qu'il fait disparaître la complexité de la réalité. Ainsi, note 4 (p 20), l'auteur écrit: «Jusqu'au milieu des années 1940, on désigne par «hot», littéralement chaud, brûlant, le jazz où l'improvisation occupe une place essentielle, par opposition au jazz «straight», «droit», basé sur la lecture de partitions».
Ces premières définitions établissent que l'auteur fait un choix qui ne correspond en rien aux notions réelles qui établissent la jazzité de la musique qu'il se propose d'étudier dans son ouvrage, Jazz et société sous l'Occupation. Sa définition du jazz est non seulement confuse mais tout simplement inexacte. De sorte que l'erreur fondamentale, d'une part, ôte toute crédibilité à la thèse que soutient Gérard Régnier mais, d'autre part, laisse le lecteur sur un développement, au contenu intéressant et même riche, totalement inexploité dans sa problématique.
Dans leur ouvrage, Le Jazz (Fuzeau, 2005, Glossaire p186) André Clergeat et Jacques Aboucaya écrivent: «Hot: expression tombée en désuétude qui désignait dans les années trente une musique joué avec chaleur et énergie par opposition aux exécutions mièvres et émollientes». Le Dictionnaire du jazz (Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli, Bouquins, p 564) précise: «Hot. Ce mot anglais signifie chaud, brûlant. Dans la terminologie du jazz, il désigne, à partir des années 20, toute interprétation exécutée avec flamme et expressivité, par opposition aux exécutions straight – c'est-à-dire droites, sans fantaisie ni improvisation – des orchestres de danse «bon chic bon genre». Clarence Major (Juba to Jive, a Dictionary of African-American Slang (Penguin Books 1994, p 242) définit: «Hot adj. (1920's) in jazz exciting (avec passion) in general».
Le premier élément d'erreur tient au fait que l'auteur sous-entend que le jazz puisse ne pas être transcrite sur une partition. Or tous les jazzmen, qui lisent la musique, s'appuient «sur la lecture de la partition», dont ils respectent scrupuleusement la séquence des notes. Mais la musique jouée devient jazz à partir du moment où elle est interprétée d'une certaine manière qu'on désigne par hot. «Le jazz est une façon de jouer la musique», disait Jelly Roll Morton, qui se proclamait par ailleurs «inventeur du jazz».
Le second élément d'erreur tient au fait que l'auteur laisse entendre que dans le hot «l'improvisation occupe une place essentielle». Cette assertion est tout aussi fausse que la première. L'exposition du thème de «Mood Indigo» (Ellington) depuis 1927 est rigoureusement la même; elle est écrite et n'est jamais improvisée. L'improvisation existe certes souvent dans le jazz, mais elle existe également dans la musique classique occidentale depuis l'origine; grand improvisateur, Marcel Dupré improvisait tous les dimanches sur les grandes orgues de Saint-Sulpice à Paris. L'improvisation n'est en conséquence ni un critère du jazz ni celui de l'expression hot.
«Hot» signifie que les notes de la partition sont «interprétées» avec un véritable investissement du musicien, par opposition aux notes jouées «straight» (elles sont jouées à plat, directement, sèchement). «Hot» ne signifie nullement que «l'improvisation occupe une place essentielle», comme affirmé. Car une partition totalement écrite peu être jouée «Hot» ou «Straight». Les orchestrations des big bands (Ellington, Fletcher Henderson…) sont totalement écrites; elles n'en sont pas moins hot. Et lorsqu'elles n'existent pas, un certain nombre de conventions orales sont prises qui transforment les ensembles en obligado tout aussi rigoureux et contraignants qu'une partition classique.
«Hot» correspond, en fait, non pas à l'exactitude des notes jouées, mais à la façon d'interpréter ces mêmes notes. Cette notion correspond au traitement du son, et au traitement du temps, le swing, ces deux seuls critères fondamentaux caractérisant le jazz, dont l'auteur ne tire aucune conséquence dans son ouvrage. Et Duke Ellington dans le titre d'une de ses plus célèbres compositions, «It Don't Mean a Thing If It Ain't Got That Swing»(1) (1932) en précise l'impératif. Par conséquent, si hot (passionné) et straight (droit, sec) sont antonymiques, ces adjectifs qualificatifs portent sur l'interprétation de la musique et seulement sur celle-la. Selon la manière de jouer la partition, hot ou straight, elle se métamorphosera ou pas en jazz.
La musique, pour être jazz, doit être hot. Hot est synonyme de jazz. La musique straight n'est pas jazz. «Jazz straight» est un non-sens comme «Jazz Hot» est un pléonasme. Les circonstances de l'arrivée et le reçu du jazz en France ont rendu indispensables cette précision au demeurant redondante.
En l'absence de première partie de la thèse, il n'est pas permis de savoir si cet aspect essentiel de la question a été abordé ou pas par l'auteur. Mais il est dans cet ouvrage, sur les années 1930 (elle le demeure encore en 2011), au centre de la polémique pour la définition du jazz entre les membres du Hot Club de France (Hugues Panassié, Charles Delaunay, Pierre Nourry, Jacques Bureau) et Jacques Canetti. Ce dernier, promoteur de spectacles qui pour les besoins de son activité économique devait accéder à une clientèle élargie, militait pour le straight et la musique jazzy, tandis que les premiers, tenants d'une interprétation culturelle du jazz, exigeaient le respect de la syntaxe et de la grammaire de cet art musical, même dans une expression locale différente comme celle de Django Reinhardt. Car du respect de ces critères fondamentaux dépend que l'on pourra parler d'une Ecole française du jazz ou d'un Jazz français. L'auteur d'ailleurs fait un développement fort intéressant sur la tentative de création d'un jazz allemand en corrélation avec la concurrence sur le marché du travail en Allemagne dans les années trente. C'est la raison pour laquelle Hugues Panassié rédigea un fort volume, Le Jazz Hot (1934), pour définir les critères fondamentaux du jazz; c'est le motif qui incita Charles Delaunay à créer la revue Jazz Hot (1935). Car le conflit concerne plus l'enjeu de l'acculturation du jazz dans la musique française, c'est-à-dire la part de «jazzité» (exotisme?) introduite dans la musique populaire française (et plus largement européenne) pour obtenir le label jazz, que de bataille sur le jazz lui-même. Il en était à cette époque, et de nos jours encore, du jazz comme du chocolat dans les actuelles directives européennes. N'avons-nous pas entendu, il y a quelques années, certains journalistes français parler, à propos de Liane Foly, d'Ella Fitzgerald française? Parce que cette acculturation revendiquée dans la musique populaire française portée à sa fin, c'est-à-dire jusqu'à disparition des critères essentiels (caractère hot, à savoir traitement du son et swing) de cet art, en revient à une déculturation totale des deux musiques, la française (ou l'européenne) et le jazz. Et de ce point de vue, soixante ans avant, le conflit Hot Club de France-Canetti a préfiguré la naissance de la world music et les enjeux philosophiques et économiques de la mondialisation des cultures. Du moment que les canons de cette musique ont été définis, le problème est de savoir si la contrefaçon ou l'ersatz seront légalisés; en l'espèce dans l'opinion publique. Combien de festivals n'ont actuellement de jazz que le titre?
D'un certain point de vue, la chanson française de Mireille, Tranchant, Trénet, Sablon… et Ray Ventura, plus tard sous l'Occupation, les grands orchestres de Raymond Legrand, Fred Adison, Christian Faure, Robert Bergmann, Jacques Météhen, Emile Carrara, Christian Wagner, Aimé Barelli…, étaient les produits du jazz français, tels que Canetti l'entendait; en faisant un certain nombre d'emprunts à l'univers du jazz, ils répondaient aux attentes et aux conceptions qu'il souhaitait conférer, dès les années trente, au terme «jazz». Mais, s'il ne fait pas de doute que le découvreur de Brel appréciait le jazz hot, comme en atteste l'affiche du concert d'Armstrong (1934) qu'il organisa, il ne fit, au lendemain de la guerre, de superbe carrière que de producteur de variété française. Par conséquent, ne peut être délivré de label jazz à cette immense production straight, même de qualité, qui a pu être réalisée sous l'Occupation.
Or c'est précisément en considération de ce type de productions musicales (du moins les plus nombreuses et le plus souvent citées dans ce livre, tant pour la radio que pour les établissements de divertissement, la production phonographique, la presse…), ersatz de jazz, qu'est soutenue la thèse de Gérard Régnier. La musique straight n'était tout simplement pas jazz. Chanter sous l'Occupation n'implique pas obligatoirement qu'on chantait du jazz. Le diagnostic de présence de jazz sous l'Occupation devrait être sensiblement nuancée, au moins dans sa formulation aussi provocatrice qu'inexacte dans ce livre.
D. Django, le jazz français et l'imprimatur
Pour les raisons ci-dessus exposées sur la nature même de la musique jouée concernée, il est pour le moins abusif d'affirmer que «la pratique du jazz se poursuit sous l'Occupation», en invoquant le seul succès de Django Reinhardt ou la question du bruit dans un pavillon de la rue Chaptal. Le bruit n'est pas un attribut exclusif du jazz. Tous les établissements de Paris fréquentés par les Allemands et leurs collabos faisaient beaucoup de bruit sans que personne ne s'avise de s'en plaindre. Quant au cas de Django, «personnage emblématique du jazz français», «sans doute le plus grand vulgarisateur de jazz en France» et «phénomène extraordinaire que le parcours de ce tzigane au cœur de l'Occupation», il ne cesse pas d'interpeler, pour ces raisons justement, le bon sens dans cette situation.
Rappelons que sur ordre des Allemands, en novembre 1940, les Roms sont internés dans des camps en France. Le 16 décembre 1942, Auschwitz Erlass, décret d'Himmler, tous les Roms du Nord et du Pas-de-Calais sont déportés vers Auschwitz-Birkenau le 15 janvier 1944. Et Django et tous ceux qui l'entourent ne sont pas inquiétés. Pourquoi? C'est que Reinhardt portait un nom de consonance germanique, et qui plus est le nom de personnalités nazies célèbres. Ensuite et surtout parce qu'il jouait une musique estampillée «jazz français», comme l'écrit fort justement l'auteur, c'est-à-dire extirpé de ses racines.
Il est au demeurant paradoxal, dans ce panorama général du jazz en France occupée, que Gérard Régnier, qui par ailleurs accorde une attention justifiée au cas d'un authentique amateur de jazz et néanmoins vrai collabo, André Doutard, comme aux musiciens et amateurs dans la Résistance ne se soit pas référé également aux témoignages d'autres artistes, comme Géo Daly (Jazz Hot n°543, septembre 1997) ou Guy Lafitte (Jazz Hot n°561, Juin 1999)… dont les opinions sont, exemples à l'appui, sensiblement différents des siennes. Sans être antinomiques, ces points de vue auraient permis une présentation plus nuancée sur la réalité de la situation. Il aurait également été intéressant que l'auteur s'étende plus largement sur le marché de l'emploi des musiciens dans cette période grise, qui évolua sensiblement de 1940 à 1944; en particulier les situations de concurrence, les comportements individuels. Le cas de Georges Effrosse, violoniste immense, déporté sur dénonciation –né le 20 septembre 1910 à Paris 2°, mort le 18 avril 1944 à Auschwitz, Pologne, après être passé par Drancy le 13 avril 1944 (Journal Officiel de la République française 2007 p15514-15518)– qui n'est pas unique, aurait pu être accompagné par d'autres, d'autant qu'il évoque le marché du travail après la guerre avec l'article d'Albert Ferreri, «Défense des musiciens français» (Jazz Hot n°8, juillet-août 1946).
Il ressort donc des points relevés que si dans la France occupée la musique straight n'était officiellement pas interdite, aux termes des principes et même de la réglementation qu'énonce l'auteur, elle était sous la surveillance et la censure permanentes de l'Occupant. Cette interdiction non explicitement édictée mais sous-jacente au régime nazi des occupants n'a certes été qu'imparfaitement suivie d'effet en ce qui concerne la musique jazzy et le jazz français dont il tirait avantage pour ses troupes. Ce n'est pas le seul domaine dans lequel les nazis et leurs collabos ne parvinrent heureusement pas à leur fin. Néanmoins, le fait qu'il y ait eu quelques activités jazziques et beaucoup de musique straight ne saurait suffire à soutenir que le jazz n'ait pas eu à souffrir d'interdictions. En revanche, les interdictions non explicites n'en ont pas moins joué sur l'imaginaire des musiciens et des amateurs de jazz comme un vécu réel. Car le fait de subir l'Occupation est en soi une interdiction en acte. Et elle intéresse tous les aspects de la vie quotidienne, du jazz à la liberté. Viendrait-il à l'idée d'un historien, non révisionniste d'écrire que sous l'Occupation, les Français ne furent pas privés de liberté au prétexte qu'aucun texte officiel allemand ne prévoyait de les mettre tous en prison ?
II. DES INSUFFISANCES À L'INCOHÉRENCE HISTORIQUE
A. Musique négro-judéo-anglosaxonne
Au chapitre I, Gérard Régnier fait référence à la «Musique négro-judéo-anglosaxonne» dans l'Europe en guerre. Cette dénomination est à la fois inexacte et incorrecte. Pour les nazis le jazz n'a toujours été qu'une musique «de sauvages», «judéo-nègre», de «dégénérés». L'adjectif «anglo-saxon» n'a pas figuré dans leur discours théorique initial. Les anglo-saxons, pour les nazis, ne font pas partie des «races inférieures» pour justifier de cette association. En outre, ces mêmes nazis n'étaient pas dépourvus de bon sens. Pourquoi auraient-ils inutilement indisposé les Anglais et les Américains? Il convient de le rappeler, que Chamberlain, son gouvernement et une bonne part de la gentry n'étaient pas des adversaires irréductibles du régime d'Hitler et que, jusqu'à la veille de la guerre, la diplomatie allemande n'avait pas renoncé à rompre l'alliance franco-britannique. Le pacte contre-nature germano-soviétique fut le prix à payer pour rompre l'encerclement initial quand la diplomatie anglaise ne désespérait pas encore de détourner l'agressivité allemande contre l'URSS. Quant aux Américains, ils n'étaient pas encore ennemis; leurs entreprises leurs fournissaient même diverses marchandises fort utiles à leur guerre. L'absence de mise en perspective historique, la non référence de la notion à la chronologie des évènements et à sa localisation engendre une confusion grave, à l'origine de l'inexactitude et de la méprise, laissant entendre que cette dénomination concernait le jazz sur toute la période 1933-1944, l'Allemagne comme la France. Or l'adjonction de l'adjectif «anglo-saxon» relève seulement de la terminologie française intervenue après le bombardement, le 3 juillet 1940, de la marine française à Mers El-Kébir par l'escadre britannique. Cette anglophobie fut d'ailleurs un argument fort dans le discours de certains pour ne pas s'engager dans la Résistance et pour une certaine interprétation du «jazz français» par opposition à celui des anglo-saxons. Une phrase d'ailleurs circule encore dans certains milieux, attribuée à Philippe Pétain et apocryphe semble-t-il: «Le jazz est nègre, mais le swing est juif»(11). Nous ignorions qu'à 84 ans le Maréchal possédait une telle culture musicale.
B. Du rôle des Jeux olympiques
Selon l'auteur, les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin constitueraient l'évènement unique majeur et central pouvant expliquer le libéralisme relatif des autorités allemandes pendant la période préparatoire avec pour illustration le fait que le Docteur Dietrich Schultz-Köhn ait été autorisé à publier des disques de musiciens de jazz américains entre 1935 et 1938. On peut certes envisager que cet événement international ait quelque peu influencé les Allemands. Mais l'explication est pour le moins simpliste. C'est faire fi, d'abord, des très anciennes relations de la société américaine Gramophone, qui avait installé une filiale en Allemagne dès 1898 à Hanovre. Par ailleurs depuis décembre 1926, Brunswick-Balke-Collender US, qui avait créé une filiale, German Brunswick, avait pris des accords avec Deutsche Grammophon pour graver les enregistrements américains de sa filiale en Allemagne, qui elle-même effectuait des enregistrements en Allemagne pour l'étranger, notamment pour la Scandinavie(3). Jeux olympiques, certes, mais les affaires sont les affaires; et elles continuaient.
C. De la réalité des relations germano-américaines
C'est faire fit, ensuite et surtout, du contexte général économico-politique international de la période 1920 – 1945; ce chapitre de l'ouvrage souffre d'une absence manifeste de mise en perspective du jazz dans le contexte complexe des relations internationales, en particulier des rapports bilatéraux germano-américains. Car pour l'Allemagne et pour les nazis particulièrement, l'Amérique n'est pas le jazz, et cela l'auteur ne l'envisage à aucun moment dans son ouvrage. Or les enjeux sont là. Le premier tient à l'histoire alors récente. Pendant de longues années, au moyen de moratoires successifs (Plan Dawes 1924, Plan Young 1929), le gouvernement des Etats-Unis a fait pression sur ses Alliés de la veille pour ménager l'Allemagne de la République de Weimar mais aussi et surtout pour complaire aux intérêts des puissances économiques allemandes au sein desquelles les intérêts économiques américains(4) n'étaient pas étrangers. Ainsi, les accords de partenariat entre IG Farben et la Standard Oil, entre 1925 et 1939, et qui selon certaines sources se sont prolongés au-delà, ont incité certains historiens américains à sous-entendre que les gaz dans les camps n'auraient pas été qu'allemands. C'est d'ailleurs un Américain, Charles Eliot Perkins, qui en 1945 prendra la direction d'IG Farben!
La protection américaine a consisté à atténuer les conséquences du Traité de Versailles en opérant un rééchelonnement du versement des indemnités dues au titre des réparations de guerre. Il convient de rappeler que le plan Young, qui mit fin à la surveillance des Alliés sur l'Allemagne, permit à ce pays de réoccuper la Rhénanie (7 mars 1936), et notamment à Hitler, de ne jamais payer les sommes dues, qu'il affecta au réarmement du Reich. Rappelons pour mémoire que c'est le 3 octobre 2010 que l'Allemagne effectua le dernier versement de l'indemnité de la Première guerre; encore avait-il fallu, que, pour rester dans le concert des nations occidentales, le Chancelier Adenauer s'y engageât en 1953! Par conséquent, n'ayant plus aucune obligation financière et diplomatique en arrivant au pouvoir grâce aux Etats-Unis, Hitler aurait eu bien mauvaise grâce à s'entêter sur une si petite affaire, le jazz, qui n'était qu'à l'usage de la propagande intérieure. Et ces échanges ne cessèrent pas pendant les hostilités parce que les deux pays, jusqu'à ce que l'Allemagne déclarât la guerre aux Etats-Unis, le 11 décembre 1941, n'étaient pas belligérants.
Ainsi, IBM, qui fournit des moyens informatiques dès 1933 à l'Allemagne, continua, selon Edwin Black (IBM et l'Holocauste, Robert Laffont, Paris 2001, 595p), à aider le Reich dans la «solution finale» par l'entremise de sa filiale à Berne. De même ITT, dont Walter Schellenberg haut responsable de la Gestapo était un gros actionnaire et administrateur en Allemagne, commerça officiellement pour améliorer les télécommunications de l'Allemagne en guerre jusqu'à 1942! Et cette entreprise aurait continué si F.D. Roosevelt n'avait pas pris un décret interdisant le transfert des brevets aux pays ennemis. Quant à la Standard Oil Company(5), elle poursuivit ses livraisons de pétrole aux Allemands par l'entremise de la Suisse en 1942. Chase Bank et Banque Morgan à Paris, continuèrent à fonctionner avec les forces d'Occupation allemandes avec l'accord du siège américain. Les historiens de l'économie estiment qu'au moment de Pearl Harbour (7 décembre 1941), les investissements américains dans l'Allemagne nazie représentaient 475 millions de dollars: 120 pour la Standard Oil, 35 pour la General Motors, 30 pour ITT et 17,5 pour Ford! Les filiales de ces firmes en Europe ne furent pas expropriées par les autorités allemandes. Un modus vivendi fut établit qui leur permit, dans un intérêt réciproque, de continuer à fonctionner comme des filiales indépendantes, amassant les revenus de leurs activités commerciales pendant la guerre qui furent en 1945 récupérés par les sociétés américaines mères.
Par conséquent, lorsque Gérard Régnier constate que «plusieurs œuvres de compositeurs américains, dont celles d'Irving Berlin ont été jouées entre le 1er juillet le 30 septembre 1942» et que «la SACEM a fait virer le décompte des droits correspondants par la Treuhand-und Revisionsstelle(12)… et ce jusqu'à la fin de l'Occupation», ne signifie nullement que «les autorités allemandes entérinaient de fait l'absence de censure de la musique de jazz américaine» et que cela «revient à reconnaître de fait la diffusion de leurs [membres de l'ASCAP] œuvres», c'est-à-dire que ce constat constituerait «un élément supplémentaire permettant de conclure à l'absence d'une véritable censure organisée». Bien au contraire, ce constat établit que le rapport de forces sur le terrain ne permettait pas, d'une part, aux autorités d'occupation, et particulièrement à la Propaganda Staffel, d'exercer effectivement leurs interdictions, d'autre part, que ces mêmes autorités en étaient empêchées pour des raisons économiques, particulièrement importantes pour l'Allemagne sous embargo, liant les deux pays qui n'avaient tout simplement pas totalement rompus leurs relations et qui se servaient d'une banque intermédiaire anglaise encore en activité à Paris! En conséquence, ce n'est pas une absence d'interdiction ou de censure qui justifiait le traitement relativement laxiste du jazz en France occupée, mais bien un courant d'affaires et l'insuffisance de moyens matériels, des impossibilités économiques associées aux obligations d'une gestion délicates de troupes en pays étranger.
Car l'auteur, après l'exposé convainquant et sérieux qu'il dresse sur la législation du jazz en Allemagne (donc dans leur zone d'occupation jusqu'au 8 novembre 1942 et après sur l'ensemble du territoire français) et les annexes VIII et IX des autorisations en bonne et due forme des autorités d'Occupation produites, ne peut pas soutenir qu'il n'y avait pas menace d'interdiction puisqu'il y avait contrôle a priori par les autorités d'Occupation sur les activités musicales qu'il classe dans la catégorie «jazz». Il y avait donc bien censure et contrôle de l'activité de la musique qualifiée jazz en l'espèce, et pas des autres musiques, même si dans la pratique les effets ne se faisaient pas toujours sentir.
Le second enjeux tient à la politique étrangère des Etats-Unis à l'égard de l'Europe: d'une part, la neutralité traditionnelle, d'autre part, l'isolationnisme qui, dans l'entre-deux-guerres, a saisi l'opinion publique américaine et surtout l'aile conservatrice et réactionnaire du Parti Républicain. La neutralité des Etats-Unis tenait au fait que, comprenant plusieurs communautés européennes, le gouvernement ne tenait pas à voir l'une ou plusieurs d'entre elles prendre fait et cause pour leur pays d'origine, menaçant ainsi la cohésion nationale. Or la communauté germanique y était nombreuse, notamment dans la région des Grands lacs et des Appalaches, où sa tradition industrieuse a contribué au développement économique de cette zone. Le cousin d'Hermann Goering, qui vivait à Philadelphie, facilita également certains accords industriels germano-américains. Le poids de cette population s'accrut davantage encore quand Lindbergh, qui traverse l'Atlantique en avion, devint un héros national et, d'origine allemande, déclara ouvertement sa sympathie pour le Reich et son idéologie au point, pendant un temps, d'apparaître comme un candidat Républicain potentiel à la Présidence.
Cette situation a fait que l'Allemagne, qui au surplus, jusqu'à sa déclaration de guerre aux Etats-Unis le 11 décembre 1941 après Pearl Harbour (7 décembre 1941), a bénéficié des dispositions de la loi cash and carry (1939), qui autorisait les belligérants à se procurer certains matériels de guerre, n'avait pas intérêt à indisposer les Etats-Unis dont elle a essayé de conserver la neutralité «bienveillante» le plus longtemps possible et même pendant le conflit au moyen de relations économiques souterraines décrites plus haut. En sorte que les forces d'Occupation en France avaient intérêt à laisser les activités se poursuivre pour éviter d'exaspérer la population locale (qui avait déjà été privée de bals par le «décret» Mandel), d'une part, pour permettre à leurs troupes de fréquenter des lieux de distraction pour le repos des guerriers, d'autre part. En outre, comme le dit avec beaucoup de perspicacité Jacques Bureau qui vécut l'époque, «Nous savions par des indiscrétions de la Propaganda Staffel, qu'ils [les Allemands] nous observaient, qu'ils nous étudiaient»(6) . D. La stratégie des membres du Hot Club de France
Par ailleurs, les responsables du Hot Club de France, que ce soit Hugues Panassié, en zone libre jusqu'au 8 novembre 1942, en respectant l'idéologie folkloriste française de Vichy, ou Charles Delaunay en n'en «rajoutant» jamais, essayant de se fondre dans la brume générale, ont joué profil bas, en soutenant que la musique de La Nouvelle-Orléans était d'origine française, et au besoin en inventant de fausses origines à «Tiger Rag» présenté comme la reprise d'un quadrille français «Praline». Charles Delaunay, qui avait lu Mein Kampf, comme il le rappelle dans ses mémoires, ne se faisait pas d'illusion sur l'idéologie nazie et moins encore sur les hommes qui pouvaient la servir. Sa stratégie consista à agir avec précaution au besoin en ne fournissant aucun prétexte susceptible de mettre l'entreprise de sa vie, le jazz, en péril. Dans une de ses lettres à Daidy Davis-Boyer (7) avant de revenir à Paris (fin novembre 1940), il précise ses craintes et ses consignes pour essayer d'atténuer les risques: «Ma vieille branche, Ne dis plus que tu t'occupes du HCF, ne parle plus du HCF: le HCF n'existe plus (souligné deux fois), pas plus que Jazz Hot et le reste. Il suffit d'une mauvaise langue ou d'une imprudence de quelque personne pour qu'on te coffre et qu'on bazarde tout ce qu'il y a rue Chaptal. Il ne faut absolument pas qu'il y ait un seul disque , en dehors des quelques disques Swing à toi, car à cette époque, je veux dire à l'heure actuelle, nous sommes gouvernés par des vendus et par des traitres (souligné), des types que rien n'embarrasse pour s'attribuer des places… Je te répète encore des recommandations au sujet des voisins, concierge et relations diverses: méfie-toi !»(7). Il est néanmoins conscient de la réalité: «Au début de l'Occupation, la musique de jazz ne fut pas "officiellement" combattue par les services de la propagande allemande»(8), écrit-il. Et de préciser: «Je pris cependant, dès mon arrivée à Paris, des mesures de prudence qui, pour avoir été critiquées par les "puristes" allaient nous éviter par la suite de graves désagréments». Et d'expliquer, dans ce récit de Jazz Hot, la francisation des titres de morceaux, la tactique du double langage et de la fiction du Jazz français, «une sorte de mythe susceptible de protéger tant bien que mal notre petit patrimoine»(8). C'était avant la lettre, donner l'illusion qu'André Cœuroy reprendra, pour argent comptant, dans son ouvrage Histoire général du jazz (1942), qui fera tant hurler Hugues Panassié, à juste titre sur le fond, pour lui avoir contesté la fonction d’unique théoricien du jazz. Par conséquent, les auditions de disques, les réunions, les conférences, les concerts dits «de jazz français» de Charles Delaunay n'étaient qu'autant de leurres pour les autorités allemandes; elles y voyaient de leur côté un moyen très efficace de surveillance, dont elles ne voulaient pas se priver. D'autant que cette surveillance existait bien avant la guerre, la Gestapo œuvrant en France ouvertement au vu et su des autorités françaises dès la fin des années trente pour surveiller les groupes antifascistes allemands(9) réfugiés en France et les autres.
Et dans sa relation de la situation du jazz en France, à cette époque, Charles Delaunay introduit une notion chronologique essentielle, la déclaration de guerre allemande aux Etats-Unis (11 décembre 1941). Or dans l'ouvrage de Gérard Régnier, la situation du jazz dans la France Occupée est présentée de 1940 à 1944 comme une sorte de structure monolithique figée; l'évolution du conflit et les évènements paraissent n'avoir jamais eu de conséquences sur la situation du jazz. Les phases de la guerre et les grands tournants, sont pratiquement absents du livre, alors que le timing des évènements est essentiel pour comprendre les réponses allemandes effectives aux situations évoquées: par exemple, surtout après le débarquement des troupe anglo-américaines en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, il était normal que les Allemands séquestrent les avoirs de l'ASCAP. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Car, avant, il n'y aurait pas eu de raison, en termes politiques et en droit international, de nature à justifier une telle procédure. Rappelons que l'ambassadeur des Etats-Unis en France, l'Amiral William Daniel Leahy, qui résida à Vichy de janvier 1941 à mai 1942, eut une activité particulièrement importante en France, qui justifia, à son retour, sa nomination comme Chef de Cabinet personnel de Roosevelt.
Par conséquent, l'étude structuraliste de la période, même courte (quatre ans), tendant à réduire les variations de comportement à une simple valse hésitation des autorités nazies sur l'attitude à adopter envers le jazz au plan pratique, tant en Allemagne, avant et pendant la guerre, qu'en France pendant l'Occupation partielle puis totale, est très réducteur d'une réalité infiniment plus complexe. C'est évidemment ne pas tenir compte des relations internationales évoquées par ailleurs et de la vie intérieure de l'Allemagne ou des pays occupés, dont la France. Si la population allemande avait très majoritairement adhéré à l'idéologie nazie, une partie, notamment celle qui prisait le jazz, n'a pas facilement consenti à sa prohibition. Même dictatorial, le régime n'a pas pu mettre un policier derrière chaque citoyen! En sorte que l'interdiction officielle du jazz en Allemagne même, ne fut pas une réalité pratique absolue. Comme en France.
Par conséquent, je ne puis partager l'opinion de l'auteur selon laquelle «l'idée, profondément ancrée dans l'imaginaire social que le jazz était interdit sous l'Occupation est fausse.» Contrairement à ce qu'avance Gérard Régnier, si j'ai bien suivi son long développement, tendant à illustrer que «le jazz n'a pas été interdit en France sous l'Occupation – ce qui n'est pas un scoop puisque Charles Delaunay dès 1948 écrit: «la musique de jazz n'a pas "officiellement" été combattue par les services de propagande allemands»– ce n'est pas l'idée qui est fausse mais le fait qui est inexact! Et plutôt que la phrase de Jean-Noël Jeanneney, «une idée fausse est un fait vrai», ce livre sur la situation du jazz sous l'Occupation est l'illustration d'une idée juste sur un fait inexact. Car la réalité de l'histoire n'est pas qu'évènementielle. «L'histoire fait les hommes quand ils croient la faire.» Or la façon dont les hommes vivent l'événement n'est pas neutre. La photographie des faits est pauvre. Eugène Delacroix, dans son journal à la date du 5 avril 1850, notait déjà: «La tâche de l'historien me semble plus difficile; il lui faut une attention soutenue sur mille objets à la fois, et à travers les citations, les énumérations précises, les faits qui ne tiennent qu'une place relative, il lui faut conserver cette chaleur qui anime le récit.» Et Georges Duby, expert en la matière, expliquant ses recherches: «Je pense comme lui: les faits sont relatifs; essentielle au contraire l'animation, par conséquent cette "chaleur", que l'historien, à vrai dire, ne conserve pas (elle s'est entièrement dissipée des traces qu'il examine) mais qu'il réveille de son souffle et doit aviver sans cesse. C'est là sa tâche. En tout cas l'histoire nouvelle, l'histoire de Lucien Febvre, de Marc Bloch, l'histoire de Déniau, celle que je voulais à mon tour écrire, se l'assignait. Comment y parvenir? Mais à peine commençai-je à assembler ces fragments que les insuffisances du matériau se révélèrent: il était incomplet, friable, disparate. Je ne pouvais me dispenser de rectifier ici et là quelques arêtes, je devais les lier les unes aux autres ces pièces, et surtout combler les vides qui les séparaient»(10).
Or, dans son récit compilateur, discursif et sans relations dynamiques, Gérard Régnier fait une narration straight et sans réalité. La matière y est mais l'histoire est absente. Car «Si j'en étais resté aux évènements, si je m'étais contenté de reconstituer des intrigues, d'enchaîner des «petits faits vrais», j'aurais pu partager l'optimisme des historiens positivistes d'il y a cent ans, qui se croyaient capables d'atteindre, scientifiquement, à la vérité.»10).
Le texte de cet ouvrage s'est arrêté à la porte de l'érudition; collecter des faits, même vrais, ne saurait suffire à construire le récit historique fait de relations.
CONCLUSION
Depuis les années 1990, l’université française s’est emparée du jazz en tant que champ d’études. Les étudiants, sous l’autorité d’universitaires directeurs de thèses, ont appliqué aux sujets concernant cet art les méthodes propres de la matière concernée apprises en séminaires sur les bans de la faculté. Si ces méthodes fondées sur les exigences rigoureuses du travail scientifique sont toujours les mêmes, encore faut-il que cette rigueur trouve à s’appliquer avec les mêmes exigences d’excellence dans la pertinence avec la perspicacité du chercheur. Or ces deux qualités reposent sur son degré d’intimité avec le sujet, son assimilation se réalisant dans la globalité d’une culture générale acquise par la pratique et dans un rapport à la matière, qui dépassent largement les seules relations de l’approche scientifique objective d’une discipline. Il en est ainsi pour l’histoire du jazz comme pour l’histoire politique; les hommes ayant pratiqué ces activités dans leur quotidien, en fréquentant réellement les milieux et les hommes, s’avèrent être toujours mieux préparés, s’ils parviennent tant soit peu à se départir de leurs préjugés, pour appréhender et percevoir le sujet dans ses subtilités les plus fines, aux fins d’en tirer des enseignements réels et pertinents, fussent-ils contradictoires.
Malheureusement, le jazz, tel qu’appréhendé dans ces travaux universitaires très et trop formalistes, est réduit au statut de genre musical. Or la pratique jazzique, née de/dans l’héritage afro-américain originel, est plus que cela; c’est une des musiques de la civilisation des Etats-Unis fondée sur l’empirisme des usages. Même intégré à une autre civilisation d’accueil, en l’espèce la française, le jazz en a conservé, par son esthétique propre et son mode de transmission, des fonctionnements hérités de la tradition orale: récits et relations interpersonnelles. Cet aspect de la matière ne transparaît jamais vraiment dans Jazz et Société sous l'Occupation. Comme le dit fort justement Jacques Aboucaya dans son compte-rendu, «les faits, rien que les faits». Mais il est troublant, à moins que le plaisir et la joie de lire un nouvel ouvrage sur sa passion, le jazz, ait fait oublier, à l'universitaire brillant qu'il est, les exigences d'un appareil critique rigoureux et l'indispensable mise en relation des faits, non seulement entre eux, mais dans leur contexte historique, le commentaire de texte indispensable, qui confère toute sa dimension à ce sujet éminemment culturel mais fondamentalement politique.
Parce que le fait de présenter une thèse d'histoire culturelle n'exonère pas l'impétrant d'en ouvrir la portée dans une perspective large. Ce n'est d'ailleurs pas à Gérard Régnier, dont le contenu des recherches ici présentées apprend beaucoup par la richesse de l'information qu'il délivre, que le reproche doit être fait mais au directeur de thèse, Pascal Ory, qui s'en est tenu au spectaculaire superficiel de la pseudo découverte. C'est une attitude dans l'air du temps universitaire actuel. L'exploitation de la matière n'a pas été à la hauteur du matériau formidable dont le chercheur disposait. En sorte que l'auteur a confondu, pour les raisons si bien exposées par Georges Duby dans sa réflexion sur son travail d'historien, vérité et réalité, évacuant a priori le vécu des hommes, au moins aussi important que les faits, fut-il imaginaire qui n'en est pas moins le moteur essentiel de l'histoire.
Il est une autre insuffisance de cet ouvrage qui tient à la philosophie même du jazz que Gérard Régnier véhicule tout au long de son livre: c'est de confondre musique de divertissement et musique de culture, non que cette dernière ne puisse également divertir; mais leur élaboration respective est fondée sur des prémisses différentes si le but n'en est guère éloigné. Si le fait d'avoir connu le jazz dans sa prime jeunesse l'a sans aucun doute sensibilisé à la question, il semblerait que le fait d'avoir joué dans l'orchestre du casino de Fécamp dans les années 1950 lui a certes permis d'en déceler quelques aspects qu'un non professionnel n'aurait pas perçus mais a, en revanche, ôté une part d'objectivité de l'auteur en occultant quelques peu chez lui la différence de nature qu'il y a entre la musique jouée par un orchestre de bals et celle exécutée par une formations de jazz. Cette confusion est à l'origine de l'absence de nuances dans son discours. Car le sujet, dans sa complexité, exigeait justement ce nuancier.
Après cette lecture, certes critique et polémique en leur sens étymologique, qui correspond à la lecture attentive indispensable pour un ouvrage qui ne peut pas être, eu égard au contenu, évacué en quelques lignes, il n'en demeure pas moins que l'ouvrage de Gérard Régnier est très intéressant et comporte une foule d'informations dont le lecteur pourra toujours nourrir sa réflexion.
Félix W. Sportis
Notes 1. Ça ne signifie rien si ça ne swingue pas. 2. Lester Young déclara dans une interview au milieu des années cinquante, à ce propos, qu'il ne jouait de standard qu'après avoir lu les paroles. 3. Cf. Ross Laird, Brunswick Records: A Discography of Recordings, 1916-1931, Greenwood 2001 4. Cf. Charles Higham, Trading With the Enemy, an exposé of the Nazi-American Money Plot, 1933-1949, New York, Delacorte Press, 1983 Cf. Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l'Europe et le Reich, Arman Colin 1996 - Industriels et banquier sous l'Occupation, Armand Colin 1999/2010 p444-450. 5. Anthony C. Sutton, Wall Street and the Rise of Hitler, GSG Publishers, 2002 6. Cf. Félix W. Sportis, «Jacques Bureau, du jazz hot au surréalisme», in Jazz Hot n°651, mars 2010, p13 7. Correspondance privée de Charles Delaunay à Daidy Davis-Boyer, cf. Hélène et Félix W. Sportis, «La fiancée de Jazz Hot», Jazz Hot n°600, mai 2003 p34 8. Charle Delaunay, L'Histoire du Hot Club de France, Jazz Hot n°27, novembre 1948, p16 (reprise dans son entier dans le Jazz Hot n°Spécial 1997) 9. Cf. Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 1930. Armand Colin 2010 10. Cf. Georges Duby, L'Histoire continue, Odile Jacob, Paris 1991 & 2010 p74-78 11. Francis Marmande, «Du sexe, des couleurs et du corps», La vie à l'œuvre, L'Homme 158-159/2001, p 125 – 138 12. La Treuhand est une organisation fiduciaire formée d'économistes allemands qui n'a pas été créée pour mettre en application les mesures antisémites mais «pour contrôler la gestion des biens dits «ennemis». Elle a été créée en janvier 1941 (juste après la déclaration de guerre allemande aux Etats-Unis le 11 janvier 1941). Succursale de la Treuverkehr de Berlin, elle est dirigée en 1941 par le Dr Stenger. La Treuhand avait en 1941 un compte à la Barclays Bank de Paris, banque britannique fondée en 1896, l'une des big five (cf. Martin Jungius, thèse de doctorat Contrôler le Contrôleur? Les autorités allemandes et le Service du contrôle des administrateurs provisoires (SCAP), 1940-1944, dirigée par Wolfanf Seibel à l'Université de Constance.)
Chicago Swingers
par Christopher
Hillman et Roy Middleton avec Michel Chaigne
Chicago Swingers, par
Christopher Hillman et Roy Middleton avec Michel Chaigne,2010, 105 p, Cygnet productions, P.O.
Box 4, Tavistock, Devon PL19 9YP, tel. 01822 617313. Email :
gooferdust@hotmail.com
Adolescent et amateur de jazz, j’ai
très vite été fatigué par la suffisance des auteurs français, leur préférant le
soin documentaire des Anglais de la revue Jazz Journal. L’un d’eux était Chris
Hillman, parfois retrouvé dans la sérieuse revue Storyville de Laurie Wright
dont une rubrique était significativement nommée « Let’s Really
Listen » ! Dans la lignée de Brian Rust, l’objectif était/est
d’identifier « qui joue » dans des disques rares de jazz prétendu
classique et de blues urbain, par l’écoute comparée. Aujourd’hui la tâche discographique
sur disques négligés est un « hard job » puisque les musiciens
concernés ne sont plus là pour prêter leur concours. Ce petit livre, Chicago
Swingers, est dédié à la mémoire d’Ernest Vigo, auteur des notes de pochette du
LP Magpie 1803 consacré aux faces blues 1935-38 du clarinettiste Arnett Nelson
(sorti en 1978). L’objet ici, est la contribution des jazzmen aux orchestres de
blues basiques de Chicago des années 1930 au milieu des années 1940.
L’introduction rappelle qu’à Chicago, dès la fin des années 1920, se développe
ce que les auteurs nomment le « South Side style ». Ils le replacent
dans le contexte socio-économique. Le premier groupe de studio représentatif du
genre s’appelle les State Street Ramblers de Jimmy Blythe (pianiste décédé en
1931 d’une méningite). A partir de 1931, un de ses membres essentiels est le
trombone louisianais Roy Palmer. Le groupe est repris en main par Buddy Burton
(whb) qui sous le nom des Memphis Night Hawks enregistre en 1932 à New York où
il recrute sur place Alfred « Mr Sheiks » Bell qui lance la mode
d’une partie de trompette jazz et exubérante dans les 78 tours de blues. Pas de
photo de ce Mr Sheiks, ni informations biographiques. Son jeu est rudimentaire
mais il colle bien au contexte. Ses rivaux pour les labels Vocalion (Lee
Collins, Punch Miller) et Decca (Herb Morand) sont d’une classe supérieure et
ils ont, avec Guy Kelly, fait l’objet du livre précédent des mêmes auteurs pour
le même éditeur : New Orleans Trumpet in Chicago (2009, 100 p). En 1936, les
Chicago Rhythm Kings sont un remake des Memphis Night Hawks. C’est ce groupe
qui lance Arnett Nelson. Bell disparaîtra des séances de blues en 1937.
Le chapitre « Chicago Swingers » couvrent les pages 1 à 17.
Notons que ce générique correspond à deux séances, mais les
auteurs l’étendent à toute une famille de musiciens (Bell, Nelson,
Collins, Punch, Bill Owsley, Buster Bennett, Odell Rand, Edgar Saucier,
Black Bob, etc). Une biographie d’Arnett Nelson est abordée à la page
1. Auteur de « Buddy’s Habit(s) » enregistré par King Oliver et
membre de l’orchestre de Jimmy Wade, c’est un clarinettiste hot et
excentrique (vaudeville) très sollicité pour les séances blues de Vocalion
et Bluebird, à une époque où son instrument n’est pas détrôné par le
saxophone. Il est le pilier des Chicago Rhythm Kings (Bell,
Palmer, Black Bob) qui donnent ensuite les State Street Swingers
(sans Palmer). Les auteurs nous proposent, page 10, quelques
informations sur Bill Owsley (1902-1977), originaire de Galesburg,
précurseur du sax ténor rhythm’n blues (et dont on ne connaît pas de
photo). Il apparaît dans les disques de South Side style de Chicago à
partir de 1937. Fin 1938, surgit un autre saxophoniste (alto,
soprano), Joseph « Buster » Bennett dont on nous montre une photo (p
13) mais dont on ne saura biographiquement rien. Car en gros, ce chapitre
est surtout un commentaire discographique. Les pages 19 à 94 représentent
l’apport de ce livre et c’est un gros travail discographique qui débute
par les Memphis Night Hawks (p 19-21) et les séances apparentées. On
trouve les disques des Chicago Rhythm Kings, des State Street
Swingers ainsi que ceux de Washboard Sam, Big Bill Broonzy, Tampa Red,
Victoria Spivey, Bumble Bee Slim, Memphis Minnie et de nombreux autres
qui ont sollicités les jazzmen que nous avons cités. Ceci, avec de
nouvelles hypothèses d’identification, nous amène jusqu’en 1945
(p70). Les auteurs ont ajouté un chapitre « Early Recordings of Arnett
Nelson » (1923-30), aux pages 71-82. Ce livre liste donc tout
ce qu’il est possible d’attribuer à Arnett Nelson. Le chapitre « Some
Decca Sessions », aux pages 83-94, correspond à une discographie d’Odell
Rand (cl) et d’Edgar Saucier (as, ts) dont on nous présente aussi la
photo. Le reste de l’ouvrage donne des corrections et informations supplémentaires
pour New Orleans Trumpet in Chicago. Enfin, il y a une bibliographie
et un index. Un travail de passion. Un CD, de faces rares dont il est ici
question, est joint en cadeau à ces petits livres. Il est tout à fait
nécessaire d’associer l’écoute à la lecture. Les auteurs et l’éditeur ne
s’arrêteront pas là, puisqu’ils annoncent deux
ouvrages complémentaires : Paramount Serenaders (avec l’aide de Richard
Rains) et Paramount Piano (avec la contribution de Paul Swinton) au
prix de 18 livres chacun (réduit à 25 si les deux sont commandés avant
la publication du premier). Un outil indispensable pour ceux
qui s’intéressent à cette face cachée de la musique hot.
Funk & Soul Covers, par Joaquim
Paulo, Ed. Julius Wiedemann-Taschen, Cologne, 2010, 432 p. www.taschen.com
On se souvient du monumental ouvrage de 2008 (Jazz Hot n°648) dû aux mêmes auteurs et
éditeurs consacré aux Jazz Covers, autrement dit les pochettes de vinyles de
jazz. Ce nouveau gros volume aborde un autre pan de la culture musicale des
Etats-Unis (et ses extensions), dont la matière puise aux mêmes racines.
Joaquim Paolo, l’auteur, évoque en introduction la passion dévorante, non pas
seulement pour la musique, mais pour ce support si bien adapté à la création
d’une œuvre culturelle authentique à grande diffusion : le vinyle.
Le vinyle est en effet comme un symbole de l’âge d’or de la création musicale
enregistrée, possédant le minutage suffisant à une construction artistique mise
en valeur par le travail artistique d’un ensemble de personnes au-delà des
musiciens, aussi bien le créateur du label, que le producteur, l’ingénieur du
son, le graphiste, l’auteur des notes, le maquettiste… Un concentré de talents,
qui a accompagné et favorisé la création musicale dans ces genres musicaux
frères en éduquant au sens premier du terme un public populaire tout autour du
monde à une exigence artistique et de connaissance sans équivalant, à l’image
même de ces musiques.
Pour aimer un support d’un autre temps, l’auteur n’est pourtant pas si vieux
qu’il pourrait y paraître quand on envisage l’étendue de sa collection,
puisqu’il commença sa récolte dans les années 1980. Il s’y est donné avec une
ferveur et une compréhension du contenu (la musique) et du contenant (le
vinyle) qui méritent tous les éloges. Ces musiques et cet âge d’or ont en effet
en peu de temps donné une quantité de collectionneurs de haut niveau de
connaissance, et cela est aussi une des marques de ce caractère exceptionnel du
XXe siècle. Comme pour Jazz Covers, l’auteur a sélectionné une (petite) partie
sa collection (500 pochettes), avec quelques difficultés et déchirements comme
il le dit, tant la matière est riche, en focalisant sur les artistes de premier
plan, les albums de légende autant pour leur contenu musical que pour leur
esthétique d’objet, ou leur contenu texte.
Les passerelles sont nombreuses avec le jazz, tant au niveau des labels, des
musiciens que des photographes, des graphistes… Pour les amateurs de jazz, au
sens de courant stylistique, ce sera d’ailleurs une belle découverte, car le
continent de la musique américaine n’est pas aussi cloisonné que le public
européen le pense parfois, nous le découvrons souvent dans les interviews de
musiciens.
Enfin, c’est un splendide voyage visuel que nous propose ce bel ouvrage, avec
une proposition sonore évidente pour redécouvrir un continent musical qui a
émergé dans l’après-guerre puis a culminé dans les années 60-70 avec des
artistes d’une dimension exceptionnelle qui ont pour la plupart les pieds dans
la même glaise, que l’on parle de Donald Byrd, Ray Charles et d’Aretha
Franklyn, ou de Marvin Gaye, Stevie Wonder, Curtis Mayfield, et beaucoup
d’autres car en dehors des artistes majeurs, la base est très large…
Enfin, comme pour le Jazz Covers, des interviews de quelques personnalités
importantes comme David Ritz, Larry Mizell, Gabriel Roth préfacent l’ouvrage,
et les commentaires pour de nombreux disques enrichissent le parcours visuel.
La qualité d’impression est très correcte pour cette édition réalisée en Chine.
Yves Sportis
Portraits Jazz
par Jean-Pierre
Leloir, textes de Stéphane Koechlin
Portraits
Jazz, par
Jean-Pierre Leloir, textes de Stéphane Koechlin, Editions Fetjaine/La
Martinière, Paris, 2010, 128 p. www.ferjaine.com
C’est ce qu’on appelle « un beau livre » (format 260 x 285mm) de
photographies par l’un des grands photographes de jazz du Vieux Continent. Il
rappelle des souvenirs parce que non seulement le nom de Jean-Pierre Leloir fut
souvent associé à celui de Jazz Hotdepuis les années 1950, mais aussi parce que l’auteur des textes, Stéphane,
n’est autre que le fils de Philippe Koechlin qui fut rédacteur en chef de Jazz Hot dans les années 1960 et qui
fonda – dans les locaux de Jazz Hot –
la revue Rock & Folk. Tout cela
évoque naturellement d’émouvants souvenirs, d’autant que ce livre, conçu
simplement sur la beauté des photos d’un maître, distille après une
introduction sobre, de courts commentaires, et une phrase du photographe pour
rappeler quelques souvenirs, les relations entre musiciens et photographes,
deux communautés artistiques qui se sont nourris l’un de l’autre, le jazz étant
la matière centrale. Portraits Jazz est d’abord un
portrait de Jean-Pierre Leloir à travers la partie de son œuvre qu’il consacra
au jazz.
Les images sont en particulier éblouissantes pour deux raisons : parce
qu’elles restituent une histoire et des personnalités monumentales sur le plan
artistique dans leur contexte d’époque, de la même façon qu’il est passionnant
de relire la presse du moment quand on veut comprendre, sentir une époque.
Ensuite parce que les qualités artistiques du photographe ont permis de graver
des moments d’éternité, des personnages d’exception sans affadir la légende.
Jean-Pierre Leloir est une icône pour tous les amateurs de jazz au même titre
que les William Claxton, Herman Leonard, Ray Avery, William Gottlieb…
Nous disions que ce livre est d’abord un portrait de son auteur parce que
l’alliage des photos et de leurs petits commentaires nous restituent le
parcours de Paris à Juan-les-Pins (souvent) un Jean-Pierre Leloir parlant avec
humanité et justesse de sa fréquentation des artistes de jazz, comme un amateur
de cette musique, comme un artiste aussi, simplement et sans emphase. Au
menu : l’âge d’or du jazz (celui où se côtoie tous les courants), les
rencontres de Louis Armstrong, Duke Elington, Count Basie, Lionel Hampton,
Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Buck Clayton, Bennie Goodman,
Roy Eldridge, Dizzy Gillespie, John Coltrane, Dexter Gordon, Kenny Clarke, Art
Blakey, Chet Baker, Ornette Coleman, Ron Carter, et de bien d’autres, jalonnées
par « les » carrières de Miles Davis. La sobriété de conception convient
à la richesse de l’iconographie et de la matière jazz.
Une
Histoire du jazz à Montréal, par John Gilmore, traduction Karen Ricard, Lux
Editeur (www.luxediteur.com), Montréal, 2009, 416 p.
Sorti à l’origine en anglais en 1988, cet imposant ouvrage est un outil de
première importance pour découvrir ce qui a présidé à l’existence d’une des
plus grandes manifestations de jazz d’été, le Festival International de Jazz de
Montréal.
Le langage simple, trop parfois, de l’auteur et quelques platitudes comme on en
lit ou entend beaucoup aussi en France sur l’histoire du jazz, ne nuisent pas
fondamentalement à une accumulation de faits sur le principal carrefour du jazz
du Canada francophone et pas seulement. Le choix de la chronologie est parfait
concernant un récit historique où l’on découvre beaucoup, et notamment que
Montréal fut très tôt concerné par le jazz et devint le centre d’une communauté
musicale étonnante de dynamisme. L’histoire s’arrête en 1970 environ, et
l’auteur s’en explique dans une postface à l’édition française : c’est
justement la fin de cette communauté du jazz, éclatée en clan selon des
esthétiques qui n’avaient parfois plus grand chose à voir avec le jazz, qui
l’incita à ne pas aller au delà de cette date. On sent dans ces propos le
regret d’un âge d’or du jazz à Montréal, et on ne peut que comparer ce
sentiment à ce qui se passa dans d’autres villes, même Paris, en remarquant
qu’aujourd’hui, le phénomène est encore plus marqué.
Un récit vivant, des interviews qui séparent les tranches historiques choisies,
des annexes rassemblant agréablement quelques données de base (les
organisations, adresses de clubs ou de lieux, un index des noms cités), tout
fait de cet ouvrage une synthèse indispensable à la connaissance, y compris
quelques digressions sur le peuplement afro-américain du Canada qui doit moins
qu’on ne le pense, selon l’auteur, à son grand voisin américain.
Herbie
Nichols, A Jazzist Life, par Mark
Miller, The Mercury Press (www.themercurypress.ca), Toronto, Ontario, Canada,
2009, 224 p.
Après son Valaïda Snow, Mark Miller continue son intéressant travail de
recherche biographique et d’analyse stylistique sur des musiciens qui n’ont pas
connu la fortune ou la notoriété, et qui pourtant ne manquent pas d’intérêt,
car ils donnent au jazz son épaisseur, son mystère aussi : de belles
découvertes, des histoires incroyables. Herbie Nichols appartient à cette
catégorie, malgré sa mort prématurée en 1963 à 44 ans seulement. Né à Harlem en
1919, comme le rappelle avec intelligence l’auteur au moment où les troupes
afro-américaines de Jim Europe défilent triomphalement à New York, il est un
enfant de la Harlem Renaissance, cette atmosphère artistique exceptionnelle par
la puissance de sa volonté d’intégration dans le creuset américain, et par sa
volonté d’apporter sur le plan artistique, et pas seulement, son originalité.
Ses parents ont les plus grandes ambitions, celle d’en faire un musicien
classique bien que le père soit lui-même déjà trompettiste de jazz.
L’apprentissage académique sera à la hauteur, mais c’est plutôt le modèle
monko-ellingtonien qui séduira le bonhomme, très vite mêlé au bouillonnement du
jazz, en dépit de la volonté paternelle. Profondément intégré au jazz de son
temps, sa carrière musicale oscille entre le piano stride, les formations de
jazz traditionnel, dixieland, de mainstream, rhythm & blues et le nouveau
courant bebop, dont il côtoie toutes les figures fondatrices. Certains
regrettent cette apparente dispersion, et affirment que des raisons
alimentaires sont à la source de cet éclectisme stylistique. Mais Nichols est
aussi un intellectuel, et sa naissance dans ce lieu et cette atmosphère
démentent cette thèse, souvent défendu par les musiciens d’avant-garde et les
critiques de cette obédience. Sa naissance en ce lieu (Harlem), en cette époque
(Harlem Renaissance) avec une famille ancrée dans cette histoire ne peuvent que
produire un musicien attaché aux racines et à la création, à l’histoire très
récente du jazz.
Une preuve peut en être apportée dans ses engagements politiques (NAACP), dans
ses écrits de critiques (sur Art Tatum, Erroll Garner, Thelonious Monk, Oscar
Pettiford… parmi de nombreux autres sur la vie et l’esthétique du jazz), où
l’on décèle sa curiosité pour la composition, la virtuosité et bien entendu le
piano, dans son côté très intellectuel, une donnée pas si rare chez les
musiciens de jazz, en particulier dans les années 50.
De fait, Comme souvent par rapport à l’histoire, chacun se fera son idée,
l’essentiel est bien l’existence de cet ouvrage où est racontée, de manière
agréable, avec moult citations et une bonne documentation, dont un index, une
bibliographie, un relevé des écrits de Nichols et une discographie, la vie et
l’œuvre d’un musicien que certains qualifièrent de maudit parce qu’il mourut
avant de donner l’expression de la plénitude de son talent, et sans doute parce
que les avant-gardistes ont toujours besoin de se référer à un père maudit pour
justifier de leur marge.
En réalité, Nichols joua avec et côtoya tant de grands musiciens de tous les
âges du jazz (Rex Stewart, Dany Barker, Coleman Hawkins, Lester Young, Mary Lou
Williams, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Art Blakey, Max
Roach, Bilie Holiday…), qu’on peut penser que son sort a été des plus heureux
(comme Billie Holiday, Sonny Clark, Clifford Brown et d’autres maudits). Sauf
cette mort prématurée qui nous a évidemment privés de ses compositions, l’un de
ses talents, et de ses interprétations, car c’était un musicien d’exception
dont il reste quelques enregistrements de qualité. A découvrir pour beaucoup.
L’improviste : une lecture du
jazz, par Jacques Réda, Gallimard-collection Folio Essais, Paris, 2010
(nouvelle édition augmentée), 416 p.
Voici dans une édition de poche un ouvrage réédité
de notre confrère de Jazz Magazine Jacques Réda, précédemment édité en 1990,
mais dans une version très sensiblement augmentée puisque l’auteur y a intégré
Jouer le jeu (L’improviste II), et quelques textes de Autobiographie du jazz
(Editions Climats), plus enfin quelques textes récents. C’est donc plutôt une
anthologie rédienne qu’une compilation, bienvenue pour ceux qui s’intéressent à
Jacques Réda. L’auteur connaît bien « son » jazz qui correspond
grosso modo à l’espace temps de sa génération (il est né en 1929), et il est un
bon exemple de cette propension de la critique de jazz à ne considérer comme
authentique que ce qui appartient à l’esthétique gravée dans son subconscient
d’adolescent, et de quelques prolongements répondant au nécessaire et suffisant
du cœur. Sa lecture du jazz, poétique jusqu’à l’hermétisme parfois (Solal, mais
ça va bien au pianiste), car l’auteur appartient à la littérature, est une
suite de portraits, en prose et en vers, définissant le jazz de sa naissance à
sa mort ; en bon littérateur, il lui faut une mort, moment tragique autant que
sublime, indispensable pour magnifier l’apparition qui a structuré une vie, et
qui nécessairement ne peut que mourir avec lui.
Avec la note complémentaire sur le swing qui introduit l’ouvrage, on finira par
trouver la cohérence du tout, entre nostalgie d’une époque et malgré tout le
souci de définir ce que fut (selon lui) le jazz. La tendance Panassié, revue et
corrigée par l’esthétique Jazz Magazine.
Jacques Réda a dû beaucoup souffrir dans la revue de son cœur mais il y a aussi
défendu la présence du jazz en tant que culture sans rupture liée à une
histoire. Et il me semble me souvenir d’une chronique plutôt élogieuse de
Marcus Roberts (équilibrant d’autres propos dans les mêmes colonnes assez
débiles sur le même grand pianiste). Marcus n’appartient pas à son Panthéon ici
dressé et pour cette fois, le mot a son plein sens, car il s’agit d’un tombeau.
Pour ne parler que de pianistes (il les aime) Jaki Byard pour les disparus et
Kenny Barron pour les vivants non plus ne font pas partie comme toute une série
d’autres pianistes pleins d’âme de cette musique, et qui continuent de la
porter. On pourra aussi s’étonner de la présence de musiciens comme Solal dont
le parcours, brillant musicalement, n’est pas essentiel au jazz. Question de
génération et de relations.
C’est une lecture curieuse du jazz, qui vaut bien celle des ethnologues, et
comme pour nos universitaires, on en apprend plus sur Jacques Réda, ses amours,
que sur le jazz, ce qui, cette fois, reste acceptable car l’auteur le dit, n’a
pas la prétention de l’université et il offre une proposition littéraire, un
objet artistique, qu’on l’apprécie ou pas, pas une réinvention de la roue.
La
Réparation du piano, par Carl-Johan Forss, Editions L’Entretemps
(www.lekti-ecriture.com), Montpellier, 2010,
538 p.
Cette traduction d’un ouvrage norvégien de 1998 est une véritable performance
car ce livre d’un spécialiste de la facture instrumentale est à caractère
encyclopédique, comme on l’entendait au XVIIIe siècle. L’auteur a réussi à
capitaliser ici 40 ans d’expériences professionnelles et les met ainsi à
disposition des professionnels, enseignants et apprentis. Un ouvrage monumental
qui semble être aussi une rareté, car si le piano fascine, sa réparation
n’avait jamais donné lieu à une telle somme. Il est abondamment illustré de
photos, dessins, et d’une clarté exceptionnelle même pour les profanes.
Le Chant des batteurs : Méthode
orale de batterie, par Ludovic Defacques, Autoproduit (+33
(0)1 60 07 68 46, Lagny 2010, 70 p. + 1CD MP3
Pour les apprentis batteurs voici une méthode à laquelle a participé Daniel
Humair et qui a recueilli les suffrages d’André Ceccarelli, Mokhtar Samba, etc.
Jazz de
France : le guide-annuaire du jazz en France, par l'Irma, Paris, 2010, 610 p.
L’annuaire de référence des professionnels du jazz propose son édition
actualisée, toujours plus consistante. C’est un excellent outil non seulement
pour les musiciens mais également pour les organisateurs, les producteurs, les
agents, les journalistes et pas seulement de jazz, les
médiathèques-bibliothèques, les écoles… Publié avec le soutien de nombreuses
institutions, il est l’exemple de ce que peut être un soutien institutionnel
intelligent au jazz : une aide à la communication.
Paul Bley,
The Logic of Chance, par Arrigo Cappelletti, traduction Gregory Burk, Vehicule
Press (www.vehiculepress.com), Montréal, 2010, 172 p.
L’auteur, pianiste-compositeur comme son traducteur en langue anglaise, est
également journaliste de notre confrère transalpin Musica Jazz. Il a publié cet
ouvrage en italien en 2004, son deuxième ouvrage après Il profumo del jazz (Le
Parfum du jazz, 1996) et la traduction anglaise a été réalisée par une maison
d’édition de Montréal, la ville de naissance de Paul Bley en 1932.
C’est le type d’ouvrage dont nos auteurs de l’hexagone pourraient s’inspirer
puisqu’il s’agit d’une biographie documentée à partir de laquelle l’auteur
apporte sa compréhension de l’univers de Paul Bley et analyse le paradoxe d’un
créateur qui revendique sa liberté tout en donnant à ses improvisations une
rigueur logique qui pourrait sembler contradictoire avec la liberté affichée.
Le titre (La logique du hasard) résume bien le propos de l’auteur. L’ouvrage
commence par 32 variations sur le personnage central: le paradoxe,
l’équilibre, le tempérament, le silence, la rupture avec la régularité
rythmique, l’improvisation comme écriture et réciproquement, Carla Bley, le
lyrisme, l’harmonie, l’accompagnement, etc., autant de petites analyses des
composantes de la conception de Bley. L’auteur aborde ensuite la biographie,
comme une sorte d’écho à ses recherches, puis il se penche sur quelques compositions,
pour une analyse musicale. Enfin il apporte quelques réflexions sur ce qui
semble à l’origine de cette musique (par exemple le minimalisme, le mouvement,
la culture japonaise, la mémoire, etc.).
Une interview de Paul Bley, une bibliographie de qualité, une discographie
sérieuse et un index complètent un excellent ouvrage pour tout amateur de
musique car au delà du fait d’apprécier ou pas Paul Bley et le jazz, c’est un
ouvrage très bien construit, qui apporte beaucoup sur le plan de la connaissance
en général, exigeant et précis mais sans lourdeur excessive, avec une langue
ouverte à tous.
Yves Sportis
The Autobiography of Randy Weston : African Rhythms
The
Autobiography of Randy Weston: African Rhythms, par Randy
Weston et Willard Jenkins, Duke University Press (www.dukeupress.edu), Durham
& London, 2010, 344 p.
Nous connaissons bien en France ce magnifique pianiste, aujourd’hui légendaire,
et particulièrement dans Jazz Hot puisqu’il nous accorda de belles interviews
(n° 508 et 576), qui furent l’occasion de discographies détaillées. Voici donc
un ouvrage qui va intéresser les nombreux amateurs car dans cette œuvre jouée à
4 mains (composée par Weston et arrangée par Jenkins), le grand musicien rentre
dans les détails d’un incroyable parcours international qu’il nous avait
résumé, donc Brooklyn et sa jeunesse, l’après-guerre aux Etats-Unis, comme
l’Afrique – la mère absolue de tout pour Randy – et le Maroc en particulier,
Melba Liston, Max Roach, Duke Ellington, et même Barack Obama, avec toujours
cette recherche de racines accompagnant une création de tous les instants. Ce
qu’on perçoit mieux dans un ouvrage aussi intime, c’est l’intensité de la
religiosité des Etats-Unis, des musiciens de jazz afro-américains et de Randy
Weston en particulier. Ce qui nous ramène au constat que peu en Europe ont
réellement pu comprendre le fond de la musique de jazz. A bien lire Randy,
musicien d’une extrême gentillesse, le jazz est d’essence africaine, même dans
la configuration américaine, et il en fait un art ethnique, quasi racial, même
s’il se fixe de toucher toutes les populations (ce qu’il a réussi). Sur le
fond, la seule rencontre possible entre le jazz et le mouvement free européen
résiderait dans le message de libération des années 60, mais de fait, cette
idée de libération n’a pas germé dans le jazz en 1950-60 mais dès l’origine,
car elle est fondatrice du jazz.
Cela dit, l’interprétation musicologique de Randy Weston n’en est pas pour
autant convaincante, car si l’Afrique avait dû générer le jazz, elle ne l’aurait
tout simplement pas fait aux Etats-Unis d’Amérique. C’est donc qu’il faut
chercher dans d’autres facteurs que religieux et raciaux, mais bien politiques,
sociologiques, géographiques et historiques, le pourquoi du jazz. C’est la
raison pour laquelle il vaut mieux employer les termes
«Afro-Américains» que «Noirs», et garder du jazz ce qui
en a fait une exception culturelle et politique sans précédent: la
faculté d’une communauté ségréguée à fonder un art majeur qui transcende les
ethnies, les races supposées, les folklores. Au fond, c’est un art devenu
universel qui ressemble beaucoup dans sa genèse à la musique classique dont les
origines ne sont pas exemptes d’aspects communautaires ou nationaux. Il ne
vient pas à l’idée d’un musicien classique de revendiquer sa race supposée (en
fait sa couleur apparente) ou le continent de naissance (en plus fantasmé, dans
le cas du jazz). Il est nécessaire de raconter l’histoire de la musique, des
origines géographiques des cultures, mais la religiosité et la revendication
(«blackitude») de Randy Weston nous rappellent justement qu’avant
d’être africain, Randy reste un musicien afro-américain, afro renvoyant à une
ségrégation encore sensible de la communauté d'origine africaine, et américain
rappelant que c’est une terre jeune encore marquée par la religiosité.
Le plus extraordinaire dans cette histoire est bien que les valeurs américaines
fondatrices (celles du XVIIIe siècle) aient pu faire de cette expression un art
universel alors que tout la destinait à la clandestinité de l’ethnicité et de
la ségrégation. C’est, en aparté, le danger que fait courir au jazz les
démarches ethniques, plus fréquentes à Chicago (l’AACM…) et à New Orleans
(créolitude par exemple ou revivalisme artificiel…) qu’à New York. Comme dit l’autre,
«my point of view» n’enlève rien aux mémoires de Randy dont chaque
récit étaye, à mon humble avis, cette idée.
Une Anthropologie du jazz, par Jean
Jamin et Patrick Williams, CNRS Editions (www.cnrsedition.fr), Paris, 2010, 384
p.
Un ouvrage fait par des universitaires, pour des universitaires chez un éditeur
universitaire, et qui se propose une énième fois d’analyser l’histoire du jazz
à l’aune d’une grille de lecture universitaire… Bon, pourquoi pas? Il y a
encore des universités, des étudiants et des professeurs pour disséquer en rond
le jazz avec beaucoup de difficultés: leur positionnement social, la
place de l’université au sein des rouages du pouvoir, même en matière de jazz,
doublé d’un ethno-centrisme omniprésent dans la pensée universitaire et
journalistique, sont de gros handicaps à la compréhension du jazz, en tant
qu’expression artistique sublimant une réalité sociale anticonformiste;
c’est un peu la même difficulté que celle des musicologues qui tentent
d’expliquer la création musicale dans le jazz.
Les auteurs, en particulier Patrick Williams, sont pourtant de ceux qui
maîtrisent un savoir sur le jazz, mais notre pays a cette spécificité de la
captation de l’explication du jazz par des «élites» universitaires
au langage fermé sur leur monde avec une tendance au remoulinage des mêmes
informations, avec la même volonté, génération après génération, depuis Hodeir
et Malson en particulier, d’expliquer le jazz en le passant par des filtres
rarement appropriés. Le résultat en est comme ici souvent une bouillie
universitaire très moyennement intéressante, une eau claire.
Il y a tant à faire dans le jazz pour la collecte et la préservation des
informations, l’activation et leur mise à disposition, l’analyse, pour le
travail de terrain, que ça donne plus à penser sur l’impasse universitaire à la
française que sur le jazz. les nombreux ouvrages qui paraissent de par le monde
seraient une meilleure piste de travail pour des étudiants car ce qui y est
développé ne doit rien à une pensée préfabriquée, autocentrée, et tout au
recueil d’informations indispensables à un travail ethnologique.
En dehors de ses justifications alimentaires et statutaires, ce type d’ouvrage
est surtout utile pour connaître l’état de l’Université, de la recherche, et
celui des penseurs patentés d’Etat et diplômés du jazz en France. On tourne en
rond. On pourrait penser à un ouvrage d’usage interne, pédagogique, pour les ethnologues,
chercheurs et leurs étudiants, à condition de penser la recherche comme un jeu
de société réservé à un microcosme. Le jazz, ses «amateurs» qui en
ont fait l’histoire autant que ses créateurs, n’appartiennent pas à ce petit
monde.
Les auteurs en décidant du titre posent en fait la question du pourquoi de
l’intérêt relativement tardif de l’académie (les institutions en général:
universités, conservatoires, etc.) et commencent à y répondre, avec pas mal de
lieux communs et sans aller très loin. Ils font référence pour justifier cette
«nouvelle» curiosité à l’existence d’une critique
«d’amateurs» débouchant sur des analyses approximatives marquées
par la subjectivité. On attendait justement nos auteurs d’Etat pour parler de
jazz comme «fait social qui propose une critique radicale de l’ordre
social». Je laisse apprécier la prétention universitaire.
Car le jazz a plutôt bien vécu de cette absence d’intérêt académique, et pas
seulement en France, et il se porte plus mal depuis que les institutions s’y
intéressent. Les amateurs d’hier (Delaunay, Panassié, Vian, mais aussi tous les
anonymes, les discographes, les biographes, la très bonne génération d’auteurs
américains depuis une vingtaine d’années, mais encore tous les producteurs de
disques qui ont eu à choisir ce qu’ils éditaient, les programmateurs de
festivals… sans parler des musiciens eux-mêmes), ont eu bien plus d’importance
pour l’analyse du jazz en son temps que les réflexions d’autodiplômés du jazz
parce qu’universitaires, même dans Jazz Hot, sans même évoquer les révisions
calamiteuses récentes pour cause de politique culturelle d’Etat.
Les écrits sur le jazz qui commencent à
sortir de la sphère institutionnelle nous confirment dans notre crainte
que l’analyse du jazz par des grilles universitaires (donc faisant
partie de l’ordre social dont on vient de dire que le jazz était une
critique radicale)qu’elles soient ethnologiques, musicologiques, ou
simplement historiques, aboutissent à une réécriture en fonction de l’idéologie dominante
du moment et de la réalité statutaire de leur auteur plus que de la
réalité du jazz. A ce titre, l’existence de revues comme Jazz
Hot, Musica Jazz pendant longtemps, et dans une moindre mesureJazz Magazine, Down Beat, etc., écrites sur le moment, reste beaucoup
plus précieuse que l’université malgré des insuffisances, qu’elles
soient liées à l’époque, aux moyens ou aux auteurs. La pensée y est
brute de révision a posteriori.
En se référant au B et A BA des préceptes
universitaires, le plus déplaisant dans cet ouvrage est la reprise sans
critique des écrits des uns et des autres, de Vian, Delaunay, Ténot,
Hodeir, Malson à Tournès, sans tenir compte des époques où ont été
fabriquées ces pensées ni du positionnement social, économique, médiatique,
statutaire de ces auteurs. Il y a pourtant des pensées très
antagonistes,et même des mises sur un même plan qui n’ont pas lieu
d’être.
Les raisons d’espérer pour le jazz résident
dans l’émergence,principalement aux Etats-Unis, d’une recherche de
terrain qui fouille la mémoire et préserve les sources, les rend
accessibles et par là permet d’envisager une réflexion fondée plutôt que
de la pensée sclérosée de la tour d’ivoire universitaire
française.L’anthropologie du jazz est déjà à l’œuvre
depuis longtemps, dans les milliers d’interviews que rassemblent des
auteurs « amateurs »,des revues « d’amateurs » de par le monde, mais
pour que cela touche les ethnologues de l’université française, il faudra
libérer l’anthropologie de l’université française telle qu’elle existe
et se pense aujourd’hui. Ce n’est pas pour demain.
Art Tatum, Eine Biographie, par
Von Mark Lehmstedt, Editions Lehmstedt Verlag (www.lehmstedt.de), Berlin,
2009, 320 p., en allemand
Cet éditeur, qui par ailleurs produit de forts intéressants
ouvrages sur la littérature, le journalisme, l’histoire et surtout la
photographie, nous donne un fort beau cadeau avec cette monumentale biographie
sur le pianiste des pianistes de jazz, Art Tatum. Le cadeau ressemble au supplice
de Tantale, car nous n’avons pas sous la main d’adeptes de la langue de Goethe,
et que même quand on aime passionnément Art Tatum, la langue d’outre-Rhin reste
aussi mystérieuse que la Forêt Noire. Donc notre compte rendu s’adresse surtout
aux personnes qui possèdent cette langue, pour leur dire d’abord que c’est un
magnifique livre grand format, consistant, qui reprend le parcours d’Art Tatum
dans un ordre chronologique aménagé en fonction des thématiques et des
portraits (Fats Waller, Charlie Parker, etc.). Les photos sont magnifiquement
traitées (c’est la spécialité de cet éditeur, ça se ressent). Remarquons au
passage que l’auteur est sans doute l’éditeur lui-même, et le soin apporté à
cette biographie sur tous les plans révèlent que la pianiste hors norme a
encore la puissance de générer des entreprises elles aussi hors normes comme
cet ouvrage. Il y a une discographie, un index, une bibliographie qui démontre
que l’auteur ne maîtrise pas mieux le français que nous l’allemand, car n’y
figurent pas les nombreux articles parus dans Jazz Hot, ni le numéro Spécial
2002 consacré au pianiste avec une discographie très aboutie.
Quoi qu’il en soit, c’est ce qu’on appelle un bel
ouvrage, et nous attendons impatiemment une traduction au moins anglaise pour
vous en dire plus sur les thèses de l’auteur, et la multitude d’anecdotes qui
semblent jaillir de ces pages, même avec notre connaissance si limitée de la
langue allemande.
Yves Sportis
Blues Speak, The Best of the Original Chicago Blues Annual
Blues
Speak, The Best of the Original
Chicago Blues Annual, par Lincoln T. Beauchamp Jr.,
University of Illinois Press, Champaign, 2010, 192 p. (www.press.uillinois.edu)
De 1989 à 1995, by Lincoln T. Beauchamp Jr., plus connu en Europe sous son nom
de scène Chicago Beau, a édité une revue consacrée à l’effervescence artistique
de la grande ville au bord du Lac en matière musicale, car Chicago est bien
entendu l’une des deux capitales du blues avec Memphis. Cette revue, assez
proche de l’esprit de ce que fait Jazz Hot, permettait de donner un éclairage
documentaire sur les multiples dimensions de l’expression musicale
afro-américaine et de ses franges poétiques. Dirigée par un personnage de
«l’intérieur», à savoir musicien de blues et afro-américain, la
revue est devenue après sa disparition (7 parutions), une sorte de mémoire, car
il y eut des interviews de beaucoup des acteurs majeurs de la ville, dont
certains ont disparu aujourd’hui.
Chicago Beau a eu son heure de gloire, en particulier en Europe et en France à
la grande époque de la fin des années 70, où il côtoya Memphis Slim, Archie Shepp,
Pinetop Perkins, Fontella Bass, L’art Ensemble of Chicago et même Frank Zappa…
C’est aussi un homme de culture, éminemment sympathique et curieux de son art
et de tout. Nous l’avions d’ailleurs vu débarquer un jour à la rédaction dans
ces années 1990 où se place l’histoire de cette publication, à la recherche de
documentation pour son travail de recueil de la mémoire des musiciens de Windy
City.
Il nous propose ici, 20 ans après cette aventure éditoriale, une sorte
d’anthologie de ce que fut cet Original Chicago Blues Annual. C’est donc pour
toutes ces raisons un ouvrage indispensable à la connaissance de la vie
musicale afro-américaine de cette cité mais plus largement à la découverte
d’une belle idée de la presse. Car le contenu, très riche, est constitué
d’interviews de Koko Taylor, Eddie Boyd, Famoudou Don Moye, Big Daddy Kinsey,
Pinetop Perkins, Lester Bowie, Bruce Iglauer, Junior Wells, J.B. Hutto et Lil’
Ed Williams, Billy Boyd Arnold, Herb Kent, E. Parker McDougal, Johnny Shines,
Barry Dolins… et même une de Chicago Beau par Julio Finn qui fut aussi de
l’aventure en Europe.
Il y a par ailleurs de nombreux articles de fond, thématiques, de circonstances
ou d’atmosphères, des poèmes, des reportages photos, enfin un vrai trésor pour
tout amateur de blues et de musique en général. Parmi les signatures, on
remarque bien sûr Lincoln T. Beauchamp Jr., mais aussi l’ami Jacques Lacava qui
apporta d’excellents articles à Jazz Hot et à d’autres. En fin d’ouvrage, se
trouve un index, un rappel des contributeurs. En ouverture, un album photo
donne une bonne idée de l’atmosphère du cercle d’amitié de l’auteur, de son
caractère, de son souci de mémoire aussi, car cette anthologie, comme la revue
qui en est l’origine, est sortie de son cœur.
Frédéric
Chopin, Aperçus biographiques, par Maria Gondolo Della Riva Masera, Editions
Michel de Maule, Paris, 2010, 220 p. (www.micheldemaule.com)
En cette année du bicentenaire, Frédéric Chopin, dont l’itinéraire européen et
particulièrement français, a assez largement retenu l’attention des médias,
nous avons reçus cet ouvrage biographique écrit par une pianiste italienne,
spécialiste de l’œuvre du pianiste polonais, et biographe à ses heures
(Michel-Ange et ici Chopin). La première édition date de 1989 et c’est la
première traduction en français.
Pour ceux qui ont fermé leur oreille, cette biographie alerte et documentée
rappellera le destin original d’un homme qui connut le succès de son vivant,
malgré une mort précoce et un itinéraire finalement pas si simple puisque s’il
vécut sa jeunesse dans sa patrie sous domination russe, il vécut la deuxième
partie de sa vie en France (l’autre origine de sa famille) dans un exil forcé,
en raison sans doute de ses sympathies politiques. Mais Chopin, comme nombre
d’artistes à cette époque, voyagea beaucoup à travers l’Europe, et son exil fut
loin d’être une réclusion. L’auteur, passionnée de l’homme comme de sa musique,
s’investit totalement pour essayer de découvrir ce que fut la réalité de la vie
de Chopin, contestant les versions précédentes ou les approuvant selon le cas,
car, bien sûr, il y eut de nombreuses variantes de sa vie, sa vie amoureuse
entre autres, et si George Sand est sans nul doute un personnage important de
la vie de Chopin, elle ne semble pas avoir la sympathie de Maria Gondolo, pas
plus que Franz Listz. On découvre ainsi une galerie de portraits, d’autres
personnages, hommes et femmes, qui ont contribué à l’édification de la
personnalité du virtuose et compositeur de génie, au développement de sa
musique, qui ont constitué l’entourage d’un musicien qui reste quelque peu
mystérieux ou plutôt secret et discret, en dépit de sa notoriété et d’une
musique qui demeure la plus universellement connue, même dans les milieux
populaires. Son œuvre, très lyriques et d’une richesse mélodique sans
comparaison, a irrigué d’autres musiques populaires jusqu’au jazz. D’ailleurs,
en cette année anniversaire, Frémeaux & Associés a édité un «Chopin
1810-2010, Jazz et musique de genre, enregistrements historiques
1885-1947» qui rappellent que les mélodies de Chopin ont trouvé un
accueil très large au sein des musiques populaires, des comédies musicales aux
chansons populaires, ou aux morceaux de bravoure (Hazel Scott). Frédéric Chopin
est un musicien populaire à tous les sens du terme et compte tenu de sa réserve
naturelle, on constate qu’on peut être populaire sans complaisance.
Yves Sportis
Traveling Blues, The Life and Music of Tommy Ladnier
Traveling Blues, The life and music of Tommy Ladnier, par
Bo Lindström et Dan Vernhettes, Jazz’Edit, septembre 2009, 215 p
Voici le résultat de
nombreuses années de compilation de documents relatifs au trompettiste
Tommy Ladnier et à son environnement. Ce gros livre est rédigé en
anglais très accessible. Un choix judicieux car de nos jours, et en
réunissant tous les fans du monde, il n’est pas certain d’en trouver 500
(tirage de l’ouvrage). Non que Tommy Ladnier ne mérite pas cette
consécration, bien au contraire, mais parce que le « jazz » en tant que
valeur culturelle a perdu du terrain derrière un comportement de
consommation superficielle qui privilégie la mode du moment. Le récit
est structuré en 14 chapitres : une histoire de la Louisiane et une mise
en situation socio-ethnographique jusqu’au début du XXe (1), St Tammary
et Mandeville (2), l’histoire de la famille Ladner/Ladnier (une des
plus anciennes du Sud) (3), enfance et débuts de musicien (4), premières
années à Chicago, 1917-1921 (5), jobs professionnels et la vie à
Chicago (6), les disques de blues pour Paramount (7), première tournée
en Europe (8), la période Fletcher Henderson (9), l’Europe à nouveau
(10), Noble Sissle (11), Bechet et la boutique de tailleur (12),
derniers jours avec Panassié et Mezzrow (13), témoignages sur Tommy
Ladnier (14). Suivent une discographie (p205-210) et un index. Il n’y a
pas de bibliographie, mais les notes bibliographiques sont en marge de
chaque page. Nous avions, après d’autres, mis en doute que Tommy Ladnier
(et Natty Dominique) soit le cornettiste de la séance Paramount de
Jelly Roll Morton qu’on lui attribue souvent, comme ici (sans la réserve
« probably » dans la discographie) malgré cette phrase « la présence de
Tommy Ladnier pourrait sembler étrange en 1923 (the presence of Tommy
Ladnier would seem strange in 1923) » (p64, chapitre 7). L’instrument
que l’on voit aux pieds de Bobby Martin et Tommy Ladnier sur la photo
p94 (chapitre 8), comme devant ceux de Martin et Maceo Edwards sur celle
p96 (cirque, Stockholm) n’est pas un « french horn » (c'est-à-dire, cor
d’harmonie) mais un mellophone que les trompettistes d’orchestres de
dans et de scène des années 1920 et début des années 1930 utilisaient
(même en France, chez Ventura). Les détails sur le mellophone sont dans
notre CD-Rom, tout comme des précisions sur le « non-pressure »,
technique à la mode en 1922-24, lancée à Chicago (par VanderCook
d’ailleurs adepte des cours par correspondance, qui sont sans couleur).
Ceci dit parce que les auteurs spéculent (p99) sur où et quand Tommy
Ladnier a adopté le « non-pressure », eux qui font état du fait qu’il
suivait des cours de musique par correspondance (p99). On s’interroge
lorsque les auteurs (p97) nous affirment que les « essential elements in
jazz were rhythm and improvisation ». On remarque de rares problèmes
de frappe, c'est-à-dire des lettres qui manquent notamment aux p85 et
86. A titre personnel, nous regrettons l’utilisation du générique
politiquement correct d’ « Africain-Américain » qui n’existait pas à
l’époque où il aurait été considéré comme une insulte par ces artistes
noirs qui s’estimaient américains. Enfin, un érudit nous a signalé qu’il
manque la mention d’un solo de Tommy Ladnier chez Fletcher Henderson
(sur « Alexander’s Ragtime Band ») ce que nous n’avons pas vérifié
n’étant pas un collectionneur de tous les disques de chaque grand du
« jazz ». Dans ce livre, il y a en effet, et c’est parfait, l’analyse de
« tous » les solos gravés par Ladnier et des transciptions de solo.
Ceci étant dit, et ces réserves sont des détails, force est d’admirer et
respecter le travail des auteurs, travail rehaussé par une belle
présentation et une riche iconographie. S’il y a foison de références
aux publications anglo-saxones, à juste titre (on pense au sérieux des
articles parus dans la revue Storyville), il n’en reste pas moins que
les témoignages d’Hugues Panassié (de première main puisqu’il a
fréquenté Tommy et l’a…interrogé !) sont la colonne vertébrale du livre
(BHcF 88-89, 1959, notamment). Ce livre prend ce qu’il y a de mieux chez
Panassié (qui « bénéficie » d’un portrait au chapitre 10), et c’est ce
que tout le monde devrait faire lorsque le sujet ne porte pas à
polémiquer. Cela dit, Panassié était un « critique de jazz » (discipline
qu’il a pratiquement inventé) et non un historien. De ce fait, ayant
peu de goût pour les principes techniques, les antécédents généraux des
artistes, il a laissé des imprécisions que cet ouvrage n’a pas pu
totalement élucider. Il est trop tard. Ainsi dans le chapitre 3, les
auteurs soulignent les incertitudes. Tommy Ladnier a toujours dit être
né à New Orleans (comme fait mention son passeport de 1925 et d’autres
déclarations écrites) et il n’y a pas trace de lui en dehors de
Mandeville. L’ouvrage remonte à un Suisse, Christian L’Adner et indique
que la variante de ce nom, Ladnier, apparaît après 1850. Les auteurs ont
réalisé un arbre généalogique précis depuis Morris Ladnier (1811-1896),
page 30. A noter que le décès d’Alfred Ladnier est indiqué 1919 (p27,
30) et 1917 (deux fois p29). Les auteurs font la lumière sur les
véritables identités des frères « Fritz » : le clarinettiste Isidore
Frick (1890-1940) et le tromboniste Louis Frick (1894-1945). Il y a un
arbre généalogique p33. Le chapitre 4 traite de l’Independence Band et
des influences sur Tommy Ladnier. Le suivant fait des rappels sur Sidney
Bechet et King Oliver. Influencés par les affirmations de Garvin
Bushell, les auteurs ont une idée non-conforme aux témoignages en
disques sur Charlie Creath : un son « rond et clair, avec une qualité
vocale, mellow de la même manière que Joe Smith » (p47). Même chose au
chapitre 14. A propos de Fate Marable (p55) qu’est-ce qui autorise
objectivement à écrire : « The Black Bands, however, played better » que
les orchestres blancs ? De quoi parle-t-on, sur quels critères ? Il y a
une bonne documentation sur l’invention (par Joe Sudler) de la sourdine
Harmon (chapitre 6), comme on trouve une excellente description (de
DeCarlis) du cornet-trompette Harry B. Jay (p94-95). Sur les photos de
1925 (Berlin) Tommy Ladnier utilise le cornet-trompette, puis sur les
photos de Fletcher Henderson, en 1927, une trompette. Après une dernière
séance Paramount, Tommy Ladnier a reçu un télégramme de Sam Wooding à
New York qui le sollicite pour une tournée en Europe. Gene Sedric aurait
recommandé Ladnier à Wooding. Tommy a établi son passeport le 21 avril
1925. Chapitre 8, les auteurs font des rappels sur Sam Wooding (né le 17
juin 1895) et sur James Boucher (p94). Le chapitre 9 donne une
précision sur les mouvements dans la section de trompettes de Fletcher
Henderson dont on propose souvent un raccourci inexacte : départ de
Louis Armstrong en novembre 1925, il est remplacé par Russell Smith,
superbe technicien fait pour le lead (le vétéran Elmer Chambers passe
aux solos). Fin 1925, Chambers part et il est remplacé par Luke Smith,
puis au printemps de 1926 par Rex Stewart. Fin octobre 1926, Tommy
Ladnier succède à Rex et se trouve aux côtés des frères Smith, Russell
et Joe qui ont une formation classique (et qui l’ont sûrement amené à
progresser sur le plan technique). Il ne fait pas de doute qu’après des
cours de musique, des conseils de bons techniciens (Bobby Martin, Arthur
Briggs et d’autres qu’on ne connaît pas), le niveau (et le registre
aigu) de Tommy Ladnier atteint un sommet chez Fletcher Henderson
(musique très sophistiquée). En vieillissant (prématurément), Tommy
Ladnier optera pour la simplification. Les auteurs soulignent avec
justesse que dans « When You and I were Young, Maggie » (1938) Tommy
Ladnier est « dans le style de jeu de Bunk Johnson (in the Bunk Johnson
vein of playing) » (p184), alors inconnu de tous, notamment de Panassié
(qui plus tard n’appréciera pas Bunk Johnson). Avec Rosetta Crawford,
les auteurs entendent dans « I’m Tired of Fattenin’ Frogs for Snakes »
des accords diminués dans le jeu de Tommy « tout comme Bunk » (p195).
Cette évolution vers la simplification est encore soulignée au chapitre
14 (p203). Ce chapitre est destiné à mieux cerner la personnalité de
Tommy Ladnier (citations de B. Bailey, G. Sedric, G. Bushell, Doc
Cheatham, etc) et l’instrumentiste qui en milieu de carrière est au
mieux : « particulièrement étonnant est la rapidité des progrès de Tommy
dans son jeu et ses aptitudes professionnelles » (p202). Son talent va
au-delà de ce que l’on connaît en disques : « Je me souviens une fois,
au Negreco de Nice, lorsqu’il a joué une valse à la trompette avec
sourdine, c’était si beau que personne, que ce soient les musiciens ou
le public, pouvait en croire ses oreilles » (Doc Cheatham, p202). Certes
Tommy Ladnier montait, rarement, au contre-ut et contre-ré, et il n’y
avait, à l’époque, aucun besoin de grimper plus haut. Enfin, les auteurs
affirment « Ladnier a aussi impressionné et influencé la plupart des
cornettistes européens qui découvrirent ses disques de 1938 dans les
années 1950 » (p203). Il aurait été intéressant d’en donner une liste,
voir même de prendre le témoignage de ceux encore vivants. Nous aurions
dit que cette influence (réelle) s’est surtout exercée sur les Français
et déjà dans les années 1940 (le seul disque de Claude Luter à la
trompette serait, dit-on, dans le style Ladnier, lequel style fut aussi
pris en compte par Fred Gérard après une brève escapade bop). Ailleurs,
l’influence Bill Russell-Bunk Johnson a dépassé celle d’Hugues
Panassié-Tommy Ladnier, ceci est en grande partie dû à la fascination
qu’a exercé Panassié en France (même sur ses hostiles rivaux). Ce
critique a fait la plus et le beau temps chez nous, imposant ceux qu’il
aimait (Armstrong, Ladnier…Mezzrow, cf. p182) pour mieux écarter
d’autres (Red Allen, Bunk Johnson…Edmond Hall). Et les trompettistes
français de jazz traditionnel sont des amateurs de jazz qui pratiquent
cet instrument. En conclusion, ce livre met à leur juste place
l’importance d’Hugues Panassié et de Tommy Ladnier dans l’histoire du
« jazz ».
Rhythm and Business, The Political Economy of Black Music, par Norman
Kelley, Akashic Books, 2005, 323 p
Voilà un ouvrage 'musicologique' qui aborde une
question trop rarement évoquée : les implications socio-économiques sur le
développement de la musique afro-américaine, du ragtime, gospel, blues, Jazz,
rock'and roll, rhythm & blues, à la soul music ! Norman Kelley, le
rédacteur principal, s'est entouré de plusieurs contributeurs : des
journalistes, des producteurs; des sociologues, des économistes. C'est une
étude riche et fouillée qui analyse les rapports entre tous les opérateurs
intervenants dans le milieu musical américain : les agents et impresarios, les
organisateurs de concerts, les studios d'enregistrement, les labels
indépendants et les majors, les auteurs et compositeurs et leurs sociétés BMI
et ASCAP, le système de distribution, les stations radio ... et les artistes,
de Mamie Smith à Michaël Jackson ! II est ainsi constaté depuis la naissance du
jazz la sous-représentation flagrante des afro-américains dans toute la chaîne
des acteurs économiques entre l'artiste et les moyens de production et de
marketing. Pire, quand un artiste noir est arrivé à une notoriété certaine dans
sa communauté et qu'il est sur la lancée du 'cross over' vers un public plus
large - donc blanc - il est quasiment obligé de se faire représenter par des
opérateurs reconnus par le circuit déjà établi, ceux-là même qui disposent déjà
des moyens économiques intégrés - enregistrement + production + promotion +
distribution - détenus par les businessmen blancs (voir le film « Ray »). Avec
des exemples où apparaissent des noms bien connus, tels Nat 'King' Cole, Louis
Armstrong, Count Basic, Ella Fitzgerald, Ivory Joe Hunter, Geoge Benson, Aretha
Frankïin, Ray Charles, Sam Cooke, Isaac Haye, mais aussi Paul Whiteman, Benny
Goodman, Frank Sinatra, Rhythm and Business est une étude socio-économique qui
apporte une perspective unique sur le développement et les errances des
soixante premières années de la musique afro-américaine, qui non seulement est
LA contribution majeure à la culture américaine, mais aussi une lucrative
industrie perpétuée en ce début de XXIe siècle par le Funk et le R&B
contemporain.
Philippe LeJeune
From Beat to Beat, Memoirs of the Man of the Harmonica
From Beat to Beat, Memoirs of the Man of the Harmonica, 50 Years of
Music and Cinema as experienced,par
Franco De Gemini 260p. Cosi insegnai a Charles Bronson ad impugnare l’armonica…
CD. Isogni della musica, Colonna sonora originale del libro: From
Beat to Beat, Beat Records Company 001 (info@beatrecords.it)
Peu de gens connaissent son nom. Pourtant c’est l’un des plus illustres
musiciens du cinéma. Il en est pour la bande son du western de Sergio Leone, Il
était une fois dans l’Ouest, comme pour celles du Troisième Homme ou Un homme
et une femme, personne n’a pu éviter de l’entendre. «L’homme à
l’harmonica», qui a interprété et rendu célèbre la musique d’Ennio
Morricone, c’est lui, Franco de Gemini. Et cet harmoniciste n’en était pas à
son coup d’essai. Il avait déjà participé à aux enregistrements des musiques
d’Alessandro Cicognini, dans le film de Luigi Comencini, Pain amour et
fantaisie, d’Ennio Morricone dans Pour une Poignée de dollars de Sergio Leone
et de Leonard Bernstein dans West Side Story… En cinquante ans de carrière
qu’il a fêtés l’an dernier, Franco de Gemini a interprété plus de 800
partitions de musique de film!
La carrière de Franco de Gemini, qui est né le 10 septembre 1928 à Ferrare
(Emilie-Romagne, Italie) ville où virent également le jour trois autres fortes
personnalités, Savonarole (XVème), Antonioni et Bassani (XXème), a commencé
modestement au lendemain de la Seconde guerre à… Turin encore sous les
décombres, où le jeune adolescent réfugié s’essaie à jouer de cet «orgue
de rue». Réussissant au début à décrocher quelques gigs dans des
orchestres d’occasion et des dancings locaux, il parvint à se faire engager
dans les formations locales, dont celles de Cinico Angellini, qui depuis les
années 1930 imitait les grandes formations américaines, et de Berto Pisano,
avec lequel il grave son premier disque. Néanmoins, l’homme est ambitieux et
l’artiste ne manque pas de culot qui fonde le Club Armonicisti Torinesi, dont
il fut longtemps le seul professeur… sans élève, inventant et découvrant seul
sa technique instrumentale.Il commence alors à travailler pour la RAI et
la télévision italienne, rencontrant les plus célèbres compositeurs et chefs
d’orchestre italiens de la seconde moitié du XXème siècle, c’est-à-dire à l’Age
d’or du cinéma italien: Comencini et Alessando Cicognini, Morricone et
Leone, Trovajoli et De Santis, Umiliani et Scattini, Micalizzi et Petri… Mais
la notoriété dépassant les frontières, il est déjà de la réalisation de West
Side Story de Bernstein et Robbins en 1961.Cette biographie est composée
d’anecdotes, souvent amusantes, qu’il rapporte sur le ton de la conversation,
mais également d’expériences riches en émotions et en savoirs. Rencontres et
séances avec Berstein et Karajan, avec Savina, Moricone, Rustichelli… circonstances
et commentaires sur des sessions musicales emblématiques de l’histoire du
cinéma. Le tout est écrit avec beaucoup de simplicité et d’humour, dans une
langue colorée, Franco ne manquant jamais de faconde pour dire les choses.
L’ouvrage, qui est illustré d’une importante iconographie et comporte de
nombreux témoignages ainsi que le catalogue illustré de Beat Records, est
accompagné d’un CD regroupant une sélection de musiques de films.Mais si la
carrière artistique est le fil conducteur de ce parcours professionnel hors du
commun, eu égard au petit instrument pour lequel l’adolescent «se croyait
doué», plus impressionnante est la réussite professionnelle du chef
d’entreprise et de l’acteur économique qu’est Franco de Gemini. Sans jamais
s’étendre longuement sur le sujet, conservant à l’ouvrage son ton divertissant,
on apprend que l’homme ne s’est pas arrêté au Club Armonicisti Torinesi. En
véritable capitaine d’industrie, il évoque la création de Beat Records en 1968
(l’année d’Il était une fois dans l’Ouest) et en 1985 de Pentaflowers, maison
d’édition propriétaire des droits de la plupart (environ 1000) des musiques du
cinéma italien. Il nous raconte l’intégration progressive de ses enfants dans
l’entreprise familiale. Car, en contre plan, apparaît la famille, avec une
personnalité centrale dans cette saga, toujours discrète mais fortement
présente, Luciana, l’épouse sûre et fidèle sur laquelle l’homme s’est appuyé
avec une confiance étonnante.Car l’individu ne s’en laisse jamais conter. Son
talent d’organisateur, une fois encore fait merveille, dans la période qui
consacre la mondialisation des activités culturelles dans les années 1990. Son
investissement dans la défense des droits d’auteurs et des artistes avec la
création de la l’EMCA (European Music Copyright Alliance) a été déterminante.
Et c’est sur une anecdote en ce domaine que s’arrête le récit de ce self made
man à l’italienne.Les anecdotes, les histoires rendent compte de l'atmosphère
de moments artistiques et humains signifiants. Néanmoins, on peut regretter que
l’ouvrage se soit limité à l'aspect public le plus apparent du métier.
Car cette présentation de l'apparence ne saurait suffire à traduire une
réalité aussi confus qu’hétérogène, aussi compliquée que composite. Le fond des
choses suggéré dans le récit laisse le lecteur sur sa faim. D’autant que
l’auteur, se trouvant au lieu géométrique d’un ensemble complexe, aurait pu
fournir des informations indispensables à la compréhension de la situation
surprenante du monde de la musique. La circulation de la musique et du cinéma
ont été d’un poids considérable dans la mise en place du processus de
mondialisation des échanges, tant au plan économique que comportemental des
hommes, aboutissant à une transformation profonde des mentalités. Le livre très
amusant, par certains côtés, y répond; Franco de Gemini est un personnage
haut en couleur et chaleureux. Mais également Vice-Président de la SIAE, chargé
des Relations avec les sociétés d’auteurs du monde entier, il possède un
savoir, une richesse, une intelligence des choses que ses mémoires ne rendent
que bien imparfaitement.
Pour le centenaire de Beat Records aurons-nous le droit, comme le suggère
malicieusement Franco à la fin de son propos, à un second ouvrage de réflexions
sur le monde de la musique et du cinéma, en Italie dont il a été un acteur
majeur en cette seconde moitié du XXème siècle mais également dans le monde, en
tant qu'artiste et musicien, en tant que producteur et acteur économique, en
tant qu'opérateur dans les relations internationales tant économiques que
politiques?
«En se tournant vers des formes populaires
comme le blues et le jazz, Hughes incarne un désir d’émancipation vis à vis de
la culture européenne qui s’est exprimé constamment dans l’histoire
américaine». Depuis la fin des années 1990, l’université française s’intéresse au jazz. La
musique afro-américaine, en relation avec la société française le plus souvent,
fait l’objet de ces thèses. Ces travaux d’intérêt variable présentent souvent
le défaut des études livresques faute d’une fréquentation réelle et assez
longue de la matière, d’une part, et/ou d’une approche théorique insuffisamment
rigoureuse, d’autre part. Beaucoup de ces travaux, en référence à des ouvrages
anciens, reflètent des positions figées dans des conceptions aussi partisanes
que vieillottes et connotées années 1950.
L’ouvrage de Frédéric Sylvanise, actuellement maître de conférence à Paris 13,
qui a été établi à partir de sa thèse de doctorat, L’Idéologie des formes dans
le parcours poétique de Langston Hughes, sous la Direction de Claude Grimal,
soutenue à l’Université Paris X en 2003 est en revanche du plus grand intérêt,
tant par son contenu (relation poésie/musique afro-américaine) que du fait de
la rareté des ouvrages en langue française concernant ce domaine d’étude
(l’auteur en donne une bibliographie), la poésie américaine, afro-américaine en
particulier.
Il était en effet important que le public français, ne possédant pas
suffisamment la langue américaine, et plus particulièrement la langue populaire
noire des Etats-Unis, du «Juba to Jive», puisse accéder à cet art,
en entrant dans l’intimité l’univers poétique original de Langston Hughes, où
cohabite, dans un dialogue aussi surprenant que novateur, le slang
afro-américain et la langue du poète. Dans son ouvrage, l’auteur présente ses œuvres
faisant explicitement référence à la littérature musicale des Noirs des
Etats-Unis, du blues au spiritual et du ragtime au jazz, déclinant ces grandes
catégories dans ses formes et ses périodes les plus diverses:
swing, boogie woogie, be-bop. The Weary Blues (1926), Fines Clothes to the Jew
(1927), Montage of a Dream Deferred (1951) et Ask Your Mama 12 Moods for Jazz
(1961, dédié à Louis Armstrong) sont les recueils qui font l’objet de son
étude.
L’organisation de l’ouvrage, en deux parties, met en évidence la maturation
progressive de l’alchimie étonnante qui s’est opérée chez Langston Hughes entre
1921 (certains poèmes du premier recueil – 1926 - ont déjà été publiées dans la
presse en 1921) et 1967, année de sa mort: des premiers essais, aussi libres
que volontaires, dans une expression d’urgence et de révolte aussi juvénile que
spontanée à l’appropriation des contenus et du sens de sa thématique à l’aune
de l’expérience de la vie, en relation avec le blues et le jazz dans leurs
évolutions pour parvenir aux formes les plus élaborées et parfaitement
maîtrisées de sa poésie dans les années 1950 1960.
Dans la chronologie des recueils et de leurs poèmes, Sylvanise décline les
différentes structures qui constituent les composantes essentielles de la littérature
musicale afro-américaine: le blues, le spiritual et le jazz, ainsi que
pour des styles particuliers, que ce soit le le swing, le boogie ou le be-bop.
Pour chacune, il entre à la fois dans la structure rythmique et la thématique
propre de chacune. Ainsi du bluesen 8, 12, 16, 24 mesures et Vaudeville,
dont il énonce les règles et les principes en même temps qu’il analyse la façon
dont le poète se les approprie et les transpose dans son univers poétique. Pour
le be-bop, il fait expressément référence, dans des métaphores ou des figures
symboliques signifiantes, aux maîtres de ce style (le béret de Sphere et de
Dizzy, l’oiseau en orbite…) ou aux formes harmoniques qui l’ont, un peu
caricaturalement, symbolisé comme les quintes diminuées (Flatted Fifths)…
Sa présentation est à la fois claire et rigoureuse, didactique. Elle permet au
lecteur d’entrer dans la musique et la rythmique du texte, tant par
l’organisation et l’agencement des vers que par la relation et la phonétique du
vocabulaire. C’est surtout dans la relation langage populaire – langage
poétique que la présentation des pièces s’avère intéressante. Car l’originalité
de Hughes tient à la façon dont il a organisé ses poèmes: faire en sorte
que les expressions populaires enflent et donnent toute sa puissance au langage
propre du poète qui, par l’économie de moyen et la restriction lexicale qu’il
s’impose, maintient un parfait équilibre entre les deux univers.
L’auteur ne s’arrête pas à la seule approche de l’Art poétique de Hughes.
«De la musique avant toute chose» certes, en continuateur de
l’auteur de Jadis et naguère, usant comme lui de l’apostrophe, de
l’allitération, de l’assonance, du contre-rejet et autres ressources de la
versification. Mais à l’opposé, contre la nuance, dans le contraste: le
clair opposé au foncé, le noir au blanc, Noir contre Blanc, le rêve contre la
réalité, comme dans la vie, comme à Harlem. Même si, comme certains critiques
ont pu le soutenir à propos de l’édition originale du dernier opus, le Black,
Brown and Beige a pu s’immiscer en pensée. Et Sylvanise expose parfaitement la
métamorphose progressive de son univers poétique, le recyclage des formes
musicales afro-américaines de ses premières années en une poétique musicale
aboutie et complexe: par la construction d’ensemble des deux derniers
recueils; par la déconstruction savante du dernier. Montage (1951), comme
une œuvre cinématographique; Ask Your Mama (1961) comme un livret
d’oratorio. L’autre, celui des Illuminations, l’enfant révolté, le baroudeur de
l’impossible, le rebelle de l’Orgie Parisienne aurait certainement,
ressenti et prisé les lamentations de «l’enfant sourd», les
grondements, les hurlements du «nègre fou» qui «a forgé ce bijou d'un sou // Qui sonne creux et faux sous la
lime». Car, «en coulant le dialecte noir dans une forme complexe et
sophistiquée, Hughes se maintient dans son statut de poète du peuple, tout en
poursuivant ses recherches formelles avec avidité». Rimbaud à l’écoute de
Paris broyée par les Barbares écrivait déjà: «Quoique ce soit
affreux de te revoir couverte // Ainsi; quoiqu’on n’ait fait jamais d’une
cité// Ulcère plus puant à la Nature verte, // Le Poète te dit:
«Splendide est ta Beauté!»; comme Hughes dans
«But most of all to Harlem // dusky sash across Manhattan //… Yet
there’s bars // at each gate.» exprime la grandeur admirable et étrange
du malheur.
Dans la dernière partie, Frédéric Sylvanise replace Hughes dans le cadre de
l’Harlem Renaissance, dans la perspective plus générale de l’évolution de la littérature
étatsunienne, et particulièrement dans l’environnement et l’évolution de la
culture noire du pays. Ses relation avec les représentant de la New Thing,
particulièrement avec Amiri Baraka. Et l’auteur s’interroge fort justement sur
la postérité de ce novateur, qui paradoxalement avec son essai, The Negro
Artist and the Racial Montain(1926), pose et définit les premiers
fondements de la Négritude, s’est trouvé rejeté par les tenants du radicalisme
noir des années 1960, au point d’être devenu actuellement le représentant de la
poésie officielle noire de ce pays.
Et il convient de s’interroger sur la réalité profonde du Free dit jazz
au regard de la civilisation américaine, d’une part, et de la culture
afro-américaine, d’autre part. Il est absolument indispensable de reconsidérer
l’interprétation qui en a été faite en France par les «penseurs
officiels» des années 1960, de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli à
Gilles Tordjman. C’est le seul, et non le moindre aspect discutable que je soulèverais
à propos de cet ouvrage remarquable et riche en réflexions approfondies.
En effet, comment après un tel exposé, l’auteur a pu faire référence à des
banalités irréalistes comme:«La musique européenne
"classique” jusqu’à Beethoven ne présentait de nous-mêmes qu’une image épurée.
Si l’être était malheureux, s’il sanglotait, si au contraire, il flottait en
l’euphorie, c’était toujours sereinement». Outre qu’au plan théorique et
pratique cette affirmation générale est aussi incorrecte qu’inexacte, ce serait
considérer que la sérénité serait l’unique catégorie des comportements
affectifs, sinon des hommes, du moins des musiciens d’avant 1790. Ceux-ci
auraient, dans leurs œuvres, été insensibles aux douleurs du quotidien.
Comment, alors, entendre et écouter dans ce cas les pièces de Marin Marais par
exemple. A toutes les époques, sous toutes les latitudes, dans tous les groupes
humains, les hommes, qu’ils soient artistes ou artisans, ont été sereins ou
anxieux ou indifférents… selon les circonstances. Et les façons d’exprimer
leurs moments affectifs a varié au cours de leur existence. Pour aussi grande
et forte qu’elle soit dans les mentalités occidentales, l’imprégnation
religieuse chrétienne, d’une part, s’est amenuisée au cours des siècles (la
déchristianisation n’est pas une illusion d’historien), d’autre part, n’a pas
été la seule source de l’expression musicale en Europe. Heureusement, et c’est
toute la richesse de la création musicale de l’Occident, fût-il chrétien mais
il en était d’autres, les musiciens savants et/ou populaires ont su exprimer
tous les registres de l’âme («ceux qui croyaient au ciel») et de la
sensibilité des hommes («ceux qui n’y croyaient pas»); la
sérénité, comme les autres comportements humains, n’appartient pas à une seule
catégorie d’entre eux. La diversité des mouvements et des moments musicaux des
pièces, du largo au vivace en passant par l’andante, dans toutes les formes,
dans les danses comme dans les prières, en atteste. Et la fréquentation réelle
de l’univers du jazz, notamment de celui de Louis Armstrong, dédicataire de Ask
Your Mama, aurait évité une telle méprise. Son introduction de «West End
Blues» (1928), enregistré cinq jours après que «Louie» eut
appris le décès de sa mère, témoigne d’une sérénité non moins grande que celle
de Bach dans une des suites pour violoncelle.
De la même manière, en référence au propos très connoté, dépassé et abusif
d’André Hodeir (p19), l’auteur commet une erreur majeure de vouloir mettre en
parallèle les apports de Hughes et de Parker. Pour aussi admirable,
intéressante et riche qu’elle soit, la musique de Charlie Parker n’a rien
apporté de radicalement nouveau dans la musique de jazz. Si la critique
(européenne en particulier française) a été déroutée par sa manière, cela tient
à sa méconnaissance réelle de la musique afro-américaine et du blues en
particulier, à l’époque, forme musicale qui nourrit tout l’œuvre be-bop. Bird
est demeuré, et avant tout, un fabuleux musicien de blues, dont l’expressivité
a été sublimée par une virtuosité instrumentale exceptionnelle (Tatum, grand
accompagnateur des chanteuses de blues de la fin des années 1920 début 1930 et
idole de Parker, chanté par Hughes dans une pièce musicale «Celebration
of Art Tatum» avec la complicité du compositeur David N. Jex, en avait
une plus impressionnante encore; mais l’auteur de Hommes et problèmes du
jazz considérait, au grand dam de Monk, que l’homme de Tolédo était un
«pianiste de bar» -sic). Sa connaissance empirique de la
musique ne lui a jamais permis de dépasser la seule maîtrise instrumentale de
l’artisan exceptionnel. Bird n’est musicalement ni Dizzy, qui réutilisa la
quinte diminuée déjà utilisée par Robert Schuman, ni Sphere qui, dans la
continuation de Duke, James P. et des autres, conforta le jazz dans sa
dimension compositionnelle; et ce fut tout le drame de Parker (comme
Django, autre musicien d’exception), qui l’emporta jusqu’à la folie, même si,
intuitivement, il contribua à l’élaboration du be-bop.
Par ailleurs, comment remettre en cause «la notion de répertoire»
au motif queles musiciens du be-bop et du free-jazz seraient les
représentants «de deux esthétiques dont la spécificité seraient
d’échapper à toute notation définitive»? Il est une donnée
fondamentale: le répertoire est la collection des œuvres écrites, par
opposition à la tradition orale des musiques indiennes et africaines. Les
quatre recueils de Hughes ici présentées font partie de son répertoire. Mais
comme toutes les pièces écrites, elles sont relues à l’aune du talent des artistes
qui les servent (ou les desservent), qu’il soient acteurs ou musiciens. Aucun
Impromptu de Chopin et moins encore une Suite de Bach (où ne figure aucune
indication d’interprétation) n’ont été joués deux fois de manière identique
même par le même interprète. Il en est de même pour «Black and Tan
Fantasy», «Lover Man», «Groovin’ High», même si
les versions de référence sont gravées dans la cire. En revanche, le respect
des intentions des auteurs compositeurs se doit d’être absolu (droit moral des
auteurs). La transgression des règles grammaticales et syntaxiques /
harmoniques et rythmiques de ceux qui les ont créés constitue un viol de ce
droit moral. Et l’interprétation par Gilles Tordjman de l’approche culturelle
du jazz en général, et du be-bop ou du free-jazz en particulier – dont celle de
Parker, d’Ornette Coleman ou Coltrane - par Wynton Marsalis (comme par
l’immense majorité des musiciens de sa génération) s’inscrit dans la droite
ligne de la conception hodeirienne; elle constitue au plan pratique et
théorique un absolu contresens non seulement du langage parkérien mais de la
production esthétique des hommes dans son ensemble. Passe encore qu’on invoque
Hodeir pour parler de jazz; en son temps, il a apporté sa pierre à
l’édifice. Mais invoquer l’autorité d’un article de deux pages de Tordjman dans
les Inrockuptibles… est surprenant.
Ressort enfin de cet ouvrage une impression de culte du spontanéisme,
troublante. «Le jazz, art de la performance, est aussi art de
l’accidentel… Le jazzman est lui-même participant de ce suspense qu’il vit en
direct» reprend l’auteur à G. Mouellic et d’ajouter: « Pas
plus que le bopper ne connaît une seule manière de jouer un standard de jazz,
Hughes ne saurait se contenter d’une lecture programmée de ses poèmes polyphoniques»
(p123).
Qu’il y ait une part d’interprétation importante dans le jazz (qui demeure
avant tout une interprétation («le jazz est une façon de jouer la
musique», Jelly Roll Morton) st une évidence. Mais à présenter cette
performance comme une corrida que n’aurait pas désavoué F. Marmande, il y a un
monde. Le musicien classique connaît aussi, malgré le texte appris, des
impondérables, même les plus grands. Et croire que le jazz n’est constitué que
d’improvisation est aussi inexact qu’abusif. «Crepuscule With
Nellie», comme beaucoup d’autres pièces de Monk, «Lush Life»…
sont des compositions n’admettant guère d’improvisation. Tout est dit dans
l’exposition des thèmes; les structures harmoniques et rythmiques
n’admettent aucun barbarisme aucun solécisme. La force du texte réside dans son
interprétation exigeante. Enfin pour avoir longtemps pratiqué les musiciens de
tous les styles, de tous les courants, de tous les âges, je peux témoigner que
les plus grands, comme les inconnus, travaillent très sérieusement leurs
«improvisations» au point de les apprendre par cœur et de les
«réciter» souvent en concerts et en jam sessions. Quand ils en
tiennent une, solide, ils y regardent à deux fois avant de l’abandonner. Il y a
d’ailleurs contradiction intrinsèque du discours quand on soutient à la fois et
fort justement que Montage est Ask Your Mama sont des recueils de construction
complexe, par voie de conséquence longuement travaillés et considérer, qu’au
motif qu’on «ne saurait se contenter d’une lecture programmée», on
pourrait modifier à volonté, au nom de la «révolution
parkérienne» et du «langage en mouvement par
excellence», la forme et le fond du texte (qu’il soit littéraire en
l’espèce, ou musical) si patiemment élaborée.
Enfin je regrette que l’auteur, qui en une occasion indirectement au reste, ne
se soit pas interrogé sur l’étrange silence de Langston Hughes sur Duke
Ellington. J’ai connaissance de plus de 200 pièces musicales empruntant ses
textes, dont certains par des célèbres (Randy Weston, «African
Lady»; James P. Johnson, compositeur de l’illustrissime
«Carolina Shout», «Carolina Balmoral»; Kurt
Weil…). Or s’il est un représentant emblématique, en termes de compositions
jazziques ambitieuses, faisant référence au blues et au spiritual dans une
réinterprétation esthétique américaine originale et moderniste de l’africanité
avec le style Jungle, pendant la Harlem Renaissance des années 1920 et 30,
jusqu’aux années 1970, c’est bien l’enfant de Washington DC. Dans certaines suites,
Duke est lui même auteur des paroles (People). Et curieusement, alors qu’il
collabore à l’opéra de Kurt Weil, Street Scene, donné en 1947 à Philadelphie,
Hughes paraît n’avoir eu aucun lien avec son équivalent musical. Il aurait été
très intéressant, dans une conclusion à caractère biographique, de mettre en
parallèle ces deux œuvres présentant d’évidentes similitudes en considération
de leur orientation politique respective.
Ce livre est à lire. Il fait entrer le francophone dans l’intimité de la langue
et dévoile l’importance du rythme dans la langue anglaise, comme l’adaptation
très exceptionnelle que les Africains déportés en Amérique du Nord en ont fait
dans la production de leurs arts. Il m’a remémoré et fait regretter les
conversations riches et intelligentes que j’avais sur ces sujets avec Renaud
Kriger trop tôt disparu.
Jazz Covers, par Joaquim Paulo, Taschen, Cologne, 2008, 498 p.
(www.taschen.com)
C’est un monumental ouvrage que nous livrent ici les
Editions d’art Taschen, sous la férule de l’éditeur brésilien Julius Wiedemann
et du collectionneur portugais Joaquim Paulo. En effet, des 25000 disques de sa
collection, Paulo a retiré 650 pochettes, rares ou simplement célèbres, et la
plupart du temps des réussites graphiques, tant le jazz a permis de développer
de talents en relation avec son excellence musicale (les graphistes, les
photographes, les ingénieurs du son en particulier). On connaît déjà les beaux
ouvrages américains et japonais qui ont exploité cette veine très remarquable
du jazz, soit thématique, consacrée aux designers, au label Blue Note, au
blues, etc., soit au jazz dans son ensemble. Ici en dehors de l’aspect
quantitatif particulièrement impressionnant (650 gravures), l’auteur a livré en
ouverture des interviews de personnages historiques du jazz et du disque de
jazz (Rudy Van Gelder, Michael Cuscuna, Creed Taylor, Ashley Kahn, Bob Ciano,
Fred Cohen) et en conclusion une sélection de disques de jazz par des DJ pour
la plupart de la génération récente des amateurs. Les reproductions des
pochettes de disque sont accompagnées d’un commentaire court pour situer
l’enregistrement et des rappels discographiques. Les gravures alternent les tailles
(pleine, demie ou quart de page), donc les mises en page varient agréablement
et l’ordre alphabétique par artiste structure l’ensemble. La gravure et
l’impression (chinoises) sont réussies, autant dire que les amateurs de jazz ne
peuvent se passer de cet ouvrage, ils y découvriront certainement encore
quelques perles rares à accrocher à leurs oreilles, sans oublier ce plaisir si
spécial que ne peuvent comprendre que les amateurs de jazz de rêver sur ces
belles pochettes qui nous racontent l’Amérique, le jazz et ses musiciens de
l'âge d'or.
Miles, par Alain Gerber, Fayard, Paris 2007, 422p.
Mon vieux m’a demandé :«Tu sais ce qu’est un oiseau
moqueur, fils ?». Il n’a pas attendu que je dise non. «Il n’a pas de
chant à lui. Il imite le chant des autres espèces, c’est tout ce qu’il sait
faire… En revanche, si tu as l’intention de chanter ta propre chanson, je te
bénis. Je te bénis, quoi qu’il puisse t’arriver». L’excellent roman d’Alain Gerber, Miles, est une sorte de
«contre-Louie» qu’il avait publié en 2002. Trompettiste,
compositeur de thèmes également (sont-ils tous de lui ?), le talent essentiel
(par essence) de Miles Davis a principalement constitué à se construire une
photographie de magazine, soucieux d’apparence et de représentation : Miles
Davis est un personnage de mode. En témoigne son adoration de tous ceux qui
brillent : par leur talent ou par leur succès sans discernement, de Charlie
Parker à Jimi Hendrix et les rock stars en passant par Max Roach dont il retient
en premier lieu la tenue vestimentaire. Miles est attiré par tout ce qui donne
l’illusion de, peu importe à quoi tient cette notoriété. Illusionniste lui-même
et adepte de la séduction pour atteindre ses objectifs («Ta liberté Joe,
la seule pour les types de notre genre, c’est de séduire les cons» p.167,
ce qui en dit long sur le respect du public qui l’a admiré), son admiration,
son comportement adorateur à l’égard des grands créateurs du jazz, comme à
celui de la pop star, relève de celle de la groupie et de la
midinette, des fans de magazines people. L’affect et le surnaturel tiennent
lieu de fondement à ses appréciations à l’emporte-pièce relevant toujours plus
du système D que d’une claire conscience de la vie. Miles Davis est un homme
brut de décoffrage, qui n’a jamais construit sa sensibilité autrement que
dans/par l’idolâtrie, de Ray Sugar Robinson, un authentique artiste du noble
art, à Juliette Gréco, une grande dame de la chanson française. D’ailleurs
s’ils l’ont marqué, ils ne sont que passés dans sa vie. Miles Davis ressort de
cet ouvrage comme un garnement, un sauvageon privilégié, un blouson doré
disait-on à une époque. Quant à tous les autres grands artistes noirs, de
Parker à Monk en passant par Roach, Clarke…et plus tard Philly Joe, Red,
Wynton, Bill, Coltrane, Mobley, jusqu’à Hancock ou Shorter, ils ont été les
«marchepieds” de sa réussite et de sa notoriété. Il ne les estime qu’autant
qu’ils figurent au palmarès de sa discographie. Tout juste convient-il, parce
que c’est une évidence et surtout dans l’air du temps, que Louis Armstrong a
tout inventé du jazz. Né Noir certes, mais dans un milieu bourgeois des
Etats-Unis, et sûr de sa classe et de la puissance de son pays, il en a hérité
les comportements et les préjugés à l’égard de ceux qui ne sont pas de son
monde, fussent-ils également Noirs, comme lui. D’ailleurs, «Miles était loin de
passer pour un héros de la race, à force de se mettre en pétard pour un oui,
pour un non, de se braquer pire qu’une bourrique et de crier au préjudice
racial à la moindre contrariété» (Philly Joe Jones, p.166). Pourri et gâté
par la complaisance d’un père en quête de respectabilité locale ("enterré
comme un pharaon”) plus que par les exigences de l’éducation de son enfant
(jusqu’à payer les ardoises, même les dealers, de son fils de 20 ans qu’il va
chercher à New York, comme un enfant mal élevé) et d’une mère aussi absente que
légère, il n’a jamais grandi et moins encore mûri. Irresponsable à l’égard de
ses enfants, jusqu’à l’inconscience (absence absolue jusqu’à l’ignorance de
l’engagement de son fils Greg au Vietnam), autoritaire, prétentieux, envieux,
vaniteux, violent, il est «raciste à en crever» et possède le
courage des michetons : autocentré, comme les durs à la mie de pain, il
s’apitoie facilement sur son sort sur ses petites misères de gosse riche, sur
ses malheurs de drogué invétéré. Ne respectant guère les autres, surtout ceux
qui ont un talent véritable «J’ai ramassé Bill [Evans] et après avoir
compris ce qu’il pouvait m’apporter, je l’ai pressé comme un citron… Personne
ne va me prendre pour un marchepied» p.189) dans ses rapports de
«patron». Escroc à la petite semaine, mystificateur, opportuniste abject,
il est la caricature du capitaliste américain, pragmatique jusqu’au cynisme
éhonté : «Pour Miles, on peut avoir quelque chose que si on baise quelqu’un. Les
bravos qu’on récolte partout, dans sa logique, c’est moins dû à notre musique
du tonnerre de pipe qu’au fait que le groupe flotte dans l’air du temps et
qu’il a déniché la combine pour flatter les blaireaux qui respirent à pleins
poumons ce gaz de trou de balle. Lui, Miles, il a percé le secret. Lui, il
avait le chic pour en foutre plein la vue aux Noirs comme aux Blancs, pour peu
qu’ils se croient dans le coup» (Philly Jo Jones p.165)…
Tout ceci n’est que relation romanesque, direz-vous. Certes. Et le projet de
Gerber n’est autre que de reconstituer la complexité d’un personnage. Mais
comme chez Stendhal, Dumas, Balzac, Flaubert, Zola… le roman se nourrit de
faits réels et ne transcende, dans sa reconstruction, que la vérité. Et s’il
prête ces propos peu amènes aux protagonistes de cette histoire, à ceux qui
l’ont fréquenté, parfois de manière intime, tout au long de sa carrière, il
n’en demeure pas moins que ces propos contiennent une part de vrai. La vie de
Miles n’est pas des plus édifiantes ; une relation plate de sa manière de vivre
et de se comporter, connue de tous, suffirait déjà à dresser le portrait d’un
homme peu recommandable : macho, que les féministes les plus intraitables
adorent cependant ("C’est une des fleurs de mon existence. La plus odorante,
la plus vivace. J’ai peut-être été la seule gonzesse à avoir eu son respect”.
Quel mérite ! Le gonze en est flatté ; si Simone de Beauvoir s’en retourne dans
sa tombe ! Ah, si tu t’imagines, fillette, fillette...). Les récits prêtés à
Max [Roach], Walt [Walter «Pig Ears»], Kenny [Clarke], Philly Joe
[Jones], Tony [Williams], Jimi [Hendrix], Al [Foster], et Juliette [Gréco], (à
remarquer que cette biographie romancée d’un homme à femmes ne comporte aucun
autre témoignage de femme que son épitaphe authentique de la Dame de
St-Germain, comme dans Paul Desmond avec Marian McPartland) sans compter les
siens propres, ne peuvent avoir été tous et tout inventés. Le fin limier du
jazz qu’est Gerber n’a pas seulement pu et dû se contenter de l’invention
romanesque, ne serait-ce qu’en lisant l’Autobiographie.
La construction du livre, en quatre chapitres, en référence aux grandes
périodes de la carrière du trompettiste faisant intervenir des musiciens
symboles de ces époques, est aussi efficace que fine. Le romancier, homme de
lettres, se donne ainsi les moyens de reconstituer l’univers langagier de ces
moments, tant dans le contenu du propos que dans sa formulation : distanciation
de l’intellectuel Max, en opposition à la rudesse de Philly Joe, balance le
rythme d’ensemble ; comme la rusticité de Walter «Pig Ears» s’articule
avec le trivialité citadine de Jimi, le lien étant réalisé par les discours
responsoriels de Kenny, Tony et Al, le tout homogénéisé par ceux prêtés à Miles
lui-même. Et ce sont de beaux passages de bravoure stylistiques. «A cause de
lui [Bird], le jazz est devenu un kaléidoscope qu’une main invisible ne cesse
d’agiter. C’est notre chance. Mais c’est aussi notre fardeau. Nous n’avons plus
le droit de nous arrêter en chemin pour jouir des paysages que nous venons
d’inventer» fait-il dire à Max Roach (p.14). «Respecter votre instrument
est une obligation, mais elle ne mène nulle part. Vous devez obliger votre
instrument à vous respecter. Le jour où il respectera vos faiblesses, ce
jour-là seulement vous serez devenu plus fort que lui. Rares sont les musiciens
qui parviennent à ce résultat» (p.15, Max) «Seulement c’est un marché de
dupe. En domptant l’ustensile, bien peu s’aperçoivent qu’ils misent sur lui
contre eux-mêmes» ou «Bien jouer, ce n’est que jouer l’indispensable mais
tout l’indispensable» philosophe le batteur (p. 15 et 16). Le junky
Philly Joe Jones n’est pas en reste de verve comme le trompettiste dans sa
trivialité : «– Riche ? Mais pourquoi ça mon frère ? – C’est drôle, tu vois Joseph,
mais la misère, ça me tente pas plus que ça. Je chante pas le blues en dehors
des heures de travail. – On s’en fout de la misère, merde ! On est des
artistes, ou quoi ? – Et ta blanche, connard, l’Armée du Salut la distribue
devant Monoprix à tous les gars qui montrent leur tête dans les revues ? Ton
art, il te sert à que dalle, si tu ne le vends pas. – OK, mec, OK ! J’ai pigé,
figure-toi. En conséquence, je le vends à Miles Davis… – On ne peut jamais te
coincer, hein, c’est ça ? – Je suis batteur, mec. Si j’ai pas une mesure
d’avance sur toi dans la tête, je suis mort. Et si je meurs, toi t’es déjà
retourné en poussière. – Arrête ton moulin, par pitié ! Tu me tues ! –
Qu’est-ce que je disais ? ” (p 164) ; avec le talent goguenard du griot «Quand
il a remis le cap sur Paris, il s’était déjà plus ou moins rabiboché avec
Juliette. Il l’a revue là-bas. Il a revu Jean-Paul Sartre, le gars qui faisait
la pluie et le beau temps dans le Village local» (p.175). Quant au début
du chapitre consacré à Jimi, qui reprend la thèse de Philippe Baudoin et de
Christian Gauffre sur la musique noire des années 1970, c’est un superbe
morceau de littérature, dans la prosopopée induite tant par le choix des mots
et des néologismes que par leurs tintements dans la rythmique des phrases. Ces
passages dansent funk comme la musique d’Hendrix et dérangent dans leur
agencement aussi insolite que provoquant. Exercice de virtuosité consistant à
faire coexister impressionnisme (les sensations de l’époque) et discours de
deux extravertis : résultat d’une rencontre fautive, comme qui dirait, de
Flaubert et de Chester Himes ! Et ça swingue, ça balance ! Avec la trivialité
et la truculence colorées des habitants de banlieue avant qu’elle n’entre en
indigence : «C’est le spécial sourire Miles Davis, qui lui déplisse la figure
comme un coup de fer à repasser et qui rentre dans le tube tout le poison prêt
à lui gicler des yeux” (p.252) ; «Les mecs comme moi, on est des prophètes pour
préparer le terrain, puis des apôtres pour porter la bonne parole et jouer les
martyrs quand on s’overdose. Il arrive derrière et tout ce mic-mac prend un
sens. Même les trains qui déraillent ont l’air de marcher droit” (p.254).
«L’extase, ils l’atteignent par autosuggestion. En définitive, ils se rendent
pas compte, c’est que branlette et compagnie. Il pourrait aussi bien avoir un
épouvantail à ma place, avec le feutre et le dolman. Ça, tu vois, c’est un
langage qu’ils comprennent. Ton Amadeus, ma vie que ça les brancherait ! A
cause de la perruque, mec, à cause de la perruque” (p.256). Et il y a les
commentaires de l’auteur, bien à lui, avec ses fulgurances magnifiques, comme
des accroches de taches ou de trait de couleurs pures ou denses donnent sens à
la construction d’un tableau («Il n’avait pas d’âge, dans ces moments-là.
Mais il avait celui de l’exil» (p.382).