Petite ville située dans le Collio frioulan, terre de grands vins, à quelques kilomètres de la Slovénie, Cormòns accueille depuis 15 ans le festival Jazz & Wine, grâce aux efforts de l’association Controtempo. L’édition 2012 a consolidé les attaches déjà fortes avec le territoire, proposant - outre les concerts du soir au Teatro Comunale – des événements le matin et l’après midi en différents lieux : les prestigieuses caves Borgo San Daniele, Gradisca d’Isonzo, Angoris, Villanova e Zegla (avec dégustation des vins et produits typiques) et la Kulturni Dom di Nova Gorica (Slovénie). La participation du public est constante et importante, renforcée par de nombreux spectateurs autrichiens et slovènes, public ouvert aussi à des propositions d’un abord plus difficile. C’est le cas du dialogue entre Tobias Delius et Christian Lillinger, joué sur leur complicité rythmique, l’exploration des timbres et leur totale empathie dans l’improvisation. Delius applique la liberté expressive de la Free Music européenne au ténor, dans le sillage Shepp-Ayler-Sanders, avec des racines qui remontent jusqu’à Coleman Hawkins. A la clarinette il se rattache directement à Johnny Dodds et Pee Wee Russel. Lillinger assume idéalement la leçon de Milford Graves, Andew Cyrille, Paul Lovens et Paul Lytton, apportant à la batterie une vaste gamme de couleurs à l’aide d’objets divers. La dialectique entre Satoko Fujii (p) et Natsuki Tamura (tp) se découvre en partant quasiment de rien, par la lente et progressive accumulation de cellules. Dénaturant souvent les instruments, tous les deux alternant des sons parasites, pointillistes, surchargés, des clusters, des fragments mélodiques d’empreintes orientales, des préparations de piano proches de la recherche électro-acoustique, des échos impressionnistes et des traces modales. Le parfait équilibre formel entre l’écriture et l’improvisation du trio d’Henri Texier est animé par le flux du contrebassiste – en symbiose avec Christophe Marguet (dm) – avec de puissantes pédales, des lignes fluides et interactives, des inserts de mélodies concis. Aux clarinettes (sib et alto), le fils, Sébastien, suit les traces aussi bien de Michel Portal, Louis Sclavis que de Jimmy Giuffre. Au contralto il insère des progressions limpides, mémorisées de Lee Konitz, à des segments asymétriques marqués au sceau de Coleman Hawkins. Les compositions de tous les deux brillent par leur sens structurel et leur goût narratif, palpable aussi dans une paraphrase subtile de « What Is This Thing Called Love ». Le poly-instrumentiste autrichien Karlheinz Miklin – avec Ewald Oberleitner (b) et le fils Karlheinz Jr. (dm) – domine différents langages. Au ténor il se montre l’héritier de Rollins et de Coltrane par les attaques foudroyantes et la configuration du phrasé. Son approche du soprano est également coltranienne en utilisant ses parcours modaux. L’alto oscille entre l’accent brillant de « Witchcraft » et des accents à la Cannonball sur un calypso torride. La clarinette basse et la flûte évoquent des thèmes populaires entre l’Europe Centrale et la Patagonie. Avec Brad Jones (b) et Matt Wilson (dm), Ray Anderson et Marty Ehrlich se construisent des architectures sophistiquées avec un goût pour le contrepoint et la polyphonie. Le tromboniste vous déverse l’héritage de son Chicago natal : connaissance du jazz traditionnel, le blues et l’expérience passée avec Braxton. Le contraltiste s’est approprié les leçons du maître Julius Hemphill et à la clarinette il s’exprime avec un débit limpide et tranchant. La rythmique peut embrasser des tempos libres jusqu’au slow blues, des up tempos de filiation bop à la rumba. Le quintet de Gaetano Liguori – Filippo Vignato (tb), Piero Bittolo Bon (as), Roberto Del Piano (b), Massimo Pintori (dm) – constitue la réédition d’une formation de la fin des années 70 avec les comparses Danilo Terenzi et Massimo Urbani. Le pianiste vous représente les traits essentiels de son langage : implantations modales, longues pédales, rappels tiers-mondistes, pointes free grâce au phrasé d’essence dolphienne (avec des pointes corrosives à la Marshall Allen) de Bittolo Bon. En conclusion du projet The Duke de Joe Jackson, le festival a aussi offert des moments de distractions, cependant avec des hauts et des bas. Le guitariste ukrainien (d’ethnie Tartare), Enver Izmaylov, spécialiste du tapping, traite avec une vraie gaieté les temps impairs des traditionnels de Crimée et d’Ouzbékistan, aussi bien que les Beatles , le raga, ou le fingerstyle. Avec une formation rafistolée – Luca Aquino (tp), Petter Wettre (ts, ss) et Michael Gorman (org, p) - Manu Katché a débité une musique plate, banale et sans âme. Le quintet Soulgrass de Bill Evans construit un intelligent mélange avec de nombreux éléments de la music pop : du R&B en style Tower of Power et David Sanborn ; de la soul et des renvois à Little Feat et Allman Brothers dans le traitement de la voix de Josh Dion (dm) ; du rock blues dans la guitare de Mitch Stein, l’expression funk de la basse puissante de Frank Gravis ; le bluegrass condensé dans l’approche du formidable banjoïste Ryan Cavanaugh, influencé aussi bien par Bela Fleck que par John Mclaughlin. A votre santé Jazz&Wine !
Enzo Boddi Traduction Serge Baudot Photo : Ray Anderson, Luca d'Agostino © Phocus Agency 2012, by courtesy of Jazz & Wine
|