Jazz Hot: La peinture tient une grande place dans votre vie.
Gerald Cannon: La peinture fait partie de ma vie. J'écoute toujours de la
musique quand je peins. J’adore ça! Pendant deux ou trois ans, j'ai écouté Charlie
Haden. Je l'ai rencontré une fois en Allemagne; j'ai joué de sa contrebasse, il
a été très sympa’ avec moi. Je jouais avec Roy Hargrove à l'époque. On a
beaucoup parlé. Il avait un son si organique et spirituel! J'écoute également
Alfred Schnittke. J'ai du mal à peindre en écoutant Cannonball avec Sam Jones,
mon contrebassiste préféré, car je me mets à écouter ses lignes de basse. La
peinture, c’est formidable! Jimmy James (g) m'y a, en quelque sorte, ramené. J’avais
arrêté de peindre pendant quelques années. Il m'a dit de reprendre mes
pinceaux. Aujourd'hui, si je passe un mois sans peindre, ma confiance en moi
diminue. La vie est géniale! Elle vous donne tant d'outils pour vous aider.
Donc, je sors un vinyle Blue Note, je le mets sur ma platine, je l'écoute et je
peins.
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois aux
funérailles de John Ore (décédé le 22 août 2014) à la Ephesus
Seventh-Day Adventist Church, à Harlem. Pour une raison
étrange, vous étiez peut-être le seul contrebassiste présent. Quelle était votre
relation avec lui?
Tout d'abord, John Ore est le plus
grand contrebassiste de tous les temps! Il a joué avec Monk! Je le connais
depuis que je joue de la contrebasse. Je suis un fou de Monk! J'ai rencontré John
il y a des années, quand je suis arrivé à New York. Je ne sais plus où il
jouait, ni avec qui. J’ai eu le cran de lui demander –mais très poliment– si je
pouvais faire le bœuf et jouer de sa contrebasse. Tout ce dont je me souviens,
c'est qu'il a accepté. Dès que j'ai attrapé sa basse, j'ai compris que je ne
pourrais jamais en jouer! Il y avait tellement de tension dans les cordes! Son
neveu, Bruce Edwards (g), est mon meilleur ami. Je suis donc allé aux obsèques
pour le soutenir et pour rendre hommage à cet immense musicien.
Qu’appréciez-vous chez lui?
C'était un musicien incroyablement
mélodique; il jouait à fond; sa technique était incroyable. Et il avait un son,
John Ore! Profond, riche, vraiment viril. Ce n'était pas seulement un thumper (un cogneur), il avait étudié
l'harmonie. On pouvait l'entendre dans la façon dont il construisait ses lignes
de basse, on entendait la mélodie. J'ai toujours aimé les contrebassistes qui
jouent beaucoup la mélodie. Cela ne signifie pas beaucoup de notes pour autant, vous pouvez continuer avec votre ligne de basse et voir jusqu’où elle vous
mènera. C’est ce qu’une ligne de basse est censée faire. Une ligne de basse, c’est
comme une peinture, il y a quelque chose qui va vous saisir. Les bassistes sont
multitâches, et ils sont en soutien. Ils sont placés au milieu, entre la batterie
et le piano. Ils doivent accompagner les solistes et faire en sorte que tout
fonctionne bien. Si vous avez remarqué, une section rythmique ne vaut rien sans
un contrebassiste solide. C’est la première chose que je dis à mes étudiants: ils sont en soutien, et c’est un devoir de bien le faire.
Vous avez commencé à jouer de la basse électrique dans le groupe
gospel de votre père.
J'ai joué avec lui à l'église de 9 à
18 ans. Son premier groupe était le Golden Tru-Lites. Puis, il a formé les
Gospel Expressions. Il était un peu pionnier, il a été le premier musicien de
gospel de notre région à utiliser deux femmes dans une formation, car c'était
principalement un truc de mecs. Jusque-là, les groupes étaient exclusivement
masculins ou exclusivement féminins.
Vos parents écoutaient du jazz?
Mes parents dansaient sur du jazz! Avant
ma naissance, c’étaient des danseurs de jitterbug chevronnés. J'ai grandi en
écoutant des big bands: Duke Ellington, Count Basie, Nat King Cole... et Midnight Blue de Kenny Burrell. Cette
ligne de basse sur «Chitlins Con Carne» m'a hanté toute ma vie! J'ai rencontré Major
Holley deux mois après mon arrivée à New York. Je lui ai dit que j'avais écouté
ce disque d’aussi loin que je me souvienne!
La dimension spirituelle de la musique vous a happé dès
l’enfance.
Tout est spirituel si vous pouvez
vous ouvrir. Vous savez, la cymbale ride de Tony Williams sur les disques de
Miles Davis me rappelle les dames de l'église qui jouent du tambourin. C’est la
première chose que j’entends.
Gerald Cannon, Mezzrow, New York, 2016 © Mathieu Perez
Quand êtes-vous passé à la contrebasse?
Quand mon père m'a acheté ma première
basse Fender, j'avais 9 ans. A un moment donné, je pensais que j'allais être basketteur
au lycée… Mais du jour où il m'a acheté cette basse, j’étais accro’. Je ne faisais
que jouer, avec les disques de Earth, Wind and Fire, avec des disques de rock
& roll, etc., je me fichais de ce que c'était, je voulais juste jouer. Quand
je suis arrivé à Horlick High School à Racine, WI, j'ai passé une audition pour
rejoindre l’orchestre de jazz. On ne m'a pas laissé entrer, un truc racial… Mais, au cours d'arts plastiques, mon prof’ nous a apporté une contrebasse que
nous devions dessiner. J’ai exécuté ça rapidement parce que je voulais absolument
en jouer! (Rires) Les autres élèves
me dessinaient en jouant. (Rires) La
première fois que j'en ai joué, je savais que c'était pour moi.
La rencontre avec Milt Hinton en 1978 a été décisive. Pourquoi?
Ensuite, je suis allé à l’université de
La Crosse, WI, pour devenir prof’ de gym, et j'ai pris musique en option. Ma prof’ était violoncelliste-concertiste; elle m'a poussé à jouer de la contrebasse.
Elle m'a dit que je devais aller rencontrer Milt Hinton car il venait en ville
pour un festival de jazz. Alors je suis allé au concert. J'étais assis au
premier rang. Je n'avais jamais vu quelqu'un s'amuser autant avec une
contrebasse auparavant! Il riait, chantait, se donnait à fond. J'étais bouche bée.
Je pense qu'il l'a vu, il me faisait des clins d'œil. Ensuite, je suis allé
dans sa loge, et on a discuté pendant environ une heure. Quand je suis parti, j’ai
foncé au dortoir pour appeler mon père: je lui ai dit que je ne retournerai pas
à la fac’, et que j'allais postuler au conservatoire de musique.
Vous avez revu Milt Hinton par la suite?
Non, mais j'ai enseigné au Conservatoire
d’Oberlin, OH, pendant un semestre. Cette musique est très spirituelle. Larry
Willis m'a dit: «Si vous prenez soin de
la musique, la musique prendra soin de vous». La contrebasse de John Ore était dans mon bureau. J’en jouais tous les jours.
Quand avez-vous commencé à jouer du jazz?
C'est étrange. Donc, j’ai changé de
fac’ et passé une audition au Conservatoire de musique du Wisconsin.
Permettez-moi de vous rappeler que les personnes effectuant l'audition étaient Brian Lynch (tp), David Hazeltine (p), Eddie Allen (tp)... Ils étaient déjà
en vue à Milwaukee. J'y allais avec une Fender bleue. Les profs m'ont dit de
jouer un blues en si bémol. Je me suis penché vers Hazeltine, et je lui ai demandé
s'ils voulaient dire un blues comme avec B.B. King. Il a dit non, un blues comme dans
le jazz. J’ai joué, je n'avais aucune idée de ce que je faisais. Et j'ai passé
l'audition avec brio. (Rires) Après
cela, on m'a mis dans six orchestres par semaine! J'ai passé des heures dans la
salle de répétition. Cette école a produit beaucoup de grands musiciens.
Qui étaient vos héros?
Tout le monde! Le jazz était
tellement nouveau pour moi, c’était passionnant! Je découvrais tous ces grands
musiciens, et j’absorbais autant que possible. Je ne savais pas que je
jouerais avec beaucoup d'entre eux des années plus tard.
Quel disque de jazz a changé votre vie?
Ma mère travaillait dans un dortoir
pour garçons dans ma ville natale. Chaque été, ils rentraient chez eux et laissaient
des trucs. Ainsi, ma mère est revenue à la maison avec une pile de disques.
Elle a pensé que j'en aimerais un en particulier: Africa Brass de John Coltrane. J'avais environ 13 ans et j'écoute ce disque depuis mes 13 ans! J'ai essayé
d'obtenir le son de Reggie Workman sur ma basse électrique! J'étais époustouflé
par ce disque. Le plus drôle, c’est qu’en 2014, j’ai joué Africa Brass avec le big band de Charles Tolliver (cf. Jazz Hot n°677). McCoy Tyner et
moi étions ses invités. Ils savaient tous ce que cette musique signifiait pour
moi.
Quelle relation aviez-vous avec le contrebassiste Skip Bey
(1937-2004)?
C'était mon prof’. Il était excellent
et peu orthodoxe. Il a vécu à New York pendant un certain temps, a joué à
Milwaukee avec Dakota Staton (voc, 1930-2007) avec qui j'ai eu la chance de jouer une fois. Skip
aimait Milwaukee. La vie y était plus douce. Il y est resté longtemps.
Qui étaient vos profs au Conservatoire de Milwaukee (1978-1982)?
J’en avais trois. Le prof’ de contrebasse
classique Roger Ruggeri, qui, à l'époque, jouait dans le Milwaukee Symphony
Orchestra. George Welland, qui m'a appris les rudiments, comment me tenir debout,
etc. Et le prof’ de basse électrique, Harold Miller. Mais je savais déjà comment en
jouer… Alors, j'ai étudié avec Skip en dehors du conservatoire. Il était mon
premier prof’ de contrebasse important. Il m'a appris comment construire une walking bass (ligne de basse), etc. Et tous les mardis, mon coloc’ et moi, on allait à pied, parce qu’on était fauchés, à
l’autre bout de la ville pour l'entendre jouer en
duo avec son pianiste Barry Velleman. C'était comme écouter Bill Evans et Sam
Jones.
Combien de temps avez-vous étudié avec lui?
Jusqu'à son départ pour Montréal.
Quand il est parti, j'ai récupéré tous ses gigs. Chaque fois que j’étais de
passage à Montréal, j'allais le voir. Je trouvais où il jouait, et j’allais le
surprendre.
Qu’avez-vous étudié à l’Université Marquette, à Milwaukee?
C’est là que j’ai appris à peindre. C’était une période passionnante parce que j'avais des gigs. Mais j'ai dû arrêter la peinture, je travaillais trop...
Gerald Cannon avec Gary Bartz, Vitoria-Gasteiz, Espagne, 2007 © Jose Horna
La chanteuse Penny Goodwin vous a donné votre chance. Quand
l’avez-vous rencontrée?
J’étais dans un groupe de fusion
appelé Rainbow’s End. C'était sympa. J'étais à la basse électrique. On jouait les
trucs de Weather Report, etc. Penny est venue une fois à la répétition. La
chanteuse du groupe, Marcia Cunningham, m'a présenté Penny comme si j’allais
être le prochain grand bassiste! Penny m’impressionnait, parce qu'au lycée, je
lisais le magazine Downbeat. Chaque
semaine, il y avait une pub qui l’annonçait au Bombay Bicycle Club. Je pensais
qu'elle était une chanteuse très célèbre. Et elle l'était. Pour moi, elle l'est
toujours. David Hazeltine jouait avec elle. Chaque musicien de Milwaukee ou
Racine a travaillé avec Penny. Tous ne sont pas toujours reconnaissants. Un
jour, Hazeltine m'a demandé comment allait ma technique à la contrebasse. Mon
père venait de m'acheter ma première contrebasse. Je m'exerçais à fond. Puis,
David m’a recommandé. Quand j'ai joué avec Penny la première fois, j’y suis
allé avec ma basse électrique. Et quand je lui ai dit que j’avais une
contrebasse, elle m'a dit de l'apporter le lendemain soir ou je serais viré! (Rires)
Cela se passait comment musicalement?
Elle était très dure! Elle était à
fond! C’était la vraie entertainer.
Elle avait un gros cahier de partitions qu’il fallait jouer dans sa clé. On
travaillait six soirs par semaine, et j'allais à la fac.
Combien de temps avez-vous travaillé avec elle?
Six ou sept ans. Au bout de trois ans,
je suis devenu son directeur musical. Tout ce que je sais du business, je l'ai
appris d'elle.
Pourquoi avoir quitté Penny Goodwin?
Ça n'allait nulle part. J'ai commencé
à jouer en duo avec David Hazeltine. On a fait ça six ou sept ans. Ça a
beaucoup amélioré mon jeu. Je suis très heureux d'avoir passé ces années
avec lui, on s’est régalés. Chaque mois, on apprenait le répertoire d’un
compositeur et on le jouait. Monk, Bill Evans, Cedar Walton, etc.
Le tandem que vous avez formé avec David Hazeltine est arrivé au
bon moment.
Au moment où je jouais avec David,
j'étais prêt pour ça. J'étais assez solide pour jouer en duo avec lui et lui
était assez solide pour jouer avec moi. Mais, à l’époque, je prenais beaucoup
de drogues, je buvais, j'étais dans mon premier mariage… Je traversais une
période difficile.
Quels étaient vos contrebassistes préférés à l'époque?
Buster Williams, Ron Carter, Ray
Brown, Sam Jones, Doug Watkins. D’autres sont venus plus tard parce que je
n'étais pas encore prêt pour eux.
En 1983, vous vous êtes installé à New York. Quand avez-vous décidé
d’y aller?
Je suis venu à New York avec 75 dollars
en poche. Je jouais beaucoup avec Carl Allen. Il faisait partie du trio de
Penny Goodwin. Elle m'a fait virer l'autre batteur, qui était l'un de mes
meilleurs amis. Mais Carl est tellement swing. J'ai parlé de Carl à Penny. Elle
l'a entendu puis engagé. On avait un super trio, Jerry Weitzer (p), Carl
et moi. Freddie Hubbard nous a entendus jouer une fois et nous a demandé, à
Carl et moi, de partir à New York pour rejoindre son groupe. Moi, je ne voulais
pas, mais Carl est parti. Sitôt arrivé, il m’a dit que je devais le rejoindre.
Alors je suis allé lui rendre visite. Dès que je suis sorti de ma voiture, j'ai
regardé les gratte-ciels et pensé que cet endroit était pour moi. Ce soir-là, on
est allé voir George Coleman, avec Ron Carter, Kenny Barron, peut-être Billy
Higgins à la batterie. J'étais ébloui. Je suis resté deux semaines, puis je
suis rentré chez moi. J'avais des problèmes avec ma femme... Elle m'a dit de
m’installer à New York parce que je ne serais jamais heureux à Milwaukee.
J'avais mon fils. Puis, arrivé à New York, elle m'a annoncé qu'elle était
enceinte de ma fille. Mais elle m’a dit de ne pas m’en faire.
Vos débuts à New York ressemblaient à quoi?
J'ai habité avec Carl Allen pendant
un certain temps, puis avec David Lynch et Dennis Irwin (b). C'était super. Je
jouais dans le métro à la station Chinatown, sur la ligne 6, dans la rue, etc. Mais j'avais toujours un problème de drogue.
Je commençais à décrocher de très bons gigs avec Art Blakey, Dexter Gordon, etc.
Je faisais partie de l’orchestre maison du Blue Note, avec Winard Harper (dm),
Mark Whitfield (g), Philip Harper (tp), Justin Robinson (as), Rodney Kendrick
(p). Six soirs par semaine. On jouait après la tête d’affiche. Comme je pouvais
entrer gratuitement, je venais tôt pour assister aux concerts de Max Roach,
Sarah Vaughan, Three Sounds, Oscar Peterson, Major Holley, Ray Brown, MJQ etc.
Tous mes héros! Ensuite, je les ai connus. Ils vivaient tous pour la musique. Avec
mes potes, on jouait toute la journée, on travaillait la nuit puis on allait
aux jam sessions ou on écoutait des disques la nuit entière.
Où jouiez-vous?
Quand je suis allé à la jam session
du Blue Note pour la première fois, j'ai dit au gars qui dirigeait la session
que je venais d'arriver du Wisconsin. Il était vraiment impoli. Je suis resté
toute la nuit. Il ne m'a jamais appelé. J'ai fait ça pendant une semaine. A la
fin, je suis allé le voir, je lui ai dit que ce n’était pas parce que j’étais
du Wisconsin que je ne pouvais jouer de la contrebasse. Il m'a alors laissé
jouer tout en se moquant de moi, parce que j'avais l’accent du Wisconsin. J'ai
joué un thème. Après ça, il a viré le bassiste immédiatement! Et il m'a engagé!
(Rires) Je suis resté deux ans. Le
bassiste qu'il a jeté est un gars assez connu. Je ne mentionnerai pas son nom. (Rires)
Quels étaient vos rapports avec les autres musiciens?
À l'époque, le Blue Note avait la
meilleure jam session de New York. C'était tous les soirs après la tête
d’affiche. Les gars étaient super durs! Si vous ne pouviez pas jouer, vous ne remontiez
pas sur scène pendant quelques mois. C’était: ça passe ou ça casse! Mais ça
vous forçait à vous entraîner.
Vous gardez un souvenir en particulier?
Je me suis fait botter le cul la
première fois que j’ai assisté à la classe de Barry Harris. (Rires) C'était avant de m’installer à
New York. Je me prenais au sérieux. Il y avait là une contrebassiste. Je ne
savais pas qu'il était prévu qu’elle joue. Vient mon tour, je joue. Après, elle
me dit que je sonnais bien. Je l'ai remerciée, un peu condescendant. Je n'avais
jamais vu de femme contrebassiste dans le Wisconsin. Puis, elle est montée sur
scène et elle a joué plus de contrebasse que je ne pourrais jamais en faire! C’était
ça, New York! On est de bons amis maintenant. Je ne mentionnerai pas son nom. (Rires) Elle déteste quand je raconte
cette histoire. (Rires)
Gerald Cannon, Mezzrow, New York, 2016
© Mathieu Perez
Quels ont été vos premiers engagements?
Ce qui est drôle, c'est que j'ai
commencé à faire beaucoup de concerts d'avant-garde quand je suis arrivé à New
York. Je jouais dans le big band de Hamiet Bluiett, avec Jemeel Moondoc, etc.
Je faisais ça avec Tyler Mitchell et deux batteurs.
Vous partagiez cette esthétique?
Je détestais ça! Mais j'avais besoin
de travailler... Aujourd'hui, je suis heureux d'avoir fait ce genre de choses.
Cette musique est beaucoup plus profonde qu’on ne le pense, parce qu'elle vous
maintient en forme. Vous devez travailler dur pour jouer ça!
Quels aînés alliez-vous voir en concert?
Tout le monde: Art Blakey et les
Messengers, etc. Mais vous savez quoi, les chanteuses m'ont vraiment épaté.
Carmen, Sarah Vaughan, etc. Non seulement les chanteuses mais leurs sections
rythmiques. Andy Simpkins (b) accompagnait Sarah Vaughan. Les musiciens la suivaient
sans broncher. C'était impeccable. C'était comme regarder trois personnes
danser avec Sarah en tête. Une fois, Sarah Vaughan s'est mise au piano et a
chanté! J'adorais voir Dexter Gordon avec Eddie Gladden (dm), Kirk Lightsey,
David Eubanks (b). Ils balançaient du gros son!
Avec qui êtes-vous parti en tournée en Europe pour la première
fois?
Avec le Polonais Adam Makowicz. Un
grand pianiste! On a joué au NorthSea Jazz Festival, à Nice… J'avais rencontré Miles
et traîné avec lui dans les coulisses.
Où en étiez-vous de votre propre son?
Pour moi, il ne s'agissait pas tant
de trouver des gigs, mais de rester au même niveau que mes pairs, Peter
Washington, Charnett Moffett, Tyler Mitchell, etc. J'étais un peu le nouveau. Ils
étaient là depuis un moment. J'étais dans une phase de développement. Donc, je
posais des questions à tout le monde. Je suis sûr que je devais taper sur les
nerfs de tous les contrebassistes!
Il y avait de la solidarité entre les contrebassistes?
Ils étaient tous prêts à aider! J'ai
pris de nombreuses leçons avec Ray Brown. J'étais très proche de lui. Lui et
d'autres m'ont appris le business, etc. Avec Denis Irwin, puisqu’on était
coloc, on a passé beaucoup de temps ensemble. Il m'a fait découvrir les cordes
en boyau. On s’entraînait ensemble. Il m'a trouvé beaucoup de gigs.
Vous avez travaillé pendant un an avec Buddy
Montgomery (vib, p) au Bar Montparnasse, dans le Parker Meridien Hotel, à New
York (1989-1990).
C'était super! C'était moi, Buddy au
piano et George Fludas à la batterie. C'était un génie! Il trouvait des
arrangements incroyables. Il n’écrivait rien. Il fallait se souvenir de tout.
Et musicalement, ça se passait comment?
Il ne donnait aucune direction. Mais
je connaissais tous ses thèmes. Je prenais ça très au sérieux. Tous les
pianistes venaient voir Buddy. Herbie Hancock, Michel Legrand quand il était en
ville...
Vous ne jouiez qu’à New York?
Non. Buddy a été le premier à
m'emmener partout aux États-Unis. On est allé au San Francisco Jazz Festival.
C’est là que j’ai rencontré George Coleman pour la première fois. On l’a
accompagné lui, mais aussi Donald Byrd, Marlena Shaw, Ernestine Anderson...
Avant votre collaboration avec Buddy Montgomery, vous étiez
reparti vivre à Milwaukee (1986-1988).
Oui, je suis revenu à New York pour jouer
avec Buddy. Puis, je suis rentré chez moi pour Noël. Ma fille est née. Je ne
pouvais pas la quitter. Et je n'étais pas encore «clean». Musicalement, j'étais prêt pour New York. Pas mentalement.
Trop de problèmes personnels. J'ai obtenu un divorce, etc. Ensuite, je suis
allé en cure de désintoxication et j’ai guéri.
C’est là que vous avez monté le sextet Jazz Elements?
Après la cure de désintoxication. J'ai
monté un sextet, je me suis mis à écrire de la musique et des arrangements, à
enseigner.
De qui se composait cette formation?
Le seul New-Yorkais était le pianiste
Rick Germanson. Il était adolescent. Et il y avait tous les aînés de Milwaukee.
Vic Soward à la batterie, Berkeley Fudge au ténor, etc. Ils veillaient sur moi
et m’aidaient à entretenir ma technique.
Qui étaient vos mentors à Milwaukee?
Manty Ellis (g), Berkeley Fudge (ts),
Hattush Alexander (ts), Penny Goodwin (voc).
Quel était votre état d’esprit à votre retour à New York, en
1993?
J’avais faim! Les temps étaient durs,
mais j'étais clean. J’avais un
travail alimentaire, de petits gigs ici et là.
Quand avez-vous rejoint la formation de Roy
Hargrove?
J'avais rencontré Roy à Milwaukee. Il
était venu avec son groupe. On a joué lors de jam sessions, on a passé du temps
ensemble... Il m'a dit de l'appeler quand je serais de retour à New York. Puis,
environ un an après mon retour, je l’ai vu au Bradley’s. Il m'a demandé
pourquoi je ne l'avais pas appelé. Mais je l'avais appelé! J'étais énervé contre
lui! Ce soir-là, au Bradley’s, il m'a entendu jouer, parce qu’il jouait de la
trompette pendant que je faisais le bœuf. Deux semaines plus tard, son manager
m'appelle et me demande si je suis libre pour un concert. A l'époque, j'avais une
contrebasse orange pas chère... On m'a envoyé la musique. Pendant les deux
semaines avant le concert, je n’ai rien fait d'autre que de l'étudier. Quand
est venu le moment du concert, on m’a envoyé à... Portland, je pense. Je me retrouve
dans ma chambre d'hôtel, je ne m'inquiétais de rien, car je connaissais la
musique sur le bout des doigts. m'appelle. Il me dit qu’on devrait peut-être
voir la musique ensemble, etc. Je lui ai dit que je la connaissais par cœur.
Juste pour être sûr, il est venu dans ma chambre avec sa trompette. Il a été
époustouflé. On a fait le concert. J’ai réussi haut la main. A la fin de la
soirée, je lui ai dit que je voulais ce gig. Il m'a dit d'aller parler à son
manager Larry Clothier. Je lui ai dit la même chose: je jouerais de mon mieux, je
ne serais jamais en retard, je ne buvais ni ne me droguais etc., mais il
devrait me payer correctement. C’est tout ce que je demandais. Il a dit ok. Il
m'a aussi aidé à trouver une nouvelle contrebasse. (Rires) Ça a été le meilleur groupe avec lequel j'ai joué!
Quelle était la formation?
Le groupe a changé plusieurs fois. La
dernière équipe, c’était avec Willie Jones III (dm), Larry Willis (p), Sherman
Irby (as) et, pendant une courte période, Frank Lacy (tb). On était comme des
frères. On avait du respect pour Roy mais, sur scène, on s'en foutait. En ce
qui concerne la section rythmique, quiconque était sur le devant de la scène
devait jouer à fond. On ne laissait rien passer, pas une note, pas un accord, pas
un battement.
Quelle était votre relation avec Larry Willis?
C'était incroyable de jouer avec lui.
Il était beaucoup plus âgé que nous tous. Son niveau d'énergie n'a jamais
baissé. Ce qui signifiait que le nôtre ne pouvait jamais baisser non plus. Il était
magnifique. On s’est tellement amusés! A l’instant où on entrait en scène, on
était tous unis. Seule la musique comptait. C’était comme ça chaque soir!
Vous jouiez vos propres thèmes?
Roy nous a laissés jouer nos compos. On
jouait aussi des standards. J'espère que Dieu me donnera à nouveau une telle
opportunité! Ne vous méprenez pas, c'était génial de jouer avec Elvin Jones
pendant sept ans…
Comment avez-vous commencé à travailler avec Elvin Jones?
Après Roy, il y a eu le 11-Septembre.
Donc, plus de travail... Puis, j'ai joué un peu avec Vanessa Rubin, avec Frank
Foster et Loud Minority, avec beaucoup de gens différents. Un jour, j'ai reçu
un appel d'Elvin!
Quelle était la formation?
Pat Labarbera (ts, ss, fl), Delfeayo
Marsalis (tb), Eric Lewis (p), parfois Sonny Fortune (as, ss, fl).
Ça se passait comment?
C'était dur au début! Je n'arrivais
pas à être à l’aise avec lui. J’étais en admiration tous les soirs. C'était le
premier problème. Je pense que tout le monde est passé par là. Je devais me
concentrer pour faire le job. Il jouait incroyablement! Personne ne joue comme
Elvin Jones.
En 2003, vous enregistrez votre premier album en leader, intitulé Gerald
Cannon. Pourquoi avoir attendu aussi
longtemps?
Vous savez, je ne fais pas les choses
pour faire comme tout le monde. Je veux prendre mon temps pour que mon disque soit bon.
Depuis quand composez-vous?
Depuis les Jazz Elements. Maintenant,
j'ai assez de matière pour dix albums! J'écris tout le temps.
Sherman Irby (as) est présent sur vos deux disques en leader.
Sherman Irby sera toujours mon alto! On
a passé beaucoup de temps ensemble. Juste lui et moi nous exerçant pendant des
heures sur «Sweet Georgia Brown», étudiant l'harmonie ensemble, écoutant des
compositeurs russes...
Vous avez été le contrebassiste de McCoy Tyner ces dernières
années. Comment a débuté cette collaboration?
J'ai reçu un coup de fil de son
manager. Quelqu’un m’a recommandé. Je ne pouvais pas le croire! Il m'a dit que
McCoy m'appellerait parce qu'il voulait me parler. Tous les musiciens plus âgés
avec qui j’ai joué étaient des gentlemen. J'étais très proche avec McCoy.
De gauche à droite: McCoy Tyner (p), Gary Bartz (as), Gerald Cannon (b), Eric Gravatt (dm),
Vitoria-Gasteiz, Espagne, 2007 © Jose Horna
D’abord Elvin Jones, puis McCoy Tyner.
Une fois, au San Francisco Jazz
Festival, j’ai joué avec Elvin et McCoy! Je pensais que j'allais faire un arrêt
cardiaque! On a joué un seul thème ensemble: «Afro Blue»…
Comment ça se passait avec McCoy Tyner?
On ne répétait jamais; pas de balance
non plus, enfin, cinq minutes... (Rires)
Et le premier concert avec lui?
Il m'a envoyé la setlist. Le
soir du concert, premier thème: «Fly With the Wind». Dieu merci, c’est celui
que je connaissais le mieux! Je m’en suis parfaitement sorti. Après ça, j'ai
foiré tous les autres morceaux (rires)… enfin, en quelque sorte. Je veux dire que je n'ai pas joué au niveau que je
voulais. Puis, j'ai découvert que McCoy ne jouait pas de la même façon tous les
soirs. J'ai appris ça à mes dépens! J'ai tant appris de tous ces gars, pas
seulement en musique, mais dans la vie aussi. Ils étaient très respectueux les uns des
autres; Elvin était très humble, McCoy était très humble, passionné, affectueux.
Je les aimais énormément, je suis honoré qu’ils m’aient aimé en retour.1
1. Cf. l'hommage des musiciens à McCoy Tyner où témoigne, entre autres, Gerald Cannon.