Jazz Hot: Est-ce vraiment Mathias Rüegg
qui vous a initié au jazz?
Heiri Känzig: Oui! Mathias m’a même appris mon premier
blues! Son père était prof’ au Lycée de Schiers, en Suisse, où j’étudiais.
Mathias a six ans de plus que moi. A cette époque, il était déjà parti étudier
à Graz, mais il revenait souvent en Suisse. Il m’a entendu jouer de la guitare et
m’a conseillé de passer à la contrebasse. Il a dit que ça m’offrirait de plus grandes
opportunités de travail. Je me suis alors mis à la basse, et j’ai pris des
cours de basse classique. La contrebasse me fascinait.
Quel âge aviez-vous?
17 ans. Puis,
Mathias m’a convaincu d’aller étudier à Graz, c’était une des premières écoles
de jazz en Europe.
Votre culture jazz s’est-elle faite en écoutant des disques?
Oui,
j’écoutais des disques, mon frère aussi aimait le jazz.
Quel est le premier contrebassiste qui
vous a marqué?
Niels-Henning Ørsted Pedersen. Puis, j’ai écouté Stanley Clarke,
Miroslav Vitous, Paul Chambers, etc.
Quel est votre premier grand concert
de jazz en spectateur?
Dave Holland,
John Abercrombie et Jack DeJohnette à la sortie du disque Gateway (ECM, 1975). J’avais vu ce concert à un festival de jazz en
Suisse. Puis, je suis parti à Graz. Je vivais en colocation avec Mathias. Dix
mois plus tard, on s’est installés à Vienne où j’ai rencontré d’excellents musiciens et où je suis devenu le protégé d’Art Farmer.
Comment était la scène jazz viennoise
en 1978? Joris Dudli (Jazz Hot n°670)
nous disait que c’était une ville très calme.
Oui, c’était
calme, mais il y avait des jeunes, nous… Joris Dudli, Fritz Pauer et moi, nous
jouions avec Art Farmer. J’avais 19 ans, et je me retrouvais à accompagner Johnny
Griffin. A l’époque, les musiciens américains tournaient sans section rythmique.
C’est ainsi que j’ai joué avec Frank Rosolino, Benny Bailey, etc.
Quels étaient les clubs de Vienne?
Il y avait le
Jazz Freddy où j’ai joué avec Johnny Griffin, le Jazzland et le Jazzspelunke…
Combien de temps duraient les
engagements?
Trois jours.
Qu’en retenez-vous?
C’était une
bonne façon d’apprendre. Mais, après un moment, j’ai eu envie de jouer autre
chose que des standards, j’ai eu envie d’autres musiques. Art Farmer m’avait encouragé
à enregistrer mon premier disque. Il en avait parlé au label Bellaphon qui
était d’accord. On en a enregistré un pour moi (Timeless Dreams, 1980) et un pour lui (Foolish Memories, 1981).
La curiosité caractérise votre personnalité
musicale.
Déjà, pour
gagner sa vie, il fallait être capable de jouer toutes sortes de musiques: celle
des années 1940, Stevie Wonder, etc., mais, j’avais d’autres musiques dans la
tête. Je cherchais ma propre musique, d’autres rythmes, des lignes de basse qui
n’étaient pas liées à l’esthétique du swing.
Comment avez-vous rencontré Art
Farmer?
Grâce à Fritz
Pauer (p, Vienne, 1943-2012). Il y avait aussi Harry Sokal (ts, 1954, Vienne) dans la formation.
Quelle a été votre relation avec Art
Farmer?
Art était une
star, mais il était très simple, il venait chez Joris pour répéter.
Qu’avez-vous appris sur le jazz en
jouant avec tous les musiciens historiques que vous avez accompagnés?
C’est
difficile à dire avec des mots: jouer avec eux, c’était être en prise directe avec
l’histoire du jazz, ça m’a formé de façon extraordinaire, même si, à chaque
fois, ces rencontres étaient brèves. On jouait trois jours, peut-être quatre. J’ai
appris le swing avec ces musiciens et avec les batteurs américains, comme
Billy Brooks. Il n’y a qu’avec
Art Farmer que j’ai eu un lien fort. Il est ma fondation musicale la plus profonde.
Heiri Känzig (eb) avec Mathias Rüegg (dir), 1997
© Photo X by courtesy of Heiri Känzig
A cette époque, vous participez à l’aventure
du Vienna Art Orchestra (VAO) de Mathias
Rüegg (Jazz Hot n°426, n°592, n°639, n°654). Quels ont été les débuts de
cet orchestre?
Au début,
nous étions six musiciens, puis, ça a grandi. Il n’y avait que des jeunes.
Mathias faisait des projets avec des poètes, des danseurs, etc. Il a appris à
écrire de la musique avec nous, il a toujours eu l’envie d’écrire de grands
spectacles. J’ai quitté l’orchestre quand je suis parti à Munich. J’ai
enregistré à nouveau avec le VAO en 1986; après, je jouais en invité.
Comment a évolué le style de Mathias
Rüegg?
C’est devenu
plus strict. Au début, c’était plus free. (Rires)
Il y avait plus de libertés. (Rires)
Quel leader était-il?
Il a un vrai
talent d’organisation: il faisait tout, et a tout écrit. C’est un excellent
arrangeur. J’avais une relation spéciale avec lui, on se connait depuis
longtemps.
Quand êtes-vous parti pour Munich?
Je suis resté
à Vienne de 1978 à 1980, puis je suis me suis installé à Munich.
Pourquoi Munich?
J’étais en tournée
en Allemagne avec Fritz Pauer qui m’a conseillé d’aller à Munich où j’aurais
plus d’opportunités de travail.
En avez-vous eu?
J’ai joué
avec beaucoup de très bons musiciens. Des Allemands, comme Heinz Sauer (ts),
Wolfgang Dauner (p), Joe Haider (p), Klaus Weiss (dm), Leszek Zadlo (ts),
Christof Lauer (ts). Et aussi des Américains qui vivaient là-bas, comme Joe
Gallardo (tb), Bob Degen (p), etc.
Vous jouiez du jazz?
Oui, avec Stefan
Diez (g, Berlin, 1954-2017) qui ensuite est devenu le guitariste de l’orchestre de la NDR de
Hambourg. Et avec Ack van Rooyen (tp, flh, La Hague, 1930) et Todd Canedy (dm, Flora, ILL,1952-2015).
Quand avez-vous commencé à tourner en
Europe?
A partir du
moment où je vivais à Munich.
Pourriez-vous comparer les scènes
viennoise et munichoise?
La scène
était plus grande à Munich, mais je me sentais seul, et j’étais trop jeune, je
pense. Au bout d’un an, je me suis dit que j’allais retourner en Suisse pour obtenir un diplôme, la maturité (l'équivalent suisse du bac) et avoir la possibilité d’aller à l’université. Donc, pendant trois ans, de 1982 à 1984, j’ai étudié à Zurich, je songeais même à
arrêter la musique. Puis, Mathias m’a appelé pour faire une tournée aux Etats-Unis
en 1984. C’était une tournée d’un mois.
Joris Dudli (à gauche) et Heiri Känzig à droite), en tournée avec le VAO, 1984 © Erich Dorfinger by courtesy of Heiri Känzig
C’était la première fois que vous
retourniez aux Etats-Unis? Vous êtes né à New York…
Oui.
Vous n’avez jamais été tenté de vous
installer à New York?
Non, pas
vraiment, c’est une ville trop grande pour moi. (Rires)
A votre retour, vous êtes allé Vienne. Vous êtes souvent venu à Paris dans cette période.
Ma femme étudiait
à Paris. Donc, je faisais le trajet Vienne-Paris tout le temps. Daniel Humair
m’a aidé à cette époque. Grâce à lui, j’ai joué avec François Jeanneau, Aaron Scott
(b), Dominique Pifarély. Comparée à Vienne et Munich, Paris était une cité
mondiale du jazz. Il se passait beaucoup plus de choses, mais il était
difficile de trouver du travail pour un musicien étranger…
Vous travailliez essentiellement avec Daniel
Humair?
Il m’a appelé
pour des concerts avec Jeanneau et Franco Ambrosetti (tp). On a joué à un
festival à Bordeaux. Après, j’ai joué avec les Swiss Leaders, une formation avec
Humair, George Gruntz et Ambrosetti. On a beaucoup joué en Suisse et en
Allemagne. On a invité plein de musiciens, comme John Scofield. Depuis quelques
années, je joue à nouveau avec Humair. Il y a aussi Antonio Faraò dans ce
groupe. J’adore les
pianistes. Jean-Christophe Cholet, Antonio, je
les connais depuis longtemps…
Vous vous êtes établi à Paris en
1986-1987 pour travailler dans l’Orchestre National de Jazz, dirigé
par Denis Badault.
C’était bien.
J’ai pu m’installer à Paris, avoir un salaire. Mais, après un an, j’ai préféré
quitter l’ONJ pour retourner au VAO.
Pourquoi?
Pour des
raisons esthétiques. On ne se rend pas compte de l’immense influence du VAO. Je
la retrouvais partout, je préférais retourner à l’original. Et puis, avec Mathias,
on faisait des tournées mondiales.
Avant cela, vous ne vous étiez pas rendu
compte de l’impact du VAO?
Pas en étant
dedans. Avec le recul, je peux dire que c’était innovant. Mathias a créé un son, un
système d’écriture que tout le monde a copié. Ce n’était pas qu’une expérience
musicale, c’était une famille. On voyageait beaucoup. A quelques exceptions
près, les musiciens de l’orchestre sont restés les mêmes au fil des années.
Au début des années 1990, vous poursuivez
votre discographie en leader. Comment s’est fait votre album Awakening (L+R Records, 1992) avec Art Lande et Kenny Wheeler?
Kenny
enseignait en Suisse. Il m’avait engagé pour des concerts. J’ai toujours eu
envie de faire un disque avec lui! J’étais encore à l’ONJ quand j’ai enregistré
ce disque. J’étais nerveux parce que je ne pouvais rater aucun concert de
l’ONJ, mais Denis m’avait donné son accord... J’ai appelé
Kenny, et je lui ai envoyé la musique que je voulais faire. Il avait trouvé ça
très romantique. (Rires) Mais Kenny
aime la musique romantique et le lyrisme. On a répété puis enregistré, c’était
très simple, très normal. Un an plus tard, nous avons fait une tournée avec Kenny et Joris Dudli. C’était un rêve pour moi.
Charlie Mariano a été une rencontre
décisive pour vous.
J’ai joué
longtemps avec lui, jusqu’à son dernier disque, La Rose du sable, avec Chaouki Smahi, un joueur d’oud algérien, Billy
Cobham, etc. Il a exercé sur moi une grande influence. C’est peut-être le
musicien qui m’a le plus formé. On a eu un rapport très fort. On s’aimait
vraiment.
Heiri Känzig avec Charlie Mariano et son épouse Dorothée, 2009 © Photo X by courtesy of Heiri Känzig
Quand l’aviez-vous rencontré?
En Italie, avec Claudio Angeleri (p) à un festival. Nous avons fait une répétition, mais, avec
lui, on joue ou on ne joue pas. Donc, il jouait à fond! C’était la meilleure
des leçons.
Lui aussi était curieux de tout
musicalement.
Oui! Il s’intéressait
à tout, il avait étudié notamment la musique indienne.
Que retenez-vous de votre
collaboration avec Gunther Schuller (Jazz Hot n°672)?
C’était juste
pour un festival. C’était fantastique! A cette époque, je m’intéressais à la
musique contemporaine. Puis, j’ai arrêté, la musique contemporaine, c’est trop
compliqué pour moi. (Rires)
En 1999, vous revisitez la musique
folklorique suisse dans l’album Ethno-Netto.
Comment avez-vous abordé ce projet?
J’avais
étudié la musique suisse et le folklore. Mais, quand on mélange
les musiques, on obtient quelque chose de nouveau. J’adore faire ça. Je jouais
alors avec Hans Kennel (tp). Il connaît bien la musique traditionnelle et
populaire de Suisse. On a décidé d’injecter de l’improvisation dedans. Le plus difficile a été de garder la
mélodie joyeuse et faire du nouveau. Pour «Chara lingua della Mama», par
exemple, j’ai essayé de trouver des harmonies plus jazz sans abandonner la
mélodie.
Comment avez-vous choisi les
musiciens?
Patricia
Draeger (acc) jouait avec Kennel. Je connaissais bien Matthieu Michel (tp). Je
voulais Theo Kapilidis (g) et Kaspar Rast (dm).
Que retenez-vous de votre quartet avec
Paul McCandless, Marcel Papaux, et Art Lande?
Paul est
ouvert. Il jouait du hautbois et du soprano. Art et moi écrivions. On a fait de
la belle musique ensemble. C’est dommage qu’on n’ait pas enregistré. Il doit y
avoir des archives quelque part.
Combien de temps a duré cette
formation?
Environ quatre
ans.
En 2002, vous vous êtes beaucoup
investi dans un projet autour des musiques d’Asie. Comment le Tien-Shan Suisse Express est-il né?
L’année 2002 était
l’année internationale de la montagne pour l’ONU. Pour célébrer cet événement,
le Département fédéral des affaires étrangères de la Suisse m’a demandé de monter
un groupe avec des musiciens du Kirghizstan, de Mongolie, de Khakassie, de
Suisse et d’Autriche. C’était un gros truc! Mais très bien organisé. Un
road-manager est venu un an à l’avance pour tout préparer. J’ai travaillé avec
un ethnologue, qui m’a envoyé des disques de différents groupes. J’ai constitué
l’orchestre comme ça. Puis, j’ai commencé à écrire pour eux. C’était
fantastique. Ça a duré trois ans. On est partis en tournée pendant un mois.
Combien étiez-vous?
Une vingtaine.
Comment cela se passait musicalement
entre ces musiciens?
Quand on a de
bons musiciens, ça marche tout de suite.
Pourquoi n’avoir pas continué?
Je voulais
continuer... Mais des questions d’argent se sont posées. Le budget a été coupé...
En 2014, vous avez participé à un
autre projet. Cette fois, entre la Suisse et la Mongolie, pour le Swiss-Mongolian Music Exchange Project.
On s’est
souvenu de moi! Là aussi, c’était une belle expérience. On était une petite
dizaine. J’ai eu des musiciens exceptionnels. Mais là, j’ai demandé des
musiciens qui sachent lire des partitions pour que la musique prenne
différentes directions. Tous ces projets me passionnent. Je suis fasciné par
les sons.
Et pas de projet autour de l’Afrique?
Oui, pourquoi
pas. (Rires) A chaque fois, on est
venu me chercher. Je n’ai pas initié ces projets.
Depuis quand composez-vous?
Depuis
toujours.
Qui a joué votre musique en premier?
Les musiciens
présents sur le disque Timeless Dreams. Joris Dudli, Harry Sokal et Uli Scherer.
Vous composez pour des albums? pour
des projets?
Oui, ça prend
du temps.
Mathias Rüegg a-t-il eu un impact sur
votre approche de la composition?
Non, je ne
pense pas. Mais Kenny Wheeler, certainement.
Vous êtes le coleader du trio Depart, avec Harry Sokal et Jojo Mayer. Lequel a été remplacé par Martin Valihora.
Tout a
démarré à Vienne. Au début, on était dans l’électronique, l’avant-garde, le
funk. On a fait des disques, etc. Puis, Jojo s’est installé à New York et est tellement
occupé qu’on a dû chercher un autre batteur.
Martin donne un nouveau souffle au trio.
Quelle est votre approche de la
contrebasse dans ce trio?
Je cherche
des lignes de basse qu’on n’entend pas habituellement. J’ai beaucoup composé à
la basse avec ce groupe, c’est une autre façon d’écrire de la musique. Récemment,
avec Chico Freeman, on a fait un disque avec trois contrebassistes: Bänz Oester, Christian Weber et moi. Il n’est pas encore sorti, c’est un
très beau projet.
Chico Freeman et Heiri Känzig, Jazzfestival Willisau, Suisse, 2015 © Marcel Meier by courtesy of Heiri Känzig
Avec Chico Freeman, vous avez aussi enregistré
un magnifique album en duo, The Arrival (Intakt Records, 2014).
Jouer en duo, c’est super! Je ne joue pas souvent
avec Chico, on n’a fait que des festivals ensemble. J’ai aussi fait des duos
avec Matthieu Michel (tp). Et avec la
chanteuse Lauren Newton. Avec elle, on repousse les frontières!