Err

Bandeau-pdf-web.jpg
Wynton Marsalis © Frank Stewart by courtesy of JALC
Wynton Marsalis © Frank Stewart, by courtesy of JALC


Wynton MARSALIS


Quarantine Blues


L’histoire de Jazz at Lincoln Center (JALC) commence en 1987 lorsque Wynton Marsalis devient le directeur artistique d’une série de concerts au Lincoln Center, en plein cœur de Manhattan. L’année suivante, le Jazz at Lincoln Center Orchestra est créé. En 1996, JALC intègre pleinement le Lincoln Center. En 2004, l'association à but non lucratif s'installe dans un nouvel immeuble (30 000 mètres carrés) dédié au jazz, comprenant trois salles de concert: Rose Theater, Appel Room et Dizzy’s Club. Parmi les festivals et événements présentés, le festival et concours annuel Essentially Ellington, créé en 1995. 

Si, durant ce désastre sanitaire, les gouvernants ont mis la vie culturelle à l’arrêt et la vie du jazz, des musiciens et des indépendants en péril, Jazz at Lincoln Center et son directeur artistique, Wynton Marsalis, ont trouvé le courage, l'imagination et la force de continuer. JALC a prouvé, par sa transition rapide au tout virtuel, qu’une institution, même très fragilisée, peut combattre en portant haut les valeurs du jazz et en utilisant le web de manière intelligente et créative. Ainsi, JALC a très vite réagi à l'arrêt brutal de sa programmation de concerts en mettant à disposition du public des archives vidéos (
série From the Vault) nous donnant l'opportunité de découvrir quelques magnifiques prestations du big band de Wynton Marsalis: une quinzaine sont actuellement accessibles en ligne.
Le 16 avril, JALC proposait un gala online au format inédit,
«Wordwide Concert for our Culture», regroupant des artistes du monde entier (concerts at home et prises de parole) autour du jazz et de sa signification profonde.
Le 24 avril, le JALC Orchestra mettait en ligne une vidéo aussi originale dans la forme que sur le fond: les musiciens du big band étant virtuellement réunis pour interpréter un
«Quarantine Blues» écrit collégialement et exprimant les valeurs de liberté et de résistance du jazz (voir notre Hot News du 27 avril).
Cette vidéo fut suivie par le puissant
«Memorial for Us All» enregistré en hommage aux victimes du Covid-19 et en réaction au cynisme des gouvernants sous la forme d’un «New Orleans Function», avec deux chansons traditionnelles («Flee as a Bird» et «Didn’t He Ramble»). En outre, Wynton Marsalis anime chaque mercredi, depuis le 23 mars, Skain’s Domain, des conversations diffusées en direct et toujours consultables. 
Cet épisode douloureux n’a donc en rien empêché le long travail que le trompettiste mène notamment auprès de la jeunesse. C’est pour nous annoncer le lancement du 8 au 12 juin d'une édition virtuelle, la 25
e, du festival Essentially Ellington, l'une des principales missions de JALC (la transmission auprès des jeunes générations) avec vingt-trois orchestres de lycéens des Etats-Unis et d’autres pays, que Wynton Marsalis s’est entretenu avec Jazz Hot le 29 mai 2020.
L’activité débordante et les mots de Wynton Marsalis sont très précieux dans ce moment difficile pour le jazz et plus largement pour la culture. Relire ses nombreuses interviews dans Jazz Hot (dont la dernière dans le n°676) fait apprécier la ligne directrice et la persévérance d'un artiste et d'un activiste toujours ouvert, positif et souriant qui ne renonce jamais à sa mission, transmettre ce qu'il a reçu, le jazz: un héritage familial…

Propos recueillis par Mathieu Perez
Photos A. Hisa, Frank Stewart, Lawrence Stumulong,
by courtesy of Jazz at Lincoln Center 


© Jazz Hot 2020



Jazz Hot: Dix jours après l’annonce du confinement de l’Etat de New York, JALC lançait un nouveau site web, le 1er avril, avec une offre très riche: «Skain’s Domain» que vous animez, concerts live au Dizzy’s, master classes, archives, etc. Comment s’est opérée la transition au tout virtuel?

 

Wynton Marsalis: Depuis une quinzaine d'années, nous avons toujours cherché à mieux communiquer avec les gens du monde entier. Cette situation nous a en fait forcés à faire ce que nous voulions faire. Lorsque nous avons vu ce qui se passait, nous sommes immédiatement entrés en action. Nous avions déjà douze programmes d'éducation. Et puis, nous avons des personnalités comme Alexa Tarantino (as) et des musiciens plus jeunes dont vous n'avez pas encore entendus parler qui font partie de la famille JALC. Nous rassemblons les ressources dont nous disposons et nous allons continuer à le faire. Nous nous échauffons juste!


Le Lincoln Center Jazz Orchestra (festival Essentially Ellington) © Frank Stewart by courtesy of JALC
Le Lincoln Center Jazz Orchestra (festival Essentially Ellington) © Frank Stewart, by courtesy of JALC

 


JALC, c’est une équipe importante.

 

Nous comptons 130 personnes. Tout le monde est très impliqué dans la mission de JALC. Nous gérons notamment un département dédié à l’éducation, avec douze programmes qui parcourent le pays pour des concerts et différents types d'enseignement. Nous allons des écoles maternelles aux maisons de retraite. Et nous avons aussi un département concerts et tournées. Les membres du JALCO sont très actifs. Nous nous parlons tous par téléphone une fois par semaine. Et nous avons aussi un conseil d'administration très engagé. Donc, nous avons de la chance dans cette circonstance très malheureuse, dans laquelle nous avons perdu la capacité de générer des revenus. Nous nous battons pour survivre.

 

Entre les programmes éducatifs déjà en ligne et le festival Essentially Ellington, l’action éducative est-elle plus que jamais au cœur de JALC?

 

L’éducation musicale et le développement des publics sont ce qui est le plus nécessaire dans le monde du jazz, ainsi que le développement de la capacité à entendre. Quand vous n’avez pas la capacité d’entendre et de comprendre quelque chose comme le jazz, cela devient une langue morte. Nous nous concentrons sur l'éducation, mais c'est l'éducation à la substance de cet art.

 

L’éducation musicale est-elle la réponse à la situation actuelle?

 

L'une de nos devises à la fin des années 1980 était «pas de fossé des générations». Nous tendons la main aux jeunes, mais nous pensons qu'il y a des jeunes de tous âges. Nous pensons que nous allons tous mourir jeunes. Mourir à cent ans, c'est encore trop tôt. Enseigner à la jeunesse n'est qu'une partie de l’action d’un être civilisé. La musique a tendance à considérer les jeunes strictement comme un marché commercial, mais JALC est une organisation à but non lucratif. Nous avons une mission socialement responsable. Nous faisons partie du contrepoids à la propagande constante et commerciale visant les jeunes. Les gens investissent en nous afin que nous puissions avoir pour mission d’enrichir les jeunes, et pas seulement eux. Nous n'essayons pas de leur faire acheter quoi que ce soit, mais de leur fournir des informations qui les aideront à devenir des adultes plus robustes.

Victor Goines face à un orchestre de lycéens (festival Essentially Ellington) © Lawrence Stumulong by courtesy of JALC
Victor Goines face à un orchestre de lycéens (festival Essentially Ellington)
© Lawrence Stumulong, by courtesy of JALC

 


L’édition 2020 Essentially Ellington sera donc virtuelle. Le festival et le concours, qui se tiendront du 8 au 12 juin, réuniront 23 orchestres de lycéens, dont 18 venant des Etats-Unis et cinq de Cuba, du Japon, d’Australie, d’Espagne et d’Ecosse. Est-ce une façon de résister?

 

Je ne sais pas si je vois ça ainsi. Il y a une tendance à toujours vouloir nous assimiler, et le jazz, à la contre-culture. Mais si vous pensez aux séquelles de la Guerre Civile américaine (Civil War, Guerre de Sécession), à la Révolution française, à toutes les différentes révolutions jusqu'au Mouvement des Droits Civiques aux Etats-Unis, et si vous vous rappelez l'esprit de la Constitution, de la liberté, de l'égalitarisme, de tout ce qui fonde la démocratie, le jazz a toujours affirmé ces idées. Nous avons hâte d’accueillir des étudiants du monde entier, et nous avons hâte de montrer à tous en quoi consiste Essentially Ellington. Chaque année, les orchestres viennent. Les membres du JALCO leur donnent des cours. Nous faisons cela depuis 25 ans. J'ai hâte que ça commence! C’est l’événement le plus instructif que j'ai vécu dans ma vie.

 

Et vous mettez en avant des orchestres lycéens de l’étranger.

 

Parfois, lorsque nous jouons en tournée, des orchestres de lycéens jouent en première partie. C’est ce qui s’était passé lors de notre dernière tournée en Espagne. Nous avons aussi des liens avec l’Australie, le Japon, etc. Nous sommes heureux de présenter ces orchestres. Quand nous tournons, même si aucun orchestre ne vient, les jeunes qui aiment vraiment jouer viennent toujours nous voir. Après les concerts, nous jouons avec eux, enseignons, parlons. Cela fait partie de la vie d'un musicien de jazz.

 

Walter Blanding déchiffrant une partition avec un jeune saxophoniste (festival Essentially Ellington) © Frank Stewart by courtesy of JALC
Walter Blanding déchiffrant une partition avec un jeune saxophoniste (festival Essentially Ellington)
© Frank Stewart, by courtesy of JALC



La situation sanitaire a-t-elle redéfini le rôle de JALC?

 

Non, cela nous permet simplement de mettre nos offres dans un espace concentré, et cela nous a contraints à développer plus rapidement les projets que nous avions déjà prévu de développer. Encore une fois, nous avons les mêmes convictions fondamentales et la même devise qu’en 1987: «pas de ségrégation, pas de fossé entre les générations, et jouer une musique moderne». La situation actuelle nous amène à nous concentrer sur ces principes et à compter davantage sur la confiance que nous avons développée ainsi que sur nos réalisations, parce que le système est davantage sous pression. Et quand cela arrive, il opère des choix qui indiquent ce qui a de la valeur pour lui. Nous avons appris au début de l’épidémie que, pour nous, la difficulté allait survenir à la fin de cet exercice financier. Nous dépendons du public. Sans public, nous devrons faire des choix très difficiles.

 

Dans ce contexte, comment les musiciens de jazz vont-ils survivre ?

 

Le jazz existe dans le cœur et l'esprit des gens. Non seulement il survivra, mais il sera plus fort. Le jazz est la musique qui est née de la liberté qui a suivi la fin de la Guerre Civile américaine. Les premiers musiciens qui jouaient du jazz, avez-vous une idée d'où ils venaient et de ce qu'ils avaient dû endurer? Quand le jazz est né, il y a eu toute l'ère Jim Crow, les lynchages, etc. La tentative de tuer la musique a toujours été présente, mais cette musique est toujours là. Ce sera comme ce que me disait ma grand-mère quand elle parlait de la Grande Dépression économique aux États-Unis dans les années 1930. Elle disait: «Nous ne nous sommes jamais rendus compte de la Dépression». Parce qu’ils étaient confrontés déjà à tellement de choses qu’ils ont traversé cette période. Le jazz s’en sortira. Nos jeunes musiciens vont apprendre ce que les musiciens plus âgés savent déjà. Nous devons juste faire tout ce que nous pouvons pour nous regrouper, utiliser la musique symboliquement et comprendre comment compter sur nos amis pour nous aider à survivre. Il est très, très difficile de survivre à une période où vous ne pouvez pas gagner votre vie.

 

Une jeune trompettiste sous le regard de Vincent Gardner (festival Essentially Ellington) © A. Hisa by courtesy of JALC
Une jeune trompettiste sous le regard de Vincent Gardner (festival Essentially Ellington)
© A. Hisa, by courtesy of JALC



Comment les amateurs de jazz peuvent-il aider les musiciens?

 

Qu’ils fassent des dons aux musiciens qu’ils aiment. Quand je suis arrivé à New York, j'ai joué souvent à Central Park, sur la 59e Rue, et les gens mettaient de l'argent dans notre pot. Nous vivions de cela. Quand je vois des musiciens jouer dans le métro, je leur donne toujours un petit pourboire. Parfois, aider se résume à donner à un musicien qui joue dans la rue.

 

Le 16 avril, la Louis Armstrong Educational Foundation, que vous présidez, a lancé un fonds d’urgence attribuant des bourses de 1000 dollars chacune aux musiciens de jazz.

 

C’est ce que Louis Armstrong aurait voulu faire. C’est son argent. A la Fondation Louis Armstrong, nous pensons qu’il est important d’aider cette communauté.


Comment les indépendants vont-ils s’en sortir?

 

J'aimerais pouvoir faire tout ce que je pourrais pour les aider. Nous devons faire pression et essayer de voir si nous pouvons obtenir une forme d'aide financière du gouvernement. Nous devons appeler nos amis et nos voisins à nous soutenir. Nous devons retourner à la base pour demander une entraide. Il n’y a aucune honte à demander quand vous en avez besoin. Et il n'y a aucune honte à donner quand vous le pouvez. C’est une situation curieuse où certains segments de la population ne sont pas vraiment touchés financièrement par la pandémie et d’autres sont détruits.

 

Que devient le jazz, musique démocratique, dans un monde soumis au bon vouloir d'un système politique dirigé par des déséquilibrés?

 

La démocratie est une idée et c'est une idée à laquelle vous devez croire, que vous devez poursuivre et pour laquelle vous devez être prêt à vous sacrifier. La liberté de votre prochain est une idée, et c'est une idée difficile parce que vous pensez essentiellement à vous. Lorsque vos ressources s’amenuisent, vous pensez davantage à vous-même, car vous devez survivre. La démocratie est une idée. Le monde n'est peut-être pas prêt pour cela. Les mécanismes de la politique ne sont pas la raison pour laquelle elle échoue. Elle échoue parce qu'il n'y a pas de volonté parmi l'élite, les puissants et ceux qui peuvent amasser des ressources et les partager avec d'autres. Ce n'est pas la situation uniquement de l'Amérique. L'Amérique devrait être un exemple de ce concept. Nous sommes en deçà de cela depuis cinquante ans, depuis la mort de Robert Kennedy et Martin Luther King. Nous manquons à notre responsabilité. Cependant, le monde doit également faire son propre choix. Si les gens préfèrent être dirigés par des dictateurs et des formes fascistes de gouvernement, c'est leur choix. Ce n'est pas à l'Amérique de dicter au monde ce qui doit être. Nous devons essayer de donner l'exemple de ce mode de vie, car il offre plus de possibilités à plus de personnes de participer à une expérience de vie beaucoup plus riche.


Wynton Marsalis attentif à la direction d'un apprenti-chef d'orchestre (festival Essentially Ellington) © Frank Stewart by courtesy of JALC
Wynton Marsalis attentif à la direction d'un apprenti-chef d'orchestre (festival Essentially Ellington)
© Frank Stewart, by courtesy of JALC

 

Que pensez-vous de la situation de la communauté afro-américaine, des minorités, des vieux et des malades qui sont les principales victimes du Covid-19? Le système de santé est-il en cause?

 

Je vais vous donner une réponse plus large. Les êtres humains s’organisent de différentes manières. Il y a le civisme, les affaires, la religion et la politique. Les affaires, c’est le commerce. La religion, la croyance. La politique, c'est ainsi que nous négocions les uns avec les autres. La branche civique réunit tous les investissements. Donc, si vous vous habituez à ne faire que de l'argent et que vous faites de chaque interaction une entreprise, voyez les conséquences. La politique devient une affaire. Vous obtenez le gouvernement pour lequel vous avez payé. Les religions, cela va de soi. Les affaires sont les affaires. Maintenant, vous avez le civisme. L'éducation civique est la façon dont nous nous aidons les uns les autres pour créer une communauté. L’assurance maladie, l’éducation, les responsabilités civiques, une fois que ces choses sont monétisées, vous avez fait une erreur. Tout le monde va mourir un jour, tomber malade. Tout le monde veut que ses enfants soient éduqués. Cela ne devrait pas être un moyen pour vous de gagner de l'argent, mais d'investir. On utilise une mauvaise équation. Un de ces jours, une de ces décennies, un gouvernement trouvera le bon équilibre. Nous devons simplement nous assurer que la démocratie survit. Votre assurance maladie ne devrait pas être liée à votre travail. Si vous perdez votre emploi, vous perdez votre assurance maladie. Même chose si vous démissionnez. L’assurance maladie, on en a besoin pour la vie. Ce sont des choses que nous devons régler. Mon père disait: «Tu dois avoir quelque chose à faire. Si tout était parfait, tu n’aurais rien à faire. Alors, fais bouger les choses



SITE INTERNET: https://jazzatlincolncenter.squarespace.com


Jazz Hot n°676-2016


WYNTON MARSALIS, JALC, JALCO et JAZZ HOT


n°396-1982, n°416-1984, n°461-1989, n°470-1990,
n°505-1993, n°506-1993, n°510-1994, n°514-1994, n°556-1998,
n°602-2003, n°614-2004, n°674-2015/2016, n°676-2016.

*