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Au programme des chroniques
AMonty Alexander  B Jérôme Barde Ludovic Beier Peter Bernstein Deborah Brown D Pierre de Bethmann E  Kurt Elling FBob Ferrel Champian Fulton/Scott Hamilton G Moncef Genoud/Ivor Malherbe Giraudo-Chassagnite 4tet H Baptiste Herbin Vincent Herring/David Kikoski/Essiet Essiet/Joris Dudli L Manu Le Prince LG Jazz Collective Low-Fly Quintet M Christian McBride Oscar MarchioniFabien Mary Philippe Milanta N The New Brotherhood SextetLarry Newcomb OOne For All P Renaud Penant/Pasquale Grasso/Ari Roland R Mighty Mo Rodgers/Baba Sissoko Chris Rogers Eddie Russ   S Dorado & Amati Schmitt Gildas Scouarnec Hervé Sellin W Workshop de Lyon

Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2018


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLow-Fly Quintet
Stop for a While

Thank You, Black and Blue, But Beautiful, A Sweeter Dream, Stop for a While, As I Love You, After You’ve Gone, I Want to Be Evil, Black Coffee, Madness
Camilla Tømta (voc), Ole Gjestel (p), Siri Snortheim (cello), Uri Sala (b), Skjalg Lidsheim (dm)

Enregistré en septembre 2017, Hamar (Norvège)

Durée: 39'

Losen Records 188-2 (www.losenrecords.no)

Camilla Tømta est une chanteuse inconnue chez nous. Une voix étrange, difficilement définissable: un mélange de voix acidulée, à la fois enfantine et éraillée, avec du grain, restant volontiers dans le médium-grave, reposant sur un beau feeling, capable d’une puissance qui reste musicale. Elle chante les mots, sans fioritures, avec un engagement total. Sa voix déroute au premier abord, puis on est sous le charme. Camilla a composé cinq des dix thèmes, paroles et musique; des mélodies très blues, comme la plupart des titres de ce disque. On apprécie ses qualités de blueswoman sur les standards tels «Black and Blue» sur tempo très lent, ou encore cette splendide interprétation de «Black Coffee». Elle sait swinguer, il faut l’écouter sur «After You’ve Gone». Le groupe qui l’accompagne joue impeccablement cette musique. A noter l’originalité de l’emploi de la contrebasse et du violoncelle, ce dernier affectionnant les double cordes, ce qui donne un petit côté orgue. Un disque blues dans la tradition et une découverte réjouissante.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Moncef Genoud & Ivor Malherbe
Walk With Me

African Song, Petit-Senn, Odessa, My One and Only One, Sept Quatre, You Don’t Know What Love Is, Prelude, Lover Man, Jitterburg Waltz
Moncef Genoud (p), Ivor Malherbe (b)

Enregistré en 2017, Genève (Suisse)

Durée: 54'

Rollin’Dice Production 20171 (www.pbr-record.com)

Le pianiste tunisien Moncef Genoud, aveugle de naissance, a appris la musique en Suisse dans sa famille adoptive, dont le père lui faisait écouter Louis Armstrong et Fats Waller; il en reste des traces dans son jeu de piano. Aujourd’hui, il enseigne l’improvisation jazz au Conservatoire de Genève. Il a joué avec une foule de pointures dont Bob Berg, Alvin Queen, Reggie Johnson, Harold Danko, Michael Brecker, Larry Grenadier, Dee Dee Bridgewater, Jack DeJohnette, Scott Colley, Grégoire Maret, pour n’en citer que quelques-uns. Dans son jeu, on entend toute l’histoire du piano jazz, de Fats Waller, Art Tatum aux grands d’aujourd’hui en passant par le blues. Walk With Me est le quinzième disque sous son nom. Quant au Suisse Ivor Malherbe, il a commencé par le piano classique à Lausanne avant de passer à la contrebasse jazz en 1978 subissant les influences des plus grands. Il a joué avec Toots Thielemans, Art Farmer, Bob Berg, John Stubblefield, Woody Shaw parmi d’autres. Des attaques nettes et claires, un son bien rond, une mise en place au cordeau, le sens du placement rythmique, harmonique, de la répartie, du soutien, et des solos mélodiques; toutes qualités qui assurent la réussite du duo.
«African Song» rappelle les connivences Abdullah Ibrahim/Johnny Dyani avec le même lyrisme. On appréciera «Odessa», avec une ligne piano aérée sur ostinato contrebasse, et le jeu mélodique d’Ivor Malherbe sur «My One and Only One», magnifiquement entremêlé à celui du pianiste. Moncef Genoud s’aventure avec bonheur sur le 7/4 sur un morceau justement intitulé «Sept Quatre» avec un petit côté blues; sur la valse également dans un hommage à Fats Waller, l’auteur de cette «Jitterburg Waltz», dans une interprétation absolument neuve et très prenante.
Le pianiste possède une grande dextérité qu’il met seulement à profit pour quelques traits rapides. Rien n’est superflu chez lui, chaque note compte, chargée d’émotion ou de joie. Le duo a enfin pour atout de donner une version rafraichissante de standards archiconnus: écoutez «Lover Man», tout y est.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePierre de Bethmann Trio
Essais. Volume 2

Miss Ann, Forlane, Começar de novo, Je bois, Conception, Chant des Partisans, I Remember You, Lascia la spina, You Don’t Know What Love Is, Belle-Ile-en-Mer Marie-Galante
Pierre de Bethmann (p), Sylvain Romano (b), Tony Rabeson (dm)

Enregistré les 27 et 28 juin 2017, Pompignan (30)

Durée: 54' 26''

Aléa 009 (Socadisc)

On a connu l’amour de Pierre de Bethmann pour les trios avec Prism. Il retrouve cet art majeur du jazz, pour un second album avec les excellents Sylvain Romano et Tony Rabeson, source d’une musique limpide, intérieure, impressionniste et forte. On mesurera d’ailleurs l’influence des Impressionnistes français sur «Forlane» de Maurice Ravel dans la première partie sur tempo lent; et l’art du jazz dans la deuxième partie en trio sur tempo rapide. A suivre le solo du pianiste avec la main gauche en contrepoint de la droite: de la dentelle subtile, avec un batteur qui s’insinue dans le jeu du pianiste. Dans «Começar de novo», la contrebasse est mise en avant, gros son, attaques à la fois nettes et puissantes, et ça chante; le piano s’empare d’un petit côté Bach très bien venu. On mesure la culture du pianiste, sans oublier quelque chose de Bill Evans. Un morceau assez époustouflant, qu’on ne s’attend pas à trouver interprété en jazz, le «Chant des Partisans» d’Anna Marly, devenu l’hymne de La Résistance. De Bethmann expose le thème à la main droite sur des ostinatos de la gauche, ce qui rend la mélodie dramatique et émouvante, avec un sacré engagement de la rythmique; la basse suit les harmonies et le batteur tapisse et propulse. S’ensuit un long solo de basse qui reprend quelques notes du thème, idem avec le piano, puis ça part en tempo très rapide où le batteur sort l’artillerie. Rien que pour ce morceau, il faut avoir ce disque. «Je bois» de Boris Vian et Alain Goraguer est une belle méditation très intériorisée, contrebasse-piano en osmose. «I Remember You» est pratiquement un solo de piano. A signaler, une autre perle: «Lascia la spina» de Haendel (Lascia la spina, cogli la rosa: laisse l’épine, cueille la rose; toute une philosophie), avec une longue introduction, très sombre, de laquelle émerge la mélodie, puis après des appels de basse, le pianiste improvise tout à fait dans l’esprit du thème original; un pur chef-d’œuvre.
Un grand et merveilleux voyage da
ns l’art du trio.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

LG Jazz Collective
Strange Deal

Opening, Strange Deal, JP’s Mood, Goldo, Sad Walk, Standing on the Shoulders of Giant, Oguhara, Maële, Home
Guillaume Vierrset (g, comp, arr), Jean-Paul Estiévenart (tp), Rob Banken (as, ss), Steven Delannoye (ts), Alex Koo (p), Félix Zurstrassen (b), Antoine Pierre (dm)

Enregistré les 18, 19 et 20 octobre 2017 à Bruxelles

Durée: 56' 49''

Igloo Records 290 (Socadisc)


A l'été 2012, le septet LG Jazz Collective dirigé par Guillaume Vierset remportait haut la main le tremplin des jeunes du festival Dinant Jazz Nights, révélant quelques-uns des talents qui allaient s’affirmer sur les scènes de Belgique et particulièrement, outre le leader, Antoine Pierre et Igor Gehenot (p). Après un premier album et de nombreux concerts, quelques nouveaux sont venus renforcer la consistance du groupe : essentiellement Jean-Paul Estiévenart et Steven Delannoy. Avec ce deuxième album et le départ d’Igor Géhenot, deux nouvelles têtes apparaissent: l’altiste Rob Banken («Maëlle») et le pianiste Alex Koo («Goldo», «Home»), limitant l’empreinte initiale liégeoise. Les compositions signées et arrangées par Guillaume Vierset ont évolué vers plus de complexité pour apparaître comme de petites suites; soit autant d’histoires assemblées et cadenassées par lui («Standing on the Shoulders of Giant»). La créativité des solistes pourrait alors apparaître comme bridée; il n’en est rien pour Steven Delannoy («Goldo») et Jean-Paul Estiévenart, éblouissant avec «JP’s Mood» et «Home». Félix Zurstrassen, par la justesse de son tempo confirme ici les immenses progrès réalisés à la contrebasse («Maëlle»). Le 
précis Antoine Pierre –par ailleurs leader du groupe Urbex– sert la partition qui lui est dévolue («Standing on the Shoulders of Giant»: solo avec un continuum de basse). Malgré des constructions typiques d’un jazz européen contemporain, Guillaume Vierset a conservé le goût pour le gospel et les blue notes («Maëlle», «Home»); son jeu de guitare reste léger, chaud, essentiel, sans excès; les notes résonnent pleinement entre les syncopes («Strange Deal», «Sad Walk», «Oguhara»). L’écriture et les arrangements du leader sont l’ossature d’un son de groupe où les harmonisations et les backings –en duo et en ensembles (tp-ts-as)– tiennent une large place («Oguhara»). Les musiciens du LG Jazz Collective parviennent, à sept, à sonner comme un big band avec les tensions-détentes, les orchestrations et la diversité des rythmes. De quoi internationaliser un peu plus la griffe «made now in Belgium»!
Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Manu Le Prince
In a Latin Mood

In a Latin Mood*, Dreams of Peace*, Serenade*, Sempre Voltar, Like Castles in the Air, Sail Away, Paris et Rio*, Avarantar, Twilight Dream, Let the Music Take Care of You, Il faut tourner la page
Manu Le Prince (voc), Grégory Privat (p), Thomas Bramerie (b), Lukmil Perez (dm), Minino Garay (perc, dm) + selon les titres: David Linx (voc), Raul Mascarenhas (fl), Baptiste Herbin (ss), Marc Berthoumieux (acc), Julian Le Prince Caetano, Giovanni Mirabassi (p), Acelino de Paula (b), Gaël Le Prince Caeteno (dm, perc), Zaza Desiderio (dm)*
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 51' 03''
Sergent Mayor Company 185 (EMI)


Après avoir collaboré, en début de carrière, à des projets fort différents (Magma, Urban Sax, Bernard Lavilliers…), Manu Le Prince a trouvé sa voie avec la musique brésilienne. Revenue de plusieurs séjours au pays de la bossa, effectués dans les années 80 et 90, elle monte un premier quartet jazz (musique qui a bercé son enfance) avec son compagnon, le batteur Tatau Caetano (avec lequel elle a eu deux fils présents sur cet album) ainsi que Francis Lockwood (p) et Carlos Werneck (b). Ensemble, ils sortent l’album Madrugada (Next, 2003).

Avec ce dernier opus,
In a Latin Mood, Manu Le Prince est de nouveau à la croisée des chemins qu’elle aime emprunter: la musique brésilienne, le jazz et la chanson. Elle s’y exprime d’ailleurs en anglais, en brésilien et en français. Ayant fait le choix de poser des paroles sur des compositions originales (signées Baptiste Trotignon, Grégory Privat, Marc Berthoumieux et même Kenny Barron) –à l’exception de «Il faut tourner la page» de Claude Nougaro–, elle délivre un album délicat, qui reflète bien sa personnalité musicale, jazzy et colorée, mais inégal quant aux titres proposés. L’un des plus marquants étant, fort logiquement, celui emprunté au grand Kenny Barron, «Twilight Dream», auquel Giovanni Mirabassi insuffle relief et swing.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChris Rogers
Voyage Home

Counter Change, Voyage Home, Whit's End, The Mask, Ballad for B.R, Rebecca, Ever After, Six Degrees, The 12-Year Itch
Chris Rogers (tp, key), Michael Brecker (ts), Ted Nash (ts, as), Steve Kahn (g), Xavier Davis (p), Jay Anderson (b), Steve Johns (dm) + Barry Rogers (tb), Roger Rosenberg (bar), Willie Baron (tb), Mark Falchook (synth), Willie Martinez (perc)
Enregistré en février 2001, New York
Durée: 1h 09'04''
Art of Life Records 1045-2 (www.artofliferecords.com)


Le trompettist
e Chris Rogers a eu la chance de grandir dans une famille de musiciens. Son père Barry était le trombone de Dreams (l'un des premiers groupes des frères Michael et Randy Brecker), ce qui lui a très jeune permis de côtoyer des musiciens prestigieux dont les trompettistes Woody Shaw, John Faddis, Lew Soloff et Tom Harrell (qui le fera entrer dans le Concert Jazz Band de Gerry Mulligan). Encore étudiant à New York, il fréquente Marcus Miller, les frères Marsalis, puis multiplie les expériences aux côtés d'Eddie Palmieri, du Mingus Dinasty, de Mongo Santamaria (en tant que pianiste, car il a aussi ce talent) et du Vanguard Jazz Orchestra de Mel Lewis. Pas mal comme parrainage! Ce CD regroupe quelques enregistrements réalisés il y a une dizaine d'années (le livret manque malheureusement de détails), lors des débuts du trompettiste comme soliste et arrangeur. On y retrouve le saxophoniste Ted Nash (son collègue du big band de Gerry Mulligan) et, sur trois pistes seulement (hélas!), Michael Brecker (décédé en 2007). Les autres musiciens étant à la hauteur de ce niveau d'excellence, le disque est particulièrement réussi. Arrangements subtils, mélodies attrayantes, harmonies somptueuses et énergie de première force. Une réussite!
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Giraudo-Chassagnite 4tet
Bird Feathers

Bird Feathers, Funk in Deep Freeze, Everything Happens to Me, O grande amor, Fungii mama, Tricotism, Sometimes Ago, No Smoking
François Chassagnite (tp, flh), Olivier Giraudo (g), Luigi Trussardi (b), Charles Lolo Bellonzi (dm)

Enregistré en novembre 2009, Prunay-en-Yvelines (78)

Durée: 56' 48''

Imago Records 0022 (Socadisc
)

C'est une sorte de petit miracle. Le guitariste niçois Olivier Giraudo qui avait participé à cettesession d'enregistrement, à l'origine sans enjeu, a remué ciel et terre pendant de nombreuses années pour que ces bandes «oubliées» depuis novembre 2009 soient éditées. C'est enfin chose faite. Comme Luigi Trussardi nous a quittés en avril 2010 et François Chassagnite presque un an jour pour jour après, l'annonce de la publication de cette musique n'en est que plus émouvante (qu'on se rassure, aux dernières nouvelles, Charles Lolo Bellonzi va bien, et Olivier Giraudo tout autant). Bird Feathers (les plumes d'oiseau)peuvent faire référence à Charlie Parker, «the Bird) pour qui «Chass» débordait d'admiration; mais il produit pourtant ici une musique qui tient autant du bebop des origines que du cool, son avatar californien moins intense. On sait le respect de Chet Baker pour François Chassagnite, qu'il citait comme son trompettiste français préféré. À la trompette ou au bugle, François Chassagnite développe ici toute l'étendue d'un lyrisme retenu et presque pudique qui était sa marque de fabrique à la scène comme à la ville. Olivier Giraudo fait tourner les harmonies (c'est un quartet sans piano) et distille quelques solos de toute beauté. Pour la basse de Luigi Trussardi et la batterie de Lolo Bellonzi, c'est l'enfance de l'art, tout coule de source, et Chassqui le perçoit, se laisse aller à improviser en toute liberté. C'est splendide!

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Vincent Herring / David Kikoski / Essiet Essiet / Joris Dudli
Soul Chemistry

Art°, Miss Katarina*, Zwe°, Binge Watching°, The Many Ways of Desire*, Bayonne Vibe*, Fuller Than Ever*, Onesie Twosie°, Smoking at Paul's Stash°, Splash°
Vincent Herring (as), David Kikoski (p)°, Anthony Wonsey* (p, Fender Rhodes), Essiet Essiet (b),
Joris Dudli (dm)
Enregistré les 3-4 juillet et 28 novembre 2017, New York
Durée: 1h 03' 26''
Alessa Records/Jazz & Art 1065 (www.alessarecords.at)


Du jazz et du meilleur, sans qu’il soit besoin de s’interroger sur le sens de la démarche: le swing, le blues, l’expressivité, un drive de tous les instants propre à cette esthétique du jazz (hard bop), dans la filiation actualisée d’Art Blakey, comme le premier titre le rappelle. Une heure donc de la bonne musique de jazz mise en œuvre avec âme, comme le rappelle le titre, par une belle équipe réunie par Joris Dudli, où rayonnent les Vincent Herring, Anthony Wonsey, David Kikoski, Essiett Essiet, autrement dit des musiciens de grand talent.

Le livret rudimentaire (difficile de savoir qui est leader ou si c’est un collectif) n’apprend rien à personne, et c’est dommage: on ne saura pas de qui sont les arrangements, même si les compositions sont dûes pour sept sur dix à Joris Dudli, une à David Kikoski, une à Essiet Essiet, une à Vincent Herring, ce qui donne quelques indications. On ne connaitra pas l’histoire de ce groupe. Pour mieux connaître Vincent Herring, Joris Dudli et David Kikoski, individuellement, on peut se référer à Jazz Hot. Ces musiciens sont réunis depuis des années, et il suffit d’écouter cet enregistrement pour percevoir la complicité nécessaire à une telle réussite. Ils ne sont pas des inconnus; ils ont tous, y compris Essiet Essiet et Anthony Wonsey, de solides carrières pour attester de leurs qualités, même si la notoriété en jazz est une donnée toute relative. Comme souvent aujourd’hui, le répertoire est original, même dans ce langage de tradition; les droits d’auteur ont leur importance. Au demeurant, les compositions sont dans l’esprit de cette musique, et on admirera particulièrement l’inspiration, l’énergie et la sonorité de Vincent Herring, la forte personnalité des deux pianistes, Kikoski plus volubile parfois tynérien («Binge Watching», «Smoking at Paul's Stash»), Wonsey plus dans lemodoblues, la splendide assise rythmique fournie par Essiet Essiet qui ne dédaigne pas les énergiques chorus («Zwe»), et le bon feeling du batteur qui dirige avec subtilité cette séance avec une qualité de relance toujours appréciable dans cette esthétique.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Kurt Elling
The Questions

A Hard Rain's A-Gonna Fall, A Happy Thought, American Tune, Washing of the Water, A Secret in Three Views, Lonely Town, Endless Lawns, I Have Dreamed, The Enchantress, Skylark
Kurt Elling (voc), Branford Marsalis (ts, ss), Jeff Tain Watts (dm), John McLean (g), Stu Mindeman (p, org), Joey Calderazzo (p), Marquis Hill (tp, flh)
Enregistré le 5 décembre 2017, New York
Durée: 1h 05' 08''
OKeh 88985492832 (Sony Music)

Kurt Elling a de grandes qualités d’interprète: c’est une voix, une belle personnalité qui donne à son expression une profondeur et une authenticité appréciables. Il sait choisir le répertoire qui correspond à ce qu’il veut révéler de lui; il sait donner à ses disques une construction, un sens; il a de solides bases esthétiques, y compris dans le jazz, pour choisir les musiciens qui l’accompagnent. Ici, on retrouve, pas forcément sur les mêmes thèmes, les membres de l’orchestre de Branford Marsalis (Joey Calderazzo, Jeff Tain Waits et Branford lui-même), la révélation Marquis Hill, originaire de Chicago, la ville également de Kurt Elling et de Stuart Mindeman, l’autre pianiste, du jeune guitariste John McLean, du bassiste Clark Sommers. Avec Branford Marsalis, il poursuit l’échange après Upward Spiral, enregistré il y a peu pour le même label. Avec Chicago, il affirme un enracinement. Kurt Elling construit son œuvre avec constance, avec ses fidélités, ses repères esthétiques et toujours le même souci de la qualité.
Cet enregistrement n’en est pas pour autant un album de jazz, même si le type de formation et l’accompagnement sont fortement teintés de cette couleur, et que le jazz fait régulièrement irruption sur ces thèmes. C’est un bon album de musique populaire, de variété, sans aucune complaisance, comme on a pu le dire naguères d’une chanson et d’un répertoire populaire de bon niveau. C’était vrai en France, aux Etats-Unis, même si progressivement la musique commerciale l’a remplacée. Kurt Elling renoue donc avec cette tradition, et même si ce n’est pas du jazz, c’est de la belle chanson colorée par le jazz, avec de beaux arrangements, de superbes contre-chants, de Branford en particulier, très lyrique, et la voix convaincante de Kurt Elling dans ce registre. Au répertoire, Bob Dylan (belle introduction qui rappelle évidemment les accents véhéments du protest song writer), Paul Simon, Peter Gabriel, mais aussi Jaco Pastorius, Leonard Berstein, Oscar Hammerstein et Johnny Mercer… La guitare de John McLean, traitée plutôt folk que jazz, et le lyrisme des Joe Calderazzo, Branford Marsalis, Jeff Tain Watts (très délicat, «The Enchantress»), servent avec intelligence une esthétique définie par le leader et son chant. Le traitement, très lent et expressif, de «Skylark», en point d’orgue de cet album, confirme l’originalité des choix de Kurt Elling, tout en le raccrochant par quelques fils, aussi solides que délicats, à l’univers du jazz. Un album au delà du jazz, «grand public» et de belle qualité.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Baptiste Herbin
Dreams and Connections

For Julian, Dreams and Connections, Mia sorella, For J.C., Confusão Geral, Idriss, The Sphere, Mister X, Poor Butterfly, Um a Zero
Baptiste Herbin (as), Eduardo Farias (p), Darryl Hall (b), Ali Jackson (dm)
Enregistré le 23 octobre 2017, Beaumont (63)
Durée: 49' 19''
Space Time Records 1845 (Socadisc)

Pour son troisième enregistrement en leader (après Brother Stoon en 2010 et Interférences en 2015), le brillant saxophoniste alto apporte, sur l’excellent label de jazz, Space Time Records, de Xavier Feylgerolles, en compagnie d’une très belle formation –un véritable all stars–, la confirmation que le jazz est une musique qui n’en a pas fini de se régénérer et de révéler quelques pépites dont on attend beaucoup parce qu’elles donnent déjà énormément. Baptiste Herbin, au solide parcours académique, qui a déjà croisé la route de musiciens de jazz de qualité (Alain Jean-Marie, Donald Brown, Steve Wilson, James Carter, Archie Shepp, Jerry Bergonzi, la liste est longue…), possède par lui-même une vitalité et une énergie étonnantes qui trouvent un écrin parfait dans cet environnement exceptionnel: le splendide Ali Jackson, installé en France récemment, l’indispensable Darryl Hall qui a adopté la France depuis de nombreuses années et qui illumine toutes les formations qui ont la chance de faire appel à son talent, et une autre révélation de ces dernières années, le pianiste brésilien, Eduardo Farias, dont les racines enrichissent le langage jazz.
Le jazz ici exposé puise aux sources revendiquées de Cannonball Adderley et John Coltrane (deux compositions du leader le rappellent), à une époque du jazz également, mais sans aucun mimétisme ou simplisme, puisque l’essentiel du répertoire est fait d’originaux de Baptiste Herbin, de belle facture, et la tonalité des compositions est d’une autre nature, plus contemporaine, personnelle, si l’on excepte les deux détours brésiliens par Pixinguinha (1897-1973), le grand saxophoniste, flûtiste et compositeur, et par un traditionnel du Brésil où Eduardo Farias est à son affaire, tout comme le très percussif Ali Jackson, sans oublier Baptiste Herbin qui donne une belle démonstration de sa virtuosité maîtrisée. Il y a enfin un trio (sax, b, dm) autour de «Poor Butterfly», très lyrique. La couleur brésilienne est par ailleurs présente sur l’une des compositions de Baptiste Herbin, «Idriss», ce qui permet d’apprécier une autre qualité du saxophoniste, son lyrisme, qu’il ne perd pas malgré sa technique exceptionnelle, avec un sens du récit, des inflexions, de l’expression la plus sophistiquée; une preuve de maturité précoce. Dernier élément de son jeu, sa sonorité, sans être la dimension la plus marquante de son expression, est tout simplement parfaite, bien ronde et brillante, à la hauteur du reste de ses qualités («The Sphere»).
Il ne manque rien à ce musicien, pas même une bonne culture jazz, une aisance naturelle, pour faire de lui l’un des beaux artistes du jazz, s’il y trouve la matière et les fondamentaux nécessaires à son inspiration et à son futur développement artistique (le jazz est un monde en soi, très riche) sans se perdre, comme d’autres parfois, tout aussi doués, dans des méandres musicales qui correspondraient moins à son tempérament, mais plus à celui d’une production moins savante que lui. Pour l’instant, tout va bien avec Space Time Records.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Jérôme Barde & Les Jazztronautes
Spinning

Afrodite, Code Barde, Air pour ma Mère, Remember Garissa*, A Poem for Martin, Motune, Lights in Sight, Habiba, Spinning, Hubble, Sweet Lorraine, Valse hésitation
Jérôme Barde (g), Irving Acao (ts), Vincent Strazzieri (p, kbds), Darryl Hall (b, eb), Lukmil Perez (dm), Manfou Samb (voc)*, Jiji (voc)*
Enregistré  du 25 au 27 mai 2015, Vannes (56)

Durée: 1h 13''

Space Time Records 1541 (Socadisc)


On ne présente plus le guitariste Jérôme Barde, qui a débuté au Havre avant de partir au Berklee College de Boston pour y croiser Jerry Bergonzi. A New York, il s’est produit aux côtés de 
Kirk Lightsey, Billy Hart, Joe Lovano, mais aussi Scott Colley, Leon Parker, Cindy Blackman ou Franck Amsallem. Après avoir enregistré son premier album à la fin des années quatre-vingt, à New York, il revient en France et entame une carrière de qualité avec des partenaires comme Emmanuel Bex, Donald Brown ou Olivier Temime. Avec les Jazztronautes, il ouvre une nouvelle page de son carnet de voyage. Cette formation réunit des amis musiciens de grand talent et, avec eux, il nous régale. En effet, c’est toujours un grand plaisir de sentir leur interaction, comme en témoigne le titre éponyme de cet album. En compagnie d’Irving Acao et surtout Vinent Strazzieri, il offre un thème soyeux et bien construit. Après le saxo et le piano, qui prennent appui sur un rythmique solide, avec un Darryl Hall tout en douceur. Et c’est au final le leader qui prend la parole dans le prolongement de ce qui vient d’être  exprimé par ses partenaires. Cette pièce est le reflet de ce que propose le guitariste. Son jeu est varié et témoigne d’une solide maîtrise. Il est capable de prendre des risques, comme sur «Hubble» après le chorus de son pianiste, et d’emmener les Jazztronautes vers une saine vitalité qui donne plaisir à imaginer ces échanges dans un club. Dans son répertoire, il met en avant des compositions de musiciens qui l’ont marqué comme Donald Brown (« A Poem for Martin ») ou encore Kirk Lightsey avec la très belle «Habiba» qui favorise un partage d’émotions parfait et met en avant le travail de Vincent Strazzieri. Dans son album, le guitariste intègre la réalité des Etats-Unis, tel le poème dédié à Martin Luther King ou sa composition sur l’attentat contre les étudiants de Garissa («Remember Garissa»), gorgée de douceur dans l’expression, avec une subtilité dans les frappes de Lukmil Perez. «Valse hésitation» et «Code Barde» sont autant d’interrogations qui signifient que le travail n’est pas fini. Un bon point pour Jérôme Barde qui continue d’explorer d’autres rivages.


Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Ludovic Beier
Songs for My Father

Late Train*, Song for My Father°, You Can’t Go Home Again, Camping Car*, You’d Be so Nice to Come Home Too°, Force 7, Brazilian Fingers*, Easy Little Bossa°, Melody Tango, November 3rd, My Heart Stood Still, Contigo en la Distancia, Just Waltz It, Whisper Not°°, Les Moulins de mon cœur
Ludovic Beier (acc), Doudou Cuillerier (g), Antonio Licusati (b), Samson Schmitt (g)°, Joan Streba (cl)*, Jean-Paul Jamot (g)°°, Pierre Blanchard (vln)
Enregistré en mai 2013, lieu non précisé
Durée: 1h 00' 41''
City Records 13001-1 (www.ludovicbeier.com)

Ludovic Beier
Black Friday

Black Friday*, Looking for Michel, A House Built in Paradise, On the Funky Side, Wonder Fight*, The Yellow Cars, Blues for M.J., Two Little Brothers, Vanilla Express, Indian Summer Town, One Last for Jaco, Black Friday (reprise)
Ludovic Beier (acc), Christophe Cravero (p), Diego Imbert (b), Stéphane Huchard (dm), Robben Ford (g)*
Enregistré en 2016, lieu non précisé
Durée: 52' 55''
City Records 14002-1 (www.ludovicbeier.com)


Les deux présents disques de Ludovic Beier (dont nous avons publié l’interview dans le précédent Jazz Hot n°682) sont assez représentatifs de l’éclectisme de l’accordéoniste. Le premier, Songs for My Father, se situe dans l’univers de Django, qui lui est fort familier. Pour l’occasion, Ludovic Beier conjugue standards et compositions avec une certaine réussite. Son instrument est le plus souvent délicat («You Can’t Go Home Again»). Sur ses compositions, il fait preuve d’audace en s’appuyant sur la «pompe» bien enlevée de ses partenaires et une intervention bien calibrée de Joan Streba, à la fois dans la tradition et la modernité («Camping Car»). Sa prestation sur «Easy Little Bossa» est une invitation directe pour les plages d’Ipanema ou de Copacabana… Puis sur «Melody Tango», Beier se fait virevoltant, toujours avec le soutien de Doudou Cuillerier pour lui permettre de développer des idées périlleuses. Notons aussi qu’il est accompagné par Samson Schmitt (g) sur trois titres dont le très beau «Song for My Father». L’album se clôt par «Les Moulins de mon cœur» avec Pierre Blanchard au violon, un invité de qualité.

Le second album, Black Friday, présente Ludovic Beier sous un autre jour. Le projet initial était prévu en collaboration avec George Duke, mais ce dernier est décédé en août 2013. Jusqu’à ce que Beier rencontre Robben Ford et relance l’idée d’un disque jazz fusion. Les phrases du guitariste sont ainsi enjolivées par les notes de l’accordéoniste qui, pour l’occasion, a retravaillé son interprétation, histoire de bien coller à la philosophie de l’ancien partenaire de Miles Davis («Black Friday»). Les autres musiciens présents sont également en phase avec leur leader. Christophe Cravero sur le Fender Rhodes joue avec subtilité pour accompagner Ludovic Beier («Wonder Fight»): une belle réussite avec là encore, la présence de Ford. Stéphane Huchard donne la vigueur nécessaire aux propos construits par son partenaire. Django est fort loin de cet environnement musical qui évoque Mike Stern, George Duke, Jaco Pastorius ou encore Al Di Meola. D’ailleurs, les titres des compositions de Beier ne laissent pas de place au doute. Avec beaucoup de feeling, l’accordéoniste se meut en bassiste pour un accompagnement soutenu de Stéphane Huchard sur les fûts pour dispenser cette énergie si particulière que les jazzmen de la sphère fusion ont su délivrer pour rivaliser avec les rockeurs («One Last for Paco»). Puis le leader offre un beau moment de plaisir à ses partenaires qui s’éclatent en restant totalement dans l’esprit de Weather Report. Avec ce disque, Ludovic Beier amène l’accordéon dans un univers peu visité et la réussite est totale. C’est un jazzman fort singulier qui se dévoile sur ces deux disques et dont le talent n’a pas échappé aux plus grands, notamment pas à un certain Herbie Hancock.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFabien Mary Octet
Left Arm Blues (and Other New York Stories)

Don't Look Back, Quercus Robur, Song for Milie, Left Arm Blues, Dark 'n' Stormy, Walk on the Highline, Autumn Melodie, You Make It Feel So Fun, All the Things You Are
Fabien Mary (tp), Pierrick Pédron (as), David Sauzay (ts), Thomas Savy (bar, bcl), Jerry Edwards (tb), Hugo Lippi (g), Fabien Marcoz (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré le 21 mars 2017, Meudon (92)
Durée: 44' 27''
Jazz & People 818002 (Pias)

Fabien Mary réunit un all-stars autour d’une esthétique post-bop dans laquelle tous excellent. Mais là, il ne s’agit nullement d’exploiter un répertoire traditionnel du genre mais de mettre en valeur les compositions du leader, écrites à l’occasion d’un accident domestique l’empêchant de pratiquer son instrument, d’où le titre.
Sans lui souhaiter de se (re)casser un bras pour un prochain disque, on constate qu’il n’a pas perdu son temps dans ce repos forcé parce que cet enregistrement est passionnant par la tonalité des compositions qui évoquent de manière tout à fait originale ces atmosphères en contre-jour des ensembles des années 1955-1965, entre tension, nostalgie, poésie, lumière et nuit (Other New York Stories est le sous-titre), et plus largement l’esthétique d’une époque où les mélodies, pour être renouvelées, n’en possédaient pas moins cet attachement aux fondamentaux, le blues, le swing, une qualité d’expression individuelle des solistes, une tonalité d’arrangement, un drive permanent, une douceur tout en nuances. La formation, un octet sans piano, se prête à merveille à la richesse des arrangements, privilégiant les cuivres, et au caractère très construit de la musique (parties jouées à l’unisson). Chacun des musiciens y développe ce climat avec ses qualités de son et une approche de la perfection qui est un régal. Le leader y démontre son habileté déjà remarquée d’instrumentiste avec cette précision et cette économie qui cadrent parfaitement avec ses compositions, jouant souvent de riches alliages sonores des cuivres de son octet («Autumn Melodie») pour lancer les chorus. Fabien Mary, Pierrick Pédron, Thomas Savy confirment par leurs chorus leur implication dans une des belles esthétiques du jazz. Pour les amoureux de ces atmosphères, on souhaiterait entendre cette musique sur vinyle, un son qui, en restituant au mieux la chaleur et la profondeur, donnerait la pleine mesure de cette musique; la durée de cet enregistrement ne rend pas la chose impensable… Un beau disque.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Gildas Scouarnec
Live at Radio France

CD1: Mr. Silver*, Modjo, Minor Mood, U. Turn*; CD2: Shorter, First Kick, 93-94, Valse Pour Margot, Blues for Sylvain
Gildas Scouarnec (b), Peter King (as), Sylvain Beuf* ou Jean Toussaint (ts), Alain Jean-Marie (p), George Brown* ou Tony Rabeson (dm)
Enregistré le 11 février 1994* et le 11 juin 1996, Paris
Durée: 49' 14'' et 51' 37''
Fresh Sound Records 5058 (www.freshsoundrecords.com)

Le texte de livret d’Yvan Amar qualifie cet enregistrement, déjà ancien mais inédit, de «hard bop». Sans le démentir, car il y a une indéniable filiation, on notera que les musiciens ont entendu le jazz des années 1960 à 1990 dans son ensemble pour parvenir à ce langage où l’on sent les apports et pas seulement du hard bop, de John Coltrane, Wayne Shorter, McCoy Tyner, Elvin Jones et bien d’autres… Comme d’ailleurs des pères du hard bop Horace Silver, Art Blakey, eux-mêmes, qui ont si bien intégré, et sans en perdre la fibre, avec leur éternelle jeunesse, l’évolution du jazz à travers les générations de nouveaux musiciens qui ont composé leurs Messengers. Jean Toussaint présent ici est d’ailleurs l’un de ces Messengers (Blakey, 1982-86) de la dernière décennie. Il existait un autre disque (ADJBK 001), réalisé à Quimper en 1995, de cette belle formation réunie par Gildas Scouarnec.
C’est donc un grand plaisir de retrouver ces enregistrements réalisés sous la direction de l’excellent contrebassiste, au beau son qui fait ressortir le bois de son instrument («Minor Mood»), à la barre d’un splendide quintet où les Peter King, Jean Toussaint, Alain Jean-Marie, Tony Rabeson irradient de leur classe un concert à la Maison de la Radio, diffusé dans le cadre d’une émission d’Yvan Amar et Maurice Cullaz (Transcontinentales,1996, 7 titres). Deux titres complètent ce coffret, enregistrés deux ans plus tôt, dans le même cadre, avec une formation voisine (Sylvain Beuf et Georges Brown au lieu de Jean Toussaint et Tony Rabeson, diffusés par Jazz Vivant, André Francis, 1994). Le beauté du jazz en concert est souvent fugace parce que pas ou mal enregistrée, et c’est donc une chance de voir ces deux disques restituer, avec un bon son, cette tension qui manque souvent aux enregistrements de studio. Nous avons rectifié dans la notice ci-dessus les petites imprécisions du livret.
Cinq des neuf compositions sont de Gildas Scouarnec, deux de Peter King, une de Sylvain Beuf, une de Jean Toussaint. Ces musiciens partagent un langage, et les deux disques présentent ainsi une réelle unité d’esprit, une sorte de communion autour d’une expression qui respecte les codes essentiels du jazz, du blues au swing. Sur le plan de la composition, Wayne Shorter, le compositeur qui illumine les années soixante, est la principale inspiration, et chacun des auteurs de ces disques y va de sa révérence (citation), avec talent, originalité et profondeur. Alain Jean-Marie est encore étonnant dans ce cadre, donnant une autre facette de son talent polymorphe (parfois dans la filiation de McCoy Tyner) qui témoigne d’une culture jazzique et de moyens peu ordinaires. Peter King est un aristocrate du saxophone alto: il possède cette conviction-authenticité qui le rend passionnant et attachant, comme instrumentiste, compositeur et comme personnage. Jean Toussaint, installé en Angleterre à cette époque, est simplement un Messenger, c’est-à-dire qu’il porte l’héritage et qu’il est ici dans son élément pour donner le meilleur de lui-même, et c’est magnifique! C’est une autre manière de complimenter une formation où Tony Rabeson est au diapason de l’enregistrement et de ses compagnons. Sur les deux titres enregistrés en 1994, signalons la présence du légendaire George Brown, une sorte de «bonus» de ce coffret.
Près de deux heures d’un beau jazz, intense, c’est le cadeau que nous font Gildas Scouarnec et l’excellent producteur catalan Jordi Pujol: il ne faut pas s’en priver!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Bob Ferrel
Jazztopian Dream

My Secret Love, Alter Ego, Yarbird Suite*, Inner Glimpse, Poetry, Don’t Go to Strangers*, We Began With a Kiss, You’ve Got to Have Freedom*, Soul Bop, Everyday I Have the Blues*
Bob Ferrell (tb), Vinnie Cutro, Rob Henke (tp), Joe Ford (as), Frank Elmo (as, ts), Roy Nicolosi (as, ts, bar, tp), Sharp Radway, Hector Davila (p), Daryl Johns, Ruben Rodriguez (b), Steve Johns (dm), Frank Valdes (perc), Dwight West (voc)*
Enregistré les 22 et 23 novembre 2016, Montvale (New Jersey)
Durée: 57’ 57’
BFM Productions 004 (bferrel@optonline.net)

Bob Ferrel (Jazz Hot n°565) est de ces musiciens trop peu médiatisés mais qui participent activement à la vitalité du jazz. Ils sont nombreux aux Etats-Unis ces artisans du jazz dont le périmètre d’activité se situe avant tout au niveau d’une ville ou d’un Etat; ils constituent un véritable maillage culturel sur le territoire des Etats-Unis et sont un élément essentiel de dynamisme et de transmission sur les scènes locales, même si on entend peu parler de leur action de notre côté de l’Atlantique. Elles ne manquent pourtant pas d’artistes de talent. On connaît Bob Ferrel, en France, d’abord pour sa participation au Spirit of Life Ensemble (SOLE) de Daoud-David Williams (perc). Et s’il reste un membre fidèle de cette formation basée à Jersey City, il mène aussi ses projets, produit régulièrement ses albums, parallèlement à une carrière d’enseignant. On retrouve sur le présent disque deux membres du SOLE: Rob Hencke (le directeur musical) et Dwight West qui a pris la suite du regretté Joe Lee Wilson comme chanteur du collectif.
Sur ce Jazztopian Dream, le tromboniste –dont il faut rappeler le début de carrière au sein du Duke Ellington Orchestra– revient sur son parcours, expliquant dans le livret (illustré de photos souvenirs) que chaque titre est «un reflet des différents groupes dans lesquels il a joué». Un parcours qui trace les contours d’un univers original, celui de «l’utopie jazz» de Bob Ferrel. «My Secret Love» ouvre le disque avec un leader volubile arborant un jeu des plus colorés. Les morceaux se succèdent avec des ambiances variées: latine, avec «Alter Ego» et «We Began With a Kiss», balade swing, avec «Poetry», bop déjanté, avec «Soul Bop» sur lequel Bob Ferrel varie les effets et fait montre d’une impressionnante palette technique. Les titres avec Dwight West, excellent, qui distille avec élégance sa chaleur et son swing, sont particulièrement réussis; «Yarbird Suite» est un joli hommage à Charlie Parker, «You’ve Got to Have Freedom», avec un bon dialogue trombone/voix, et «Everyday I Have the Blues» concluent le disque de façon réjouissante. L’humour de Bob Ferrel ne doit pas nous faire oublier la qualité de son expression et sa virtuosité sur son instrument. Ce disque en témoigne.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Dorado & Amati Schmitt
Sinti du monde

Rose Room, Stompin’ at the Savoy, For Francko, Ballade Romanez, Gloria For Ever, Waltz for Esben, After You’ve Gone, Je suis seule ce soir, How High the Moon, Hayo Cue Cua, My Blue Heaven
Dorado Schmitt (g, vln, voc), Amati Schmitt, Franco Rehstein, Esben Stranvig (g), Xavier Likq (b)
Enregistré les 8, 9 et 10 février 2015, Fredericia (Danemark)
Durée: 39' 41''
Stunt Records 15162 (www.sundance.dk)

La filiation reste au centre de la tradition chez les Sinti. Dorado Schmitt la perpétue avec brillance en invitant Amati, son fils, à se joindre à lui sur ce Sinti du monde, son dernier album. Les phrases fusent et déboulent de part et d’autre. Les Schmitt sont en liesse. Il faut attendre «Ballade Romanez» pour que le tempo baisse un peu. Et là, c’est la délicatesse du phrasé qui transparaît. La dentelle se conjugue à la rythmique souple et enjouée. Les bends des cordes acier donnent le tournis. Après ce moment de latence et de repos, c’est sur la composition d’un«frère», que les deux artistes repartent dans l’exploration de leur galaxie swing: «Gloria Forever» d’Hubert Mayo est ainsi l’occasion d’entendre de très belles phrases des deux protagonistes. Ils atteignent ici un sommet de virtuosité, comme de nombreux guitaristes de la sphère Django, mais avec cette qualité mélodique qui distingue les grands. Puis, Dorado s’empare du violon pour délivrer une valse poignante, comme il sait si bien le faire, avant de revenir sur des standards. Tout d’abord «After You’ve Gone», joué de façon plus dilettante que ne le faisait Django, mais avec des explosions de notes sur la fin de certaines phrases, puis «How High the Moon». Là encore l’œuvre de Hamilton et Lewis bénéficie d’une jolie cure de jouvence tant par la façon de la présenter que par les éléments qui viennent l’enjoliver. La pompe par contre reste solide et bien dans l’esprit. Une belle réussite. La technique tire vers la guitare hawaïenne sur «Je suis seul ce soir». «My Blue Heaven» complète le menu du jour d’un Sinti du monde de grande qualité. Dorado, avec son fils Amati à présent, après avoir épaulé Sanson, continue de faire fructifier l’héritage de Django de la meilleure des façons qui soit, par la transmission familiale.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Oscar Marchioni
Piano Colors

Dracula, Estrellas, Aller-Retour, Paris 70, Cristo Redentor, San Sebastian, Fuga da Alcatraz, Bandito !, Barcola, Bill, Dracula is Back, Samba Differente, Mr. James, Cristo Redentor
Oscar Marchioni (p), Victor Vega, Arno De Casanova (tp), Francesco Bearzatti (ts), Juan-Sébastien Jimenez (b), Lionel Boccara (dm)

Enregistré les 24, 25 et 26 Novembre 2016, Paris

Durée: 1h 16' 42''

Autoproduction (oscarmarchioni@gmail.com)


On connaît d’abord Oscar Marchioni comme l’accompagnateur de la chanteuse Kicca, son épouse. Le gentil couple italien s’est établi à Paris il y a une quinzaine d’années; on peut les écouter un peu partout dans les clubs de la Capitale: au Café de la Gare, au Sunset-Sunside, au Duc des Lombards ou à La Huchette. Avec cet album, Oscar Marchioni démontre qu’il n’est pas seulement un sideman de rhythm & blues, mais que, en amoureux du jazz, il a su développer au fil des ans une technique fine et un doigté léger («Paris 70», «Cristo Redentor», «Barcola», «Bill») dans la tradition bebop d’Horace Silver ou de Bud Powell («Dracula»), de Gillespie/Parker («Fuga da Alcatraz»); cubano-bopsur «San Sebastian»; latino sur «Samba Differente». Avec «Mr. James», le pianiste laisse libre cours au boogaloo qu’il affectionne et qu’on peut rapprocher du jeu d’Eric Legnini. Le compositeur a fait appel à deux trompettistes et à un sax ténor pour offrir une sonorité d’ensemble proche des combos des années 1960 («Paris 70»). Tous les thèmes sont de lui à l’exception de «Cristo Redentor» de Duke Pearson et «Barcola» de Francesco Bearzatti. Pour «Dracula Is Back» il a laissé le soin de l’arrangement à Juan-Sebastien Jimenez, un solide contrebassiste qui bonifie tout l’album par son inventivité en solos («Estrellas», «Mr. James»). On peut épingler «San Sebastian» pour les chases trompette/sax ténor, «Fuga de Alcatraz» pour les 4/4 basse-batterie, «Estrellas» pour la valse lente, «Bandito!» pour l’intro’ d’inspiration coltranienne de Francesco Bearzatti. «Paris 70» vaut d’ailleurs en particulier pour le solo du ténor, mais aussi pour celui du trompettiste. Malheureusement, la pochette ne nous aide pas à deviner qui de Victor Vega ou d’Arno de Casanova est l’auteur de cette intervention. Remarquable encore, la deuxième version de «Cristo Redentor ». Avec ce legato-moderato, Oscar Marchioni peut joliment faire résonner les syncopes de son jeu bleu. A voir, à écouter à Paris, en Vénétie, en Belgique et, sans doute, prochainement ailleurs.

Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Workshop de Lyon
50e anniversaire

Coffret 6 disques
Titres détaillés dans le livret

Jean Méreu (tp), Maurice Merle ou Jean Aussanaire (s), Louis Sclavis ou Jean-Paul Autin (bcl, s), Patrick Voilat (p), Jean Bolcato (b), Christian Rollet (dm)

Enregistré entre juin 1973 et le 18 septembre 2010, Lyon, Aubenas-les-Alpes, Paris

Durée: 6h 30’

Arfi 063 (L'Autre Distribution)

Voici un coffret de 6 CDs reprenant l’ensemble des 8 albums du Workshop de Lyon: Inter fréquences (1973), La Chasse de Shirah Sharibad (1975), Tiens! Les bourgeons éclatent (1977), Concert lave (1981), Musique basalte (1981), Anniversaire (1988), Fondus (1997), Chant bien fatal (1991), ainsi que des raretés et des inédits: Concert aux Ateliers, Lyon, 1979 et Arzana (2010). Le Workshop de Lyon s’appela d’abord «Free Jazz Worksho et naquit de la rencontre de Jean Méreu et du trio de Maurice Merle en 1967. Il enregistra son premier LP en 1973 (Inter fréquences). Avec le second album (La chasse de Shirah Sharibad, 1975) et l’arrivée de Louis Sclavis, il prit l’appellation définitive de «Workshop de Lyon» et continue depuis une belle carrière avec pratiquement toujours le même personnel jusqu’en 2003, date de la mort du saxophoniste fondateur remplacé par Jean Aussanaire. Se revendiquant d’abord du free jazz américain, il se tourna vers la musique et la théâtralité de l’Art Ensemble of Chicago pour finir par inventer un folklore imaginaire mélangeant toutes sortes de musiques avec un grand sens de l’humour et du théâtre. Puis, leur musique évolua dans différentes directions, se voulant toujours innovante et grand public. Rappelons que le Worshop de Lyon fait partie de l’ARFI (Association à la recherche d'un folklore imaginaire) avec le Marvelous Band et le big band de la Marmite infernale.
Citons leur déclaration, car comment mieux définir leurs activités:
«Depuis 1967 le Workshop de Lyon chante, invente, revisite, triture, tonitrue, démonte, reconstruit, désosse, innove, explore…improvise sa musique. Des dizaines de morceaux, des centaines de concerts, des tournées partout dans le monde, des rencontres musicales, des projets durables ou épisodiques et des disques.» Le Workshop regarde toujours vers l’avenir, mais il lui faut marquer ce cinquantenaire selon sa tradition: «En 2017, hurlons le sur les toits, crions le à pleins poumons… Le Workshop de Lyon paye sa tournée, avec, et aux membres fondateurs, épisodiques, remplaçants, invités ou nouveaux venus, tous partenaires potentiels pour fêter les 50 ans de carrière de ce groupe hors normes.»C’est toute l’histoire du Workshop enfermée et offerte dans ces 6 galettes. Le livret apporte les renseignements nécessaires. Un voyage à travers la chatoyante musique du Workshop de Lyon –les titres valent le détour–, un îlot dans le paysage de la musique improvisée contemporaine. Pour ceux qui ne connaîtraient pas cet univers, un abord par «Sophisticato» (CD6) permet un accostage en douceur.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian McBride Big Band
Bringin' It

Gettin' to It, Thermo, Youthful Bliss, I Thought About You, Sahara, Upside Down, Full House, Mr. Bojangles, Used 'ta Could, In the Wee Small Hours of the Morning, Optimism
Christian McBride (lead, arr, b) avec selon les thèmes: Frank Green, Freddie Hendrix, Brandon Lee, Nabate Isles (tp), Michael Dease, Steve Davis, Joe McDonough (tb), Doug Purviance, James Burton (btb), Steve Wilson (as, ss, fl), Todd Bashore (as, fl, picfl), Ron Blake (ts, fl) Don Pratt (ts, cl), Carl Marchi (bs, bclt), Xavier Davis (p), Rodney Jones (g), Quincy Phillips (dm), Melissa Walker (voc), Brandee Younger (harp)

Enregistré en 2017 (date non précisée), New York
Durée: 1h 08' 55''

Mack Avenue Records 1115 (mackavenue.com)

Très beau big band, in the tradition, drivé par le splendide contrebassiste de jazz qui met ses talents de leader, d’arrangeur et de soliste au service d’un jazz finalement très classique dans sa forme, malgré une thématique moderne. Servi par des musiciens encore une fois de haut niveau, cette musique est une perfection de mise en place, de swing, et le blues ne quitte jamais le plateau. Dans le répertoire, on retrouve Freddie Hubbard et son «Thermo» immortalisé au sein des Messengers d’Art Blakey, «Sahara» de McCoy Tyner, «Full House» de Wes Montgomery, mais aussi trois originaux de Christian McBride et des standards («I Thought About You»), un bon équilibre mis en valeur par des arrangements sans maniérisme mais pas sans sophistication, laissant la couleur blues imprégner chaque thème. Inutile de préciser avec Christian McBride que l’énergie est au rendez-vous, et le jeu par section («Full House», avec un excellent chorus bien entendu de Rodney Jones) est un régal.
Le big band, avec une telle maîtrise et une telle invention, reste une des plus belles formations du jazz, et comme Christian McBride Big Band tourne en Europe cette année, à vous d’en profiter: sentir le souffle puissant d’un aussi bel ensemble est un privilège.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHervé Sellin Quartet
Always too Soon

Lennie's Pennies, Willow Woods, Crepuscule With Nellie, Ask Me Now, Trinkle Tinkle, Always too Soon, Dark Machine, Remembering Phil, Gratitude, Ya Know, Autumn in New York
Hervé Sellin (p), Pierrick Pedron (as), Thomas Bramerie (b), Philippe Soirat (dm)

Enregistré les 21-23 avril 2017, Rochefort (17)

Durée : 1h 00’ 43”

Cristal Records 250 (Sony Music)

Hervé Sellin
Passerelles

Kinderszenen: Hommes et pays étrangers/Cache-cache/L'enfant qui prie/Rêverie/Le poète parle, 3e Gnossienne, Sonate, Prélude à l'après-midi d'un faune
Hervé Sellin (p), Fanny Azzuro (p), Rémi Fox (ss), Emmanuel Forster (b),
Kevin Lucchetti (dm)
Enregistré les 8 et 10 mars 2017, Meudon (92)
Durée: 46’ 49”
Cristal Records 264 (Sony Music)
 

Hervé Sellin fait partie des valeurs sûres du jazz en France. Du jazz et pas seulement pourrait-on ajouter. Validé par l’institution à laquelle il appartient en tant qu’enseignant de haut niveau (Conservatoire national supérieur de Musique de Paris), apprécié de grands du jazz (Dizzy Gillespie, Clifford Jordan, Johnny Griffin, Dee Dee Bridgewater…) et de la musique en général (Richard Galliano), on oublie trop souvent sa bonne discographie personnelle qui laisse toujours de belles traces, très personnelles. Ces enregistrements ont une forme de perfection qui n’étonne pas quand on sait l’exigence de ce musicien de talent, et ils ont souvent reçu un bon accueil critique. Sa solide culture classique d’origine, toujours présente dans son univers, même dans le jazz (comme ici, avec le beau «Always too Soon» de sa plume, et le disque Passerelles dans son ensemble), l’intensité de son travail depuis de longues années font de lui un excellent instrumentiste, arrangeur, inventeur, l’un des plus complexes en matière d’écriture mais aussi des plus respectueux du texte des autres musiciens (Thelonious Monk dans Always too Soon), respectueux aussi des musiques qu’il choisit d’interpréter, jazz, classique, tout en les marquant de son empreinte. Son beau toucher de piano, percussif ou perlé, complète une palette de qualités qui demanderaient encore à être détaillées, car elles vont au-delà de ces quelques mots.
Voici deux disques proches par la présentation (deux portraits issus de la même séance): l’un en quartet jazz, Always too Soon, dédicacé au grand saxophoniste alto Phil Woods, disparu en 2015, après une carrière exceptionnelle dans les traces revendiquées et assumées de Charlie Parker; le second disque présente une autre facette d’un Hervé Sellin établissant, comme le titre le dit, des passerelles entre l’univers classique et le jazz, le répertoire classique jazzé avec légèreté, une manière de confirmer que le jazz appartient aux musiques dites «savantes» autant par son présent que dans ses inspirations.
Le premier disque fait la part belle à un bon Pierrick Pédron, en raison de l’hommage à Phil Woods; le leader est brillant sur ce répertoire et curieusement, c’est sur le répertoire monkien, plus que sur celui classique du second disque, qu’Hervé Sellin reste près du texte et de la manière. Le bon quartet de jazz du premier disque déroule en effet un univers jazz finalement assez «classique», alors que sur le second opus, les musiciens sont nettement plus aventureux quant à la matière d’origine. Finalement, ces deux disques, écoutés ensemble, délivrent des informations supplémentaires sur le leader, et c’est une bonne manière de (re)découvrir Hervé Sellin, qui, comme nombre de ses pairs d’aujourd’hui, essaie avec beaucoup de conviction une synthèse entre deux traditions orale et écrite, savante et populaire. Cela correspond à la manière dont les musiciens approchent aujourd’hui la musique. Evidemment, dans la relecture classique, le blues et une certaine expressivité disparaissent par moments, mais il n’y a rien de négatif ni de mystérieux, juste un constat culturel qui ne diminue en rien la qualité musicale et l’intérêt de ces deux disques.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Peter Bernstein
Let Loose

Let Loose, Resplendor, Hidden Pockets, Tres Palabras, Cupcake, Lullaby For B, Sweet Love of Mine, Blue Gardenia, This Is New
Peter Bernstein (g), Gerald Clayton (p), Doug Weiss (b), Bill Stewart (dm)
Enregistré le 3 janvier 2016, New York
Durée: 55' 53''
Smoke Sessions Records 1604 (www.smokesessionsrecords.com)

Peter Bernstein, qui faisait la couverture de Jazz Hot n°590 (2002), n’est plus à présenter depuis de longues années où il distille un jazz ancré dans ses fondamentaux, le blues, l’expression et le swing. Son jeu très mélodique possède la couleur du blues et même quand il aborde, comme ici, un répertoire plus personnel (cinq compositions originales) moins marqué par la tradition, sa belle sonorité continue de véhiculer délicatement cette couleur, et l’expression, le lyrisme restent bien présents. Ce qui donne un disque intéressant, une belle atmosphère, et c’est sans doute pourquoi ses cinq compositions débutent le disque avec un intermède brésilien («Tres Palabras»), repris de nombreuses fois par les chanteurs de variétés, mais la référence est plutôt à rechercher dans la version de Bobby Hutcherson (cf. livret); pour compléter ce répertoire, trois beaux thèmes, dont deux standards et une composition de Woody Shaw brillamment reprise.
L’orchestre est composé d’excellents musiciens qui offrent à Peter Bernstein une belle complicité, dans l’esprit. Il peut ainsi improviser en toute liberté, avec son beau sens de la mélodie («Tres Palabras»). Il n’abandonne jamais le langage du jazz et du blues («Cupcake») où il est tout à son aise. Un disque de Peter Bernstein, c’est une heure de belle guitare, d’une sonorité élégante au service du jazz, et ce disque, de l’excellent label Smoke Records, avec un bon texte de livret, le confirme.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

One For All
The Third Decade

Easy, Buddy's, It's Easy to Remember, Daylight, Ghost Ride, For Curtis, Ruth, Babataytay, K Ray, Frenzy, Hey Stevie D
Jim Rotondi (tp), Steve Davis (tb), Eric Alexander (ts), David Hazeltine (p), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 20 octobre 2015, New York
Durée: 1h 05' 56''
Smoke Sessions Records 1605 (www.smokesessionsrecords.com)

Parmi les enfants des Jazz Messengers d’Art Blakey, on demande la famille One for All… Forcément, le nom du groupe rappelle le titre d’un des albums du légendaire batteur, et la devise toute française issue des Trois Mousquetaires de Dumas, qui convient si bien à la légendaire formation des Messengers et à ce groupe. Vingt ans après donc, car ils viennent de fêter leurs 20 ans (1997, la troisième décennie donc, le titre de l’album le dit) et, même avec quelques changements (John Webber remplace Peter Washington), c’est l’une des formations les plus soudées et les plus impressionnantes de cette redoutable galaxie hard bop new-yorkaise, avec à chaque instrument, un magnifique soliste, avec des complicités qui donnent aux ensembles une dynamique exemplaire, un groove sans pareil, avec une profonde assimilation des codes de cette musique (blues, swing et expressivité). En un mot, c’est un all stars d’une des esthétiques les plus brillantes du jazz, le hard bop. Tous ces musiciens sont parfaitement connus des amateurs de cette esthétique, ils en sont d’une certaine façon les champions actuels, et ils sont par ailleurs des leaders reconnus dotés d’une brillante discographie.
Chaque soliste est donc en mesure de prendre de beaux chorus, et c’est ce qui se produit sur ce répertoire composé pour la quasi-totalité d’originaux et d’un seul standard («It’s Easy to Remember»). Malgré ces originaux, la tonalité générale du disque ne surprend aucunement; on est en territoire connu d’une musique parfaitement maîtrisée et balisée, bien que rien n’y soit simple. La pulsation est intense, le drive obligé, comme le Maître Blakey le demandait. Les compositions sont in the mood et les remarquables Eric Alexander, Steve Davis, Jim Rotondi font étalage de leur classe de solistes et de leur entente dans les ensembles de cuivres aux sonorités recherchées, le tout soutenu par une section rythmique aussi souple que brillante et dynamique. Du grand Art (le jeu de mot s’impose) par d’exceptionnels musiciens!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Philippe Milanta
Wash

Wash-Deep Perfume Bleu Outremer, Sensuellectuelle, Medley Wash, Source, Pitts, Gate B31, Opoukkibq, Kryzoqr, Stella By Starlight, Born to Be Blue, Morning Haze, Sh' Waltz, Old Devil Moon, For Heaven's Sake, Sumeru
Philippe Milanta (p solo)
Enregistré les 27-28-29 décembre 2012, Cherisy (28)
Durée : 1h 02' 29''
Camille Productions 12018 (Socadisc)

(Rés)urgence aurait pu être un titre approprié pour cet enregistrement, car il date de 2012 et évoque également l’eau. Il a été exhumé par la sagacité de Michel Stochitch de Camille Productions et offert –c’est un vrai cadeau– aux amateurs de jazz. Urgence aussi car ce n’est que le premier enregistrement en solo, édité à ce jour, d’un des meilleurs artistes du jazz de notre pays, toutes époques confondues, né en France en 1963. En écrivant ce qui n’est pas une formule, on ne souhaite mésestimer personne dans cette longue et riche histoire, en matière de piano en particulier, simplement faire partager le talent de Philippe Milanta dont la place est aux côtés des meilleurs européens et américains du clavier. Il possède un toucher exceptionnel, apportant des nuances, du relief et des couleurs à son expression, au service d’une imagination hors des sentiers battus, le tout solidement rattaché à la riche tradition pianistique du jazz américain, l’ancienne comme la moderne. La dynamique de son jeu, la beauté de sa recherche harmonique sans artifice, la solidité de sa synthèse intemporelle en font un grand soliste, un concertiste ici, comme le sont les grands du piano jazz, et ce disque en solo sera une révélation pour beaucoup. On pourrait ajouter, pour ceux qui le découvrent, que Philippe Milanta est par ailleurs de cette sorte de sideman qui bonifie tout ce à quoi il contribue, car sa recherche est tendue vers la beauté plutôt que vers l'inattendu à tout prix: il est artiste dans l’âme.
On trouve dans ce bel enregistrement la filiation Duke Ellington-Billy Strayhorn et, bien sûr, Claude Debussy, peut-être parce qu’il est français, peut-être parce que Debussy est une influence majeure de la tradition du piano jazz, très présente en France ces derniers temps, et aussi aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. Chez Philippe Milanta, Debussy n’est pas une culture classique mal digérée, un faire-valoir ou une mode, c’est simplement la perpétuation de cette mémoire dans le jazz. Il possède cet accent, le swing, indispensable à l’expression jazz, et ses rencontres lui ont fait le cadeau de pénétrer dans le secret du blues, contrairement à nombre de ses confrères, même parfois américains et talentueux, qui ne font que l’effleurer ou qui lui sont étrangers.
Dans ce disque, dix des quinze compositions sont de Philippe Milanta, avec parfois de curieux titres; les autres sont des standards ou des compositions du jazz, mais l’ensemble de l’enregistrement est construit comme un tout, une sorte de déambulation guidée dans l’univers intime du pianiste. On retrouve ce qui a bercé Philippe Milanta, notamment la tradition du piano de Pittsburgh (évoqué dans un titre), Erroll Garner («Born to Be Blue»), Billy Strayhorn souvent. Le jazz, à ce niveau d’expression, fait rêver, alors rêvons que Philippe Milanta puisse
enfin développer sa discographie à la mesure de son talent, qu’il puisse aussi être programmé sur les scènes du jazz, et pas seulement en France. Il faut aussi qu’il le décide lui-même. Si nous honorons sur les scènes et dans les labels de jazz d’excellents artistes du piano, comme par exemple Fred Hersch, il faut aussi honorer le talent exceptionnel de Philippe Milanta, son pair sur le plan pianistique et de l’expression, bien plus profondément jazz par la nature de son expression sur le plan esthétique et culturel.
Wash
est un bel enregistrement, enfin disponible; on regretterait pour le jazz de devoir attendre 2024 pour le prochain en solo ou en leader.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

The New Brotherhood Sextet
Blue Gardenia

Amanda, Rakin’ & Scrapin’, Simone, Blue Gardenia, Slice of the Top, Pretty Eyes, Delightful Dju, I Remember Britt, Davisamba, Keep Your Balance
Mra Oma Davenport (tp, flh), Lawrence Jones (as, fl), Zane Wayne Massey (ss, ts), Kirk Lightsey (p), Wayne Dockery (b), Chris Henderson (dm)
Enregistré à Paris, date d’enregistrement non précisée
Durée: 1h 07' 56''
Autoproduit (mraoma@gmail.com)

Recette habituelle et vieilles marmites, si l’on excepte Lawrence Jones, et vous avez une jazz qui respire le blues, qui sent la terre d’Amérique dans ce qu’elle a de plus profond, même quand une bonne partie de l’orchestre vit à Paris où est réalisé cet enregistrement. Sous-titré «Great Song Book of Lee Morgan, Harold Mabern, Duke Pearson, Frank Foster, Horace Silver, Hank Mobley, Walter Davis Jr.», ce disque transpire le jazz dans chacun de ses sillons, dans la filiation des Messengers, avec une section rythmique au groove exceptionnel («Rakin’ & Scrapin’»), et pour cause car on retrouve le splendide Kirk Lightsey, le fondamental Wayne Dockery et le brillant Chris Henderson. Mra Oma, qui est à l’origine de cet enregistrement, a le mérite de laisser beaucoup de place à ses invités, à la musique, et c’est son Brotherhood, sa fraternité bien nommée, qui en sort grandie, magnifiée. Le groove est particulièrement puissant, comme l’indique le choix des compositeurs, et chacun des musiciens, en particulier le sax alto et le ténor, délivrent des chorus de haute volée. Mra Oma, en bon directeur de séance, reste sobre dans ses interventions et soucieux de l’ensemble musical. Le répertoire est un grand boulevard où la complicité des musiciens produit cette impression de totale liberté et d’évidence, avec de bons ensembles de cuivres.
On espère écouter cette musique en live, elle a tous les ingrédients du meilleur du jazz à un haut degré culturel, et cela s’explique par la présence de ces musiciens, un véritable all stars, même si leur résidence parisienne nous le fait trop facilement oublier. Espérons que cet excellent enregistrement, autoproduit artisanalement, trouve un éditeur, et que le groupe puisse tourner pour en faire la promotion: ces artistes et les amateurs de jazz le méritent.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Monty Alexander
Road Dog

Strawberry Hill, Renewal, Think Twice, Take care, Hello, Darlin’, Jamento, The River, Hurricane Come and Gone, Eleuthera
Monty Alexander (p, melodica), Hassan Shakur (b), Joshua Thomas (elb), Leon Duncan (eb), Obed Calvaire, Jason Brown (dm), Karl Wright (dm, perc), Andy Bassford (g)
Enregistré les 23 et 24 juillet 2015, New York
Durée: 57' 22''
MACD Records (www.montyalexander.com)

Après presque 70 disques réalisés pour de nombreux labels, Monty Aexander a décidé de passer à l’autoproduction. Il s'agit d'un projet assez particulier puisque ce CD, tiré en exemplaires limités, n'est vendu qu'aux concerts de Monty et n'est disponible nulle part ailleurs... Seul maître à bord, il offre à ses adeptes un condensé de ce qu’il aime exprimer. Sur ce Raod Dog, on le retrouve en piano solo, en trio et avec ses partenaires du Harlem Kingston Express. Sous ce dernier format, il propose trois titres sur un tempo jamaïcain qui lui convient si bien. Après une invitation dynamique de son combo, il aborde un chorus seul au piano pour compléter la thématique exposée avant que la machine ne reparte avec des effets sonores variés et bien calibrés («Strawberry Hill»). Sur «Think Twice» ses déboulés sont plus marqués et rapides tandis que sa rythmique se fait discrète, avec les frappes sèches du batteur et les interventions d’Andy Bassford (g) dans l’esprit d’Ernest Ranglin. En trio, il parvient à créer une interaction tel que lui seul sait le faire pour amener ses partenaires dans ses explorations. Sur «Renewal», sa frappe sur les touches ébène et ivoire guide Hassan Shakur sur une pulsation étrangement profonde avant d’inviter son batteur, sur un break, non plus à la Jamaïque mais dans les clubs de jazz de Big Apple. Sur «Take Care», l’atmosphère est plus légère, le jeu de main droite y est pour beaucoup. Avec délicatesse, il expose son thème, puis cède la place à son bassiste pour étirer la mélodie. Avec «Hello», l’interaction joue à fond: le plaisir pris par les musiciens se ressent. Enfin, seul au piano, son jeu conserve la même verve: «The River» constitue le moment magique de cet opus. Le toucher aérien du pianiste ouvre le morceau avec une grande délicatesse. Puis, la frappe se fait plus lourde avant de terminer par une pluie de notes fines: un ravissement! Cet album est un joyau pour qui veut découvrir l’univers de Monty Alexander. Pour les connaisseurs, Road Dog ne constitue pas un album de plus, mais matérialise la nouvelle voie dans laquelle le Jamaïcain s’affirme.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRenaud Penant / Pasquale Grasso / Ari Roland
In the Mood for a Classic

Jahbero, Audrey, Elegy, Angel Face, The Squirrel, A Sinner Kissed an Angel, These Foolish Things, In the Mood for a Classic, Time Was, All Trough the Night
Renaud Penant (dm), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b)
Enregistré le 27 août 2014, à New York
Durée: 41' 38''
Gut String Record 023 (gutstringrecords.com)

C’est au Smalls, sa deuxième maison, que Renaud Penant a enregistré ce In the Mood for a Classic. Installé à Big Apple depuis la fin des années 1990, le batteur normand a côtoyé quelques-unes des fines lames de la scène jazz new-yorkaise. A son tableau de sideman, on trouve Bob Cranshaw, Grant Stewart, Joe Magnarelli, Warren Vaché, Curtis Fuller, Eric Alexander, Jim Rotondi, Ray Mantilla, David Hazeltine, et des présences dans le John Merrill Trio et le John Webber Organ trio. C’est donc dans les locaux du petit club de Greenwich que le batteur a enregistré son album. Il est accompagné par Pasquale Grasso (le frère de Luigi qui vit en France), un guitariste italien jeune et ô combien efficace, et par le contrebassiste Ari Roland. Le répertoire au programme fait la part belle au bop avec des compositions de Tadd Dameron, Bud Powell et Hank Jones. Pasquale Grasso trouve ici un terrain parfait pour délivrer des chorus enlevés («All Through the Night»). Ari Roland use de l’archet pour donner du velouté aux propos enflammés de son partenaire. Le leader remplit sobrement sa mission en jouant subtilement sur les peaux et se met en évidence à l’occasion de quelques 4x4 («Elegy»). Le tempo se réduit légèrement sur «A Sinner Kissed an Angel» et prend un axe plus fluide sur «Time Was». Au final, In the Mood for a Classic est un album où la guitare de Pasquale Grasso illumine le propos musical sur une assise rythmique bien ancrée dans la terre du jazz.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Eddie Russ
Fresh Out

The Lope Song, All But Blind, Shamading, Hill Where the Lord Hides, You Are the Sunshine of My Life, Watergate Blues
Eddie Russ (ep), Larry Nozero (fl, ss), Melvin Clark, Jerry Glassel (g), Larry Rhodes, Ron Brooks (b), Danny Spencer, Calvin Welch (dm, perc) + Dave Sporny (tb), Dan Yessian Jazz Horns, Greg Miller (strings)
Enregistré le 23 mars 1974, Detroit (Michigan)
Durée: 42' 58''
Universal Sound 46 (www.souljazzrecords.co.uk)

Eddie Russ est né en 1940 à Pittsburgh (Pennsylvanie), cité où a grandi George Benson. Pianiste, il a débuté en jouant dans des bars ce que l’on appelle de la «cocktail music», avant de partager la scène avec des grands noms du jazz comme Stan Getz, Sarah Vaughan, Dizzy Gillespie ou Sonny Stitt. Fresh Out est le premier album du pianiste (il en sortira quatre) qui pour l’occasion avait constitué un combo du nom de The Mixed Bag. L’accompagnent est le fait d’une rythmique dont les membres sont habitués à jouer ensemble. L’album fleure bon la joie de vivre («The Lope Song») qui prévalait à cette période post-hippie et où le soul jazz bénéficiait d’un engouement certain. Le côté sensuel de la musique n’est pas délaissé comme en atteste «All But Blind», quand le saxophone exacerbe les mouvements de flux et reflux du clavier. La flûte de Larry Nozero est omniprésente et donne à l’ensemble une légèreté qui met en lumière les phrases du leader sur son piano électrique. Entre moments détendus et plus tendus, la galette défile à grande vitesse. La complicité entre les musiciens semble évidente et donne à l’auditeur une sensation d’unicité quels que soient les morceaux joués. «Here Where the Lord Hires» en est un bon exemple avec les entrelacs de la guitare, des percussions etles notes du piano. «You Are the Sunshine of My Life» et «Watergate blues» concluent cet agréable moment passé en compagnie d’Eddie Russ.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Larry Newcomb Quartet
Living Tribute

I Remember You, You’d Be so Nice to Come Home To, Morningside Heights, Alone Together, Round Pond Reunion, Gold Top, Band of Brothers, One Heart Ain’t as Great as Two*,Love Is Here*, Crossing Over, Peace
Larry Newcomb (g), Bucky Pizzarelli (g), Eric Olsen (p), Dmitri Kolesnik (b), Jimmy Madision (dm) + Leight Jonatis (voc)*
Enregistré en décembre 2016, Paramus (New Jersey)
Durée: 49’ 03’’
Essential Messenger 22107 (www.larrynewcomb.com)

Larry Newcomb est un chanceux et il le sait bien. Jouer et surtout enregistrer avec Bucky Pizzarelli est un honneur que peu de guitaristes ont connu. L’album réalisé pour l’occasion démarre fort avec «I Remember You», une façon d’exprimer la joie de se produire en si belle compagnie. Les morceaux délivrés au cours de ce CD sont magnifiquement enlevés et donnent une envie agréable de se focaliser sur la guitare jazz. Le jeu d’Eric Olsen n’est pas pour rien dans cette sensation que l’on perçoit aussi bien sur «Peace» d’Horace Silver que «Gold Top» du guitariste himself. L’ensemble de l’œuvre est aussi dédiée à Dick Hall, qui fut son maître ès-guitare. Et la leçon a été fort bien retenue comme en témoignent ses compositions. Mention particulière pour «Morningside Heights» avec ses échanges entre l’élève et le maître Bucky qui évoquent les bons moments passés à se former à son contact. Jim Hall est l’autre grand guitariste présent à travers ce Living Tribute. Sur les standards, il fait scintiller son instrument pour en extraire des singles notes ciselées tandis que Bucky Pizzarelli assure une rythmique façon pompe («You’d Be So Nice…») ou alors Newcomb opte pour des accords bien ouatés afin de mettre sa délicatesse au service du quartet («Alone Together»). La présence de Leigh Jonatis (voc) permet d’apprécier son jeu d’accompagnateur («Love Is Here to Stay»). Un album de toute beauté qui se situe dans la veine des grands représentants de la six cordes.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Champian Fulton & Scott Hamilton
The Things We Did Last Summer

When Your Lover Has Gone, Black Velvet, I Cried for You, The Things We Did Last Summer, Too Marvelous for Words, My Future Just Passed, Runnin’ Wild, The Very Thought of You
Champian Fulton (p, voc), Scott Hamilton (ts), Ignasi González (b), Esteve Pi (dm)
Enregistré le 1er avril 2017, Benicàssim (Espagne)
Durée: 59' 38''
Blau Records 018 (www.blaurecords.com)

C'est une belle rencontre sur la scène espagnole, au printemps 2017, que le label local Blau Records a eu la bonne idée de publier. Le dialogue entre deux générations de musiciens fonctionne et souligne les affinités. Scott Hamilton et Champian Fulton ont, il est vrai, fait le choix d’un jazz enraciné, balisé par la tradition. Scott Hamilton résidant en Europe depuis plusieurs années (en Angleterre puis en Italie) et Champian Fulton y effectuant des tournées régulières, leur rencontre s'est produite de ce côté-ci de l’Atlantique, lors du festival de la ville de Benicàssim.
L’enregistrement a été gravé le premier soir et la complicité a été immédiate. Ils sont solidement épaulés par deux bons accompagnateurs du cru: le contrebassiste Ignasi González, déjà familier de Scott Hamilton, avec pas moins de trois albums paru chez le même Blau Records (Live in Barcelona, La Rosita, The Shadow of Your Smile) avec également le batteur Esteve Pi qu’on retrouve lui auprès d’Ignasi Terraza, d’Andrea Motis ou de Grant Stewart.
Dès l’attaque de Champian Fulton («When Your Lover Has Gone»), le swing est de mise avec l’impeccable soutien de la section rythmique. Scott Hamilton se réserve de discrètes interventions. Il s’impose sur «Black Velvet», suave, sur lequel sa partenaire délivre un fort joli chorus. Elle redonne de la voix sur «I Cried for You» et s’instaure alors un dialogue: le morceau le plus réjouissant de l’album. Le choix des standards est judicieux. «The Very Thought of You» conclut sobrement cet album, magnifié par l’un des grands ténors du jazz, un des très beaux sons du jazz actuel. Sa stature élève et dynamise le niveau d’une pianiste-chanteuse énergique qui prend dans cette rencontre une plus grande dimension expressive.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Mighty Mo Rodgers & Baba Sissoko
Griot Blues

Shake 'Em Up Charlie, Mali to Mississippi, Nalu/Mother, Donke/Dance, Demisenu/Children, The Blues Went to Africa, Djeli/Griot/Storyteller, Drunk as a Skunk, What Is the Color of Love?, Mo Ba, Griot Blues
Mighty Mo Rodgers (key, voc), Baba Sissoko (voc, perc), Luca Giordano (eg), Walter Monini (eb), Pablo Leoni (dm, perc) + selon les titres, Dale Williams (eg), Darryl Dunmore (hca), Saint Willie (fl)
Enregistré du 13 au 17 août 2015, Vilnius (Lituanie)
Durée: 42' 41''
One Root Music 331 (Socadisc)

Bâtir un pont entre Afrique et Amérique, tisser des liens entre les cultures musicales des deux continents, beaucoup de jazzmen en ont rêvé –de Dizzy Gillespie à Randy Weston– et cet imaginaire a souvent été fécond. Mighty Mo Rodgers, mettant pour l’occasion entre parenthèses son «Odyssée du blues», s’engage lui aussi dans un dialogue avec l’Afrique par le biais d’un disque conçu en duo avec le musicien malien Baba Sissoko, lequel est issu d’une famille de griots. Ce Griot Blues revêt ainsi un caractère hybride. Malheureusement, notre bluesman-philosophe s'égare quelque peu dans ce curieux métissage, car si ces deux réalités culturelles peuvent s'inspirer l'une l'autre, il n'est pas possible de les mêler sans affaiblir l'une et l'autre quand les musiciens ne restent pas eux-mêmes. Mighty Mo y perd du coup une part de son expressivité et de sa profondeur. Le disque offre bien sûr quelques moments sympathiques: «Mali to Mississippi» qui évoque cet appel irrésistible de l’Afrique. Sur «The Blues Went to Africa», Mighty Mo conte le voyage du blues sur la terre de ses ancêtres célébrant avec son compère Baba la fraternité entre deux peuples unis par les mêmes origines. Sur le très drôle «Drunk as a Skunk», Mo et Baba jouent, l'un, l’amoureux noyant son chagrin dans la bouteille (occasion de constater, par moments, la proximité du phrasé de Mighty Mo avec celui de Ray Charles), l'autre, l’ami le réprimandant. On comprend bien le message humaniste et généreux que Mighty Mo veut faire passer, mais les bonnes intentions ne font pas toujours les bons disques et la musique essentielle.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°683, printemps 2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDeborah Brown
Kansas City Here I Come

Ask Me Now*, Teach Me Tonight*, Lullaby of Birdland*, My One and Only Love*, Before It Was Fun**, Kansas City Here I Come**, Summertime**, How Deep Is the Ocean*, Pannonica*, Cry Me a River*
Deborah Brown (voc), Sylwester Ostrowski (ts), Rob Bargad (p), Essiet Okon Essiet (b)*, Joris Teepe (b)**, Newman Taylor Baker (dm) + Kevin Mahogany (voc) + NFM Leopoldinum Chamber Orchestra
Enregistré les 4-5 mars et 17 juin 2016, Lubrza (Pologne)
Durée: 54' 13''
Autoproduit (http://deborah.jazzvox.com)

Deborah Brown était à l’honneur du n°682. La chanteuse, qui n’est plus venue en France depuis plusieurs années, entretient des relations étroites avec la communauté jazz de Pologne. Elle explique justement, dans notre dernière interview, ce lien ancien et le pont culturel qu’elle construit entre Kansas City et cette région de l’Europe. Entourée de musiciens américains (dont le regretté Kevin Mahogany, invité sur deux morceaux) et polonais (en premier lieu, le ténor Sylwester Ostrowski), ainsi que Joris Teepe, ressortissant des Pays-Bas (pays où Deborah Brown a vécu plusieurs années). Elle s’exprime ici principalement en quartet ou quintet, avec le renfort ponctuel d’un orchestre de musique de chambre, sur trois titres.
Arrêtons-nous sur ces chansons avec cordes. Le type d’alliage a quelques grands précédents (Charlie Parker, Billie Holiday…). Ici l’apport des cordes fait sens puisqu’il est une référence directe à la version qu’Ella Fitzgerald a donné de «How Deep Is the Ocean» sur Ella Fitzgerald Sings The Irving Berlin Song Book (1958, Verve). Sans doute parce que Deborah Brown a fait appel à des musiciens issus de la tradition classique européenne, ce même titre, bénéficie ici d’arrangements évoquant les compositeurs romantiques du XIXe siècle, alors que, chez Ella, l’orchestre dirigé par Paul Weston prenait des accents hollywoodiens. Cette dramaturgie symphonique procure une intensité particulière au chant de Deborah Brown, bien qu’elle joue sa propre partition. Comme chez Ella, la voix se superpose aux cordes et le collage fonctionne magnifiquement car l’expression de la chanteuse est profondément enracinée dans le jazz et que les arrangements sont bien écrits. L’orchestre est plus discret sur «Ask Me Now» comme sur «Pannonica», où la section rythmique assure l’accompagnement. Les arrangeurs Henk Meutgeert, pour «How Deep Is the Ocean» et Rob Horsting pour les deux autres titres ont réalisé un bon travail.
Le reste de l’album est de facture plus traditionnelle. Si «Summertime» débute doucement par un duo piano-voix, le tempo s’accélère dès l’attaque du premier couplet, faisant jaillir le swing. Bien que la chanteuse y soit simplement accompagnée par la contrebasse, l’introduction de «Kansas City Here I Come» est enlevée. Les deux morceaux en duo avec Kevin Mahogany, disparu le 17 décembre dernier, nous rappellent l’importance des racines: «Teach Me Tonight» est plein d’entrain et de swing et la voix profonde de Mahogany est saisissante sur «My One and Only Love».

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°683, printemps 2018