Tricia Boutté, Jazz'N Boogie, Tinténiac,
14 juin 2025 © Jérôme Partage
Tinténiac, Ille-et-Vilaine
Festival Jazz'N Boogie, 13-14 juin 2025
Jazz’N Boogie a soufflé ses 10 bougies cette année. Un anniversaire que son directeur artistique Gilles Blandin (cf. Jazz Hot 2024) a célébré de la meilleure façon avec une programmation 100% jazz et de dimension internationale, sans manquer de rappeler, au cours de deux soirées de concerts, un autre anniversaire, celui de Jazz Hot, qui fête ses 90 ans. Un parallèle bienvenu tant sur le fond que sur la forme, le festival de Tinténiac incarnant un jazz spirit qui a depuis longtemps disparu des grosses (et moins grosses) machines festivalières tant au niveau de la programmation que dans la façon d'accueillir le public... A Jazz’N Boogie, festival monté par des amateurs de jazz pour des amateurs de jazz, le jazz est présent dans toutes ses dimensions: sur scène bien sûr, mais aussi à travers l’exposition des photos d’Alain Sollet, Jeanne et Christian Delmaire retraçant l’histoire du festival depuis ses prémices en 2013, ou par la vente de livres issus de la collection de Jean-Michel Ignard (jazzfan et fidèle du festival, disparu en 2020) et même de numéros de Jazz Hot… A Tinténiac, l’organisation est à taille humaine, la convivialité de principe. Des conditions parfaites, auxquelles s’ajoute un environnement somptueux, pour savourer ce week-end très jazz.

Philippe LeJeune, Jazz'N Boogie, Tinténiac,
13 juin 2025 © Jérôme Partage
Le festival s’est ouvert le 13 juin à 18h avec le trio de Philippe LeJeune (p, cf. Jazz Hot(1)). Prévu en extérieur, l’orage a contraint les organisateurs à dévoiler le plan B, à l’intérieur de l’Espace Ille et Donac, ajoutant l'intimité à la convivialité de ce concert d’apéritif. Philippe LeJeune déroule la ligne artistique du festival, entre jazz mainstream, blues, boogie et rhythm & blues, couvrant ce spectre musical avec une aisance égale. En intégrant à son trio un second instrument soliste avec la guitare bluesy de William Amourette (que le pianiste a ramené de Toulouse dans ses bagages), plutôt que la contrebasse, Philippe LeJeune a renforcé la dimension blues de la formation et la rendue plus rythmique, qualité qui doit aussi au bon drumming de Laurent Cosnard, originaire du Mans. Le répertoire a compté quelques grands standards du jazz («Summertime», «Take the A Train» marqué par un bon solo de guitare) et du blues («Night Train», objet d’un dialogue relevé piano/guitare), hits du boogie («Cow Cow Blues», Cow Cow Davenport, 1925), originaux (le décoiffant «Six Keys Boogie», youtube.com/watch?v=P1rOvdqJjls). Philippe LeJeune a conclu avec la ballade d’Ahmad Jamal, «Night Mist Blues» (1962), marquée par les balais caressants de Laurent Cosnard, et un «Moanin’» à la rythmique très appuyée et toujours agrémenté des couleurs blues de William Amourette.
Une bonne entrée en matière pour cette édition 2025 qui a innové avec des entr’actes boogie-woogie assurés en pianos solos par Marie de Boysson et Christophe Benz.
 Frank Muschalle (p) et Stephan Holstein (ts), Jazz'N Boogie, Tinténiac, 13 juin 2025 © Jérôme Partage
Le concert de 20h30 s’est déroulé en deux temps: tout d’abord un duo entre Frank Muschalle (p), parrain du festival, dont il est un habitué (cf. notre compte rendu 2024), et Stephan Holstein (cl,bcl,ts). Né en 1969 à Bünde, dans le nord-ouest de l’Allemagne, Frank Muschalle (frankmuschalle.de/fr), de formation classique, a découvert le boogie woogie à 19 ans. Depuis son premier album, Great Boogie Woogie News (1995, Document Records), il a effectué de nombreuses tournées en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique du Nord, aux Etats-Unis et au Canada. Il a sorti à ce jour une quinzaine de CDs, dont un Live à Vannes (cf. notre chronique dans Jazz Hot n°678) qui atteste de son attachement à la Bretagne. Né en 1962 à Tübingen, dans le sud-ouest de l’Allemagne, Stephan Holstein (youtube.com/channel/UCdE_aZ-9pUqkr5ypp7erkOw) a commencé à jouer dans les clubs de jazz de Munich dès l’âge de 13 ans. Musicien polyvalent, tant sur le plan instrumental que stylistique (jazz mainstream, tradition Django, musiques improvisée et classique…), il a une dizaine d’albums à son actif. Frank Muschalle et Stephan Holstein jouent régulièrement ensemble et depuis dix ans sous cette formule duo qui bénéficie de leurs palettes variées et de leurs qualités respectives: Frank Muschalle est à la fois virtuose et ancré dans le blues; Stephan Holstein, particulièrement expressif à la clarinette, est virevoltant de swing (il l’a prouvé tout particulièrement sur le stride). On a également apprécié sa sonorité suave au ténor sur «Tree Top Jump» de Frank Muschalle et ses belles inflexions blues, y compris à la clarinette basse («Pastry»): de quoi ravir et surprendre, car on croise plus fréquemment cet instrument dans des contextes free ou musiques improvisées. Le dernier thème en duo, «Take Me in Your Arms», tiré d'une ballade allemande, a rappelé que Frank Muschalle est avant tout un superbe pianiste de jazz, par delà les chapelles, plein de finesse et de swing, auxquels répondent la sensibilité et la poésie de Stephan Holstein à la clarinette. Pour l’ultime boogie de cette première partie, le duo a été rejoint par Laurent Souques (b) et Guillaume Nouaux (dm) avant de laisser la place à Gilles Blandin.

Frank Muschalle et Gilles Blandin, Jazz'N Boogie, Tinténiac, 13 juin 2025 © Jérôme Partage
Celui-ci a donc pris le relais en trio piano-basse-batterie, un art du trio qu’il maîtrise parfaitement: les échanges sont fluides, la musique respire, la pulsation swing est présente en permanence. Le répertoire balaie une large part du spectre jazzique, avec pour commencer un «I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free» (Billy Taylor) qui puise aux sources du gospel. Le beau toucher de Gilles Blandin fait merveille sur «The Jitterburg Waltz» (Fats Waller), de même qu’il déploie de magnifiques variations harmoniques sur «Just a Gigolo» (Leonello Casucci, 1929) où Guillaume Nouaux affirme un drive solide avec l’appui subtil de Laurent Souques. Un peu plus tard, Stephan Holstein est revenu en scène pour enrober de son ténor «Blue and Sentimental» (Count Basie), suivi de «(Back Home Again in) Indiana» (James F. Hanley) repris avec relief à la clarinette. Pour le final, Frank Muschalle qui n’avait pas manqué une miette de la performance de son ami Gilles Blandin, l’a rejoint pour un réjouissant blues à quatre mains.
Nirek Mokar (p,voc) et ses Boogie Messengers: Claude Braud (ts), Guillaume Nouaux (dm), Jérôme Etcheberry (tp), Pierre-Jean Méric (b), Stan Noubard Pacha (g), Jazz'N Boogie, Tinténiac, 13 juin 2025 © Jérôme Partage
Le second concert se proposait de transporter le public de Tinténiac au Caveau de La Huchette dont Nirek Mokar (p,voc) est devenu ces dernières années l’une des figures de proue. Une piste de danse avait d’ailleurs été prévue au fond de la salle. Nous avions déjà présenté le parcours de ce prodige du boogie, aujourd’hui âgé de 22 ans, à l’occasion de la sortie de son dernier disque, Back to Basics (cf. Jazz Hot 2023). Depuis, Jérôme Etcheberry (tp) a rejoint ses «Boogie Messengers » aux côtés des fidèles Claude Braud (ts) –qui co-dirige l’orchestre–, Stan Noubard Pacha (g), Guillaume Nouaux –qui aura donc tenu les baguettes plus de trois heures!– ainsi que de Pierre-Jean Méric (b). Des musiciens réunis pour assurer un véritable spectacle et qui prennent un plaisir évident à «jouer» ensemble, tandis que Nirek s’est récemment mis au chant. La complicité est palpable, en particulier entre le jeune pianiste qui lance des suffles d’enfer et l’aîné, Claude Braud, à la sonorité ample et puissante. Ce qui n’empêche pas le ténor d’introduire tout en douceur la ballade blues «Careless Love» (traditionnel). Le duo sax-trompette fonctionne également, le jeu armstronguien de Jérôme Etcheberry ayant trouvé sa place dans ce contexte boogie. L’impeccable Stan Noubard Pacha assure avec vigueur l’omniprésence du blues avec l’appui de Pierre-Jean Méric. Ici encore, Guillaume Nouaux est à son affaire, donnant un solo au drumming réjouissant sur «Jumpin' at the Woodside» (Count Basie/Eddie Durham). Par ailleurs, Nirek Mokar a présenté plusieurs de ses compositions illustrant l’éventail de ses influences: «Crop Top» (new orleans), «Boogie Kid», «Twist à La Huchette» (entre boogie, blues et rock & roll)…
Se succédant au piano: Christophe Benz, Marie de Boysson, Frank Muschalle, Gilles Blandin..., Jazz'N Boogie, Tinténiac, 13 juin 2025 © Jérôme Partage
La soirée s’est terminée en un feu d’artifice boogie, Nirek invitant tous les musiciens présents en première partie à le rejoindre en scène, plus les deux pianistes programmés aux entr’actes, soit cinq paires de mains qui se sont relayés sur le piano, parfois joué par trois pianistes en même temps! De quoi donner le tournis au public de Tinténiac qui a également pu profiter d’une jam, after hours, animée par Marie de Boysson et Christophe Benz avec la participation de Gilles Blandin, Stephan Holstein, Claude Braud, Jérôme Etcheberry, Laurent Souques, Pierre-Jean Méric et Guillaume Nouaux.
La jam avec Jérôme Etcheberry (tp), Nirek Mokar (de dos), Christophe Benz (p), Stephan Holstein (cl), Laurent Souques (b), Claude Braud (ts), Gilles Blandin (p), Pierre-Jean Méric (b), Jazz'N Boogie, Tinténiac, 13 juin 2025 © Jérôme Partage
Stéphane Stanger (dm), Michel Rosciglione (b), Edouard Leys (p), Jazz'N Boogie, Tinténiac,
14 juin 2025 © Jérôme Partage
Le lendemain 14 juin à 18h, le concert «extérieur jazz» a pu se tenir à son emplacement prévu, permettant au public toujours très fourni de profiter de la musique tout en s’offrant un rafraîchissement en plein air; des familles avec enfants avaient d’ailleurs aussi fait le déplacement. Avec la volonté d’ouvrir le festival à d’autres esthétiques jazz, Gilles Blandin avait invité le pianiste rennais Edouard Leys qui a notamment travaillé avec Ricky Ford dans Ze Big Bang et Michele Hendricks. Nous avions déjà eu l’occasion de l’entendre avec son trio, constitué de Michel Rosciglione (b) et Stéphane Stanger (dm), à Langourla en 2018 (cf. compte-rendu, Jazz Hot n°685). Au cours des deux sets, Edouard Leys a proposé des originaux, dans un registre plutôt intimiste, dont «La Ligne jaune», tiré de son album du même nom, mais également des standards, comme «Stella by Starlight», tout en subtilité, ou encore un swinguant «How High the Moon». Edouard Leys a aussi mis à l’honneur la composition de Wayne Shorter, «El toro», et a glissé la chanson-titre d’un récent James Bond, «Skyfall». Un répertoire varié, joué parfois avec quelques accents gospel, et bien servi par le soutien attentif de Michel Rosciglione et Stéphane Stanger.
 Noé Huchard (p), Raphaël Dever (b), Malo Mazurié (tp), David Grebil (dm), Jazz'N Boogie, Tinténiac, 14 juin 2025 © Jérôme Partage
A partir de 20h30, Malo Mazurié (tp), l’enfant du pays, a été le chef d’orchestre des deux concerts de la soirée, d’abord à la tête de son quartet, puis en septet pour accompagner la chanteuse de New Orleans, Tricia Boutté. Sur le premier concert, Malo a présenté un répertoire tiré en grande partie de son album Taking the Plunge (cf. Jazz Hot 2024) avec à ses côtés les mêmes participants: Noé Huchard (p), Raphaël Dever (b) et David Grebil (dm). Le quartet a donc eu le temps de mâturer et d’approfondir la proposition musicale du disque: présenter des thèmes du patrimoine «early jazz» et des originaux s’y rapportant dans une approche renouvelée, ouverte, mais enracinée. Le live ajoute bien sûr une dimension supplémentaire à la musique de Malo Mazurié, vivifiée par les échanges avec le public auquel le trompettiste s’adresse avec beaucoup d’humour. D’emblée, le quartet affiche cet esprit d’ouverture en passant d’une évocation des pionniers euro-américains du jazz avec le très enlevé «The Chant» (1926, Mel Stitzel, pianiste des New Orleans Rhythm Kings) à un clin d’œil à Miles Davis avec un original bien troussé, «Sway Cool». «Davenport Blues» (1925, Bix Beiderbeck) est l’occasion d’un solo plein de musicalité donné par Raphaël Dever: un contrebassiste qu’on écoute toujours avec attention. Noé Huchard –un jeune talent à suivre– déroule son jeu perlé en piano solo sur «Willow Weep for Me» (Ann Ronell, 1932), David Grebil fournit un excellent travail rythmique sur «Creole Rhapsody» (Duke Ellington, 1931). Quant à Malo Mazurié, sa sonorité exceptionnelle, pleine d’expressivité et de chaleur, en somme très hot, a de quoi combler les amateurs, décidément plus chanceux à Tinténiac que dans d’autres localités abritant des festivals de notoriété plus importante…
Félix Hunot (bjo), Tricia Boutté (voc), David Grebil (dm), Aurélie Tropez (cl), Malo Mazurié (tp), Stephan Holstein (ts), Jazz'N Boogie, Tinténiac, 14 juin 2025 © Jérôme Partage
Le show de Tricia Boutté (www.triciaboutte.com), sur le second concert, a été le bouquet final de cette édition 2025 de Jazz’N Boogie. La chanteuse, née à Crescent City en 1968, vit actuellement en Norvège. Issue d’une famille musicale –elle est la nièce de Lillian (1949-2025) et John (1958) Boutté–, elle participe à des concours de chant dès 5 ans et s’initie au piano, au violon et au trombone à coulisse. A partir de 15 ans, elle se forme notamment auprès d’Ellis Marsalis et Harry Connick Jr., et moins de trois ans plus tard elle commence à se produire avec des figures de New Orleans comme le bassiste de rhythm & blues Lloyd Lambert (1928-1995) ou le batteur Smokey Johnson (1936-2015). On a pu l’entendre par la suite aux côtés d’Allen Toussaint, Shannon Powell, Herlin Riley, Aretha Franklin, Irma Thomas, Dr. John, Dave Bartholomew ou encore Fats Domino, pour ce qui est de son activité spécifiquement jazz-blues. Pour l’accompagner, le quartet de Malo a été rejoint par Félix Hunot (bjo), Aurélie Tropez (cl) et Stephan Holstein (ts,cl), de retour. Dotée d’une sacrée présence vocale et scénique, Tricia Boutté a fait monter la température de quelques degrés avec un classique des Mardi Gras néo-orléanais, «Why Don't You Go Down to New Orleans» dont le trio de soufflants a rendu les couleurs encore plus éclatantes. De même, Tricia Boutté a repris avec une truculence et une sincérité ancrée dans le vécu, «I’m Crazy About My Baby» (Fats Waller) et «Shake That Thing» (Papa Charlie Jackson), bénéficiant du renfort rythmique de Félix Hunot. L’authenticité de l’expression de la chanteuse est tout autant évidente sur les ballades «Cry Me a River» (Arthur Hamilton) ou «Comes Love» (Sam H. Stept) introduit en walking bass par Raphael Dever. Avec ces instrumentistes au niveau (formidable duo de clarinette entre Aurélie Tropez et Stephan Holstein) le public s'est délecté de ce succulent gumbo relevé d'un «Happy Birthday» en l’honneur des 10 ans du festival. Une vraie fête du jazz!
Texte et photos
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2025
1. Interviews, discographie, articles, chroniques CDs, comptes-rendus, Hot news, dont n°531, 596, 622, et aussi ses participations rédactionnelles dont en 2020, Too Marvelous for Words: The Life and Genius of Art Tatum, par James Lester.
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