Gilles Naturel et Ricky Ford, Toucy Jazz Festival 2014 © Mathieu Perez
Jazz Hot: Le jazz et
la musique classique tiennent une grande place dans ta vie. Dans tes deux
derniers albums, Contrapuntic
Jazz Band et Contrapuntic Jazz Band. Act 2, tu as associé le
contrepoint et le jazz. Comment est née cette idée?
Gilles Naturel: J’avais
commencé à écrire pour des quatuors à cordes, des fantaisies pour viole, etc. Puis,
je me suis dit que ce serait peut-être intéressant de les adapter pour un
orchestre de jazz. Au départ, il n’y avait que les cuivres, puis j’ai ajouté la
basse et la batterie. J’écoutais alors beaucoup de polyphonie, de la musique de
la Renaissance, comme Carlo Gesualdo. Je venais de découvrir le Huelgas Ensemble de Paul Van Nevel, un directeur musical
belge qui fait des recherches sur la musique du Moyen-Âge. Tout ça
m’intéressait beaucoup car, au XVIe siècle, le tempérament était inégal. Ça
sonne «très blues». Donc, j’ai voulu adapter ce vocabulaire au jazz avec ce côté
dansant. Mais ce projet fait peur aux programmateurs de festivals.
C’est peut-être le
nom de cette formation qui fait peur…
Peut-être...
Que voulais-tu dire
avec ces deux albums?
Je voulais montrer que cette musique qui va du XVIe au XVIIIe
siècle, qui est l’âge d’or du contrepoint, pouvait apporter quelque chose au
jazz. C’est une époque très riche harmoniquement. Le contrepoint pouvait entraîner
parfois une dissonance très forte, qu’on ne peut pas imaginer même dans le
jazz. Mais ça passe parce que chaque voix est chantante. Il y a parfois des
dissonances qui sont très modernes. C’est presque de la musique contemporaine.
Que nous apporte le contrepoint?
Le contrepoint nous apprend à écrire autrement. Beaucoup de
musiciens de jazz imitent dans leur composition l’écriture d’Horace Silver, des
Messengers, etc. On s’en rend compte tout de suite. Je voulais faire autre
chose, apporter au jazz d’autres couleurs.
Peut-on comparer le
jazz et la musique baroque sur la question de l’improvisation?
L’improvisation
dans la musique baroque est très différente. Ça s’appelle des diminutions. Ce
sont des variations très proches du texte, qui doivent être très explicites. Si
tu écoutes l’Opus 5 d’Arcangelo Corelli, un hit
de la fin du XVIIe siècle qui a probablement inspiré Bach, quand tu compares
la partition originale avec la façon dont Corelli la jouait, ça n’a rien à
voir. C’est proche du jazz. Ça me fait penser un peu à Lenny Popkin qui a un
jeu très aérien. Il commence à improviser avant même de jouer le thème qui
surgit ici et là. Lenny joue des choses qui serait très difficile à écrire. Et
ce qu’il raconte est fort et personnel.
Comment les
musiciens de ton Contrapuntic Jazz Band ont-ils réagi en recevant tes partitions?
Assez mal! (Rires)
C’était dur à jouer pour eux… C’est exigeant pour les lèvres car il n’y a pas
de piano, et c’est très exigeant pour la lecture. Comme c’était les premiers
arrangements que je faisais, j’ai commis quelques erreurs de tessiture,
notamment pour le saxophone. Donc, je me suis fait surtout engueuler par mon
frère Guillaume (rires). Le tubiste
Bastien Stil a aimé mon arrangement de «Body & Soul». Il connaît bien la
musique classique, et il a dirigé l’orchestre de Bordeaux avec Wayne Shorter en
invité. Un compliment venant de sa part, ça m’a fait plaisir.
Comment ça s’est
passé avec Nasheet Waits?
Il n’a pas tout enregistré en direct. Enregistrer après
coup ce type de musique, c’est très difficile. Il a assuré; ça swingue. Et il
n’a fait pratiquement que des premières prises.
Pourquoi ce choix?
Je connaissais Nasheet. On était parti ensemble en tournée
en Espagne avec Jacky Terrasson en 1991. Il y avait aussi Antoine Roney et Ravi
Coltrane. Il était très jeune, jouait très straight-ahead. Ces dernières
années, je l’avais entendu sur le disque Spirit
Moves de Dave Douglas qui correspondait un peu à ce que je voulais faire. Une
sorte de fanfare avec le tubiste Marcus Rojas. On entendait presque une ligne
mélodique dans la batterie de Nasheet.
Il y a aussi
quelques thèmes de jazz, comme «Styli».
C’est un vieux morceau! Mes enfants employaient toujours ce
mot, «styli». Je l’avais écrit quand j’étais dans le sextet de Laurent
Fickelson. J’avais écrit ce thème pour le groupe de mon deuxième disque qui
n’est jamais sorti. Benny Golson dit toujours que lorsqu’on voit le
public taper du pied, c’est bon signe. Moi aussi, je veux que les gens sentent
la pulsation. Il ne faut jamais oublier la danse dans le jazz. Les musiciens de
ma génération ont à peu près le même cheminement. On a été au conservatoire quand
on était petits, on s’est fait jeter parce qu’on était trop indépendants. De mon
côté, il n’y a jamais eu de frustration. J’ai toujours fait du classique pour
le plaisir, pour jouer en famille. Mais le cœur de mon métier, c’est de jouer du
jazz. C’était mon rêve d’enfant, mon amour d’adolescent.
Quand tu écris, tu
penses à tes musiciens?
Je pense toujours aux musiciens qui vont jouer, à la
manière dont ils vont interpréter. Je sais quelle note est la plus haute pour
Fabien Mary ou Guillaume Naturel. C’est comme ça que j’ai écrit pour Lionel
Belmondo dans mon album Naturel.
J’enregistre avec des musiciens avec qui je travaille, que je connais. Le
programme, je le fais pour eux. Il y aussi parfois des thèmes qui me trottent
dans la tête depuis un moment, comme «Unanswered Question» de Charles Ives dans
Belleville.
Gilles Naturel avec Roy Hargrove en 1992
© Jean-Pierre Arnaud, coll. Gilles Naturel by courtesy
Dans une précédente
interview dans Jazz Hot (n°581, 2001),
tu disais que le jazz, c’est être soi-même. Qu’en penses-tu aujourd’hui?
Alby Cullaz m’a dit un jour: «Toi, tu n’imites
personne. Tu joues comme toi.» Ça m’avait plu. On me le reprochait un peu. Quand
je jouais avec des orchestres swing, je n’étais pas assez swing. Quand je
jouais avec des orchestres bebop, je n’étais pas assez bebop. On trouvait
parfois que je faisais plus classique que jazz. Je ne me posais pas la question, j’essayais
de jouer ce que j’entendais. Et puis, imiter quelqu’un, ça ne se faisait pas. Pas
plus que travailler son solo sur scène. Surtout, ça ne se faisait pas de
refaire le même solo; il fallait se renouveler. Le jazz, c’est la surprise.
Et l’écoute.
Quand tu joues un thème comme «Body & Soul» avec des
musiciens que tu ne connais pas et dont tu ne parles peut-être pas la langue,
ce thème, tu l’as joué tellement de fois, tellement intégré, que tu penses
juste à faire quelque chose de neuf et qui colle avec les musiciens avec qui tu
es. Quand tu es bassiste, c’est très important de bien écouter celui qui joue
le solo, de l’accompagner vraiment et d’essayer d’aider à ce que le solo que tu
accompagnes soit beau. On sent souvent chez les jeunes musiciens qu’ils
attendent leur solo. C’est terrible parce que, quand tu attends ton tour de
jouer, tu réfléchis à ce que tu vas jouer, tu n’es pas à 100% disponible pour
accompagner. Et ça, ça ne marche pas, c’est anti-musical; la musique s’en
ressent. Il faut être dans l’instant présent; il faut tout faire pour bien
accompagner chacun des solistes. Si tu fais ça, ton solo se fera naturellement.
Je dis ça parce que ça m’est arrivé quand j’étais jeune.
On t’a fait la
remarque?
Non, j’ai compris ça par moi-même. Je me souviens d’un soir
avec Duke Jordan, on jouait un blues de Charlie Parker. J’étais tout content de
connaître la mélodie de ce thème. Donc j’ai joué la mélodie à l’unisson avec
Duke Jordan. Après le morceau, il est venu me voir et m’a dit: «I play the melody. You play the bass!» (rires). Ça a été une leçon! Il me
l’a dit très gentiment, il avait raison. Quand tu écoutes Charlie Parker, la
ligne de basse est toujours très proche de la pulsation, ce n’est pas la peine
de souligner les accents. On m’avait fait la remarque aussi quand je jouais
dans les orchestres swing avec Daniel Huck. C’était une époque où j’écoutais
beaucoup Niels-Henning Ørsted Pedersen. Je me
souviens d’un concert avec Martial Solal à la Maison de la Radio en 1979.
C’était très impressionnant de le voir. Il jouait tous les thèmes à l’unisson
avec Solal. Il faisait autant de solos que lui. C’était fantastique! Je ne voyais
que la basse, ce n’était pas que de l’accompagnement, mais c’était un contexte
bien particulier. NHØP savait aussi juste
accompagner, ses lignes sont très belles, harmoniquement très solides. Parfois,
on me disait que je ressemblais à NHØP. Ce n’était plus tout à fait ce que me
disait Alby Cullaz (rires).
Tu as
découvert Charlie Parker à l’adolescence…
Oui, j’ai été bouleversé par sa liberté, sa vélocité, son
cœur, son timbre, sa justesse, le sentiment d’extase qu’il avait. Plus tard,
j’ai découvert qu’il y avait chez lui plein de choses de Lester Young. J’avais
un copain qui avait tous les disques de Bird, Lester Young et Coleman Hawkins, mais
c’était Bird qu’on adorait; je me faisais des K7 juste avec ses solos. Puis, je
me suis intéressé au swing, c’était les années 1970. J’écoutais aussi Weather
Report, Bill Evans, etc. Mais j’avais le sentiment que la musique de Charlie
Parker me correspondait complètement, qu’elle faisait partie de moi.
Le passage à la contrebasse
s’est effectué à ce moment-là?
Je jouais alors du violon, vers 15 ans, avec un copain
guitariste, Philippe Acquenin qui, lui, jouait du Django. Je n’étais pas très sensible
au jeu de Grappelli. Mais quand tu es bassiste, tu peux accompagner tout le
monde. Ça m’a plu. J’ai attrapé le virus d’être sur la scène quand j’étais
enfant. Au fond, il y avait une question très pratique. Et la contrebasse avait
une voix d’homme. Dès 1976, on jouait l’été, chez Eugène, place du Tertre. Un
jour, on a eu la chance de voir débarquer George Brown, et il a joué avec nous.
Tu as appris le jazz
en écoutant des disques?
En écoutant les lignes de basse sur les disques, surtout des
bassistes de Charlie Parker. Et aussi Paul Chambers, Red Mitchell, Oscar Pettiford,
etc. J’assistais aux concerts programmés par Gérard Terronès au Stadium, à Jazz
Unité. Il y avait souvent Dave Holland. Archie Shepp jouait le répertoire de
Coltrane.
Ton frère, le ténor
Guillaume Naturel, lui aussi est passé au jazz.
Il s’y est mis peu de temps après moi. Il nous a rejoints
avec Philippe, puis, il est parti de son côté; on a un an d’écart. Il y avait
de la rivalité. Même si notre approche de la musique est différente, j’aime
jouer avec lui. Je l’ai appelé pour tous les disques que j’ai faits en leader.
Ton neveu Balthazar Naturel
joue du ténor.
Je l’avais appelé pour mon projet Porgy & Bess et pour un enregistrement que je viens de faire avec
Kirk Lightsey et Fred Pasqua sur la musique de Ravel. Là, il joue du cor
anglais.
Combien de temps a
duré le gig chez Eugène?
Deux ans. La troisième année, on a été remplacé par Stella et
Al Levitt, Alain Jean-Marie, et peut-être Gus Nemeth. On était furieux! On n’a
même pas été les écouter! (Rires) Alors
que ce trio devait être magnifique. Je les ai retrouvés quelques années après.
Gilles Naturel avec Jimmy Owens, Sunside, Paris, 2015 © Mathieu Perez
Dans ta famille, tout
le monde est musicien, et pourtant tu as suivi des études de biologie. Pourquoi?
Chez nous, on jouait de la musique tout le temps. Il y avait
toujours la clé sur la porte; quand les gens entraient, on finissait le morceau
avant de leur dire bonjour. Les années 1970, c’était une époque importante pour
la biologie, l’étude du vivant, ça m’intéressait beaucoup. J’ai fait un DEA
d’écologie sous la direction du professeur Maxime Lamotte, un des pionniers de
l’écologie. J’avais essayé de modéliser la croissance de la population de
sauterelles aux Etats-Unis en fonction des paramètres de températures,
d’humidité, d’ensoleillement, etc. J’étais aussi auditeur libre au Collège de
France où j’allais écouter Michel Foucault; un orateur extraordinaire; ce qu’il
disait était limpide. Dans ces années 1978-1979, il travaillait sur la société
policière. Et à la fac, je ne ratais pas un cours de Jean Douchet. Regarder
avec lui Perceval de Rohmer, ça a été
une révélation. Tout ça était passionnant, mais mon rêve était de devenir
musicien.
Quel a été le déclic?
J’ai eu l’opportunité de partir en tournée avec Jean-Loup
Longnon en Corse. C’était un moment important parce que Jean-Loup est l’un des
premiers à m’avoir fait confiance.
Quand l’as-tu rencontré?
En 1982-1983, je jouais dans un club sur la rive gauche. Un
soir, Jean-Loup et François Rilhac viennent faire le bœuf. On a joué «Limehouse
Blues», un thème que je ne connaissais pas. Je l’ai joué d’oreille, je m’en
suis bien sorti. Le lendemain, Jean-Loup me téléphonait pour que je
l’accompagne. J’étais très heureux. C’était quelqu’un de très
important de la scène jazz; il avait son big band et une petite formation; il
jouait avec tout le monde, Dizzy, Clark Terry, Michel Legrand, etc. J’ai appris
beaucoup chez lui. On ne se rend pas compte de son importance chez les
musiciens de ma génération. Notre prof’, c’était lui. Même si j’étais un peu son
esclave (rires). J’étais bon à tout,
je le conduisais, etc., en échange, je jouais avec lui; un honneur!
J’ai toujours été à la recherche de la reconnaissance des musiciens de jazz.
Quels musiciens connus t’ont encouragé à tes débuts?
Jean-Loup Longnon, Daniel Huck, François Biensan, Hervé
Sellin…
Et tes débuts
de musicien professionnel se sont passés comment?
Mes parents me donnaient de l’argent tant que je faisais mes
études. Après, la transition a été très difficile; on jouait à la Pinte, au carrefour
de l’Odéon, avec Eric Breton et Mario Canonge, du Wayne Shorter. On
avait monté un groupe, Footprints. Il y avait aussi des jam-sessions avec Eric, Mario, le batteur de salsa Jean-Pierre Ismaël. Notamment
place Voltaire dans un sous-sol de local d’architectes prêté gratuitement à
Eric. Dès que j’avais fini mes cours à la fac’, je m'y précipitais pour jouer.
Puis j’ai rencontré Eric Barret par l'intermédiaire d’un copain d’enfance. De fil en aiguille,
j’ai rencontré d’autres musiciens. J’ai tiré le diable par la queue pendant
deux ans. J’ai fait des tournées en Bretagne avec Jean-Claude Jouy, Eric
Breton, Mario Canonge, Didier Squiban. Il y avait des fermes
concerts bibliothèques baba cool, c’était très convivial. Partir en tournée,
c’était fantastique. Je rêvais de jouer au Petit-Opportun. J’y allais tous les
soirs écouter Alain Jean-Marie et Michel Gaudry. Gaudry, c’était les plus belles
lignes de basse. Quand Alain accompagnait Art Farmer, c’était fabuleux! Avec
Chet Baker, aussi. Un soir, on était allé écouter Patrice Caratini et Marc
Fosset qui jouaient en duo. Avec Philippe Acquenin, on avait remporté un prix
au festival de la Défense en 1979. On va se présenter à Caratini et Fosset. Et
ils nous ont invités à faire le bœuf! Bernard Rabaud, le patron du Petit-Opportun,
nous a laissés assister aux concerts; on s’asseyait dans l’escalier. Au Dreher,
on allait voir Eddy Louiss que j’adorais. Mais on restait dehors… On n’avait
pas assez d’argent pour descendre, on écoutait de loin. Oui, pendant quelques
années, ça a été dur. On n’avait pas un rond.
Ton premier gig notable, ça a été au Méridien avec les Slapcats, une formation autour de Daniel
Huck et André Villéger…
Aucun bassiste ne voulait de ce gig! A cette époque, il
fallait jouer jazz rock ou moderne, mais surtout pas swing. C’était ringard! Ce
gig m’a fait le plus grand bien. Je suis passé de jouer assis avec un ampli et
des cordes métalliques à jouer debout avec moins d’ampli et plus de tempo. Ça a
recentré mon jeu, J’ai repris à zéro ma technique.C’était tous les dimanches. Je jouais d’oreille; j’avais une bonne oreille mélodique, je
pouvais retranscrire en temps réel.
Les Slapcats ont accompagné
souvent de grands musiciens…
Oui, Slim Gaillard, Joe Newman, Harry Sweets Edison. Parfois,
en dehors du dimanche, Moustache nous embauchait pour jouer durant la pause. Rencontrer Slam Stewart, ça a été important pour moi. Il avait joué avec
Bird… J’adorais son chant, sa façon d’appréhender les solos de basse était très
originale, très belle. Il m’a fait un grand sourire quand je lui ai chanté l’un de
ses solos avec Bird. Je l’ai vu de rares fois, il était très touchant. On assurait aussi la pause lorsque le trio d’Oscar Peterson
est venu jouer pendant dix jours. C’est comme ça que j’ai rencontré NHØP. Il m’avait même donné les coordonnées du technicien danois
qui avait fait son micro. Pendant quelques temps, j’ai eu un son proche du
sien, c’était un micro magnétique. Le Méridien a été très important pour moi.
Tu étais à l’aise?
Non, pas du tout! J’espérais connaître le morceau qu’on
allait interpréter! Si je ne le connaissais pas, j’ouvrais grand mes oreilles. Je
me mettais à côté du guitariste ou du pianiste pour bien entendre les accords. Les
musiciens étaient indulgents avec moi, ils m’expliquaient que ça avait été
comme ça pour eux aussi.
Tu t’exerçais beaucoup?
Peut-être pas assez. Je n’ai pas compris dès le début
l’importance du travail à la maison. J’aimais bien aller boire des bières avec
les copains avant de jouer. On se retrouvait au Baron Rouge, à la Bastille. On
parlait de tout. Ces échanges étaient très importants pour moi. Ça me mettait
dans un bon état d’esprit pour jouer. J’ai compris sur le tard l’importance du
travail. Depuis vingt ans, je travaille tout le temps. Soit, je joue du violon,
soit de la basse ou du piano. La plupart de mes journées, c’est ça: dix, douze
heures de musique par jour; je suis en immersion musicale. Je ne sais pas à
quoi c’est dû, peut-être à l’âge, au fait que les enfants sont partis,
au plaisir de jouer tout simplement. Plus je travaille, plus je me rends compte
qu’on ne travaille jamais assez.
Gilles Naturel et Alain Jean-Marie, Jazz à Chevilly-Larue,
mars 2001 © Joseph Giscard, coll. Gilles Naturel by courtesy
La rencontre avec
Alain Jean-Marie a été décisive pour toi.
J’adore Alain. J’allais l’écouter au Petit-Opportun. J’avais
travaillé plusieurs années avec le pianiste martiniquais Bibi Louison, un de ses amis. Bibi l’admirait beaucoup. Il me disait que si j’avais la
chance de jouer avec lui, ce serait formidable pour moi. Je l’ai rencontré vers
1985-1986, ça a été déterminant. Je jouais encore au Méridien. Je me souviens d’avoir remplacé Pierre Boussaguet pour enregistrer un disque avec Manda Djinn et lui.
Ton premier gig avec
lui?
C’était peut-être avec André Condouant sur une péniche, quai
d’Austerlitz. Il y avait aussi Steve Grossman et George Brown. J’étais fou de
joie, jouer avec Alain, ça a fait de moi un bassiste acceptable. A partir de
là, j’ai joué au Petit-Opportun, accompagné des boppers, etc.
Qu’apprécie-t-il chez
toi?
Je pense qu’il a été sensible à l’interaction, au fait que j’écoutais
beaucoup. Quand il lui arrivait de faire une erreur, j’y allais avec lui. Je
lui faisais une confiance infinie. Quand on jouait un thème qu’on connaissait
mal, on se débrouillait toujours pour que ça fonctionne. Il était patient avec
moi, toujours gentil. Une fois, il m’a dit: «C’est bien de travailler à la maison avant de venir.» (Rires) C’est la seule remarque qu’il m’a jamais faite.
Qu’as-tu appris de
Bibi Louison?
Beaucoup. Il parlait couramment anglais et brésilien, il
jouait d’oreille. Il m’appelait dès qu’il pouvait, je me sentais bien avec lui.
Dans ces années, tu as travaillé également avec Francis Lockwood.
Il était entre le jazz-rock et le jazz. Il m’a fait
confiance tout de suite. On est parti en tournée avec Aldo Romano, Simon
Goubert. Il m’a envoyé une cassette avec ses morceaux. J’avais tout bossé. On a fait
beaucoup de tournées ensemble. Puis, par l’intermédiaire d’Aldo, j’ai rencontré
Babik Reinhardt et Barney Wilen.
Quels rapports avais-tu
avec les contrebassistes de la génération précédente?
Michel Gaudry, Alby Cullaz, Pierre Michelot, Luigi Trussardi,
Jacky Samson, je les connaissais. Surtout Alby qui aimait bien ma manière de
jouer. Il m’a appelé pour le remplacer. C’est comme ça que j’ai joué avec
Michel Graillier et Aldo Romano. La première fois, c’était au Festival de
Samois. Je me souviens d’avoir joué «Round Midnight» dont je ne connaissais
pas la coda. Et si on ne la connaît pas, on ne peut pas la deviner. J’ai été
obligé de m’arrêter… Michel a été gentil. Il m’a dit de ne pas m’en faire,
que je l’apprendrai très rapidement. Après ça, j’ai remplacé Alby assez souvent.
J’ai eu un rapport très fort avec lui. Luigi aussi m’a appelé pour le remplacer avec Marc Hemmeler au Bilboquet. J’ai surtout eu des contacts avec les
bassistes de ma génération: Jean Bardy, Dominique Lemerle, Jean-Philippe Viret.
Jean-Philippe est l’un des premiers à m’avoir appelé pour le remplacer.
Tu as beaucoup joué
avec les guitaristes de la tradition Django…
J’ai rencontré d’abord René Mailhes avec qui j’ai fait ma
première radio, il était plus bebop que manouche; puis Babik qui m’a
fait confiance. J’ai enregistré plusieurs disques avec Romane, joué plusieurs
années avec lui. Il m’a présenté Stochelo Rosenberg. Le manouche est un swing différent. Connaître
le violon m’a aidé, mais je pense que c’est surtout une question de souplesse,
d’ouverture d’esprit. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai joué avec Stochelo, Biréli Lagrène, Tchavolo Schmitt, Romane, etc. Comme j’ai écouté
beaucoup de Django dans mon adolescence, commencé mon éducation jazz par là, j’avais
dans la tête ce que faisaient des bassistes comme Totol Masselier avec Django. Un
jour, j’ai rencontré Totol à Marciac; il avait plus de 80 ans; il faisait des
solos magnifiques à l’archet. C’était un bassiste de grand talent, qui jouait
manouche et swing. Gilles Naturel au Duc des Lombards, vers 2000 © Photo X, coll. Gilles Naturel by courtesy
Dans quels clubs as-tu joué dans les années 1980 et 1990?
Au Petit-Opportun, à la Villa, au Sunset, au Duc des
Lombards, au Bistrot d’Eustache. Le bistrot d’Eustache, c’était comme un jazz club!
Je jouais là-bas avec Sylvain Beuf, Steve Grossman et George Brown. George
adorait Coltrane, donc on jouait ce répertoire. Tous les saxophonistes américains
de passage à Paris y allaient. Je me souviens d’avoir joué avec Marion Brown.
Et il y avait les Américains vivant à Paris; Steve Potts venait souvent. C’était à la fin des années 1980… Ça a duré trois, quatre ans.
Barney Wilen occupe
une place importante dans ton parcours. A quand remonte ta rencontre avec lui?
On avait joué en trio avec Aldo et Barney pour
l’inauguration de la place Carrée aux Halles. On avait joué «Brazil», un thème
que je ne connaissais pas. Je l’ai joué d’oreille; Barney avait apprécié, car lui
aussi jouait tout d’oreille.
Album Barney Wilen Quartet, Live in Tokyo ’91 © by courtesy of Elemental Music Records
Un live inédit vient
de sortir, Live in Tokyo ’91
(Elemental). Qu’as-tu ressenti en l’écoutant?
En 1991, c’était la deuxième fois qu’on allait au Japon, on jouait au Keystone Korner de Tokyo pendant une semaine (la
première fois, c’était avec Jacky Terrasson), on avait joué à travers tout le
Japon dans de grandes salles. J’ai retrouvé exactement ce sentiment de liberté que j’avais déjà eu avec lui. Ce
n’était pas le leader qui se tient bien devant… non, il y avait beaucoup
d’interaction avec lui. Il écoutait tout ce qu’on faisait, et il y avait une
sérénité chez lui, une tranquillité. C’est très précieux de jouer avec un
musicien comme ça, une grande leçon.
Tu l’as accompagné de
1989 à 1996, la date de son décès. Qu’appréciait-il chez toi?
On s’est reconnu comme deux autodidactes qui jouaient
d’oreille. On se comprenait bien. Je jouais en fonction de ce que lui jouait.
S’il partait ailleurs, je le suivais. J’entendais bien ses intentions. Je pense
que ma souplesse lui a permis d’élargir son champ. Avec la formation d’avant,
avec Michel Graillier, Riccardo Del Fra, Sangoma Everett, il avait enregistré French Ballads. C’était très carré, il y
avait des arrangements. Quand je suis arrivé, tout était beaucoup plus ouvert. Je
pense qu’il a retrouvé la façon de jouer qu’il avait quand il jouait free. On
pouvait s’attendre à tout avec Barney. On était toujours à la frontière entre la
structure du morceau et le free. J’ai rarement retrouvé une situation où
j’étais aussi à l’aise qu’avec Barney.
Vous jouiez beaucoup?
Au Petit-Opportun, tous les deux, trois mois. On faisait
surtout des concerts en Europe, au Japon. Aux Etats-Unis, il avait une autre
formation.
Le Barney Wilen Quartet (Olivier Hutman, Gilles Naturel, Barney Wilen, Peter Gritz) au Keystone Korner de Tokyo, février 1991 © photo X, extraites de l'album Barney Wilen Quartet, Live in Tokyo '91, by courtesy of Elemental Music Records
Quelle a été ta
relation avec lui?
Il parlait peu, il avait l’âge de mon père, et il avait joué
avec les plus grands musiciens de jazz. Parfois, il me parlait de Kenny Dorham
qu’il aimait beaucoup. Parfois, il passait chez moi à Bastille me faire la
surprise. Parfois même, au milieu de la nuit pour me parler d’un projet de
concert ou de disque. Il était venu comme ça un soir avec un disque de
Pavarotti sous le bras. Il pensait enregistrer cette musique. On se retrouvait aussi
chez Michel Graillier. Le plus souvent, on se voyait au concert.
Tu as enregistré avec lui trois
albums en studio. Comment se passaient les sessions d’enregistrement?
C’était l’aventure! On ne savait jamais ce qu’il allait
jouer. Il décidait dans l’instant. J’aurais bien aimé qu’on prépare les
morceaux… Il fallait s’adapter en temps réel. Ce n’était pas toujours facile.
C’était son fonctionnement à lui.
Retrouves-tu une
radicalité similaire chez un musicien comme Lenny Popkin?
Barney et Lenny, ce sont deux démarches très différentes. Mais
la liberté est totale. Avec Barney, j’avais une responsabilité, peut-être même
plus que le pianiste, parce que le pianiste changeait souvent. Je suivais, mais
il fallait que les choses ne débordent pas complètement. C’était quand même
lourd. Ça m’a fait mûrir. Je préparais à fond les concerts en termes de
concentration. C’est l’intensité de la préparation psychologique qui fait qu’il
va se passer quelque chose.
Quels albums de
Barney Wilen préfères-tu?
J’aime bien Paris
Moods, mais j’aime surtout les live, parce que Barney était un musicien de
live. Il avait cette façon de parler, de présenter, de conduire les choses. Il
ne ressemblait ni à Bird, ni à Sonny Rollins. La moindre note de Barney,
c’était du Barney.
Quel souvenir
gardes-tu de ton premier voyage à New York?
C’était en 1991. Je suis resté quinze jours. Jacky Terrasson
m’avait hébergé. Je connaissais aussi Jon Davis qui était venu à un concert de
Barney au Petit-Opportun et m’avait filé son numéro à New York. Ce voyage m’a
renforcé dans plein de choses que je sentais. Ça a été déterminant. J’ai entendu
des bassistes qui faisaient ce que je voulais faire, c’est-à-dire jouer
acoustique, sans ampli. A Paris, il n’était pas question de jouer sans ampli.
Et les batteurs jouaient fort. Sauf Al Levitt, Jean-Claude Jouy, etc.
Christian McBride jouait avec un micro devant la basse. C’est exactement ce que
je voulais faire. Essiet Essiet jouait avec Victor Lewis; une complicité
formidable! J’étais à la recherche d’une relation comme ça.
Avec quels batteurs
as-tu eu ou as-tu toujours ce type de relation?
George Brown, Al Levitt, Peter Gritz, Philippe Soirat… Ce
sont des batteurs qui comprennent vraiment ce que tu fais.
Gilles Naturel avec Lee Konitz, en 2002
© Photo X, coll. Gilles Naturel by courtesy
Qu’est-ce qui t’a
marqué le plus à New York?
Les chanteurs ressentaient vraiment les textes. Tu sens la
dimension religieuse, philosophique de cette musique là-bas. C’était très
intense. J’ai été aussi épaté par le nombre de musiciens, et de musiciens
extraordinaires. Mais surtout par le fait que le jazz était pris très au
sérieux. On joue sa vie à chaque concert. J’ai joué tous les soirs pendant
quinze jours. Et j’ai beaucoup appris, sur moi, sur la musique. Un soir avec
Jon Davis, on jouait «Giant Steps». Je n’avais jamais improvisé sur ce thème.
Ça demande un gros boulot de préparation. Jon a été super. Il m’a donné plein
de conseils. Du côté de la transposition aussi, j’avais des progrès à faire.
Qu’as-tu ressenti en
jouant en leader au Smalls en 2016 avec Danny Walsh (ts) et
Victor Lewis (dm)?
J’avais gardé un souvenir merveilleux de Danny dans les
années 1980. Il avait un son magnifique. Et Victor avait remplacé Nasheet pour
la sortie du disque Contrapuntic. Je
me suis senti très bien avec eux aux répétitions. Je pense que le groupe a bien
fonctionné. Mais c’est impressionnant de jouer sous son nom à New York. Et
c’est difficile de jouer complètement détendu dans ce contexte. Il aurait fallu
qu’on joue plusieurs soirs...
Combien de temps
as-tu travaillé avec Johnny Griffin?
Quinze ans, mais épisodiquement. J’avais toujours rêvé de
jouer avec Johnny. Il m’appelait pour des tournées en Europe. On avait une
équipe qui fonctionnait bien. Kirk Lightsey, Doug Sides et moi. La première
fois, j’ai remplacé Riccardo Del Fra, c'était avec Hervé Sellin et Jean-Pierre Arnaud. Mon
frère Guillaume avait joué avec lui aussi. Il l’appréciait beaucoup. J’ai de très beaux souvenirs avec Johnny. Le premier morceau
était toujours sur un tempo d’enfer… «Just One of Those Things»… Il fallait
donner tout ce qu’on avait. Je me souviens d’une balance à Carthage dans une sorte
de chapelle immense avec une résonance épouvantable et un sonorisateur amateur.
Il n’y avait aucun espoir d’avoir un bon son. N’importe quel leader aurait
hurlé. Johnny est resté très décontracté. Au bout de deux minutes, il a dit que
la balance était finie. Et le concert a été super. Il a joué magnifiquement. Le
son n’avait posé aucun problème! Johnny en concert, c’était toujours un
événement.
Qu’est-ce que tu
aimais jouer le plus avec lui?
«When We Were One», une très belle ballade, très bien faite.
Johnny était aussi un bon pianiste. Souvent, les grands solistes maîtrisent bien le
piano. Un soir, j’ai entendu Roy Hargrove jouer ce thème au Smalls. Je ne l’avais
pas entendu depuis des années. J’étais très ému.
Est-ce que tu as
interrogé Johnny Griffin sur le jazz?
Je le questionnais souvent sur Monk et Wes Montgomery. Il me
disait, par exemple, que pour le disque Full
House, enregistré live à Tsubo, au début, l’orchestre ne sonnait pas si
bien que ça. Quand un groupe jouait une semaine, on l’enregistrait les derniers
jours une fois qu’il était bien chaud.
Quel personnage
était-il?
Toujours attentif aux autres, simple, charmant. Quand on
était avec Horace Parlan, pour traverser l’aéroport de Francfort, il avait
demandé un véhicule spécial pour le transporter, parce qu’Horace se déplaçait
avec difficulté. On était tous montés dedans, et on avait doublé toutes les
files d’attente (rires).
Y a-t-il des points
communs entre Horace Parlan et Alain Jean-Marie?
Oui, dans le jeu, la technique, le lyrisme, le bonheur de
jouer. Chez Horace, on le voyait parce qu’il avait cet éternel rictus sur son
visage. Bien qu’Alain ne sourie pas, on sent ce plaisir de jouer. Mais j’ai peu
joué avec Horace, le groupe, c’était surtout Kirk puis Antonio
Faraò.
Le quartet de Benny Golson en 2012 (de gauche à droite): Doug Sides, Gilles Naturel, Antonio Faraò, Benny Golson © Photo X, coll. Gilles Naturel by courtesy
Qu’as-tu trouvé en
jouant avec tous ces musiciens historiques?
J’ai recherché ces rencontres toute ma vie. Chez ces
musiciens, il y a une intensité; on est dans le vrai. C’est difficile à dire
avec des mots. Quand on joue une semaine avec Ray Bryant ou Junior Mance, on
entend l’histoire du jazz dans leur jeu, dans leurs automatismes, dans ce qui se passe avant le pont, à la fin des morceaux. Parmi ces musiciens,
il y a Benny Golson.
Oui, et il a enregistré du classique!
De qui se composait le
quartet?
Au début, Kirk Lightsey et Doug Sides. Parfois, Fritz Pauer,
Alain Jean-Marie puis Antonio.
Qu’est-ce qui te
touche le plus chez Benny Golson?
Dès la première phrase, il cherche la beauté; ça donne
le frisson, et il a cette sérénité. Je l’ai interrogé sur les arrangements que
j’adorais du Jazztet. Il a aussi évoqué les compositions qu’il avait laissé de côté parce qu’elles n’étaient pas bonnes. Ça me parlait beaucoup.
Quelles sont tes
compositions préférées de lui?
«Stablemates», «Along Came Betty», «I Remember Clifford»,
«Horizon Ahead»…
Gilles Naturel avec Steve Potts durant l'hommage à Gérard Terronès du 10 décembre 2017 au Sunside, Paris © Mathieu Perez
Comment un musicien
sait quand il a trouvé son propre son?
Adolescent, je ne travaillais pas énormément. Donc ça a mis
plus de temps pour moi. Pour avoir son propre son, je dirais qu’il faut vingt
ans. Dix pour maîtriser l’instrument, dix pour exprimer quelque chose. C’est le
public qui te dit quand tu y arrives. Parfois, après un solo que tu as bien
travaillé, le silence du public est glacial. Parfois, tu vas faire un solo qui
sera peut-être un peu plus maladroit mais qui va le toucher. Et là, tout le
monde applaudit. Ça fait réfléchir. Le public te dit ce que tu dois travailler; pas les autres musiciens. Pour ce qui est de l’accompagnement, il faut d’abord
avoir envie que les musiciens que tu accompagnes sonnent bien, qu’ils le sentent
et qu’ils te fassent confiance.
Quand as-tu commencé
à t’intéresser au solo à l’archet?
Pendant longtemps, je n’étais pas à l’aise. Puis, dans les
années 2000, je me suis mis à travailler la musique baroque. J’ai pris un cours
pour apprendre à tenir l’archet. Un contrebassiste m’a dit d’ailleurs que
ma façon de le tenir était en fait la bonne. C’est là que j’ai compris que
c’était à moi de faire ce qui me semblait le plus juste. Pour moi, c’est de jouer
à la française, mais avec beaucoup d’attaque. Pour faire des solos à l’archet,
il faut en jouer régulièrement.
Tu fabriques aussi
tes cordes en boyau…
En travaillant la musique ancienne il y a une dizaine
d’années, je me suis inscrit à un stage de musique médiévale où je jouais de la
vièle à archet. Le luthier qui fabriquait les vièles m’a appris comment faire
des cordes en boyau. J’ai appliqué la technique aux cordes de contrebasse; c'est devenu une véritable passion! D’ailleurs, depuis cinq ans, beaucoup de
contrebassistes d’Europe et du Japon m’en demandent. Tous les mois, j’ai des commandes.
C’est un vrai travail d’artisan.
Depuis combien de
temps joues-tu avec ces cordes?
Depuis une vingtaine d’années. Ça a été un changement
radical, le son n’a rien à voir. Un des premiers disques que j’ai fait avec ces
cordes-là, c’était Belleville, et le
premier disque des Voice Messengers.
Et avec les restes,
tu fais de la peinture…
La peinture, c’est un grand mot. Un jour, j’ai repensé à ce
que faisait Ricky Ford. Il m’avait montré ses toiles. Qu’un musicien puisse se
mettre à la peinture et être apprécié, ça m’avait épaté. Comme j’ai pas mal de
commandes de cordes, et qu’il me reste toujours des boyaux dans un coin, plutôt
que de les jeter, je les ai appliqués sur des feuilles.
Tu as accompagné
beaucoup de grands musiciens. Lesquels ont laissé une empreinte?
Lee Konitz pour sa liberté. Il raconte quelque chose de
vrai, ça te pousse à faire pareil. Art Farmer pour sa précision; Eddie
Henderson; Tom Harrell; Steve Grossman pour son inventivité; Jeanne Lee pour sa
profondeur; Kenny Werner pour sa disponibilité, il est toujours à l’affût, il recherche
toujours l’interaction, il est très ouvert d’esprit.
Qui sont les
musiciens les plus ouverts avec lesquels tu as joué?
Kenny Werner, Mark Taylor… Un contexte ouvert, ça peut être
troublant, déroutant même. C’est beaucoup de responsabilité.
Où as-tu rencontré
Lenny Popkin?
Aux 7 Lézards, il venait de s’installer à Paris, il jouait à
ce moment-là avec Jean-Philippe Viret. Lenny apprécie beaucoup Alain (Jean-Marie). Pour
jouer avec Lenny, il faut aller faire des jam-sessions chez lui. Il faut avoir le
temps, ça vaut le coup. Le courant est passé tout de suite, Lenny a
un côté très radical. Il attaque son solo sans jouer une note du thème; ça m’a parfois
posé problème parce que je m’appuie beaucoup sur la mélodie. On peut perdre ses
repères.
Quel souvenir
gardes-tu de ton concert avec Sal Mosca et Carol Tristano au Sunside?
Sal était un musicien merveilleux. J’ai eu l’impression
d’accompagner un maître en harmonie. On avait fait une répétition splendide. Il
y a eu des très beaux moments dans le concert et des flottements aussi parce
que Sal était un peu nerveux. On avait joué «Groovin’ High», j’ai fait un bon
solo à la contrebasse, c’est un des morceaux que j’ai travaillé depuis tout jeune. J’ai aimé me retrouver dans le bain «Charlie
Parker». Gilles Naturel en trio avec Lenny Popkin et Carol Tristano, mars 2007 © Catherine Tissot, by courtesy of Lenny Popkin
Tu le connaissais?
Non, je l’avoue. C’est Lenny Popkin qui m’en a parlé.
Quel est ton rapport
à l’esthétique Tristano?
Je l’ai découverte sur le tard, grâce à Lenny. Je
connaissais cet enregistrement avec Lennie Tristano, Bird et Kenny Clarke qui joue des
balais sur un annuaire téléphonique. Ce qui m’a toujours gêné chez Tristano,
c’est qu’il disait ne pas jouer du jazz pour gagner sa vie, pour ne pas
détruire sa propre musique. J’ai le sentiment inverse. Je joue avec le plus de
gens possible, parce qu’on découvre toujours des choses, même chez des musiciens a
priori moins intéressants. Le jazz, c’est l’ouverture sur les autres. Alain
Jean-Marie fonctionne comme ça aussi.
Tu joues aussi avec
des talents plus jeunes.
Oui, comme Luigi Grasso ou Champian Fulton qui a fait partie
du Porgy & Bess que j’avais
arrangé pour un petit orchestre. Il y a aussi Samuel Lerner (p), Félix Lemerle
(g), Antoine Paganotti (dm), Emilie Calmé (fl), Thomas Gomez (as), Noé Codjia (tp) et Neil Saidi (as) qui nous
ont appelés, Alain Jean-Marie, Philippe Soirat et moi, pour monter un quintet. J’ai
beaucoup de plaisir à jouer avec ces musiciens.
Si tu accompagnes
régulièrement des musiciens historiques, tu joues souvent avec des musiciens moins connus.
Le plus gros de mon métier, c’est avec des
musiciens peu connus, dans des petits lieux. C’est fondamental, mais ce n’est
pas si facile. Ça demande beaucoup de souplesse et de la rigueur. Il y a beaucoup
de chanteuses qui ne sont pas instrumentistes ou des jeunes qui sont pressés de
faire des choses originales. Ce n’est pas toujours évident. Jouer avec les
grands musiciens, on est toujours surpris de la facilité avec laquelle ça se
fait.
*
CONTACT: www.gillesnaturel.com
Gilles Naturel et Jazz Hot: n°581-2001
SÉLECTION DISCOGRAPHIQUE
Leader/Coleader CD 1994. Various, A fleur de jazz festival, Le Live 1,
Parc Floral de Paris (avec le Naturel Quintet) CD 1994-95. Naturel,
JMS 078-2 (18676-2) CD 2005. Plays Monk and Duke, Zzz't
Productions (avec Tom McLung et Philippe Combelle) CD 2007.
Belleville, Cristal Records 0714 CD 2011. Contrapuntic
Jazz Band, Space Time Records BG 1133 CD 2014. Contrapuntic Jazz Band. Act 2, Space
Time Records BG 1438
Sideman CD 1988. Francis Lockwood, Nostalgia, Kid Records 001-2 (Frémeaux & Associés 584) CD 1989. Manda Djinn, You Go to My Head, Nocturne 505 CD 1990. Barney Wilen, Paris Moods, Alfajazz 73 CD 1991. Barney Wilen, Modern Nostalgie, Alfajazz 145 CD 1991. Barney Wilen Quartet, Live in Tokyo '91, Elemental
Music 5990434 CD 1994. Peter Gritz, Thank You to Be, Charlotte
Records 170 CD 1995. Barney Wilen, Passione, Venus Records 79304 CD 1995. François Chassagnite, Chazzeologie, Instant
Présent 1017 CD 1996. Barney Wilen, The Osaka Concert, Trema 710604 CD 1996. Francis Lockwood, Jimi’s Colors, OWL
088856731-2 CD 1996. Morena Fattorini, Prima Dell'Alba, Autoproduit CD 1996. Music Shop, Vol. 5, All Jazz, Encore Merci
5205 CD 1996. Live au Parc Floral, Vol. 3, LAPF CD 1998. New Quintette du Hot Club de France, Arco Iris/IMP 3001
811 CD 1998. Daniel Huck, Easy, Coda 9801 CD 1998. Voice Messengers, Un peu de ménage, Black
& Blue 652-2 CD 1999. Afterblue, Shai 516-2 (Jazz in Paris, Hors Série 05, Gitanes Jazz 531 210-3) CD 1999. Lazy Afternoon, Shai 525-2 CD 1999. Laurent Fickelson, Under The Sixth, Seventh
Records A XXVII CD 2000. Christian
Brun, French Songs, Elabeth 421039 CD 2000. Romane/Stochelo Rosenberg, Elégance, IMP
3001 836 (Frémeaux & Associés 544) CD 2000. Tchavolo Schmitt, Alors?… Voilà!, IMP 3001
831 CD 2000. Alain Mayeras, Tenderly, Cristal Records
45608-2 CD 2002. Martin Jacobsen, Current State, SteepleChase31548 CD 2002. Olivier Temime, Saï Saï Saï, Elabeth 621041 CD 2003. Boulou & Elios Ferré, The Rainbow of
Life, Bee Jazz 005 CD 2003. Sean Levitt, Unreleased recordings, Taller de
Músics 0034-1/2/3/4 (4 CDs) CD 2003. Eddie Henderson, Echoes, Marge 34 CD 2003. Jocelyne Béroard, Madousinay, Créon
Music 5923442 CD 2003. Georges Moustaki, Moustaki, Virgin
Music 072435958632 8 CD 2004. Live at the Bird's Eye, Vol. 6, Piano Trios,
Labe 06 CD 2004. Carine Bonnefoy, Something to Change, Cristal
Records 0412 CD 2005. Sara Lazarus, Give Me the Simple Life,
Dreyfus Jazz 36 671-2 CD 2005. Voice Messengers,
Meet the New Voice Messengers, Autoproduit CD 2005. Laurent Courthaliac, The Scarlett Street,
Nocturne 368 CD 2005. Morning & Jim
Nichols, Somebody Love Me, Four Direction Records CD 2006. Stéphane Spira, First Page, Bee Jazz 012 CD 2006. Voice Messengers, Lumières d’automne, Black
& Blue 694.2 CD 2006. Ted Curson, In Paris, Blue Marge 1009 CD 2006. Didier Verna, @-quartet, Autoproduit CD 2007. Lemmy Constantine, Meeting Sinatra &
Django, Nocturne 10 CD 2007. Patrick Bocquel,
For Gene and Phil, Autoproduit CD 2007. Mario Rui Silva,
A Noite Dos Novos Dias, Musik Angola 2207 CD 2008. Manu Le Prince, Tribute to Cole Porter,
Sergent Major 095 CD 2009. Lenny Popkin, Live at Inntöne Festival, PAO
Records 11160 CD 2009. Philomène Irawaddy, Sun Side Songs, Cine
Nomine SUN-01 CD 2009. Pascal Gaubert, West Vancouver, Autoproduit CD 2010. Paul Abirached, Dream Steps, TLM 001 CD 2010. Benny Golson, Jazz na
Hradě (Jazz at the Castle), Multisonic 310818 CD 2012. Lenny Popkin, Time Set, Paris Jazz Corner
Productions/LifeLine 103 CD 2012. Patricia Bonner, What Is There to Say,
Teranga Production CD 2012. Philomène Irawaddy, Luxembourg!, Editions Arc-en-ciel ADFSM D3134 (livre-CD) CD 2013. Deborah Latz, Fig Tree, June Moon
Production 3 0304 CD 2014. Philomène Irawaddy, Je suis un chat bleu,
Bayard Musique D3161 LP 2014. Jean-Marc Fritz, More & More Friends, Big Blue Records 1518 CD 2015. Radiosax, Chansons et sons d’anches,
Juste une Trace 406470284757 CD 2015. Jean-Marie Salhani, 40e Anniversaire,
JMS 110 2 (3 CDs) CD 2015. Raymond H. A. Carter, Around Erroll Garner,
Continuo Jazz 777.802 CD 2016. Philomène Irawaddy, Cinderella's Notice,
Label Ouest 304 039.2 CD 2019. Emilie Calmé, Flûte Poésie, Continuo Jazz
777.812
DVD DVD 2006. Barney Wilen, The Rest of Your
Life, Nord-Ouest Films (documentaire 56 min., réal. Stéphane
Sinde) DVD 2008.
Alain (Jean-Marie) la parole, Vaugi KDV 0751 (documentaire 52 min., réal. Alexandre Lourié)
Vidéos 1990. Barney Wilen Quartet, «Besame Mucho», Osaka, Japon (13 avril 1990) Barney Wilen (ts), Jacky Terrasson
(p), Gilles Naturel (b), Peter Gritz (dm) https://www.youtube.com/watch?v=BfBeyr-cRhk
1990. Magali Noël, «Fais-moi mal, Johnny», émission TV Magali Noël (voc), Hervé Sellin
(p), Gilles Naturel (b), Umberto Panini (dm) https://www.youtube.com/watch?v=u6z2ia21WiQ
2000. Romane/Stochelo Rosenberg/Gilles
Naturel, «Pour parler», émission TV Romane (g), Stochelo Rosenberg (g),
Gilles Naturel (b) https://www.youtube.com/watch?v=_Ce4-QMT9Ss
2011. Lenny Popkin Trio, Duc des Lombards, Paris Lenny Popkin (ts), Gilles Naturel
(b), Carol Tristano (dm) https://www.youtube.com/watch?v=dYHYevrYxLw
2012. Alain Jean-Marie Trio, Duc des Lombards, Paris Alain Jean-Marie (p), Gilles Naturel (b), Philippe Soirat (dm) https://www.youtube.com/watch?v=-2NfhLC-JuI
2015. Benny Golson, «Whisper Not», Blue Note, Milan Benny Golson (ts), Antonio Faraò
(p), Gilles Naturel (b), Doug Sides (dm) https://www.youtube.com/watch?v=txLdbYqmJ78
2015. Contrapuntic Jazz Band, «O Sacrum Convivium», Péniche Le Marcounet, Paris Gilles Naturel (b), Jerry Edwards (tb), Bastien Stil (tu), Guillaume Naturel (ts), Fabien Mary (tp), Donald Kontomanou (dm) https://www.youtube.com/watch?v=ejjr7GXghTY
2016. Gilles Naturel Trio, Live at
Smalls (1er set), New York Gilles Naturel (b), Danny Walsh
(ts), Victor Lewis (dm) https://www.youtube.com/watch?v=j2HargXO_bs
2018. Gilles Naturel Nonet, «Porgy
& Bess», Duc des Lombards, Paris Gilles Naturel (b),
Champian Fulton (voc, p), Ronald Baker (voc, tp), Balthazar Naturel (cor, ts),
Felix Roth, Armand Dubois (cor), Philippe Chardon (vl), Jérémy Garbag (clo),
Stéphane Chandelier (dm) https://www.youtube.com/watch?v=kNfs0Ctq9k0
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