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JAZZ RECORDS
• Chroniques de disques en cours •

Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.
4 choix possibles: Chroniques en cours (2021), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2021 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2021 sur internet), Hot Five de 2020 et 2021.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique.
Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). 
On peut les lire dans les éditions papier disponibles à la vente depuis 1935 dans notre boutique.
A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite; nous avons choisi d'ajouter, en 2019, un niveau (les curiosités) pour donner plus de nuances, car les lecteurs ne lisent pas toujours les chroniques en entier. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir.





Au programme des chroniques
2021 >
B Peter Bernstein Pat Bianchi Ran Blake/Christine Correa Art Blakey Alan Broadbent/Georgia Mancio Keith Brown Dave Brubeck C Alexandre Cavaliere Joe Chambers Brian Charette Pierre Christophe/Hugo Lippi Esaie Cid Glenn Close/Ted Nash George Coleman Chick Corea Christine Correa/Ran Blake D Joey DeFrancesco Dany DorizLeon Lee Dorsey E Vince Ector Jérôme Etcheberry FJoe Farnsworth Diego Figueiredo/Ken Peplowski Funky Ella/Leslie Lewis G Ray Gallon Erroll Garner Jimmy Gourley Randy Greer/Ignasi Terraza HConnie Han Roy Hargrove/Mulgrew Miller Steven Harlos Bruce Harris Michel Hausser Eddie Henderson Eric Hochberg/Roberto MagrisChristopher Hollyday J Mahalia Jackson Jazz Foundation of America Alain Jean-Marie/Carl Schlosser Samara Joy K Helmut Kagerer/Ralph Lalama/Andy McKee/Bernd Reiter Snorre Kirk Kenny Kotwitz L Ralph Lalama/Helmut Kagerer/Andy McKee/Bernd Reiter Jermaine Landsberger/Stochelo Rosenberg Peter Leitch Leslie Lewis/Funky Ella Dave Liebman/The Generations Quartet Kirk Lightsey Hugo Lippi/Pierre Christophe Ira B. Liss Big Band Jazz Machine Charles Lloyd M Doug MacDonald Magnetic Orchestra/Vincent Périer Roberto Magris/Roberto Magris/The MUH Trio/Roberto Magris/Eric Hochberg Junior Mance Georgia Mancio/Alan Broadbent Delfeayo Marsalis Daniel-John Martin/Romane Charles McPherson Philippe Milanta Mulgrew Miller/Roy Hargrove Wes MontgomeryJason Moran/Archie Shepp N Ted Nash/Glenn Close P Nicki Parrott Ken Peplowski/Diego Figueiredo Vincent Périer/Magnetic Orchestra Ralph Peterson Dino Plasmati/Antonio Tosques Dino Plasmati/The Untouchable Band R Eric Reed Knut Riisnæs Henry Robinett Sonny Rollins Romane/Daniel-John Martin Stochelo Rosenberg/Jermaine Landsberger Mathias RüeggS Archie Shepp/Jason Moran Carl Schlosser/Alain Jean-Marie Jim Snidero Rossano Sportiello T Gregory Tardy Ignasi Terraza/Randy Greer The Cookers The Generations Quartet/Dave Liebman The MUH Trio/Roberto Magris The Untouchable Band/Dino Plasmati Nicholas Thomas Isaiah J. Thompson Antonio Tosques/Dino Plasmati Lennie Tristano W Tim Warfield


2020 >
A Phil Abraham Wawau Adler Harry Allen • Harry Allen/Mike Renzi Harry Allen/Dave Blenkhorn Always Know Monk/Yves Marcotte Teodross Avery B Kenny Barron/Dave Holland Gary Bartz/Bobby Watson/Vincent Herring Behia Jazz BandCarey Bell/Hubert Sumlin/Bob Stroger/Louisiana Red Marc Benham Jean-Pierre Bertrand Julien Bertrand/New Fly Big Band Brass Dave Blenkhorn • Dave Blenkhorn/Harry Allen George Bohanon Simon Bolzinger Frédéric Borey Jon Boutellier Dee Dee Bridgewater Jérémy Bruger Warren Byrd C Pablo Campos Marie Carrié Clairdee Jimmy Cobb John Coltrane Harry Connick, Jr. Chick CoreaAdrian Cunningham DEddie "Lockjaw" Davis/Johnny Griffin Pierre de Bethmann Aaron Diehl Mike DiRubbo François Dumont d'Ayot EScott Emerson/Jazz Age Centenaire F Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home Ella Fitzgerald George FreemanChampian Fulton (3 CDs) Champian Fulton (Birdsong) G Garden District Trio Erroll Garner (Octave Music 01 à 06) Erroll Garner (Octave Music 07 à 12) Alain Goraguer Dexter GordonGradischnig-Raible Quintet Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home Luigi Grasso/Rossano Sportiello Lana Gray Johnny Griffin/Eddie "Lockjaw" Davis Danny Grissett Gypsy Dynamite H Darryl Hall • Fletcher Henderson Vincent Herring/Bobby Watson/Gary Bartz Hiromi Dave Holland/Kenny Barron Chris Hopkins Hot Sugar Band & Nicolle Rochelle Félix Hunot J Jazz Age Centenaire/Scott Emerson Jazz at Lincoln Center Orchestra (The Music of Wayne Shorter) Jazz at Lincoln Center Orchestra (Big Band Holidays II) Alain Jean-Marie Mette Juul KK Quintet Hetty Kate David Kikoski Inigo Kilborn King Louie (Louis Pain) Snorre Kirk (Tangerine Rhapsody) Snorre Kirk (Drummer & Composer) L L'Age d'or du jazz belgeArnaud Labastie/Swingin' Bayonne Fapy Lafertin Sarah Lancman Gabriel Latchin Anna Lauvergnac (Coming Back Home) • Anna Lauvergnac/Claus Raible (Free Fall) • Les Haricots Rouges Carmen Lundy Brian LynchMHarold Mabern Yves Marcotte/Always Know Monk Wynton Marsalis Bill Mays/Bobby Shew Christian McBride (The Movement Revisited)Christian McBride (For Jimmy, Wes and Oliver) Philippe Milanta Thelonious Monk Tete Montoliu Rita MossJ.B. MoundeleNNaïma Quartet Dario NapoliNew Fly/Julien Bertrand Gaëtan Nicot Nikki & Jules Jorge NilaP Charlie Parker Nicki Parrott Ken Peplowski Luis Perdomo Chloé Perrier Yvonnick Prené R Claus Raible (Trio!) • Claus Raible/Anna Lauvergnac (Free Fall)Gradischnig-Raible Quintet Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home Louisiana Red/Carey Bell/Hubert Sumlin/Bob StrogerMike Renzi/Harry Allen Buddy Rich Duke RobillardScott Robinson Nicolle Rochelle & Hot Sugar Band Catherine Russell SJérôme Sabbagh/Greg Tuohey Malcolm Strachan John ScofieldWoody ShawBobby Shew/Bill Mays Alex Sipiagin Martial Solal Rossano Sportiello (Pastel) Rossano Sportiello/Luigi Grasso (A Coffee for Two) Bob Stroger/Carey Bell/Hubert Sumlin/Louisiana Red Dave StrykerJames Suggs Hubert Sumlin/Carey Bell/Bob Stroger/Louisiana Red Svetlana Veronica SwiftSwingin' Bayonne/Arnaud Labastie T The Bill Hubbard Orchestra The Dime Notes The DIVA Jazz OrchestraThe Jazz Defenders The Royal Bopsters Rachel Therrien René Thomas Sarah Thorpe Cheick Tidiane Seck Claude Tissendier TokuCharles Tolliver Greg Tuohey/Jérôme Sabbagh VWarren VachéAlexis ValetDon Vappie W Kenny Washington Bobby Watson (Keepin' It Real) Bobby Watson/Vincent Herring/Gary Bartz Worry Later YYellowjackets


Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2021

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Joey DeFrancesco + The People
Project Freedom

Imagine (prelude), Project Freedom, The Unifier, Better Than Yesterday, Lift Every Voice and Sing, One, So Near-So Far, Peace Bridge, Karma, A Change Is Gonna Come, Stand Up
Joey DeFrancesco (org, kb, tp), Jason Brown (dm), Troy Roberts (ts, ss), Dan Wilson (g)
Enregistré à New York, date non précisée (prob. 2016-2017)
Durée:
1h 04’ 20”
Mack Avenue 1121 (www.mackavenue.com)


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Joey DeFrancesco
More Music

Free, Lady G, Just Beyond the Horizon, In Times of Reflection, Angel Calling, Where to Go, Roll With It, And If You Please, More Music, This Time Around, Soul Dancing
Joey DeFrancesco (org, tp, ts, p, voc), Michael Ode (dm), Lucas Brown (g, org, kb)
Enregistré les 16-18 janvier 2021, Tempe, AZ
Durée: 1h 05’ 21”
Mack Avenue 1186 (www.mackavenue.com)


Joey DeFrancesco aime passionnément la musique et le jazz en particulier, il adore jouer, et ça se sent aussi bien sur scène que dans ses enregistrements. Il appartient à la grande famille des organistes de jazz qui réunissent le drive, le blues, le spiritual, l’expression, le «groove» car c’est souvent ce terme qui réunit les organistes. Même pour les néophytes ou le grand public qui ne connaît pas la source biographique qui fonde cet amour et cette implication dans la musique de jazz en particulier, cette énergie est perceptible, comme pour n’importe quelle oreille, dans ces deux disques en particulier. Car la famille DeFrancesco, c’est plusieurs générations dévouées à la musique, avec un père, Papa John Francesco, déjà organiste reconnu et dont Joey est la continuation sans aucun hiatus. Joey, c’est un gamin surdoué dans cet environnement familial qui joue dès son jeune âge avec des musiciens de haut niveau à Philadelphie (il est né dans un faubourg de Philadelphie, à Springfield, PA, en 1971), Hank Mobley et Philly Joe Jones entre autres, et sa compréhension intime de l’esprit du blues, des codes du jazz («Stand Up»), n’est donc pas un sujet d'étonnement.
Si ce gourmand de musique pratique tous les instruments avec bonheur, y compris le chant, comme ces enregistrements en témoignent, c’est à l’orgue qu’il nous procure les plus profondes sensations comme sur «Project Freedom» ou «Stand Up» du premier disque. Dans ce disque, l’adjonction d’un excellent Troy Roberts et du virtuose Dan Wilson (g) apporte ce surcroît de profondeur, cette épaisseur («Karma», «A Change Is Gonna Come») qui naît de l’échange par rapport au second disque où Joey DeFrancesco est un peu l’homme-orchestre, et où il se (nous) fait vraiment plaisir, peut-être pour compenser cette triste époque. Sans doute que la localisation de l’enregistrement en Arizona du second disque explique-t-elle cette réalité. Les batteurs, Jason Brown et Michael Ode, en l’absence de bassiste (basse au pied par l’organiste), sont efficaces et sobres. Sur le second disque, un organiste, guitariste, Lucas Brown, vient parfois seconder avec bonheur Joey DeFrancesco, quand le leader adopte le saxophone, la trompette ou le piano sur lequel il est évidemment très virtuose («In Times of Reflection») ou plus largement les claviers.
Joey DeFrancesco est un musicien sans surprise; entendons-nous, sans mauvaise surprise. Ses enregistrements, ses concerts, sa personnalité ont ces qualités de générosité, de simplicité et puissance expressive qui garantissent toujours un contenu de jazz naturel, direct, un jazz populaire qui enthousiasme. L’orgue Hammond B3 est aussi dans le jazz une tradition qui est rarement décevante, et si on peut résumer le groove à la recette des organistes, disons qu’il y faut l’élaboration du jazz, l’esprit du blues, la conviction du spiritual, la danse du funk, l’énergie du drive, et un peu de folie sonore savamment mêlée dans les rouleaux de la tradition afro-américaines possédée par les «cookers». Joey De Francesco est né dans ce bain, et sa musique, complexe et naturelle, possède tous ces ressorts, toutes ces qualités: de la grande musique populaire. En cette période d’absurdité sans limite, Mack Avenue continue d’enrichir le catalogue du jazz de beaux enregistrements, bravo et merci à eux, ils sont parmi les rares à garder des repères.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dino Plasmati-Antonio Tosques GuitArt Quartet
On Air

Airegin, Everything I Love, Lazy Bird, Boundless Energy, In Your Own Sweet Way, I’ve Accustomed to Her Face, My Secret Love, When Sunny Gets Blue, Who Can I Turn To?, Turnaround
Dino Plasmati, Antonio Tosques (g), Bruno Montrone (org), Marcello Nisi (dm)
Enregistré les 21 et 22 juillet 2020, Matera (Italie)
Durée: 1h 04’ 14’’
Caligola Records 2287 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)


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The Untouchable Band
Sammy' n' Action

Fancy Pants*, Tall Cotton, Front Burner**, Quintessence, 88 Basie Street, Basie Straight Ahead, Fun Time, Ya Gotta Try… Harder°
Dino Plasmati (lead, g), Tony Santoruvo, Marco Sinno (tp), Franco Anguilo, Antonio Pace (tb), Gianni Binetti (as), Francesco Lomangino (ts), Enzo Appella (bar), Michele Campobasso (p), Nico Catacchio (b), Vito Plasmati (dm) + Nicola Cellai*, Fabio Morgera** (tp), Massimo Morganti (tb)°, Michael Rosen (ts)**
Enregistré en février et mars 2021, Matera, Bari (Italie)
Durée: 38’ 10’’
Angapp Music 165 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)

Dino Plasmati est né le 9 juillet 1972 à Matera, dans le sud de l’Italie en Basilicate, une cité de 60000 habitants classée au patrimoine de l'Unesco en 1993 et Capitale européenne de la culture en 2019, où Pier Paolo Pasolini tourna L'Evangile selon Saint Mathieu, et contribua, à sa façon (un coup de gueule) à la protection de l'héritage populaire, les Sassi, les quartiers populaires menacés par l'urbanisation sauvage. Dino Plasmati est devenu un activiste de la scène culturelle locale depuis déjà près de vingt ans. Fils d’un musicien amateur, il a baigné très tôt dans le jazz. Il débute l’apprentissage de la guitare à 9 ans et monte son premier groupe à 15 –Meridiana– avec lequel il tourne et enregistre quatre albums. Diplômé du Conservatoire de Matera, il suit à l’été 1989 un stage du Berklee College of Music à Pérouse. Il se forme également auprès de plusieurs musiciens à l’occasion d’autres master-classes de Pat Metheny, du regretté Pat Martino ou encore du compositeur et arrangeur Larry Blank. Dino Plasmati cultive ainsi son lien avec la terre de naissance du jazz –où il s’est produit– tout en restant implanté dans sa ville, dont il anime la scène jazz depuis 2006, à travers l’association Mifajazz, et où il a également fondé un festival de big bands en 2009; son activité de musicien se partageant entre petites formations et direction de grands orchestres, comme en témoigne les deux excellentes productions dont il est ici question. Ajoutons que parmi ses très nombreuses collaborations on compte Bobby Watson (invité sur un précédent album en big band), Chris Potter, Randy Brecker, Steve Grossman, Brian Charrette ou encore Paolo Damiani et Paolo Fresu.
Sur On Air, Dino Plasmati est en tandem avec un autre guitariste, Antonio Tosques, soutenu par un orgue Hammond et une batterie. Les deux guitaristes, de sensibilité très proche, se répondent et entremêlent leur jeu avec une finesse extrême (
l'enregistrement stéréo permet néanmoins de les distinguer chacun par un canal audio différent), Dino Plasmati se révélant cependant un peu plus volubile que son partenaire. Hormis une jolie balade signée de Dino Plasmati, «Boundless Energy», l’album est constitué essentiellement de compositions du jazz et s’ouvre sur le dynamique «Airegin» de Sonny Rollins où, d’emblée, le soutien rythmique apporté par l’orgue et la batterie révèle tout son intérêt; son intensité doit beaucoup au drive musclé de Marcello Nisi, auteur de réjouissantes interventions. Mais c’est avant tout le duo de guitares qui fait le charme de cet enregistrement effectué dans une esthétique bop et donnant lieu à des reprises très personnelles et fort réussies («Lazy Bird» de John Coltrane) avec aussi une touche de blues («Turnaround» d’Ornette Coleman). La douce et légère poésie qui parcourt le disque (superbe version du «Everything I Love» de Cole Porter) paraît presque irréelle en ces temps de totalitarisme sanitaire mondialisé.
Avec Sammy’ n’ Action, Dino Plasmati, à la tête de son Untouchable Band –un ensemble qui compte onze musiciens (sans les invités), dont le frère du leader, Vito, à la batterie– rend hommage à l’arrangeur et compositeur de la productive communauté italo-américaine Sammy Nestico (1924-2021), l’enregistrement intervenant un mois seulement après sa disparition le 17 janvier 2021. Sammy Nestico est connu pour sa collaboration avec Count Basie entre 1968 et 1983: le fait est que l’esprit du Count irrigue cet album dont le répertoire, quasi exclusivement de la main de Sammy Nestico (à l’exception de «Quintessence» que l’on doit à Quincy Jones, mais dont Sammy Nestico cosigna les arrangements) est pour l’essentiel gravé sur des disques de Basie: «Basie Straight Ahead» et «Fun Time» de Basie Straight Ahead (Dot, 1968), «Tall Cotton» et «Front Burner» de Basie Big Band (Pablo, 1975), «88 Basie Street» et «Fancy Pants» de deux albums éponymes (Pablo, 1983). Le bon collectif animé par Dino Plasmati insuffle un swing tonique porté par les interventions dynamiques des soufflants, de même que par l’excellent Michele Campobasso, dont le piano est ici basien à souhait. On retiendra également un fort joli solo de Dino Plasmati sur «Fun Time», toujours empreint d’un grand raffinement. Un album que ces musiciens ont voulu comme une «explosion d’espoir» (dixit le livret) et à la vitalité aussi revigorante que bienvenue.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

Pat Bianchi Trio
A Higher Standard

Without a Song, Blue Silver, So Many Stars, The Will of Landham, Some Other Time, Bohemia After Dark, Very Early, Satellite, Blues Minus One, From the Bottom of My Heart
Pat Bianchi (org), Craig Ebner (g), Byron Landham (dm)

Enregistré à Exton, PA, date non précisée (prob. 2015)

Durée: 57’ 30”

21-H Records 001 (www.patbianchi.com)


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Tim Warfield
Jazzland

Lenny's Lens, Theme for Malcolm, Sleeping Dancer, Sleep On, Ode to Billie Joe, He Knows How Much I Can Bear, Tenderly, Shake It for Me, Wade in the Water, Hipty Hop
Tim Warfield (ts, ss), Terell Stafford (tp, flh), Pat Bianchi (org), Byron Landham (dm), Daniel Sadownick (perc)

Enregistré le 22 septembre 2017, Brooklyn, NY

Durée: 1h 08’ 45”

Criss Cross Jazz 1400 (www.crisscrossjazz.com)


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Vince Ector Organatomy Trio+
Theme for Ms. P

Love Won't Let Me Wait*, Dex Blues*, The Courtship*, Theme For Ms. P, Wives & Lovers, To Wisdom The Prize, Renewal Revisited*, Sister Ruth
Vince Ector (dm), Bruce Williams (as,ss), Pat Bianchi (org), Paul Bollenback (g)*

Enregistré le 26 octobre 2018, Paramus, NJ

Durée: 47’ 23”

American Showplace Music 5042 (www.vincentector.com)



Le dénominateur commun le plus évident de ces trois enregistrements est la présence de l’excellent organiste Pat Bianchi qui tire l’orgue du registre blues et spirituel, une belle tradition dont le «King» est sans doute Jimmy Smith, vers le post bop, le jazz straight ahead, avec une personnalité assez forte pour donner une unité à ces trois enregistrements réalisés pourtant par trois leaders différents: dans l’ordre chronologique, le premier par l’organiste lui-même, le second par Tim Warfield et le troisième par Vince Ector. C’est la scène autour de New York, qui comprend aussi le New Jersey et une partie de la Pennsylvanie, dont Philadelphie. Le blues y est toujours présent comme une couleur de base, mais le jazz, celui post bop, est l’autre dominante, l’autre point commun, qui prévaut dans ces expressions, pour une musique d’excellente qualité, toujours swing, toujours ouverte parce qu’elle exploite le répertoire du jazz avec naturel, sans maniérisme, avec ce caractère direct qui donne toujours de l’authenticité propre à cette esthétique, et par conséquent du plaisir aux auditeurs, par une vraie modernité, sans qu’il soit besoin d’un discours car les fondements du jazz sont présents.

Pat Bianchi, qui a accompagné régulièrement le regretté Pat Martino qui vient de disparaître, un chef de file de ce jazz sophistiqué, créatif et pourtant proche des racines, se place dans cette filiation d’un jazz virtuose et inventif toujours coloré par le blues. Pat Bianchi, même en sideman, prend beaucoup de place en raison du caractère particulier de son instrument, un Hammond B3, qu’il utilise dans ses chorus avec beaucoup d’originalité sans aucunement renoncer à la tradition de l’instrument, et dont il use avec science pour donner le ton, même en sideman dans les deux autres enregistrements. C’est aussi lui qui assure la basse au pied. 

Le batteur de Philadelphie Byron Landham, son complice dans le trio et dans beaucoup d’autres enregistrements, est aussi présent dans le disque de Tim Warfield. La présence de la guitare (les bons Paul Bollenback et Craig Ebner) enfin, dans deux des trois enregistrements, n’étonnera pas non plus dans ce type de configuration du trio avec orgue. L’enregistrement sous le nom de Tim Warfield se passe lui de la guitare et lui préfère une front line de cuivres avec Terell Stafford, un musicien hot, qui donne une coloration plus typiquement jazz straight ahead, mais sans perdre cette couleur blues, en fait avec des arrangements qui se placent dans la lignée des Jazz Messengers post Wayne Shorter.

Dans les deux disques de Vince Ector et de Tim Warfield, la présence d’un saxophone, toujours dans cette lignée, donne une réelle proximité aux deux enregistrements, bien sûr accentuée par l’orgue Hammond mais aussi par le jeu hérité de Wayne Shorter, tant de Tim Warfield au ténor et au soprano, que dans celui de Bruce Williams à l’alto et au soprano. Les petites touches d’originalité dans le disque de Tim Warfield sont la présence d’un trompette et d’un percussionniste qui donne un côté latin, même si Vince Ector, en tant que batteur, possède à lui-seul, la couleur percussive et le côté latin dans son jeu très souple et plein d’accents. Et même si le disque de Pat Bianchi en trio propose l’épure, par son répertoire, sa tonalité, et par le jeu même personnel de Pat Bianchi, on finit par retrouver une proximité d’atmosphère pour ces trois disques qui nous ont conduits à les réunir, au-delà de la relative concomitance de leur réception à Jazz Hot.
En résumé, trois disques de qualité qui tirent leurs racines dans une esthétique qui doit beaucoup à l’alliage spécial Art Blakey/Wayne Shorter qui a été si fécond depuis un demi siècle, et qui continue de séduire les musiciens de jazz avec raison. L’excellence des musiciens sans exception, auteurs de chorus et d’ensembles parfaits, comme la couleur apportée par Pat Bianchi, personnalisent et rapprochent ces enregistrements réussis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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The Cookers
Look Out!

The Mystery of Monifa Brown, Destiny Is Yours, Cat's Out the Bag, Somalia*, AKA Reggie, Traveling Lady, Mutima
The Cookers: Eddie Henderson (tp), David Weiss (tp), Donald Harrison (as), Billy Harper (ts), George Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart (dm), chœur des musiciens*
Enregistré les 11-12 avril 2016, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 54’ 36”
Still Hard Boppin’/Gearbox Records 1571 (The Orchard/www.gearboxrecords.com)


Chacun de ces musiciens, à l’exception de David Weiss, l’excellent trompettiste, arrangeur de la plupart des thèmes et producteur de ce disque, a été en couverture et longuement interviewé dans Jazz Hot, parfois plusieurs fois. Cela dit l’accomplissement d’un parcours d’excellence dans le jazz depuis les années 1960-70 pour les plus anciens. Retourner à leurs interviews est un bon accompagnement de l’écoute de ce disque. Ils sont réunis dans ce all stars depuis dix ans, dans l’esprit de ces belles moyennes formations qui ont tant apporté au jazz depuis les années 1950, en particulier dans les années 1970-1980, quand le jazz a trouvé, dans les musiciens en particulier de cette génération et quelques autres de la tradition, la force de prolonger une épopée artistique et humaine à nulle autre pareille, malgré le rouleau compresseur de la consommation de masse de musique commerciale.
Marchant avec assurance et profondeur dans les pas de John Coltrane et plus largement de l’esprit de cette musique portée par une histoire populaire, ils apportent à chaque enregistrement, à leurs prestations sur les scènes une conviction, une puissance expressive qui sont devenues la marque de fabrique du groupe. Billy Harper (
n°504, 658), Cecil McBee (n°482, 581, 607), George Cables (n°575, 680), Donald Harrison (n°644), Billy Hart (n°624), Eddie Henderson (n°594, 678) ont une telle personnalité –elle se traduit dans leur sonorité, dans l’esprit de leur composition, dans le drive et la conviction de leur jeu– que la musique culmine à un niveau d’intensité presque «saturé» en permanence, à laquelle on trouvera quelques précédents aussi forts, comme John Coltrane-McCoy Tyner, Art Blakey-Lee Morgan-Bobby Timmons, Charlie Parker-Bud Powell, Louis Armstrong, Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Mahalia Jackson pour ne retenir que les artistes les plus connus…
Cette intensité est même selon notre feeling ce qui est la caractéristique première de ce groupe, et les compositions elles-mêmes de Billy Harper, Cecil McBee et George Cables contribuent à identifier ce groupe au-delà des musiciens qui l’animent. C’est une musique qui tend au spiritual comme celle de John Coltrane, avec ce renouvellement de la modernité de leur génération qu’y ont apporté les artistes des années d’après guerre, Art Blakey, Horace Silver notamment pour ce groupe par le type d’arrangements, de compositions. Plusieurs musiciens (Billy Harper, Eddie Henderson, George Cables, Donald Harrison) ont d’ailleurs fait partie de ces Jazz Messengers portés pendant quelques décennies par Art Blakey. La synthèse que réalisent les musiciens à la fois dans ce collectif fort (beaux arrangements sur mesure de David Weiss) et par la puissance de leur individualité qui transparaît dans leur chorus. Billy Harper, Donald Harrison et George Cables sont profonds dans leurs interventions et Eddie Henderson et David Weiss apportent une dimension aérienne et brillante aux ensembles et dans leurs chorus. Cecil McBee et Billy Hart créent une toile de fond rythmique au niveau de l'intensité, sans prendre un chorus.Il y a ici une résultante des plus abouties du génie du jazz, de ce récit exceptionnel d’un siècle de musique populaire qui possède ces fonds de blues, de swing, d’expressivité et de spiritualité qui donnent le meilleur jazz, celui qui parvient à mettre l'authenticité au cœur du projet artistique. La complexité et les nuances de cette expression n’empêchent jamais le lyrisme et l’ouverture de cette musique à tous les publics par la beauté directe, parfois sombre, parfois lumineuse, des climats. Une musique qui remue jusqu’au fond de l’âme
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Erroll Garner
Symphony Hall Concert

A Foggy Day (In London Town), But Not For Me, I Can't Get Started With You, Dreamy, Lover, Moments Delight, Bernie's Tune, Misty, Erroll's Theme
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré le 17 janvier 1959, Boston, MA
Durée: 35’ 59”
Octave Music/Mack Avenue 1169 (www.mackavenue.com)


Octave et Mack Avenue poursuivent avec cet inédit de 1959, enregistré au Symphony Hall de Boston, MA, dans un concert organisé par George Wein qui vient de disparaître (cf .Jazz Hot 2021), le grand chantier de la redécouverte d’un géant du jazz à nul autre pareil, comme toujours pour les musiciens de cette dimension, Erroll Garner. Le visuel du disque nous apprend que le concert se déroulait à 20h30 et que les billets étaient en vente au Storyville, le club de George Wein à Boston. Nous parlons de redécouverte, car si le public a plébiscité (en live et dans les ventes de disques) le grand pianiste de son vivant, la critique et les revues de jazz des années 1960-70, en France en particulier, ont parfois fait la fine bouche, mésestimé son apport original sur les plans instrumental, artistique et du jazz. Dès sa disparition en 1977, Erroll Garner a fait l’objet d’un oubli des médias à l’exception de quelques revues comme Jazz Hot (cf. Jazz Hot Spécial 2000).
Dans Jazz Hot n°341, en septembre 1977, l’hommage lui fut rendu par Francis Paudras, un invité de la rédaction à sa demande, qui, en pianiste connaisseur et, comme on le sait, ami et protecteur de Bud Powell au début des années 1960, remit «les pendules à l’heure», non seulement par un texte mais aussi par des réponses à des chroniques journalistiques méprisantes parues en France. Randy Weston, en grand pédagogue comme toujours, releva aussi ces indignités, et beaucoup de pianistes et autres instrumentistes, et non des moindres, prirent la plume pour décrire le génie de cet artiste, lui rendre justice de son œuvre et de son talent. Il y avait parmi eux des musiciens de toutes le générations et styles, comme Joe Turner, Archie Shepp, Max Roach, Philly Joe Jones, Bill Evans, Kenny Clarke, Charli Persip, et en France, Georges Arvanitas, Martial Solal, René Urtreger, Maurice Vander, Eddie Louiss, Claude Bolling, Bernard Maury… Cet épisode, inhabituel pour un décès, n’empêcha pas un oubli médiatique postérieur que le génie éternel du pianiste de Pittsburgh combattit lui-même post mortem grâce aux rééditions en CD de son œuvre qui connurent toujours un succès respectable auprès du public, toujours fidèle et connaisseur, même si la jeune génération d’alors passa à côté.
Ce grand retour sur Erroll Garner est donc essentiel. Il a été entrepris au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, dirigé alors par la regrettée Geri Allen, grâce à Susan Rosenberg, la nièce et héritière de Martha Glaser, la productrice et compagne d’Erroll Garner depuis le début des années 1950 jusqu’à son décès, et qui créa Octave avec Erroll avant de devenir la conservatrice de ce patrimoine inestimable. La collaboration déterminante de Mack Avenue, un excellent label de Grosse Pointe Farms, à la périphérie de Detroit, MI (cf. les chroniques précédentes, Jazz Hot n°685, 2020-1 et 2020-2) a été la touche finale de ce grand retour d’Erroll Garner sur les platines des amateurs, avec un bon travail de restauration (versions complètes, livrets…).
Cet inédit de 1959 vient enrichir l’histoire complice du jazz et d’Erroll Garner par 36 minutes, la taille d’un LP, toujours exceptionnelles du pianiste dans un haut-lieu musical de la ville, le Symphony Hall, maison du Boston Symphony Orchestra et du Boston Pops Orchestra, construit en 1900, réputé pour son acoustique. C’est l’inattendue Terri Lyne Carrington (dm), originaire de la région de Boston, qui rédige les notes de livret, courtes et claires, rappelant la nécessité de contextualiser une œuvre et un artiste, avant de commenter chaque thème, puis de conclure: «La découverte de cet enregistrement nous aide à comprendre clairement que la liberté d'interprétation du rythme et de la mélodie de Garner, combinée à sa maîtrise de l'instrument, le rendait non seulement en avance sur son temps, mais aussi une véritable force visionnaire de la musique moderne.» On est loin des commentaires d’une partie de la presse française en 1977, et tant mieux car ce disque vaut toujours le détour.
Erroll Garner en trio, avec les fidèles Eddie Calhoun et Kelly Martin, est toujours ce musicien qui, quoi qu’il joue, habite l’œuvre, la pénètre dans ses moindres détails pour la restituer comme du Garner. Comme les grands artistes, quel que soit le sujet, c’est du Garner, de celui qui enivre l’auditeur par sa pulsation, sa liberté rythmiques et sa mise en scène grandiose de la mélodie. Ce n’est jamais la même chose et pourtant tout lui appartient, donc tout est familier pour l’amateur connaisseur comme tout est exaltant pour le néophyte grâce à la profondeur stylistique, la personnalité. On ne va pas réécrire les chroniques déjà évoquées sur son jeu de piano, sa gestion du temps, son style cinématographique ou ses envolées rhapsodiques, mais s’arrêter pour cette fois à son imagination, sa personnalité, sa générosité artistique capables de faire de chacune de ses prestations une fête pour l’amateur de jazz, soixante ans après comme au premier jour en 1959, sans l’ombre d’une ride.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Relief: A Benefit for the Jazz Foundation of America's Musicians Emergency Fund

Back to Who (Esperanza Spalding/Leo Genovese), Brother Malcolm (Christian McBride), Easy Come, Easy Go Blues (Cécile McLorin Salvant), Joe Hen's Waltz (Kenny Garrett), Sweet Lorraine (Jon Batiste), Green Tea Farm [2020 Version] (Hiromi), Facts (Joshua Redman), Lift Every Voice and Sing [Live] (Charles Lloyd), Gingerbread Boy [Live] (Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Buster Williams/Albert Tootie Heath)
Enregistré entre 2012 et 2020, New York, Hillsboro, Los Angeles, St. Louis, Belgrade, Japon
Durée: 50’ 52”
Mack Avenue 1185 (www.mackavenue.com)

La mission de la Jazz Foundation aux Etats-Unis est de soutenir les artistes de jazz qui, parce qu’ils sont vieux ou malades, sont confrontés aux difficultés de vie les plus diverses dans un pays qui a oublié le volet social dans ses principes, alors qu’il est a priori le plus riche du monde, l’un des plus inégalitaires aussi. Avec le temps, les catastrophes naturelles comme les ouragans à New Orleans et ailleurs, ou avec les catastrophes programmées et provoquées comme l’épisode Covid, ses missions se sont considérablement étendues à la solidarité pour l’ensemble des musiciens. Les recettes nettes de Relief, une compilation d'œuvres de plusieurs artistes, sont destinées au Fonds d'urgence des musiciens créé au printemps 2020 par la Jazz Foundation of America pour faire face à l’arrêt brutal des scènes de jazz. Un arrêt destructeur selon nous et pas à cause du Covid, mais bien de décisions liberticides et culturellement, humainement dévastatrices, pour les besoins d’un ordre nouveau mondialisé, dont la culture, et le jazz en particulier, sont des ennemis fondamentaux (cf. nos éditoriaux de 2020).
Joe Petruccelli, le directeur exécutif de JFA, l’un des deux producteurs pour la JFA avec Geoffrey Menin, qui n’en est pas là de ses réflexions, déclare avec réalisme:«Alors que les restrictions liées à la pandémie continuent de se lever, nous avons conscience que les musiciens devront faire face à une reprise particulièrement longue. Ils ont été parmi les premiers à être touchés par les effets de la crise et seront parmi les derniers à retrouver un véritable sentiment de normalité ou de stabilité. Nous et nos partenaires sommes là pour le long terme.» Avec pragmatisme et imagination, des ressorts de la société américaine, la JFA a réuni autour de ce projet un consortium de labels, et une pléiade d’artistes a prêté son concours à la publication de cet album (1CD ou 2 LPs).
Disque spécial donc (il y a eu d’autres initiatives), puisque nous avons ici à faire à une œuvre collective en soutien à la Jazz Foundation of America (jazzfoundation.org), dont nous vous parlons depuis quelques années (cf. Jazz Hot n°668, 2014), et qui est présente depuis, en permanence sur la page d’accueil de Jazz Hot, en solidarité avec les artistes et les acteurs de la Jazz Foundation of America qui font un travail formidable, alternatif, pour préserver non seulement les conditions matérielles des artistes de jazz mais aussi spirituelles, en offrant un cadre large d’activités qui permettent aux artistes âgés ou jeunes, pauvres et aisés, de se solidariser, de vivre ensemble autour de la musique et des échanges. Un centre social du jazz à l’échelle des Etats-Unis, et c’est bien ce caractère alternatif qui fait de la Jazz Foundation of America une réalité de première importance, fidèle à cette image du jazz, riche de son histoire, de son patrimoine collectif, de sa transmission, de son imagination et de sa générosité. Nous sommes au-delà de la charité, même si les Etats-Unis sont plus enclins à cet élan qu’à celui de la solidarité, une qualité native en revanche du jazz et de l’Afro-Amérique, et c’est toute la «magie» de cette symbiose au sein de la JFA, et pour ce projet en particulier. Car c’est ici un travail dynamique d’une rare intelligence, humaniste qui préserve la dignité des artistes de jazz dans leur ensemble, y compris dans la dimension de leur art, et quand on sait quelle épreuve inhumaine, insensée, a constitué le confinement imposé aux vieilles personnes en particulier, la fermeture des scènes, les mesures autoritaires de toutes natures, on ne peut que saluer ces enregistrements d’un «indispensable». Indispensable à la vie.
Cette production a été réalisée avec le concours technique de Mack Avenue, le label de Detroit, où est édité le disque, autour duquel se sont fédérés Blue Note, Concord Jazz, Nonesuch, Telarc, Verve et de grands artistes du jazz comme Christian McBride, Buster Williams, Herbie Hancock, Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner, Hiromi, Kenny Garrett, Joshua Redman, Charles Lloyd, Esperanza Spalding, Leo Genovese, Jon Batiste, et d’autres encore, dont certains ont disparu en 2020 comme Jimmy Heath et Wallace Roney… Mais ne nous y trompons pas, en achetant ce disque vous exercez non seulement votre solidarité avec ce qui est votre passion et les acteurs de cette passion, mais la Jazz Foundation of America a poussé le perfectionnisme jusqu’à faire de cet enregistrement une bonne compilation représentative du jazz. On est loin d’un objet-prétexte à charité, car les artistes ont apporté une excellente contribution au projet, soit enregistrée spécialement, soit déjà enregistrée préalablement. Chaque thème mérite l’attention, et si on ne va pas répéter la notice ci-dessus, signalons celles que nous avons particulièrement appréciées, comme le «Brother Malcolm» de Christian McBride, le «Gingerbread Boy» d’Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Al Tootie Heath, enregistré à l’Apollo Theater en hommage à Clark Terry, le «Easy Come, Easy Go Blues» de Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner et le «Sweet Lorraine» d’un Jon Batiste in the tradition… D’autres préféreront d’autres thèmes, car tout est de grande qualité. Ce qui importe au fond est que ce type d’initiative, de qualité, trouve un écho parmi les amateurs de jazz du monde entier, et que cette œuvre orchestrée par la Jazz Foundation of America serve de modèle à d’autres initiatives du même ordre, un peu partout dans le monde, pour le jazz et pas seulement, pour l’art et pas seulement, car ce qu’ont détruit les oligarchies financières et pharmaceutiques, dans ces deux années et dans un enfermement qui n’en finissent plus jusqu’à l’absurdité, dépasse largement le cadre du seul jazz: c’est une véritable volonté d’effacement de la mémoire humaine par un chaos organisé, et la réponse qu’y donne la JFA, toute modeste soit-elle par rapport à l’ampleur des dégâts, a le mérite de l’imagination et de la qualité. Cela dit aussi que le jazz et sa communauté d’origine, l’Afro-Amérique, restent une histoire très particulière, fondée dans les racines de la lutte pour l’émancipation, l’égalité et la justice, assez vivace encore pour générer, au-delà même de sa communauté d’origine, de bons réflexes de résistance face à une situation aussi sombre, pour ne pas dire désespérée.
Quand les politiques renoncent à la solidarité-égalité comme idée fondatrice dans une société, ce qui revient à renoncer à la démocratie, il faut que les peuples se saisissent de ce qui leur reste de liberté (leur intelligence et leur mémoire individuelles et collectives) pour générer des alternatives, profondément d’une autre nature que cette captation exclusive du pouvoir par quelques-uns, des initiatives même les plus modestes, opposant la dignité et l’intégrité matérielle et spirituelle des individus à cet ordre nouveau qui a élevé le pouvoir, la richesse sans limite et les privilèges des élites au rang de valeur première et unique, et promu, jusqu’à l’absurdité et par la peur, la soumission des masses, des victimes souvent consentantes, comme nous en avons, chaque jour, la triste démonstration.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Kirk Lightsey
I Will Never Stop Loving You

I'll Never Stop Loving You, Fee-fi-fo-fum, Pee Wee, Infant Eyes, Goodbye Mr. Evans, Giant Steps, Wild Flower
Kirk Lightsey (p)

Date d’enregistrement non précisée (prob. 2019-2020), Meudon (92)

Durée: 36’ 25”

Jojo Records 001

Kirk Lightsey est l’un de ces très grands artistes du jazz qui ont fait le cadeau à la France d’y séjourner très souvent. Son art s’élabore dans les plus hautes sphères du jazz où il côtoie, pour les vivants et seulement pour les pianistes, Barry Harris, Kenny Barron… Si on étend le champ de la tradition du piano jazz à ceux qui nous ont quittés, il est de la trempe des Tommy Flanagan, Hank Jones, Kenny Drew, Randy Weston, McCoy Tyner, et beaucoup d’autres car cette tradition est d’une richesse infinie.
Ce n’est pas une raison pour justifier le manque d’attention que les amateurs du jazz ont pour ce géant du piano. Il a passé sa vie à nous apporter une musique essentielle, de racines, celles de Detroit en particulier, une Capitale du jazz, avec une vitalité, une générosité et une modestie qui sont toujours la marque des très grands artistes. Il est aussi un artiste original, aux confins de Claude Debussy et de Billy Strayhorn sur le plan harmonique, d’une tonicité rythmique, d’une subtilité sur le plan du toucher, et d’une imagination comme il en existait au XXe siècle, qualités qui en font un géant de cet instrument, un concertiste, comme le remarquait lors d’un concert à Foix Benny Golson, en introduction d’un moment d’exception du pianiste en soliste qui réunissait tous les ingrédients d’une expression hors d’âge.
Né en 1937, Kirk Lightsey a subi de plein fouet, comme tous les Anciens du jazz, cette privation de liberté organisée planétairement par des bureaucrates manipulateurs, avec la conséquence qu’on sait en matière d’isolement, de privation de relation artistique et de santé au premier degré quand on sait que la musique, l’expression et l’échange sont les meilleurs remèdes contre l’âge.

Après ce moment, sort ce disque émouvant en soliste, enregistré juste avant ou pendant (le livret ne le dit pas), qui a un ton intime, introspectif accentué, et d’abord dans son titre en forme de message adressé peut-être à son épouse, Nathalie, peut-être à ses ami(e)s disparus. Le message de Kirk Lightsey s’adresse peut-être aussi à son public. De tout cela, rien n’est dit dans le livret, sans doute un manque de moyens et de perfectionnisme qui est quelque peu discordant en regard de la perfection musicale. Il y a une seule courte phrase de Kirk Lightsey sur les vertus de la patience. Pour la curiosité à propos de son long parcours, il faudra vous replonger dans vos Jazz Hotauquel Kirk a accordé plusieurs interviews à caractère bio-discographique et artistique (Jazz Hot n°482, 520,612).
Le répertoire a été choisi avec soin chez le meilleur Wayne Shorter: trois splendides thèmes présents dans l’album Speak No Evil du saxophoniste enregistré pour Blue Note en décembre 1964: «Fee-fi-fo-fum», «Infant Eyes», «Wild Flower», une belle valse jazzée, un thème de Tony Williams, un de John Coltrane et un de Phil Woods à côté du titre qui ouvre le disque et qui a déjà été enregistré par Kirk Lightsey (Isotope, Criss Cross, 1983). Un standard, des compositions du jazz, plutôt rarement reprises avec autant de bonheur, et un «Giant Steps» qui est devenu très introspectif, tout en nuances, avec une série d’accords magnifiques en introduction. Les harmonies modernes, au sens du début du XXe siècle, pleines d’éclats, cristallines sous les doigts savants de Kirk, se combinent avec les qualités d'expression du pianiste et son imaginaire pour 36 minutes d’une exceptionnelle beauté.L’intensité, la profondeur de l’expression, la puissance de l’imagination font de ce disque une belle œuvre. 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Charles Lloyd
8: Kindred Spirits, Live From the Lobero Theatre

Dream Weaver, Requiem, La Llorona, Part 5: Ruminations
Charles Lloyd (ts, fl), Gerald Clayton (p), Julian Lage (g), Reuben Rogers (b), Eric Harland (dm)

Enregistré le 15 mars 2018, Santa Barbara, CA

Durée: 59’ 47” (un DVD présente le concert en images)

Blue Note 00602508001543 (Universal)


Enregistré dans un lieu emblématique, le Lobero Theatre de Santa Barbara, puisque c’est le plus ancien théâtre de Californie, toujours en activité depuis sa fondation, en 1873, par un immigré d’origine italienne, Jose Lobero, qui l’avait conçu comme un opéra, ce concert marquait les 80 ans de Charles Lloyd, le saxophoniste, flûtiste né à Memphis, TN. C’est un lieu cher à Charles Lloyd qui, selon le livret, y a délivré le plus grand nombre de ses concerts dans un même lieu au cours des ans. Précisons qu’il a été reconstruit en 1924, que son architecture jouit de la considération des amateurs d'architecture, que l’acoustique y est des plus remarquables, qu’il est actuellement un actif lieu culturel (plus de 250 événements par an) avec notamment une tradition de musique de chambre qui fait sa réputation et une programmation régulière de jazz. La famille Brubeck y a aussi un programme régulier. Enfin, Marian Anderson y a chanté et laissé une trace glorieuse en 1940, ce qui est peut-être une des explications du titre de cet album, Kindred Spirits (âmes sœurs). C’était donc un moment spécial pour le célèbre saxophoniste. La beauté des harmonies, la sérénité, qui émanent de cette musique, viennent conforter l’impression de fête que donne déjà une production qui n’a pas lésiné sur les moyens (un riche livret de 40 pages dos carré), abondamment illustré, même s’il n’est pas aussi bien réalisé sur le plan de l’information, défaillante à beaucoup d’égards. Un DVD permet d’écouter et voir ce concert pour le même prix. Même si Charles Lloyd a un long parcours depuis les années 1960, une vraie personnalité, et des moments nous le racontent («Requiem»), c’est une musique marquée par la forme coltranienne («Dream Weaver»), au même titre que celle de Pharoah Sanders. On retrouve effectivement une proximité entre ces deux artistes, dans le traitement du son autant que dans les harmonies.

L’oreille peut s’arrêter à cette parenté évidente pour jouir d’une heure précise de belle musique. On apprécie en effet une formation de qualité où l’on retrouve un excellent Gerald Clayton (p), né en Hollande en 1984, le fils de John Clayton (b) et neveu du regretté Jeff Clayton disparu en décembre 2020. Gérald est déjà réputé, et c’est un artiste qui a parfaitement digéré son McCoy Tyner pour en faire une évocation décalée sans servilité, qui synthétise parfaitement l’art du piano d’aujourd’hui au service d’une tradition, celle de John Coltrane et celle du piano jazz. Ses interventions comme sur «Requiem», son introduction  à «La Llorona» donnent par leur caractère profond, sans étalage de notes, avec la forme d'expression, une dimension supplémentaire à l’ensemble. La rythmique avec Reuben Rogers (b) et Eric Harland (dm) est évidemment (Charles Lloyd choisit ses orchestres avec soin) de haut niveau, à la hauteur de l’événement, de la musique jouée et sans aucune esbroufe, juste ce qu’il faut pour cette musique, là où il faut, sans en rajouter. Les chorus de Reuben Rogers et d’Eric Harland parlent de musique, de jazz et ne versent à aucun moment dans la démonstration. La curiosité vient de l’introduction d’un guitariste, Julian Lage, dans ce contexte habituellement sans. Julian Lage est un beau guitariste, très fin et suffisamment intelligent au sens musical pour se glisser dans cet ensemble, avec ses qualités mais en respectant une tradition de laquelle il est habituellement distant. Son intervention sur «Requiem» est magistrale et in the tradition. Le résultat dans son ensemble est digne d’éloges, car ça n’a rien de facile de se couler dans la musique d’un autre, et qu’il ne vient pas diluer l’esprit de la musique tout en donnant une idée précise de son talent et sa qualité d’écoute (contre-chant du pianiste sur «La Llorona»). Une découverte dans ce contexte, déjà classique pour nous.
Quant au Maître de cérémonie de cet anniversaire, le leader Charles Lloyd, on a plaisir à le retrouver au sommet de son art, tout en douceur et sérénité, avec un très beau son, une imagination toujours aussi vive, et une profondeur dans son langage qu’il n’avait certainement pas dans sa jeunesse, comme il le dit lui-même. On le répète, le jazz a cette particularité de permettre aux artistes de donner libre-cours à leur expression jusqu’au dernier jour de leur vie, et cela développe une dimension essentielle de l’art, celle du vécu. Le dernier thème, «Part 5, Ruminations», dans une forme plus libre post Ornette Coleman, permet au leader et à Julian Lage de faire apprécier une autre dimension de leur talent, moins intense à notre sens, mais très virtuose car n’en doutons pas, cette musique est très sophistiquée. La section rythmique, au service, est sans faille, quel que soit le registre choisi.Signe que la musique est une matière complexe, malgré la communauté d’inspiration coltranienne, cette musique est pourtant différente de celle de Pharoah Sanders malgré notre rapprochement. Cela vient que ce sont deux artistes authentiques et que, malgré l’inspiration commune, la personnalité est là pour conférer à l’expression cette originalité qui signale la vraie création.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 1: Then

I Hear A Rhapsody, Yellow Days (La Mentira), The Days Of Wine And Roses, The Way You Look Tonight, III Wind, East Of The Sun, Invitation, Soul Eyes, Why Do I Love You?, Pinocchio
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)

Enregistré les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA

Durée: 1h 02’ 49’’

Nefertiti Records N121619 (https://henryrobinett.com)

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Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 2: Then Again

Yours is My Heart Alone, Like Someone In Love, I Thought About You, On The Street Where You Live, Milestones, Body And Soul, How Am I To Know, Darn That Dream, I Love You, It Could Happen To You, Monk’s Mood, San Francisco Holiday (Worry Later)
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)

Enregistré les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA

Durée: 1h 07’ 43’’

Nefertiti Records N121620 (https://henryrobinett.com)


Le jazz est fait quelquefois de paradoxes, de choix de carrière qui malheureusement briment la créativité et l’exigence dans les projets artistiques. Celle du guitariste Henry Robinett est plutôt ancrée dans une esthétique de fusion commerciale mêlant pop, jazz et world dans un esprit évoquant le Pat Metheny Group d’où l’agréable surprise de découvrir une facette plus intime du musicien qui, dans un contexte straight ahead, est tout à fait convaincant.
Beaucoup de musiciens de fusion se sont essayés à un jazz plus authentique et proche de ses racines, avec plus ou moins de réussite, on pense à Larry Coryell dans les années 1980 sur le label Muse Recordsavec des collaborations prestigieuses telles qu’Albert Dailey, George Mraz, Billy Hart, Buster Williams, Stanley Cowell. Stanley Jordan sur Blue Note ou Mike Stern avec Al Foster et Jay Anderson pour une relecture de standards ou un hommage à Miles Davis avec George Coleman, Ron Carter et Jimmy Cobb en passant par John McLaughlin lors de son expérience avec Elvin Jones et Joey DeFrancesco pour une relecture du répertoire coltranien, ont également réussi ce nouveau virage. Henry Robinett s’inscrit dans cette tradition, lui qui, depuis les années 80, est à la tête de sa formation pour une musique fusion intégrant diverses formes musicales développant l’aspect mélodique. Il est devenu au fil du temps une figure majeure de la scène fusion de la côte ouest, tout en explorant à titre personnel un jazz post bop.
Né en 1956 à Sacramento, CA, il est issu de la classe moyenne afro-américaine, son père St. Elmo Robinett est diplômé en philosophie à Berklee et en mathématiques à l’USC, mais il est surtout le cousin germain de Charles Mingus, dont la musique berce le foyer musical. Comme tout adolescent de sa génération, il découvre la musique de Jimi Hendrix et décide de jouer de la guitare. Il prend des cours avec le guitariste classique Jack Warren qui lui enseigne la rigueur des partitions et la découverte de l’instrument, puis il perfectionnera son étude auprès de Lee Havens dont l’enseignement des compositeurs tels que Bach, Paganini, Mendelssohn à travers la guitare électrique jouée avec un médiator, lui ouvrira de nouveaux horizons. Lee Havens, qui avait assisté à de nombreux séminaires du guitariste de jazz Howard Roberts, lui enseigna également la méthode de ce dernier. Le jeune musicien en devenir qu’est Henry Robinett est alors pris en main par un professeur de musique Nick Anguilo, qui l’aidera en terme de carrière et de confiance en soi.
Alors qu’il se fait un nom sur la scène du jazz fusion, il quitte sa formation pour s’installer chez Mingus pendant plus de trois mois en 1978 au Manhattan Plaza de New York. Il plonge dans un contexte délaissant le côté artificiel de la fusion de l’époque pour un jazz de culture où il rencontre au quotidien Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, Leonard Feather ou Nat Hentoff. D’ailleurs, lors de l’anniversaire de Sue Mingus, il jamme devant Sonny Rollins et Mingus avec le saxophoniste Paul Jeffrey sur une thématique monkienne.
Une période d’apprentissage va s’ouvrir pour Henry Robinett dans un contexte strictement  jazz, dont nous n’avons malheureusement aucune trace discographique mis à part une participation en 1981 à l’album de l’excellente pianiste Jessica Williams Orgonomic Music avec le trompettiste Eddie Henderson. Les clubs de jazz, où il collabore avec le pianiste Hal Galper, les saxophonistes Frank Strozier et Clifford Jordan et le guitariste Ted Dunbar, vont le forger en tant que musicien. Il travaille également avec la formation d’avant-garde Manhattan Plaza, avec Muhal Richard Abrams, George Lewis, Chico Freeman, Ronnie Boykins et Ricky Ford. Mingus lui fait travailler les partitions qu’il a écrites pour l’album Mingus de Joni Mitchell. A cette époque, Mingus était affaiblit par la maladie et c’était principalement Paul Jeffrey ou Jimmy Knepper qui faisait le travail de transcription. Une fois, c’est Phineas Newborn qui s’installa toute une journée au piano pour jouer la musique écrite par Mingus devant les yeux ébahis du jeune Henry Robinett. Chez Mingus, il a l’occasion de discuter  longuement avec Sonny Rollins, Ornette Coleman, Dizzy Gillespie, George Coleman, Woody Shaw, Carter Jefferson et surtout Dexter Gordon qui habitait au rez-de-chaussée dans le même bâtiment.

A son retour en Californie, il joue au Keystone Korner et collabore avec les pianistes Mark Soskin, Jessica Williams ou le saxophoniste Pony Poindexter. Son expérience en leader va pourtant se poursuivre dans le domaine de la fusion par le biais de son Henry Robinett Group, avec lequel il enregistre cinq albums à partir de 1986, puis décide de créer son propre label Nefertiti Records. L’histoire de ce projet de standards en quartet acoustique a une histoire singulière, car elle s’est passé à l’aube du nouveau millénaire au studio Hangar où Henry Robinett travaillait comme ingénieur du son et producteur. Il décide de revenir aux sources en jouant des standards et autres compositions de musiciens dans un cadre strictement straight ahead. Pour cela, il s’est entouré de son ami et membre de ses diverses formations le pianiste Joe Gilman. Né en 1962, lui aussi à Sacramento, CA, il est un pur produit de l’enseignement américain ayant été diplômé d’une licence en piano classique de l’université d’Indiana, puis une maîtrise en jazz de l’Eastman School of Music et enfin un doctorat en éducation à l’université de Sarasota. Il est surtout connu comme pédagogue à temps plein à l’American River College de Sacramento et professeur adjoint d’études de jazz à la CSU Sacramento, tout en étant un intervenant régulier au Brubeck Institute et au Stanford Jazz Workshop. Il voue une véritable passion pour l’œuvre de Dave Brubeck même si ses influences sont plutôt du côté de chez Herbie Hancock dans la période du quintet de Miles, avec un toucher raffiné issu du classique et un sens rythmique à la main gauche alternant les accords à la McCoy Tyner et les longues phrases sinueuses toujours avec swing. Il a surtout une solide carrière de sideman qui l’a fait enregistrer avec Bobby Hutcherson, Frank Morgan, Joe Henderson, Robert Hurst, Jeff Tain Watts ou Al Tootie Heath, tout en partageant la scène avec Woody Shaw, Richie Cole, Charles McPherson, Slide Hampton, David Fathead Newman, Eddie Harris, mais aussi la génération actuelle dont Eric Alexander, Russell Malone, Nicholas Payton, Wycliffe Gordon, Joe Locke ou Anthony Wilson.

L’enregistrement de ses deux volumes est resté une vingtaine d’années sur une étagère avant qu’Henry Robinett ne décide de les réécouter et de les sortir enfin de l’oubli. Il faut dire que l’on est dans un climat décontracté autour d’arrangements simples mettant en valeur l’aspect mélodique d’un répertoire intemporel. Dans cette sorte de jam improvisée, le guitariste démontre qu’il est à la base un musicien de jazz pour qui le langage bop est quelque chose de naturel, même s’il ne le pratique pas dans ses diverses productions. Son jeu élégant en single note et son phrasé bopisant est fait de longues phrases où la tension rebondit sous forme de cascades de notes. Sa virtuosité et sa sonorité restent proches du Pat Metheny jazzman,  avec un discours qui reste fortement ancré dans un jazz de culture. L’album débute par une belle version de «I Hear A Rhapsody» où le leader maîtrise à la perfection l’art de la mélodie dans l’exposition du thème. Cela se vérifie dans l’ensemble de la thématique du disque et dans sa capacité à sublimer les standards où virtuosité et musicalité sont au programme. «Yellow Days» est l’occasion également de remarquer l’excellent chorus de Joe Gilman avec une superbe main gauche et surtout un jeu en block chords à la Phineas Newborn. Tout au long de ses deux volumes issus de la même session d’enregistrement, il y a une sorte de relâchement donnant un esprit de jam de fin de set avec une forme de jubilation à jouer un répertoire intemporel qui est la base du jazz. La rythmique est également l’une des grandes satisfactions du quartet avec une belle cohésion et un véritable sens du swing. Michael Stephans, né en 1945 à Miami, est un batteur à la grande musicalité avec un jeu mélodique qui donne souvent à l’auditeur une sensation de solo permanent, pédagogue averti, il a longtemps collaboré avec Dave Liebman, Joe Lovano et Bob Brookmeyer. Son jeu se vérifie notamment sur des thèmes monkiens tels que «Monk’s Mood» ou «San Francisco Holiday (Worry Later)» ainsi que sur «Like Someone In Love» sur un tempo medium. Quant à Chris Symer, il cultive un jeu tout en souplesse et autorité, avec une superbe sonorité ronde et boisée. Les deux ballades «Soul Eyes» et «Body and Soul» relient les deux volumes au niveau de l’expression du jeu d’Henry Robinett qui démontre une netteté de l’attaque, avec une articulation claire doublée d’un jeu où les lignes mélodiques mettent toujours le thème en valeur. Ce visage peu connu de la personnalité musicale du leader nous fait regretter une discographie où le jazz n’est qu’un élément d’un discours hybride propre au jazz fusion. On attend avec impatience la sortie des volumes 3 et 4 qui sont en préparation avec le même quartet
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David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021

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Pierre Christophe / Hugo Lippi
Flowing

Le Belvédère, Ondas, Summer Skies, Beloved Child, Tidal Birds, Daisies, Lands of Duke, Late Night Dream, Campfire By the Lake, Prairie Song, Billet Galant, Flowing, O Grande Rio, Brume Automnale
Pierre Christophe (p), Hugo Lippi (g)

Enregistré les 21-23 avril 2021, Meudon (92)

Durée: 58’ 34”

Camille Productions 042021 (camille-productions.com/Socadisc)


Pierre Christophe et Hugo Lippi font maintenant partie des aînés de la scène française du jazz à laquelle ils contribuent avec excellence depuis leurs débuts. On connaît leurs univers ancrés dans la tradition du jazz, avec un attachement à la note bleue des origines, d’outre-Atlantique, et ils continuent à l’animer dans ce monde post-covid avec leurs qualités de virtuosité et de sensibilité habituelles. Mais ce disque surprendra les amateurs familiers de leur monde. Il est comme une randonnée hors des chemins balisés de leurs références habituelles.
Pierre Christophe est l’architecte-compositeur de cette rencontre à deux. Déjà, le choix d’une rencontre piano-guitare n’est pas aussi fréquent qu’on pourrait le penser. Le duo incite plutôt au dialogue, et si nous avons parlé de covid, c’est pour dire qu’il y a comme un parfum particulier dans cet enregistrement, comme un début de nostalgie, un regard complice extériorisé sur un avant qui signale que la maturité est arrivée, et, avec elle, la volonté de parler soi-même avec son cœur de ce qui fait l’essence de la vie.

Le ton est donc bien plus européen, même dans les deux évocations brésiliennes, avec un souci de douceur, de mélodie, qu’on retrouve dans le style valsée ou rhapsodiant (une réminiscence de Jaki Byard), comme on le trouvait chez d’autres aînés, qui pour être américains (Bill Evans et Jim Hall), n’en étaient pas moins au fond très européens dans leur manière.
Les compositions de Pierre Christophe appartiennent ainsi bien plus à la tradition locale, et Hugo Lippi, chantant avec ses qualités de mélodiste, entrelace son discours autour de celui de Pierre Chrisophe. Si le jazz y perd parfois un peu de son esprit d'outre-Atlantique, du swing et totalement du blues auquel nous ont habitués nos deux compères, la musique en général y gagne un album de beau piano et de belle guitare, pétri de poésie, de mélodies, de cette atmosphère de nostalgie et de rêve («Le Belvédère», «Tidal Birds», «Late Night Dream», «Flowing», «Brume Automnale») qui nous rappelle nos cousins de Belgique avec leur amour de la guitare et de la poésie. Si on remonte encore un peu dans le temps, l’art d’Hugo Lippi se rattache à la longue tradition de Django riche de cet art poétique, plus par la musicalité que par la lettre.
Pierre Christophe se révèle un compositeur de talent capable de proposer à un guitariste le cadre d’une rencontre harmonieuse, parfaite pour un dialogue généreux en toute liberté. Leur qualité d’écoute réciproque fait le reste.
L’originalité du projet nous a fait pencher pour une découverte malgré le parcours déjà long des complices de Flowing.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Nicholas Thomas 4
Plays the Music of Hank Jones

Minor Conception, Angel Face*, Recapitulation, Vignette, Hank’s Vibe, Beaches in the A.M., Odd Number, Things Are so Pretty in the Spring, Chant, We’re All Together
Nicholas Thomas (vib), Alain Jean-Marie (p), Michel Rosciglione (b),
Mourad Benhammou (dm) + Viktorija Gečytè (voc)*
Enregistré en mars 2019, Villetaneuse (93)

Durée: 41’ 09’’

Fresh Sound 5111 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Le vibraphoniste italien Nicholas Thomas présente son troisième album sous son nom, après deux disques en co-leader avec le ténor Marco Ferri, dont un avec la participation du trompettiste new-yorkais, Joe Magnarelli. Né en 1981 à Reggio Emilia, petite ville du nord de l’Italie, entre Modène et Parme, il sort diplômé en percussions classiques de l’Istituto Superiore di Studi Musicali di Reggio Emilia avant de terminer sa formation jazz à Paris –au conservatoire mais aussi à travers
plusieurs master-classes du maître Barry Harris–, ville où il s’établit et dont il investit la scène jazz. C’est d’ailleurs par la fréquentation de ses aînés qu’il approfondit sa pratique du «métier»: Jorge Rossy, Phil Abraham, Nivo & Serge Rahoerson, Laurent Marode (il est un membre régulier de son nonet), Gene Perla (au sein de son trio accompagnant Viktorija Gečytè, invitée ici sur un titre) ou encore deux piliers des sections rythmiques parisiennes présents sur cet enregistrement: Alain Jean-Marie et Mourad Benhammou (qui l’a intégré à son groupe Soulful Drums). Un autre musicien d’expérience, Michel Rosciglione, complète le solide quartet de Nicholas Thomas.

Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage à l’immense Hank Jones (1918-2010, dont Jazz Hot propose une discographie intégrale en sideman à télécharger), à travers ses compositions, la première étant «Minor Conception», tirée de l’album Hank Jones’ Quartet (Savoy, 1956). Les couleurs et la profondeur du vibraphone permettent d’évoquer, sans chercher à l’imiter, l'intensité swing du grand pianiste. L’intérêt de cette relecture doit aussi beaucoup aux interventions d’Alain Jean-Marie, toujours d’une grande finesse, et au soutien aussi énergique que subtil de Mourad Benhammou, omniprésent dans la production jazz française ces derniers temps. Naturellement, on pense à l’association entre Hank Jones et Milt Jackson, représentée par le titre «Angel Face», qu’ils enregistrèrent à plusieurs reprises, même si pour cet hommage c’est la version de 1992 avec Abbey Lincoln (Where There Is Love, Gitanes), auteur des paroles, à laquelle il est fait référence puisque c’est ici qu’intervient  la chanteuse Viktorija Gečytè dont le timbre chaleureux enveloppe ce magnifique thème. Outre l’idée excellente de mettre en avant ce répertoire pas si fréquenté, Nicholas Thomas s’impose ici comme un instrumentiste expressif, en particulier sur la jolie ballade «Things Are so Pretty in the Spring» (Urbanity, Clef, 1947-53) qu’il introduit en solo avant d’être rejoint par une section rythmique d’une extrême délicatesse. Parmi les compositions du maître, le leader a par ailleurs glissé un original dans l'esprit: «Hank’s Vibe» qui est aussi l’occasion d’apprécier la belle sonorité de Michel Rosciglione à travers une prise de parole très mélodique.
Un bon tribute qui rappelle une nouvelle fois la richesse sans limite du corpus jazzique toujours source de création pour chaque génération de musiciens.
rôme Partage
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Junior Mance Trio
Live at Café Loup

Broadway, Blue Monk, For Dancers Only, What Is This Thing Called Love?, Georgia on My Mind*, Going to Chicago*, Happy Times
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm), José James (voc)*

Enregistré le 17 juin 2007, Café Loup, New York, NY

Durée: 58’ 19”

Café Loup/JunGlo Music, Inc. 01 (www.juniormance.net)



Junior Mance Quintet
Out South

Broadway, Dapper Dan, Emily, Hard Times, I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free, In a Sentimental Mood, Out South, Smokey Blues, Smokey Blues-Reprise
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm), Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)

Enregistré le 6 décembre 2009, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 08’

JunGlo Music, Inc. 02 (www.juniormance.net)

Junior Mance Quintet
Letter From Home

Holy Mama, Home on the Range, Jubilation, Letter From Home, The Uptown, Medley: Sunset and the Mocking Bird, A Flower Is a Lovesome Thing
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Kim Garay (dm), Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)

Enregistré le 6 mars 2011, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 04’ 08”

JunGlo Music, Inc. 03 (www.juniormance.net)


Junior Mance
The Three of US

Broadway, Whisper Not, Tin Tin Deo, Emily, Jubilation, Idle Moments, Harlem Lullaby,
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)

Enregistré le 15 avril 2012, Café Loup, New York, NY

Durée: 1h 08’ 12”

JunGlo Music, Inc. 04 (www.juniormance.net)



Junior Mance
For My Fans, It's All About You

Emily (Solo), Home on the Range (Solo), All Blues, Sunset and the Mocking Bird,
Home on the Range (Trio), Hard Times, 9:20 Special

Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)

Enregistré les 18 et 20 février 2015, New York, NY

Durée: 44’ 42”

JunGlo Music, Inc. 06 (www.juniormance.net)



La disparition récente le 17 janvier 2021 de ce monument du jazz, une incarnation intemporelle de cette musique dont il possède tous les codes dans son jeu, du blues et spiritual à l’extrême modernité, celle qui n’a pas d’âge et ne dépend pas des modes, celle de la liberté de création née de la tradition populaire, nous a donné véritablement le blues malgré son grand âge et le fait que nous sachions qu’il vivait ses derniers jours pendant ce changement d’année. Il incarnait l’archétype de l’artiste de jazz, accessible au public le plus populaire bien que sans concession sur son expression qu’il n’a cessé d’ancrer sur les racines les plus essentielles de l’Afro-Amérique, le blues. L’hommage que Jazz Hot lui a rendu témoigne d’un parcours exceptionnel, riche qu’il est encore possible d’imaginer à travers une discographie conséquente et une vidéographie qui immortalisent quelques moments de Junior Mance dans une vie très remplie et qu’il a lui-même embellie.

Nous avons ici cinq disques parmi les derniers enregistrements (cf. la discographie qui accompagne l’hommage) de ce Maître du piano jazz, et du blues («Blue Monk») car c’est la couleur indispensable du jazz, de 2007 à 2015, sur le label qu’il cofonda au tournant des années 2000 avec Gloria Clayborne-Mance, JunGlo Music (contraction de Junior et Gloria), réalisés en live au Café Loup pour 4 des 5 CDs, un lieu très frenchy, y compris par la restauration et les photos de Paris vu par Brassai. Ces enregistrements témoignent de la vitalité incroyable de l’octogénaire autant que de son talent artistique si personnel. Gloria Clayborne-Mance a par ailleurs été à l’origine d’un documentaire sur Junior (à paraître) où on le découvre dans les toutes dernières années de sa vie, toujours l’œil vif et le sourire éclatant à l’évocation de ses souvenirs ou à l’écoute de la musique de sa vie, peu avant sa disparition et l’épisode Covid.

En 2007, l’année du premier disque dans l’ordre chronologique, Junior Mance, 79 ans, est toujours au sommet d’un art, le jazz, qu’il n’a pas quitté déjà depuis 66 ans de carrière et, en 2015, à 87 ans, il est encore fidèle à ses exigences, sans faiblesse. Dans ces disques, on retrouve certains thèmes communs («Hard Times», «Emily», «Broadway», «Home on the Range»), mais dans des versions renouvelées en solo, trio ou quintet. Junior est partout accompagné par le fidèle et bon contrebassiste Hidé Tanaka. Jackie Williams est le batteur sur les deux premiers, et deux saxophonistes, Ryan Anselmi (ts) et Andrew Hadro (bar) viennent apporter «de la chair» dans les deux disques en quintet. Sur les deux derniers enregistrements, une violoniste, Michi Fuji, apporte un contrepoint original, avec une teinte d’automne.

On ne va pas séparer dans l’appréciation globale ces enregistrements de la dernière période de Junior Mance, et même si certains moments sont plus brillants que d’autres, Junior Mance est partout égal à lui-même, un grand artiste du piano jazz à la forte personnalité, d’une remarquable constance dans la qualité. C’est un trait qu’il partage avec tous les Anciens du jazz, les Vénérables, à la veille de leur disparition, de posséder encore et toujours une force d’expression, une intensité d’autant plus émouvantes que l’âge avance. Cela donne du poids à chacune de leur note. On se souvient d’un autre Chicagoan, Von Freeman, qui lui aussi témoignait dans ses derniers enregistrements, de cette intense fragilité source d’une émotion sans pareille, et le cas est fréquent pour nous rappeler ce que le jazz a d’exceptionnel.

La synthèse entre bebop, blues et swing que Junior Mance a réalisée, est le point essentiel qui définit son art et sa personnalité. Il aborde le répertoire du bebop («Broadway», «What Is This Thing Called Love?» sur Live at Café Loup, «Tin Tin Deo» en souvenir de Dizzy Gillespie, sa référence et son ami, «Whisper Not», sur The Three of Us), sa génération, avec le naturel d’une musique dans laquelle il a grandi. Il peut aussi aborder tout aussi naturellement le blues le plus radical («Going to Chicago» sur Live at Café Loup, «Smokey Blues» sur Out South), le mainstream («For Dancers Only» sur Live at Café Loup), le blues & boogie («Out South» sur Out South), le spiritual («I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free» sur Out South), Duke Ellington («In a Sentimental Mood» sur Out South) ou Count Basie («9:20 Special» sur For My Fans) et Ray Charles («Georgia» sur Live at Café Loup), avec tout autant d’aisance, de familiarité. Plus, il parvient à entremêler, tisser toutes ces inspirations dans une expression tout à fait personnelle, le style du grand Junior Mance, une musique au drive impressionnant («Out South», «Smokey Blues»…) qui ne peut manquer de vous soulever de la chaise comme pour une expérience de lévitation. En ce sens, il est un alter ego d’un autre monument du piano jazz, Ray Bryant, tout aussi géant dans cette synthèse du jazz. La vie les a parfois assis sur le même banc devant le même piano (cf. la vidéographie) pour partager, avec complicité en communion avec le public, cette compréhension en profondeur, ce feeling de ce qui fait l’essence de cette musique.

Junior Mance, comme Ray Bryant, Ray Charles, Erroll Garner, Ella Fitzgerald, Art Blakey, est un symbole, une icône de cette musique dans son entier. Peu importe les différences de notoriété, un même génie les habite, celui d’un siècle de jazz dans toutes ses dimensions.

Aucun disque n’est totalement en solo, un exercice où Junior a brillé tout au long de sa vie, mais quelques thèmes sont en soliste. Certains autres le sont le temps d’une longue introduction ou pendant un chorus («Blue Monk»…).

En trio classique (basse, batterie) en 2007, Junior propose ce qui se fait de mieux en la matière. En trio à cordes avec basse et violon, pour les derniers enregistrements (2012-2015), c’est assez inattendu (notamment le «Home on the Range», grand classique du western américain, «spiritualisé» par Junior et qui garde grâce au violon cette touche western) et réussi car Junior est un maître de la synthèse. Tout ce qu’il adopte prend la couleur blues, celle de Junior qui aurait mérité le surnom de «blue fingers».

On pourrait détailler chaque thème, car chaque thème est un récit, comme ses splendides «What Is This Thing Called Love», «Jubilation», son incroyable «Whisper Not», son «Georgia» qui ne pâlit pas des versions précédentes, car il faut noter que Junior a cette capacité d’entraîner ses compagnons dans son monde, et ses enregistrements en quintet possèdent un drive qui en dit long sur le jeune homme qu’est resté Junior jusqu’à ses derniers jours, sur la force de conviction, l’authenticité que possède son expression capable de transcender ses compagnons… et le public auquel il dédie son dernier enregistrement avec cette volonté de ponctuer lui-même son œuvre jusqu’à la dernière note, avec ce souci de perfection qui est aussi la marque du jazz.

Cinq disques, cinq heures de plaisir, de nostalgie, d’émotion, de blues, swing & spiritual, qui se terminent symboliquement par le «9:20 Special» d’Earle Warren, un retour aux sources du Count Basie Orchestra, pour rêver à ce modèle d’artiste de jazz et à tout ce qu’à d’essentiel le jazz, une musique populaire, de racines, d’exigence et de liberté à ce moment de chaos planétaire où ces repères, ces valeurs s’effacent à grande vitesse.

Yves Sportis
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Funky Ella featuring Leslie Lewis
I Put a Spell on You

I Put a Spell on You, Have You Seen the Child, Hallelujah, Work Song, To Love Somebody, Sinnerman, Come Together, Feelin’ Good
Leslie Lewis (voc), Gerard Hagen (p),
Nicolas Peslier (g), Peter Giron (b), Mourad Benhammou (dm), Jean-Philippe Naeder (perc)
Enregistré les 14 décembre 2020, 19 janvier et 1
er mars 2021, Meudon (78)
Durée: 44’ 09’’
Ahead 839.2 (Socadisc)


Installés à Paris depuis 2012, Leslie Lewis et Gerard Hagen forment un couple musical qu’on a coutume d’entendre le plus souvent Rive Gauche, notamment Chez Papa ou au Café Laurent, et qui tourne aussi régulièrement à travers la France et l’Europe. Si Leslie est l’une des plus belles voix de la capitale, son expression enracinée ne doit rien au hasard: originaire d’Orange, NJ, elle intègre le chœur de l’église familiale dès ses 3 ans, se révélant déjà comme soliste sur l’Ave Maria. A 9 ans, elle assure son premier engagement professionnel pour un mariage et multiplie les participations à des comédies musicales et des concerts de gospel durant sa scolarité. Autour de 21 ans, en 1978, elle s’installe à Los Angeles pour prendre un poste de chanteuse-danseuse au parc Disneyland ce qui l’amènera à occuper d’autres emplois de ce type à Nashville, TN, à Orlando, FL, et à jouer la comédie pour la télévision et le cinéma. On la retrouve également auprès de plusieurs orchestres de jazz: The Cleveland Jazz Orchestra, The Jazz Tap Ensemble ou The Tom Kubis Big Band. C’est en 2005, qu’elle débute son association avec Gerard qui lui est originaire d’une famille très musicale de Bismarck, ND. Outre le piano, il s’est initié dès l’enfance au trombone, à la guitare électrique et, au collège, prend sur l’heure du déjeuner des cours d’harmonie avec son professeur de musique. A 14 ans, ses parents lui offrent un orgue avec lequel il monte un groupe de rock. Plus tard, il joue de la basse électrique dans l’orchestre de jazz du lycée. Diplômé en piano classique à l’issue d’études universitaires incluant également le jazz, il emménage à Los Angeles, CA où, durant trente ans, il mènera une carrière de musicien, d’arrangeur et de pédagogue.
Le présent album est le sixième enregistrement commun de Leslie Lewis et Gerard Hagen, mais contrairement à l’habitude, ils n’y sont pas en duo ou simplement accompagnés du trio de Gerard dont l’excellent Peter Giron et l’incontournable Mourad Benhammou sont des membres réguliers qu’on retrouve d’ailleurs fort logiquement ici. Pour cette formule en sextet, se sont rajoutés deux autres protagonistes également bien connus des lecteurs de Jazz Hot: Nicolas Peslier –qu’on a beaucoup entendu dans le big band de Claude Bolling, mais aussi avec Rhoda Scott (qui signe le livret), Dany Doriz, Laurent Mignard, François Laudet–, et Jean-Philippe Naeder, le fidèle complice de Paddy Sherlock, également impliqué dans diverses formations: Les Haricots Rouges, Pink Turtle ou le Mégaswing de Stéphane Roger. L’intitulé du groupe, Funky Ella, est transparent quant à la filiation qu’il revendique. Pour ce qui est du répertoire –plutôt celui de la musique populaire américaine et anglo-saxonne des années 1950 à 1980– bénéficiant d’une relecture entre jazz, blues et rhythm & blues, il rappelle celui des trois albums gravés par la grande Ella entre 1969 et 1971 (Sunshine of Your Love, Prestige; Ella, Reprise; Things Ain’t What They Used to Be, Reprise; voir la discographie de notre dossier «Le Siècle d’Ella Fitzgerald») dans lequel elle reprenait, en se les appropriant parfaitement, plusieurs succès du moment comme «Hey Jude» des Beatles, «Get Ready» de Smokey Robinson ou encore «Sunny» de Bobby Hebb. Pour autant, c’est plutôt Nina Simone qu’évoquent les deux titres ouvrant et clôturant l’album: «I Put a Spell on You» (Sreamin’ Jay Hawkins) et «Feelin’ Good» (Anthony Newley/Leslie Bricusse) qu’elle a inscrit dans les mémoires. On pouvait craindre que de telles références n’écrasent les interprètes d’aujourd’hui, Leslie Lewis en tête, d’autant que le traitement jazz/blues de tubes pop, une marotte de la production jazzique, est souvent décevant, sauf à s’appeler Ella Fitzgerald justement… Force est de constater que Leslie Lewis et ses partenaires ont enjambé avec succès ces difficultés car ce I Put a Spell on You est une réussite! L’ancrage blues du morceau-titre, introduit par Peter Giron (qui a tourné plusieurs années avec Luther Allison), enluminé par les riffs de Nicolas Peslier et les block chords de Gerard Hagen, offre à Leslie Lewis un support parfait. Chanteuse de caractère, elle s’impose avec naturel. Idem sur le thème soul-funk d’Al Jarreau, «Have You Seen the Child», autre pépite blues de ce disque. L’adaptation rhythm & blues des morceaux les plus éloignés du jazz –«Hallelujah» de Leonard Cohen, «To Love Somebody» de Barry & Robin Gibb (du trio Bee Gees) et «Come Together» de John Lennon/Paul McCartney– fonctionne bien. Sur
«Come Together» le soutien des deux rythmiciens est d'ailleurs déterminant, donnant à la mélodie des saveurs inédites. Ceux-ci, en renfort de Nicolas Peslier, donnent aussi une couleur soul intéressante au spiritual «Sinnerman». Quant à l’unique composition jazz de l’album, «Work Song» (Nat Adderley/Oscar Brown, Jr.), bien amenée par Mourad Benhammou et Nicolas Peslier, elle est bien servie et sans fioritures, avec en prime un bon solo de Gerard Hagen, dans l’esprit de son mentor Tommy Flanagan (accompagnateur historique d’Ella, notamment sur deux des trois albums cités plus haut). De même, «Feelin’ Good» est donné dans une version assez proche de l’original, sans pour autant sombrer dans l'imitation.
Bravo donc à Leslie Lewis et aux musiciens de Funky Ella dont le parcours musical de chacun a permis de mener à bien collectivement un projet loin d’être évident.
me Partage
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Mahalia Jackson
Complete Mahalia Jackson: Intégrale Vol. 19 1962

Lord, Don't Let Me Fail, I Couldn't Keep It to Myself, It's in My Heart, It Took a Miracle, No Other Help I Know, Without God I Could Do Nothing, Joy to the World, O Little Town of Bethlehem, O Come, All Ye Faithful (Adeste Fideles), What Can I Give, Go Tell It on the Mountain, Silent Night-Holy Night, Hark! The Herald Angels Sing, Christmas Comes to Us All Once a Year, A Star Stood Still (Song of the Nativity), Sweet Little Jesus Boy
Mahalia Jackson (voc), avec de 1 à 6: Edward C. Robinson (cond, p), Albert A Goodson (org), Al Hendrikson (g), Joe Mondragon (b), Shelly Manne (dm), Johnny Williams (dm) + chorale de Thurston Frazier et de 7 à 16 Orchestre de Johnny Williams avec chœur, non détaillé

Enregistré les 23 mars 1962 et 24-25 juillet 1962, Hollywood, CA

Durée: 1h 06’ 36”

Frémeaux Associés 1329 (Socadisc)


Alerte! Il semblerait, d’après le texte du livret de Jean Buzelin, que le volume 19 soit le dernier de l’intégrale Complete Mahalia Jackson commencée il y a plus de 20 ans en 1998, et qui s’arrête en queue de poisson à 1962 pour cause de loi européenne. C’est d’ailleurs pourquoi, il inclut dans son texte une discographie complémentaire jusqu’à 1969, son dernier enregistrement semble-t-il, avant son décès le 21 janvier 1972, de même que quelques compléments biographiques jusqu’à son décès. Merci à l’auteur, mais on souhaiterait pour la cohérence que le travail se poursuive dans la même collection, même s’il faut attendre pour cela 2029.
Si nous n’avons pas reçu le précédent volume 18, nous avions commenté les 4 précédents. Les 6 premiers titres prolongent donc la séance du 23 mars 1962 du volume 18 (à trouver par vos soins), à l’origine sur un même album LP Make a Joyful Noise Unto the Lord. La suite des enregistrements n’est pas moins révélatrice du talent multidimensionnel 
de Mahalia: une voix et une expression en absolu comme on peut le dire d'Ella Fitzgerald, de la Callas ou de Billie Holiday. Il s’agit de gospels, de chants de Noël, dans un style très classique au sens aussi bien de traditionnel et de musique classique, où la voix de Mahalia est au niveau des grandes cantatrices d’opéra par sa puissance expressive autant que par la mise en place et une nature d’expression très solennelle, émouvante comme peu de cantatrices en ont le pouvoir («What Can I Give»). La voix est miraculeuse de clarté, de diction et de majesté.
Quand on se remémore l’actualité afro-américaine de ce début des années 1960, à laquelle prend part la grande chanteuse aux côtés de Martin Luther King, Jr. souvent, on peut supposer qu’une telle expression n’a pas été pour rien dans la puissance du message afro-américain à l’Amérique tout entière, d’autant que la chanteuse est aussi courtisée par le pouvoir américain central de Washington dans son souci de gestion d’une crise aiguë pour laquelle il a besoin de passerelles avec le monde afro-américain.
Mahalia Jackson, comme Martin Luther King, Jr., en ce temps, par la puissance de leur verbe et de leur art vocal, autant que par la religiosité qui habille leur message (un langage commun des Etats-Unis), étaient sans doute les manières les plus adaptées de faire enfin partager à l’autre partie de l’Amérique l’idée que le monde afro-américain ne se limitait pas à un monde parallèle invisible au service du monde dominant ou en rivalité avec les pauvres Euro-Américains. D’autant qu’une part du répertoire de Mahalia Jackson est commun aux mondes afro et euro-américains. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Ray Charles, Duke Ellington et le jazz en général ont eu aussi cette mission civilisatrice de l’ensemble de l’Amérique, car l'Amérique dans son ensemble est une terre de colonisation (on l'oublie souvent). Il est dommage pour l’ensemble des Américain/es que cette dynamique se soit progressivement éteinte à partir de la seconde partie des années 1960, par le rouleau compresseur de la société de consommation de masse, y compris de la musique, aboutissant à cette normalisation encore plus effrayante par sa puissance que celle, déjà totalitaire, des pays de l'Europe de l'Est., et qu’on se trouve, encore en 2021, à la juxtaposition de communautés qui se regardent en chiens de faïence plutôt que d’être fondues en une maison commune généreuse, comme le jazz l’a tenté et réussi souvent, et d’autant plus riche, comme la musique et le jazz en ont donné heureusement des témoignages, comme ce disque et plus largement des œuvres comme celle de Mahalia Jackson.
Un bel album de plus de la Diva des Divas, la grande, l'unique Mahalia Jackson, et on espère qu’il ne sera pas le dernier malgré l’annonce «refroidissante» de Jean Buzelin concernant l’arrêt de cette intégrale.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Esaie Cid Quintet
The Kay Swift Songbook Vol. 2

Femme fatale, A Moonlight Memory, Nevermore, Sixpense and a Smile, If I Could Write You a Melody Like Rodgers or Kern, Velvet Shoes, Prayer With a Beat, Write a Song for Me, John Likes It When the Wind Blows
Esaie Cid (as, cl), Jerry Edwards (tb), Gilles Réa (g), Samuel Hubert (b), Mourad Benhammou (dm)

Enregistré le 15 octobre 2020, Paris

Durée: 41’ 32’’

Swing Alley 044 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Après un premier volume
qui avait permis de mettre en lumière la méconnue compositrice et arrangeuse Kay Swift (1897-1994), Esaie Cid revient avec son bon quintet, reconduit à l’identique, afin de poursuivre l’exploration du répertoire de celle qui fut aussi la partenaire et la compagne de George Gershwin, dont elle n’a cessé d’honorer la musique jusqu’à la fin de ses jours, évitant par son dévouement au long court que certaines de ses pièces ne soient perdues. Comme pour le précédent disque, le livret détaille l’histoire de chacun des morceaux sélectionnés par l’altiste, dessinant le portrait d’une artiste dont la liberté d’être et de création devrait inspirer notre époque post-démocratique tristement soumise. Quand on sait le vif intérêt d’Esaie Cid pour les grands romans du XI
Xe siècle et en particulier pour son très cher Honoré de Balzac (à qui l’album est notamment dédié), on comprend qu’il se soit penché sur la vie et le travail de ce personnage hors norme qu’est Kay Swift!
Toujours très finement arrangés par le saxophoniste, on retrouve des titres appartenant au domaine de la comédie musicale, pour certains jamais ou rarement joués sur scène comme «Femme fatale» (1948), composé d’après le personnage d’Aunt Sarah imaginé par l'ami de Kay Swift, l’écrivain Frank Sullivan qui avait été membre de l’Algonquin Round Table, un cercle d’auteurs, de critiques et d’acteurs (dont Harpo Marx!) qui se réunissait quotidiennement entre 1919 et 1929 à l’Algonquin Hotel, à Manhattan, pour échanger des traits d’humour, jouer et se faire des farces qui étaient rapportées dans la presse nationale; ce cercle, dit «vicieux
», fut un creuset de création. Le personnage d’Aunt Sarah fera l’objet, en 1953, d’un épisode télévisé burlesque, où la chanson «Femme fatale» est reprise. Cette trace unique du titre écrit par Kay Swift a permis à Esaie Cid d’en relever la mélodie, et d’en proposer une version au swing raffiné, portée par le drive de Mourad Benhammou. On découvre par ailleurs dans ce second volume du Kay Swift Songbook, une dimension plus intime de la compositrice qui écrivait aussi pour ses proches: enfants, petits-enfants et même pour son troisième mari: la jolie ballade «Write a Song for Me» (1967), délicatement introduite par Gilles Réa, où le duo sax-trombone développe des interventions à la sensibilité aiguë. Plus insolite, «Nevermore» (1956), ballade initialement écrite pour piano, se trouve habillée par le mambo. Enfin, «Prayer With a Beat», composé pour l’Exposition universelle de Seattle, WA, de 1962, illustre la diversité des travaux effectués par Kay Swift qui ne craignait d’ailleurs pas de prendre ses commanditaires à rebrousse-poil (cf. livret). Notons que pour excaver ces raretés –comme le sont la plupart des titres présentés dans ce second volume– le bopper a consulté les archives de l’Université de Yale où sont conservées ses partitions.
L’important et passionnant travail de recherche et de reconstitution de l’œuvre de Kay Swift poursuivi ces dernières années par Esaie Cid, excellemment servi par le quintet, a le grand mérite de réactiver un pan de la mémoire du jazz, celle du monde artistique euro-américain vivant au contact de la communauté afro-américaine et de sa culture musicale, s'enrichissant sur le plan artistique de cette curiosité, et dont le jazz illumina en retour la production: de Porgy and Bess de Gershwin (1935) et A Day at the Races (1937) des Marx Brothers aux multiples relectures, interprétations de cette rencontre heureuse par le génie du jazz dans son ensemble.
rôme Partage
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Chick Corea & The Spanish Heart Band
Antidote

Antidote, Duende, The Yellow Nimbus Part 1, The Yellow Nimbus Part 2, Prelude To My Spanish Heart, My Spanish Heart, Armando’s Rumba, Desafinado, Zyryab, Pas de Deux, Admiration
Chick Corea (p, kb), Carlitos del Puerto (b), Marcus Gilmore (dm), Jorge Pardo (fl, s), Steve Davis (tb), Michael Rodriguez (tp), Nino Josele (g), Luisito Quintero (perc), Nino de Los Reyes (dancer), Ruben Blades (voc), Maria Bianca (voc), Gayle Moran Corea (choir)

Enregistré à Los Angeles, CA, date non communiquée (prob. 2018)

Durée: 1h 14’ 33’’

Concord Jazz/Stretch Records 00888072103351 (Universal)


Ce disque, qui compte parmi les derniers de Chick Corea, récemment disparu, est l’un de ses projets les plus aboutis hors de l’univers du jazz à proprement parler, sans nier jamais cette forte influence. Une cohérence artistique doublée d’une véritable légitimité du leader qui n’a jamais caché son attachement à ses racines hispaniques au sens large. De par son lyrisme et la netteté de ses phrases, où chaque note se détache dans un jeu percussif, il reste un lointain cousin de Bill Evans et de McCoy Tyner avec toujours cette touche latine. Pour Antidote, il s’est inspiré de ses deux albums incontournables dans la fusion latine mêlant diverses influences avec brio. Il redonne ainsi de nouvelles couleurs à certains thèmes issus de My Spanish Heart (1976) et Touchtone (1982) avec un travail remarquable au niveau des arrangements qui subliment les cuivres et des jeux de sections, avec l’apport d’invités incontournables dans ce projet. La vitalité de son nouveau groupe The Spanish Heart Band respecte un certain équilibre entre les différentes formes de musiques en évitant l’impression de collages que l’on retrouve souvent dans la fusion. On aurait pu s’attendre à une évocation singulière des influences autour du flamenco, or on est plus dans un ensemble qui englobe aussi bien le joueur de conga Mongo Santamaria  –avec lequel il a joué en 1960 pour son premier engagement à New York–, que des musiciens tels que Tito Puentes, Machito, Ray Barretto sans oublier bien entendu la tradition ibérique à travers la guitare de Nino Josele et le danseur Nino de Los Reyes. Dès le premier morceau, «Antidote», qui est le titre de l’album, on entre dans l’univers des rythmes afro-cubains avec l’utilisation de la clave et des percussions, avec un jeu de piano qui répond aux codes de l’idiome sous forme de «questions- réponses» avec le chanteur de Panama Ruben Blades, dont la voix est d’une grande expressivité doublée d’un vrai sens rythmique. Les interventions au Fender Rhodes du leader sont plus ancrées dans le jazz tout comme le chorus de Michael Rodriguez dans un jeu brillant et spectaculaire au phrasé boppisant évoquant Dizzy Gillespie. Sa relecture de son classique «Armando's Rumba», en hommage à son père, évoque l’univers des rythmes afro-cubain avec toujours ce lyrisme exacerbé du pianiste volubile. Antonio Carlos Jobim est présent par le biais de la composition «Desafinado» interprétée avec brio par la voix de Maria Bianca sur des arrangements rythmiques qui transcendent la simple lecture de la bossa. La première partie de «The Yellow Nimbus», qui a été écrit à l’origine pour un duo entre Paco de et Chick Corea, explore ici une formule originale avec la rythmique qui soutient la flûte de l’Espagnol Jorge Pardo, un ancien partenaire de Paco de Lucia tout comme le guitariste Nino Josele lui aussi présent. La seconde partie du thème se veut plus ancrée dans le flamenco avec l’aspect percussif du danseur Nino De Los Reyes répondant à la polyrythmie de Marcus Gilmore et de son superbe jeu de caisse claire crépitant. La polyphonie vocale de Gayle Moran Corea, amène une version originale de «My Spanish Heart» autour de la clave afro-cubaine et de la voix de ténor de Ruben Blades chantant superbement en anglais avec une expressivité rappelant dans ce contexte le regretté Kevin Mahogany. Sur «Zyryab», un thème de Paco de Lucia –du nom du poète persan-africain qui avait introduit au IXe siècle, à la cour d’Espagne, le luth qui donnera plus tard la guitare flamenca–, l’atmosphère est plus enracinée dans l’évocation d’un flamenco imaginaire laissant la place à la guitare acoustique de Nino Josele et à la flûte de Jorge Pardo avec Nino De Los Reyes dont les pas de danse jouent un rôle de percussions tel un tap dancer hispanique. La cohésion du groupe est le point fort de l’album ainsi que les superbes arrangements du leader qui laisse une part importante à la notion de collectif. Steve Davis que l’on a découvert chez les Jazz Messengers en 1990 puis à travers ses collaborations avec Harold Mabern, Larry Willis ou l’excellent collectif One for All est un peu la caution jazz au sein du Spanish Heart Band, avec des improvisations portées par l’aspect mélodique avec un phrasé bop et une sonorité veloutée évoquant son maître J.J. Johnson notamment sur «Duende». Le travail autour de la mélodie sur ce thème avec cette longue introduction percussion-piano, amenant progressivement la flûte et les cuivres en contre-chant puis la rythmique dans une sorte de boléro revisité par le jazz est un régal de musicalité, tout comme le final sur «Admiration» qui est un condensé de l’album, sorte d’ode à la diversité des rythmes. Cet album symbolise ainsi de belle manière une vie entièrement vouée à la musique, avec toujours un haut niveau d’exigence artistique quel que soit le contexte.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021


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Keith Brown Trio
African Ripples

Epigraph, Truth and Comfort, Nafid, Just You-Just Me, 512 Arkansas Street, African Ripples, Pt. 1, African Ripples, Pt. 2, Queen, Come Back as a Flower, 118th & 8th, What's Left Behind, Song of Samson, Eye 2 Eye With the Sun, Prayer For My Nephews, African Ripples
Keith Brown (p, rhodes, synth), avec, selon les thèmes: Russell Gunn (tp), Anthony Ware (ts), Dezron Douglas (b, eb), Terreon Tank Gully (dm), Darrell Green (dm), Nêgah Santos (perc), Cyrus Aaron (récit), Melanie Charles (voc), Camille Thurman (voc), Tamara Brown (back-voc)

Enregistré les 28-29 novembre et 9 décembre 2020, Astoria, NY

Durée: 1h 11’ 08”

Space Time Records 2150 (Socadisc)


Keith Brown confirme chez Space Time pour son troisième album African Ripples après Sweet & Lovely et The Journey (Space Time Records) qu’il est un digne héritier du talent paternel et de la tradition du jazz… Dans une formule qui flirte parfois avec la variété et le soutien de voix («Come Back as a Flower», Melanie Charles et Tamara Brown), il parvient malgré tout à conserver une respiration jazz pour l’ensemble d’un projet un peu touffu sur le plan stylistique, allant jusqu’à un jazz des plus orthodoxes et intense dans une version contemporaine («Just You, Just Me») du répertoire, avec toutes les qualités qu’on attend de swing, d’expression et d’intensité. C’est aussi un compositeur intéressant, un improvisateur imaginatif («Truth and Comfort», «African Ripples», «118th & 8th», «What's Left Behind», «Song of Samson», «Eye 2 Eye With the Sun»), et plus largement un pianiste d’excellent niveau, déjà apprécié puisqu’il appartient à la formation de Charles Tolliver avec Buster Williams et Lenny White, qu’il est le pianiste de la prometteuse Jazzmeia Horn (voc), dont on vous parlait dans le dernier opus du regretté Ralph Peterson, et que parmi ses accompagnateurs sur ce disque se trouvent outre le bon Russell Gunn, les réputés Dezron Douglas, Terreon Gully et Nêgah Santos, une fameuse section rythmique. Un standard («Just You, Just Me») et deux compositions de Fats Waller, «keithbrownisés» avec originalité, c’est-à-dire relus et bien arrangés par Keith Brown, montrent que le répertoire du jazz reste une source d’inspiration inépuisable quand les musiciens possèdent cette inventivité. African Ripples de Keith Brown est la belle confirmation d’une personnalité du piano jazz à même de prolonger et d’enrichir la déjà longue histoire du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Roy Hargrove / Mulgrew Miller
In Harmony

CD1: What Is This Thing Called Love?, This Is Always, I Remember Clifford, Triste, Invitation, Con Alma
CD2: Never Let Me Go, Just in Time, Fungii Mama, Monk's Dream, Ruby, My Dear, Blues For Mr Hill, Ow!
Roy Hargrove (tp, flh), Mulgrew Miller (p)
Enregistré les 15 janvier 2006, Music Center, New York et 9 novembre 2007, Williams Center for the Arts, Easton, PA
Durée: 52’ 35” + 50’ 48”
Resonance Records 2060 (resonancerecords.org)


C’est à Zev Feldman, un chasseur de trésors du jazz encore inédits et à Larry Clothier, qui l’a enregistré –les deux producteurs– que nous devons ce double disque essentiel, le plus beau cadeau de 2021, sans aucun doute! Nous évoquons régulièrement Zev Feldman dans nos chroniques, notamment de ce label, et il a encore eu la main chaude avec ces deux concerts réunissant deux artistes exceptionnels: Roy Hargrove et Mulgrew Miller. Cette écoute est aujourd’hui teintée de nostalgie et d’une tristesse certaine, car ces deux musiciens nous ont quittés prématurément en pleine force de l’âge et de la création: Mulgrew Miller en 2013 à 57 ans, et Roy Hargrove en 2018 à 49 ans. Des âges qui ne peuvent que nous laisser des regrets, d’autant que le talent de ces deux artistes est de ceux qu’on peut qualifier de miraculeux, sans exagération. On peut également se souvenir que l’un et l’autre étaient des artistes d’une gentillesse et d’une générosité à la mesure de leur art. Les publics du monde ont pu les apprécier régulièrement.
L’existence de ces bandes est évidemment un grand événement artistique par la dimension créative de ces artistes, mais aussi parce qu’un duo trompette-piano est relativement rare dans le jazz. Le dépouillement de la musique, sans autre instrument, permet d’apprécier la musicalité, le lyrisme des instrumentistes, et il n’est même pas question ici de parler de virtuosité ou de technique, mais uniquement du son exceptionnel de cet ensemble, de la chaleur de Roy Hargrove, à la trompette et au bugle, des torrents de perles délivrées par Mulgrew Miller, de leur imagination sans limite, de leur complicité au service de la seule beauté musicale. Le chant feutré de Roy Hargrove est entrelacé avec les compléments rythmiques et commentaires de Mulgrew Miller avec un naturel qui dissimule la complexité d’une telle harmonie. Mulgrew apporte dans son chorus en soliste un supplément d’âme, avant que le duo alterne des échanges qui dépassent, par leur profondeur, l’exercice de style caractéristique du jazz. «Invitation» est d’une splendeur sans équivalent. Si une musique peut être qualifiée de «soul», c’est bien celle-là, celle aussi de «Never Let Me Go»! Au-delà des styles et époques du jazz, cette musique est un de ces moments magiques qui condensent par leur intensité l’histoire du jazz, qui font réfléchir à la générosité que cette musique porte sur le plan humain, de l’élévation des sentiments, pour parvenir à une telle perfection expressive.
«Monk's Dream» est une des plus fabuleuses interprétations qui en a été donné depuis Thelonious Monk lui-même, sans aucun doute différente mais d’une telle imagination! Chacun des treize thèmes recèlent tant de beautés les plus diverses que la seule réalité qui s’impose est d’écouter et de réécouter. Inutile d’analyser ici, ce serait réducteur. Le jazz, le blues, le swing au service d’une expression si aérienne appelle une écoute attentive et répétée pour en approcher le cœur.
Dans cette production de qualité, il faut signaler un très copieux livret (68 pages), illustré de nombreuses photos (Jimmy Katz, John Rogers, John Abbott, Brian McMillen, entre autres), introduit avec chaleur et modestie par Zev Feldman –on ne peut que comprendre sa fierté, son excitation d’être un des acteurs de cette œuvre d’art. Après un texte descriptif de Ted Panken, Sonny Rollins, Ron Carter, Jon Batiste (qui se qualifie de musicien de jazz, ce qu’il est, exceptionnel quand il ne l’oublie pas), Karriem Riggins, Ambrose Akinmusire, Keyon Harrold, Chris Botti, Eddie Henderson, Robert Glasper, Victor Lewis, Sean Jones et, pour finir, Kenny Barron, George Cables apportent une contribution de fond car tous perçoivent le caractère particulier de cette production. Common, un rappeur du South Side de Chicago, qui a parfois travaillé avec Roy Hargrove, témoigne également. Chacun raconte sa rencontre avec le trompettiste et/ou le pianiste, et les textes ont été ainsi harmonisés, fourmillant d’informations, ressemblant à l’hommage des musiciens que Jazz Hot a réalisé pour Randy Weston en 2018, McCoy Tyner et Stanley Cowell en 2020. Ce genre de bon travail est rare, et mérite l’attention des amateurs de jazz, car l’information devient dynamique, se charge de sentiments, d’âme sur ce qu’est cette musique de jazz, l’événement le plus abouti en matière d’art musical depuis la nuit des temps, et parce que ces témoignages émanent directement des musiciens. Ron Carter note par exemple avec clairvoyance la filiation avec Clifford Brown, évidente, de l’expression musicale jusqu’au sourire éclatant, et cela nous rappelle l’une de nos rencontres avec Roy Hargrove dans les années 2000 où nous lui avions remis le numéro Spécial 2006 consacré à Clifford Brown à la fin du sound check. Roy, pressé de rentrer, s’était instantanément assis sur une chaise au milieu de la salle, et s’était plongé directement dans la discographie, oubliant tout, ponctuant d’exclamations sa lecture en commentant un album, un titre, rayonnant du bonheur simple de l’amateur qui connaît intimement cette musique, et le trompettiste se remémore en chantonnant tel thème, telle subtilité, sans jamais être blasé car une œuvre d’art est éternelle.
Kenny Barron, dont on connaît la proximité avec Mulgrew Miller, témoigne d’une émotion profonde, autant pour l’artiste que pour l’être humain. Les musiciens de jazz, dans leurs témoignages, ne séparent pas la dimension artistique et humaine car ils savent d’où ils viennent, et c’est ce qui est appréciable. Sonny Rollins qui introduit l’ensemble des contributions, après avoir, comme Ron Carter, établit le parallèle entre Clifford et Roy, élève Roy au rang de divinité indienne.
Bravo aux producteurs d’être encore capables en 2021, dans une époque de dictature planétaire et de peur-paralysie généralisées, de mobiliser autant d’énergie et de moyens pour donner un tel exemple de ce que le jazz, par une expression populaire et humaine, par le courage de sa communauté de naissance, par le soutien d’amateurs aussi passionnés que le sont Zev Feldman et Larry Crothier, est capable d’apporter d’harmonie(s), d’imagination créatrice, de liberté aux êtres humains du monde. On doit enfin remercier Roy Hargrove et Mulgrew Miller de leur don accessible à tous, comme ne manque pas de le faire Christian McBride, qui remarque que jouer avec ces deux artistes «ce n’est pas travailler», et qui conclut sobrement: «I’m grateful for these recordings», ce que nous partageons.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Ralph Peterson
Raise Up Off Me

Raise Up Off Me!, The Right to Live, Four Play, I Want to Be There for You, Bouncing With Bud, Blue Hughes, Tears I Can Not Hide, Naima's Love Song, Jodi, Fantasia Brazil, Shorties Portion, Raise Up Off Me Too!
Ralph Peterson (dm, perc), Zaccai Curtis (p), Luques Curtis (b), Eguie Castrillo (perc), Jazzmeia Horn (voc),
Enregistré les 7, 8, 9 décembre 2020, North Dartmouth, MA
Durée: 1h 18’ 25”
Onyx 0013 (www.ralphpetersonmusic.net


Un album indispensable, pas seulement pour la qualité musicale ou la conception et réalisation du projet dans son ensemble, mais également parce qu’il est le dernier de ce grand Messenger du jazz, qui nous a prématurément –il avait moins de 60 ans– quittés le 1er mars 2021, laissant derrière lui une œuvre construite, même si elle ne reste que partiellement accessible en Europe sur support traditionnel en disque pour des raisons de distribution. Signalons qu’il est possible d’en obtenir des versions numériques en ligne. Vous lirez dans l’hommage que nous lui rendons dans la rubrique Tears les éléments que nous avons réunis sur sa biographie, une discographie et une vidéographie qui vous donneront sans doute envie d’écouter ce disque et d’approfondir votre connaissance de ce musicien qui s’est battu avec ses arguments d’artistes contre la maladie, mais aussi et surtout contre les travers de la société, américaine mais pas seulement, apportant par son art une alternative de sensibilité et de pensée en tous points remarquable.
Raise Up Off Me
et le visuel du livret en disent beaucoup et clairement sur le message de cet homme, qui a pris très au sérieux son rôle de Messenger qu’il a conquis au côté d’Art Blakey dans les années 1980. Etre élu batteur aux côtés d’un des pères éternels de l’instrument ne peut être un hasard, et pas seulement pour des raisons instrumentales. Ralph Peterson a mis dans ce disque beaucoup de lui-même, sachant que son état de santé ne lui laissait plus beaucoup de temps. Il a vécu ainsi intensément depuis 2014 sachant que le temps était limité. Il a réuni deux de ses fidèles et prometteurs disciples, les frères Zaccai et Luques Curtis, et invité sur certains thèmes Jazzmeia Horn (1991), une jeune chanteuse qui s’inspire de Betty Carter entre autres, le pendant féminin d’Art Blakey pour toute une génération de musicien(ne)s de jazz. Jazzmeia a été lauréate de la Thelonious Monk Competition en 2015. Sur «Tears I Can Not Hide», et encore plus sur «Naima's Love Song», elle donne une idée précise de ses belles promesses, si elle ne se perd pas en si bon chemin…
Autre invité, le percussionniste virtuose, Eguie Castrillo, qui renoue, dans le langage de Ralph Peterson, avec cette belle tradition initiée en particulier par Art Blakey d’enrichir sa musique de nombreux percussionnistes et d’une couleur latine dans la seconde partie des années 1950 pour des albums inoubliables par leur drive, dimension revivifiée par Ralph et Eguie dans le magnifique «Blue Hughes» avec cet ostinato rythmique incandescent qui termine un thème d’une rare intensité, original mais pleinement dans l’esprit d’Art Blakey. Eguie Castrillo est aussi à l’aise sur des compositions comme «Naima's Love Song» de John Hicks, et avec le concours de Ralph Peterson, donne ce puissant soutien qui fait la beauté de cette musique. Signalons à propos de ce thème que si le livret ne mentionne pas de trompettiste, il y en a un, d’un excellent niveau, et que c’est peut-être Ralph Peterson lui-même, qui possède aussi ce talent, car l’enregistrement est effectué dans son studio Onyx Productions à North Darmouth, MA. Sur le plan rythmique, Luques Curtis complète à merveille le jeu foisonnant de Ralph Peterson, par une solide assise et de bons chorus («Jodi»). Signalons également le magnifique frère et pianiste, Zaccai Curtis, qui occupe une place importante dans cet enregistrement, aussi bien au piano acoustique qu’aux claviers électriques. Il est partout essentiel («I Want to Be There for You» de sa composition), et parfois très brillant comme sur «Shorties Portion» ou «Four Play» (un blues de James Williams) où, dans un style très enlevé post-tynérien, il allume l’incendie que Ralph Peterson vient attiser, bien secondé par Eguie Castrillo. Signalons pour information qu'un 13e titre enregistré pendant ces séances, «Please Do Somethin’», avec le concours de Jazzmeia Horn, n'est pas gravé sur ce CD pour des raisons de limite de durée du CD, mais qu'on peut le retrouver en ligne.
Il faut s’arrêter également sur le thème «Raise Up Off Me», qui ouvre longuement et conclut ce bel album, une improvisation collective organisée par cette formation qui communie vraiment au sens premier, comme pour un spiritual, même si dans la forme ce n’en est pas un au sens littéral-traditionnel, mais plutôt dans son adaptation coltranienne. Ralph Peterson y fait admirer son jeu luxuriant d’une musicalité extraordinaire, qui emprunte autant à Art Blakey par son drive, son impulsion, la souplesse de ses press rolls, qu’à Elvin Jones dans son art de remplir l’espace sans l’encombrer (jeu de cymbales), de tisser des atmosphères (balais sur la caisse claire). Le dernier opus de Ralph Peterson est à son image: plein de cette volonté de transmettre jusqu’au dernier moment à la jeune génération (qui l’entoure ici); exigeant jusqu’au dernier moment pour faire un ouvrage parfait; combatif dans la moindre note pour prolonger l’histoire de ce message que porte l’Afro-Amérique dans ses revendications d’égalité et de dignité («The Right to Live»); jazz dans la tradition par des évocations directes de Bud Powell, James Williams, John Hicks, ou indirectes de ses inspirateurs (Art Blakey, Elvin Jones…); libre comme le jazz pour créer une musique toujours nouvelle et intrigante, les pieds dans le blues; cohérent jusqu’à l’obsession comme l’était Mr. Ralph Peterson, Jr.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Brian Charette
Groovin' With Big G

Stella by Starlight, Body and Soul, On a Misty Night, Alligator Boogaloo, Maiden Voyage, Father and Son, Autumn Leaves, Never Let Me Go, Tenor Madness
Brian Charette (org), George Coleman (ts), Vic Juris (g), George Coleman, Jr. (dm)
Enregistré en décembre 2017, lieu non précisé
Durée: 1h 09’ 30’’
SteepleChase 31857 (Socadisc)

 

Brian Charette
Beyond Borderline

Yellow Car, Wish List, Chelsea Bridge, Girls, Good Tipper, Hungarian Bolero, Prelude to a Kiss, Silicone Doll, 5th of Rye, Aligned Arpeggio, Herman Enest III, Public Transportation
Brian Charette (org solo)

Enregistré en octobre 2018, lieu non précisé

Durée: 1h 02’ 31’’

SteepleChase 31880 (Socadisc)


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Brian Charette
Power From the Air

Fried Birds, Elephant Memory, Harlem Nocturne, Silver Lining, As if to Say, Power From the Air, Cherokee, Want, Frenzy, Low Tide
Brian Charette (org), Itai Kriss (fl), Mike DiRubbo (as), Kenny Brooks (ts), Karel Ruzicka (bcl), Brian Fishler (dm)

Enregistré en décembre 2019, lieu non précisé

Durée: 1h 11’ 55’’

SteepleChase 31911 (Socadisc)


Musicien solide et expérimenté, Brian Charette est l’un des nombreux représentants actuels de l’orgue Hammond, instrument dominé par la figure tutélaire de Jimmy Smith, dont il se démarque sans la rejeter. Né en 1972 à Meriden, CT, Brian Charette a été initié au piano par sa mère et a pris des leçons particulières jusqu’à ses 12 ans, surmontant des problèmes d’audition qui ont marqué son enfance. Après s’être essayé à la guitare, il revient au piano à 15 ans et intègre l’orchestre de jazz de son lycée ainsi que différents groupes et commence à se produire régulièrement. Il se lie alors avec un agent qui lui donne l’occasion d’accompagner Lou Donaldson, Houston Person, les Blues Brothers. Il a à peine 17 ans. Il entre cependant à l’université du Connecticut pour étudier le piano classique et suit également l’enseignement de Kenny Werner et du pianiste et pédagogue Charlie Banacos (1946-2009). Une fois diplômé, il part en tournée en Europe et séjourne quelques temps à Prague où il donne des cours. A 21 ans, il s’installe à New York et connaît une période de vaches maigres. C’est alors qu’il se met à l’orgue Hammond qui lui permet de trouver davantage d’engagements et de développer une carrière de sideman éclectique, souvent en dehors du jazz, ce qui l’amène à participer et à produire des projets dans le rock et le rap, délaissant même l’orgue vers 2000, alors qu’il commence à enregistrer en leader. Brian Charette finira par se recentrer sur le jazz et sur son instrument dans la seconde moitié de la décennie et grave un premier album pour SteepleChase en 2008, alimentant depuis sa discographie d’au moins un titre par an.
Ses trois dernières productions jazz datent respectivement de 2017, 2018 et 2019 (l’album Like the Sun, sorti chez Dim Mak en 2020 relevant de la musique électronique). Groovin’ With Big G rassemble autour de l’organiste une fameuse équipe, à commencer par le grand George Coleman, alias Big G, avec lequel Brian Charette collabore depuis 2011. A la batterie, son fils George Coleman, Jr. assure avec subtilité le soutien rythmique. Si sur le plan de la notoriété il est resté dans l’ombre de son père (sa mère, Gloria, bassiste, pianiste, organiste et chanteuse ayant aussi contribué à en faire un enfant de la balle), il n’en est pas moins un sideman très actif sur la scène de New York et auprès des plus grands: Ray Bryant, Benny Green, Charles Davis, Sonny Fortune, TK Blue, entre autres. Le dernier membre du quartet est le regretté Vic Juris (1953-2019), un autre fidèle de SteepleChase au jeu très coloré, notamment connu pour ses collaborations avec Richie Cole, Dave Liebman ou Phil Woods.

Sur cet album, presque exclusivement constitué de grandes compositions du jazz (choisies par l’organiste et le ténor), Brian Charette laisse s’exprimer longuement ses partenaires, pour des prises de parole successives, et en particulier George Coleman, Sr., auquel il fournit un bel habillage harmonique qui peut évoquer des univers forts différents: gospel sur son blues original, «Father and Son», post-bop sur «Maiden Voyage» (thème d’Herbie Hancock, tiré de son album éponyme auquel George Coleman avait participé en 1985 pour Blue Note) où une touche d’onirisme est donnée par Vic Juris. Car c’est bien le ténor de George Coleman qui domine l’enregistrement dès le premier titre (magnifique version de «Stella by Starlight» de Victor Young) où l’organiste donne aussi un solo très inventif. L’ensemble du disque est un régal du premier au dernier morceau, et d’une grande variété avec des moments plus groove («Alligator Boogaloo» de Lou Donaldson), plus swing («Tenor Madness» de Sonny Rollins) ou des ballades («Autumn Leaves» de Joseph Kosma).

A l’inverse, Beyond Borderline est un album solo sur lequel Brian Charette occupe donc tout l’espace. C’est le second du genre qu’il ait enregistré après Bordeline (SteepleChase, 2011). Il y déploie l’éventail des possibilités de son instrument, mais la démonstration trouve ses limites en raison d’un répertoire original (outre deux jolies reprises de Duke Ellington, «Chelsea Bridge» et «Prelude to a Kiss») assez inégal et pas toujours dans le domaine du jazz. On apprécie quand même la densité de la pulsation swing sur «Yellow Car» et un autre bon thème, «Herman Enest III».

Avec Power From the Air, Brian Charette revient à un album choral, davantage ancré dans le jazz tout en conservant une large part de compositions personnelles. On y retrouve l’excellent Mike DiRubbo à l’alto, déjà présent sur Music for Organ Sextette (SteepleChase, 2010) et qui a également déjà convié l’organiste sur ses propres projets, comme sur son Live at Smalls (SmallsLIVE, 2017). Les autres membres du sextet nous sont peu connus. Le flûtiste (également percussionniste) israélien Itai Kriss s’est installé à New York en 2002 où il a fréquenté les scènes jazz et salsa. En 2008, il participe au programme Betty Carter’s Jazz Ahead du Kennedy Center de Washington, DC, pour les jeunes interprètes et compositeurs, où il a l’occasion de travailler avec Curtis Fuller, Nathan Davis et Dr. Billy Taylor. Il se produit depuis sur la scène new-yorkaise principalement en compagnie de musiciens latino-américains, de jazzmen israéliens ou avec sa propre formation. Il est pour nous la révélation de ce disque. Originaire de Californie, le ténor Kenny Brooks a été formé par George Garzone et a débuté sa carrière au début des années 1990 avec des groupes mêlant hip-hop et jazz. Il a joué avec des musiciens de styles divers, dont Charlie Hunter (g). Le saxophoniste Karel Ruzicka, ici à la clarinette basse, est originaire de Prague où il a débuté sa carrière au début des années 1990. Remarqué par Roy Hargrove lors d’une jam au Smalls de New York en 1994, le trompettiste l’invite dans son quintet à l'occasion d’un concert à Prague en 1996. L’année suivante, Karel Ruzicka s’installe à New York dont il intègre la vie jazzique et s’est notamment produit à Jazz at Lincoln Center. En revanche, on ne dispose que de peu d'informations sur le batteur Brian Fishler, si ce n’est qu’il vient de San Francisco, CA. L’énergie du collectif est présente dès le premier titre, le très réussi «Fried Birds», où les quatre soufflants sont mis à l’honneur avec en fond le soutien harmonique du leader et le drive impeccable de Brian Fishler. Si les autres compositions de Brian Charette sont de bonne tenue, ce sont les deux reprises qui sortent du lot: sur «Harlem Nocturne» (Earle Hagen) le duo orgue/flûte fonctionne à merveille, avec un Brian Charette plus ancré dans le blues; il est tout en volubilité sur un «Cherokee» (Ray Noble), superbe de musicalité avec encore une fois une série de bons solos, notamment celui du virevoltant Itai Kriss, agrémenté d’une malicieuse citation de Pierre et le loup de Serge Prokofiev.
Brian Charette a tracé son propre chemin à l’orgue Hammond à la faveur d’une exposition précoce au jazz de culture et d’un éclectisme revendiqué, que ce soit le lien jamais rompu avec la musique classique ou les expérimentations électroniques. Cette versatilité, qui participe de sa richesse, est aussi la raison d’un éparpillement qu’on peut regretter car il excelle dans le domaine du jazz enraciné.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Sonny Rollins
Rollins in Holland: The 1967 Studio et Live Recordings, feat. Ruud Jacobs & Han Bennink

CD1: Blue Room, Four, Love Walked In, Tune Up, Sonnymoon For Two, Love Walked In, Three Little Words
CD2: They Can't Take That Away from Me/Sonnymoon for Two, On Green Dolphin Street/There Will Never Be Another You, Love Walked In, Four
Sonny Rollins (ts), Ruud Jacobs (b), Han Bennink (dm)
Enregistrés les 3 et 5 mai 1967, Arnhem, Hilversum et Loosdrecht, Pays-Bas
Durée: 1h 03’ 23”
+ 1h 06’ 44”
Resonance Records 2048 (resonancerecords.org)


L’indispensable vaut à nouveau pour la qualité de production de Zev Feldman, le chercheur de pépites, de cet inédit de Sonny Rollins avec Frank Jochemsen et David Weiss. Voici un double album pour restituer l’une des tournées de Sonny Rollins en Europe en 1967, au moment d’une éclipse du ténor à la recherche de lui-même et d’un déclin du jazz certain, submergé par le déferlement de la consommation de masse des musiques commerciales: de variétés, de rock ou pop (l’appellation de cette époque), comme le rappelle Aidan Levy, l’auteur du texte de présentation de ce livret plantureux de 100 pages! Bien illustré et comprenant une interview des deux sidemen néerlandais, le contrebassiste Ruud Jacobs et le batteur Han Bennink, retrouvé par Aidan Levy pour l’occasion (Ruud Jacobs est décédé depuis, le 18 juillet 2019, et cette production lui est dédicacée). Il y a pour finir une interview avec Sonny Rollins en personne, du haut de son presque siècle de jazz, par Zev Feldman, sur les circonstances de cet enregistrement, rappelant cette période d’absence du ténor qui n’enregistra aucun disque de 1966 (East Broadway Run Down, Impulse! avec Jimmy Garrison et Elvin Jones), jusqu’à Next Album, six années plus tard en 1972, chez Milestone avec George Cables (p), Bob Cranshaw (b) et Jack DeJohnette (dm) ou David Lee (dm) (cf. discographie dans Jazz Hot n°518).
Cela dit pour signaler qu’en 1967 et depuis 1958 (avec Oscar Pettiford et Max Roach ou avec Henry Grimes et Charles Wright), Sonny Rollins affectionne le trio sans piano qui laisse beaucoup de liberté à ses développements. Depuis 1965, en tournée européenne, il s’exprime le plus souvent en trio avec une rythmique entièrement ou partiellement européenne: Niels-Henning Ørsted Pedersen et Alan Dawson à Stockholm; Bibi Rovère et Art Taylor à Paris; ici, néerlandaise à Arnhem, Hilversum et Loosdrecht.
Comme Sonny Rollins le dit dans le livret, il a choisi deux bons instrumentistes européens pour cette opportunité qui lui a été offerte dans une période où il joue peu: Han Bennink, fils de percussionniste classique et lui-même virtuose, ici dans un registre quelque peu décalé par rapport à ce qui a fait le principal de sa carrière (la musique improvisée comme système plus que le jazz comme culture), car le blues n’est pas sa matière culturelle, remplit bien l’espace, parfois trop, «gratuitement» à notre goût («Love Walked In»), et Ruud Jacobs, un bon instrumentiste (1938-2019), fait sobrement ce qui lui a été demandé dans un cadre surtout au service de l’expression du leader. Ruud Jacobs est le frère de Pim Jacobs (p, 1934-1996), avec lequel il a formé un trio réputé en Hollande, et avec lequel il a joué près de quarante ans avec une complicité fusionnelle. Il a alterné une carrière de musicien, parfois éclectique (jusqu’à André Rieu) avec celle de producteur (CBS, Phonogram, Universal), et cela pendant plus de soixante ans.
Sonny Rollins a mis à profit cette période de crise dans le jazz pour se rendre en Inde, et explorer d’autres dimensions, philosophiques notamment. La musique de Sonny Rollins de ce temps met en place un concept musical propre à Sonny Rollins qui le suivra jusqu’à ses toutes récentes productions sur scène et sur disque: le monologue musical ad libitum et autobiographique sur un fond rythmique.
Sur ce disque, il y a en fait trois parties: la première en live à Arnhem, le 3 mai, la seconde en studio, pour la radio à Hilversum, le 5 mai, et la troisième en live, le même jour mais le soir au Go-Go Club de Loosdrecht. La musique de Sonny Rollins est faite de longs développements (parfois si longs qu’ils sont interrompus, comme ici, pour les besoins de l’édition en disque après 15’) conformes à ce qu’il jouait déjà dans ce temps et dont il s’est fait une spécialité jusqu’à ses plus récentes prestations, avec ce beau son profond et puissant si reconnaissable, ainsi que ses attaques, ses impulsions et ses traits de virtuosité, le tout toujours ancré dans le blues, dans une veine parkérienne par l’intensité en particulier, mais au ténor. Il semble guidé par une mémoire de tout ce qui l’a conduit à être Sonny Rollins, comme un grand collage de son répertoire, de ses traits stylistiques récurrents, dans lequel il se balade avec les commentaires que lui dicte son imagination sur le moment, une sorte d’écriture automatique ou de free jazz ancré sur l’histoire du jazz telle qu’il l’a traversée et écrite: une musique de mémoire au premier degré, avec des moments en soliste (sans accompagnement), une dimension qu’il apprécie entre toutes. Ce n’est pas une musique si facilement abordable a priori, mais le sens mélodique de Sonny Rollins, la beauté du son, le blues, la qualité de l’expression éclairent cette jungle musicale luxuriante pour la plupart des auditeurs.
Un inédit de Sonny Rollins, c’est toujours un cadeau!

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Art Blakey & The Jazz Messengers
Just Coolin'

Hipsippy Blues, Close Your Eyes, Jimerick, Quick Trick, M&M, Just Coolin'
Art Blakey (dm), Lee Morgan (tp), Hank Mobley (ts), Bobby Timmons (p), Jymie Merritt (b)

Enregistré le 8 mars 1959, Hackensack, NJ

Durée: 38’ 58”

Blue Note 00602508650222 (store-bluenote.fr/Universal)


Un grand classique, les Jazz Messengers d’Art Blakey, au sommet de leur art, qu’ils ne quitteront plus pendant les 30 années suivantes, car le batteur a su, malgré les aléas des temps, renouveler constamment les membres de cet orchestre mythique, sans hâte et sans jamais céder à aucun effet de mode, comme cela a été le cas pour les formations les plus légendaires du jazz: celles de Duke Ellington, Count Basie, Dizzy Gillespie, Charles Mingus, Wynton Marsalis plus près de nous. Cet orchestre, devenu avec le temps institution du jazz, en est alors à ses premiers temps, encore dans les années 1950, et déjà, il est composé de cinq musiciens d’exception, plus ou moins reconnus, de la grande histoire du jazz. On ne les présente plus, notamment Lee Morgan, le trompettiste virtuose, Bobby Timmons, le pianiste aux accents blues qui colora si particulièrement cette mouture des Jazz Messengers, du regretté Jymie Merritt disparu récemment, qui incarna, avec le leader, Lee Morgan et Bobby Timmons un des sons les plus caractéristiques, de Philadelphie, de ce quintet.

L’originalité de cet enregistrement vient de la présence d’un saxophoniste ténor Hank Mobley qui succéde alors à un autre citoyen de «Philly», le compositeur et directeur musical Benny Golson. A cette période, Benny dirige avec Art Farmer une autre fameuse formation, le Jazztet, où alternent d’autres musiciens de la cité, comme McCoy Tyner, Al Tootie Heath et le regretté Curtis Fuller venu, lui, de Detroit. Hank Mobley (1930-1986) n’est pas un remplaçant «de fortune» (il est l’auteur de 3 thèmes sur 5), mais un musicien, un artiste déjà confirmé qui a fait ses classes chez Max Roach (1953), accompagné brièvement l’orchestre de Duke Ellington, côtoyé Clifford Brown dans l’orchestre de Tadd Dameron, rejoint Dizzy Gillespie avant d’intégrer la première version des Messengers avec Horace Silver et Art Blakey (1954), et d’enregistrer avec Kenny Dorham (1955). C’est avec Horace Silver (1956) qu’il oriente ensuite sa trajectoire, puis avec Jackie McLean (1956, avec Elmo Hope et Mal Waldron)  avant de confirmer une carrière de leader commencée en 1955 avec justement Horace Silver et Art Blakey comme sidemen (Hank Mobley Quartet, Blue Note 5066). Il enregistre ainsi abondamment (une dizaine d’albums en moins de deux ans) pour Prestige (Hank Mobley’s Message), Savoy (Introducing Lee Morgan), souvent pour Blue Note (Hank Mobley Sextet With Donald Byrd & Lee Morgan, avec Paul Chambers, Charli Persip; Hank Mobley Quintet avec Art Farmer, Horace Silver, Art Blakey, Hank Mobley and his All Stars avec Milt Jackson et Art Blakey; Hank avec Donald Byrd, Bobby Timmons, Philly Joe Jones; Hank Mobley, avec Sonny Clark, Paul Chambers, Art Taylor), etc. Le jazz est alors une grande affaire philadelphienne, d’échanges, de solidarité et de réciprocité, d’émulation et d’excellence entre musiciens dont les labels indépendants –Blue Note, Prestige, Savoy, etc.– font leur bonheur et le nôtre rétrospectivement. Une époque véritablement épique sur le plan de la création musicale où le génie devient le pain du quotidien. Art Blakey a donc invité, non pas un remplaçant, mais un de ces titulaires éternels comme le sont ceux que nous avons cités, comme le sont Freddie Green pour Count Basie et Harry Carney, Johnny Hodges, etc., pour Duke, Earl Hines pour Louis Armstrong, Dannie Richmond pour Charles Mingus, entre de nombreux autres exemples. Parmi ces institutions consacrées par le temps, par le public et par les pairs, les Jazz Messengers d’Art Blakey ont leur place, et chacune des rééditions ou chacune des sessions inédites comme ici (la session est restée inédite jusqu’à 2020, cf. la grande discographie détaillée dans le Jazz Hot Spécial 2005 consacré à Art Blakey) restent des événements de première importance, au-delà du plaisir toujours présent d’écouter le message blues de Bobby Timmons, l’impulsion et le caractère explosif du jeu de batterie d’Art Blakey, la dynamique des arrangements, le brillant des solistes d’une front line d’exception, complice et virtuose («M&M», initiales de Morgan et Mobley) ou la puissance tranquille de Jymie Merritt. Art Blakey est un monument du jazz. Signalons que Zev Feldman est encore le producteur de cet inédit, à l’origine enregistrée dans le studio de Rudy Van Gelder, et remercions-le.
 

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Archie Shepp & Jason Moran
Let My People Go

Sometimes I Feel Like a Motherless Child, Isfahan, He Cares, Go Down Moses, Wise One, Lush Life, Round Midnight
Archie Shepp (ts, ss, voc), Jason Moran (p)

Enregistré les 12 septembre 2017, Paris et 9 novembre 2018, Mannheim (Allemagne)

Durée: 58’ 42”

ArchieBall 2101 (L’Autre Distribution)


La formule du duo est toujours magnifiquement explorée par Archie Shepp, et toujours avec des artistes exceptionnels comme Niels-Henning Ørsted Pedersen (Looking at Bird, SteepleChase), Max Roach (The Long March, Hat Hut), Richard Davis (Body and Soul, Enja). Dans le dialogue avec les pianistes, il y a également des rencontres d’une profondeur rare: on se souvient de celle, remarquable, avec Ibrahim Abdullah, alors appelé Dollar Brand (Duet, Denon), et surtout des chefs-d’œuvre absolus en duo avec le regretté Horace Parlan (Goin’ Home et Trouble in Mind, SteepleChase, Reunion, Bellaphon et First Set, 52
e Rue East). Ces rencontres se plaçaient à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Elles sont des sommets dans l’œuvre du ténor qui n’en est pas avare. Si du temps est passé depuis, cette rencontre avec Jason Moran se place dans cette tradition, avec un répertoire balisé pour Archie Shepp, dont certains des thèmes qu’il a le mieux honorés: deux traditionnels sans aucun doute en hommage à Horace Parlan décédé en 2017, où Archie chante de sa voix blues fragilisée et embellie par l’âge («Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Go Down Moses»), Duke Ellington, Billy Strayhorn, John Coltrane, Thelonious Monk. Il ne manque que Charlie Parker présent cependant dans la coda de «Round Midnight», en lieu et place de l’originale… et Archie Shepp lui-même, présent simplement par ce son à nul autre pareil. Jason Moran introduit son grain de sel avec une belle composition, bâtie comme un hymne, à la manière de Dollar Brand bien que le traitement soit original, «He Cares», jouée au soprano par Archie Shepp.
Archie Shepp apporte sa somptueuse sonorité au ténor et au soprano, tour à tour feutrée, stridente, déchirée et déchirante avec cette hyper-expressivité qui colore l’ensemble de son œuvre. Il atteint sur le «Wise One» de John Coltrane une dimension expressive digne en tous points de l’original, avec un Jason Moran à la hauteur de cette musique d’une rare intensité.
Jason Moran se fait en effet classique et essentiel pour rentrer avec respect mais aussi beaucoup de personnalité dans l’œuvre de son aîné. C’est –encore– l’un de ces grands pianistes du jazz qui devraient illuminer nos scènes du jazz en France en lieu et place de l’indigne et complaisante musique qui y était présentée la plupart du temps en cet été 2021.
Les deux dernières pièces sont enregistrées en live en 2018, en Allemagne, avec le beau «Lush Life» de Billy Strayhorn et le non moins émouvant «Round Midnight» de Thelonious Monk, joués au ténor par un artiste et avec une sonorité sans âge, magnifiquement mis en scène par les interventions étincelantes, les contrepoints ciselés et les chorus sobres de Jason Moran, à son meilleur par ce sens de l’essentiel, de la profondeur et de l’intensité (son jeu «grandes orgues» sur «Go Down Moses») qui conviennent à cette rencontre. Les duos d’Archie Shepp font partie de la légende enregistrée du jazz, et Jason Moran y prend, à son tour, une part digne de son art.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Christopher Hollyday & Telepathy
Dialogue

Dialogue, Text Tones, You Make Me Feel So Young, Kiss Me Right, On the Trail, Paid Time Off, Pau de Arara, Dedicated to You, Minor Pulsation
Christopher Hollyday (as), Gilbert Castellanos (tp), Joshua White (p), Rob Thorsen (b), Tyler Kreutel (dm)

Enregistré les 14-15 mai 2019, San Diego, CA

Durée: 44’ 36”

Jazzbeat Productions (christopherhollyday.com)


Nous annoncions ce disque dans la chronique du précédent de Christopher Hollyday, Telepathy (Jazz Hot 2019) du nom de ce quintet qu’il a constitué pour un come back dont nous vous tracions les grandes lignes, après des débuts remarqués dans le New York de la fin des années 1980 aux côtés des Cedar Walton, Ron Carter, David Williams, Billy Higgins, entre autres. Après ces débuts, il s’est quelque peu absenté pour se consacrer à l’étude puis à l’enseignement. Son œuvre enregistrée dans le jazz y a certainement perdu.
Toujours autoproduit (que sont devenus les producteurs du jazz?), ce disque est un peu plus long que le précédent, mais la quantité n’est pas un critère artistique. Cette musique est vraiment splendide, toujours dans l’esprit hard bop, une descendance parkérienne qui s’entend aussi bien dans la virtuosité («Dialogue», «Minor Pulsation») que dans le lyrisme de l’altiste et dans la puissance expressive qui se dégage du quintet («You Make Me Feel So Young», «Dedicated to You»), dans des formes parfois plus classiques comme sur ces titres ou plus contemporaines comme sur «Dialogue», «Text Tones», «Minor Pulsation» et toujours avec cette excellence qui font de ce disque une perfection musicale, avec un quintet de jazz parfaitement soudé autour d’un projet: Gilbert Castellanos (tp, 1972, Guadelaraja, Mexique), fils d’un chanteur et chef d’orchestre, apporte un contrepoint de qualité à Christopher Hollyday. Il a accompagné Tom Scott, Anthony Wilson, Charles McPherson, un voisin à San Diego, Willie Jones III, et il est membre du Clayton-Hamilton Jazz Orchestra. Sa route a aussi croisé celle de Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis, Horace Silver, Christian McBride, Lewis Nash, Les McCann, parmi beaucoup d’autres. Son jeu se rattache à la tradition de la trompette virtuose qui va de Clifford Brown à Freddie Hubbard en passant par Lee Morgan, le plus proche à nos oreilles sur ce disque.
La section rythmique est en tous points remarquable, très soudée car elle est aussi la base du trio de Joshua White avec Rob Thorsen et Tyler Kreutel de San Diego, même si Joshua White est habituellement moins jazz dans l’esprit pour ce qui est accessible en ligne de son œuvre (une lecture du répertoire du jazz au filtre de la musique contemporaine avec un phrasé jazz ou classique selon le moment). Ici, il s’exprime dans l’esprit du jazz de culture, hot, blues et swing.
Christopher Hollyday fait preuve dans ce disque de son habituelle énergie et d’un drive qui le rattache à la veine parkérienne, ce qui fait de San Diego un haut lieu du saxophone alto de cette tradition hot, avec deux grands représentants que sont Charles McPherson et Christopher Hollyday.

Il y a dans certains arrangements, un parfum de Jazz Messengers («Kiss Me Right», «Paid Time Off»), parfois de song book comme sur «You Make Me Feel So Young» qui fut interprétée par Frank Sinatra et Mel Tormé, Ella Fitzgerald et Michael Bublé plus près de nous (
Gilbert Castellanos est présent sur l’enregistrement dTo Be Loved de Michael Bublé). Le trompettiste est peut-être aussi impliqué dans le choix de «Pau de Arara», aux couleurs latines que Lalo Schifrin arrangea pour Dizzy Gillespie, où il nous gratifie d’un chorus étincelant, brillamment relayé par un Christopher Hollyday au diapason. Un autre grand moment de ce disque où l’ensemble atteint cet état de grâce qui tient d’une forme de transe collective (le nom du groupe, Telepathy, évoque cette dimension magique de l'échange dans le jazz) ou d’une maîtrise absolue, et sans doute des deux à la fois. «Dedicated to You», qui fut gravé par Ella Fitzgerald avec le quartet vocal des Mills Brothers, est un beau moment de lyrisme réservé au saxophoniste alto, qui transforme ce quintet en quartet, avant une conclusion exaltante sur «Minor Pulsation» qui comme les deux premiers thèmes est un vrai passage de virtuosité collective, de drive, d’expression, où l’on constate que l’héritage de Charlie Parker peut prendre une forme originale et contemporaine, sans perdre le message de l’intensité.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Ray Gallon
Make Your Move

Kitty Paws, Out of Whack, Craw Daddy, Harm's Way, Back to the Wall, I Don't Stand a Ghost of a Chance, That's the Question, Hanks a Lot, Yesterdays, Plus One, Make Your Move
Ray Gallon (p), David Wong (b), Kenny Washington (dm)

Enregistré à New York, date non précisée

Durée: 57’ 50”

Cellar Music 103120 (www.cellarlive.com)


Le pianiste Ray Gallon, natif de New York (1958), sera une découverte indispensable pour beaucoup d’amateurs de jazz de ce côté de l’Atlantique malgré une carrière bien remplie de plus de trente années aux côtés des musiciens de jazz parmi les plus réputés de l’histoire du jazz: Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Milt Jackson, Harry Sweets Edison, Ron Carter (qui introduit les notes de livret), George Adams, Charli Persip, TS Monk, Buster Williams, Willie Jones III, Marvin Smitty Smith, Billie Drummond, Joe Chambers, Art Farmer, Benny Golson, Peter Washington, Kenny Washington (qui l’accompagne sur le présent enregistrement) et beaucoup d’autres artistes de jazz de talent. La lecture de son «Curriculum Vitæ» sur son site (raygallon.com) est édifiante de l’intensité de son activité.
Autant dire qu’il œuvre plutôt au sein du jazz de culture, ce qui n’étonne pas quand on sait que parmi ses enseignants il a pu compter Hank Jones, John Lewis et Jaki Byard, Jimmy Rowles, Barry Harris, Steve Kuhn, autant de maîtres du jazz et du piano.
L’étonnement n’en est que plus grand de découvrir que c’est son premier enregistrement en leader à plus de 60 ans! Une originalité, particulièrement pour un adepte du piano, un instrument qui se prête pourtant plus qu’un autre à toutes les formules, du solo au big band. Et son CV, très détaillé, indique pourtant qu’il a œuvré sur scène dans toutes les configurations, en leader ou sideman, du solo au big band, celui par exemple de Lionel Hampton. Il s’en excuse presque dans le livret avec humilité, en commençant à mettre en valeur la dream team qui l’accompagne pour ce trio (David Wong et Kenny Washington), et à remercier la longue liste de ceux qui l’ont guidé et accompagné dans ce chemin de 30 ans. En tête figure Ron Carter dont il est très proche car Ray Gallon l’a accompagné dans ses formations.
Il remercie également la «NYC jazz-scene family»,  les clubs qui l’ont accueilli, les écoles qui lui ont fait confiance (un début d’explication peut-être quant à sa rareté discographique). Il a été enfin un accompagnateur régulier pour nombre de grandes voix du jazz: Dakota Stanton (1990-95), Gloria Lynne (1996-99), Nnenna Freelon (1999-2002), Sheila Jordan (1987-2021), Jon Hendricks ou épisodique (Nina Simone, Etta Jones, Joe Williams, Jimmy Scott, Miles Griffith, Chaka Khan, et beaucoup d’autres). Autant dire qu’il n’a pas chômé et a toujours gravité au cœur de l’excellence.
Le trio, comme on peut s’y attendre avec cette introduction, est magnifique de complicité et de musicalité, d’énergie et d’originalité, d’autant que ce pianiste, s’inscrit dans la filiation des pianistes de l’après-guerre Thelonious Monk, Elmo Hope, Bud Powell, Hank Jones, Erroll Garner, et réussit à atteindre cette intensité rare dans l’expression. Inutile de dire que Ray Gallon est un expert de son instrument, même si dans ce registre, cette qualité n’est que la base d’une expression marquée par le blues, le swing, l’imagination sans borne, la richesse harmonique et rythmique.
Kenny Washington est l’un des grands batteurs de l’histoire du jazz, le digne successeur de cette longue lignée de batteurs musiciens jusqu’au bout des baguettes: aucune démonstration, seulement la musique du premier au dernier battement, exceptionnel aux balais comme toujours, un digne enfant de Jo Jones. David Wong (1982) est devenu l’un des magnifiques contrebassistes de la scène new-yorkaise, et il a atteint cette excellence au contact des meilleurs pianistes de jazz (Kenny Barron, Benny Green…). Il fut le dernier bassiste d’Hank Jones, une expérience qui le rapproche de Ray Gallon; ses chorus,sa sonorité pleine et brillante, sont un véritable régal.
Dans ce premier disque d’une belle maturité et d’une complexité certaine («Kitty Paws»), Ray Gallon a composé 9 des 11 thèmes. Les 2 standards («I Don't Stand a Ghost of a Chance» et «Yesterdays») sont relus de manière originale malgré la multitude de versions précédentes: le premier avec le sens de l’essentiel, le second avec la référence introductive à l’immortelle version d’Art Tatum, y compris sur le plan harmonique, et un détournement rythmique vers un traitement «brésilien» sur le plan rythmique magnifiquement réalisé avec la complicité de Kenny Washington.

Les originaux sont passionnants du premier au dernier, avec un salut magnifique à Hank Jones («Hanks a Lot», «Back to the Wall»), une proximité avec Bud Powell (souvent, «Harm's Way », «That's the Question», «Plus One») et Thelonious Monk («Out of Whack», »Make Your Move»), les deux souvent mêlés, évoqués sans avoir besoin de reprendre l’un de leurs thèmes, car l’esprit est là, l’esprit du jazz bien entendu, intense, d’une richesse harmonique digne des devanciers, avec toujours ce qui fait le fond de cette musique de jazz: le drive, le blues («Craw Daddy», avec un chorus intéressant de David Wong), le swing au service de mélodies qui racontent des histoires et qui soulèvent de la chaise un/e amateur/trice de jazz digne de ce nom.

Si vous pensiez avoir tout découvert du piano jazz, détrompez vous! Il y a non seulement les jeunes ou encore jeunes musiciens comme Jeb Patton, Keith Brown, Aaron Diehl, Sullivan Fortner, Connie Han, Isaiah Thompson et quelques autres, non seulement les valeurs confirmées comme Kenny Barron, George Cables, Benny Green, Eric Reed, Marcus Roberts, Johnny O’Neal, Cyrus Chestnut, et beaucoup d’autres, non seulement les valeurs éternelles, innombrables qui nous ont quittés en laissant un héritage d’une infinie beauté auquel ce disque fait référence, mais encore ces pianistes qu’on découvre parfois autour du monde, au détour d’un chemin inattendu, comme Roberto Magris et Claus Raible parmi quelques autres, ou enfin comme Ray Gallon, un New-Yorkais trop discret, qui réussit, à plus de 60 ans, de magnifiques débuts discographiques dans l'une des belles traditions du jazz, celle du piano. Les proverbes ont parfois du sens, et s’il n’est jamais trop tard pour bien faire, on attend une suite avec impatience.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Bruce Harris
Soundview

Soundview, Satellite, Maybe It's Hazy, If You Were Mine*, Hank's Pranks, You're Lucky to Me, Ellington Suite, The Bird of Red and Gold*, Saucer Eyes
Bruce Harris (tp), Sullivan Fortner (p), David Wong (b), Aaron Kimmel (dm), Samara Joy McLendon (voc)*

Enregistré le 25 octobre 2020, Astoria, NY

Durée: 50’ 45”

Cellar Live 102520 (www.cellarlive.com)


Produit par Jeremy Pelt, un excellent trompettiste, avec la complicité de Cory Weeds, saxophoniste et ex-propriétaire du Cellar Jazz Club (2000-2014) à Vancouver au Canada, cet album sous le nom de Bruce Harris avait peu de chance de décevoir. La section rythmique avec Sullivan Fortner, David Wong et Aaron Kimmel renforce l’intuition. Ajoutons que sur deux thèmes figure la lauréate de la Sarah Vaughan Competition en 2019, Samara McLendon connue également sous le nom de Samara Joy, qui vient de publier son premier album personnel à 21 ans (en compagnie de Pasquale Grasso, g), et vous aurez le casting d’une formation très prometteuse.
Bruce Harris, le leader (1979, New York) a été l’un des membres du Lincoln Center Jazz Orchestra en 2016-2017, au moment où il publiait un premier album à 37 ans (Beginnings, chez Posi-tone, 2016, avec Dmitry Baevsky, Grant Stewart) que nous n’avons pas reçu et donc pas écouté. Il a étudié avec Jon Faddis, joué au sein du sextet de Winnard Harper, et a enregistré avec le Count Basie Orchestra, Aaron Diehl, Herlin Riley, entre autres. C’est donc un encore jeune trompettiste doté d’une expérience de très haut niveau, doué d’une belle sonorité («Ellington Suite»), et d’une virtuosité certaine («Hank's Pranks») qui confirme son parcours. Son aisance naturelle, très classique, est un plaisir d’autant que cette formation avec un Sullivan Fortner toujours aussi original lui apporte une complicité très appréciable pour faire de ce disque une réussite, bien entendu marquée par l’aîné, Wynton Marsalis, mais qui reste entièrement originale car tout est parfaitement maîtrisé («Ellington Suite»), imaginatif et que les musiciens ont chacun leur personnalité. On ne présente plus Sullivan Fortner (1986, New Orleans), auteur déjà d’un parcours impressionnant dans le jazz (Stefon Harris, Roy Hargrove, Donald Harrison, Cecil McLorin Salvant, Peter Bernstein), toujours aussi inventif dans ses interventions («Hank’s Pranks», «Ellington Suite»). On ne présente pas vraiment David Wong (1982, New York) très actif sur la scène de New York (Benny Green, Ray Gallon, Dan Nimmer), doté d’un beau son («Maybe It's Hazy»); Aaron Kimmel, né en 1990 à Hollidaysburg, PA, a étudié avec son père, Stephen, Joe Morello, Kenny Washington et Billy Drummond, avant de côtoyer le meilleur de la scène à New York (Ryan Kisor, Terell Stafford, Jon Faddis, Jimmy Heath, Mary Stallings, Mike LeDonne, Frank Wess). Aaron a appris de ses maîtres l’écoute, et il est une autre découverte de ce disque. Les interventions de chacun des musiciens sont en totale adéquation avec l’esprit d’excellence qui est à la base de ce disque. L’original qui introduit cet enregistrement en témoigne.

Les deux participations
de Samara Joy McLendon sont déjà remarquables de sûreté, et bien mises en valeur par les contrepoints parfaits de Sullivan Fortner, et la sonorité tour à tour éclatante («If You Were Mine») et feutrée de Bruce Harris («The Bird of Red and Gold») qui introduit et soutient à merveille la chanteuse. Le répertoire fait appel à des compositeurs du jazz, des classiques du bebop comme Gigi Gryce, Hank Mobley, Randy Weston, Barry Harris, et aussi du jazz des premiers temps avec Eubie Blake-Andy Razaf et le jeune Duke Ellington. Deux originaux, bien dans le ton, de Bruce Harris et un standard de Johnny Mercer et Matty Malneck complètent un enregistrement bien construit.Bruce Harris a certainement attendu plus que d’autres pour enregistrer, mais il apporte ici un bel opus, très abouti, et sa sonorité, sa précision, son côté brillant («Hank’s Pranks») sont un vrai plaisir pour les amateurs de trompette. Une belle découverte!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Wes Montgomery
The NDR Hamburg Studio Recordings

West Coast Blues, Four on Six, Last of the Wine, Here's That Rainy Day, Opening 2, Blue Grass, Blue Monk, The Leopard Walks, Twisted Blues, West Coast Blues (Encore)
Wes Montgomery (g), Hans Koller (as), Johnny Griffin (ts), Ronnie Scott (ts), Ronnie Ross (bar), Martial Solal (p), Michel Gaudry (b), Ronnie Stephenson (dm)
Enregistré le 30 avril 1965, Hambourg (RFA)
Durée: 58’ 39” + Blu-Ray 34’ 16” (répétition)
Jazzline Classics D 77078 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc) 


La guitare selon Wes Montgomery est un instrument à part… comme on peut le dire pour Django Reinhardt, car il lui donne une dimension orchestrale et que ses chorus sont d’une facture toujours extraordinaire sur le fond et la forme. Ici dans le contexte d’un all stars très international où l’on retrouve les très réputés Hans Koller (Vienne, 1921-2003), Johnny Griffin, Ronnie Scott, Martial Solal, Michel Gaudry qu’on ne présente pas, mais aussi Ronnie Ross, un bon saxophoniste baryton britannique (Calcutta, 1933-Londres, 1991), le lauréat annuel de l’instrument pour le référendum de la revue Melody Maker pendant de nombreuses années, et qui a côtoyé le meilleur du jazz: Clark Terry, Tubby Hayes et beaucoup d’autres. Il prend plusieurs brillants chorus dans ce disque. Le batteur Ronnie Stephenson (Sunderland, 1937-Dundee, 2002), comme Ronnie Ross, a accompagné le gotha du jazz de passage en Grande-Bretagne. Cela dit, les «Ronnie» britanniques sont des habitués, dans cette période, de la scène allemande et particulièrement du NDR Big Band alors appelé le «Studioband», le batteur en étant un des musiciens réguliers.
Ces projets avaient pour objet de réunir des musiciens d’horizons différents et d’organiser un atelier pour une répétition (le DVD est ici au format Blu-ray) afin de parvenir à une prestation en live radiodiffusée dont on retrouve l’enregistrement sur le CD. Wes Montgomery est venu de Londres où il se produisait dans le club de Ronnie Scott et, dans ce projet, les musiciens apportent leur contribution au niveau des compositions et des arrangements: il y a ainsi trois thèmes de Wes Montgomery, deux de Ronnie Ross, un de Martial Solal, un de Johnny Griffin, un standard arrangé par Wes, et le «Blue Monk» de Thelonious Monk arrangé par Johnny Griffin.Dans ce cadre qui pourrait être un piège car les musiciens ne se sont pas choisis, la magie du jazz, celle en particulier de cet artiste hors normes qu’est Wes Montgomery, réalise le miracle «habituel» et toujours étonnant de donner une heure de belle musique, pleine de swing, de ce blues que son pouce légendaire élève à un rare degré de sophistication, et le plus étonnant est que chacun des musiciens se fond sans état d’âme dans ce magnifique ensemble, chacun apportant son talent et sa personnalité à une réussite collective qui n’est pas évidente au premier rendez-vous. Le langage commun du jazz opère assez souvent ce genre de miracles entre musiciens d’horizons esthétiques différents, de générations éloignées, parfois de civilisations diverses, à la condition que tous respectent les fondements du jazz. Les musiciens, ici et à ce moment de leur parcours, relèvent de cette tradition internationale du jazz qui a perduré, avec un large consensus, jusqu’aux années 1960, avant l’apparition de la fusion et des musiques dites «improvisées» ou «actuelles», comme si ces qualificatifs pouvaient définir un art, une expression humaine. Cela dit, ce disque, de jazz, mérite le détour, et sans doute parce que la personnalité artistique de Wes Montgomery est de celles qui s'impose à tous, dans tous les contextes, comme celle de Django Reinhardt justement… 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Gregory Tardy
If Time Could Stand Still

A Great Cloud of Witnesses, Absolute Truth, Blind Guides, Everything Happens to Me, I Swing Because I'm Happy, If Time Could Stand Still, The Message in the Miracle, It Is Finished
Gregory Tardy (ts), Alex Norris (tp 2 & 7), Keith Brown (p), Alexander Claffy (b), Willie Jones III (dm)

Enregistré les 19-20 juin 2019, New York, NY

Durée: 50’ 07”

WJ3 31026 (wj3records.com)


Greg Tardy est né le 3 février 1966 à New Orleans. Né dans une famille dévouée à la musique classique, au chant lyrique, il a débuté à la clarinette (classique). Il a habité Milwaukee, dans le Wisconsin sur les bords du Lac Michigan, puis à St. Louis, dans le Missouri. Il opte progressivement pour le saxophone ténor pour lequel il est sollicité, et c’est par son frère aîné que se produit l’étincelle pour le jazz à travers l’écoute d’un enregistrement de «Monk’s Mood» (Thelonious Monk With John Coltrane, Jazzland). Il commence à se produire sur la scène de St. Louis, ce qui le conduit à retourner dans sa ville de naissance pour approfondir ses connaissances auprès du réputé Ellis Marsalis, côtoyant sur place dans les années 1980 une multitude de musiciens de talents comme Victor Goines, Nicholas Payton, les frères Marsalis (Delfeayo et Jason), Brian Blade, etc., et à se frotter à toutes les composantes de la musique néo-orléanaises (Neville Brothers, Allen Toussaint…). Cette riche expérience lui donne des ailes et, dès le début des années 1990, après un premier enregistrement personnel (Crazy Love, Dubat), il fait le bonheur de l’Elvin Jones Jazz Machine dans les années 1990, formation grâce à laquelle il s’installe à New York, côtoyant beaucoup de musiciens qui font le jazz de cette époque, dans un éventail de styles et d’époques assez large: Wynton Marsalis, James Moody, Betty Carter, Rashied Ali, Roy Hargrove, Jay McShann… En 1999, il intègre la formation d’Andrew Hill, pour lequel il enregistre plusieurs disques. Il côtoie et enregistre également avec d’autres saxophonistes comme Steve Coleman, Joe Lovano, Dewey Redman, Ravi Coltrane, Chris Potter, et trompettistes comme Tom Harrell, Dave Douglas, Brian Lynch (avec Eddie Palmieri), Marcus Printup, réutilisant avec certains la clarinette délaissée depuis l’adolescence.

C’est sur Impulse!, le label mythique de son inspirateur John Coltrane, qu’il enregistre en leader en 1998 Serendipity. Après The Hidden Light (JCurve, 2000) et Abundance (Palmetto, 2001), il entame à partir de 2005 une collaboration régulière avec SteepleChase pour une dizaine d’albums personnels (The Truth, 2005; Steps of Faith, 2006; He Knows My Name, 2007; The Strongest Love, 2010; Monuments, 2011; Standards & More, 2013; Hope, 2014; With Songs of Joy, 2015; Chasing After the Wind, 2016).
A partir de 2015, il devient enseignant à Knoxville pour l’Université du Tennessee. Peu après, il participe encore à un projet en duo avec Bill Frisell.
Le présent If Time Could Stand Still, enregistré sur l’excellent label WJ3, créé par le batteur Willie Jones III qui faisait la couverture de Jazz Hot n°669, semble être le dernier en date des enregistrements personnels de Gregory Tardy. Inutile de dire qu’avec la présence de Willie Jones III, la section rythmique est d’un niveau exceptionnel, le batteur faisant preuve de son habituelle musicalité, de son drive et de son sens des nuances. A leurs côtés, au piano, Keith Brown, le fils de Donald, est splendide, et le bassiste, Alexander Claffy est à l’unisson de ses deux partenaires. Sur deux pièces («Absolute Truth», un blues, et «The Message in the Miracle», très Jazz Messengers), le trompettiste virtuose et tout terrain Alex Norris (Betty Carter, Vanguard Jazz orchestra, Maria Schneider Band, Slide Hampton, Brad Mehldau, Jerry Gonzalez, Chico O’Farrill…), apporte plus de rondeur à la formation, dans l’esprit hard bop. «I Swing Because I'm Happy» est dans ce même registre, sans le trompette.

L’ensemble des compositions sont de Gregory Tardy, à l’exception du standard «Everything Happens to Me», une relecture classique où Gregory Tardy fait admirer un beau son grave qu’on n’entend pas toujours aussi profond sur ses propres compositions.
Sur «A Great Cloud of Witnesses», le saxophoniste est plus proche du son aigu de ténor à l’instar de sa première inspiration, John Coltrane. La musique modale est une des manières d’ailleurs de Gregory Tardy («It Is Finished»), qui en fait également le moteur de son «Blind Guides», autour de motifs arabisants explorés et déclinés avec la complicité de Keith Brown.Reste «If Time Could Stand Still», une mélodie qui ressemble à un hymne d’inspiration religieuse, une musique où le ténor joue dans l’aigu, une veine musicale qui trouve sa confirmation dans les derniers remerciements du livret et le titre de l’album. A ce propos, on relira avec profit l’interview de Greg Tardy dans Jazz Hot n°566, à la fois pour sa biographie et pour tous les aspects de sa personnalité qui expliquent sa musique et ce feeling religieux.
If Time Could Stand Still
est un album de jazz précis et sage comme semble l’être Gregory Tardy, sans prétention ostentatoire mais avec les éléments d’imagination, de swing, de blues, d’expression et l’assise de la tradition qui font le meilleur jazz.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Samara Joy
Samara Joy

Stardust, Everything Happens to Me, If You Never Fall in Love With Me, Let’s Dream in the Moonlight, It Only Happens One, Jim, (It’s Easy to See) The Trouble With Me Is You, If You’d Stay the Way I Dream About You, Lover Man (Oh Where Can You Be?), Only a Moment Ago, Moonglow, But Beautiful
Samara Joy (voc), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b), Kenny Washington (dm)

Enregistré les 20 et 21 octobre 2020, Mt. Vernon, NY

Durée: 47’ 01’’
Whirlwind Recordings 4776 (www.whirlwindrecordings.com/
Socadisc)

Samara Joy McLendon, née le 11 novembre 1999, est issue d’une famille du Bronx, NY, évoluant dans le monde du gospel: ses grands-parents paternels ont dirigé l’ensemble de Philadelphie, The Savettes, son père, compositeur, a accompagné le chanteur Andraé Crouch. Baignée dans une ambiance très musicale –on chante et on joue volontiers dans les réunions de famille–, elle commence, au collège, à participer à des comédies musicales. Son père, qui l’a immergée dans la musique religieuse et le rhythm & blues, la fait également monter sur scène avec lui. Mais c’est au lycée, au Fordham High School for the Arts, que Samara prend conscience de ce qu'est le jazz 
qu'elle pratique déjà au filtre de la culture afro-américaine. Parallèlement, elle a intégré la chorale de son église, la World Changers Church New York, sur Grand Concourse (la principale artère du Bronx), avec laquelle elle assure trois services par semaine pendant deux ans. Quand elle entreprend des études musicales universitaires (qu'elle a achevées en mai 2021) au Purchase College, non loin de chez elle, où elle a notamment pour professeurs Jon Faddis, Pasquale Grasso et Kenny Washington, elle n’est pas encore décidée à devenir une chanteuse de jazz. Le déclic viendra, dit-elle, à l’écoute de Sarah Vaughan et des enregistrements de Tadd Dameron avec Fats Navarro. Elle commence alors à partager la scène des clubs new-yorkais avec Barry Harris, Kirk Lightsey, Cyrus Chestnut ou encore Chris McBride. Et comme si son entrée en jazz était destinée à se faire sous l’égide de la grande Sassy, qu’elle peut rappeler à certains égards par son timbre, elle arrive en tête de la Sarah Vaughan International Jazz Vocal Competition fin 2019 (voir notre Hot News du 30/01/20).
Si les longs mois de confinement qui ont suivi n’ont pas été des plus propices pour développer sa carrière, Samara McLendon présente aujourd’hui, à 21 ans, un premier album sous son nom, qu’elle a d’ailleurs changé en Samara Joy. Elle y est excellemment accompagnée par ses anciens professeurs, en fait le trio habituel de Pasquale Grasso avec Kenny Washington et Ari Roland, dont on peut apprécier ici le jeu d’archet. S’attaquant à quelques-uns des beaux thèmes du jazz (remarquable version de «Lover Man»), Samara s’impose d’emblée comme une interprète de jazz prometteuse, d'une étonnante maturité artistique résultant d’un parcours enraciné depuis la plus petite enfance. D'où une expressivité profonde et pleine de nuances –ainsi qu'un sacré sens du swing, cf. «Everything Happens to Me» que ses accompagnateurs mettent en valeur avec une grande finesse, en particulier le subtil Pasquale Grasso (joli duo guitare-voix sur «But Beautiful»). Samara Joy livre ainsi un disque réussi sans fausse originalité et artifices. Elle renouvelle les saveurs par sa seule personnalité musicale. Il ne reste qu’à croiser les doigts pour que la jeune et talentueuse Samara Joy poursuive sa route sur le chemin du jazz de culture, à l’affut de nouvelles rencontres pour approfondir son art avec authenticité. 
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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The Doug MacDonald Quartet
Organisms

It’s You Or No One, Jazz for All Occasions, L&T, Nina Never Knew/Indian Summer, Sometime Ago, Poor Butterfly, Centerpiece, Too Late Now, Hortense, On the Alamo
Doug MacDonald (g), Carey Frank (org), Bob Sheppard (ts), Ben Scholz (dm)

Enregistré les 10 octobre et 11 décembre 2018, Burbank, CA

Durée: 50’ 20”

Dmac Music (
www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald & The Tarmac Ensemble
Live at Hangar 18: Jazz Marathon 4

CD1: San Fernando Blvd, Dreamsville, Lollipops and Roses, I Thought About You, With the Wind and the Rain in Her Hair, Maiden Voyage, Pennies From Heaven, Nobody Else But Me
CD2:
Strike Up the Band, LL, Something to Light Up My Life, Make Believe, Body and Soul, My Foolish Heart Where or When, Tune Up
Doug MacDonald (g), Charlie Shoemake (vib), Joe Bagg (p), Harvey Newmark (b, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kendall Kay (dm, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kim Richmond (as, fl), Ron Stout (tp), Ira Nepus (tb), Rickey Woodard (ts), John B. Williams (b), Roy McCurdy (dm)

Enregistré le 18 juillet 2019, Los Angeles, CA

Durée: 54’ 10” + 59’ 39”

Dmac Music 16 (www.dougmacdonald.net)

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The Coachella Valley Trio
Mid Century Modern

My Shining Hour, Lance or Lot, Cat City Samba, Tram Jam, What’s New, Give Me the Simple Life, Stranger in Paradise, I Hadn’t Anyone Till You, Woody ‘N You, Bossa Nueva, The Way You Look Tonight
Doug MacDonald (g), Larry Holloway (b), Tim Pleasant (dm), Big Black
(djembé, 3,6,7,8,9,10)

Enregistré à Palm Springs, CA, date non précisée

Durée: 42’ 05”

Dmac Music 17 (www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald
Toluca Lake Jazz

Flamingo, My Little Boat, Baubles Bangles and Beads, These Foolish Things, Toluca Lake Jazz, Is This It?, Desert Jazz, Village Blues, De-Ha, Easy Living, Pleasante Pleasant, If I Had You, New World
Doug MacDonald (g), Harvey Newmark (b)

Enregistré à Glendale, CA, date non précisée

Durée: 53’46’’

Dmac Music 18 (www.dougmacdonald.net)

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Doug MacDonald
Live in Hawaii

My Shining Hour, Cat City Samba, Blues in the Closet, Star Eyes, Bossa Don, Lester Leaps In, Stranger in Paradise
Doug MacDonald (g), Noel Okimoto (vib), Dean Taba (b), Darryl Pellegrini (dm)

Enregistré le 9 novembre 2019, Honolulu, Hawaii

Durée: 59’ 12”

Dmac Music 19 (www.dougmacdonald.net)


Doug MacDonald est un merveilleux musicien de jazz au-delà de l’instrumentiste, comme le dit la formule, un musicien pour musicien précieux et rare. Il véhicule un profond respect pour un jazz de culture ancré dans un idiome post bop avec un goût prononcé pour la beauté esthétique qui a façonné le jeu de Kenny Burrell en single note bluesy, avec toujours un souci de développer de superbes lignes mélodiques. Mais c’est surtout du côté de Barney Kessel qu’il revendique son héritage par une connaissance approfondie du bop parkérien doublée d’une élégance et d’un sens raffiné du swing. On est ici dans une certaine forme d’orthodoxie bop par un musicien au parcours singulier et issu d’une belle tradition de la guitare jazz allant d’Herb Ellis à Joe Pass. Né le 10 septembre 1953 à Philadelphie, PA, il débute à Hawaï dans un style middle auprès du tromboniste Trummy Young, puis dans un jazz plus moderne avec le saxophoniste Gabe Balthazar, un ancien de chez Stan Kenton au parcours remarquable dans le jazz west coast des années 1950 et 1960. Il s’installe brièvement à Las Vegas, NV, jouant dans différents lieux, d’un club à une salle d’exposition avec le chanteur Joe Williams, le tromboniste Carl Fontana, le saxophoniste ténor Jack Montrose et le contrebassiste Carson Smith. A partir de 1984, il est une figure incontournable de la scène de Los Angeles, CA, faisant partie des formations de Bill Holman, Ray Anthony ainsi que du Clayton-Hamilton Jazz Orchestra. Il devient freelance en 1990 à New York, jouant avec Ray Brown, Hank Jones, Stan Getz, Bob Cooper, Jack Sheldon, Buddy Rich ou Ray Charles, avant de retourner sur la côte ouest où il réside et partage son temps entre l’enseignement, les enregistrements et les tournées.
Déjà à la tête d’une quinzaine d’albums sous son nom où il varie les formules avec brio, il excelle ici dans cinq contextes différents privilégiant une esthétique straight ahead qu’il pratique comme un second langage. Pour Organisms, il explore pour la troisième fois de sa discographie la formule du quartet avec orgue Hammond B3, saxophone ténor et batterie, évoquant les classiques de la période Blue Note des années 1960. Au-delà du leader et du formidable guitariste qu’il est, Doug MacDonald démontre des talents de compositeur et d’arrangeur entre originaux et standards. Il y a une synergie et une belle cohésion au sein de la formation. Sur Jazz For All Occasions, le guitariste alterne un jeu en single notes, en octaves et en accords dans la lignée de Wes Montgomery sur un tempo bossa. Carey Frank qui a été longtemps l’organiste de la formation de blues rock et soul Tedeschi Truck Band,mais aussi des saxophonistes Bob Mintzer et Eric Marienthal, propose un jeu sobre et gorgé de swing avec de longues phrases sinueuses du plus bel effet aux couleurs d’un jazz soul intemporel. «L&T»est le sommet du disque reflétant la personnalité et le jeu du leader dans sa diversité d’approche mêlant la virtuosité et l’aspect mélodique de Joe Pass au raffinement esthétique de Kessel dans l’art de ne jouer que les notes essentielles. Sa version en solo de Nina Never Knew/Indian Summer avec sa longue introduction est un régal de musicalité.
La présence de Bob Sheppard au saxophone ténor, que l’on a entendu dans les formations de Chick Corea, complète le quartet avec un jeu évoquant Joe Henderson dans sa sonorité au léger vibrato. «Centerpierce»,le blues signé Sweets Edison, permet au saxophoniste de célébrer le blues avec talent et au leader de le jouer avec feeling et swing dans l’esprit d’un Herb Ellis. Ben Scholz qui a déjà une longue carrière dans le blues avec Buddy Guy et Aaron Neville, mais aussi dans le jazz avec Roy Hargrove, complète la formation apportant un équilibre rythmique à la fois précis, souple et puissant, idéal dans ce contexte avec orgue Hammond.
Le second opus est un beau concert au Hangar 18, proche de l’aéroport international de Los Angeles, CA, en 2018 autour d’un projet avec The Tarmac Ensemble, sorte de all stars de musiciens vétérans de la west coast. Le trompettiste Ron Stout, né en en Californie en 1958 et ayant fait partie des meilleurs pupitres dont Woody Herman Big Band, The Clayton-Hamilton Jazz Orchestra mais aussi Al Cohn, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Pepper Adams, Bill Holman et la formation d’Horace Silver pendant près de trois ans, est particulièrement mis en valeur sur «Maiden Voyage» d’Herbie Hancock tel un prolongement du jeu de Miles dans sa sonorité voilée et sa virtuosité introvertie que l’on retrouve sur l’arrangement du standard de Jérôme Kern «Nobody Else But Me» sur les harmonies de «Tune Up». L’autre souffleur de la formation est Kim Richmond, un multi instrumentiste alternant à l’alto et à la flûte qui lui aussi a brillé longuement au sein des meilleurs big bands dont ceux de Bob Florence, Stan Kenton et Bill Holman, tout en poursuivant une carrière d’enseignant au département jazz de l’université de Californie du Sud. Il est particulièrement en verve d’emblée sur
«San Fernando Blvd» où il s’illustre avec une belle musicalité dans l’esprit d’un Herbie Mann à la flûte. Ce jazz laisse la place à un répertoire de standards et de thèmes de musiciens avec deux compositions du leader qui est l’auteur de beaux chorus dont une superbe version tout en accords et en solo de «I Thought About You». «Pennies From Heaven» dans un esprit très west coast met en exergue Ira Nepus au trombone toujours proche de la mélodie privilégiant le swing, une personnalité musicale de la scène de Los Angeles, CA, lui aussi spécialiste des pupitres derrière Woody Herman, Gerald Wilson, Quincy Jones, mais a également ayant collaboré avec quelques figures tutélaires du jazz traditionnel tels que Kid Ory, Barney Bigard, Rex Stewart, Johnny St. Cyr, Benny Carter, Lionel Hampton. Joe Bagg, un ancien élève de Kenny Barron menant une consistante carrière de sideman, complète la formation d’une grande sobriété dans ses interventions privilégiant l’écoute dans un jeu post bop ancré dans la tradition. On notera également la présence de Rickey Woodard au saxophone ténor qui lors de ses rares chorus, développe un jeu fluide avec un large vibrato issue de l’école de Gene Ammons. L’ensemble est mené de main de maître par l’ancien partenaire des frères Adderley et du fameux Jazztet d’Art Farmer, Roy McCurdy aux baguettes. Sa formidable solidité dans le tempo et sa qualité de frappe ne sont pas pour rien dans la réussite de ce concert aux couleurs de jam.
Mid Century Modern
, le troisième album, explore la formule classique du trio guitare-contrebasse-batterie, sous l’appellation The Coachella Valley Trio. Une formation née en 2016 au AJ’s On the Green, un club de Palm Springs, CA, qui joue tous les mercredis soirs et qui s’inspire de la beauté de leur demeure à Palm Springs, de son paisible climat et de son architecture rétro des années 1950. Une douceur de vivre et une décontraction que l’on retrouve dans la musique du trio. Un projet mettant à nu la personnalité musicale du guitariste avec le soutien Larry Holloway à la contrebasse et de Tim Pleasant, originaire de Minneapolis, à la batterie. Ce dernier est un ancien élève de Harold Jones qui a fait les beaux jours du big band de Count Basie. Après une longue parenthèse de 21 ans sur New York dès 1978 où il se produit avec les saxophonistes Warne Marsh et Charles McPherson, les pianistes Jaki Byard et Sal Mosca, il s’installe à Los Angeles, CA, pour y devenir une figure majeure de la scène jazz actuelle. Une forme de nonchalance et de décontraction naturelle gorgée de swing se fait ressentir au sein du trio qui explore quelques standards et compositions du leader. Le classique «My Shinning Hour» laisse éclater la sobriété des belles lignes mélodiques de Doug MacDonald, tout comme les effets bluesy et les singles notes du superbe thème original «Lance or Lot». L’apport de Big Black au djembé donne une couleur originale au trio sur des thèmes tels que la bossa «Cat City Samba» ou le «Woody ‘N You» de Dizzy Gillespie. Une véritable osmose rythmique caractérise cette remarquable formation d’une grande musicalité comme sur cette version boppisante sur le tempo rapide de «The Way You Look Tonight».

Pour le projet Toluca Lake Jazz, Doug McDonald choisit la formule intimiste du duo, toujours dans un esprit de simplicité et au service du jazz. Harvey Newmark est une vieille connaissance du guitariste avec qui il partage sa passion pour les belles mélodies et une certaine idée du jazz basé sur la tradition. Né à Hollywood, CA, il est sollicité à l’âge de 18 ans pour entrer dans la formation du clarinettiste Buddy DeFranco, mais il préfère terminer ses études. Musicien à la fois classique et jazz, il passe d’un univers à l’autre avec facilité et fait partie depuis 24 ans du Los Angeles Philhamonic et du Long Beach Symphony tout en étant le principal contrebassiste du Desert Symphony depuis près de deux décennies. Cela ne l’empêche pas de mener une véritable carrière de jazzman auprès de Buddy Rich, Bill Holman, Lew Tabackin, Toshiko Akiyoshi, Joe Henderson, Terence Blanchard, Pepper Adams, Milt Jackson, Terry Gibbs ou Cal Tjader. Ces deux musiciens ont en commun également le fait d’avoir accompagné des voix singulières du jazz telles qu’Anita O’Day, Carmen McRae, Sarah Vaughan et Rosemary Clooney, d’où ce goût pour les mélodies narratives. L’interaction entre les deux protagonistes s’installe d’emblée avec une excellente version de «Flamingo», puis «My Little Boat» sur des rythmes brésiliens entre samba et bossa. «Baubles, Bangles, and Beads» se donne des airs de valse avec une sonorité boisée et une façon de retenir la note à la Ron Carter du contrebassiste. Le leader dévoile dans ce contexte un peu plus de son univers et un réel talent de compositeur comme «Is This It?» basé sur les harmonies de «What Is Thing Called Love?», ou son affection pour le blues avec «Village Blues» de John Coltrane.

Dans le cinquième enregistrement, Live in Hawaii, effectué au Studio Atherton de la radio publique locale, en compagnie d’un bon vibraphoniste, Noel Okimoto, Doug confirme ce classicisme d’expression dans le registre d’un bebop qui swingue comme le jazz de toutes les époques. Dean Taba à la contrebasse est également un excellent musicien («Blues in the Closet», «Star Eyes»), et le guitariste toujours entre Wes Montgomery et Barney Kessel, laisse beaucoup de place à ses complices, sans renoncer à quelques évocations de guitare hawaiienne bienvenues dans son discours, sans aucun artifice, qui teintent son interprétation d’une couleur autochtone.
Il y a une cohérence artistique dans ces cinq albums d’une haute tenue musicale, qui font de Doug MacDonald un musicien à découvrir, ce qui est possible car sa production d’enregistrements est régulière et son site bien documenté (cf. dougmandonald.net).
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021

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Jim Snidero
Live at the Deer Head Inn

Now's The Time, Autumn Leaves, Ol' Man River, Bye Bye Blackbird, Idle Moments, Who Can I Turn To, My Old Flame, Yesterdays
Jim Snidero (as), Orrin Evans (p), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré les 31 octobre et 1
er novembre 2020, Deleware Water Gap, PA
Durée: 55’ 27”
Savant Records 2193 (www.jazzdepot.com/Socadisc) 


Le natif de Redwood City, en Californie, en 1958, Jim Snidero, a construit avec patience et constance une carrière très respectable de musicien de jazz depuis qu’il s’est installé à New York en 1981, après avoir étudié au College of Music de la North Texas University. Il est lui-même devenu un éducateur apprécié dans le domaine du jazz et de la musique contemporaine, à la New School de New York et dans plusieurs universités (Indiana, Princeton). S’il n’est pas une tête d’affiche, c’est un de ces musiciens sérieux et savant recherché aussi bien par les grands ensembles (Toshiko Akiyoshi’s Jazz Orchestra, Mingus Big Band) que par les formations plus réduites qui s’expriment dans l’idiome du bebop-hard bop, et parfois même dans un pupitre pour la variété (Frank Sinatra). Il a ainsi côtoyé Brother Jack McDuff, Brian Lynch, David Hazeltine, et récemment encore Mike LeDonne. C’est aussi un solide leader, un saxophoniste alto qui développe une esthétique (un beau son, une bonne articulation, un swing certain et une familiarité avec le blues) dans la continuité des saxophonistes post-parkériens à l’instar de Phil Woods et Cannonball Adderley, auxquels il a rendu hommage dans une discographie de qualité (25 disques environ en leader, enregistrements plus nombreux en sideman). C’est donc le type de musiciens, fréquents en jazz, dont on ne peut pas être déçu car il élabore en conscience une œuvre sans complaisance, dans l’esprit du jazz. Il poursuit depuis 2007 une fructueuse collaboration avec le label Savant (une dizaine d’albums) qui confirment un artiste sûr de ses choix, constant dans son esthétique, ce qui est une de ses qualités à la base de sa personnalité.
Dans cet opus, un liveenregistré au Deer Head Inn de Delaware Water Gap, PA, en fin d’année 2020, le choix du répertoire est à nouveau excellent, sans surprise mais ce n’est pas ce qu’on attend, avec de beaux thèmes, des standards pour la plupart comme «Autumn Leaves», «My Old Flame» et «Yesterdays», des compositions du jazz comme «Now’s Time» de Charlie Parker, «Idle Moments» de Duke Pearson immortalisé par Grant Green, et même un traditionnel «Ol’ Man River», en référence à ce que le pays vit (Black Lives Matter). Jim Snidero est brillamment entouré d’une section rythmique de luxe, avec un Orrin Evans, parfait et délicat, et les indispensables Peter Washington et Joe Farnsworth, trois éléments totalement maîtres de cette esthétique, et qui apportent au leader le cadre idéal pour développer son lyrisme, un son pulsé un peu étroit, une aisance réelle. Il a bien sûr «tiré» les standards vers l’esprit de la musique qu’il honore, le bebop. S’il n’est pas un musicien explosif, tout ce qu’il fait est parfaitement fait, et ce disque est un réel plaisir.
La seule faute de goût est, selon nous, cette photo posée des musiciens masqués. La peur ainsi affichée des artistes en 2021 –et pas que par ces quatre– n’entre pas en résonance avec l’attitude de leurs aînés, quand on songe au courage des musiciens qu’ils sont censés honorer et prolonger, Charlie Parker le premier. Dans l’histoire du jazz, il y a eu des obstacles autrement hauts et violents qu’un virus, et le jazz ne s'est jamais arrêté pour cela. Le jazz, musique d’échanges et de liberté, est incompatible avec un masque complaisamment ou peureusement affiché. Il aurait été dans l’esprit du jazz d’ignorer le masque (ou tout au moins de le faire disparaître quand c’est possible), de laisser ce virus à sa place, et d’accompagner, d’évoquer les trop nombreux aînés qui ont été abandonnés, sont décédés dans l’isolement, dans l’indifférence et l’absence d’hommages et le manque du jazz pour leurs derniers moments.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dave Liebman/The Generations Quartet
Invitation

Maiden Voyage, Bye Bye Blackbird, Invitation, My Foolish Heart, Village Blues, Yesterdays, Speak Low, Summertime, You and the Night and the Music
Dave Liebman (ts, ss), Billy Test (p), Evan Gregor (b), Ian Froman (dm)
Enregistré les 14-15 août 2018, Saylorsburg, PA et Delaware Water Gap, PA
Durée: 1h 13’ 32”
ARMJA 2020 (https://evangregor.com/generations-quartet


Disque très sympathique, qui réunit un trio de plusieurs générations (Ian Froman: années 1960, Billy Test: 1989, Evan Gregor: années 1990)  autour d’un ancien, le très réputé Dave Liebman (1946) qui les a parfois encadrés en tant qu’enseignant. Au programme de ce Generations Quartet: les standards et de célèbres compositions du jazz. La lecture des titres ci-dessus ne laisse planer aucun doute; ils sont parmi les plus célèbres, parmi les plus beaux, et ont jalonné l’histoire du jazz depuis les années 1920 avec des milliers d’interprétations. Le Song Book est en force avec des compositions de George et Ira Gershwin, Bronislau Kaper et Paul Francis, Victor Young, Otto Harbach et Jerome Kern, Arthur Schwartz et Howard Dietz, Ray Henderson et Mort Dixon. Deux compositions du jazz, une d’Herbie Hancock, l’autre de John Coltrane, et elles sont révélatrices de la musique de ce quartet qui se rattache à l’esprit post-coltranien dans la manière.
Dave Liebman, surtout au soprano en dehors de «Speak Low», «Summertime» et «You and the Night and the Music» au ténor, fait admirer sa belle sonorité qui se rattache par son côté vibré au Sonny Rollins des années 1970 («Maiden Voyage») pour le soprano ou davantage à Coltrane sur «Village Blues». Sur le ténor, il est franchement dans l’esprit de Coltrane sur «Summertime», malheureusement écourté. C’est un vrai régal d’entendre Dave Liebman, avec un vrai classicisme, mettre en avant ses qualités de son, de drive et d’expression dans ce registre des standards, sans retenue, dans un style direct, sans maniérisme ou esprit de système, comme sur «You and the Night and the Music », enregistré en live le 15 août… Il devient alors un grand classique du jazz et entraîne ses excellents compagnons dans une dimension qui offre une belle conclusion à cet excellent disque. Lui-même avoue que jouer cette musique de cette manière, c’est comme «retourner à la maison».
Billy Test, dans un style tynérien (main gauche), apporte beaucoup («Speak Low») et Ian Froman, le plus ancien de la section rythmique, tresse avec puissance la nappe sonore dont cette musique a besoin. Le cadet, Evan Gregor ne s’en laisse pas compter et participe à ce qui a été une fête, n’en doutons pas. Le jazz, et pas seulement celui «de la maison» est une musique expressive, et a besoin de ces dimensions de transe, d’intériorisation, d'échange et de ce côté direct qui traversent cet enregistrement autant pour libérer les artistes que véritablement communier avec le public, par le corps tout entier et pas seulement par l’intellect dans le cadre d'un entre-soi des musiciens
.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Jimmy Gourley
The Cool Guitar of Jimmy Gourley: Quartet & Trio Sessions 1953-1961

You're a Lucky Guy, You Stepped Out of a Dream, It's De-Lovely, Not Really the Blues, My Heart Belongs to Daddy, Changing My Tune, I Love You, Who Cares?, Almost Like Being in Love, Bag's Groove, Buddy Banks Blues, Love You, Line for Lyons, A Night in Tunisia, Yesterdays, You Go to My Head, How Long Has This Been Going On?, Clarisse Blues, For Heaven's Sake, Three Little Words
Jimmy Gourley (g) avec:

(1-8) Henri Renaud Trio (p), Pierre Michelot (b), Jean-Louis Viale (dm), Paris, 5 octobre 1953

(9-16) Buddy Banks (b) Trio & Quartet: Bob Dorough (p), Roy Haynes (dm), Paris, 28 octobre 1954

(17-18) Jimmy Gourley Quartet, Henri Renaud (p), Jean-Marie Ingrand (b), Daniel Humair, (dm), Paris, janvier 1961

(19-20) Jimmy Gourley Quartet, Krzysztof Komeda (p), Adam Skorupka (b), Adam Jedrzejowski (dm), Varsovie, 30 octobre 1961

Durée: 1h 15’ 02”

Fresh Sound 1101 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Tiré d’un disque d’Henri Renaud et son trio (Vogue), du Jazz de Chambre de Buddy Banks (Club Français du Disque), d’une émission de télévision, et d’un album du Jazz Jamboree enregistré en Pologne, voici une vingtaine d’interprétations enregistrées de 1953 à 1961, qui nous remémorent l’excellent Jimmy Gourley (1926-2008), ce Parisien adoptif venu de Chicago avec sa guitare pour vivre l’aventure du jazz à Paris dans ces années 1950, rétrospectivement un âge d’or du jazz de la Capitale car l’atmosphère est encore à une fièvre enthousiaste autour du jazz, même s’il est difficile d’en vivre. Une saine émulation entre acteurs locaux, américains, belges et européens en général, est à l’origine d’une musique bebop enracinée qui ne se pose encore aucune question sur la nécessité pour le jazz du swing, du blues et de l’expression, avec de solides références, qu’elle datent de la génération d’avant-guerre ou de celle du bebop. Pas de subvention, mais une création d’un excellent niveau, libre des modes, collant à l’évolution naturelle du jazz, même si la critique de jazz a commencé à déraper.

Le producteur Jordi Pujol de Fresh Sound poursuit son exploration de la scène française (et pas seulement), toujours avec un souci d’originalité, comme la restitution ici de disques rares et de quelques thèmes enregistrés pour une télévision ou en Pologne en 1961.

Jimmy Gourley confirme le beau guitariste qu’il est dans ce courant fondateur sur son instrument, et digne pendant, sur la scène européenne, avec René Thomas également, de ce qui se fait de mieux sur la scène américaine. Son style, où le blues est bien présent, coule, très clair, en single notes parfaitement détachées et articulées, avec une couleur du swing propre à ce temps, et dans ces versions en petites formations (trio, quartet), il fait preuve d’une parfaite maîtrise, de dextérité et surtout de musicalité au service des belles mélodies, standards le plus souvent, quelques compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Milt Jackson, Gerry Mulligan) et un original.

Parmi ses compagnons, on trouve aussi bien Henri Renaud, Pierre Michelot, Jean-Marie Ingrand que Bob Dorough, Buddy Banks, Roy Haynes, et pour la Pologne Krzystof Komeda, c’est-à-dire le haut niveau international. Dans cette période où les artistes élargissent le langage du jazz, on a ici réuni parmi le meilleur de ce temps autour d’une personnalité de la guitare en plein développement qui a toujours conservé, en authentique jazz lover, une intégrité certaine, artistiquement comme humainement: Jimmy Gourley!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Ira B. Liss Big Band Jazz Machine
Mazel Tov Kocktail!

Gimme That°, High Wire**, Keys to the City, Love You Madly**, Bass: The Final Frontier°°°, You’d Better Love Me While You May*, Mazel Tov Kocktail°°, I Wish You Love*, Springtime, Joy Spring**, West Wings, Where or When*
Ira B. Liss (dir), Janet Hammer*, Carly Ines (voc**, tb), reste de l’orchestre détaillé dans le livret + guests: Andrew Neu (ts)°, Mike Vax (tp)°, Dan Radlauer (acc)°°, Nathan East (eb)°°° 

Enregistré en 2020, San Diego, CA

Durée: 1h 04’ 38’’

Tall Man Productions (www.bigbandjazzmachine.com)


Le Big Band Jazz Machine est l’aventure d’une vie, celle de son leader, le saxophoniste Ira B. Liss. Originaire de San Diego, CA, il a, comme beaucoup, commencé par jouer dans l’orchestre de son lycée où son professeur l’a fait passer de l’alto au baryton en raison de sa taille (plus de 2 mètres!). Après avoir étudié la musique à l’université, Ira B. Liss a travaillé dans différentes formations, notamment celles de Barney Kessel, Louie Bellson et Thad Jones. Mais c’est la direction d’orchestre qui l’anime, et il crée en 1979 son Big Band Jazz Machine avec un groupe d’étudiants. Formé exclusivement d’amateurs, le big band passe un premier été à répéter dans un lycée avant de commencer à se produire en public. Avec le temps, il est rejoint par des musiciens plus âgés et plus expérimentés qui professionnalisent progressivement son fonctionnement. En 1994, alors que le Big Band Jazz Machine est bien installé sur la scène jazz du sud de la Californie et qu’Ira B. Liss a lâché son pupitre pour se concentrer sur la direction musicale, un premier disque, First Impressions, est enregistré. Quatre autres suivront jusqu’à Tasty Tunes (2017), qui compte Bob Mintzer en invité.

Mazel Tov Kocktail!
est le sixième enregistrement du Big Band Jazz Machine, réalisé à l’occasion de ses 40 ans, un bel anniversaire, car on imagine ce qu’il faut d’énergie et de détermination pour faire vivre un tel ensemble pendant plusieurs décennies. Plusieurs invités et six arrangeurs différents contribuent à un album coloré et varié qui évoque aussi bien la tradition du big band que des formes plus «modernes», dont l’électrique «Bass: The Final Frontier» signé de Dan Radlauer, un multi-instrumentiste compositeur pour la publicité et la télévision, où l’on entend le bassiste invité Nathan East. En outre, le titre donnant son nom au disque, «Mazel Tov Kocktail» (du même auteur) évoque la musique klezmer dont Ira B. Liss explique la présence par sa dimension festive, de circonstance. Le thème mêle ainsi habilement le klezmer –par les interventions de l’accordéon (Dan Radlauer) et de la clarinette (April Leslie)– et le swing, assuré par l’orchestre. Une troisième composition de Dan Radlauer, «Keys to the City», dans l’esprit des années 1970-1980, met en avant le pianiste Steve Sibley et le saxophoniste Greg Armstrong, ici à la flûte. C’est aussi un original qui ouvre le disque, «Gimme That» du saxophoniste Andrew Neu invité justement sur ce titre. Le ténor, sideman expérimenté dans le jazz comme dans la pop, est aussi un chef d’orchestre et un compositeur qui aime les arrangements brillants à la Quincy Jones, de quoi inaugurer la fête d’anniversaire avec guirlandes et lampions. Deux chanteuses interviennent également sur le disque: Janet Hammer et Carly Ines (également tromboniste) qui se distingue sur un «High Wire» (Chick Corea) très enlevé et une jolie version de «Love You Madly» (Duke Ellington).
Entre interprétations convaincantes du répertoire jazz et originaux ne manquant pas d’intérêt, le Big Band Jazz Machine s’offre un disque-anniversaire qui couronne avec un enthousiasme rafraîchissant ses quatre décennies d’activité. A l’heure de l’épidémie généralisée d’enfermements et de contrôles hystériques, on rêve de faire le voyage à San Diego, pour profiter des good vibes d’Ira B. Liss et de ses complices.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

Leon Lee Dorsey
Thank You Mr. Mabern

Rakin' and Scrapin', Simone, Bye Bye Blackbird, Watermelon Man, Summertime, I'm Walkin, Softly as in a Morning Sunrise, Misty, Moment’s Notice
Leon Lee Dorsey (b), Harold Mabern (p), Mike Clark (dm)

Enregistré le 2 juillet 2019, New York, NY

Durée: 52’ 10”

JazzAvenue Records 1 (www.leonleedorsey.com)


Ce pourrait être sous le nom du regretté Harold Mabern, car c’est un trio dont il est le personnage central, et c’est aussi le dernier enregistrement connu à ce jour du grand pianiste originaire de Memphis, TN. Mais c’est aussi bien que ce soit Leon Lee Dorsey, le bassiste, à l’origine de la rencontre, qui rende un hommage sans calcul à ce pianiste qui continue de manquer, car il était un personnage omniprésent de la scène du jazz, non pour des raisons médiatiques, mais parce qu’il développait une intense activité auprès de ses aînés, de ses contemporains comme des plus jeunes. Le répertoire, des standards mais aussi une majorité de compositions du jazz, conviennent parfaitement au trio et au pianiste. Harold Mabern, l’invité de marque, n’écrase pas de sa présence le trio, signe de l’élégance et de la délicatesse de cette personnalité. Il accompagne les chorus du leader sans sourciller, apporte son talent, la puissance de son blues, sans se formaliser de la trop grande présence du batteur, un défaut qu’on pourrait partiellement améliorer à la console de mixage. Au total, c’est un disque sympathique, avec quelques défauts, mais c'est aussi un privilège d’écouter le messenger Harold Mabern faire quelques garnérismes sur «Misty» et nous gratifier d’un bon «Moment’s Notice», de comprendre la dimension humaine, la modestie, le sens de la pédagogie qui le poussent à accompagner encore, après un parcours des plus brillants, des musiciens moins confirmés avec disponibilité et son grand sourire bienveillant. Jazz de la tête aux pieds, jusqu’à la dernière seconde.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Snorre Kirk Quartet With Stephen Riley
Going Up

Right on Time°, Streamline°, Going Up°, Dive*, Bright and Early°, Highway Scene°, Call to Prayer°, Blues Arabesque°, The Grind°
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley (ts)°, Jan Harbeck (ts)*, Magnus Hjorth (p), Anders Fjeldsted (b)

Enregistré en mars et juin 2020, Copenhague (Danemark)

Durée: 34’ 10”

Stunt Records 21032 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)


Petit par sa durée réduite (34’), c’est un bon disque de Snorre Kirk, mais pas le plus intéressant. Régulièrement chroniqué dans nos colonnes, il exploite habituellement, en petite formation, la veine dans laquelle il a puisé sa musique et dont s’inspire ses compositions, celle de Duke Ellington, parfois aidé en cela par la verve à la Paul Gonsalves de Jan Harbeck (ts), même si, ici, beaucoup des pièces, composées entièrement par Snorre Kirk, des blues («Streamline», «Goin’ Up», «Bright and Early», «Highway Scene», «Blues Arabesque», «The Grind») à l’exception de «Dive» sur un rythme caribéen, font davantage référence à Count Basie.

Dans ce disque, il a invité Stephen Riley, un ténor américain, un son à la Ben Webster, le génie en moins, et qui utilise le son feutré du modèle un peu comme une recette. On préfère l’inventif Jan Harbeck, présent sur un seul thème («Dive»), qui parvient à se détacher de son inspiration (Paul Gonsalves), en gardant l’esprit, pour élaborer une manière bien à lui avec beaucoup de maestria et un petit grain de folie.
Magnus Hjorth se plie un peu mécaniquement à l’exercice de style dans un jeu plus sautillant qu’à la manière de Basie, une sorte d’épure superficielle («Right on Time», «Streamline»). Le bassiste fait bien ce qu’il a à faire, et Snorre Kirk, est moins passionnant dans son jeu comme dans ses compositions que sur d’autres albums déjà chroniqués. A propos des compositions, malgré son talent indéniable en la matière constaté dans d’autres productions, il faut aussi parfois, nonobstant les droits d’auteurs, reprendre le répertoire original, blues compris, pour apporter à ce type de musique l’ampleur qu’elle possède et garder la mémoire du pourquoi cette musique. 
Cela dit, enregistré dans un contexte d'enfermement (mars et juin 2020), il paraît plus juste de relativiser le moindre intérêt de cet enregistrement. Le contexte actuel de dictature sanitaire/hygiéniste n'est pas favorable à une musique populaire, née par conséquent dans la rue.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Roberto Magris
Suite!

CD1: In the Wake of Poseidon°, Sunset Breeze, A Message for a World to Come°, Too Young to Go Steady, Suite!, Circles of Existence°, CD2: (End of a) Summertime*, Perfect Peace°, (You’re my Everything) Yes I Am!, Love Creation*, One With the Sun, Never Let Me Go*, Chicago Nights, The Island of Nowhere°, Imagine*
Roberto Magris (p, ep), Eric Jacobson (tp), Mark Colby (ts), Eric Hochberg (b), Greg Artry (dm), PJ Aubree Collins (récitante)°

Enregistré le 1er novembre 2018, Chicago, IL et le 8 décembre 2018, Miami, FL*

Durée: 1h 02’ 23’’ + 50’ 10’’

JMood Records 018 (https://jmoodrecords.com)


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The MUH Trio
A Step Into Light

A Step Into Light, The Meaning of the Blues, What Is This Thing Called Love, Waltz for Sunny,
Continued Light, Italy, Giulio, Lush Life, Our Blues, Bosa Cosa,
Here We Are

Roberto Magris (p), Frantisek Uhlir (b), Jaromir Helesic (dm)

Enregistré le 22 octobre 2019, Svárov (Tchéquie)

Durée: 1h 13’ 17’’

JMood Records 020 (https://jmoodrecords.com)



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 Roberto Magris & Eric Hochberg
Shuffling Ivories

Shuffling Ivories, I’ve Found a New Baby, Clef Club Jump, Memories of You, The Time of This World Is at Hand, Quiet Dawn, La Verne, Anysha, Italy, The Chevy Chase, La Verne Take 2
Roberto Magris (p), Eric Hochberg (b)
Enregistré le 7 novembre 2019, Chicago, IL

Durée: 1h 07’ 16’’

JMood Records 021 (https://jmoodrecords.com)


Vous pouvez lire dans Jazz Hot, en ce début d’été 2021, la longue interview de Roberto Magris, laquelle permet de retracer son parcours aussi riche qu’original. C’est l’occasion aussi de s’attarder sur ses trois derniers enregistrements, effectués avant le désastre sanitaire et liberticide mondial, alors qu’il était encore possible à un musicien comme Roberto Magris de parcourir la planète, tantôt pour participer à un festival en Allemagne ou en Hongrie, tantôt pour réaliser une session à Chicago ou Miami pour le label JMood de son ami Paul Collins. Ces trois albums, proposant des configurations assez différentes –un sextet américain, un trio européen, un duo– illustrent bien la diversité des productions réalisées par le pianiste italien.  

L’enregistrement du double album Suite! est intervenu un peu plus de dix ans après la création de JMood Records, un projet, né de la rencontre de Roberto Magris et d'un producteur de Kansas City, Paul Collins, qui a permis à Roberto Magris d’atteindre une nouvelle dimension, d’abord en accédant à la reconnaissance de Maîtres du jazz: Art Davis (Kansas City Outbound, 2007), Idris Muhammad (Mating Call, 2008), Albert Tootie Heath (Morgan Rewind: A Tribute to Lee Morgan Vol. 1 & 2, 2009-10, One Night in With Hope and More Vol. 1, 2009), Sam Reed (Ready for Reed, 2011), Ira Sullivan (Sun Stone, 2017). Et si Roberto Magris n’était plus un débutant quand il a traversé l’Atlantique, ces rencontres ont donné encore plus d’intensité à sa musique et l’ont défintivement arrimé au jazz de culture. Car si la carrière de Roberto Magris revêtait déjà un caractère international, elle restait essentiellement européenne jusqu’à ce que JMood lui offre cette belle opportunité de se produire régulièrement aux Etats-Unis.

C’est cette belle décennie musicale que Roberto Magris célèbre avecSuite!, une œuvre pétrie de spiritualité –c’était déjà le cas de Sun Stone– et d’humanisme, soulignés par les textes lus par la récitante P.J. Aubree Collins, qu’elle a également écrits pour la plupart. L’intention de Roberto Magris étant ici, comme il le laisse entendre dans le livret, d’approfondir son discours dans une synthèse de son cheminement artistique. Ses belles compositions (9 sur 15 titres) sont remarquablement servies par l’orchestre. On y remarque le regretté Mark Colby, disparu en 2020, à 71 ans. Cet excellent ténor, à la sonorité veloutée, méconnu chez nous, originaire de Brooklyn et ayant vécu à Miami puis à Chicago, était un solide accompagnateur (Sammy Davis Jr., Charlie Haden, Sarah Vaughan, Ira Sullivan…) ayant aussi sorti plusieurs albums sous son nom. C'était enfin un enseignant. Le bon trompettiste Eric Jacobson, basé à Milwaukee, WI, fréquente aussi la scène de Chicago et contribue à l’ampleur orchestrale de l’album. L’intensité et le swing qui traversent cet enregistrement doivent beaucoup au jeune batteur Greg Artry, originaire de Pomona, CA, et ayant grandi à Indianapolis, IN. La liste de ses collaborations (Slide Hampton, Bobby Watson, Charles McPherson, Steve Turre…) confirment qu’il n’est pas le premier venu. Outre les originaux de Roberto Magris, tous de qualité, on retiendra une magnifique version de «Never Let Me Go», sur laquelle le pianiste atteint des sommets, et une surprenante reprise du «Imagine» de John Lennon qui démontrent encore toute son habileté d’arrangeur et sa faculté de synthétiser dans son langage d'aujourd'hui ce qui, hier, l'a bercé.

Egalement présent dans ce sextet, on retrouve le contrebassiste Eric Hochberg en duo avec Roberto Magris sur Shuffling Ivories. Lui aussi issu de la scène de Chicago, où son trio a animé les mardis et les samedis du Catch 35 jusqu’en 2020, il a effectué des tournées avec Pat Metheny, Lyle Mays, Terry Callier, Kurt Elling, et il a accompagné les grands noms de Windy City comme Von et Chico Freeman. Sur Shuffling Ivories, sa belle sonorité boisée répond au magnifique toucher de Roberto Magris, encore mieux mis en valeur dans ce contexte d’une extrême sobriété. Le pianiste de Trieste y revisite avec un swing jamais démenti le continuum historique du jazz, d’Eubie Blake (élégant stride sur «The Chevy Chase») jusqu’à Andrew Hill («La Verne», plein de lyrisme), en passant par Carl Massey (beau jeu d’archet d’Eric Hochberg sur «Quiet Dawn», tiré d’Attica Blues d’Archie Shepp). Encore ici, les très bons originaux de Roberto Magris lui permettent d’évoquer aussi le blues («Shuffling Ivories») et la longue tradition des jazzmen italo-américains («Italy»), avec cet art de la mélodie propre aux Transalpins: une véritable chanson italienne qu'on retrouve tout aussi lyrique et dansante sur l'album en trio avec ses partenaires tchèques.

A Step Into Light
, illustre les qualités de swing et de drive de Roberto Magris en trio dans le registre inspiré en particulier par McCoy Tyner («Continued Light», très beau thème) mais pas seulement, car c'est toute la tradition de ces beaux trios du jazz qui est ici évoquée. C’est le deuxième disque de son MUH Trio, dont il raconte la création dans l’interview. Les deux partenaires tchèques du pianiste, Frantisek Uhlir –auquel il est lié depuis plus de trente ans– et Jaromir Helesic, musiciens d’expérience, maîtrisent sans conteste le langage du jazz et forment une section rythmique d'excellent niveau, très complice et parfaitement à l'aise dans ce registre, d'autant que Roberto Magris leur laisse beaucoup d'espace: un trio bien équilibré. Le répertoire est essentiellement constitué d'originaux de Roberto Magris ou de Frantisek Uhlir, avec un standard «What Is This Thing Called Love» et deux compositions du jazz: «Lush Life» et «The Meaning of the Blues». A côté de Roberto Magris, toujours brillant et in the tradition, de Jaromir Helesic, batteur toujours présent («Continued Light») sans ostentation, il faut s'arrêter sur Frantisek Uhlir, brillant contrebassiste, lyrique à l'archet en particulier («Waltz for Sonny», de sa composition), compositeur inspiré («Giulio»), auteur de beaux chorus tout au long de cet album, comme sur «Here We Are», un sacré thème au drive réjouissant, qui conclut ce très bel album.
Ces trois enregistrements offrent trois facettes du monde de Roberto Magris, et il en reste d'autres à découvrir tant ce musicien prend plaisir à enrichir le jazz de tout ce qu'il a lui-même absorbé et synthétisé à sa manière de beauté. 
Si nous sommes assurés de continuer à recevoir prochainement des nouvelles œuvres discographiques de Roberto Magris –quelques enregistrements non publiés– espérons qu’il puisse franchir à nouveau les frontières à la rencontre de ce monde du jazz, véritablement international quand les fondements en sont respectés, dont il s'est nourri depuis son plus jeune âge pour un résultat aussi accompli.
Jérôme Partage et Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Dany Doriz All Stars
Anthologie: 1962-2021

Titres et personnels communiqués dans le livret
Enregistré entre le 14 décembre 1962 et le 22 octobre 2020, Paris, Limoges, Munster, La Haye (Pays-Bas), Paterson, NJ

Durée: 1h18'35''+ 1h18'28'' + 1h17'41''

Frémeaux & Associés 5787 (www.fremeaux.com/Socadisc)


Après l'excellente Anthologie du Caveau de La Huchette 1965-2017, Frémeaux & Associés présente celle du directeur de cet établissement historique. Même s'il n'est pas un inconnu des jazz fans, un rappel n'est pas inutile pour les autres. Dany Doriz, né Daniel Dorise (en 1941) a d'abord étudié le piano dès l'âge de 4 ans, puis le sax alto classique à 14 ans au Conservatoire de Versailles. Et dès l'âge de 16 ans, il opte pour le vibraphone après avoir vu Milt Jackson en concert avec le MJQ. Il travaille l'instrument auprès de Geo Daly (1923-1999) qui lui fait écouter Lionel Hampton. Il fait ses débuts professionnels en février 1959. En 1960, Dany joue avec Jean-Luc Ponty (vln). C'est pour Ponty avec Jean Tordo (cl) qu'il fait son premier disque. Engagé par Michel Attenoux (s), il passe aux Trois Mailletz (1961-62). On l'entend avec Dominique Chanson, Mezz Mezzrow, Albert Nicholas, Peanuts Holland, Don Byas et Benny Waters. Autant dire un parcours initiatique sainement jazz. Fin 1962, Dany Doriz dirige son propre orchestre, d'abord un quartet avec le trop oublié Charles Barrié (ts). Il se produit aussi avec Memphis Slim (1962, 45 tours Jazz Madison/Make Rattle and Roll, Farandole 132), Claude Bolling (1962), Bill Coleman (1964), Mickey Baker (1966) et de nombreux autres incontournables illustrés dans ce coffret recommandé.

Outre des rééditions, nous avons dix-sept inédits. Le tout nous est proposé dans l'ordre chronologique. Le premier titre, «Shuffle and the Vibra», nous place d'emblée dans l'ambiance: virtuosité de Doriz et sonorité pulpeuse de Barrié avec swing. Memphis Slim (p, voc) chauffe son «Shake Rattle & Roll» de Big Joe Turner (voc) –du vrai rock 'n’ roll avec du piano boogie, un excellent solo simple et direct de Barrié et du vibraphone hamptonien. Sans quitter le swing, en mode élégance, avec Stéphane Grappelli dans «How High the Moon» jusque-là inédit, nous passons en 1965 (notons que la vraie orthographe du pianiste n'est pas Hemler mais Hemmeler). Extrait du 45 tours Homère HO1012, nous avons ensuite une composition très plaisante de Dany Doriz arrangée par Gérard Poncet pour big band: «Rien n'est plus beau que tes yeux». Dany est à la tête d'une belle brochette de requins de studio dont Pierre Sellin (tp) semble être le soliste (à noter qu'à ma connaissance il n'existe pas de Georges Paquinet; si l'initiale G. est bonne, il s'agit de Guy qui se trouve ici aux côtés de son célèbre fils André, tb). Outre Dany Doriz, en forme, on apprécie de retrouver Gabriel Garvanoff (p) dans «Mademoiselle de Paris» (1968) et Gérard Raingo (p, en block chords) dans «Sweet Sue, Just You» (avec Maxim Saury, cl, 1968). La clarinette virtuose du sympathique Suisse allémanique Erwin Wani Hinder (1933-2021) décédé en mai dernier, brille dans «Huchette in the Groove» (1973) et «The Preacher» (pas «Bugle Call Rag» comme indiqué, avec son compatriote Rolf Burher, tb, 1975). La rencontre Dany Doriz-Lionel Hampton se termine sur un «Good Bait» joué par l'orchestre (1976). Pas moins orchestral est le jeu de Wild Bill Davis (org) dans «In a Mellow Tone» et «Take the A Train» (1978). Joli exposé et solo dans «Bluesette» par Dany Doriz dont l'arrangement est excellent (de François Guin peut-être, 1980). L'esprit du quartet Benny Goodman transpire du Flashback Quartet (1983). La sensibilité artistique de Dany Doriz est bien illustrée dans ce «Prelude in Blue» (Jean-Luc Parodi, org, Thomas Moeckel, g, Carl Schlosser, ts: quel son!, 1990).

Trois extraits de l'album My Favorite Vibes (1993) dont un titre en duo avec le regretté Duffy Jackson (dm), décédé en mars dernier, «Move», nous font passer du CD1 au CD2, occasion de retrouver Thomas Moeckel au bugle pour un solo sur «Someday My Prince Will Come» avec le remarquable Georges Arvanitas (p). En juin 1994, Dany fait le bœuf, assis sur une rythmique mieux que solide (Eddie Jones, b, Butch Miles, dm): les inédits «Wee» (Red Holloway, alto pas ténor; Buster Cooper, tb, au lieu de Clark Terry) et «Just Friends» (l'inestimable Clark Terry, flh, remplace Holloway). Les deux extraits de l'album This One's for Basie (Black and Blue 860.2) valent aussi pour Arvanitas, Eddie Jones, Butch Miles. Cette équipe de luxe accueille ensuite Bob Wilber (cl) pour un goodmanien «Seven Come Eleven» (1995). Emotion de retrouver le trop oublié Patrick Saussois (g) dans cette belle version d'«Embraceable You» et dans son solo imprégné par Django pour «Pennies From Heaven» (1999). Il participe aussi à la valse de Jo Privat, «Balajo», avec Marcel Azzola (acc) en 2000. D'un climat à l'autre, au passe au funky «Psychedelic Sally» (1968) d'Horace Silver avec le ténor musclé de Michel Pastre, l'excellent Philippe Milanta (p) et Duffy Jackson, (2002). L'entente entre Dany Doriz et Marc Fosset (g), disparu en octobre 2020, est illustrée par cinq titres dont «Lover» et «Take Bach» de Philippe Duchemin (p) où notre vibraphoniste est virtuose à souhait. Claude Tissendier (cl, arr), Philippe Duchemin et Patricia Lebeugle (b) apportent leur concours qualifié au groupe vocal Sweet System. Désormais le fils, Didier Dorise, est à la batterie. Egalement au chapitre de la nostalgie, la rencontre entre Dany Doriz et Claude Bolling (2004, «Air Mail Special» inédit, en big band).

Le X
XIe siècle est maintenant bien entamé et le CD3 lui est consacré. Dany Doriz maintient le cap notamment à la tête de son big band où l'on retrouve Marc Fosset et dont nous avons cinq titres inédits: Didier Dorise est en vedette dans «Good Vibes» (2006), Rhoda Scott (org) l'invitée d'«April in Paris» (2009). En combo, «Race Point» (2012) est un très bon moment de ce coffret qui fait intervenir Philippe Duchemin, Dany Doriz, Scott Hamilton (ts), Ronald Baker (tp), Patricia Lebeugle, puis c'est une alternative avec Didier Dorise. Dany Doriz déborde de swing dans «Be Bop» de Dizzy Gillespie avec Patrice Galas (p), Cédric Caillaud (b) et Didier Dorise (2020). Le reste est à l'avenant. Une balade dans la vie musicale de Dany Doriz indispensable pour ceux qui savent qu'il n'y a pas de jazz sans swing, et qui l'aiment.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ralph Lalama / Helmut Kagerer / Andy McKee / Bernd Reiter
New York Meeting

Charlie Chan, Antigua, The Interloper, Where Are You, Minor League, I'm an Old Cowhand, My Shining Hour, Dark Chocolate, Wail Bait, Ping Pong
Ralph Lalama (ts), Helmut Kagerer (g), Andy McKee (b), Bernd Reiter (dm)
Enregistré le 22 avril 2013, New York, NY
Durée: 1h 09’ 43”
Alessa Records 1061
(www.alessarecords.at)

Ce New York Meeting enregistré en 2013 par ce collectif n’a été édité qu’en 2017 par Alessa Records, le bon label autrichien, et distribué chez nous en 2020. Ce parcours dans le temps pour parvenir à nos oreilles n’ôte rien à la qualité d’une production d’un quartet euro-américain avec quatre musiciens qui ont déjà fait leurs preuves, de ces sidemen intéressants qui donnent toute l’épaisseur du tissu du jazz. A l’origine de cette réunion, se trouvent le batteur Bernd Reiter (1982, Loeben, Autriche, il a accompagné Eric Alexander, Kirk Lightsey, Jim Rotondi, Joe Magnarelli, Charles Davis, etc.) et sa rencontre 
en 2009 à Munich, un centre de l’activité du jazz en Allemagne, avec un autre excellent musicien, le guitariste Helmut Kagerer (1961, Passau, Allemagne, il a joué avec Clark Terry, Benny Bailey, Arthur Blythe, Red Holloway, Dusko Goykovich, Jimmy Cobb et Houston Person…) un disciple, dans ce disque en particulier, de René Thomas même si lui-même évoque d’autres influences comme Jim Hall, Joe Pass, qui ne sont pas incompatibles, ce qui dit assez ses qualités d’expression et de virtuosité. Bernd et Helmut se sont mis d’accord sur l’idée d’inviter Ralph Lalama, un solide ténor dans la veine ici d’un Dexter Gordon pour donner une idée de l’esprit, gros son à l’ancienne et articulation bop (1951, West Aliquippa, PA) qui a accompagné l’histoire du jazz mainstream, bebop et hard bop aux Etats-Unis (Barry Harris, Carmen McRae, Joe Lovano Nonet) et de nombreux big bands (dont Mel Lewis, Buddy Rich, Woody Herman, The Vanguard Jazz Orchestra…). Le jazz est aussi riche de ces bons musiciens dans la tradition dont Ralph Lalama est une incarnation. Andy McKee (1953, Philadelphie, PA) qui a tourné en Europe régulièrement depuis plus de trente ans, était une connaissance de Bernd. Basé à New York, le lieu de cette rencontre, le contrebassiste a une longue et brillante carrière (Chet Baker, Mal Waldron, Steve Grossman, Hank Jones, Slide Hampton, pour citer quelques-unes de ses collaborations les plus remarquables). Il est devenu avec le temps un de ces bassistes possédant une sonorité profonde qui symbolisent l’énergie du jazz à New York, un son par ailleurs d’une grande clarté.
Autant dire que le jazz est roi dans cet ensemble, et que c’est une heure de jazz sans l’ombre d’une interrogation, un plaisir de l’oreille et du cœur. Le registre bop et hard bop de cette production est brillamment défendu par des musiciens qui en possèdent les codes et l’esprit, et cela se lit en particulier dans le choix d’un répertoire tout à fait adapté et recherché où l’on retrouve les plumes de Joe Lovano, Gene Perla, Thad Jones, Duke Pearson, Quincy Jones et Wayne Shorter à côté de quelques standards pas si fréquents, le bebop n’ayant jamais évité les standards, bien au contraire. Il y a encore un original de Ralph Lalama («Dark Chocolate») dans l’esprit hard bop, qui enrichit encore cet enregistrement. Ces musiciens, peu fréquents, seront par conséquent une découverte pour beaucoup, et si parfois les musiciens allemands ou autrichiens doivent passer par New York pour être entendus en France (Fernand Raynaud, «Le 22 à Asnières»), ce disque en est l’occasion rêvée, car Bernd Reiter est un batteur qui a encore un bel avenir devant lui et qu’Helmut Kagerer a lui déjà une discographie qui mérite qu’on s’y arrête. Ralph Lalama est, quant à lui, un ténor «éternel», profond et mérite mieux que l’anonymat dont il est victime dans les dictionnaires du jazz dont il est absent, ou sur internet. Il a cependant un site personnel attrayant où l’on découvre une respectable discographie en leader: https://ralphlalama.com/#/recordings.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Glenn Close / Ted Nash
Transformation

Creation (parts I* & II), Dear Dad/Letter, Dear Dad/Response, Preludes for Memnon*, On Among Many, Rising out of Hatred, A Piece by the Angriest Black Man in America, Forgiveness, Wisdom of the Humanities, Reaching the Tropopause*
Glenn Close*, Eli Nash, Amy Irving, Matthew Stevenson, Wayne Brady (spoken word), Ryan Kysor (tp1), Tatum Greenblatt, Marcus Printup, Wynton Marsalis (tp), Vincent Gardner (tb1), Christopher Crenshaw, Elliot Mason (tb), Ted Nash (ss, comp., cond.), Sherman Irby (as1, fl), Marc Phaneuf, Victor Goines, Mark Lopeman, Paul Nedzela (reeds), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Obed Calvaire (dm)

Enregistré en janvier-février 2020, New York, NY

Durée: 1h 17' 38''
Tiger Turn Productions 4164001728 (https://tednash.com)


L'actrice et scénariste américaine Glenn Close (née en 1947), multiprimée, qui est ici la partenaire du saxophoniste Ted Nash apparaît très peu au cours des plages de cet album. C'est sa cinquième collaboration avec le Lincoln Center Jazz Orchestra. Ted Nash (né en 1960) qui a composé et arrangé toute la musique de ce projet est le véritable artisan de cette fresque. Wynton Marsalis l'a sollicité et il a choisi le vaste sujet de la transformation. Dans le livret signé Kristen Lee Sergeant, on cite Glenn Close qui nous dit: «l'art a le potentiel de nous montrer comment transformer les ténèbres en lumière, le désespoir en espoir et la haine en pardon». Le signataire qui a une compréhension de l'anglo-américain écrit est très handicapé lorsqu'il s'agit d'oral. De plus, il est assez hermétique aux textes à prétention littéraire. Il ne peut donc donner un avis que sur la musique ici proposée en support aux messages qui, dès les premières notes jouées, nous mène au cœur de l’expressionnisme jazz.
Ted Nash s'est assuré le concours des membres du Jazz at the Lincoln Center Orchestra dont Wynton Marsalis lui-même qui, à l'évidence, est une influence majeure sur lui. C'est un enregistrement en public. Cette suite a été créée à New York, sur trois soirées du 30 janvier au 1
er février 2020. Elle commence par «Creation», en deux parties, soit la création de la matière et du monde d'après un texte de Ted Hughes. Hors tempo, Dan Nimmer discrètement cimente derrière les récitants et les commentaires instrumentaux dont ceux très expressifs de Wynton Marsalis avec le plunger. Les courts intermèdes instrumentaux auraient pu être signés Wynton Marsalis tant la parenté de style est nette. La partie 2 est instrumentale et prise sur un tempo médium. La trompette wa-wa de Marsalis et la clarinette-basse (Victor Goines, probablement) précèdent une orchestration dense pour l'ensemble de la formation. Chris Crenshaw prend un solo sobre et robuste suivi du massif sax baryton de Paul Nedzela. Le swing est présent, le traitement des sons relève de la tradition Ellington-Mingus-Wynton Marsalis. C'est ensuite «Dear Dad», une lettre du fils Eli à son père en tant que transgenre, suivie de la réponse du père Ted Nash (ss), instrumentale, orchestrale et lyrique, avec changement de tempo (sur cet instrument, Ted Nash suit le chemin ouvert par John Coltrane).
Glenn Close revient pour un texte de Conrad Aiken («Preludes for Memnon») accompagné par la flûte alto de Sherman Irby. Mais elle est vite relayée par l'orchestre. Ryan Kisor intervient pour un bon solo dans un style hard bop, sur un drumming luxuriant. L'actrice Amy Irving lit ensuite un texte de Judith Clarke («One Among Many») sur des motifs simples et répétitifs de clarinette-basse (puis clarinette), piano, basse, batterie. L'orchestre prend le relais de façon triomphante, suivi par une série de bons solos (Dan Nimmer, Elliot Mason, Obed Calvaire). Matthew Stevenson lit son propre texte, «Rising out of Hatred» (sortir de la haine). Tatum Greenblatt intervient pour des contre-chants avec sourdine harmon. Wayne Brady interprète avec conviction son propre texte, «A Piece by the Angriest Black Man in America or, How I Learned to Forgive Myself for Being a Black Man in America»
(un morceau par l'homme noir le plus en colère d'Amérique ou comment j'ai appris à me pardonner d'être un homme noir en Amérique) juste soutenu discrètement par Carlos Henriquez et Obed Calvaire.
La musique reprend toute la place dans «Forgiveness» (le pardon). Une orchestration hors tempo débouche ensuite sur une musique en tempo
médium où Wynton Marsalis raconte une histoire avec le plunger. Retour au motif hors tempo, cette fois suivit sur tempo vif par un solo superlatif de Wynton Marsalis, puis de Dan Nimmer, toujours sobre et plein de swing. Le motif hors tempo termine ce moment musical. Amy Irving lit un texte du biologiste, spécialiste des insectes et adepte de la sociobiologie, Edward Osborne Wilson (né en 1929): «Wisdom of the Humanities»
(sagesse des sciences humaines). On sait que depuis 2014, Wilson plaide pour une transformation des comportements sinon l'humanité se dirige vers une grande extinction. Ici, c'est un appel à guérir l'humanité et la planète sur laquelle nous vivons. Le récit est musicalement commenté par des marsalismes et effets «jungle». La coda est paisible (sagesse?) jouée par la clarinette et clarinette-basse.
La fresque se conclut par «Reaching the Tropopause»
(Atteindre la tropopause). La tropopause est une zone de l'atmosphère terrestre où la température est stable qui fait la transition entre la troposphère (au-dessous) et la stratosphère (au-dessus). Ce mouvement final s'appuie sur un texte de Tony Kushner («Angels in America») lu par Wayne Brady et Glenn Close qui, ensuite, laissent la place à un orchestre triomphant, au sax ténor de Victor Goines, puis à un stupéfiant solo de Wynton Marsalis avec des passages en legato dans l'aigu, et enfin à un dialogue débridé entre eux. Le Lincoln Center Jazz Orchestra est utilisé dans toute sa riche palette sonore et expressive. Cette œuvre ambitieuse de Ted Nash aborde des sujets qui ne peuvent être saisis, pour le texte, que par ceux qui possèdent une parfaite maîtrise de l'anglo-américain. Comme les textes prennent autant de place que la musique, nous ne pouvons pas accorder la mention indispensable que la musique mérite.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Knut Riisnæs
The Kernel

Around the Kernel, Living Next Door to Hjallis, La Mesha, Lady Day, West End Blues, Inner Circle, Reminiscence Part 1, Reminiscence Part 2, Midnight Waltz, Love and Peace
Knut Riisnæs (ts), Anders Aarum (p), Jens Fossum (b), Tom Olstad (dm)
Enregistré les 26 septembre 2018 à  Halden (Norvège) et 11 février 2019, Asker (Norvège)
Durée: 48’ 25”
Losen Records 223-2 (www.losenrecords.no)


Après Snorre Kirk (Norvège), et Jan Harbek (Danemark), la bonne nouvelle nous vient encore de Scandinavie où il existe du jazz, du très bon, ancré sur la tradition, celle du post bop, avec un quartet de haute volée dirigé par un saxophoniste ténor, Knut Riisnæs qui a choisi d’explorer la veine du jazz des années 1970, avec ce qu’il faut de modernité, d’actualité même, mais aussi un ancrage dans le blues, le swing et cette qualité d’expression qui caractérisaient les ténors comme Joe Henderson, Wayne Shorter, un son délicat et parfois profond pas si loin des plus anciens Dexter Gordon et Ben Webster… Knut est brillamment entouré par une section rythmique lumineuse avec Anders Aarum au piano, auteur de l’original qui ouvre le disque et donne partiellement le titre à cet album («Around the Kernel», «Kernel» signifiant «noyau»), de Jens Fossum à la contrebasse, auteur du beau deuxième thème («Living Next Door to Hjallis»), et Tom Olstad, aérien, précis et présent pour entretenir avec le contrebassiste, la pulsation de cet excellent enregistrement («West End Blues», un original). Le répertoire est bien équilibré avec cinq compositions du jazz parfaitement choisies pour ce registre et pas si fréquentes (Kenny Dorham, Wayne Shorter, Andy McKee, Cedar Walton, Horace Parlan), et cinq originaux, dont trois du leader Knut Riisnæs.
Knut n’est pas né de la dernière pluie, puisqu’il a vu le jour en le 13 novembre 1945 à Oslo d’une famille totalement investie dans la musique. Sa mère est pianiste et musicologue, sa sœur, Eline Nygaard Riisnæs (1951) est également pianiste classique et enseignante et son frère Odd Riisnæs (1953) est aussi saxophoniste de jazz. On ne plaisante pas avec la musique à la maison, et Knut en est le résultat, il possède son langage, maîtrise parfaitement l’expression et a saisi, dans ce disque, ce que le jazz porte en lui. Le hot en particulier n’est pas incompatible avec son origine scandinave, comme on le pensait abusivement en raison des nombreuses productions frigorifiques qui ont envahi l’Europe au tournant des années 2000 venues des réseaux institutionnels de la Scandinavie (ambassades, services culturels). N’ayant pas eu accès à ses précédentes et nombreuses productions en leader ou sideman, il nous est difficile de vous en dire plus si ce n’est qu’en 1991, il avait enregistré un Confessin' the Blues (Gemini), avec Red Holloway, qui doit swinguer avec ce qu’il faut de blues; en 1992, on note un Knut Riisnæs Featuring John Scofield and Palle Danielsson (Odin Records), récompensé à de nombreuses reprises; en 2001, Touching (Resonant), est consacré à John Coltrane et Joe Henderson, également récompensé; et sur ce même label, Losen, en 2016, 2'nd Thoughts, dont on ne peut rien vous dire (nous n’avons rien trouvé sur internet), mais qui, au vu du présent enregistrement, doit être à découvrir.
Anders Aarum est aussi né en Norvège à Moss le 17 décembre 1974, et a étudié le piano à la Sibelius Academy d’Helsinki en Finlande. Parmi ses références, identifiables pour nous, il y a le regretté Sonny Simmons qui vient de nous quitter. Le parcours d’Anders se fait en Norvège où ses qualités et une réputation méritée lui ont permis une activité soutenue dans de multiples formations dont Funky Butt, une formation qui réactualise l’héritage néo-orléanais. De New Orleans à Sonny Simmons, on comprend qu’il sait tout jouer, et s’il a réussi cette synthèse, comme en témoigne ce disque dans un esprit encore différent, c’est qu’il a compris l’essentiel du jazz. Il a cinq albums à son actif en tant que leader depuis 2000, en trio principalement.
Jens Fossum est né le 26 April 1972 à Trondheim, en Norvège. Comme Knut et Anders, sa carrière se déroule en Norvège, et si nous le connaissons mal, sa discographie fait état de nombreuses collaborations. Sa composition («Living Next Door to Hjallis»), brillamment exposée par ce quartet où il tient parfaitement sa place, nous dit qu’il n’a rien à envier à nos meilleurs contrebassistes français.
Tom Olstad, l’excellent batteur de ce quartet, est déjà un ancien puisqu’il est né le 13 avril 1953 à Gjøvik, en Norvège où il a sérieusement étudié la musique au Conservatoire de musique et à l’Université d’Oslo avec une thèse intitulée: «The Jazz Life in Oslo at the 1980's» publiée en 1992. Localement, il a participé à plusieurs orchestres dont celui d’Odd Riisnæs, le frère du leader de ce disque, et celui de Karin Krog (cf. Jazz Hot n°683), la scène norvégienne semblant nourrir ses artistes car aucun de ces quatre musiciens ne s’est exporté, malgré un talent indéniable. La musicalité de ce batteur explique qu’il ait croisé la route, sans doute en Norvège, de Art Van Damme, Art Farmer, Kenny Drew, Benny Bailey, James Moody, Eddie Harris. Il a enregistré un seul album en leader Changes for Mingus (Ponca Jazz), en 2007, avec des originaux inspirés bien entendu par Charles Mingus et sans doute Dannie Richmond, ce batteur qui a accompagné Mingus avec tant de musicalité.
Voilà pour cette découverte tardive (encore); il nous reste encore des milliers de musiciens de jazz de par le monde, respectueux de l’art et de l’esprit, tout en étant originaux, qui enrichissent le jazz, en dehors de l’Hexagone et de la patrie américaine du jazz. Plus, quand ils possèdent les qualités pour mettre en valeur le répertoire du jazz, comme ici le beau «Love and Peace» d’Horace Parlan, il ne faut surtout pas faire la sourde oreille. Au passage, notons que si Horace Parlan, Dexter Gordon, Ben Webster, Kenny Drew, Ed Thigpen, et bien d’autres, ont été bien accueillis en Scandinavie, ils ont rendu avec générosité à ces pays cet esprit impalpable du jazz qui donne aujourd’hui cette saveur à la musique de ces quatre artistes norvégiens. On dit avec justesse qu’un bienfait n’est jamais perdu.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Steven Harlos
The Piano Music of Dick Hyman

Piano Man, Five Propositions for Piano, Indiana Variations
Steven Harlos (p solo)

Enregistré Columbus, Venice, Denton, OH, date non précisée

Durée: 1 h 05' 09''

Arbors Records 19483 (https://arborsrecords.com)


C'est dans le rôle délicat d'accompagnateur que j'ai connu le pianiste Steven Harlos en juin 1976, à Montreux, lors du 1er Congrès International des Cuivres. Outre la nécessité d'être bon lecteur, il faut savoir s'adapter à l'expressivité de chacun dans l'instant. Harlos avait ainsi assuré derrière le fameux trompettiste soviétique Timofey Dokshitser, les cornistes australien Barry Tuckwell et soviétique Vitaly Buyanovsky, les tubistes Larry Campbell et Michael Lind. Harlos appelle ça, avec raison, «collaborative artist», un rôle qu'il avait commencé à endosser l'année précédente, en 1975, pour le tubiste Harvey Phillips (concerts à Carnegie Hall). Il a aussi fait profiter de sa spécialité d'autres vedettes aussi diverses que Gervase de Peyer (cl), Jason Bergman (tp), Mary Karen Clardy (fl), Marvin Gaye et Dionne Warwick. En tant que soliste, Steven Harlos a joué le Concerto en fa de George Gershwin au Lincoln Center (1986). Ce que nous découvrons ici, c'est sa complicité avec le très respectable Dick Hyman, né en 1927, véritable encyclopédie du piano jazz et au-delà (de Scott Joplin à Cecil Taylor). Dick Hyman a bénéficié de douze leçons auprès de Teddy Wilson en 1948. Il a joué pour Benny Goodman (à partir de 1950), Charlie Parker et Dizzy Gillespie (télévision, 1952), Maxine Sullivan (1956), Pee Wee Erwin (1958), Vi Redd (1962), Wes Montgomery (1963). Il a harmonisé les solos de Louis Armstrong qu'il fit jouer dès 1975 par la New York Jazz Repertory Co. Compositeur-arrangeur notamment pour Count Basie et J.J. Johnson, Dick Hyman a écrit des musiques de film (dont Scott Joplin, 1976) et des Etudes for Jazz Piano (1982). Nous y voici. Steven Harlos a été son tourneur de page lorsque Dick Hyman a créé sa composition Piano Man en 1982 à Cleveland, œuvre conçue d'après ses Etudes for Jazz Piano et alibi pour un ballet. Au bout d'une semaine, Dick Hyman a donné le relais à Harlos. Il semble donc «qualifié» pour nous présenter cette musique écrite par Dick Hyman ainsi que deux autres plus tardives: Five Propositions for Piano (2010) et Indiana Variations (2000).
Des questions se posent. Pas tant que Dick Hyman ait voulu laisser des «œuvres» écrites, ce complexe de la «musique savante occidentale» n'est pas rare. Déjà Bix Beiderbecke avait laissé des morceaux de qualité pour piano solo, mais pas très propice au jeu jazz (la plus connue est «In a Mist»). Moins encore, le navrant a priori des consommateurs naïfs sous influence des «spécialistes» incultes qui considèreront qu'en l'absence d'improvisation, ce ne peut pas être du jazz (donc les solos écrits par Jelly Roll Morton pour Omer Simeon, cl, et George Mitchell, cnt, ne seraient pas du jazz, pas plus que la totalité de «Koko» de Duke Ellington). Nous touchons en fait à l'essentiel de la musique. Un texte musical, écrit, mémorisé ou improvisé, n'est rien sans son interprétation. Une même œuvre écrite dirigée par Arturo Toscanini ou par Wilhelm Furtwängler donnera un résultat considérablement différent. Le compositeur peut ne plus être maître de son œuvre. En mai 1930, Maurice Ravel refusa de serrer la main de Toscanini parce qu'il avait interprété son Boléro deux fois plus vite qu'il ne le voulait. A l'inverse, Bruno Walter qui a beaucoup fréquenté Gustav Mahler, dirigeait ses œuvres conformément à sa pensée. Car la notation ne permet pas la transcription des sentiments, ni toutes les nuances rythmiques. L'interprète de haut niveau d'un texte écrit par un autre saura imprimer son «individual code» (Billie Holiday, Edith Piaf, Maria Callas). Même chose s'il est l'auteur-compositeur, il fera vivre par l'interprétation (Trenet, Brassens, Brel, Gainsbourg). Il y a une «jazz interpretation» plus essentielle que la «jazz improvisation» et qui, seule, fait que ce que l'on joue est du jazz ou autre chose (qui peut être bien aussi). Lorsqu'André Hodeir, très copié ensuite, commence à publier des transcriptions de solos, comme «Whoa Babe» par Johnny Hodges (Jazz Hot n°1 octobre 1945, p.9) et «Body and Soul» par Coleman Hawkins (Jazz Hot n°20, février 1948, p.9), il montre uniquement qu'il est bon en dictée musicale. Si cela illustre une démarche harmonique (qui n'est pas spécifique au jazz), ces notations sont dans l'impossibilité de faire comprendre l'essentiel, respectivement le swing et le traitement spécifique du son qui sont l'interprétation jazz et sa raison d'être.
Les pièces écrites par Dick Hyman peuvent être du jazz si l'on pratique les codes spécifiques d'interprétation qui ne peuvent pas y figurer, avec en bonus soit l'aptitude à traduire la pensée du compositeur, soit un individual code qui peut en faire des «œuvres». Comme on pouvait s'en douter, Steven Harlos n'a pas une dimension solistique individuelle particulière comme Earl Hines ou Erroll Garner, Clara Haskil ou Glenn Gould. C'est un serviteur professionnel. Sans doute transmet-il quelque chose de Dick Hyman qui, aussi excellent fut-il, n'était pas détenteur d'un individual code spectaculaire. Harlos a suffisamment vu Hyman jouer Piano Man pour qu'une filiation artistique soit possible. Il faudrait comme pour une œuvre dite «classique», lire la partition à l'écoute du disque pour mesurer le degré de liberté pris par Harlos. Piano Man est une suite d'évocations: Scott Joplin, James P. Johnson, Jelly Roll Morton, Duke Ellington, Willie the Lion Smith, les pianistes boogie, Fats Waller, Teddy Wilson, Count Basie, Earl Hines, George Shearing, Art Tatum, Oscar Peterson, Dave Brubeck, Erroll Garner, McCoy Tyner et Bill Evans. Le segment «Azalea Rag» convient bien à Harlos. Tous les pianistes classiques peuvent jouer le ragtime. «South Side Boogie-Woogie» aussi, ici dédié à une brochette de pionniers (comme pour souligner le côté répétitif impersonnel du genre). On se souvient que dans cette musique mécanique, option lissée, un virtuose comme José Iturbi faisait l'affaire. «Cuttin' Loose» est évocateur de James P. en plus raide et, pour Morton, c'est son résidu ragtime qui s'exprime là («Decatur Stomp»). Sinon, Steven Harlos est convaincant dans «Ocean Languor» devant évoquer l'impressionnisme du Duke, «Ivory Strides» à la Waller. Dick Hyman a très bien transcrit des idiomatismes du jeu d'Erroll Garner qu'Harlos restitue sans peine («Bouncing in F minor»). Mais surtout, Steven Harlos a mieux assimilé le swing qu'une multitude de pianistes classiques qui se donnent aujourd'hui à la musique improvisée: «Pass It Along» à la Teddy Wilson, «Struttin' on Sunny Day» à la façon Earl Hines. Il n'est pas exclu qu'Harlos joue mieux Brubeck que Brubeck lui-même, souvent plus raide («Time Play»). L'exercice en progression par quartes est fastidieux et peu évocateur de McCoy Tyner. Et le toucher de Steven Harlos ne permet pas de retrouver du Bill Evans dans «Passage». Des intermèdes qui n'existent pas dans les Jazz Etudes for Jazz Piano cimentent ces évocations. Au total, ce Piano Man de 31'51'' est une musique concertante jouée par un bon pianiste classique, bien enregistrée au Legacy Hall de Columbus, sans indication de date (ce qui est devenu la règle chez Arbors Records).
Les Five Propositions for Piano de Dick Hyman sont d'une autre nature. C'est une pièce de concert très éloignée de la lettre comme de l'esprit du jazz. Cela ressemble à des improvisations hors tempo qui ont été transcrites. Il n'y a pas vraiment de forme, sauf dans l'Aria très court. Cela fait pianiste qui s'écoute jouer. Ici le swing, même un soupçon, est absent. Steven Harlos fait son job. Il est très difficile de donner du sens à ce qui n'en a pas. C'est le point faible du CD. Bien plus plaisant est Indiana Variations où l'influence du rag (exposé du thème, «Requiem for the Century») et du jazz sont présents ainsi que des évocations réussies comme celle de Bix («Bix Mix»). Pour Monk, il s'agit d'un bref motif évocateur qui est développé hors de l'individual code de Monk («Thelonious I.O.U»). En fait ces Indiana Variations exploitent la même recette que Piano Man: c'est un assemblage de touches stylisées dont la brièveté et la diversité évitent l'ennui de l'auditeur.
La façon dont Steven Harlos fait sonner le piano n'est pas sans évoquer celle des pianistes américains dits «novelty» dans les années 1920 (Rube Bloom, Arthur Schutt,…) et sa virtuosité digitale est certaine («In a Manhattan Minute»). Au total, un très bon instrumentiste classique, virtuose et capable de simuler des phrases jazz, est au service d'un jazzman qui se prend pour un compositeur de musique savante et concertante, dont deux de ces œuvres ne sont pas déplaisantes à écouter. Elles ne seront pas immortelles, mais des extraits pourraient faire d'excellents bis pour des récitals classiques sous les doigts de professionnels du niveau de Steven Harlos et en guise de clins d'œil à de vrais maîtres du clavier au X
Xe siècle.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Magnetic Orchestra
& Vincent Périer

Extemporaneous, Ugly Beauty, Times Was, Möbius Ring, Crever les pneus d’un car de CRS, Ritournelle, La piscine, Doctone, On a Misty Night
Vincent Périer (ts), Benoît Thévenot (p), François Gallix (b), Nicolas Serret (dm)

Enregistré le 1
ermai 2019, Couzon-au-Mont-d’Or (69)
Durée: 44’ 39”

Jazzanas MO05 (vincentperier.com)


Nous avions découvert le saxophoniste et clarinettiste Vincent Périer (Aurillac, 1980), dont l’activité est essentiellement centrée sur la région lyonnaise et stéphanoise à propos de deux précédentes productions, et il confirme ici en quartet dans son registre de prédilection post Sonny Rollins et Charlie Parker qui sont ses deux inspirations perceptibles parmi d’autres, tout le bien qu’on peut penser de sa sonorité de ténor, de son aisance technique, de son expression en général très ancrée dans l’histoire du jazz, bien accompagné par une section rythmique emmenée par Benoît Thévenot (p) notamment remarquable sur le premier thème qu’on doit à Steve Grossman et sur «Doctone» de Branford Marsalis. Parmi les compositions du jazz, on retrouve «Ugly Beauty» de Thelonious Monk, traité avec respect. Il y a également cinq originaux, deux de Vincent, un de Benoît et un de Nicolas Serret, le batteur, dans un registre plus éthéré comme ça se fait aujourd’hui où la mélodie est moins prépondérante. Les compositions de Vincent sont en revanche en plein dans la tradition que ce soit «Crever les pneus d’un car de CRS» qui porte le feu que le titre et la dédicace aux Gilets jaunes suggèrent, ou dans un beau «Ritournelle», Rollinsien jusqu’au bout des notes, un ton qui ne quitte pas le ténor sur le thème de Benoît, «La piscine», même si les harmonies y sont plus «modernes» comme sur «Doctone». Nicolas Serret y tire bien ses baguettes du feu et François Gallix fait bien ce qu’il a à faire. L’album se conclut sur la belle composition de Tadd Dameron «On a Misty Night», sur laquelle la sonorité de Vincent Périer fait merveille.
Au total, une confirmation que ce quartet et les autres formations de Vincent Périer ont toute leur place à Jazz à Vienne sur la grande scène, et en général sur les scènes festivalières françaises, où elles apporteraient la couleur jazz qui correspond à l’étiquette «jazz» de ces événements. Mais pour que ça se produise, il faudrait que les responsables artistiques de ces manifestations redeviennent des amateurs/trices de jazz, comme c’était le cas à l’origine, et réfléchissent à la pédagogie originelle des festivals (éducation populaire) plutôt qu’à la démagogie de l’animation davantage liée à l'obtention de subventions qu'à une vision artistique, et des chiffres mégalomaniaques de fréquentation qui excitent les décideurs.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

The Dave Brubeck Quartet
Time Out Takes

Blue Rondo à la Turk, Strange Meadowlark, Take Five, Three to Get Ready, Cathy's, Waltz, I'm in a Dancing Mood, Watusi Jam, Band Banter From the 1959 Recording Sessions
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Gene Wright (b), Joe Morello (dm)

Enregistré les 25 juin et 18 août 1959, New York, NY

Durée: 43’ 50”

Brubeck Editions 20200901 (www.davebrubeck.com)


«You can’t understand America without understanding jazz, and you can’t understand jazz without understanding Dave Brubeck». Une chose est sûre, c’est qu’on comprend pourquoi Barack Obama, auteur de cette sentence en exergue de cette édition, a finalement été un président très imparfait, pour l’Amérique comme pour les Afro-Américains. Son incompréhension du jazz en atteste.
Cette collection d’inédits est issue de la séance dans les studios CBS sur 30th Street, New York, qui servit à l’édition du célébrissime album de Dave Brubeck, Time Out (Columbia 1397) produit par Teo Macero, qui atteint la deuxième place du classement variété (pop) du Billboard Albums Chart, et fut le premier album «de jazz» à dépasser en vente le million d’exemplaires dans l’année. Plus, l’édition en single 45t se vendit également à plus d’un million d’exemplaires, avec «Blue Rondo à la Turk» et «Take Five», que le monde entier a gardé à l’oreille tant ces deux titres furent diffusés sur les ondes et dans les chaumières. En 2011, l’album était un double disque de platine (plus de 2 millions d’exemplaires), et rentrait dans le Grammy Hall of Fame, la reconnaissance suprême made in USA (mi commerciale-mi sociologique). La peinture abstraite qui illustre la couverture de ce Time Out est aussi celle qui reste gravée sur la rétine, non pour son intérêt discutable mais parce que ce disque était dans la plupart des maisons où il y avait un tourne-disque, même en France. Cinq thèmes sont des alternate takes par rapport à l’édition originale. Deux thèmes du disque original ne sont pas présentés en alternate («Everybody's Jumpin'» et «Pick Up Sticks»), et un thème 
(«Watusi Jam») de la présente édition était inédit. 
En dépit du respect de la longue carrière d’un musicien savant comme Dave Brubeck et de la sympathie qu’il inspire, ce disque, comme Time Out dès l'origine, est, par l’esprit, davantage un disque de variété très professionnelle que de jazz. Il a connu le succès car il a été promu comme de la variété dans un moment propice. Cela démontre au moins qu’on peut promouvoir de la bonne variété, aussi inspirée par le jazz que par la musique classique ici, et qu’elle se vend aussi bien, sinon mieux que la mauvaise, à condition de consacrer la promotion qui s’impose. Verve a connu un succès encore plus important peu après avec son Getz/Gilberto (Stan Getz et João Gilberto) qui vendit en 1964 plus de deux millions d’albums. Même recette, jusqu’à la peinture abstraite de la couverture, même promotion, même phénomène de mode et même résultat. Ce n’est pas plus du jazz ni de la musique brésilienne, mais une variété latino-jazzy de bon niveau qui a fini, comme le Time Out de Dave Brubeck, par lasser l’oreille, malgré des qualités, par sa répétition ad infinitum. Sans être exceptionnels, ces albums sont agréables à première écoute, mais l’esprit qui a présidé relève des débuts du marché mondialisé de la musique, de la recette commerciale et de l’immaturité artistique de ce temps. Dans l’âge d’or du jazz, des labels de jazz et des producteurs parfois connaisseurs comme Teo Macero –peut-être pour financer et justifier des albums moins promus car réputés à priori moins commerciaux– pensaient à faire de l’argent en surfant sur la mode du temps. Le choix portait en général sur la musique third stream, crossover, une fusion, ou une variété jazzy, latino-jazzy, selon les appellations qu’on préfère (et qui s’adresse à des publics socialement distincts), une musique de mode, de système et de recettes, bénéficiant de l’élan commercial à ce tournant des années 1950-1960, au début de la consommation de masse de musique. La mode conçue comme système et arme fatale eut un tel impact (qui dure encore) qu’elle corrompit jusqu’aux musiques de marge, comme le jazz lui-même et même le courant free jazz, pervertissant à jamais l’approche et l’oreille de la critique de jazz et par conséquent celles des amateurs. On ne s’en sort toujours pas.
Le fait de faire passer pour du jazz ce qui n’en est pas –ce n’est pas un réflexe sectaire mais un souci de précision et de pédagogie– a été le début d’une dérive qui a conduit à égarer un public, à lui faire perdre son propre jugement, ses références et les raisons de son attachement universel au jazz (une musique de libération des corps et des esprits): un public pourtant instruit avec patience et passion depuis 1935 pour un résultat assez respectable à cette fin des années 1950. L’idée mercantile était d’établir une définition flottante d’un jazz au gré de la consommation, de rendre éphémère une musique que ses pères fondateurs ont voulu éternelle dès les années 1920-30.
C’est d’ailleurs le triste lot de ces deux enregistrements (Time Out et Getz/Gilberto) qui ont fini leur vie dans les supermarchés, les parkings et les ascenseurs, créant, même dans ce secteur «musique de fond et publicité», un marché spécifique, avec périodiquement un petit coup de revenez-y. Cette musique de système, quelle que soit sa prétention intellectuelle, commerciale ou «populaire», supporte mal l’épreuve du temps. Au lieu d’une œuvre d’art, elle devient un objet de nostalgie (à consommer et à exploiter), au mieux un document historico-sociologique.
Toujours pour situer cet enregistrement et la stupidité de la remarque présidentielle initiale, et même la langue de bois mondaine d’Herbie Hancock qui y va aussi de sa sentence («Jazz changed everything for me, and Dave did that!»), il faut se rappeler qu’en 1959, c’est l’âge d’or du jazz, et que si l’on avait voulu vendre des millions d’exemplaires d’une musique naturellement populaire, en élevant le public plutôt qu’en le rabaissant avec complaisance au rang de consommateur de produits de mode, il suffisait de promouvoir davantage Louis Armstrong, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, pour avoir à la fois des millions de vente, et un objet artistique éternel (ces artistes ont d’ailleurs très bien vendu, avec des promotions qui pour être importantes, n’ont pas atteint les niveaux de la promotion «pop»).
Dans le registre pianistique, il existait au moins un personnage comme Erroll Garner suffisamment populaire sans que personne n’en ait fait artificiellement une vedette de variété, par la simple magie et popularité de son art, jazz de la première à la dernière note. Son Concert by the Sea se vendit également à plus d’un million d’exemplaires, sans cette promotion «pop», en deux ans au lieu d’un. Cela aurait pu continuer, mais en 1958, Erroll Garner et Martha Glaser vont faire un procès à CBS pour récupérer les matrices des enregistrements et créer ensuite un label indépendant et protéger la création (Octave Records, cf. la chronique des rééditions récemment parues, part 1 et part 2). Mauvais esprit, cet Erroll!
Cela dit pour relativiser la portée artistique et historique de cette session dans le jazz, ça n’enlève aucune des qualités de Dave Brubeck, musicien de culture classique qui s’intéresse au jazz et y apporte, comme beaucoup de profils similaires, un background classique solide, pour un traitement savant et parfois techniquement novateur avec des rythmes biscornus (9/8, 5/4…). En cela, il se place dans ce courant third stream qui voit dans le jazz, à la suite d’André Hodeir, l’occasion de faire «progresser» la musique inéluctablement vers «un mieux» (vision techniciste de la musique), le nouveau, une synthèse idéale qui permettrait d’en faire la «super-musique» de demain, toujours de demain. Cela relie cette conception au caractère éphémère de la mode qui vend toujours du nouveau (même quand c’est la même chose): une idée de commerçants (société de consommation de masse) ou d’intellectuels euro-américains et européens, voire parfois afro-américains quand ils n’ont pas compris l’enjeu politique du jazz. Cela n'est pas toujours dépourvue de bonnes intentions (le dépassement de la ségrégation aux Etats-Unis, l’universalité de la musique) et de mauvaises intentions aussi (l’accaparement de l’héritage du jazz et de son étiquette valorisante de musique de liberté et de qualité, le détournement de sa fonction de protestation, de subversion et de dignité). 
Depuis le courant cool initié par Gil Evans et Miles Davis, même le MJQ et John Lewis y ont mis quelques doigts; mais la présence de Milt Jackson, Percy Heath et Connie Kay préserve parfois le caractère hot, blues et swing du répertoire du MJQ. Ces modes crossover, jazz et classique, jazz et musique contemporaine (l’avant-garde du Jazz Composer Orchestra de Cecil Taylor jusqu’à Anthony Braxton et George Lewis), comme les modes jazz et variété (depuis Nat King Cole et une multitude d’autres plus ou moins intéressants…), jazz et musique brésilienne, n’ont rien de synthèses artistiques: ce sont des résultantes conjoncturelles d'une idéologie économique au service de la consommation de masse, inévitablement à contresens de l'esprit du jazz.
Dans les critères qui fondent ce Time Out de Dave Brubeck et sa version «alternate takes», l’expression hot, le blues, les racines qui fondent le langage du jazz sont quasiment absents. C’est pourquoi, on peut comprendre parfaitement le jazz sans Dave Brubeck, contrairement à ce qu’avance Barack Obama.
Dave Brubeck est un musicien américain, aux origines européennes récentes (un père d’origine suisse, une mère d’origine anglaise), qui raconte une partie de l’Amérique, à l’instar de devanciers et de suiveurs. Comme George Gershwin par exemple mais aussi beaucoup d’autres (Bill Evans, etc.), son amour pour la culture afro-américaine ne fait aucun doute. Il fait aussi partie de la culture savante et populaire américaine, la grande qualité de ce XXe siècle musical (et pas seulement) aux Etats-Unis qui ressource la création artistique savante dans le creuset populaire. Dave Brubeck a reçu l’enseignement de Darius Milhaud –un de ses fils se prénomme Darius– et de sa mère, pianiste classique devenue enseignante. Ce parcours américain est fréquent, avec une proximité plus ou moins grande avec le jazz, car le jazz est l’art musical majeur du XXsiècle. Chez Dave Brubeck, l’héritage de George Gershwin est perceptible dans sa curiosité et parfois dans sa forme comme chez Leonard Bernstein, musicien classique, même si pour des raisons biographiques, George Gershwin entretient depuis l’enfance un lien beaucoup plus profond avec l’Afro-Amérique (Porgy and Bess en est l’illustration finale, l’apogée, cf. Jazz Hot Spécial 1999).
Chez Dave Brubeck, musicien savant, l’intellectuel reste prépondérant. Sa relation avec la culture populaire jazz, même s’il l’a approfondie et aimée toute sa vie, reste intellectuelle, si on lui suppose une parfaite honnêteté comme nous le faisons. George Gershwin, qui ne doutait de rien, n’a pourtant jamais prétendu être un musicien de jazz; il a été très sage. Son œuvre n’en est pas moins éternelle, populaire, savante et véritablement artistique. Elle doit tout à son imagination et à son énergie. Elle incarne l’Amérique assez largement, l’Afro-Amérique comprise car la synthèse de George Gershwin possède cette dimension.
Dave Brubeck a choisi, comme d’autres, de se qualifier «musicien de jazz», sans y réfléchir, l’époque l’acceptait, et la critique le lui disait. Il a fait sa carrière sur les scènes de jazz voire les grandes scènes populaires et parfois les opéras, et il a choisi de présenter son œuvre, comme beaucoup d’autres, avec une instrumentation qui relève du jazz, en solo, trio, quartet. Mais il est plutôt, à l'écoute, de cette tradition populaire et savante de la musique américaine durablement marquée par le jazz sans en être. Et cet album est emblématique de cette réalité, à cause de son processus de création. L'intérêt de ces précisions réside à la fois dans le principe même d'une chronique et dans le fait de savoir apprécier une création artistique pour ses qualités particulières, de savoir distinguer pour saisir les nuances.

«Blue Rondo à la Turk» est un exercice de virtuosité classique inspiré de Bartók, d’après ce qu’on en lit, dont la mise en scène intègre le jazz comme un contraste avec le thème initial, sous la forme d’un blues dont l’exécution, quelque peu scolaire ou académique, ne signale pas un grand musicien de jazz ou de blues, mais simplement une évocation descriptive dans le langage de Dave, classique.
«Strange Meadowlark» est une agréable ballade populaire américaine, digne du songbook, joué par un bon pianiste. Le songbook n’est pas le répertoire du jazz, mais celui de la chanson populaire américaine, que le jazz a sublimé par sa relecture personnalisée par chacun des interprètes. «Take Five», comme le premier thème, travaille sur la complexité rythmique, pas celle du jazz mais celle que lui inspire sa culture classique. Son orchestre fait ce qu’il peut, comme Joe Morello, mais son chorus de batterie (trop long) est lui aussi très scolaire-académique, écrit, caricatural du jazz. Comme chez Paul Desmond à l’expression linéaire, chez Dave, il n’y a pas d’accents, pas d’expression hot. «Three to Get Ready» est la version originale (en dépit de ce qu’on lit sur les partitions françaises qui l’attribue à un quidam) de la chanson immortelle en France «Le Jazz et la java», dont on doit les paroles à Claude Nougaro, inspiré semble-t-il de Joseph Haydn. Nougaro a également repris «Blue Rondo à la Turk». Le jazz, malgré la chanson, est absent de cette petite valse. «Cathy’s Waltz», une autre valse, jazzée par moments, une bonne composition, n’a rien aussi d’un thème du jazz, avec quelques garnérismes en fin de thème, un clin d’œil peut-être à l’autre «vedette» du piano de CBS. «I'm in a Dancing Mood» est une belle composition, encore digne du songbook, assez loin dans la forme du jazz, plus proche de la comédie musicale américaine. Il y a par moment quelques couleurs jazz plutôt superficielles. «Watusi Jam» est un blues intellectualisé par Dave Brubeck, un blues cérébral, où Joe Morello sur les toms restitue un côté jungle qui ressemble autant à Duke que la jungle d’Hollywood pouvait ressembler à la jungle d’Afrique. Malgré la technique de percussionniste de Joe Morello, on s’étonne que ce type de chorus puisse faire illusion après Art Blakey qui, à la même époque, est sur une autre planète, celle de la création, celle du jazz. On évoque Art Blakey en pensant à un disque de l’époque, mais il y a évidemment quelques centaines, voire milliers, de batteurs de jazz plus jazz que Joe Morello en 1959. Le dernier titre permet d’entendre l’atmosphère détendue de la séance, avec les voix, les faux départs (sur «Cathy’s Waltz»), les échanges entre musiciens et avec l’ingénieur, sans doute Teo Macero… Mais sans les images, c’est difficile à suivre sur disque.
Au total, on comprend mal avec le recul l’engouement dans le jazz pour cette séance, l’original comme le présent. Ce sont de bons musiciens, mais on est loin du génie du jazz, malgré les rythmes dits «complexes» de Dave Brubeck. C’est une musique datée parce qu'elle était de mode, qui manque de chair (on pouvait le savoir dès cette époque à condition de conserver un esprit critique), qui manque de profondeur, complaisante parfois plutôt que populaire.

Dave Brubeck évoquait le jazz à un âge avancé dans un documentaire de Clint Eastwood (Piano Blues, 2003), et, dans mon souvenir, il y était beaucoup plus profond et artiste dans ses propos, quand il posait les doigts sur le piano en particulier, que dans cet enregistrement. Il aurait été intéressant qu’il parle lui-même 
de cette séance dans la tranquillité d’une conversation privée, dépourvue de mondanité, et dans la profondeur d’une réflexion sur l’art, sur le jazz. On doit ces inédits à la famille Brubeck, et on peut comprendre leur souci de mémoire, d’autant que la famille semble très soudée autour du souvenir de Dave Brubeck. Ce Time Out Takes est donc une curiosité pour un retour sur l’histoire. Il sera certainement un objet «dé-li-cieux!» pour les mondains nostalgiques (ceux que nous avons cités par exemple), d’adoration pour les fétichistes et collectionneurs (ça existe, pourquoi pas?), mais, pour nous, plutôt un sujet de réflexion pour les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Nicki Parrott
If You Could Read My Mind

I Can See Clearly Now*°, Jolene°, If You Could Read My Mind, Vincent, Every Breath You Take°, First Time Ever I Saw Your Face*, You Belong To Me*, We've Only Just Begun*, This Girl's in Love With You*, Do That to Me One More Time*, Lean On Me°, The Water Is Wide
Nicki Parrott (b, voc), Harry Allen (ts*), David Blenkhorn (g°), Larry Fuller (p, ep), Lewis Nash (dm)

Date et lieu d’enregistrement non communiqués

Durée: 55'35'

Arbors Records 19482 (https://arborsrecords.com)


L'Australienne de Newcastle, Nicki Parrott (née en 1970) qui a étudié le piano puis à partir de l'âge de 15 ans la contrebasse, a eu de bonnes fréquentations: Bobby Shew, Les Paul, Clark Terry, Johnny Frigo, Bucky Pizzarelli, Rossano Sportiello, Randy Sandke, Derek Smith, Warren Vaché, Johnny Varro, Eddie Metz, Engelbert Wrobel, Byron Stripling, Frank Vignola. On la sait donc apte à swinguer. Elle ne cache pas non plus un penchant pour des chanteuses comme Doris Day, Blossom Dearie et Peggy Lee. Cet album a été conçu, pour s'occuper, pendant le confinement (mais Arbors ne donne pas les dates d'enregistrement). Nicki Parrott a sélectionné douze chansons, la majorité composée dans les années 1970. Les formules d'accompagnement varient d'une plage à l'autre. Harry Allen plus râpeux que d'habitude donne l'accent jazz à «I Can See Clearly Now» du chanteur-guitariste Johnny Nash (1940-2020), la voix de Nicki et le Fender Rhodes tirant plutôt vers la pop music (bon jeu de balais de Lewis Nash). Dans «Jolene» de la chanteuse country, très populaire, Dolly Parton, Nicki Parrott prend un court solo de contrebasse qui permet d'apprécier une belle sonorité ronde. «If You Could Read My Mind» du chanteur folk Gordon Lightfoot, maintient un climat doux, sans aspérités que rien ne bouscule, notamment pas le solo musical de Larry Fuller. Les solos de contrebasse dans «Vincent» de Don McLean sont beaux. La sonorité est soignée, la justesse est indéniable et le tout se marie bien avec la délicate contribution de Fuller sur le jeu de balais toujours parfait de Lewis Nash. Bien qu'il y ait les paroles de cette chanson dédiée à Van Gogh dans le livret comme pour toutes les autres, Nicki Parrott s'abstient ici de chanter, pour la seule fois de l'album. Sa voix, pas jazz avouons-le, revient dans «Every Breathe You Take» de Sting (alias Gordon Matthew Thomas Summer) qui au moins vaut pour un solo de qualité avec quelques inflexions signé David Blenkhorn. Toujours aussi soft, «Firts Time Ever I Saw Your Face» du poète communiste britannique Ewan MacColl, alias James Henry Miller (1915-1989) est sauvé de la monotonie par un solo à la Stan Getz d'Harry Allen. Un soulagement avec l'introduction musclée d'Allen dans «You Belong to Me» de la chanteuse américaine Carly Simon, prise sur un tempo à peine plus vif. Le solo du ténor y est bien venu ainsi que son alternative avec Larry Fuller (à noter l'utilisation du growl, sans excès). On se croirait presque revenu au jazz. Un fadding éteint cette bouffée d'oxygène. Mais par chance, c'est l'expressivité getzienne du ténor qui amène «We've Only Just Begun», composition du parolier américain Paul Williams sur une musique du multi-instrumentiste Roger Nichols. En duo Nicki Parrott et Harry Allen nous donnent ensuite «This Guy's (Girl's) in Love With You» de Burt Bacharach avec des paroles d'Hal David (1968). Allen y est getzien à souhait. La partie de contrebasse de la chanteuse est de bonne facture. Harry Allen introduit «Do That to Me One More Time» de la chanteuse Toni Tennille. En dehors de la voix de Nicki Parrott, on a des solos professionnels signés d'elle, d'Allen, de Fuller (vaguement soul au Fender Rhodes) et, aux baguettes, de Mr. Nash. Le «Lean on Me» de la vedette soul Bill Withers (1938-2020) a connu des versions plus musclées (Johnny Adams par exemple). Par chance, David Blenkhorn y intervient. Ce dernier apparaît en duo avec Nicki Parrott sur «The Water Is Wide» du fondateur de l'English Folk Dance Society, Cecil James Sharp (1859-1924). L'option esthétique est de faire joli et doux (pour ne pas réveiller les gens?). Les tempos évitent d'être nerveux ce qui rend l'album très monotone. De ce fait, il est douteux malgré sa musicalité qu'il fasse un succès dans le monde de la pop music auquel il s'adresse. Les artistes qui ont un potentiel pour le jazz semblent quitter le navire, encouragés par une meute de critiques incultes et par la politique de programmation pas mieux qualifiée des entrepreneurs de spectacles dévoués à l'argent. Nul doute que sous ces tirs groupés le jazz de tradition, de culture, ne peut que couler. Pour autant, la qualité d'enregistrement est excellente dans tous les titres.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Peter Bernstein
What Comes Next

Simple as That, What Comes Next, Empty Streets, Harbor No Illusions, Dance in Your Blood, We'll Be Togther Again, Con Alma, Blood Wolf Moon Blues, Newark News
Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 25 juin 2020, New York, NY
Durée: 58’ 28”
Smoke Sessions Records 2007 (smokesessionsrecords.com
/uvmdistribution.com)

Enregistré pendant la petite respiration laissée par la dictature mondialisée, en juin 2020, c’est du bel ouvrage que livre Peter Bernstein, splendidement entouré par un trio avec Sullivan Fortner, le natif de New Orleans qui a déjà confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, Peter Washington (Jazz Hot n°581) qu’on ne présente plus parce qu’il est à lui seul la garantie d’un enregistrement de qualité, et Joe Farnsworth qui vient de donner un excellent album sur ce même label (cf. plus bas). Peter Bernstein est, à la guitare jazz, l’une des incarnations de New York, comme on pourrait le dire de Woody Allen pour le cinéma. Il a participé à tant de séances d’enregistrement, avec tant de musiciens de jazz de grand talent, qu’il est une sorte d’incontournable de la ville. Son style, inscrit totalement dans le jazz de culture, blues et poétique, est plein de l’esprit de cette ville, de ses clubs qu’il aime et anime depuis des années dans de multiples formations. Il faisait la couverture de Jazz Hot n°590 en 2002, et il ne sera pas inutile d’y redécouvrir son parcours aux côtés des Lou Donaldson, Lonnie Smith, Jesse Davis, Melvin Rhyne, Eric Alexander, Larry Goldings, Joshua Redman, Lee Konitz, Jimmy Cobb, Mike LeDone, David Newman, Kevin Mahogany, Bobby Hutcherson, Sonny Rollins, Alvin Queen, Etta Jones, Pat Bianchi, Teodross Avery, Harold Mabern…
Il a une importante discographie en sideman (plus de 100 albums) et tout à fait respectable en leader (une trentaine d’albums) sur Criss Cross, Smalls Live, Cellar Live, Pirouet, Smoke Sessions comme ce dernier disque, ce qui dit assez son omniprésence dans les clubs de la Grosse Pomme. Car les clubs new-yorkais se sont donnés depuis les années 2000 la double mission de programmer et d’enregistrer, et ils l’ont bien fait. Ils constituent ainsi, jour après jour, et malgré la période actuelle, une mémoire indispensable des musiciens de jazz de talent qui peuplent cette ville. Le jazz de culture y est très bien représenté, et cela permet (comme vous pouvez le constater à la lecture des chroniques de disques) de résister à ce lessivage de cerveaux de notre époque, car dans le même temps les labels historiques (Blue Note et autres, repris au sein de grands groupes) ont la fâcheuse habitude de ne plus faire du jazz de culture le principal de leur production en matière de nouveautés, privilégiant les produits savonnettes (…forcément pour le lessivage).
Quoi de neuf dans ce disque? Tout et rien. Tout, c’est-à-dire 6 originaux (sur 9 titres) de Peter Bernstein pour ouvrir cet album, avec des titres inspirés par les temps mauvais que nous traversons comme le nostalgique «Simple as That», le meilleur jazz qui soit, blues et enraciné, «What Comes Next» qu’on peut traduire par une sérieuse interrogation sur l’avenir, une mélodie poétique, ou encore «Empty Streets» (rues vides) la suite de cette réflexion, et pour finir un «Harbor No Illusions» qui ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir. C’est une musique expressive et brillamment défendue par le quartet («Harbor  No Illusions»), avec ce qu’il faut de sensibilité et d’excellence instrumentale dans le registre du jazz pour exprimer cette gamme de sentiments, et ce moment particulier de blues, au sens familier du terme. Deux autres originaux, «Dance in Your Blood» et un blues classique «Blood Wolf Moon Blues» qui s’intercale à merveille entre une composition de Dizzy Gillespie et une de Sonny Rollins, parachèvent ce qui est nouveau dans ce disque.
Ce qui n’est pas neuf, c’est, comme toujours avec Peter Bernstein, un jazz enraciné, blues et qui swingue, imprégné de son amour pour New York et pour les formations de la grande époque de Blue Note justement, celles avec selon l’artiste –orgue, piano, trompette et saxophone– un jazz pour lequel on ne se pose jamais la question de savoir si c’en est (du jazz), parce que c’est l'essence même du jazz (blues, swing et expression hot).
Ce qui est éternellement neuf, c’est que la vie du jazz et des artistes de jazz continue, qu’ils la poursuivent parce qu’ils sont encore en vie, n’en déplaise aux dictateurs qui nient jusqu’à leur existence depuis un an, comme de nouveaux talibans et au fond pour les mêmes raisons (l’esprit totalitaire).
Ce qui reste toujours vrai, c’est que les artistes de jazz renvoient à cette laideur du monde des moments rares de beauté autour d’un standard comme «We’ll Be Together Again» qui convient aux temps que nous vivons (on peut le chanter même sur le Titanic), ou qui abordent le «Con Alma» nostalgique de Dizzy Gillespie et les joyeuses «Newark News», une atmosphère d’un autre temps, un calypso de Sonny Rollins où Sullivan Fortner, New Orleans oblige, peut faire admirer sa familiarité avec les rythmes des Caraïbes. La section rythmique Peter Washington et Joe Farnsworth est simplement parfaite.
La guitare poétique, en notes détachées et claires, les longues lignes bien construites, avec le son chaud et le lyrisme de Peter Bernstein racontent le jazz dans ce qu’il a de plus éternel. Eternel? On le pensait jusqu’en 2020, mais comme le dit justement Peter Bernstein avec «What Comes Next», le doute est maintenant permis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Lennie Tristano
The Duo Sessions

avec Lenny Popkin: Out of a Dream, Ballad, Chez Lennie, Inflight, Ensemble, Melancholy Stomp
avec Connie Crothers: Concerto Part 1, Concerto Part 2

avec Roger Mancuso: Palo Alto Street, Session, Changes, My Baby, Imagery, That Feeling, Minor Pennies, Home Again

Lennie Tristano (p), Lenny Popkin (ts), Connie Crothers (p), Roger Mancuso (dm)

Enregistré les 15 octobre 1970, c. 1976,
c. 1967-68, lieux non précisés
Durée: 1h 10’ 19”

Dot Time Records 8016 (dottimerecords.com/Socadisc)


Lennie Tristano est un personnage à part dans le jazz. Né à Chicago en 1919, il partage la cécité avec Art Tatum, sa première inspiration dont il garde les traits de virtuosité au piano. Mais sa génération le rapproche de Charlie Parker, autre disciple à sa manière d’Art Tatum, dont il est contemporain et admirateur, et son art est un chemin personnel qui se fonde sur ses inspirations, son origine italienne à Chicago, une mère investie dans la musique, une curiosité sincère pour l’Afro-Amérique et une culture classique qui lui ont ouvert la pratique non seulement du piano mais aussi des saxophones et de la clarinette. Comprenant aussi ce qui le sépare de la culture afro-américaine, il cherche une voie particulière qui lui permette de rester sincère et original, de synthétiser son amour de la musique en général et du jazz en particulier. C’est d’ailleurs l’une des bases de son enseignement, et ses disciples conservent pour ce maître une admiration sans bornes.
Cette production, quelque peu curieuse par son manque de précisions, semble mettre à notre disposition des enregistrements inédits réalisés dans le cadre de son enseignement, réunis par Carol Tristano (dm), la fille de Lennie, que nous connaissons bien puisqu’elle vit à Paris, qu’elle joue régulièrement avec Lenny Popkin qui est l'un des musiciens dans ce disque. Les disciples, parmi lesquels Lee Konitz, Bill Russo, Billy Bauer, Warne Marsh, ont aussi été des partenaires de sa musique, et son atelier est devenu pour l’essentiel son studio d’enregistrement, son lieu d’expérimentation, son lieu de vie avec les élèves qu’il a choisis.

Dans ce disque, la configuration ne change pas. Il s’agit de trois duos avec des disciples devenus des partenaires: le plus ancien est un batteur Roger Mancuso; le suivant est le saxophoniste Lenny Popkin (Jazz Hot n°619 et n°668); le plus récent avec Connie Crothers (Jazz Hot n°678), que nous connaissons également, et qui avait donné dans une interview quelques clés de sa rencontre avec Lennie Tristano, très utiles à la compréhension de son enseignement.

Les deux premiers duos avec Roger Mancuso et Lenny Popkin restent dans le cadre du jazz, avec des thèmes non identifiés (titres et auteurs) dans cet enregistrement, repérables malgré la forme libre. Ce sont peut-être des séances de travail, improvisées avec beaucoup de libertés, et pourtant qui font référence à l’histoire du jazz et à un répertoire, utilisé par Charlie Parker en particulier, grand relecteur de standards. Bien que tous les titres soient attribués à Lennie Tristano, nos oreilles nous indiquent qu’il s’agit d’improvisations sur des standards ou compositions du jazz: le 1
er «You Stepped Out of My Dream», le 4«Donna Lee», le 9«It’s All Right With Me», le 10e «What Is This Thing Called Love», le 11e: «Out of Nowhere», le 13une reprise de «You Stepped Out of My Dream», le 14«That Old Feeling» et le 16«Indiana» que Charlie Parker transposa à sa manière et signa, bien sûr. Il semble y avoir des thèmes originaux improvisés sur place bien qu’on puisse y retrouver des harmonies connues au détour d’une phrase pour les duos avec Lenny Popkin et Roger Mancuso.
Les deux thèmes de Connie Crothers n’appartiennent en rien au jazz comme on le savait pour cette musicienne (article déjà cité), et sont attribuables sans aucun doute aux deux pianistes, même si Lennie Tristano y laisse percer ses influences. C’est de la musique improvisée d’essence classique-contemporaine où le jazz n'est qu'un réminiscence ponctuelle.
Au total, c’est une curiosité pour laquelle on aurait aimé plus de détails sur les musiciens et les circonstances, de ces détails qui donnent du relief à ce genre de production, puisqu’en dehors de Connie Crothers, décédée, les autres protagonistes sont en vie, et d’abord Carol et Lenny qui semblent être à l'origine de ce disque. Le texte du livret de Carol Tristano et la production sont donc insuffisants pour ce qui est plus, à ce stade, une curiosité qu’un indispensable, malgré Lennie Tristano. Etrange et dommage pour un disque de la collection «Legends» de Dot Time.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Jérôme Etcheberry Popstet
Satchmocracy: A Tribute to Louis Armstrong

Tight Like This, Hear Me Talkin' to Ya, Weather Bird Rag, Hotter Than That, I Double Dare You, Memories of You, Big Butter and Egg Man, Someday You'll Be Sorry, Cornet Chop Suey, Struttin' With SBQ, West End Blues, Potato Head Blues, Yes I'm in the Barrel, New Orleans Stomp
Jérôme Etcheberry (tp, arr), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl), Benjamin Dousteyssier (as, bar), Ludovic Allainmat (p), Félix Hunot (g), Sébastien Girardot (b), David Grébil (dm)

Enregistré en octobre-novembre 2020, Meudon (78)

Durée: 56' 27''

Camille Productions MS102020 (camille-productions.com/Socadisc)


Remarquons d'abord que le texte en anglais de Michael Steinman n'est pas bien traduit. Par exemple pour «Beau Koo Jack», par l'orchestre d'Earl Hines, Michael Steinman dit que la section de trompettes joue la transcription harmonisée (scored) des solos de Louis Armstrong comme le fera faire Dick Hyman en 1974 à la New York Jazz Repertory Co. Ayant toujours écrit du bien de Jérôme Etcheberry, Malo Mazurié et bien sûr Louis Armstrong, on aura vite fait de crier au copinage. Sombre époque, où déjà avant le brutal arrêt, le jazz de tradition était relégué dans le ghetto de l'animation «off» ou comme alibi dans un coin de programme qui ne profitait qu'aux représentants du show-biz et aux expérimentations sans avenir. L'alliance des incultes et des snobs n'a pas aidée Louis Armstrong qui, au mieux, n'est qu'un nom dans un enseignement progressiste complice du néant artistique. Quand un appareil tombe en panne, on l'éteint puis on le rallume. On ne sait jamais, ça peut repartir «comme avant». Pendant l'arrêt mondialisé, les musiciens, en tout genre, enregistrent. On ne sait jamais, au cas où le jazz de tradition soit encore possible après. On peut rêver. Et ce disque porte au rêve, à l'espoir même.
Jérôme Etcheberry, né en 1967, est maintenant le vétéran qui tient le flambeau de la lignée Armstrong-Jabbo Smith-Eldridge. Il transmet puisqu'il convie la jeunesse. Il me plaît de dire au passage qu'il est avec les frères Beuf, Fred Couderc, Fred Dupin, Guillaume Nouaux, un des produits illustres de l'Harmonie de la Teste-de-Buch que dirigea le trompette Jean Dupin (nous avons joué ensemble pour Roger Voisin du Boston Symphony). Malo Mazurié, né en 1991, est un sérieux client que j'ai connu alors qu'il était encore élève de Didier Roussel au Conservatoire de Rennes. Le monde de la trompette était alors une famille, «avant». On retrouve ici les Three Blind Mice au complet, Malo, Sébastien Girardot et Félix Hunot. Ce Félix, natif de Provence, peut se targuer d'être une exception à la règle, celle du fruit d'un enseignement vraiment jazz, celui de Jean-François Bonnel. Hunot a abondamment œuvré pendant l'«arrêt  de vivre», signant une collaboration avec le chanteur Scott Emerson (Jazz Age & Centenaire, 2019-20, Klarthe) où brille Jérôme Etcheberry, et un CD pour son compte (Jazz Musketeers, JM Music, 2020) où Malo sonne entre Bix et Armstrong. J'ai pu applaudir tous ces jeunes à Marciac, plutôt au festival bis évidemment, notamment l’étonnant Benjamin Dousteyssier, un produit marciacais comme son frère Jean (cl), notamment dans une piqûre de rappel de John Kirby et Raymond Scott pour le compte du groupe The Coquettes. César Poirier me semble complice de Géraud Portal (dont le père fut à Bourges, un ami et confrère) pour célébrer Mingus. David Grébil n'était-il pas avec Malo autour de Cecil L. Recchia? Enfin, Ludovic Allainmat, ex-élève de Ludovic de Preissac, qui s'intéresse à Oscar Peterson, Bill Evans mais aussi à Herbie Hancock et Chick Corea, a joué à Jazz in Marciac. Un beau casting que le vétéran Jérôme Etcheberry a réuni pour emprunter le chemin ouvert par l'incontournable Pops de la haute époque, sans esquiver les difficultés.
Et cela débute très bien! Mieux que ça même. Déjà le choix du premier morceau fait preuve de compétence. «Tight Like This» est un sommet d'émotion dans l'œuvre de Louis. Très bonne introduction Grébil-Etcheberry rejoints par Mazurié qui établit le climat sombre indispensable. Climat judicieusement maintenu dans l'exposé du thème (Jérôme-Malo), vigoureux solo créatif de Benjamin Dousteyssier (qui confirme le talent expressif que j'avais suspecté), bon passage de piano (merveilleuses lignes de basse de Girardot derrière), petit appel-réponse entre Benjamin et Jérôme, avant la transcription du fabuleux solo de Louis, joué par Jérôme et Poirier au ténor, sur des tenues de Malo. L'effet est magistral. Pour ce XXIe siècle inculte, c'est une grande gifle salvatrice. Je ne connais pas de meilleure version avec celle de Louis (12 décembre 1928) et la prestation de Wynton Marsalis en 1990 avec Michael White. Belle version swing de «Hear Me Talkin' to Ya». On apprécie la souplesse de la rythmique (guitare-contrebasse-balais) et la qualité de l'arrangement. Félix Hunot prend un excellent solo de guitare électrique. Jérôme avec la sourdine et en legato a son propre style dérivé d'Eldridge que l'on reconnaît dès la première mesure. La sonorité de ténor est mieux que plaisante. Enfin, Jérôme et Malo jouent Louis comme un seul homme, et l'archet de Girardot clôt une affaire rondement menée. L'orchestration du considérablement moderne duo Armstrong-Hines sur «Weather Bird Rag» est une heureuse surprise. Poirier (cl), Dousteyssier (bar) ne cherchent pas à recréer. C'est du jazz comme il s'habille aujourd'hui. Le solo de piano a la sobriété qu'on aime sur une rythmique résolue à swinguer. L'harmonisation du solo de Louis démontre combien son esprit créatif n'est pas désuet. Monstrueusement beau! Jérôme Etcheberry n'a pas redouté d'aborder «West End Blues» qui a secoué le monde des trompettistes en 1928-30. Tous les trompettistes ont tenté de se mesurer au désormais monstre sacré avec ce morceau, cette cadence introductive (Jabbo Smith en 1930 à l'unisson avec Eddie Thompkins, mais aussi Reuben Reeves, Punch Miller, Bill Coleman, etc). Ici, l'introduction est harmonisée à plusieurs voix. Le thème est joué par Etcheberry et Poirier au ténor (avec un riff en arrière plan pour Malo). Poirier propose un solo avec une sonorité pulpeuse. L'appel-réponse historique clarinette-voix est transposé à la guitare électrique et l'harmonisation de la vocalise jouée par les souffleurs. Le solo de piano est limpide puis c'est le solo de Louis harmonisé trompette-sax ténor (Jérôme joue la voix de dessus). La coda de Louis qui est aussi mélancolique que son «Tight Like This» est jouée avec la retenue qu'il faut par Jérôme Etcheberry. Ici comme ailleurs, il tire un bon parti de l'écriture pour deux cuivres (trompettes) et deux anches notamment dans les harmonisations des solos de Louis Armstrong. J'ai eu la chance d'entendre ce genre de reprise par Jimmy Maxwell-Joe Newman-Pee Wee Erwin dans les années 1970; eh bien, ici c'est du même niveau! «Yes, I'm in the Barrel» alterne un climat Ellington avec la touche espagnole chère à Jelly Roll Morton; de l'humour sans doute car Ellington et Morton se détestaient; très bon solo de clarinette sur un drumming d'expert; le développement orchestral est ensuite marsalien. Le côté latin convient bien à «New Orleans Stomp». Il y a un stop chorus à deux trompettes parfait et un bon solo de Girardot dont la sonorité ronde fait plaisir: belle coda vers l'aigu à la clarinette, nette et précise. Relevons que Louis aurait sans doute aimé entendre sa touchante composition, «Someday», jouée par le trio Nat King Cole ou par celui d'Oscar Peterson qu'il a côtoyé. On peut imaginer grâce à ce disque ce que cela aurait donné. Une fraîche virgule où les souffleurs font tacet (silence). Certes Malo Mazurié est peu mis en vedette, mais il est l'appoint indispensable à ces orchestrations fouillées («Cornet Chop Suey»). Sa sonorité et son phrasé s'accordent bien avec le style du leader. L'arrangement sur «Struttin' With SBQ» est de la dentelle digne de John Kirby. Dans l'exposé introductif de «Memories of You», Jérôme Etcheberry, seule fois dans ce disque, cherche à reprendre sur sa Conn Vocabell le phrasé du one and only boss, Louis Armstrong. Il parvient par un son épais et délicat à montrer que Louis a ouvert un espace respectif à Red Allen et à Doc Cheatham. Dans la coda, Jérôme et Malo ont un drive fulgurant, et les aigus de Jérôme touchent presque au panache impérial du maître. Nous n'allons pas plus avant détailler car tous les arrangements sont d'une qualité remarquable et tous les solos sont d'une haute tenue d'inspiration dans la veine d'un jazz de tradition œcuménique qui balance hors du ring les scolaires copies de jazz traditionnel comme les prétentions modernistiques pour naïfs.
Ayant travaillé, comme il se doit pour tout trompettiste qui veut l'être, les transcriptions des solos de Louis, je ne peux que baisser humblement mon chapeau devant le travail superlatif du tandem Jérôme Etcheberry-Malo Mazurié. Il me répugne d'accorder le moindre «indispensable» en ce pauvre XXI
e siècle, mais Jérôme Etcheberry, artiste doué et sincère, m'y contraint et puis ce sera ma marque de mépris pour ceux de mes confrères qui trouveront à parler encore d'un «jazz de répertoire» avec la moue convenue d'une secte formatée hors des raisons d'être du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Charles McPherson
Jazz Dance Suites

Song of Songs/2019: Love Dance°+, Heart's Desire*, Wedding Song, Hear My Plea, Thinking of You, After the Dance*, Praise°+, The Gospel Truth
Reflection on an Election/2016

Sweet Synergy Suite/2015: Sweet Synergy, Delight, Nightfall, Marionette, Song of the Sphinx, Tropic of Capricorn

Charles McPherson (as), Terell Stafford (tp), Jeb Patton (p), Randy Porter (p)*, Yotam Silberstein (g)+, David Wong (b), Billy Drummond (dm), Lorraine Castellanos (voc)°

Enregistré 9 et 10 décembre 2019, Englewood Cliffs, New Jersey

Durée: 1h 07’ 55”

Chazz Mack Music (charlesmcpherson.com)


On doit cet enregistrement de Charles McPherson (né en 1939) –le grand saxophoniste alto au son sans pareil qui apporta tant à la musique de Charles Mingus et plus largement au jazz– à Camille, la fille, danseuse du Ballet de San Diego, CA, qui a inspiré son père pour composer depuis 2015 des suites qui sont le matériel sonore du ballet de Javier Velasco, son directeur. Cette musique, Charles McPherson a pensé l’immortaliser dans ce bel enregistrement. La notice ci-dessus vous explique le contenu et l’année de création des trois suites (Song of Songs, Reflection on an Election, Sweet Synergy Suite) reprises dans les Studios Rudy Van Gelder, avec Maureen Sickler aux manettes, en fin d’année 2019 par Charles McPherson entouré d’un très bel ensemble: Terell Stafford, Jeb Patton, David Wong, Billy Drummond sont parfaits, aussi bien pour le soutien que dans leurs chorus. Du grand jazz parfaitement enregistré! C’est un contenu sans doute condensé par rapport aux suites originales qui servirent d’argument sonore aux ballets, en particulier «Reflection on an Election», à propos de l’élection de 2016 de Donald Trump, une suite à l’origine en trois mouvements («Reflection», «Turmoil», «Hope»), dont il reste ce thème de 6 minutes, un sommet de ce disque!
Petit aparté, on remarque qu’un événement aussi catastrophique que l'élection de Donald Trump peut se traduire chez un artiste par une œuvre de qualité. La conscience politique produit aussi de l’art. C’est sans doute parce que les artistes de jazz n’ont pas vraiment une conscience politique, à ce jour de 2021, de la manipulation dont nous sommes victimes avec le covid, qu’ils n’ont encore presque rien traduit de fort sur ce sujet, à quelques exceptions près (Mathias Rüegg et pas dans le jazz). C’est un sujet d’inquiétude pour le jazz quand il n’est plus capable de s’opposer dans sa manière si particulière, c’est-à-dire en créant du beau et du profond pour répondre à l’horreur.

Revenons au disque: Song of Songs est inspiré de l’Ancien Testament, pas celui de Count Basie (l’orchestre d’avant-guerre), mais la Bible, Volume 1. C’est une série d’impressions, avec des climats qui répondent aux différents tableaux du ballet, qui commence avec l’intervention de Lorraine Castellanos (voc), qui arrive à faire swinguer l’hébreu façon Abbey Lincoln, soutenu en cela par le sax très expressif du leader, pour se terminer sur un «The Gospel Truth» splendide. Jeb Patton y confirme qu’il est un pianiste au drive exceptionnel et Billy Drummond qu’il possède une touche d’une délicatesse et d’une précision rares. On ne peut manquer par moments de retrouver l’esprit de Charles Mingus, mais quoi d’étonnant puisque Charles McPherson a été une composante essentielle de son orchestre (il est présent sur plus de quinze enregistrements du contrebassiste). On pourrait dire la même chose de Johnny Hodges et Duke Ellington.
Johnny Hodges qui est d’ailleurs évoqué comme une réminiscence par Charles McPherson dans son jeu (les glissandos jusqu’à la tonalité baptisée «pronunced scoops» dans le livret) sur «Reflection on an Election», une magnifique composition, comme un film noir de la fin des années 1950 qui finit mal… Le mal est sûr concernant Donald Trump, mais le problème aujourd’hui est que le mal ne finit plus parce qu’après Trump c’est comme pendant et pire qu’avant. Il nous reste cette œuvre, lyrique, où Charles McPherson est prodigieux seulement soutenu par la section rythmique. L’intervention de Jeb Patton y est à nouveau de toute beauté, et cela finit sur une conclusion émouvante de Charles McPherson jusqu’à la fêlure du son. Du grand art.
Avec Sweet Synergy Suite, qui date de 2015, on sent toute la légèreté de cette époque, presque heureuse, qui contraste avec la pesanteur actuelle. On ouvre sur un thème afro-cubain («Sweet Energy»), où Terell Stafford répond au leader que Jeb Patton accompagne par ses accents latins, avec sa musicalité habituelle. «Delight» est une composition où Charles McPherson donne une idée de l’étendue de son talent dans le registre bebop dont il est un maître (il a aussi accompagné Barry Harris). Terell Stafford est tout terrain et l’accompagne sans laisser sa part au chat. «Marionette» confirme cette complicité, et Charles McPherson s’y montre virtuose et véhément dans l’expression, nous rappelant Charles McPherson chez Charles Mingus, donc aucune copie, que du grand, du beau et du toujours nouveau, pour l’éternité. Ce thème a déjà été enregistré par le saxophoniste en 1995. Jeb Patton y est bon, et Billy Drummond prend un petit chorus tout en nuances. Avec «Song of the Sphynx», on change de décor et de gamme (orientale). Le chorus de sax est un délice rythmique, et Jeb Patton apporte dans le sien une ampleur orchestrale avant la contrebasse du bon David Wong. Le final de la suite –et de ce disque– propose un retour à un climat plus afro-cubain avec de belles interventions de Charles, de Terell, de Jeb, et toujours le jeu de caisse claire ou de cymbales de Billy Drummond précis et musical.
Un véritable all stars au service des œuvres de Charles McPherson, brillant instumentiste, compositeur inspiré, un des grands artistes de l’histoire du jazz: que demander de plus? Peut-être une réécoute de l’indispensable «Reflection on an Election», c’est tellement splendide! 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Carl Schlosser / Alain Jean-Marie
We'll Be Together Again

Chelsea Bridge/U.M.M.G., Isfahan, We’ll Be Together Again*, Rain Check, Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith, Little Sheri, Goodbye Pork Pie Hat, Are You Real?, I Remember Clifford, I’ll Remember April*, That’s All
Carl Schlosser (fl, afl, bfl, picfl), Alain Jean-Marie (p)

Enregistré en 2002, Chérisy (28) et en 2003, Vernouillet (78)*

Durée: 48’ 10’’

Camille Productions MS112020 (camille-productions.com/Socadisc)


Du 20 ans d'âge! Une nouvelle fois, Michel Stochitch, en producteur et amateur de jazz avisé, met à disposition du public un enregistrement de qualité resté plusieurs années dans un tiroir; c’était déjà le cas en 2018 de l’album Wash de Philippe Milanta, lequel a d’ailleurs suggéré à Carl Schlosser de soumettre au fondateur de Camille Productions ces bandes inédites de presque deux décennies. Le jazz et l'art se bonifient avec le temps…
Né à Paris le 3 décembre 1963, Carl Schlosser a étudié la flûte traversière pendant une dizaine d’années au Conservatoire de Créteil avant d’intégrer, à l’âge de 15 ans, l’IACP. Il se met alors également, en autodidacte, au saxophone qui deviendra son instrument principal. Il rejoint par la suite le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva (b), puis le groupe Quoi de Neuf Docteur? que le ténor quitte pour des partenaires plus en phase avec son attachement à la tradition, au swing et au blues qui imprègnent son expression: d’abord Jane X (voc) et Fabrice Eulry (p) avec lesquels il fonde le X Trio, puis Claude Bolling dont il intègre le big band en 1989. On le retrouve alors dans les orchestres de Gérard Badini et de Michel Legrand. Parallèlement sideman auprès de Wild Bill Davis (p), Alvin Queen (dm), Spanky Wilson (voc) ou encore Dany Doriz (vib), Carl Schlosser dirige aussi ses propres formations et enregistre un premier disque sous son nom en 1991, au Petit Journal Montparnasse, Back to Live.
En 1995, il abandonne subitement la scène jazz et Paris pour des compagnies de théâtre et de cirque itinérantes, comme il le raconte dans le livret. Installé en Charente-Maritime à partir de 2001, il renoue avec le jazz et reprend contact avec Alain Jean-Marie, rencontré au Petit Opportun à la fin des années 1980, avec lequel l’osmose avait été immédiate. En 2002, Carl Schlosser et Alain Jean-Marie entrent en studio avec une simple liste de morceaux et «quelques idées d’arrangements»: un enregistrement réalisé pour le plaisir de l’échange, sans perspectives précises de commercialisation. Un concert donné à Vernouillet (78) l'année suivante complète pour deux titres cet album qui aura tant attendu avant d’être dévoilé. Entre temps, le truculent ténor, se situant dans la filiation d’Illinois Jacquet, a repris toute sa place sur la scène jazz, que ce soit aux côtés de Rhoda Scott ou en collectif, associé à son alter ego Philippe Chagne, comme avec le Duke Orchestra de Laurent Mignard. Il a également monté son propre studio en Vendée, mettant ses talents d’ingénieur du son au service de ses amis musiciens: Stan Laferrière, Philippe Duchemin et bien d’autres. Une partie de la post-production de cet album y a été réalisée.

Cette conversation en duo, qu’il nous est enfin donné d’écouter, ravissante de spontanéité, passionnante par l'interaction inventive du flûtiste et du pianiste («Ispahan» est une merveille!), révèle une facette plus intimiste de l’excellent Carl Schlosser. C'est une grande idée d'avoir consacré un album entier à un duo flûte-piano. Carl Schlosser y joue de toutes les flûtes. Le choix des thèmes, tous magnifiques, soulignent l’étendue de son registre et de sa culture jazz qui vont de Duke Ellington à Roland Kirk (l’une de ses principales références, comme il le confiait à Jazz Hot en 1992), en passant par Benny Golson, Charles Mingus et les standards. Après une ouverture onirique sur «Chelsea Bridge» (Billy Strayhorn), le dialogue s’engage avec Alain Jean-Marie. Le pianiste, dont on connaît les grandes qualités (cf. Jazz Hot n°681
), reste le grand accompagnateur qu'on sait, mais plus, dans le duo intime, il est simplement un grand artiste qui distille à propos ses éclats sonores et sa poésie («We’ll Be Together Again»). La rêverie se poursuit dans l’univers Ellington-Strayhorn avec «Isfahan», tandis que sur «Rain Check» Alain Jean-Marie imprime des rythmes aux saveurs caribéennes et que Carl Schlosser fait l'oiseau des îles, univers encore évoqué sur «I’ll Remember April». Quand Carl Schlosser convoque le blues sur le «Goodbye Pork Pie Hat» de Charles Mingus, c'est un blues aérien où les accords savants et modernistes d'Alain Jean-Marie apportent un climat d'une originalité rare, s'appropriant totalement un thème qui appartient tellement à son auteur. «Are You Real?» de Benny Golson jouit du même traitement original, conçu comme une petite (2’) introduction joueuse contrastant avec l’émouvant «I Remember Clifford» du même auteur qui suit, où le lyrisme de Carl Schlosser se marie parfaitement avec les accords incisifs du pianiste. La sublime ballade de Roland Kirk, «Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith», dont les deux interprètes livrent une version particulièrement émouvante, sensible, est l’un des grands moments de cet album d’une totale poésie et qui sera pour beaucoup l’occasion de découvrir un flûtiste de jazz de premier plan dont le jeu subtil évoque, par la pureté du son, The Golden Flute ou le «Yesterdays» de Yusef Lateef de 1972 (avec Kenny Barron, Bob Cunningham, Al Heath). We’ll Be Together Again est peut-être une promesse de Gascon pour un prochain live, cette rencontre a déjà 20 ans d'âge, mais c'est une belle inspiration de Camille Productions, il aurait été dommage de priver plus longtemps les amateurs d'un si bel enregistrement!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Joe Farnsworth
Time to Swing

The Good Shepherd, Hesitation, Darn That Dream, Down by the Riverside, One for Jimmy Cobb, Lemuria, Prelude to a Kiss, Monk's Dream, The Star-Crossed Lovers, Time Was
Joe Farnsworth (dm), Wynton Marsalis (tp), Kenny Barron (p), Peter Washington (b)

Enregistré le 17 décembre 2019, New York, NY

Durée: 1h 01’ 42”

Smoke Sessions Records 2006 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


On connaît Joe Farnsworth, cet excellent batteur qui anime un incroyable nombre de disques et de concerts, à New York et en tournée, en Europe en particulier, au sein de all stars plus brillants les uns que les autres. Il fait aujourd’hui partie des meilleurs spécialistes sur son instrument, des meilleures sections rythmiques de ce jazz qu’on qualifie souvent de hard bop en raison de l’énergie qu’il dégage. Il est rare de le voir en tête d’affiche, car il est l’un de ces artistes essentiels, comme Peter Washington qui l’accompagne ici, qui construisent jour après jour le meilleur du jazz en sidemen. Joe Farnsworth, nous l’avons découvert auprès d’Eric Alexander en tournée européenne, avec qui il a enregistré une vingtaine d’albums. Sur disques et en tournée, il a aussi secondé le regretté Harold Mabern, son professeur, ce qui n’est pas surprenant quand on sait les liens qui relient Harold et Eric. On l’a vu également aux côtés de Steve Davis, Benny Golson, Mike leDonne, Cecil Payne, Cedar Walton, Junior Cook, et les labels familiers du batteur se nomment HighNote, Smoke Sessions Records, Criss Cross, Milestone, Smalls Live, Delmark… des labels qui ont mis le jazz de culture au centre de leur politique éditoriale. Autant dire que le titre choisi ici, Time to Swing, est une évidence que renforce l’écoute.
Pour expliquer cet enracinement et cette excellence dans le jazz de Joe Farnsworth, né en 1968, il faut aussi parler de son père qui dirigea un orchestre et de son frère qui fit partie de l’orchestre de Ray Charles. Joe a étudié avec Harold Mabern, Art Taylor et Alan Dawson au William Patterson College (New Jersey, 1990) et a très vite accompagné des musiciens de haut niveau comme Jon Faddis, Jon Hendricks, Annie Ross, George Coleman, Cecil Payne, Benny Green, avant d’intégrer le groupe survolté One for All, avec Eric Alexander, Steve Davis, David Halzetine, Jim Rotondi et, à la basse, Peter Washington, John Weber ou David Williams selon le moment. Il est aussi sideman du légendaire Pharoah Sanders.

Il en est à son quatrième enregistrement personnel en leader depuis 1999 et le Beautiful Friendship chez Criss Cross, relative faiblesse de production conforme à la carrière de tous les grands batteurs du jazz, à quelques exceptions près (Max Roach et Art Blakey par exemple).
Pour cet enregistrement, en dehors de Peter Washington qu’il côtoie depuis de nombreuses années, il s’est fait le plaisir (nous n’en doutons pas) d’inviter deux de ses mentors, Kenny Barron et Wynton Marsalis, artistes à qui Joe voue une admiration sans borne. Il a sagement construit le répertoire autour de ses invités de marque: Wynton, présent sur les quatre premiers thèmes, apporte une brillante composition («Hesitation»), se frotte à un original de Joe Farsworth («The Good Shepherd»), un standard («Darn That Dream») et un spiritual; Kenny Barron, présent sur tous les thèmes, apporte son intense «Lemuria» (un sommet énergétique du disque avec le «Hesitation» de Wynton) et explore deux thèmes de Duke Ellington avec son lyrisme et sa touche latine, un de Thelonious Monk, pour finir sur un standard «Time Was» des plus réussis.Inutile de dire que ça swingue, que c’est de la musique aboutie proche de la perfection, et que le batteur y fait étalage de ses qualités habituelles de sideman (puissance du soutien qui n’empêche pas une musicalité certaine, une souplesse même aux baguettes et une qualité d’écoute appréciable) sans oublier de nous régaler de grands chorus («Lemuria» et «Hesitation»): du jazz de culture par un batteur qui n’oublie jamais la musique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Jazz Party

Jazz Party+, Blackbird Special, 7th Ward Boogaloo**, Raid on the Mingus House Party*, Mboya's Midnight Cocktail**, So New Orleans, Dr. Hardgroove°**, Let Your Mind Be Free, Irish Whiskey Blues, Caribbean Second Line**, Mboya's Midnight Cocktail (instrumental)**
Delfeayo Marsalis (tb, lead), Scott "Frockus" Frock, Andrew "Tiger" Baham, Brice "Doc" Miller, John "Governor" Gray, Michael "Cow-Tippin" Christie (tp), Terrance Taplin, Christopher Butcher, T.J. Norris (tb), Gregory Agid (cl), Khari Allen Lee (as, ss), Amari Ansari (as), Scott Johnson (as, ts), Roderick Paulin (ts, ss), Trevarri Huff-Boone (ts, bs), Roger Lewis (bs), Ryan Hanseler* ou Kyle Roussel (p), Detroit Brooks (g)+, David Pulphus (b), Willie Green* ou Raymond Weber° ou Joseph Dyson, Jr. (dm), Alexey Marti** (perc, cga), Tonya Boyd-Cannon, Karen Livers, Dr. Brice Miller (voc)
Enregistré les 26 février et 20-22 mai 2019, New Orleans, LA
Durée: 57' 38''
Troubadour Jass Records 083119 (dmarsalis.com)

Saluons d'abord dans cet enregistrement le regretté batteur, Raymond Weber, décédé en septembre 2020 après plus de quarante-six ans d'activité à New Orleans avec Henry Butler, Harry Connick Jr., Dr. John, Dirty Dozen, Chermaine Neville, etc. C'est bien sûr à Ascona, et ce n'est pas un hasard sur notre continent, que j'ai eu l'occasion de découvrir en live certains de ces jeunes Néo-Orléanais (Andrew Baham, Terrance Taplin, Gregory Agid, Roderick Paulin, Kyle Roussel, Alexey Marti) ou moins jeunes (Detroit Brooks), tous très doués. On sait que Delfeayo Marsalis a passé des mercredis soirs à le tête du Uptown Jazz Orchestra en résidence au Snug Harbor, à New Orleans. Ce disque est sorti le 7 février 2020 et c'est depuis 2016, le septième de Delfeayo Marsalis en tant que leader.
Tonya Boyd-Cannon est avec Detroit Brooks, la vedette de «Jazz Party», très bluesy sur un tempo médium qui balance bien (sobriété de Joseph Dyson). Il y a de bons riffs et un solo solide et sobre de Delfeayo Marsalis. Tout cela est dans la meilleure tradition. Comme tout gumbo louisianais qui se respecte, on passe sans transition au baryton de Roger Lewis auteur de ce «Blackbird Special» qui sent la parade et le funk comme l'ont fait vivre le Dirty Dozen Brass Band dont il fut cofondateur. C'est juste encore plus massif étant donné l'effectif de ce vigoureux UJO (belle mise en place rythmique). Le jeune Dyson semble plus à l'aise dans le funk. Roger Lewis prend un solo décapant, suivi par une prestation plus sage du leader (bon détaché des notes): très festif. Autre climat avec «7th Ward Boogaloo»: du big band swing puis un solo de trombone de Delfeayo Marsalis dont les quatre notes répétées ne sont pas sans évoquer «St. Louis Blues». S'y mêlent ensuite en collective une clarinette (Agid) et une trompette (Baham?), puis tout l'orchestre. Excellent solo de sax ténor de Roderick Paulin avant celui de Delfeayo Marsalis lancé par un bon break (sa sonorité évoque J.J. Johnson). Dès les premières notes de «Raid on the Mingus House Party», on pense en effet aux orchestrations denses de Charlie Mingus avec ses effets jungle qu'il prit au Duke. D'ailleurs le solo de Gregory Agid nous ramène aussi à Jimmy Hamilton et à Duke, tandis que les sax ténor lorgnent plutôt vers Booker Ervin, une façon de retourner chez Mingus (Khari Lee et Scott Johnson). Solo modal de Ryan Hanseler sur le drumming sec de Willie Green, histoire d'ajouter à la sauce un soupçon coltranien avant une coda en folie. L'ambiance du Snug Harbor nous est proposée dans le langoureux «Mboya's Midnight Cocktail» avec récitatif (Karen Livers). Mboya Marsalis est le frère autiste de Delfeayo. L'orchestre porte l'empreinte de Duke ou de Wynton Marsalis dans sa veine ellingtonienne. Le baryton de Roger Lewis est omniprésent dans le funky «So New Orleans» raconté par Brice Miller avec de courts contre-chants d'abord Andrew Baham (tp), Gregory Agid (cl), Delfeayo Marsalis (tb), puis d'autres. «Dr. Hardgroove» fondé sur des riffs est un hommage au côté funk de Roy Hargrove. Le drumming de Raymond Weber est parfait pour le funk et s'articule bien avec les percussions d'Alexey Marti. Bons solos d'alto (Khari Lee) et trompette (Andrew Baham) dignes du RH Factor. L'orchestration est efficace et le baryton donne du poids. Delfeayo Marsalis amène par un motif simple «Let Your Mind Be Free», autre épisode funk en référence au fameux brass band local, les Soul Rebels. Il y a un «band vocal» bien venu. C'est l'occasion donnée à une suite de solos: lyrique (Roderick Paulin, ts), musclé (T.J. Norris, tp), avec aigus (Scott Frock, tp, petite embouchure d'où un petit son). On retourne à une formulation rythmique ternaire spécifiquement jazz, c'est à dire avec swing, dans le «Irish Whiskey Blues» de Scott Johnson qui est l'auteur du solo véhément de sax ténor. Bonne occasion de percevoir ce qui sépare le funk et le jazz. Retour au monde du brass band funky avec «Caribbean Second Line» de James Andrews dans lequel Alexey Marti peut donner un maximum. C'est une musique joyeuse à base de riffs. On y entend une bonne alternative de sax alto (Khari Lee et Amari Ansari), puis une alternative à trois trombones (Terrance Taplin, T.J. Norris, Christopher Butcher). L'album se conclut par le lancinant «Mboya's Midnight Cocktail», sans récitatif, typiquement ternaire (swing) avec un traitement du son faisant appel aux inflexions, wa-wa, growl, bref à la définition même du jazz. On pense à Duke Ellington et Wynton Marsalis.
L'album est dans sa globalité très plaisant. Comme l'écrit Delfeayo Marsalis dans le livret: «Today, there is a great range of music categorized as Jazz, all of which contains improvisation, but not necessarily swing and/or blues expression (aujourd'hui, il y a une grande variété de musique classée dans la catégorie Jazz, toutes contiennent de l'improvisation, mais pas nécessairement le swing et/ou l'expressivité blues)». Il ajoute: «The term improvised music is less sexy and does not have the same pedigree as Jazz, yet it is perhaps a more accurate description for those musings not steeped in swing, blues, funk, gospel or any direct branch of these authentic American dance styles (le terme musique improvisée est moins sexy et n'a pas le même pédigrée que le jazz, mais c'est peut-être une description plus précise de ces ambitions qui ne sont pas imprégnées de swing, de blues, de funk, de gospel ou de toute branche directe de ces styles de danse américains authentiques)». La distinction entre jazz et «musiques improvisées» est la moindre des choses dans la gabegie actuelle. Mais Delfeayo Marsalis met aussi le doigt sur une nuance. Soit, pour la communauté néo-orléanaise en tout cas, des musiques sont une parce que nées d'une même culture. Soit, musicologiquement, une culture a donné naissance à des musiques liées entre-elles mais qui ont une autonomie historique et technique, auquel cas jazz et funk ne font pas un. On remarque que Delfeayo Marsalis ne nomme pas le ragtime dans sa liste (un art mort?). Ici, c'est le traitement des sons ancrés dans la tradition louisianaise du blues et du gospel qui relie les ingrédients de ce gumbo musical. Rythmiquement, Delfeayo Marsalis a privilégié le funk sur le swing. Cet album est d'ailleurs pédagogique, car il doit permettre de sentir à son écoute que tout ce qui est rythmique n'est pas forcement swing. C'est une position esthétique qu'il justifie ainsi: «Jazz performance should always incorporate elements unique to its generation that reflect a contemporary worldview (la prestation jazz devrait toujours intégrer des éléments propres à sa génération qui reflètent une vision contemporaine du monde).» Et indiscutablement depuis la fin des années 1960, avec le Dirty Dozen, le ReBirth, les Soul Rebels et autres formations de parade, New Orleans bouge, danse et vit surtout au rythme funk.
C'est donc un très bon disque de funk louisianais avec une participation du swing.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Eddie Henderson
Shuffle and Deal

Shuffle and Deal, Flight Path, Over the Rainbow, By Any Means, Cook's Bay, It Might as Well Be Spring, Boom, God Bless the Child, Burnin', Smile
Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), Kenny Barron (p), Gerald Cannon (b), Mike Clark (dm)

Enregistré le 5 décembre 2019, New York, NY

Durée: 58’ 57”

Smoke Sessions Records 2005 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Du jazz straight ahead, direct et sans concession, c’est ce qu’il y a de mieux dans cette période de néant pour retrouver des fondamentaux qui nous rappellent qu’il y a peu, encore le 5 décembre 2019, un all stars du jazz d’un niveau exceptionnel comme celui d’Eddie Henderson pouvait librement créer une musique libre et enracinée et, bien entendu, se produire sur scène devant un public libre de préférer, très rationnellement, ce message artistique du Dr. Eddie Henderson à celui d’aujourd’hui, quotidien et obsessionnel, des Dr. Mabuse et Knock de la planète et des pouvoirs qui les instrumentalisent. Rappelons qu’Eddie Henderson qui faisait la couverture de Jazz Hot n°678 est docteur en psychiatrie, une spécialité plus utile que les vaccins dans le monde que nous vivons. Quand on réunit Eddie Henderson, Donald Harrison, Kenny Barron, Gerald Cannon et Mike Clark, difficile d’être déçu par le résultat. Eddie Henderson est un habitué de ces quintets all stars, en particulier pour ce même label: nous avions chroniqué son Collective Portrait (2014) avec Gary Bartz, George Cables, Doug Weiss et Carl Allen (Jazz Hot n°678).
En 2017, il avait réitéré, toujours pour Smoke Sessions Records, avec Be Cool, un premier volume en quelque sorte de ce Shuffle and Deal, réunissant sensiblement la même formation, Essiet Essiet remplaçant en 2017 Gerald Cannon (b). Nous n’avons pas reçu ce disque et donc pas chroniqué, on le regrette; les disques de ce niveau sont rares. Les extraits qu’on a pu en voir et écouter sur internet, proposent une musique exceptionnelle dans le même esprit.
Constance, esprit, imagination, expression, blues, maturité, tout concourt à faire de ces enregistrements les dignes héritiers des productions Pablo de Norman Granz des années 1970-80: le jazz de culture. Il y a en effet une forme de liberté, sans doute aussi permise par les responsables de ce label, pour nous donner à écouter Eddie Henderson, Donald Harrison et Kenny Barron aussi naturels dans une heure de splendide musique jazz, de ce jazz de culture qui n’a pas besoin de justifier le blues, le swing dont il est pétri, d’une beauté profonde et éternelle.
Le répertoire alterne l’original d’Eddie Henderson en ouverture qui donne le titre de l’album, un vrai shuffle emballant pour lancer cette heure de musique, cette respiration «ferroviaire» du swing que Mingus et Blakey parmi d’autres ont employée avec maestria. Eddie Henderson nous régale sur le tempo fermement assuré par l’excellent Mike Clark.
Le brillant Kenny Barron (cf. Jazz Hot n°575) apporte deux belles compositions : «Flight Path», tendue et au drive incandescent, avec de savoureux chorus d’Eddie, de Donald et Kenny, et «Cook’s Bay» à la pulsation latine, comme il en a l’habitude, léger comme le souffle du zéphyr. Que dire encore de Kenny Barron dont chaque note est investie de toute sa conviction et de son engagement musical. Donald Harrison (cf. Jazz Hot n°644) propose «Burnin’» où il se lance dans un chorus aérien et enflammé, un autre grand moment de ce disque, d’autant que Kenny Barron et Eddie Henderson attisent le feu avec des chorus intenses. Il y a deux compositions de la famille Henderson: de la fille, Cava Menzies, qui prolonge dans sa vie multi-artististique l’excellence familiale depuis les parents d’Eddie et d’Eddie lui-même; de son épouse, Natsuko, qui contribue régulièrement en compositrice aux disques de son trompettiste préféré. Il y a le «God Bless the Child» de Billie Holiday, autre grand moment d’émotion, où la sonorité avec fêlure du son d’Eddie Henderson, et ses petits doublements de tempo, alternent avec les réponses parkériennes de Donald Harrison. La section rythmique avec un Gerald Clayton toujours aussi essentiel, précis et efficace, offre à Kenny Barron son moment avant que Donald Harrison revienne plus grave (son) pour une seconde intervention, la conclusion revenant au leader, qui exploite tous les ressorts de l’expression pour accentuer la couleur blues. Il y a encore trois standards, la matière éternelle du jazz quand on a la chance d’avoir des artistes aussi extraordinaires que Kenny, Donald et Eddie pour les régénérer: Le «Smile» (Chaplin) terminal est à pleurer d’émotion, avec une manière-sonorité très cirque, claironnante juste ce qu’il faut, sans perdre le grain de son d’Eddie Henderson, d’une grande poésie, pour évoquer l’auteur qui aimait tant les clowns, et grâce à un splendide décalage harmonique de Kenny Barron, plus génial que jamais dans le dialogue/duo. 
Vous l’avez compris, tant qu’il y aura des artistes d’une telle hauteur, tant qu’il y aura du jazz de cette urgence et tant qu'il y aura des hommes pour paraphraser le titre du film –sous entendu du courage– rien n’est totalement perdu… 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Georgia Mancio / Alan Broadbent
Quiet Is the Star

I Can See You Passing By, When You’re Gone From Me, Let Me Whisper to You Heart, Tell The River, All My Life, If I Think of You, Night After Night, If My Heart Should Love Again, Quiet Is the Star
Georgia Mancio (voc), Alan Broadbent (p)
Enregistré en 2019 et 2020, Londres
Durée: 40’ 10’’
Roomspin Records 2020 (georgiamancio.com)

Après Songook (2015-16, Roomspin Records), c’est le second album de la chanteuse et productrice britannique Georgia Mancio et du pianiste, compositeur et arrangeur néo-zélandais Alan Broadbent. Originaire de Londres, avec des parents venus d’Italie, Georgia Mancio étudie la flûte dans ses jeunes années, mais l’enseignement académique ne lui convient guère, d’autant qu’elle veut avant tout chanter. Ces grands-parents paternels, tous deux pianistes classiques, lui conseillent cependant d’attendre que sa voix arrive à maturité. Georgia ne commence ainsi à chanter qu’à partir de 19 ans, inspirée par Betty Carter, Anita O’Day, Lambert, Hendrick & Ross, Louis Armstrong ou encore Carmen McRae. Après seulement cinq semaines, elle abandonne l’université, voyage, puis devient serveuse au Ronnie Scott qui devient son école du jazz et du chant. Elle prend le temps ainsi d’apprendre le «métier» et de recueillir l’expérience des musiciens de passage. Georgia devient professionnelle à 28 ans, en 2000. Trois ans plus tard, elle se produit avec Bobby McFerrin au London Jazz Festival et sort son premier album, Peaceful Place, sur son label Roomspin Records. En 2006, elle effectue une tournée en Belgique avec Sheila Jordan et David Linx. Six autres disques suivront entre 2007 et 2019, notamment en collaboration avec ses compatriotes Nigel Price (g) et Kate Williams (p). Pleine de ressources, Georgia Mancio a même lancé son propre festival en 2010, ReVoice, qui se tient au Pizza Express de Londres où elle a déjà accueilli Gregory Porter, Karin Krog, Kevin Mahogany et Tina May.
Né en 1947 à Auckland, Alan Broadbent est un musicien capé, à la tête d’une discographie éloquante (plus d'une centaine de collaborations en sideman) qui témoigne de multiples et prestigieuses collaborations, fruit d’un parcours commencé à 19 ans, quand, à la faveur d’une bourse, il part étudier au Berklee College of Music de Boston, MA. Trois ans plus tard, il rejoint l’orchestre de Woody Herman (1913-1987) comme pianiste et arrangeur. En 1972, il s’installe à Los Angeles où il travaille avec Irene Kral (voc, 1932-1978), de même qu’avec les compositeurs Nelson Riddle (1921-1985), David Rose (1910-1990) et Johnny Mandel (1925-2020). Par la suite, il entame une série de collaborations suivies avec Charlie Haden (1937-2014), Natalie Cole (1950-2015), Scott Hamilton et Diana Krall dont il est l’actuel directeur musical, sans compter les nombreux enregistrements en sideman avec, entre autres, Shirley Horn, Charles McPherson, Toots Thielamans, Lee Konitz, Diane Schuur, Sheila Jordan, etc. La liste est longue et s’étend au-delà du jazz. Quant à son activité en leader, immortalisée par une bonne trentaine de disques depuis 1980, elle est des plus consistantes en solo, duo, trio, plus rarement en quartet et également des enregistrements avec le NDR Big Band et le London Metropolitan Orchestra dans les années 2010.
C’est en 2012 que Georgia Mancio prend contact avec Alan Broadbent dont elle admire le travail avec Irene Kral. Après quelques concerts en duo,
la chanteuse  propose d’écrire des paroles sur l’un de ses thèmes, «The Last Goodbye», qui constituera la première pièce de l’album Songbook exclusivement constitué d’originaux mis en paroles par Georgia Mancio. Quiet Is the Star est le prolongement de cette première expérience qui, cette fois, se passe de soutien rythmique. Un duo piano-voix donc, ce qui accentue encore la dimension intimiste de la rencontre. L’échange est sobre et raffiné. Aucune minauderie à déplorer du côté de Georgia dont la belle voix claire s’exprime dans l’esprit du jazz. L’osmose avec le beau jeu perlé d’Alan Broadbent, teinté parfois de jolies nuances de blues («When You’re Gone From Me») est remarquable. L’autre atout de cet album est la qualité des compositions qu’on pourrait penser tirées de l’American Songbook. «If My Heart Should Love Again» mériterait tout particulièrement d’intégrer le grand répertoire du jazz. A ce propos, 33 chansons signées du duo ont fait l’objet d’une édition publiée en même temps que le disque, proposant partitions et paroles. L’auteur de la musique, Alan Broadbent, va fêter ses 74 ans le 23 avril 2021, profitons de cette chronique pour lui souhaiter un bon anniversaire, de longues et belles années d’ouvrage de la même eau que cet enregistrement.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Eric Reed
For Such a Time as This

Paradox Peace, Western Rebellion*, Thelonigus*, Stella by Starlight, It's You or No One, Walltz*, Bebophobia*, Come Sunday, We Shall Overcome, Make Me Better°, The Break, Hymn of Faith
Eric Reed (p), Chris Lewis (ts, ss)*, Alex Boneham (b), Kevin Kanner (dm), Henry Jackson (voc)°

Enregistré les 29-30 juin 2020, Glendale, CA

Durée: 56’ 08”

Smoke Sessions Records 2008 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)


Eric Reed fêtait ses 50 ans avec cet enregistrement, puisqu’il est né le 21 juin 1970. Le titre (Pour un temps comme celui-là) indique qu’il n’y a pas la légèreté d’un anniversaire dans ce disque. Eric est un enfant de Philadelphie, un de plus, ville qui a payé un lourd tribut en 2020. Fils de prêcheur, il exerça son talent de pianiste dans le cadre de l’église paternelle dès l’âge de 5 ans, on ne s’étonne donc pas de le retrouver ici, sur un thème, en compagnie d’Henry Jackson, l’un des chanteurs de gospel qui a bercé sa jeunesse, pour commémorer cette année difficile pour le jazz par un «Make Me Better» qui ressemble à une prière, ce qu’il explique dans le livret. Inutile de dire qu’Eric Reed excelle dans ce registre expressif avec lequel il est né. Le «Come Sunday» comme le «We Shall Overcome» et l’«Hymn of Faith» qui est plus un vœu pieu qu’une réalité, sont de la même veine… Eric Reed est dans son élément, il possède tous les codes de cette expression à caractère religieux à la manière afro-américaine.
Sa «Walltz» dédiée à Wallace Roney, un des enfants de Philadelphie décédé en 2020, confirme une partie de l’esprit qui anime cet enregistrement. «Paradox Peace» qui ouvre le disque est aussi de cette veine très réflexive sur ce temps, comme le traitement de «Stella by Starlight» en piano solo.

C’est aussi un enregistrement (l’autre face) loin du Smoke et de New York, à Glendale en Californie où il s’est fixé qu’Eric Reed propose en compagnie de son trio local avec de jeunes musiciens, un bassiste originaire de Sydney en Australie, Alex Boneham, et un batteur local, Kevin Kanner, qui a déjà une carrière bien remplie (Bill Holman, Bud Shank, The Clayton Brothers, John Pizzarelli…).
Dans cette partie du disque, on retrouve Eric Reed, pianiste de jazz pour une série de thèmes bien enlevés comme «Western Rebellion», «Thelonigus» dédié à Monk et Mingus, «The Break», «Bebophobia». Notons également la présence de Chris Lewis au saxophone, un autre transfuge de la Côte Est, un beau son au ténor et au soprano.
C’est donc un album tiraillé entre deux climats, où tout est bien exprimé, mais qui manque quelque peu de cohérence a moins qu'Eric Reed ait voulu opposer ces deux atmosphères. C'est peut-être une impression personnelle, mais on a un peu de mal à rentrer dans le monde du pianiste en passant d’une à l’autre.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Stochelo Rosenberg & Jermaine Landsberger
Gypsy Today

September Song, Made for Isaac, Double Jeu, Double Scotch, Ballade pour Didier°+, Gypsy Today°+, Memories of Bridget°, Anouman°, Poinciana, The Bebop Gypsy*°+, Seresta
Stochelo Rosenberg (g), Jermaine Landsberger (p, arr), Scheneman Krause (g*), Joël Locher° ou Darryl Hall (b), Sebastiaan de Krom° ou André Ceccarelli (dm), Didier Lockwood (vln)+
Enregistré en été 2015, Fürth, Allemagne et le 21 janvier 2020, Meudon (78)
Durée: 47'30''
GLM EC 588-2 (glm.de)


Ah, Stochelo Rosenberg! C'est la bouée de sauvetage du chroniqueur de jazz désespérément perdu et fatigué dans les manifestations touristiques de masse prétendues jazz du
XXIe siècle! Le seul énoncé de son nom rassure car le swing sera au rendez-vous et avec quelle virtuosité à la clé! Stochelo cherche à justifier son projet, Gypsy Today (gitan aujourd'hui) en précisant dans ses notes: «I am not a modern Jazz guitarist, I grew up with the Reinhardt school and with this particular project, I still think more in the spirit of the late Django in 1953 (je ne suis pas un guitariste de jazz moderne, j'ai grandi dans l'école Reinhardt et je pense, dans ce projet particulier, être plus encore dans l'esprit du regretté Django de 1953)». Issu d'une famille sinté, communément appelée en France «manouche», Jean «Django» Reinhardt (1910-1953) est le fondateur de la première variante du jazz. En effet, nous savons depuis 1934 que la façon de jouer jazz est la réunion du facteur mieux-disant rythmique, le swing, avec un facteur expressif hot issu des voix du blues. Et les premiers spécialistes compétents ont eu une hésitation aux premières écoutes de Django car il a substitué au second facteur, l'expressivité «manouche» (exonymes: gitane, tzigane). Comme quoi le jazz n'évolue pas selon un seul boulevard convenu des premiers grognements préhistoriques à l'atonalisme des snobs du XXe siècle, mais en toile d'araignée autour du facteur swing. Dès lors le genre Django n'est ni ancien, ni moderne, il est intemporel. Il a ses principes, rythmique (swing) et expressif (tzigane), pour traiter n'importe quel morceau musical avec la plus value de l'improvisation, non essentielle. Ici les tremplins sont surtout signés Reinhardt, Rosenberg et Landsberger. Culturellement, les protagonistes appartiennent à la communauté des Sinti, l'un né en Hollande, Stochelo Rosenberg (1968), l'autre en Allemagne, Jermaine Landsberger (1973). Jouant ensemble depuis cinq ans avant l'émergence de ce projet, c'est Stochelo qui a souhaité y impliquer Didier Lockwood en 2015. Le violoniste virtuose étant décédé le 18 février 2018, Stochelo et Jermaine ont temporisé avant de le compléter en janvier 2020.
L'album commence par un standard, «September Song» de Kurt Weill (1938), joué en tempo moins lent que celui adopté par l'hyperexpressif hot, Sidney Bechet. Lancé par André Ceccarelli sur un tempo medium propice au swing, il est exposé avec sobriété par Stochelo, mais avec un vibrato en fin de phrase pour marquer l'appartenance à la filière Django. C'est la seule vraie référence à l'illustre maître, ce qui a poussé Stochelo à se justifier. Son solo est virtuose, puis celui de Landsberger est dans le même esprit. Une alternative bien venue entre Darryl Hall et André Ceccarelli débouche ensuite sur la coda bien menée par le guitariste. Le thème «Made for Isaac» signé Stochelo Rosenberg est de caractère dansant. C'est très plaisant, un peu comme si Django s'inspirait de Wes Montgomery (les passages en accords). Or, nous ne savons pas où le génie de Django serait allé, emporté qu'il fut, en pleine évolution expressive. Par ailleurs, des guitaristes américains de jazz ont incorporé une touche Reinhardt (Al Casey, etc.) et Christian Escoudé tout comme Babik et David Reinhardt ont américanisé leur tradition. Donc si Stochelo s'écarte du Django documenté, il ne trahit ni les Reinhardt ni le jazz puisqu'il swingue. Cette fusion-là n'est pas contre nature et a des antécédents. Wes veille encore sur Stochelo dans d'autres originaux signés Rosenberg («Double Jeu»…) ainsi que dans ces remarquables versions d'«Anouman» de Django et de «Poinciana» de Nat Simon (1900-1979). Darryl Hall et André Ceccarelli impriment un feeling rythmique néo-orléanais (boogaloo) à «Double Scotch» de Reinhardt (bonnes alternatives guitare-piano, basse-drums). Les prestations de Didier Lockwood dans des compositions de Landsberger, «Ballade pour Didier» (lyrique, fond de synthétiseur pas gênant), «Gypsy Today» (bop sur tempo vif, bon swing!) et «The Bebop Gypsy» (exposé à l'unisson violon-guitare, bon swing!) sont bien sûr de beaux moments de musique. Dans son étourdissante intervention sur «Gypsy Today», Stochelo vaut largement les Kenny Burrell, Grant Green et Wes Montgomery, trois artistes dont Hugues Panassié disait le plus grand bien. Joël Locher et Sebastiaan de Krom y sont parfaits. Belle introduction evansienne de Landsberger à «Memories of Bridget», superbe ballade exprimée avec une musicalité inouïe par Stochelo. Nous apprécions la sobriété de Jermaine Landsberger, si rare de nos jours chez les pianistes. Stochelo Rosenberg, en duo avec Landsberger, a un phrasé qui, judicieusement, danse dans «Seresta» de l'inimitable clarinettiste Paquito D'Rivera (interprété avec Dizzy en 1989 à Londres).
Oui, ce disque nous montre un Stochelo Rosenberg sous un angle un peu différent, plus «américain», mais c'est, comme toujours, l'œuvre d'un musicien hors norme et d'un swingman. Stochelo Rosenberg brille à jamais dans les étoiles de la guitare.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ignasi Terraza / Randy Greer
Around the Christmas Tree

Christmas Time in Barcelona, No More Lockdown, All the Blues You Brought to Me, The Secret of Christmas, Freshly Squeezed, Don't Let Your Eyes Go Shopping for Your Heart, Fum, Fum, Fum, Waltzing Around the Christmas Tree, Let It Snow, What Are You Doing New Year's Eve, Let's Make Everyday a Christmas Day, Cole for Christmas, Be-Bop Santa Claus-Jingle Bells
Randy Greer (voc), Ignasi Terraza (p), Horacio Fumero (b), Josep Traver (g), Esteve Pi (dm), Yonder de Jesús (perc), Andrea Motis (voc), MG (voc)

Enregistré les 7 décembre 2019 et 10 août 2020, Barcelone (Espagne)

Durée: 41’ 22”

Swit Records 31 (www.switrecords.com)


La réunion de deux talents, Randy Greer et Ignasi Terraza, qui font les belles nuits du jazz à Barcelone depuis de nombreuses années, est un rayon de lune dans la grisaille de cette période de réclusion, d’autant que le thème retenu, et enregistré en 2019 et 2020, porte sur Noël, une permanence dans l’histoire du jazz, et que c’est un thème qui appelle plutôt l’allégresse… Cela dit, les artistes ne sont pas de plomb, et le deuxième thème intitulé «No More Lockdown», très dynamique, avec l’apport d’Andrea Motis (voc), est clairement un hymne de protestation contre ce que nous vivons depuis un an. L’autre originalité, c’est que sur cette thématique, Ignasi a composé sept des treize titres, et ce ne sont pas les moins intéressants: L’ouverture sur «Christmas Time in Barcelona» est très réussie. Nous avons déjà parlé de «No More Lockdown», et le «All the Blues You Brought to Me» avec un grand Randy Greer entre Nat King Cole et le Ray Charles des débuts, un petit grain dans la voix, est un vrai plaisir.
C’est un autre plaisir de retrouver Randy Greer dans cette configuration; sa complicité et sa compatibilité avec Ignasi Terraza sont l’élément-clé de cet album. Le pianiste confirme à chaque enregistrement son talent de soliste et d’accompagnateur, tant il est pénétré de son expression jazz. Ignasi est une incarnation du jazz en Europe dans ce qu’il a de plus réussi. Ici avec son habituel trio, augmenté de manière très intelligente par un bon guitariste, Josep Traver, en référence à Nat King Cole, d’un percussionniste, Yonder de Jesús, qui apportent plus de volume et de souplesse à la section rythmique, Ignasi Terraza développe un contrepoint essentiel à la voix de Randy Greer 
(bonne diction). L’invitée Andrea Motis, présente sur deux thèmes, chante très bien notamment sur le thème «Waltzing Around the Christmas Tree», une composition d’Ignasi Terraza, qui n’aurait pas dépareillé à Broadway de la grande époque.
Randy Greer se délecte (nous aussi) sur son interprétation de l’inévitable «Let It Snow», qu’il réussit à personnaliser avec la complicité d’Ignasi, dont le swing et le toucher font aussi merveille sur le standard de Frank Loesser «What Are You Doing New Year's Eve» où Randy Greer, dans l’esprit Nat King Cole, est au sommet de son art, et avec autant de talent vocal qu’un Harry Connick. Il possède un splendide phrasé jazz, une sorte de perfection sur les standards («Let's Make Everyday a Christmas Day»). Dans ce registre du jazz, l’apport de la guitare sur le plan rythmique, comme Count Basie et après lui Nat King Cole et Oscar Peterson l’ont remarqué, est déterminant. Le percussionniste est un autre élément de ce dynamisme rythmique. Le petersonien (en dépit du titre) «Cole for Christmas», une composition sur tempo rapide d’Ignasi, est une belle récréation sans voix.
En conclusion, deux voix, féminine et masculine, non identifiées par le livret (MG, mais on soupçonne que le M=Motis et G=Greer) sur les inusables «Santa Claus/Jingle Bells» apportent une conclusion de bonne humeur dans un moment qui en a vraiment besoin… Ignasi Terraza et Randy Greer sont peut-être la seule manière sensée de croire encore au Père Noël toute l’année. Dans la situation irréelle de 2020-2021, le Père Noël n’est certainement pas plus surréaliste que les décisions de nos dirigeants politiques, et il est, sans doute aucun, moins nuisible.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Romane & Daniel-John Martin
Rendez-vous

Retour à Montmartre, La Danse de Chopin, Another You, Rendez-vous, Cher Rocky, Martinique, Le Bandit Manchot, Rue des Abbesses, For Didier, La Sausse, Wiz Kid, Quatuor Nuages* (bonus track)
Daniel-John Martin (vln), Romane, Julien Cattiaux (g), Michel Rosciglione (b) + String Quartet (D.J. Martin, P. Tillemane, vln, J. Ladet, vla, J. Gratius, cello)*
Enregistré les 5-6 Mars 2018, Paris
Durée: 45'02''

Douze titres. Dix compositions de Daniel-John Martin, une de Didier Lockwood et une de Django Reinhardt. Force est de constater que la musique de Django et Stéphane Grappelli a, en comparaison à d'autres approches du jazz, une incroyable capacité à survivre. Dans les propositions de programme des festivals prétendus de jazz en ce déstructurant XXIe siècle, nous sommes un certain nombre à y reprendre vie grâce au concert dit «manouche». Au moins, c'est la garantie d'une bouffée de swing. Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du genre: swing («La Danse de Chopin»), élégance expressive grappellienne («Another You»). Ces compositions de Daniel-John Martin sont de bons tremplins à l'évocation du tandem de légende, immortel. Ce n'est pas une question de gènes. Le violoniste est «né en Angleterre, vivant en France après avoir passé toute son enfance en Afrique» (dixit Jean-Michel Proust). Il a tout simplement parfaitement assimilé une culture. On peut en dire autant de Romane, alias Patrick Leguidcoq, qui n'est pas gitan de naissance mais dont on sait à quel degré il s'est approprié l'art de Django. Martin a un beau sens mélodique comme sa composition «Rendez-vous» le démontre. C'est une affaire de famille aussi. «Cher Rocky» est dédié à Rocky Gresset, «La Sausse» au bien regretté Patrick Saussois (beau thème mélancolique). Romane fait chanter la guitare avec élégance et sensibilité, dans la jolie valse «Rue des Abbesses». L'appel-réponse entre Romane et, en pizzicato, Martin qui siffle aussi, y est bien venu. Il y a un côté Anton Karas dans l'excellent début de solo de Romane dans «Martinique» qui comme le titre l'indique est le côté soleil du cahier des charges de tout disque actuel de jazz. Ce thème signé Didier Lockwood est bien géré dans ce style par Daniel-John Martin. Les 2’32” de «For Didier» sont consacrées à un swing implacable. Très marqués par Django, «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid» permettent à tous, et notamment à la rythmique, de swinguer avec détermination. Les lignes de basse de Michel Rosciglione sortent bien, avec une belle sonorité ronde. Rosciglione prend des solos bien menés dans «Martinique», «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid». La bonus track est particulière puisque c'est un très bon arrangement de Daniel-John Martin conçu en 2000 pour quatuor à cordes classique de la plus célèbre composition de Django, «Nuages», sur laquelle Daniel-John et Romane amènent la touche jazz et l'esprit Django-Grappelli. En résumé, un très bon disque que ne trahit pas ce qu'il est censé célébrer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Peter Leitch New Life Orchestra
New Life

CD1: Mood For Max, Portrait of Sylvia, Sorta-Kinda, Monk's Circle, 'Round Midnight, Penumbra, Brilliant Blue-Twilight Blue, Fulton Street Suite
CD2: Exhilaration, Elevanses, Clifford Jordan, Ballad For Charles Davis, The Minister's Son, Spring Is Here, Back Story, Tutwiler 2001, The Long Walk On

Peter Leitch (comp, arr, dir) New Life Orchestra: Duane Eubanks (tp), Bill Mobley (tp, flh), Tim Harrison (fl), Steve Wilson (as, ss), Dave Pietro (as, ss), Jed Levy (ts, fl, afl), Carl Maraghi (bar, bcl), Matt Haviland (tb), Max Seigel (btb), Phil Robson (eg), Chad Coe (acg), Peter Zak (p), Dennis James (b), Yoshi Waki (b), Joe Strasser (dm)

Enregistré les 17-18 janvier 2020, Mount Vernon, NY

Durée: 58’ 02” + 1h 05’ 17”

Jazz House 7006/7007 (www.peterleitch.com)


Peter Leitch est un guitariste d’origine canadienne, né en 1944 à Montréal, qui a déjà une longue et brillante carrière. Dans les années 1970, il a accompagné des musiciens américains de passage, surtout à Toronto, comme Sadik Hakim (1973), Milt Jackson, Red Norvo, Al Grey et Jimmy Forrest (1980), et les musiciens canadiens de talent comme Kenny Wheeler (1930-2014) ou Oscar Peterson avec lequel il a enregistré (Personnal Touch, 1980). Il s’installe à New York au début des années 1980, et devient un vrai New-Yorkais, un de ces musiciens de jazz qui font collectivement le cadre, l’intensité et le son de New York et qui font partie de la vie quotidienne des clubs et du jazz. Il a ainsi côtoyé énormément de musiciens de jazz et enregistré notamment avec Woody Shaw (1987), Jaki Byard (1991 et 2000), Renee Rosnes (1994), Gary Bartz (2001), pour n’en citer que quelques-uns. Il possède une respectable discographie en leader pour les labels Concord, Criss Cross, Reservoir et, dans les années 2000, le label Jazz House sur lequel est produit cet enregistrement de 2 CDs, «comme deux sets dans un club», précise-t-il. C’est d’ailleurs dans le Club 75 au sud de Manhattan, où il avait ses habitudes, qu’il a présenté en 2018 cette grande formation (quatorze musiciens), un club aujourd’hui disparu au grand regret de Peter Leitch.

Le titre New Life, comme le nom de l’orchestre (New Life Orchestra), fait référence à la biographie de Peter Leitch, brutalement marquée en 2012 par un cancer d’une gravité extrême qui ne lui laissait que peu d’espoir. Aujourd’hui, et bien qu’il ne puisse plus jouer de guitare, il doit sa survie à un bon docteur, un de ceux qui soignent, d’avant 2020, Maxim Kreditor, auquel il dédie le premier thème de cet enregistrement («Mood for Max»). Il a ainsi trouvé une nouvelle vie d’arrangeur et de compositeur, et, dans la compagnie des musiciens qui l’ont côtoyé tout au long de ces années, une véritable énergie vitale pour réunir cet orchestre, le faire jouer en club et l’enregistrer. On n’ose pas réfléchir à ce qu’il se passe depuis mars 2020 pour Peter Leitch, mais on espère que la sortie de ce disque mobilise suffisamment son attention. Et de fait, c’est un bel enregistrement d’une musique de jazz dans la tradition moderne, qui s’appuie sur des arrangements originaux, sur les quatorze compositions de Peter Leitch qui possèdent un vrai charme, une poésie («Penumbra») et cette énergie propre à New York («Fulton Street Suite», «Exhilaration»). Il y a une composition de Monk («’Round Midnight»), une de Jed Levy
, le ténor, dédiée au pianiste John Hicks («The Minister's Son») et un standard («Spring Is Here»). Certaines compositions font directement référence à des musiciens qui ont inspiré Peter Leitch, comme «Monk’s Circle», «Clifford Jordan», «Ballad for Charles Davis» et d’autres à son environnement comme «Mood for Max» (son médecin), «Portrait of Sylvia» (son épouse Sylvia Levine).
Pour servir cette musique, Peter Leitch a eu le goût sûr du musicien de New York: on retrouve entre autres les confirmés Duane Eubanks, Bill Mobley, Steve Wilson, Jed Levy, Peter Zak et ceux qui sont moins connus n’en sont pas moins talentueux. L’orchestre est particulièrement soudé (deux ans de travail régulier) et dynamique. Les interventions pour les chorus sont parfaitement fondus dans des arrangements brillants. Peter Leitch a mis dans ce disque énormément de lui, comme cela arrive quand on a survécu à une épreuve difficile. Il y a beaucoup «d’atmosphère», de spiritualité dans ce disque, et les musiciens se sont eux-mêmes livrés avec conviction. Comme il le dit dans le livret, le blues est le fond du jazz, et il en livre deux de son cru: «Back Story», très profond, et un final en liberté sur «The Long Walk Home», de plus de 11 minutes, le moment le plus hot du disque: excellent!
On regrettera pour Peter Leitch cette inhumaine interruption, après la parenthèse d’une grave maladie, que l’ordre nouveau mondialisé impose à son expression, à son environnement, car pour lui, ce temps et ce moment sont précieux, c’est sa vie, son art. Si Dr. Max a fait des miracles pour Peter, on ne peut pas en dire autant des Dr. Strangelove (Dr. Folamour en français) qui gouvernent le monde et dont les ordonnances sont en train de tuer, et pas seulement la créativité, le jazz et ses clubs, mais aussi les artistes et au sens propre parfois quand ils ne vivent que pour leur musique: c’est le cas des musiciens âgés ou de Mr. Peter Leitch qui ont besoin de côtoyer leurs semblables et de partager le jazz et son esprit qui ont guidé toute leur vie.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Alexandre Cavaliere
Manouche moderne

M. (pour M. Bonetti), Norma, Pour Vladimir, Barbizon Blues, Ritary, L’air ne fait pas la chanson, Vincent, J. (pour Jean-Louis Rassinfosse), Made in France, Before You Go, Affirmation, Improvisation n°2
Alexandre Cavaliere (vln), Manu Bonetti, Fred Guédon (g), Vincent Bruyninckx (p), Jean-Louis Rassinfosse (b)

Enregistré en 2018, Beersel (Belgique)

Durée: 59’ 42’’
Homerecords.be 4446218 (homerecords.be)


A 35 ans, Alexandre Cavaliere en aligne déjà près de 25 de carrière. Originaire de Mons, non loin de la frontière franco-belge et de Liberchies, ce village wallon qui vit naître Django Reinhardt, il a d’abord été un enfant prodige, pratiquant très tôt le piano, la batterie et le violon dont il fera son instrument. Une précocité liée à un environnement familial, très musical et très jazz, avec un père, Mario, guitariste et professeur de musique, qui prend son fils dans son orchestre et lui met dans les oreilles les disques de Django et Stéphane Grappelli: le son, d'abord et toujours le son! Le tout jeune Alexandre développe ainsi, en dehors de toute formation académique (laquelle interviendra plus tard), un swing naturel et une virtuosité qui étonnent déjà lors des jams du festival de Samois de juin 1997. Moins d’un an plus tard, le violoniste, à peine âgé de 12 ans, qui se produit au bar du Royal Windsor de Bruxelles, est repéré par Babik Reinhardt et Didier Lockwood. Le second l’invite illico à partager la scène avec lui. Alexandre enregistre dans la foulée son premier disque (L’Album, Hebra). Tout en menant sa scolarité et un cursus au conservatoire, il multiplie les apparitions en concerts, en festivals, sur les plateaux de télévision et côtoie Toots Thielemans, Biréli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Richard Galliano parmi beaucoup d'autres.
Le phénomène de curiosité passé, le jeune homme a poursuivi son parcours en explorant d’autres univers jazziques comme avec son Almadav Project (créé en 2003 avec Manu Bonetti (g) et David De Vrieze, tb) qui évolue dans un style post-bop électrique, une voie alternative conseillée par Didier Lockwood. Ce détachement de la source pour s'identifier, d’autres musiciens l’ont cherché avant lui de Biréli Lagrène à… Didier Lockwood justement. 
Dans ce Manouche Moderne, Alexandre Cavaliere poursuit sa recherche d'une synthèse originale entre Django Reinhardt –la matrice de son expression– et ses aspirations à jouer «moderne» pour renouveler la tradition selon l'enseignement de ses aînés Didier, Biréli, etc. Dans une récente interview radio à la RTBF, il établissait un parallèle entre sa démarche et celle de Wynton Marsalis de l’autre côté de l’Atlantique.
En l’absence de livret, c’est le répertoire qui reste le plus éclairant: une bonne moitié d’originaux du violoniste et des compositions de musiciens de la sphère Django («Made in France» de Biréli, «Norma» de Dorado Schmitt, «Barbizon Blues» de Didier Lockwood), «Before You Go» de George Benson et, au-delà du jazz, le guitariste portoricain Jose Feliciano («Affirmation»). On sent que les conseils de Didier et l'exemple de Biréli ont porté. En revanche, aucune composition de Django Reinhardt, contrairement à la tradition du jazz de Django où chacun se fait un point d'honneur d'honorer le Maître par l'un de ses succès; un choix qui peut surprendre (sans doute lié aux droits d'auteur), mais on peut imaginer qu'un titre, «Improvisation n°2» fait référence à Django, car c'est aussi un titre en solo de Django. Les originaux d'Alexandre Cavaliere s'inscrivent dans la filiation
, à commencer par «M.» qui ouvre le disque. De même, le discours des musiciens est imprégné de swing: Vincent Bruyninckx (1974, Namur) prend sa part («Before You Go») et Manu Bonetti est à son meilleur sur «Barbizon Blues» où le groupe est remarquable, de la rythmique Guédon-Rassinfosse au leader qui gagne en intensité. La belle valse de Biréli, «Made in France», constitue l’un des sommets de cet enregistrement, tandis que le dernier titre de l’album «Improvisation n°2», en solo, offre une conclusion ouverte vers d'autres horizons. Alexandre Cavaliere continue sa quête
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Isaiah J. Thompson
Plays the Music of Buddy Montgomery

Introduction (Irregardless), Budini, Hob Nob With Brother Bob, Muchisimo, Ruffin' It, What If?, Here Again, 1,000 Rainbows, Aki's Blues, My Sentiments Exactly
Isaiah J. Thompson (p), Philip Norris (b), Willie Jones III (dm), Daniel Sadownick (perc)

Enregistré les 27-28 août 2019, Englewood Cliffs, New Jersey

Durée: 44’ 22”

WJ3 Records 1025 (wj3records.com)


Une découverte indispensable, ça arrive rarement, mais quelques artistes précoces ou méconnus méritent parfois d’être distingués parce que la découverte d’une expression d’une telle perfection relève du miracle. Quand on a le plaisir de voir la précocité proposer un album d’une telle cohérence, d’une telle maturité, il ne faut jamais bouder son plaisir… Isaiah J. Thompson est sans aucun doute de ceux-là, et le grand batteur Willie Jones III, producteur-fondateur de ce label, s’est sans doute fait un plaisir particulier de batteur à cette séance de haut niveau; sa complicité avec le pianiste et sa musicalité font merveille («Aki's Blues»). Philip Norris s’intègre parfaitement à ce trio avec un beau son bien rond de contrebasse («1,000 Rainbows»). Le percussionniste, Daniel Sadownick, renforce le caractère dynamique de cet enregistrement («Introduction»).

Produit par Don Sickler et enregistré aux Studios Van Gelder par Maureen Sickler, qui sont aussi comme les parrains en jazz de ce très jeune musicien d’une vingtaine d’années, cet album jouit d’une qualité d’enregistrement exceptionnelle (l'écoute en disque est à privilégier), ce qui convient parfaitement à cette musique parfaite, aboutie, brillante et d’une énergie qui nous ramène à celle des années 1950-70.

Isaiah J. Thompson est lui-même un pianiste prodigieux, qui possède son jazz comme le plus accompli des pianistes de jazz: il était l’un des pianistes invités sur l’enregistrement du Lincoln Center Jazz Orchestra, Handful of Keysen 2017, deux ans avant ce premier enregistrement en leader, si l'on excepte un 45t. où est déjà présent Philip Norris (Live from @exuberance, avec deux enregistrements forts de «Off Minor» et «Cabu»). Wynton Marsalis, qui aime les musiciens virtuoses (Francesco Cafiso, Cécile McLorin Salvant, Jon Batiste, etc.) et particulièrement les jeunes surdoués, sans doute parce qu’il en a été un prototype, n’a pas manqué de le repérer…
L’enregistrement est solidement construit autour de la musique de Buddy Montgomery (1930-2009), pianiste, vibraphoniste, arrangeur et compositeur de talent, l’un des trois frères Mongomery, avec Wes, le guitariste, et Monk, le contrebassiste. Les compositions sont effectivement marquées du sceau du blues et du swing, une magnifique musique moderne dans l’esprit de ce qui s’écrivait dans les années 1960-70, au drive étincelant. Un enregistrement bienvenu également car le grand incendie du dépôt Universal en 2008 a, paraît-il, détruit toutes les matrices des enregistrements de Buddy Montgomery (entre autres désastres de la mémoire).
Isaiah n’est certainement pas fait comme tout le monde: sa maîtrise de l’ensemble de la musique à un tel âge, sa sûreté artistique qui lui permettent dans un premier disque d’éviter toute démonstration, toute facilité, d’avoir même un objet aussi ambitieux que de mettre en valeur l’œuvre d’un musicien aussi éminent que Buddy Montgomery, et d’y parvenir sans aucun doute, nous laissent ébahis. La puissance et la précision de son attaque, qui évoque le grand McCoy Tyner au même âge («Budini»), nous font rêver que le jazz serait en fait cette hydre dont les neuf têtes repoussent, indestructible même par la bêtise et la peur des temps présents. Son introduction, avec sa belle voix grave pour présenter sa musique, son projet, sa formation, sur fond musical et en quelques secondes, est celle d’un vieux briscard qui a dû commencer ses études jazz à l’année 0 moins neuf mois. Sa version de «Ruffin’ It» vous oblige à taper des mains quelle que soit votre occupation du moment… Du grand piano jazz qui vous soulève de la chaise!

Mais ne rêvons pas trop, attendons de mieux connaître Isaiah J. Thompson, de voir s’il est un autre génie que nous offre cette décidément grande histoire artistique qu’on appelle le jazz. Le jazz nous a habitués dans ces années où les repères sont flous à des parcours chaotiques, alternant le talent le plus extraordinaire et la mièvrerie la plus confondante. Ce qu’on peut dire, c’est que cet album est celui d’un génie en herbe, et que cette musique est déjà dans ce qui restera dans la grande disco-bibliothèque du jazz. On n’en dit pas plus, une découverte indispensable, ça ne se déflore pas, on vous laisse le plaisir de la surprise.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

Ken Peplowski / Diego Figueiredo
Amizade

Caravan, Quiza quizas quizas/Bésame Mucho, A Little Journey, One Note Samba, Black Orpheus, Apelo (guitar solo), Retrato Em Branco e Preto, Por Paco, Stompin' at the Savoy, Amizade, So Danço Samba.
Ken Peplowski (cl, ts), Diego Figueiredo (g)
Enregistré les 12-13 octobre 2018, New York, NY
Durée: 1h 00' 38''
Arbors Records 19468 (arborsrecords.com)


Ken Peplowski dont nous avons déjà plusieurs fois signalé la compétence technique fit par le passé le disque The Bossa Nova Year avec le guitariste Charlie Byrd (Concorde Picante 4468, 1990). C'est Howard Stone, directeur du Vail Jazz Festival, qui a demandé à Ken Peplowski de rejouer ce programme, mais cette fois avec Diego Figueiredo, guitariste brésilien virtuose, né en 1980, qui s'est illustré avec la chanteuse Cyrille Aimée et dont la discographie est déjà considérable. C'est une maladie du
XXIe siècle que d'enregistrer à tour de bras sans doute pour compenser le fait que rien dans tout cela ne sera immortel comme le «West End Blues» de Louis Armstrong (1928), le «Koko» de Duke Ellington qui fait fi de l'improvisation (1940), «Groovin' High» de Gillespie-Parker (1945), Kind of Blue de Miles Davis avec John Coltrane (1959) ou The Majesty of the Blues de Wynton Marsalis (1988). Ken et Diego se sont trouvés, comme on dit, et ont aimé se produire en duo. Il ne restait plus qu'à Rachel Domber à fixer cette complicité (amizade signifie amitié en portugais). L'approche très classique de Diego Figueiredo s'apparente en effet à celles de Charlie Byrd et de son compatriote Baden Powell («Apelo») pour ne pas dire d'Alexandre Lagoya et de Paco de Lucia. Ne cherchez pas trace de l'héritage de Lonnie Johnson, Teddy Bunn, Charlie Christian, Wes Montgomery, ni même de l'autre «école», celle de Django. Mais, c'est tout à fait adapté à «Quizas, Quizas, Quizas/Bésame Mucho» dont Diego Figueiredo donne une belle version dans laquelle Ken Peplowski offre une sensible participation au saxophone, instrument sur lequel nous le trouvons plus expressif que sur la clarinette pour laquelle il a adopté une sonorité aussi musicale que neutre. Sur le ténor, Ken Peplowski a un son léger, esthétique de la lignée Stan Getz qui, hélas pour le jazz, y a imposé la bossa nova antithèse du swing, mais en plus chaud de par l'emploi du vibrato. Pour s'en convaincre, on écoutera ces belles versions de «One Note Samba» et d'«Orfeu Negro» en portugais (1959) rebaptisé «Black Orpheus» par Dizzy Gillespie et, en fait, «Manhã de Carnaval», chanson du compositeur brésilien Luiz Bonfá devenu un standard dans les variétés. Dans «So Danço Samba», Ken Peplowski se lâche au ténor, ce qui fait de ce titre le seul moment proche du jazz de tout l'album, à l'accompagnement et solo de guitare près. Le duo sax ténor-guitare est une formule qui marche comme Harry Allen l'a prouvé avec Dave Blenkhorn (Under the Blanket of Blue, 2020). Ken Peplowski a tendance à être bavard comme tous les spécialistes des instruments à anche ayant acquis une maîtrise de la colonne d'air, un trop plein de dextérité. De toute évidence, pour ces instrumentistes de haut vol, le «jazz» relève du révisionnisme identitaire actuellement admis qui soumet le genre à la richesse harmonique et à l'improvisation. Ces deux pivots sont ici la ligne de conduite. Nous avons même des improvisations libres: le très espagnol «Por Paco» (sommet de maîtrise technique classique de la clarinette et de la guitare), «Amizade» (au sax ténor) et «A Little Journey» qui se termine en queue de poisson. Pas de quoi crier au miracle, à moins d'ignorer la contribution de Perry Robinson (cl) dans le Henry Grimes Trio (1965) et même, bien avant, les expériences free de Lennie Tristano (1949). Les alibis de classification seraient «Caravan» où la clarinette de Ken Peplowski fait preuve de dynamisme et ce «Stompin' at the Savoy», bien mou rythmiquement, en hommage à Benny Goodman, tempérament très hot en comparaison. Mais combien de temps encore faudra-t-il souligner, depuis 1934 que le jazz n'est pas une affaire de morceaux? Le répertoire ne fait pas le jazz, redisons-le donc. Néanmoins, la musicalité qui règne dans ce disque est plus que plaisante, séduisante! C'est un très bon disque de variétés que l'on peut, en tant que tel, recommander aussi chaudement qu'un été brésilien ou andalou.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021

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Ran Blake / Christine Correa
When Soft Rain Falls

I'm a Fool to Want You, For Heaven's Sake, The Day Lady Died, You've Changed, You Don't Know What Love Is, The End of a Love Affair, For All We Know, Big Stuff, I Get Along Without You Very Well, Violets For Your Furs, Lady Sings the Blues, But Beautiful, Glad to Be Unhappy, I'll Be Around, It's Easy to Remember
Ran Blake (p), Christine Correa (voc)

Enregistré les 2-3 juillet 2018, Boston, MA

Durée: 50’ 23”

Red Piano Records 14599-4443 (www.redpianorecords.com)


Christine Correa et Ran Blake poursuivent leur fructueuse et originale collaboration, entre une voix très expressive et un jeu de piano contemporain empruntant au jazz son répertoire et une partie de sa manière pour ce qui est un grand classique du jazz: le pianiste et la chanteuse. On sent évidemment la présence de Billie Holiday tout au long de cet album, mais bien entendu pas pour en faire une copie, juste pour un état d’esprit, pour l’atmosphère, pour l’inspiration. Contrairement à Christine Correa qui en garde le phrasé à cause de la puissance expressive et sans doute du répertoire, Ran Blake est un pianiste qui a renoncé au blues et au swing (une légère couleur parfois) dans le jazz, respiration à laquelle il ne s’identifie pas (il l’avait évoqué dans Jazz Hot n°667), mais pas au jazz dans son ensemble. Il utilise même ce contraste entre son phrasé et celui de Christine Correa, et il faut bien dire que sa manière a cet immense mérite d’honorer cette art form de manière originale sans en trahir la profondeur, l’esprit, sans l’affadir ou la détourner. Son jeu de piano, à nul autre pareil, même si on retrouve quelque chose de l’intensité minimaliste et anguleuse d’un Mal Waldron, peut-être à cause de Billie Holiday, repense harmoniquement ces thèmes, totalement, sans aucunement les appauvrir. L’expression, les accents, les mélodies, tout est là, c’est simplement un autre monde rythmique et harmonique qui joue avec le classicisme certain et la chaleur de la voix de Christine Correa.
C’est un monde mystérieux harmoniquement dans lequel on peut tout aussi bien se noyer avec délectation que dans celui de l’inspiratrice, Billie, et c’est un mérite de ce disque. La voix, profonde, riche sur le plan expressif, de Christine Correa, plus proche dans l’esprit et la manière de celle d’Abbey Lincoln, n’est pas pour rien dans cette réussite. Le contraste obtenu entre la voix et le contre-chant plein d’éclats cristallins, et qui ne craint pas de laisser parfois cette voix nue, comme a cappella, ou en discordance avec la poésie harmonieuse de Ran Blake, est une des plus belles associations durables entre pianiste et chanteuse de ce dernier quart de siècle… dans le jazz. Nous avions chroniqué en 2019 le précédent album Streaming, et il sera utile de s’y référer, et ainsi de remonter le temps de cette collaboration jusqu’à 1994.

Ran Blake a l’âge de Jazz Hot, il est né en avril 1935, et il porte dans sa manière de pianiste, cette poésie des harmonies du piano moderne de cette époque, revu par un homme qui a accompagné avec respect, délicatesse et sensibilité toutes les évolutions du jazz, sans faire semblant, sans copier, en étant lui-même, un fondement du jazz mais aussi de l'art. Malgré son renoncement au swing et au blues, il n’en est pas moins authentique, et il enrichit le jazz par l'originalité de ses lectures de cette histoire.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Joe Chambers
Samba de Maracatu

You and the Night and the Music, Circles, Samba de Maracatu, Visions, Never Let Me Go*, Sabah el Nur, Ecaroh, New York State of Mind Rain**, Rio
Joe Chambers (dm, vib, perc), Brad Merritt (p, kb), Steve Haines (b), Stephanie Jordan (voc)*, MC Parrain (voc)
** 
Enregistré à Rocky Point, NC, et Wilmington, NC, prob. 2020, date non communiquée

Durée: 45’ 11’’

Blue Note 006022435371160 (Universal)


Vous retrouvez dans ce début d’année 2021 l'interview (avec disco et vidéographie) de Joe Chambers dans notre JazzLife, à propos de cet enregistrement et plus largement de son grand parcours depuis une soixantaine d’années dans ce que le jazz a de meilleur, notamment chez Blue Note qui lui permit des rencontres artistiques d'un niveau exceptionnel.
Joe Chambers est un batteur lumineux, un des inventeurs de ce swing qui se répand en nappes sonores, qui tisse une toile de fond, dont Elvin Jones est l’un des initiateurs, mais aussi Max Roach avant lui, Billy Higgins et quelques autres. Une partie du parcours de Joe Chambers se fait d’ailleurs aux côtés de Max Roach et d’autres batteurs et percussionnistes de talent, vous le lirez dans son interview comme dans celle de Warren Smith, au sein de l’ensemble M’Boom, initié par Max Roach, légendaire aujourd’hui. Le récit qu’en fait Joe Chambers est d’ailleurs d’une modestie étonnante, racontant que cet ensemble fut d’abord un workshop, un atelier, où tous se perfectionnèrent dans une multitude de dimensions dont les rythmes latino-sud-américains.
Ce qui nous amène naturellement à ce disque, dont parle longuement Joe Chambers, dont le titre évoque le Brésil et dont le contenu se rattache par bien des points (instrumentation: piano, vibraphone, batterie, basse, percussions) à la postérité de M’Boom, même si le format en est plus réduit. Le titre «Samba de Maracatu» est vraiment dans cet esprit (et aurait mérité une version plus longue non shuntée). Nombre de batteurs de jazz ont enrichi leur langage en intégrant dans leur expression cette couleur, on pense encore à Billy Higgins et à sa légèreté légendaire, et c’est aujourd’hui un argument rythmique et d’inspiration très répandu dans le jazz chez beaucoup de musiciens, les batteurs et pianistes en particulier (Kenny Barron…).
Sur ce disque, Joe Chambers joue de la batterie, son premier instrument, mais aussi du vibraphone où il excelle également malgré sa modestie (quand il se compare à Bobby Hutcherson…). Il ne joue pas du piano ici, bien qu’il ait aussi une originalité certaine au clavier (son bel album en solo, Punjab), mais qui tient pour beaucoup à ses qualités de compositeur, d’arrangeur et par son habileté à créer des atmosphères. Le répertoire propose d’ailleurs trois thèmes de Joe Chambers (dont «Circles» à la beauté d’un autre temps) et un de chacun de ses compositeurs préférés (Horace Silver, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson), des standards et des compositions du jazz.
Joe Chambers explique dans son interview ses préférences et les circonstances particulières de l’enregistrement en période de covid et son choix des musiciens. Il est bien entouré. C’est un disque réussi, même si la qualité du son n’est pas optimale, sans doute les circonstances actuelles. Cela dit, c’est correct et de peu d’importance pour un amateur de jazz, car on a plaisir à retrouver un tel musicien et sa formation augmentée sur un thème, «Never Let Me Go», d’une chanteuse, avec un climat très années 1970 (esprit cinématographique pas loin du Dernier Tango à Paris).
Le style de vibraphone de Joe Chambers, qui utilise beaucoup les effets de réverb’ et de vibrato de la Leslie, confère une belle patine à cet enregistrement. On ne demande pas à Joe Chambers de jouer comme un musicien né en 2021. Son temps, sa manière et sa voix suffisent à notre bonheur en 2021. Son «New York State of Mind Rain» n’a rien à voir avec celui de Woody Allen, avec l’intervention de MC Parrain pour un rap tendu et jazz jusqu’aux bouts des maillets, intense, et qui correspond là encore aux atmosphères que pouvaient déjà développer dans les années 1970 Joe Chambers et les musiciens de sa génération. La tension de cette époque y est encore palpable, bien loin de l’endormissement de 2020-21. Le dernier titre intitulé «Rio», la composition de Wayne Shorter, n’a que peu à voir dans un premier temps avec la ville du Brésil dans ses première mesures, à moins que ce ne soit une évocation de la modernité architecturale. C’est un jazz expérimental comme il s’en faisait dans les années 1970, pas gratuit ni de système, mais qui débouche sur une conclusion en samba comme pour évoquer les mânes de la ville et ce qui fait son caractère populaire, d’où le titre.
La lecture de l’interview apporte à l’écoute, on vous recommande donc les deux en lecture «overdubbée» comme le vibraphone de Joe Chambers sur l’ensemble de cet enregistrement
.

Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Rossano Sportiello
That's It!

Smoke Gets in Your Eyes, She Is There, Stars Fell on Alabama, Song for Emily, Guilty, Fine and Dandy, I Couldn't Sleep a Wink Last Night, That's It!, Take, O Take Those Lips Away, Someone to Watch Over Me, Nonno Bob's Delight, How Do You Keep the Music Playing, Thou Swell, Medley: A. Bewitched, Bothered and Bewildered/B. Prelude N. 1 In C Major, BWV 846, Ain't Cha Glad?, The Sheik of Araby, Tomorrow, It Will Be Bright With You
Rossano Sportiello (p solo)

Enregistré les 23-24 juillet 2020, New York, NY

Durée: 1h 09’ 10”

Arbors Records 19479 (https://arborsrecords.com)


Rossano Sportiello est au piano ce qu’un grand artiste peut faire de mieux dans le jazz quand il n’est pas issu de la culture native. Un respect sans limite technique, esthétique, de sensibilité, de génération, de la grande histoire du jazz, celle du piano en particulier, des origines pré-jazz jusqu’à Kenny Barron et Mulgrew Miller. Il est doué de cette âme italienne faite pour la musique, si attentive aux mélodies, au texte et à l’esprit, et si expressive dans sa manière de s’approprier le meilleur, de le réharmoniser jusqu’à faire ressortir le suc de la mélodie pour apporter à la relecture cette dose d’originalité qui fait toute l’humanité de cette magnifique musique, l’humanité de Rossano Sportiello.
Le site de ce grand pianiste (https://rossanosportiello.com), particulièrement animé en cette période d’enfermement, est révélateur d’une personnalité généreuse, toute entière tournée vers ce jazz qu’il aime tant, d’une passion non jalouse car il la partage, dans sa vie d’enseignant et d’artiste avec une ribambelle de jeunes musiciens ou de musiciens confirmés ou de légende: les duos avec Kenny Washington ou Houston Person valent le détour comme ses échanges avec les très jeunes Felix Moseholm (b) et TJ Reddick (dm). Car Rossano Sportiello possède aussi l’esprit du jazz, cette volonté de partage et de transmission qui est l’un des fondements essentiels de cette musique. Il est l’un des rares musiciens de jazz qui a traversé cet enfermement, y compris sur soi, sans porter le masque au propre et au figuré, arborant son large sourire avec sa voix qui même en anglais chante avec ce petit arrière plan d’accent, avec la rationalité d’un homme qui a compris les impératifs d’un artiste, et donc entre autres celui de ne pas porter un masque imposé stupidement dans le cadre de son art. Sa musique s’en ressent, y compris par rapport à ce qu’on peut entendre de ses bons confrères qui eux vivent et s’expriment sous masque. Rossano traverse ainsi cet épisode avec une ouverture d’esprit qui est à l’aune de sa générosité. Ce qu’il fait est splendide et tellement intelligent!

C’est justement en juillet 2020 qu’il a abordé cet enregistrement avec ses amis du label Arbors avec lequel il entretient une relation régulière produisant de belles œuvres. Dans cet album de 17 titres dont un medley, il y a cinq originaux sortis de l’imagination de Rossano et qui ne dénotent pas de sa belle poésie lyrique. Evoquer les influences pianistiques de Rossano, c’est bien sûr faire appel à l’histoire du piano jazz, le plus classique comme Fats Waller, Teddy Wilson, Earl Hines, James P. Johnson, et autres Art Tatum, Dick Hyman, Willie the Lion Smith dans sa manière de colorer son expression puisant également dans le début du XXe siècle qu’il s’agisse de la tradition française (Claude Debussy, Erik Satie…) ou américaine (Scott Joplin, Jelly Roll Morton…) comme dans «I Couldn't Sleep a Wink Last Night», «Ain’t Cha Glad», «The Sheik of Araby»… Rossano Sportiello a aussi une connaissance étendue du song book américain qu’il s’attache à explorer avec un respect de la lettre (la qualité des mélodies) et de l’esprit (la mise en valeur par le jazz), rencontre miraculeuse sur le sol américain permise dans cette recherche parallèle et conjuguée de reconnaissance, d’existence artistique de la culture populaire. L’autre réussite de ce disque est que les originaux se fondent si parfaitement dans cet univers, car en grand artiste, le pianiste a su s’approprier un monde, comme l’ont fait justement les musiciens de jazz avec la musique du song book des Gershwin, Kahn, Rodgers, Hart, Parish, Kern et quelques autres…
On pourrait discourir des heures sur chacun des morceaux, mais ce n’est pas la première ni la dernière fois que nous évoquons Rossano Sportiello, il était présent dans le numéro 671 pour l’anniversaire des 80 ans de Jazz Hot et beaucoup de ses disques ont déjà été abordés, et ils sont d’une qualité remarquable.
Signalons pour information que c’est Rachel Domber, l’épouse de Mat Domber, le fondateur du label Arbors en 1989 décédé en 2012, qui a produit ce disque. L’atmosphère de ce disque répond par son classicisme à la vocation de ce label de «préservation du jazz classique».
Ce disque marque les trente ans d’une carrière commencée en 1990 à 16 ans, et le livret propose une galerie de photos de Rossano avec tous ses amis, maîtres et soutiens, Rachel Domber, Barry Harris, Ralph Sutton, Eddie Locke, Dick Hyman, Dan Barrett, Joe Wilder, Dave McKenna, et même du professeur de Rossano, Mr. Carlo Villa. Le sourire de Rossano comme sa musique sont le seul vaccin contre le covid et ses conséquences psychologiques désastreuses que nous sommes en mesure de vous recommander sans crainte et, contrairement à ceux de big pharma, il est garanti avec des effets secondaires, salutaires ceux-là body and soul. 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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The George Coleman Quintet
In Baltimore

Afternoon in Paris, Sandu, I Got Rhythm, Body & Soul, Joy Spring
George Coleman (ts), Danny Moore (tp), Albert Dailey (p), Larry Ridley (b), Harold White (dm)

Enregistré le 23 mai 1971, Baltimore, MD

Durée: 46’ 52”

Reel to Real 005 (www.cellarlive.com)


C’est un enregistrement effectué à Baltimore, Maryland, dans un lieu historique, The Famous Ballroom, par un de ces groupes d’agitateurs du jazz, la Left Bank Society, qui ont fait le développement et l’histoire du jazz dans ce qu’il a de plus profondément humain et fondamental, dans le quotidien de la scène, souvent une somme d’énergies individuelles frappées au sceau de l’indépendance d’esprit, à l’instar du Jazz Showcase de Joe Segal à Chicago (cf. Jazz Hot 2020), ou du Keystone Korner de Todd Barkan à San Francisco (cf. Jazz Hot n°671) ou encore du Village Vanguard de Max Gordon, et de milliers d’autres lieux du jazz. Hasard ou nécessité de l’histoire, c’est à Baltimore que Todd Barkan poursuit encore en 2020, malgré les difficultés de cette année 2020 de dictature (cf. Jazz Hot 2020), l’action du Keystone Korner original (1972-1983). On peut découvrir des images du Famous Ballroom dans le film de Robert Mugge, Sun Ra: A Joyful Noise (1980, 1h, USA).

Le jazz et Baltimore, c’est donc la grande histoire du jazz. Fondée au début des années soixante par une bande d’amateurs de jazz, dont l’ingénieur du son Vernon L. Welsh (1919-2002) et Benny Kearse (1930-1999), The Left Bank Society a effectué pas moins de huit cents enregistrements grâce à Vernon L. Welsh de 1964 à 1990. Conservés à la Bibliothèque de l’Université Morgan State pendant des années, les droits n’étant pas forcément clairement établis pour des rééditions, c’est Joel Dorn (1942-2007), le célèbre producteur chez Atlantic puis fondateur des labels M, Hyena Records, 32 Jazz, qui rachète les bandes et fait ainsi réapparaître le premier ce patrimoine exceptionnel pour les amateurs de la planète. La Left Bank Society a produit (Benny Kearse) jusqu’à une cinquantaine de concerts par an, c’est dire l’extraordinaire richesse de mémoire du jazz qui reste encore à découvrir. Heureusement, après Joel Dorn, l’excellent Zev Feldman, un «archéologue-détective» du jazz, très actif en ce moment, a pris le relais. Président de Resonance Records, il a donné récemment un coffret consacré à Eric Dolphy-Musical Prophet (cf . Jazz Hot 2019). Toujours complice avec Cory Weeds, saxophoniste et agent à San Francisco, il a proposé à Reel to Real, le label qui propose ce disque de George Coleman, un enregistrement inédit à Seattle d’Eddie Lockjaw Davis et Johnny Griffin-Ow ! Live at the Penthouse (cf. Jazz Hot 2020) et plus récemment, il a exhumé, avec d’autres acteurs de cette histoire éparpillée du jazz, l’inédit de Thelonious Monk, Palo Alto (cf. Jazz Hot 2020). On redécouvre grâce à eux et à beaucoup d’acteurs de la Côte Ouest des Etats-Unis, que la grande histoire du jazz s’est écrite avec l’énergie collective d’amateurs devenus des professionnels réputés et qui ont œuvré avec une totale indépendance pour faire la richesse du jazz. La «West Coast Connexion» fonctionne bien, même pour réhabiliter des trésors de la Côte Est (ici à Baltimore) et, dans le livret, les nombreuses images de CTS/Images de San Diego, CA, viennent confirmer qu’il reste des archivistes du jazz compétents dans sa patrie, même si on peut s’inquiéter des conséquences de l’épisode actuel de dictature, mortifère pour le jazz et d’abord pour sa mémoire, ses aînés et la préservation même des archives matérielles qui ne trouvent plus d’institutions à même de les recevoir, de les inventorier et de les rendre vivantes. C’est donc encore les amateurs, les indépendants qui font le meilleur boulot, le seul altruiste.

Voici l’une de ces perles, enregistrée à l’origine par Vernon L. Welsh et restaurée par Chris Gestrin, avec cet enregistrement de George Coleman, le saxophoniste autodictate de Memphis, TN –qui a exactement l’âge de Jazz Hot (8 mars 1935)– ville où il a grandi dans l’environnement émoustillant de Phineas Newborn, Jr., Booker Little, Charles Lloyd,  Frank Strozier, Hank Crawford et le regretté Harold Mabern disparu en 2019 (cf. Jazz Hot 2019), son ami de longue date avec qui il a tant échangé et dont il partageait le langage aussi moderne qu’enraciné. C’est dans ce creuset du blues qu’il a croisé la route de B.B. King et qu’il l’a accompagné en tournée dans le Sud profond, forgeant sa modernité en puisant aux racines essentielles, sans jamais passer par un enseignement académique. Demandé à plusieurs reprises par Miles Davis (cf. Jazz Hot n°494), ce n’est qu’en 1963-64 qu’il intégra sa formation, enregistrant peu après avec Herbie Hancock le célèbre Maiden Voyage. Mais, comme pour John Coltrane et Sonny Rollins –des inspirations pour George Coleman, comme Charlie Parker dont il possède cette puissance de l’impulsion– son expression a besoin de longs développements et de place, et la collaboration avec Miles ne dura pas. Dans cette famille de Memphis, on retrouve une généreuse descendance de pianistes – Mulgrew Miller, James Williams, Donald Brown…– et aujourd’hui encore Keith et Kenneth Brown, les fils de Donald. Mais l’influence de George Coleman dépasse Memphis, et il a trouvé en Eric Alexander un digne héritier, très lié à Big G comme à Harold Mabern, et qui est l’un des bons spécialistes de la musique de George Coleman, de ce drive propre à l’expression des musiciens de Memphis.

Ce 23 mai 1971, Big G, comme on le surnomme affectueusement, autant pour son puissant son que pour sa stature, est accompagné par Danny Moore (1942-2005), originaire de Waycross, Georgia, qui semble avoir joué avec le monde du jazz sans exclusive: Wes Montgomery (1966), Ray Bryant (1968, 1973), Yusef Lateef (1969), Thad Jones/Mel lewis (1969, 1975, 1990), Quincy jones (1970, 1976), Johnny Hammond (1971), Lonnie Smith (1971), Alex Taylor (1971), Oliver Nelson (1972, 1976), Les McCann (1974), Lou Donaldson (1974), Bobby Hutcherson (1979), Hank Crawford (1983), Junior Cook (1990), Freddy Cole (1996), Count Basie, Buddy Rich, Dizzy Gillespie… et même avec le collectif Strata East (1971).

Le brillant pianiste Albert Dailey (1938-1984) est originaire de Baltimore, MD. Après des débuts précoces avec l’orchestre du Baltimore Theater au début des années 1950, il étudie à la Morgan State University, celle-là même où ont été conservées les bandes de la Left Bank Society. Il effectue un passage par la Capitale voisine, Washington, DC, où il tient le piano en 1963-64 d’un club légendaire, le Bohemian Cavern –fondé en 1926, fermé une première fois en 1968 à la mort de Martin Luther King, Jr., le club a réouvert en 2006 pour disparaître en 2016. Albert Dailey a accompagné et/ou enregistré avec Charlie Mingus (1960’s), Freddie Hubbard (1960’s), les Jazz Messengers d’Art Blakey (fin des années 1960 et 1976), Sonny Rollins (1970’s), Hank Mobley, Kenny Dorham, Freddie Hubbard (années 1960 et 1970), Stan Getz (en 1974-75), le Upper Manhattan Jazz Society de Charlie Rouse (1976), Archie Shepp(1977), Eddie Lockjaw Davis (1979), Buster Williams, Benny Bailey, Tom Harrell (1982), Buddy DeFranco (1984). Il possèdait une respectable discographie à son décès prématuré.

Le bassiste Larry Ridley (Indianapolis, IN, 1937) a également un solide CV dans le jazz: il a accompagné et/ou enregistré avec Wes Montgomery, Jackie McLean, Hank Mobley, Freddie Hubbard, Slide Hampton, Thelonious Monk, Philly Joe Jones, Horace Silver, Dizzy Gillespie, Benny Goodman, Chet Baker, Al Cohn, Dinah Washington, Coleman Hawkins, Duke Ellington, Sonny Rollins, Lee Morgan, Gerald Wilson, Clark Terry, Randy Weston, Barry Harris, George Wein, le groupe Dameronia qui a honoré la musique de Tadd Dameron. Larry Ridley est devenu président du jury du jazz pour la National Endowment for the Arts (NEA); il a été le coordinateur national du programme Jazz Artists in Schools de 1976 à 1982, et il cumule d’innombrables responsabilités dans beaucoup d’institutions dédiées au jazz. Il a reçu une liste sans fin de distinctions honorifiques de toutes natures pour la globalité de son œuvre pour le jazz. Il possède bien sûr une belle discographie.

Enfin, le batteur Harold White est, comme le pianiste, né à Baltimore, en 1938, ce qui fait penser au choix d’une rythmique locale pour ce concert. Il a accompagné dans les années 1960-1970 beaucoup de musiciens de haut niveau comme Roland Kirk, Joe Carroll, Ray Bryant (1969-73), Dave Hubbard (1971), Gary Bartz (1971), Reuben Wilson (1971), Horace Silver, Blue Mitchell, Roy Haynes, Charles Kynard, Charles Williams (1974), Roswell Rudd (1976), Eddie Jefferson (1976-77) et donc George Coleman en 1971. Dans les années 1980, on sait qu’il a travaillé avec Ellery Eskelin et sa trace a disparu… Il est décédé le 6 novembre 2019.

Le répertoire comporte deux compositions de Clifford Brown («Sandu» et «Joy Spring») gravées dans la mémoire par le quintet de Clifford avec Max Roach et qu’explore George Coleman avec une énergie digne de l’original; une de John Lewis «Afternoon in Paris» dont l’atmosphère dépeint l’allégresse que soulevait alors la Capitale française dans le cœur des musiciens de jazz; le standard «Body and Soul» immortalisé par le père du saxophone ténor, Coleman Hawkins, magnifiquement revisité ici par le ténor bop de George Coleman avec une vraie révérence au père, et pour finir, un clin d’œil à John Coltrane sur des harmoniques; le «I Got Rhythm» de Gershwin, avec ce brio, ce drive et ce débit acrobatique propre à George Coleman n’en oublie jamais le swing et le blues. George est déjà le grand ténor de toujours, l’enregistrement possède cette densité propre à son œuvre dans sa totalité. A côté du saxophoniste, on apprécie particulièrement le splendide pianiste qu’on peut regretter de n’avoir pas mieux connu de ce côté de l’Atlantique. C’est une vraie belle découverte!

Le livret de cet enregistrement –28 pages largement et judicieusement illustrées– est un vrai plaisir: il restitue beaucoup de renseignements sur les musiciens, les circonstances de l’enregistrement, sur les personnalités des acteurs originaux et actuels de cette résurrection. Après un texte d’introduction de Cory Weeds et un autre de Zev Feldman, Michael Cuscuna présente l’enregistrement et les musiciens. Vient enfin une interview avec George Coleman par Cory Weeds et une seconde de John Fowler, un membre de la légendaire Left Bank Jazz Society depuis 1964, une mémoire vivante, par le précieux Zev Feldman. C’est la redécouverte d’une belle histoire humaine d’amateurs de jazz qui commence dans les années 1950 par un groupe d’amitié interraciale, The interracial Jazz Society. Des amis, amateurs de jazz, chauffeurs de taxi, vendeurs d’assurance, de voitures, travailleurs sociaux, aucun musicien, tous bénévoles pendant les 50 ans de l’existence de la Left Bank Jazz Society, sont à l’origine de cette formidable et aujourd’hui émouvante aventure fondée sur une volonté difficile à imaginer en 2020 chez les humains, si l’on excepte les résistants résiduels dont font partie à n’en pas douter Zev Feldman, Cory Weeds, John Fowler, George Coleman et beaucoup des artistes du jazz de culture qui continuent de transmettre le message. La suite est à lire dans ce bon livret…

Y-a-t-il encore des personnes pour penser que le jazz n’est qu’un jeu, une distraction, ou qu’un assemblage de notes de musique, que la vie et la liberté, dans toute leur plénitude, avec ce nécessaire assemblage de courage et d’intégrité, n’en sont pas la moelle, l’essence, le cœur et le moteur?

Reel to Real, la branche patrimoniale du label canadien Cellar Live, qui fête ses 20 ans, propose ainsi une belle production indispensable pour la musique, le beau travail d’édition et l’histoire, celle du jazz et des amateurs de jazz de Baltimore, Maryland.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Kenny Kotwitz & The LA Quintet
When the Lights Are Low

When the Lights Are Low, Skylark, Cry Me a River, Estate, When Sunny Gets Blue, Crazy She Calls Me, Darn That Dream, Harlem Nocturne, Manhattan, Mood Indigo, Polka Dots and Moonbeams, Stairway to the Stars, When the Lights Are Low (reprise)
Kenny Kotwitz (acc, celesta), John Chiodini (g), Nick Mancini (vib), Chuck Berghofer (b), Kendall Kay (dm, perc)

Enregistré en avril 2020, Granada Hills, CA

Durée: 55’ 01’’

PM Records (www.lajazzquintet.com)


Le très joli disque de Kenny Kotwitz prodigue un peu de douceur et de beauté en ce début 2021 qui ne nous en promet guère. Il s’agit d’un hommage à son maître accordéoniste, Art Van Damme (1920-2010), à l’occasion du centenaire de sa naissance, qui vient après un premier album déjà consacré à son répertoire, The Montreal Sessions, sorti en 2013 par Challenge Records, à l’initiative du producteur canadien Peter Maxmych, également derrière ce nouvel opus. Originaire du Michigan mais élevé à Chicago où il débuta sa carrière en 1941 dans l’orchestre de Ben Bernie (vln, 1891-1943), Art Van Damme commença à enregistrer sous son nom dès 1945 et, deux ans plus tard, avec son quintet, comprenant guitare et vibraphone, sur le modèle de celui de Georges Shearing (l’accordéon remplaçant le piano). C’est à la tête de cette formation qu’il mena l’essentiel de son activité de leader. Si Art Van Damme connut un certain succès international, en particulier en Europe et au Japon, il fut aussi un musicien de studio très occupé et termina sa vie en Californie où il joua jusqu’à ses derniers jours.
Né à Milwaukee, WI, et basé à Los Angeles depuis 1966, CA, Kenny Kotwitz est aussi pour partie un musicien de studio. Egalement pianiste, il a travaillé avec Michel Legrand, Johnny Mandel ou encore Ray Brown. En 1983, il a participé à un enregistrement avec son ancien professeur: Art Van Damme and Friends (Pausa) et publié plusieurs disques avec ses propres formations. Resté en lien avec Peter Maxmych après The Montreal Sessions, il a réuni à sa demande des musiciens de Los Angeles pour recréer la sonorité du Art Van Damme Quintet. Le contrebassiste Chuck Berghofer, qui possède le C.V. le plus rempli de l’équipe (des collaborations avec Nancy et Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Zoot Sims, Stan Getz…), est le seul, à notre connaissance, hormis Kenny Kotwitz, à avoir enregistré avec Art Van Damme.
Les beaux arrangements écrits par Kenny Kotwitz, tout comme l’alliage très particulier qui constitue ce quintet, donnent un résultat singulier et plein de poésie. La sensibilité de l’accordéoniste à l’univers Django donne un éclairage très personnel à l’American Songbook, indépendamment de la guitare de John Chiodini qui appartient plutôt à l’école Joe Pass (lequel fut membre du Art Van Damme Quintet en 1970). Son jeu très nuancé se marie à merveille avec celui de Nick Mancini en particulier sur la superbe version qu’ils livrent de «Harlem Nocturne». Si le disque reste plutôt sur le registre intimiste des ballades, les ambiances varient: une touche bluesy par ici («When Sunny Gets Blue»), une touche latine par là («Estate»). Un superbe baume à l’âme.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Mathias Rüegg
Solitude Diaries

40 Shorts Stories - 1st Week: 1-Come in, Mr. CoVID-19!, 2-Self-Chosen Solitude, 3-A Lonely Little Heathen Rose Dreams of Having Been, in a Former Life, 4-When They Are Released All Those Notes!, 5-About Fighting Fear and Why Everything Shall Probably Be Half as Bad
2nd Week: 6-This Song That Nobody Knows Not Even the Conductor!, 7-Simple but Beautiful, 8-The Aeolian "Manner" Wafer, 9-Elves in Light Distress, 10-Lustige Ostinati

3rd Week: 11-A Fleeting Kiss on the Spiral Staircase, 12-A Strange Way of Doing as One Pleases, 13-When he First Entered the City, He Felt Fear. The Avantgarde Lurked Around Every Corner, 14-Song for All the Locked Up Children, 15-On My Head’s Playground

4th Week: 16-Oh Dear Augustin Nothing Isn’t Ruined!, 17-Small Obstacle Course Across the Circle of Fifths, 18-Lustige Ostinati/2, 19-The Day My Daughter Needed Some Encouragement, 20-A Song from…?

5th Week: 21-Of Pigeons Seeking Shade Under a Lilac Bush in the "Volksgarten”, 22-But Where Are All These Lovely Cherry-Blossoms Coming From?, 23-Now The Cat’s Out of the Bag!, 24-Optimism Is a Happy Companion, and I Have Always Been A Rebel!, 25-Choral For All Those Elderly People Who Do Not Want That Because of Them The Entire Humanity Is Being Locked Away

6th Week: 26-Intervals Too Want to Be Loved!, 27-After Having Been Touched Upon By the Breath of Jazz…, 28-Whoever Neglects His Relationship With the Harmonies Loses His Eros, 29-This One Form of Slowness That She Always Felt Was Too Fast, 30-Variations on an Ostinato By Erik Satie (Idyll)-Funny Ostinati/3

7th Week: 31-Swiss Folk Song, 32-The Advantage of Silence, 33-When It All Began, 34-Lauren Bacall the Smile of Gold, 35-I Wonder Who Might Come From There?

8th Week: 36-And Suddenly a Cheerful Anarchy Appeared, 37-Left–Right–Left–Right, Right–Left–Right–Left, 38-Blues Study, 39-Variations on an Ostinato by Dollar Brand, Funny Ostinati/4, 40-The Bitter End of an Awful Affair

p solo: Soley Blümel
(07, 14, 21), Jean-Christophe Cholet (05, 25, 26), Ladislav Fančovic (10, 17, 23, 24, 27, 33, 36), Johanna Gröbner (08, 09, 32), František Jánoška (02, 06, 12, 16, 29), Oliver Kent (38), Oliver Schnyder (11, 20, 31, 34), Lukas Kletzander (03, 28), Elias Stemeseder (04, 18, 19), Georg Vogel (35, 37), Mathias Rüegg (01, 13, 15, 22, 30, 39, 40)

Enregistré du 28 juin au 24 septembre 2020, au Bosendorfer Saloon, Vienna (Autriche), et à Paucourt (France) pour les titres 5, 25, 26

Durée: 1h 05’ 09”

Lotus Records 20060 (www.mathiasrueegg.com)


Histoires sans paroles
–pour ceux qui se souviennent de cette émission de Solange Peter des années 1960 qui présentait des films muets-courts métrages avec une excellente musique moderne du début du XXe siècle, le plus souvent au piano– que ce recueil de 40 pièces courtes de Mathias Rüegg, baptisées «Short Stories» par l’auteur, ce qui décrit bien le caractère récit de cette œuvre.
Intitulé «Solitude Diaries» (carnet ou journal de solitude), en référence à ce que nous traversons –une époque de dictature, commencée brutalement par un enfermement généralisé du monde occidental– ce disque mérite à ce titre et en raison du parcours de Mathias Rüegg en général, notre curiosité, bien que ce ne soit pas du jazz de culture ou de répertoire en dehors de quelques évocations ou réminiscences repérables à l’oreille et dans les remarquables notes de livret qui donnent pour chacun des récits une indication sur l’esprit de la musique, comme on en donnait dans les partitions naguères –en particulier dans ces recueils de partitions reliés au tournant de XXe siècle– en quatre langues, italien, allemand, anglais et français: gioioso e pimpante, fatalistisch, a kind of romanticen se perdant, par exemple. Pour les effluves de jazz (pièces 17, 27, 38), on peut lire ces notations: with a pinch of jazz, After having been touched upon by the breath of jazz et with a blue touch.
Connaissant l’esprit perfectionniste de Mathias Rüegg, nous ne sommes pas loin de penser que ces indications «d’esprit musical» sont en rapport avec la langue et la diversité européenne: gioioso e pimpante, virtuosissimo sont en italien, Walzerich, fatalistisch et energisch sont en allemand, with some verve, with a blue touch sont en anglais, très léger, tombant amoureuse,élégiaque sont en français. Rien ne semble donc être laissé au hasard.
Les mots de Mathias Rüegg dans le livret ne laissent planer aucun doute sur sa pensée: «Dès le moment du verrouillage du 16 mars 2020, une humeur effrayante, inquiétante et paranoïaque s'est installée sur la ville, qui n'a pas disparu même des coins les plus petits et les plus cachés. Il n'y avait donc qu'une seule façon pour moi d'échapper à cette dépression collective, et c'était de m'évader dans la créativité, dans la composition.»[…] La folie de verrouillage en combinaison avec la quasi-abrogation de la démocratie - sans même la moindre résistance - était difficile à gérer pour un esprit libre comme moi. Et l'est toujours!»
La démarche est idoine, pour un compositeur en particulier, et dans ce néant démocratique, si préjudiciable à la culture sur scène et en public, la richesse et la force intérieures de chaque individu sont ce qui peut sauver la mémoire de la création. L’enregistrement est l’autre moyen de prolonger cette dimension, et Mathias Rüegg donne une nouvelle fois le sentiment qu’il est l’un des ces héritiers, rares, de cette tradition culturelle européenne multiséculaire qui a dû souvent s’adapter aux circonstances et dépasser le manque de libertés par l’imagination et des moyens autonomes (la composition ici). En cela, l’art, musical entre autres, a toujours été une transgression des sociétés contraignantes et toujours contre ceux qui exerçaient ces pouvoirs, même quand ils essayaient de le corrompre en se donnant des allures «éclairées» (commandes, mécénat, académisation, moyens matériels, honneurs…). La plupart des pouvoirs autoritaires ne sont pas parvenus à interdire la création depuis la nuit des temps, même sous le nazisme qui s’y est essayé pourtant en précurseur, jusqu’à ce jour de mars 2020 où, la technologie, la peur et la dépendance aidant, des pouvoirs ont simplement appuyé sur un interrupteur planétaire, au moins occidental où des restes de démocratie les dérangeaient encore.

Comme le constate Mathias Rüegg, le plus étonnant est que ça a été accepté passivement. L’ensemble des expressions artistiques dépendant de la scène, prises au piège de la dépendance (subventions), du manque de courage et de la répression (aucune protestation fondamentale), a été purement et littéralement bâillonné, et le reste encore un an après. Stupéfiant!
Mathias Rüegg et quelques rares autres ont puisé dans leur courage et leur mémoire une capacité de résistance et de lutte créatrice: s’exprimer, composer et enregistrer sont en effet une évidence pour les artistes dans ce moment de négation des libertés et de la mémoire, comme s’inspirer du vécu –ici la solitude et le silence imposés– pour en donner la sublimation artistique, briser le silence. Le jazz, dans sa genèse, est un archétype artistique qui a su briser le silence et la négation, imposer la mémoire. Retourner la puissance de la création contre ceux qui usent de la violence et de la peur, sans avoir besoin de les identifier, a déjà soulevé des montagnes.
Voilà en résumé notre perception de l’origine de cet enregistrement, et dans le jazz, habitué depuis les années 1980 à vivre dans une liberté assistée et encadrée (subvention, clientélisme), en Europe en particulier, on ne voit justement que rarement ce type de réaction, c’est regrettable. On reçoit régulièrement des vidéos d’artistes masqués, muselés, sans public ou isolés chez eux. C’est une antinomie de l’art, de la création, de l’expression et, malgré les efforts de chacun, la musique ne respire pas plus que les artistes. C’est littéralement insupportable à regarder.
Un grand merci à Mathias Rüegg donc de restituer le caractère naturellement subversif de l’art, cette liberté à travers un disque où il rompt également le silence et l’isolement en faisant intervenir, pour jouer et enregistrer ses compositions, une dizaine d’excellents pianistes, non masqués sur les photos, de tous les âges (12 ans jusqu’à 69 ans), de culture classique, parfois s’exprimant dans le jazz dans leur parcours personnel, d’origines diverses en Europe (Slovaquie, Suisse, Autriche et France) en dehors des propres interprétations de l’auteur.
Nous n’avons certainement pas la compétence appropriée pour décrire dans le détail les sources de l’inspiration du compositeur. On peut seulement vous rappeler (cf. les chroniques de disques) qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années une grande réflexion sur son art, sa pratique en tant qu’artiste de culture européenne, le plus souvent en compagnie de l’excellente Lia Pale (A Winter’s Journey,The Schumann Song Book, The Brahms Song Book, Sing My Soul, chez Lotus Records) après une trentaine d’années avec le Vienna Art Orchestra.
Il a ainsi effectué par l'arrangement une relecture du répertoire classique (Schubert, Schumann, Brahms, Händel…) qu’il réinterprète comme un artiste de son temps avec un vécu, des rencontres et une culture personnelle, et il poursuit ici d’une certaine manière avec Gustav Mahler et Erik Satie par exemple, et beaucoup d’autres influences du XIXe et XXe siècle, le jazz entre autres, littéraires également. Le retour aux sources est un rituel essentiel du jazz depuis Louis Armstrong jusqu’à John Coltrane et Wynton Marsalis. C’est la seule garantie d’authenticité en art, et donc bravo encore à Mathias Rüegg d’avoir cette clairvoyance plutôt que de vouloir faire du jazz de répertoire ludique ou de système sans se poser la question des racines et du vécu. Mathias Rüegg a composé ou réarrangé ses propres pièces datant pour certaines du XXe siècle et du Vienna Art Orchestra. Le phrasé jazz est présent, plutôt comme une couleur que comme une langue maternelle («Blues Study» (38) est le plus jazz de cet ensemble), avec beaucoup d’à propos, et un ostinato prend Dollar Brand comme inspiration centrale (39).
Sur le plan pianistique, c’est brillant (Ladislav Fančovic est prodigieux en général et sur les pièces 24 et 27 en particulier), souvent sombre –les circonstances– parfois léger et gai, c’est dans tous les cas lyrique, narratif, descriptif. C’est un long récit bercé d’atmosphères variées, toujours passionnant, et qui s’écoute sans limite, sans aucune impression de longueur ou de redondance malgré le nombre de pièces (40) et le format réduit (toujours moins de 3 minutes). Ce Solitude Diaries est rythmé par un calendrier d’écriture, semaine après semaine –8 au total– de mars à mai 2020.
Le livret évoque chaque thème et chaque artiste avec précision, c’est donc, comme souvent avec cet artiste, une production exigeante avec un souci du détail, du travail bien fait mené en conscience jusqu’à son terme, sans oublier la performance (le talent de fédérateur de Mathias Rüegg) de réunir des artistes européens aux sensibilités variées en un lieu unique, dans ce contexte (un pied de nez aux entraves à la circulation), pour enregistrer une œuvre cohérente sur le plan de l’écriture (les compositions sont d’une beauté certaine).
La distinction de ce disque n’est pas à lire comme «indispensable du jazz», mais «indispensable» de l’art, de l’expression, mais aussi de la résistance, de la liberté dans ce temps de dictature. La beauté de l’art, l’originalité de la création culturelle sont des éléments de la lutte contre la laideur, la soumission et l’uniformisation que nous imposent les pouvoirs et ceux qui s'y soumettent par peur ou par adhésion.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Connie Han
Iron Starlet

Iron Starlet*, Nova*°, Mr. Dominator, For the O.G., Hello to the Wind, Detour Ahead, Captain’s Song*, Boy Toy°, The Forsaken, Dark Chambers*°
Connie Han (p, ep), Jeremy Pelt (tp)*, Walter Smith III (ts)°, Ivan Taylor (b), Bill Wysaske (dm)

Enregistré les 16-17 août 2019, New York, NY

Durée: 1h 02’ 55’’

Mack Avenue 1171 (www.mackavenue.com)


Nous avions découvert Connie Han (qui vient de fêter ses 25 ans en février 2021) avec un album prometteur, Crime Zone (Jazz Hot 2019), en fait le second dans sa discographie, après The Richard Rodgers Songbook, un disque autoproduit sorti en 2015. On retrouve sur ce nouvel opus les qualités musicales de la jeune pianiste toujours accompagnée de son mentor, Bill Wysaske qui produit aussi l’album. Walter Smith III est également de retour parmi les sidemen, mais avec cette fois Jeremy Pelt à la trompette. Encore une fois, le répertoire a été largement composé par Connie Han et Bill Wysaske, à commencer par le très dynamique morceau-titre, «Iron Starlet», sur lequel Jeremy Pelt a le loisir d’exprimer toute sa verve et Connie Han de développer un swing qui ne se dément pas. Le deuxième titre, «Nova», ballade chaloupée, réunit les deux soufflants invités (beau son profond et bluesy de Walter Smith III). Autre bon original, «Mr. Dominator» permet d’apprécier le jeu du trio, dans lequel le subtil Ivan Taylor (1984, Southern, IL) prend toute sa part: encore une jeune pousse ayant éclos sous la férule de Wynton Marsalis (il aussi été formé par Ron Carter) et qui depuis s’est frottée aux plus grands, de Mulgrew Miller à Hank Jones. Mais c’est sans doute sur le magnifique «Detour Ahead» (Herb Ellis/Johnny Frigo/Lou Carter) que le trio de Connie Han atteint son sommet, la pianiste déroulant de longues phrases pleine de poésie, avec un vrai sens de la narration musicale. Avec beaucoup de maturité, la jeune femme, au-delà de sa technique brillante, loin de chercher à épater la galerie, privilégie une expression riche et enracinée, notamment dans le blues. On est moins séduit par son jeu au Fender («Hello to the Wind») qui possède moins d’ampleur et d’inventivité. L’ensemble reste pour autant d'un bon niveau et on souhaite à Connie Han de poursuivre sur sa lancée.
rôme Partage
© Jazz Hot 2021

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Michel Hausser
Mr. Vibes

CD 1: Blues pour le chat, Isn't It Romantic, Rue Dauphine, Everything Happens to Me, Now’s the Time, H.E.C Blues, Rue Dauphine, These Foolish Things, Blues pour le chat, Moanin', I Remember Clifford, H.E.C Blues, Monsieur de…, It's the Talk of Town, Made in Switzerland, Willow Weep for Me, Who, You?, 4 R, Taking a Chance on Love
CD 2: Cliff Cliff, Phenil Isopropil Amine, Mysterioso, Lullaby of the Leaves, Waiting for Irene, Chasing the Bird, Speak Low, Up in Hamburg, Opus de Funk, These Foolish Things, Tadd’s Delight, Jive at Five, Blues a San Pauli, Darn That Dream, Tune Up, These Foolish Things, Made in Switzerland, Wee Dot

Micher Hausser (vib, xyl, p), avec: 

1/ Henri Renaud (p), Ricardo Galeazzi (b), Dante Agostini (dm)

2/ Bobby Jaspar (fl), René Urtreger (p), Paul Rovère (b), Daniel Humair (dm)

3/ Bobby Jaspar (fl), Paul Rovère (b), Kenny Clarke (dm), Humberto Canto (perc)

4/ Roger Guérin (tp), Luis Fuentes (tb), Dominique Chanson (fl, as), Bob Garcia (ts), René Urtreger (p), Michel Gaudry (b), Daniel Humair (dm)

5/Roger Guérin (tp), Bob Garcia (ts), Georges Arvanitas (p) Michel Gaudry (b), Charles Bellonzi (dm)

6/ Donald Byrd (tp), Bobby Jaspar (ts), Zoot Sims (ts), Walter Davis (p), Doug Watkins (b), Art Taylor (dm)

Enregistré à Paris 1958-59, Cannes 1958, Hambourg 1960, Antibes/Juan-les-Pins 1961

Durée: 2h 34’ 21”

Fresh Sound Records 994 (Socadisc)


Les rééditions de Fresh Sound, sous l’autorité de Jordi Pujol, sont souvent des indispensables, parfois pour la qualité extraordinaire de la musique et toujours pour la qualité du travail de recherche et de synthèse effectué. Jordi Pujol, comme les pionniers de l’histoire du jazz, Charles Delaunay en est le modèle, comme notre revue le fait depuis 85 ans, a toujours le souci de partager une somme de connaissances assez phénoménales avec les amateurs, et dans le format étendu du CD, voire du double CD comme ici, il offre un véritable cours d’histoire du jazz, non seulement par la recherche de la musique qu’il réunit mais aussi par la documentation de la musique, un livret de belle facture très riche en biographie, discographie et iconographie. Il a ainsi le souci de rechercher des éditions cohérentes d’un musicien dans une période donnée, en s’appuyant sur les enregistrements déjà existants, mais aussi en exploitant les archives, et pour la France, celles de l’INA par exemple. Cette publication est d’autant plus précieuse que l’excellent Michel Hausser restait encore un inconnu pour les dictionnaires courants du jazz il y a peu, et que Jordi Pujol rappelle à notre bon souvenir un disciple de Milt Jackson, car la France peut se réjouir d’avoir développé une vraie tradition du vibraphone à la suite des Américains, avec entre autres Géo Daly, Dany Doriz, Michel Hausser, enrichie par Sadi, voisin belge venu faire les beaux jours du jazz à Paris avec d’autres (Bobby Jaspar, ici, mais aussi René Thomas et beaucoup d’autres). On replongera avec profit dans les deux numéros de Jazz Hot (n°543 et n°544 de 1997) qui ont fait le tour de l’histoire et des personnages clés de l’instrument, le vibraphone, pour se remettre en tête quelques repères utiles pour le jazz.
Et on découvrira dans le Jazz Hot n°544, consacré à Milt Jackson, l’un de ses disciples européens, Michel Hausser, qui eut le privilège de croiser les mailloches avec le Maître, et qui a partagé la grande histoire du jazz, à Paris notamment à partir des années 1950 et qui a mené depuis une authentique carrière de musicien amoureux du jazz, participant à des formations chevronnées, soit qu’il les dirige, soit qu’il en fasse partie. Dans ce disque, il suffit de lire la notice: Bobby Jaspar, Roger Guérin, Bob Garcia, Henri Renaud, René Urtreger, Georges Arvanitas, Michel Gaudry, Paul Rovère, Kenny Clarke, Charles Bellonzi, Daniel Humair, etc.; c’est toute la vie du jazz du tournant des années 1950-1960 à Paris qui défile sous nos yeux et dans nos oreilles, même si une partie des enregistrements a été exhumée des archives du Festival de Jazz de Cannes de 1958 (5 thèmes) et que deux thèmes proviennent de celles du Festival de Jazz d’Antibes/Juan-les-Pins. En Bonus, il y a une somptueuse jam session 
(«We Dot») au drive incandescent réunissant autour de Michel Hausser, Donald Byrd, Zoot Sims, Bobby Jaspar, Walter Davis, Doug Watkins et Art Taylor. Michel Hausser semble lui-même y perdre de sa distance élégante très alsacienne pour participer à ce moment de transe musicale. 
Le reste des enregistrements retenus provient de disques de Michel Hausser au Chat qui pêche (Columbia, 45t.), Michel Hausser-Bobby Jaspar, Vibes + Flute (Columbia), Michel Hausser Quartet, vol.2 (Columbia, 45t.), Bobby Jaspar Quartet Featuring Michel Hausser (Barclay), Michel Hausser Octet-Up in Hamburg (Columbia). On le voit, il y a des rééditions mais aussi des archives originales et c’est ce qui fait le prix de ces albums, permettant d’accéder à des enregistrements et à des archives qui ont peu de chance d’être réédités, réunis, organisés, restitués avec qualité, documentés avec conscience et science. Le répertoire de Michel Hausser est composé de standards comme toujours, de thèmes du jazz dûs aux compositeurs de ce temps (Benny Golson, Tadd Dameron, Charlie Parker, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Miles Davis…), d’originaux de Michel Hausser et de ses compagnons Bobby Jaspar et René Urtreger. Michel Hausser est principalement au vibraphone, parfois au xylophone (son plus boisé-mat), et une fois au piano. Le son de vibraphone de Michel Hausser se place bien sûr dans l’esprit de celui de Milt, plus mat, plus sec que celui de la tradition d'Hampton, même si Michel Hausser ne s’interdit pas quelques effets de réverbération comme sur «These Foolish Things». Le swing est omniprésent, l’invention et l’énergie très palpables.
Michel Hausser est un personnage de l’histoire du jazz en France, un musicien d’excellent niveau qui a poussé la passion jusqu’à la transmission, avec un festival (dont il s'est occupé jusqu'en 2009) à Munster, dans la région où il est né (Colmar), et où il vit, dont il faisait la promotion avec distinction et toujours une bonne programmation, jazz sans aucun doute.
Tout cela et d'autres choses vous sont racontées dans le détail par le livret consistant de Jordi Pujol, et pour mieux connaître Michel Hausser, vous pouvez encore lire son interview dans Jazz Hot n°544.
Ce double album est donc indispensable pour de nombreuses raisons. La dernière, c’est que le 7 février, Michel Hausser aura 94 ans. Bon anniversaire, Monsieur Michel Hausser!
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021

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Philippe Milanta
1,2,3,4!

Aqwabuka°, Tolana+, Aam°°, I Want a Little Girl*, Colyn Two*, Cotton Tail°, Manomena°, Yellow Days*, Régeline°, Puis au galop°°, Palaqwa, Twelve for a Change°, Tre Espressi°°, Menaaja*, Hackensack°

Philippe Milanta (p, solo*), Thomas Bramerie (b) except*, Leon Parker°, Lukmil Perez°° (dm)

Enregistré en juillet 2020, Meudon (92)

Durée: 59’ 16”

Camille Productions 072020 (Socadisc)

 

Avec cette nouvelle production sur le label Camille Productions, on est au cœur des mondes de Philippe Milanta. Le pianiste de haut niveau s’est souvent mis au service d’autres artistes et d’autres répertoires, avec talent et personnalité, dans le jazz de culture aussi bien que dans le jazz ludique, dans des formes de la tradition plus ou moins contemporaines. Mais ici, c’est pour l’essentiel son répertoire avec quelques bornes de son univers, jazz et pas seulement, mais toujours passés au filtre de son expression, de son invention. Musicien cultivé, Philippe Milanta embrasse des paysages musicaux variés.

Dans ce disque, il y a ainsi onze originaux, un seul standard («I Want a Little Girl»), deux compositions du jazz, une de Thelonious Monk («Hackensack») et une de Duke Ellington («Cotton Tail»), et un court titre de musique populaire («Yellow Days») d’Álvaro Carrillo Alarcón (1921-1969), un compositeur d’origine mexicaine, «librement adapté» par un Philippe Milanta amoureux de Claude Debussy (ses hommages récents au Maître et dans le beau «Menaaja» sur ce même CD) et d’Eric Satie (son balancement de main gauche sur «Yellow Days»), une splendide pièce de moins de trois minutes. Ce titre a connu une notoriété controversée lors d’une rencontre inaboutie entre Frank Sinatra et Duke Ellington. Le répertoire est bien équilibré et la qualité des compositions originales –ce n’est jamais une évidence en jazz– propose une large découverte de l’univers de Philippe Milanta.
Dans ce monde fait d’harmonies, d’atmosphères et parfois d’éclats («Colyn Two», une coquetterie), mais aussi de swing, de blues et de drive, le toucher cristallin, amplifié par une utilisation savante des pédales et parfois, en solo, par une résonance du piano, Philippe Milanta s’est entouré d’un complice de jeunesse, Thomas Bramerie, un solide contrebassiste qui a depuis de longues années, comme Philippe Milanta, forgé son style auprès des grands musicien-ne-s de jazz des deux côtés de l’Atlantique. Thomas Bramerie était déjà présent avec le pianiste sur Strickly Strayhorn (Jazz Hot n°681) et la complicité des deux musiciens est l’une des composantes de la réussite de cet album.
Deux batteurs-percussionnistes, les coloristes et très musicaux Leon Parker et Lukmil Perez, viennent alternativement compléter le trio, avec une rencontre en quartet sur «Manomena».

Philippe Milanta est soliste sur quatre thèmes, le standard et trois originaux, laissant apprécier sa virtuosité au service de l’expression, comme le personnel «I Want a Little Girl» dans la grande tradition du beau piano jazz de culture, inventif, brillant. Deux duos, un piano-basse et un piano-batterie explorent les échanges si fertiles des dialogues dans le jazz. Neuf thèmes sont joués en trio, avec l’alternance des batteurs, dont les deux compositions jazz. Enfin, un original est joué en quartet avec deux batteurs («Manomena»), une belle composition lyrique aux accents rythmiques sud-américains subtils avec une intervention bienvenue de Thomas Bramerie. Le titre 1,2,3,4! fait donc à la fois référence à l’attaque traditionnelle d’un thème par un groupe et à la géométrie des formations.

Les thèmes sont de relative courte durée, ce qui donne une grande légèreté d’écoute: seul «Régeline» dépasse les 7 minutes et évoque par certains côtés un autre attachement de Philippe Milanta, l’univers et la manière d’Ahmad Jamal, comme sur les jeux d’alternance rythmique («Cotton Tail», «Puis au galop»…).
Le blues «Twelve for a Change» rappelle que Philippe Milanta possède les arguments d’un pianiste de jazz de culture, notamment cette dimension blues qui ne va pas de soi chez tous les pianistes de jazz de tous les continents hors du cadre afro-américain de naissance. C’est ce qui explique également sa capacité à donner à ses propres compositions une dimension swing, malgré parfois leur inspiration plutôt européenne.
«Palaqwa» est une valse jazzée, lyrique, à rapprocher par l’esprit de «Manomena» où le contrechamp à l’archet de Thomas Bramerie apporte un supplément d’âme. «Cotton Tail» alterne les rythmes médiums et up tempo, dans un savant montage, avec de belles parties de contrebasse et de batterie et de petites citations de Randy Weston. C’est un peu l’esprit course qu’on retrouve dans «Puis au galop» où le trio de Philippe Milanta donne la pleine mesure de son drive, dans les passages où la fougue se libère, comme sur les réjouissants «Tre Espressi» et «Hackensack» avec clins d’œil ellingtoniens.

1,2,3,4!, malgré des titres mystérieux difficiles à mémoriser, est le disque qui synthétise le mieux, à ce jour, la personnalité musicale de Philippe Milanta, ses goûts, ses choix, ses inspirations, sa manière, son parcours déjà long dans le jazz, toutes dimensions trop souvent masquées par ses aptitudes (et son goût certainement) à mettre en valeur la musique des autres.

Il faut parfois qu’un artiste fasse son introspection pour savoir faire émerger la spécificité de son expression et, avec la palette de Philippe Milanta, ce serait dommage de ne pas persévérer dans ce chemin très original bien que plus escarpé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
CHRONIQUES © Jazz Hot 2020

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René Thomas
Remembering René Thomas

CD1: Motion, There'll Never Be Another, Lover Man, Stella by Starlight,  Whose, Au Privave,  Blue Train, Milestones, Motion, All Mornin' Long, It Could Happen to You, Never Morning
CD2: Milestones, It Could Happen to You, Oleo, Ballata in forma di blues, It Could Happen to You, I Remember Sonny, Au Privave, Easy Living, Our Delight, Moonlight in Vermont, Well You Needn't, Blues, Stardust

René Thomas (g) avec différentes formations comprenant Herman Sandy (tp), Jacques Pelzer (as), Bobby Jaspar (ts, fl), Jean Fanis, Jack Diéval, Amedeo Tommasi, Joël Vandroogenbroeck (p), Jimmy Smith (org), Paul Dubois, Bob Roach, Jacques Hess, Benoît Quersin (b), George Braxton, Daniel Humair, Jose Bourguignon, Franco Manzecchi, Donald Bailey (dm)

Enregistré le 18 mai 1955, Bruxelles; en février 1960, à Montréal, Canada; le 30 juillet 1961, Comblain-la-Tour; le 6 novembre 1961 et fin 1961, Paris; le 16 janvier 1962, Bruxelles, les 20 et 22 juillet 1962, Antibes-Juan les Pins, été 1962 à Paris

Durée: 1h 15’ 05”

Fresh Sound Records 993 (Socadisc)


Voici donc grâce à Jordi Pujol, qui réactive chez Fresh Sound la mémoire enregistrée du jazz avec une persévérance digne de tous les éloges (restitution sonore, livrets très bien documentés, illustrés), un double album qui honore le talent exceptionnel du grand René Thomas –après Django également belge de naissance– le guitariste fondateur de cette grande aventure de la six cordes en Belgique où elle est d’une certaine manière l’instrument roi, car la descendance a été généreuse, autant quantitativement que qualitativement. Et cette dynastie se prolonge, bien que ce centre de l’Europe compte également d’autres excellents musiciens de jazz sur tous les instruments.
Il faut redécouvrir René Thomas par le son ici, et par le texte et l’image en vous reportant notamment aux articles de Jean-Pol Schroeder et Jean-Marie Hacquier dans le Jazz Hot n°530 avec beaucoup de témoignages de ses collègues musiciens évoquant le génie du guitariste. Il y a par ailleurs les Jazz Hot n°208, n°283 et n°313. Comme le dit l’article, René Thomas a effectué sa synthèse à partir de différentes influences, d’abord Django Reinhardt dont il possède l’apprentissage non académique et l’esprit de virtuosité, et, parce qu’il appartient à la génération d’après la Seconde Guerre qui a vu naître le bebop, à partir des innovations de Charlie Christian, Billy Bauer, Jimmy Raney et de sa rencontre avec Jimmy Gourley à Paris où René Thomas a gravé une partie de son histoire. Il y a dans le livret une photo réunissant Jimmy Gourley, René Thomas, Sacha Distel et Jimmy Raney à Paris en 1954. Une partie de la documentation vient de Robert Jeanne (cf. Jazz Hot n°679), l’un des survivants de cette grande histoire…

Sur le plan discographique, ce double album reprend le disque de Jacques Pelzer (as) avec son Modern Jazz Sextet, Innovation in jazz-Vol.2, de 1955, des enregistrements live et radios de 1960-61-62, au Canada, au festival de Comblain-la-Tour, à Paris (émission Jazz aux Champs-Elysées en 1961 et 1962), pour la radio-télévision belge, au Festival de Juan-les-Pins. Le producteur a donc utilisé plusieurs sources, dont l’INA en France, pour nous proposer une sélection rare de titres par René Thomas. La bonne discographie parue dans le n°530 vous donnera une vue d’ensemble de son parcours.

Ces enregistrements se situent en amont et en en aval de sa rencontre et du disque avec Sonny Rollins, en 1958, et de son magnifique Guitar Groove en leader pour Jazzland (Original Jazz Classics) de 1960 qui installèrent René Thomas au sommet d’un art où il côtoya par la suite Chet Baker, John Lewis, Sonny Criss, Lou Bennett, Lucky Thompson, Stan Getz, Kenny Clarke, sans oublier ses amis belges, Jacques Pelzer, Bobby Jaspar, etc. Dans ce Remembering René Thomas, on note encore sa rencontre avec l’organiste Jimmy Smith à Juan-les-Pins.
Sur le plan stylistique, René Thomas c’est la clarté des phrases, l’aisance, cette curiosité qui lui fait citer Ornette Coleman dans «Never Morning», l’une de ses compositions. C’est aussi un swing toujours présent dans un répertoire mêlant les standards, les compositeurs du jazz, surtout de sa génération, Thelonious Monk, Miles Davis, John Coltrane, Charlie Parker, Sonny Rollins, Tadd Dameron.
Dans tous les registres, il est René Thomas, c’est à dire une profusion de notes bien détachées, un des plus beaux sons de l’histoire de la guitare jazz, une vraie poésie qui se transmettra à l’âme belge des guitaristes, une adhésion sans réserve au langage de son époque, avec un souci presque classique de la mise en place. C’est aussi une imagination originale dans ses chorus portée par un phrasé guitaristique plein d’accents. Il remplit l’espace comme on pourrait le dire d’un pianiste bebop, comme Bud Powell dans de longues phrases. La belle version de «It Could Happen to You» avec Bobby Jaspar et Jack Diéval (Paris 1961) est un régal comme le brillant «Oleo», un échange avec Jaspar. René Thomas est aussi capable de faire chanter sa guitare («Moonlight in Vermont», «Stardust») avec beaucoup d’expression, de sonner de tous ses éclats («Well, You Needn’t») ou de jouer le blues le plus bleu («All Morning Long» de Red Garland à Comblain-la-Tour) ou avec Jimmy Smith à Antibes…
Le titre de ce disque est bien choisi: Remembering René Thomas est une nécessité!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Jazz at Lincoln Center Orchestra
Big Band Holidays II

It’s the Most Wonderful Time of the Year4, Cool Yule3, We Three Kings1, O Tannenbaum1, Rise Up Shepherd and Follow2, (Everybody’s Waitin’ for) The Man With the Bag4, What Will Santa Claus Say? (When He Finds Everybody Swingin’)2, Brazilian Sleigh Bells2, Silver Bells2, Snowfall, Silent Night1
Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton Marsalis (lead3-4, tp) et selon les titres Marcus Printup, Kenny Rampton, Ryan Kisor, Greg Gisbert, Bruce Harris, Tatum Greenblatt (tp),

Vincent Gardner, Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason, Sam Chess, Eric Miller (tb), Sherman Irby (lead1-2, ss, as, cl fl), Ted Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (lead4, ss, ts, cl), Walter Blanding (ts, cl, shaker), Paul Nedzela (ss, bar), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson, Marion Felder, Charles Goold (dm) + James Chirillo (g), Aretha Franklin (voc, p), Audrey Shakir, Denzal Sinclaire, Catherine Russell, Veronica Swift,

Enregistré les 17-19 décembre 20151, 14-18 décembre 20162, 13-17 décembre 20173 et 19-23 décembre 20184, Lincoln Center, New York, NY

Durée: 1h 06’ 15’’

Blue Engine Records 0020 (http://blueenginerecords.org)


Les concerts de Noël du Jazz at Lincoln Center Orchestra donnés au Frederick P. Rose Hall du Lincoln Center (sous le titre «Big Band Holidays») sont une tradition à laquelle Wynton Marsalis et ses musiciens s’adonnent toujours avec un plaisir enfantin, bonnets rouges sur la tête. Alors que cette année la fête est gâchée par une assignation mondiale à résidence, ce
Big Band Holidays II, rassemblant des extraits live, pris sur les années 2015 à 2018, restitue quelques bribes de ces grandes soirées, qui sont avant tout une fête pour le jazz orchestrée par l’un des meilleurs big bands de la planète. Cet album vient après un premier volume couvrant les années 2013 et 2014 où les chanteurs Cécile McLorin Salvant, Gregory Porter, René Marie et déjà le guitariste James Chirillo étaient les invités du JLCO. Sur ce volume 2, ces guests restent de haut niveau avec en particulier, lors des concerts de décembre 2015, l’intervention très émouvante de la grande Aretha Franklin (disparue en 2018), s’accompagnant seule au piano pour une version gospel de «O Tannenbaum» («Mon beau sapin»), chant traditionnel d’origine allemande qu’Aretha interprète d’ailleurs en partie dans la langue de Goethe (elle l'avait déjà enregistré pour l’album collectif A Very Special Christmas 2, en 1992, avec une sirupeuse section de cordes). Toujours sur ces concerts de 2015, nous avons également affaire à deux excellents vocalistes: Denzal Sinclaire et Audrey Shakir. Le premier (qu’on entend seul sur «We Three Kings»), né en 1969 à Toronto, est également pianiste, guitariste, batteur et comédien. Son timbre chaleureux et velouté évoque celui de Nat King Cole qu’il a d’ailleurs interprété dans une comédie musicale (Unforgettable), outre de multiples collaborations allant de Dee Dee Bridgewater au Count Basie Orchestra. Audrey Shakir s’inscrit quant à elle dans une belle filiation avec Sarah Vaughan. Originaire de Cleveland, OH, mais résidant à Atlanta, GA, elle a fait ses classes à New York notamment auprès de Barry Harris. Nous apprenons par ailleurs, à l’occasion de cette chronique, qu’elle a sorti en 2009 un album (If You Could See Me Now, Hot Shoe Records) avec Kenny Barron. Leur duo sur un «Silent Night» très blues, grâce aussi à la contribution de James Chirillo, est l’un des très bons moments de ce disque.
Les plages tirées des concerts de 2016 offrent trois titres instrumentaux, dont le très dynamique «Brazilian Sleigh Bells» arrangé par Carlos Henriquez qui a donné à la composition du Canadien Percy Faith, inspirée par les mariachis mexicains, un habillage harmonique scintillant. Deux autres thèmes («What Will Santa Claus Say?» et «Silver Bell») laissent le champ libre à l’expression hot de Catherine Russell. C’est encore une forte personnalité vocale qui s’impose ici face au grand orchestre. Elle intervient également sur «Cool Yule», seul enregistrement pour l’année 2017, où elle donne la réplique à Walter Blanding et Sherman Irby. Un morceau au swing incandescent qui rappelle les riches heures du Count Basie Orchestra. Enfin, l'album propose deux extraits captés en 2018: un instrumental,
«It’s the Most Wonderful Time of the Year», profitant également d’un bel arrangement –signé de Wynton Marsalis également auteur de plusieurs interventions superbes– et un morceau vocal, «(Everybody’s Waitin’ for) The Man With the Bag»assuré par Veronica Swift, une jeune pousse révélée par JALC et qui confirme son talent.
Un disque qui donne l'occasion de rappeler que Wynton Marsalis est, tout au long de l'année (y compris en période de crise), un véritable Père Noël pour les amateurs de jazz.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Hot Sugar Band & Nicolle Rochelle
Eleanora: The Early Years of Billie Holiday

What a Night, What a Moon, What a Girl, It’s Like Reaching for the Moon, The Way You Look Tonight, Fine and Mellow, Did I Remember, Moanin’ Low, With Thee I Swing, A Sailboat in the Moonlight, No Regrets, Mean to Me, The Man I Love, What a Little Moonlight Can Do, Yesterdays
Corentin Giniaux (cl, ts), Julien Ecrepont (tp), Jean-Philippe Scali (as, cl), Vincent Simonelli (g), Bastien Brison (p), Julien Didier (b), Jonathan Gomis (dm) + Nicolle Rochelle (voc)
Enregistré les 7, 8 et 9 septembre 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 56’ 09’’
CQFD 33020 (L’Autre Distribution)


Encore une formation qui propose une relecture dynamique du répertoire jazz! Fondé il y a dix ans, le Hot Sugar Band, possède la particularité d’être lié de près à l’univers de la danse et du lindy-hop et s’est produit, ces dernières années, dans de multiples festivals et événements swing à travers l’Europe et même l’Asie. L’orchestre affirme ainsi puiser son inspiration chez John Kirby, Artie Shaw et Count Basie (liste non limitative, of course). Il est aujourd’hui animé par le clarinettiste, saxophoniste (et aussi claviériste) Corentin Giniaux, un musicien partagé entre des mondes musicaux fort éloignés, de la tradition Django à la musique électronique. Après la sortie de son troisième album, Wondering Where, en 2017, le Hot Sugar Band a entamé l’année suivante une collaboration avec Nicolle Rochelle autour du premier répertoire –celui des années 1930– d’Eleonora Fagan, dite Billie Holiday. Régulièrement invitée par des big bands (Duke Orchestra, Barcelona Jazz Orquestra…) pour son talent scénique alliant énergie, charme et humour, Nicolle Rochelle avait déjà incarné Lady Day pour le spectacle Le Blues de Billie Holiday (2015) avec le Swiss Yerba Buena Creole Rice Jazz Band.
Si son grain de voix n’est pas très loin de celui de Billie (sans atteindre bien sûr sa dimension expressive hors norme), la chanteuse et comédienne se rapproche ici au plus près de la personnalité vocale de son modèle sans verser totalement dans l’imitation ni perdre son caractère propre. Sa performance bluffante, comme la qualité des solistes de l’orchestre et celle de l’écriture des arrangements, font de cet Eleanora un hommage plein de vie, de blues et de swing, par ailleurs respectueux de la musique originale. Le livret remet brièvement dans son contexte les titres joués: certains incontournables comme «The Man I Love» (belle version entièrement instrumentale), d’autres un peu moins connus, tel «It’s Like Reaching for the Moon» que Nicolle restitue avec intensité. De même, sur «Fine and Mellow», elle confirme son aisance sur le blues qui imprègne également le jeu de Bastien Brison ainsi que celui de Corentin Giniaux et Jean-Philippe Scali aux saxophones. Ces derniers font également deux bonnes interventions (cette fois à la clarinette et à l’alto), de même que Julien Ecrepont, sur une version très enlevée de «What a Little Moonlight Can Do», fidèle à l’esprit de l’enregistrement de 1935 (Brunswick 7498) avec Teddy Wilson, Benny Goodman, Ben Webster et Roy Eldridge. Nicolle Rochelle excelle également dans ce registre très swing (bravo aussi à la section rythmique) où sa truculence fait merveille quand Billie (20 ans à l’époque) y mettait une nuance de blues qui traduisait l’expérience d’une vie marquée par les épreuves. Cette évocation très réussie de Lady Day et des musiciens qui partagèrent avec elle la scène et les studios à l’orée de sa carrière, imagine même une rencontre avec Django par l’entremise de Vincent Simonelli (joli duo guitare/voix sur «A Sailboat in the Moonlight»). Un très bon travail collégial, porté par une artiste décidément surprenante.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Gabriel Latchin Trio
I'll Be Home for Christmas

Winter Wonderland, Jingle Bells, Santa Claus Is Comin’ to Town, I’ll Be Home for Christmas, A Toast to Friends, The Christmas’ Song, White Christmas, God Rest Ye Merry Gentlemen, Have Yourself a Merry Little Christmas, Rudolph the Red-Nosed Reindeer, Silent Night
Gabriel Latchin (p), Dario Di Lecce (b), Josh Morrison (dm)

Enregistré le 4 août 2020, Londres

Durée: 51’ 38’’

Alys Jazz 1503 (www.gabriellatchin.com)


C’est une jolie découverte que nous faisons avec le jeune pianiste britannique Gabriel Latchin, lequel nous présente ici son troisième album, un disque de Noël dans la grande tradition du jazz. Initié au piano et au jazz par sa grand-mère à l’âge de 9 ans, il se tourne d’abord vers le jeu d'Oscar Peterson. D’autres maîtres (d’Art Tatum à Bill Evans) nourriront plus tard son expression, en particulier Barry Harris et Cedar Walton qu’il tient aujourd’hui pour ses deux principales influences. Après avoir suivi de sages études d’économie, Gabriel Latchin se frotte à la scène jazz d’Edimbourg puis parachève sa formation musicale à Londres, à la Guildhall School of Music and Drama. Il compte parmi ses mentors Aaron Goldberg, Peter Bernstein et Grant Stewart qui n’est sans doute pas étranger à sa sensibilité à l’univers rollinsien. Un cursus qui aura amené Gabriel Latchin à maîtriser avec talent le langage du jazz. Christian McBride, qui n’est pas le premier venu, ne s’y est d’ailleurs pas trompé et a fait appel à lui en 2016 pour un prestigieux concert au Wigmore Hall, avec la chanteuse lyrique Renée Fleming. Depuis, le pianiste s’est imposé dans le paysage jazz londonien où il se produisait régulièrement à la tête de son trio jusqu'au début 2020.
Le swing aérien de Gabriel Latchin, son jeu élégant et subtil, puisant dans le blues et le gospel, sont un véritable régal. Il est de plus entouré de solides partenaires: l’Italien Dario Di Lecce, basé à Londres depuis 2012, a notamment enregistré avec George Garzone; Josh Morrison, londonien de naissance, a étudié à Berklee et a accompagné la fine fleur du jazz britannique, outre des collaborations avec Grant Green, Eric Alexander ou Andrea Pozza. Avec beaucoup d’énergie et d’inventivité, le trio renouvelle le plaisir d’entendre ce beau matériau que constituent les christmas songs et les restitue avec une variété de couleurs qui conserve le plaisir intact tout au long de l’album: du très monkien «Santa Claus Is Comin’ to Town» à un «Jingle Bells» et un «Rudolph the Red-Nosed Reindeer» dont les fulgurances évoquent tant Hank Jones qu’Ahmad Jamal, en passant par un «Silent Night» enraciné dans le gospel.
Un disque très réussi et une chaleur artistique nécessaire en cette fin d'année 2020 réduite à la survie déshumanisée.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Teodross Avery
Harlem Stories: The Music of Thelonious Monk

Teo°, Monk's Dream°, Ruby My Dear°+, Evidence, Rhythm A-Ning°, In Walked Bud*, Ugly Beauty*, Pannonica*, Trinkle-Tinkle*, Boo Boo's Birthday*
Teodross Avery (ts, ss, arr), Anthony Wonsey (p)°, D.D.Jackson (p)*, Corcoran Holt (b), Willie Jones III (dm)°, Marvin Bugalu Smith (dm)*, Allakoi Mic Holden Peete (cajón)+
Enregistré le 14 janvier 2020, Brooklyn, New York, NY
Durée: 1h 03’ 25”
WJ3 Records 1024 (http://wj3records.com)


Teodross Avery, un post coltranien par l’esprit, l’énergie et la manière –bien qu’au niveau du son de ténor on puisse aussi faire référence à Sonny Rollins– (cf. After the Rain: A Night for Coltrane), se met ici en tête de retrouver l’esprit et la puissance d’Harlem, l’un des cœurs du jazz depuis l’origine dans le récit du jazz. Il a choisi la musique de Thelonious Monk pour ce voyage dans le temps à Harlem qu’il prolonge en 2020. Il réarrange un répertoire, savamment sélectionné en fonction des qualités de ses formations en 2020, dans l’œuvre de Thelonious Monk. Difficile de dire quels albums en particulier ont servi pour le choix de Teodross, car Thelonious reprenait souvent ses thèmes pour les triturer à sa manière. On pense à Underground pour «Boo Boo's Birthday» et «Ugly Beauty» ou à Monk  pour «Teo», peut-être Brilliant Corners pour «Pannonica», mais pour le reste difficile à dire. On vous conseille un petit retour sur la discographie complète de Thelonious Monk parue dans le n° Spécial 1998, à laquelle il conviendra d’ajouter les inédits parus depuis, notamment le récent restitué d’un concert à Palo Alto en 1968.
Deux quartets se partagent cinq thèmes chacun, avec de splendides musiciens dans les deux cas. Même si on retrouve à travers les compositions le monde particulier du célèbre pianiste, car Teodross Avery a voulu rester près du texte, et en particulier du swing très marqué de Monk, la manière est celle de musiciens de 2020 qui jouent comme ils sont. Les deux pianistes, qui ont la lourde charge du piano dans cette production, ne font pas du Monk, mais une relecture très personnelle, et comme Anthony Wonsey et D.D. Jackson, qu’on est heureux de retrouver en disque, ont des styles très particuliers, ça fonctionne parfaitement. Teodross Avery développe sa manière, et s’il évoque Charlie Rouse parfois dans son exposé des thèmes, très littéral comme le souhaitait Monk de ses saxophonistes, même John Coltrane, il s’affranchit aussi très vite de toute reproduction pour laisser libre cours à une imagination débridée, servie par une technique et une puissance hors norme. C’est un splendide saxophoniste de jazz dans la grande tradition. La première série est réalisée avec un pianiste trop méconnu, Anthony Wonsey, et Willie Jones III, le brillant batteur qui faisait la couverture du Jazz Hot n°669, et qui est aussi producteur et patron de son propre label, WJ3 Records, sur lequel est produit ce disque. Le bassiste Corcoran Holt, comme Teodross Avery, est présent dans les deux groupes. Les cinq titres de Monk repris par ce quartet, bien que réarrangés par le leader, et magnifiés par son drive coltranien au ténor, atteignent une sorte de classicisme dans la manière bien que les musiciens fassent preuve et de leur personnalité et de leur créativité: si les thèmes sont marquants, ils ne brident nullement l’imagination. Ils permettent l’expression élégante de Wonsey et le foisonnant du jeu de Willie Jones III. Le gros son au ténor et le débit vertigineux de Teodross Avery font merveille et sur la version «Ruby, My Dear», un percussionniste, Allakoi Mic Holden Peete, vient rappeler Rubbie Richardson, l’amie cubaine qui inspira ce thème à Thelonious. Changement d’atmosphère dans l’autre quartet où D. D. Jackson vient apporter son tempérament de feu par son jeu en block chords devenant parfois clusters, en arpèges et en déboulés de notes –quel pianiste!–, et son jeu impétueux, qui peut rappeler Don Pullen ou parfois Jaki Byard dans son introduction à «In Walked Bud», convient parfaitement à Monk et à cette relecture. Il y a dans cette partie du disque, un renouvellement plus marqué des compositions de Monk par une expression plus vive où le drive et l’intensité sont plus accentués. Le choix des thèmes est encore judicieux, avec cette belle interprétation de «In Walked Bud», «Ugly Beauty», «Trinkle Tinkle». On découvre aussi un excellent batteur, Marvin «Bugalu» Smith, très à l’aise sur ce répertoire.
Ce qui ressort de ces deux fois cinq titres, c’est un swing permanent, une inventivité enracinée dans la tradition, et cette puissance qui se dégageaient aussi de l’original. Teodross Avery n’a pas cherché à provoquer ou à détourner une belle œuvre, il l’a au contraire honoré en en donnant une version personnelle digne de l’originale. En restant lui-même, en choisissant des musiciens à fortes personnalités musicales, connaisseurs de l’univers de Monk, il a réalisé un bel enregistrement. Signalons que Teodross Avery alterne au soprano sur les thèmes «plus féminins»: «Ruby, My Dear», «Ugly Beauty» et «Pannonica», mais pas sur «Boo Boo’s Birthday» (la fille de Thelonious) comme on aurait pu l’attendre où son timbre au ténor s’éclaircit cependant (dans les aigus). D. D. Jackson y donne un chorus à sa façon, passionnant.
Un beau voyage dans le Harlem de Thelonious Monk qui se termine par la corne en double sonorité façon John Coltrane, un petit clin d’œil!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Félix Hunot
And The Jazz Musketeers

Ostrich Walk, My Pretty Girl, Lazy Bones, Froggie More, Adrian’s Dream, Mississippi Mud, Memories of You, I’m Walkin’, Cryin’ All Day, Japanese Sandman, Thanks for the Memory, Mamanita, Tiger Rag, Ballad Medley R. Wagner
Félix Hunot (g, bjo, voc), Malo Mazurié (cnt, tp), David Lukàcs (cl, ts), Attila Korb (bs, voc)

Enregistré les 17 et 18 février 2020, Beaumont-sur-Oise (95)
Durée: 47’ 30’’
Autoproduit (felix.hunot@gmail.com)

Jazz Age Centenaire
Edition: 1920

Whispering, Avalon, Waiting for the Sun to Come Out, After You Get What You Want You Don’t Want It, I Never Knew I Could Love Anybody (Like I’m Loving You), Swanee, Let the Rest of the World Go By, Crazy Blues, Look for the Silver Lining, When My Baby Smiles at Me, St. Louis Blues, (I’ll Be With You in) Apple Blossom Time, Alcoholic Blues, Ain’t We Got Fun
Scott Emerson (voc), Jérôme Etcheberry (tp), Félix Hunot (g, bjo), Raphaël Dever (b)

Enregistré en octobre 2019, Paris et en juillet 2020, Villennes-sur-Seine (78)

Durée: 48’ 56’’
Klarthe 032 (www.klarthe.com)


Ces deux bons disques de jazz dit «traditionnel» ont en commun la présence du guitariste, banjoïste et chanteur Félix Hunot (né en 1985 dans le Var) appartenant à cette nouvelle génération de musiciens qui s’approprie avec fraîcheur et enthousiasme le riche patrimoine issu du jazz des origines. Au demeurant, Félix Hunot se présente en leader sur l’album The Jazz Musketeers; une première pour celui qu’on a découvert avec le trio Three Blind Mice (voir Jazz Hot n°677 et 2019) aux côtés de Sébastien Girardot et de Malo Mazurié, lequel est présent ici. Au cours de son cursus universitaire, l’enseignement de Jean-François Bonnel à Aix-en-Provence n’est certainement pas étranger à l’ancrage dans le jazz classique du jeune homme qui monta ses premiers groupes avec sa condisciple Cécile McLorin-Salvant.Quant aux deux autres mousquetaires du disque, le Néerlandais David Lukàcs, qui s’inscrit dans la tradition Benny Goodman, et le Hongrois Attila Korb, instrumentiste à la polyvalence impressionnante (trombone, trompette, saxophone basse, piano…) ce sont, comme Malo Mazurié, des partenaires réguliers depuis 2013, date à laquelle remonte leur rencontre avec Félix Hunot, tout juste alors arrivé de Provence. Ils ont depuis partagé bien des aventures musicales, notamment aux côtés d’Harry Allen et Scott Hamilton. En l’absence de piano, de contrebasse et de batterie, Félix Hunot assure le soutien harmonique du quartet ainsi que le soutien rythmique avec le saxophone basse qui reprend l’emploi du soubassophone dans les fanfares. La sonorité du groupe n’en est pas moins riche, d’autant que l’alliage du banjo, du cornet et de la clarinette lui donne des couleurs chatoyantes comme sur l’excellent «Tiger Rag». Félix Hunot se révèle aussi être un agréable chanteur, notamment sur les morceaux plus lents comme «Lazy Bones».
Sur le second disque, on retrouve le banjoïste au sein d’un autre quartet pianoless, Jazz Age Centenaire, sans leader affiché. Il y donne la réplique à des musiciens un peu plus avancés en âge et en expérience, à commencer par les solides Jérôme Etcheberry et Raphäel Dever. Le chanteur, Scott Emerson, originaire de Los Angeles, poursuit depuis plus de vingt-cinq ans, en France, une carrière entre opéra et comédie musicale qui explique sa façon d’aborder, à la mode de Broadway, les thèmes de cette Edition: 2020. L’album est basé sur un concept intéressant: reprendre, cent ans plus tard, des «hits» de l’année 1920 ayant connu par la suite des fortunes diverses: certains ont intégré le répertoire des standards du jazz («St. Louis Blues» publié en 1914 par W.C. Handy, «Whispering» de Malvin et John Schonberger…) d’autres, au contraire, ont disparu des mémoires, comme «Alcoholic Blues», chanson humoristique d’Edward Laska et Albert Von Tilzer, enregistrée par le populaire ténor Billy Murray (1877-1954) en janvier 1919, un an tout juste avant la mise en application de loi sur la Prohibition. De manière très pertinente, le livret précise synthétiquement l’historique de ces succès phonographiques qui ont ouvert les Années Folles. Une démarche savante qui va de pair avec un traitement respectueux du matériau musical, sans condescendance, mais renouvelé via un beau travail collectif d’arrangement et une interprétation pleine de swing.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThelonious Monk
Palo Alto

Ruby, My Dear, Well-You Needn't, Don't Blame Me, Blue Monk, Epistrophy, I Love You Sweetheart of All My Dreams
Thelonious Monk (p), Charlie Rouse (ts), Larry Gales (b), Ben Riley (dm)

Enregistré le 27 octobre 1968, Palo Alto, CA

Durée: 47’ 20”

Impulse! 00602507112851 (Universal Music)


Encore une nouveauté concernant une légende du jazz. La technologie, en dehors de la 5G et de la surveillance policière du trou du cul du monde, peut aussi produire de l’essentiel et de la libération, quand il s’agit de restaurer en particulier la mémoire (sonore et visuelle), et c’est à ça qu’on devrait la limiter en totalité pour éviter de se tromper dans des entreprises totalitaires comme celle que nous vivons, et pour couper l’herbe sous les pieds des mégalomanes qui nous y dirigent.
Voici donc une belle nouveauté d’un autre temps où l’on venait juste encore de rêver d’alternative, malgré la présence du Général de Gaulle qui après avoir créé les conditions de notre enfermement en 2020 (la constitution), s’accrochait encore au pouvoir après un naufrage conformiste et démocratique dont les Français-es sont encore coutumiers en 2020.
Mais, car il y a un mais, le 27 octobre 1968, Thelonious Monk est encore là dans un paysage du jazz qui compte toujours beaucoup de ses fondateurs, même si les rangs commencent à s’éclaircir: après les départs d’Art Tatum, Billie Holiday, Lester Young, les dernières générations en particulier ont perdu, dans la tourmente du temps, deux des pères du bebop (Charlie Parker et Bud Powell), et John Coltrane vient juste de quitter la scène pour les Verts Pâturages.
Louis, Duke, Count, Earl, Ella, Dizzy, Blakey, Max, Mingus sont encore au sommet de leur art dans un jazz qui compte des centaines de musiciens d’exception. Thelonious Monk joue toujours avec son quartet de fidèles, Charlie Rouse, Larry Gales et Ben Riley, l’une de ses formations tout entière au service de l’art si particulier du pianiste, qui ne fait qu’approfondir son sillon, avec l’obstination d’un Van Gogh, dans une sorte de perfection atteinte dont il donne à chaque apparition une version, comme un peintre produit parfois plusieurs chefs-d’œuvre sur le même thème. Nulle nouveauté au sens convenu par le Ministère de la Culture depuis Jack Lang, nulle création au sens d’inouï, pas même les thèmes mille fois joués par Monk. Mais voilà, et c’est la beauté et tout le mystère de l’Art, écouter ce quartet ou ce pianiste en solo, c’est toujours de l’Art, magique, jamais pareil exactement bien que très proche, comme ici les splendides versions en quartet de «Well, You Needn’t» (chorus magnifique de Larry Gales à l’archet et la voix, à la Slam Stewart, perfection du jeu de batterie de Ben Riley qui accentue de ses baguettes ultra-précises les discours de tous, avant un chorus toujours essentiel, virtuose sur les caisses, Charlie Rouse dont le discours s’entoure comme une liane autour de l’arbre monkien, tortueux, anguleux), de «Blue Monk», «d’Epistrophy» tout aussi magnifiques ou de «Don’t Blame Me» et «I Love You Sweetheart» en solo. L’Art et la création, en live comme ici, avec toute l’énergie d’un moment de grâce et de conviction, ce n’est pas écouter du nouveau par principe, mais écouter un artiste, Thelonious Monk, jouer avec sa formation du Thelonious Monk, comme il l’a toujours fait, avec tout ce qui fait l’extraordinaire de son expression, et c’est un ravissement de l’âme, un absolu.
Il fut un temps où les amateurs de jazz, qui avaient pourtant des disques en moins grand nombre, connaissaient le jazz jusqu’au bout des sillons, aimaient à découvrir en live leurs artistes préférés pour ce qu’ils sont, et non pour être surpris ou provoqués. Les artistes n’étaient pas là pour déstabiliser leur public mais pour communier, au sens de mettre en commun l’art dont ils étaient les dépositaires, avec un public qui le comprenait, l’appréciait et les remerciait de cette authenticité.
Et c’est justement à ce public qu'on doit ce disque, incarné en cette occasion par un adolescent lycéen de 17 ans, Dany Scher, «juif» est-il précisé à l'entame du texte de livret, sans qu’on sache à ce moment si ce détail a une importance. Quand on connaît l’histoire du jazz, on sait que c’est important, mais si on précise, on doit faire l’effort de l’explication. Cela dit, pour ceux qui veulent creuser, il faut lire le livret en entier et préciser qu’on trouve en coproducteur Zev Feldman, qui donne actuellement au jazz pour le plaisir des oreilles et du cœur, quelques restaurations, redécouvertes absolument splendides de l’âge d’or du jazz (cf. les chroniques récentes de Johnny Griffin et Eddie Lockjaw Davis, et Eric Dolphy). Dany Sher, malgré son âge, est déjà amateur de jazz depuis ses 10 ans, et dans sa high school de Palo Alto, il a décidé de promouvoir le jazz, alors qu’aujourd’hui il aurait fait de la programmation pour ordinateur: autres temps, autres mœurs. Batteur amateur, son ambition est surtout l’histoire et la promotion de cet art. Malgré son orchestre dixieland, sans œillères, il propose des cours et des écoutes du jazz des origines jusqu’au free jazz, la branche expressive née à son époque.
Le jazz est sa passion, qu’il assouvit en jouant mais aussi en simple spectateur-amateur dans les clubs, en concerts, à la radio et, dès qu’il le peut, il récolte les numéros de téléphones des musiciens pour pouvoir organiser des concerts à Paly (Palo Alto), pour financer de bonnes œuvres et un club où il invite des musiciens de jazz. Il a deux idoles: Duke Ellington et Thelonious Monk, et malgré son jeune âge, avant le Quartet de Monk, il a déjà fait venir, avec succès, Jon Hendricks (voc), Cal Tjader (vib), Vince Guaraldi (p). Il contacte alors avec l'inconscience de l'amateur le manager de Monk, Jules Colomby, signe un contrat pour 500 dollars, et organise ce concert avec un prix d’entrée de 2 dollars. Les places ne se vendent pas bien, le pays est encore sous le choc de la tragédie de la mort de Martin Luther King, Jr. et de Robert Kennedy. Comme il s’en souvient (notes de livret), son école, blanche principalement par la fréquentation et le quartier, promeut l’une des principales formes d’expression noire, mais il en est alors inconscient, complétement «color blind» sur le plan musical. La police l’a prévenu de ne pas afficher dans le quartier noir (l’Est de Palo Alto) afin de ne pas attirer d’Afro-Américains pour le concert qui se déroule à l’école et dans le quartier blancs. 
Le jeune Dany n’obéit pas, car sa première préoccupation, en bon organisateur, est que la salle soit pleine, et il vend de la publicité à des commerçants dans son programme pour promouvoir plus largement le concert au bénéfice (éventuel si la recette le permet) des œuvres de la High School.
Les gens, même dans le quartier Est, restaient septiques quant à la venue de Thelonious Monk, une célébrité dans le jazz, déjà présent sur la Côte Ouest, à San Francisco. Monk qui doit aussi se produire à San Francisco en soirée s’inquiète de la manière dont il va pouvoir se rendre dans ce «bled» et en repartir, et c’est le frère de Dany, assez âgé pour conduire qui part chercher l’orchestre dans la voiture familiale, le manche de la contrebasse dépassant par la vitre de la portière. Le concert, en après-midi, va commencer, mais Monk, à son arrivée, comme d’habitude, a faim, et les parents de Dany font la cuisine. Le concert se déroule parfaitement sur le piano dont l’accord a été réalisé par un concierge amateur de jazz, qui obtient le droit d’enregistrer sur son magnéto, ce qui nous vaut aujourd’hui le privilège d’écouter une magnifique musique… Ceux qui ont organisé des concerts de jazz, en France en particulier, dès cette époque, se retrouveront dans tous ces détails épiques et pittoresques d’un bricolage d’amateurs passionnés d’un art, encore possible en ces temps de relative grande liberté comparés à notre époque «réglementée» et «sécurisée» jusqu'à la mort, dimensions qui expliquent la richesse humaine, artistique et participent du caractère populaire au sens noble du jazz, la proximité des musiciens et des publics entre autres qualités. La qualité et l’engagement des musiciens dans la musique à ce concert (ça s’entend) est aussi une extraordinaire leçon artistique, le retour en cadeau des musiciens à l'accueil de ce public, de cet adolescent.

Dany avoue avec honnêteté qu’il n’avait jamais réfléchi aux ramifications politiques et raciales (dixit) d’un concert, mais ce 27 octobre 1968, Palo Alto et East Palo Alto étaient réunis pour écouter Thelonious Monk, et c’est ce qu’avait permis la musique.

En mars 1969, il invitait Duke Ellington, rentrait au College après son diplôme, puis poursuivit à Stanford l’organisation de concerts à partir de sa chambre d’étudiant jusqu’à ce que Bill Graham, un organisateur de San Francisco, l’engage dans son agence où il travaillera pendant 24 ans. Il avait ainsi réalisé son rêve de jeune adolescent d’organiser des concerts de jazz, de promouvoir un art découvert à l’enfance dans une famille soudée autour de son projet. Sans doute, ces éléments tirés du livret, éclairent-ils
 la précision du début, par beaucoup de détails, comme la belle affiche restituée aujourd'hui dans le livret (pliée), mais au-delà, ils racontent ce qui a fait la beauté et l’essentiel du jazz, la rencontre d’artistes populaires et de ce génie du bricolage par des amateurs savants, et c’était parfois encore vrai, bien que plus rarement, avant le confinement du monde occidental de 2020. Pour le futur, on en reparlera, mais on peut en douter. Le jazz, son expression, ont besoin de la démocratie, ils en sont même un des arts majeurs, la partie la plus avancée.
Pour finir, un grand bravo au travail de restauration des bandes qu'on imagine sans peine. Le son est bon avec du relief, un bon travail de production avec un livret qui dit l’essentiel, la reproduction de l’affiche du concert qui nous apprend qu’un concert de première partie proposait Jimmy Marks Afro-Ensemble avec Eddy Bo (fl). Une nouveauté du quartet de Thelonious Monk, c’est un beau cadeau, indispensable. Merci, Dany!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

The Royal Bopsters
Party of Four

But Not for Me, On a Misty Night/Gipsy°°, How I Love You (Let Me Count the Reasons), Lucky to Be Me°, Why’d You Do Me the Way You Did?, Day Dream, Cuando te vea*°°, Baby You Should Know It**, Our Spring Song, Rusty Dusty Blues, Infant Eyes*, My Shining Hour
Amy London (voc soprano), Holli Ross (voc alto), Pete McGuinness (voc tenor), Dylan Pramuck (voc bass), Steve Schmidt (p), Cameron Brown (b) except°, Steve Williams (dm), Steven Kroon (perc)* + Bob Dorough**, Sheila Jordan (voc)°, Christian McBride (b)°°

Enregistré entre juin 2017 et juin 2019, Teaneck, NJ

Durée: 58’ 37’’

Motéma 0372 (www.motema.com)


Fondé en 2012, le quartet vocal new-yorkais The Royal Bopsters s’inscrit dans une filiation directe avec le groupe phare du vocalese, Lambert, Hendricks & Ross; Jon Hendricks et Annie Ross comptaient d’ailleurs parmi les invités de leur premier disque, The Royal Bopsters Project (2012-13, Motéma). La sortie de ce second album est endeuillée par le décès d’un des membres du groupe, Holli Ross (de son vrai nom Wasser; Ross étant son nom de scène, choisi sans doute en référence à Annie Ross) décédée d’un cancer en mai dernier. Originaire du New Jersey, enseignante et «voice therapist», co-créatrice du trio vocal féminin String of Pearls, Holli Ross avait sorti un disque sous son nom en 2011, You’ll See (Miles High Records), à l’issue d’une vingtaine d’années de carrière. Elle dévoile un joli timbre comme soliste, sur le thème de Tito Puente, «Cuando te vea», un des bons moments du disque, au cours duquel Pete McGuinness donne un solo de «mouth trombone» dans la grande tradition des imitations vocales d’instrument. Ce dernier, qu’on connaît d’abord comme tromboniste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, a débuté sa carrière en 1987 à New York (il est né dans le Connecticut). Il a ajouté le chant à ses activités à la fin des années 2000 et rejoint les Royal Bopsters en 2016 (en remplacement du ténor Darmon Meader). Amy London, soliste sur «On a Misty Night/Gipsy» et «Why’d You Do Me the Way You Did?», ne manque pas non plus de caractère. Elle enseigne le jazz vocal depuis 1984 et a publié il y a quelques temps un CD (Bridges, FiveCat Records) réunissant ses enregistrements des années 1980 et 1990 avec de multiples partenaires, dont Fred Hersch, Dr Lonnie Smith et Victor Lewis. Enfin, Dylan Pramuck révèle de bonnes qualités d’expression sur «Rusty Dusty Blues» avec l’accompagnement du solide trio constitué de Steve Schmidt (ancien pianiste de Mark Murphy, l’un des parrains du groupe), Cameron Brown (Jazz Hot n°648) et Steve Williams (Jazz Hot n°624). Du côté des guests, Chris McBride assure le soutien rythmique sur deux titres, avec un beau chorus sur «On a Misty Night/Gipsy». Déjà présente sur le premier enregistrement, Sheila Jordan (Jazz Hot n°623), avec une voix étonnamment claire pour ses 92 ans, intervient sur «Lucky to Be Me», un thème de Leonard Bernstein où Dylan Pramuck a intégré un solo de Bill Evans sur lequel il a également écrit des paroles. Autre invité à revenir, le chanteur et pianiste Bob Dorough (1923-2018) apporte une touche de fantaisie à ce Party of Four qui réjouira les amateurs de vocalese.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueElla Fitzgerald
Ella: The Lost Berlin Tapes

Cheek to Cheek, My Kind of Boy, Cry Me a River, I Won't Dance, Someone to Watch Over Me, Jersey Bounce, Angel Eyes, Clap Hands, Here Comes Charlie!, Taking a Chance on Love, C'est Magnifique, Good Morning Heartache, Hallelujah, I Love Him So, Hallelujah, I Love Him So (reprise), Summertime, Mr. Paganini, Mack the Knife, Wee Baby Blues
Ella Fitzgerald (voc), Paul Smith (p), Wilfred Middlebrooks (b), Stan Levey (dm)

Enregistré le 25 mars 1962, Palais des sports, Berlin

Durée : 1h 04’ 04”

Verve 00602507450137 (Universal Music)


Ella à Berlin, c’est une histoire discographique qui commence en 1955 (sa première tournée européenne dans le cadre d’un all stars USA), puis qui se prolonge en 1960 par le célèbre Ella in Berlin (Verve, avec Paul Smith déjà), par le Ella Returns to Berlin (Verve, avec Lou Levy) en 1961, et s’arrête, sous réserve d’autres inédits, en ce printemps 1962, avec ces bandes «perdues» lors d’une tournée qui a traversé l’Europe. Un autre mystérieux inédit était paru il y a 3-4 ans chez Frémeaux (Ella Live in Paris, 1957-1962) restituant pour notre plaisir cette fin d’hiver et début de printemps 1962 où Ella est à Paris le 16 mars au sommet de son art, car de 1955 à 1962, sous la baguette attentive de Norman Granz, par un travail d’enregistrement et de tournées d’une intensité sans équivalent dans l’histoire du jazz pour une chanteuse, Ella Fitzgerald est passée, du statut de grande chanteuse à celui de diva du jazz qu’elle ne quittera plus.
Cet enregistrement à Berlin témoigne qu’Ella est hors norme car son tour de chant du 25 mars est presque intégralement différent de celui de Paris, 10 jours avant, avec en commun 2 titres seulement sur les 17, «Mack the Knife», qu’elle se fait un devoir de chanter à tous ses passages à Berlin (petite provocation, d’Ella ou de Norman?), avec son imitation du King Louis qui impressionne toujours, et «C’est Magnifique», qui s’impose plus à Paris qu’à Berlin.
Ella est, comme en 1960, accompagné par les excellents Paul Smith, Wilfred Middlebrooks et Stan Levey a remplacé Gus Johnson (dm). En cette année 1962, elle a déjà enregistré en janvier un Rhythm Is My Business (Verve) d’anthologie, avant de s’attaquer au grand orchestre de Nelson Riddle au printemps, et de donner à l’été un extraordinaire Twelve Nights in Hollywood (Verve) au Crescendo Club, avec la même équipe, et pour finir l’année un Sings Broadway (Verve) avec l’orchestre de Marty Paich. Une année 1962 bien remplie, comme les précédentes et les suivantes, donc. Son engagement dans ses prestations sur scène et en studio est tel que la chanteuse y laisse quelques miettes de sa santé, mais la force de caractère et de travail d’Ella, qui fait l’admiration de Norman Granz, un autre forcené du travail, est l’un des fondements qui ont rendu possible ce parcours exceptionnel. On vous recommande un détour par le Jazz Hot n°682 qui propose une synthèse longue et détaillée de l’histoire de la First Lady of Jazz ou of Song, selon les moments, discographie, vidéographie et filmographie comprises. Dans le répertoire de cet enregistrement, on trouve les classiques du jazz ou du song book comme «Summertime», «Mr. Paganini», «Mack the Knife», «Angel Eyes», etc., mais aussi les plus rares «Cry Me a River» et «Good Morning Hearthache», immortalisée par l’amie Billie Holiday disparue en 1959, et qu’Ella a repris à partir de 1961 pour ne plus la lâcher jusqu’à 1989, son dernier disque. Il y a encore cette reprise d’un succès de Ray Charles, «Hallelujah, I Love Him So», où Ella, en féminisant le titre, rappelle son tempérament de feu dans ce registre où la danse n’est pas loin.
Un inédit d’Ella, c’est toujours un événement discographique majeur, et le jazz à ce niveau, c’est un délice des dieux.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHarry Allen / Mike Renzi
Rhode Island Is Famous for You

Rhode Island Is Famous for You, Ev’rything I Love, Swingin’ Down the Lane, The Last Dance, Walk It Like You Talk It, Who Can I Turn To, The Last Best Year, I Know Your Heart (Like the Black of My Hand), Poor Little Rhode Island, Happy You Happened to Me, There’s a Rainbow ‘Round My Shoulder, Out of Rangoon, Where Do You Start
Harry Allen (ts), Mike Renzi (p), Paul Del Nero (b), Rodney Green (dm)

Enregistré les 2 et 3 juillet 2018, Portsmouth, RI

Durée: 1h 05’ 27’’

GAC Records 008 (harryallen@me.com)

Harry Allen
The Bloody Happy Song

The Bloody Happy Song, Sweet Little Things, I Got Lost in His Arms, Too Close for Comfort, The Summer Knows, More, Somebody I Just Met, Should I?, The Single Petal of a Rose, I Get Along Without You Very Well
Harry Allen (ts, kb + electronics)

Enregistré en mai et juin 2020, North Bergen, NJ

Durée: 45’ 07’’

GAC Records 009 (harryallen@me.com)


A l’instar de Scott Hamilton, de douze ans son aîné –avec lequel il a joué et enregistré à plusieurs reprises–, Harry Allen (né en 1966) poursuit un parcours qui ignore superbement l’air du temps. Inspiré par la sonorité d’un Ben Webster plutôt que par l'esthétique post-coltranienne qui ont plus souvent l’oreille des musiciens, il s’inscrit dans une filiation du ténor depuis Lester Young à laquelle se rattache également Stan Getz, Zoot Sims, Al Cohn. Harry Allen creuse ainsi impassiblement son sillon avec sérénité et conviction, celui d’un jazz straight ahead enraciné, référencé, original dans son expression. Avec tout autant de cohérence, il partage depuis plus de trente ans la scène et les studios avec des partenaires dans le même esprit: Warren Vaché (tp), John Pizzarelli, Howard Alden (g), Bill Charlap, Benny Green, Rossano Sportiello (p), Joe Forbes (b), après des débuts auprès de grands anciens comme Ray Brown ou Hank Jones. Les deux enregistrements, dont il est ici question, ont été réalisés dans des contextes radicalement différents. Le premier, à l’été 2018, de façon traditionnelle, en studio, autour d’une équipe de musiciens et de techniciens; le second, seul à domicile, pendant le confinement du printemps 2020 qui a privé de liberté et de soins la moitié de l’humanité, sans véritable résistance, et se renouvelle déjà à l’automne à travers l’Europe comme un nouveau mode de gouvernance appelé à s’installer durablement.

Sur Rhode Island Is Famous for You, Harry Allen a invité Mike Renzi, né en 1946 justement dans le Rhode Island. Sideman chevronné, le pianiste est connu pour avoir accompagné de nombreux vocalistes (Mel Tormé, Peggy Lee, Lena Horne, Blossom Dearie, Liza Minnelli, Annie Ross, entre autres) de même que pour ses collaborations au cinéma et à la télévision (Woody Allen, Sesame Street…). La section rythmique est complétée par un autre musicien d’expérience, Paul Del Nero qui a fréquenté la scène blues comme celle de Broadway et a joué avec Mose Allison (p, voc), Charlie Rouse, Buddy Tate (ts), Donald Byrd (tp) et au sein du Artie Shaw Orchestra. Enfin, Rodney Green est déjà connu des lecteurs de Jazz Hot (n°669). Benjamin de ce quartet, il n'en n'est pas moins à la tête d’une belle discographie où l’on croise Greg Osby (as), Eric Reed, Mulgrew Miller (p), Charlie Haden (b) et Terell Stafford (tp). Outre l’évocation du Rhode Island (où a été créé en 1954 le Newport Jazz Festival) à travers deux jolis thèmes –«Rhode Island Is Famous for You» (Arthur Schwartz) et «Poor Little Rhode Island» (Jule Styne)– la personnalité de Mike Renzi a inspiré pour ce disque un répertoire de standards issus des comédies musicales et de la chanson populaire américaine, sur lesquels se déploie la sonorité à la fois lyrique et profonde d’Harry Allen. Le  trio emmené par Mike Renzi, dont le jeu se rapproche de l’école Bill Evans, fournit avec sobriété un bel habillage rythmique. A noter au programme deux ballades originales d’Harry Allen: «The Last Best Year» et «Happy You Happened to Me» aux accents getziens.
Pour The Bloody Happy Song, Harry Allen s’est changé en homme orchestre et en ingénieur du son, assurant seul, en plus du ténor, toutes les parties instrumentales (à l’aide d’un synthétiseur relié à un matériel informatique). En fait, l’idée d’un album homemade en solo trottait déjà dans la tête du saxophoniste qui s’était préalablement équipé afin de pouvoir superposer les pistes sonores. L’isolement du confinement et l’arrêt brutal de ses activités ayant précipité ce projet (et un autre en parallèle avec David Blenkhorn, voir chronique). Un contexte qui fait de ce disque un acte de résistance instinctif autant que de création, à rapprocher d'autres initiatives engagées par ailleurs. Sur le plan de l’écoute, le résultat est globalement bluffant. Particulièrement quand Harry Allen se démultiplie et donne l’impression d’entendre un véritable tenor summit (comme sur le très dynamique «The Bloody Happy Song» de son cru ou sur «Too Close for Comfort»). Usant de moins d’artifices, les titres joués en saxophone solo («The Summer Knows», «The Single Petal of a Rose») ou à deux saxophones («More», «Should I?»), sans accompagnement, sont au final les plus intéressants par leur simplicité essentielle: Harry Allen y occupe tout l’espace avec une musicalité exceptionnelle. A l’inverse, l’usage de l’électronique pour introduire un piano électrique et une rythmique bossa («I Got Lost in His Arms») ou une section de cordes («I Get Along Without You Very Well») est moins convainquant. Tout aussi bon musicien que soit Harry Allen et spectaculaires les technologies aujourd’hui qu'utilise ici avec brio Harry Allen, le jazz, apparu avec l’apogée démocratique du XXe siècle, nécessite des interactions humaines libres. La conviction des gardiens de la flamme comme Harry Allen risque de ne plus suffire…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Champian Fulton
Birdsong

Just Friends°, Yarbird Suite*°, This Is Always°, Star Eyes°, Quasimodo, All God’s Chillun Got Rhythm, Dearly Beloved°, Out of Nowhere*°, If I Should Lose You*°, My Old Flame°, Bluebird*°
Champian Fulton (p, voc), Stephen Fulton (flh)*, Scott Hamilton (ts)°, Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm)
Enregistré le 24 septembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 06’ 35’’
Autoproduit CR003 (www.champian.net)


Les rendez-vous discographiques avec Champian Fulton sont réguliers et l’on ne s’en plaindra pas. Cette fois, c’est à travers le répertoire écrit ou joué par Charlie Parker –dont on célèbre le centenaire en 2020– qu’elle s’exprime. Un choix qui n'est pas fortuit puisque son père Stephen
–une fois de plus présent à ses côtés– lui faisait écouter Charlie Parker With Strings, quand elle était encore dans le ventre de sa mère, nous apprend le livret. En outre, on retrouve à la section rythmique des musiciens d’expérience, tous deux japonais, new-yorkais d’adoption et presque homonymes: le bassiste Hide Tanaka (qui a accompagné Walter Bishop Jr., Cecil Payne, Hank Mobley, Jaki Byard, Junior Mance…) et le batteur Fukushi Tainaka, longtemps sideman de Lou Donaldson (mais aussi de Dizzy Gillespie, Woody Shaw, Benny Green, Barry Harris, James Moody…). Et enfin s’ajoute un invité de marque, le grand Scott Hamilton (Jazz Hot n°635) dont c’est le second enregistrement avec Champian (après un live capté en Espagne, en 2017). C’est donc un maître classique du ténor qui évoque ici le légendaire altiste bebop. Scott Hamilton démontre ainsi une nouvelle fois, avec un brio qui ne cesse d’éblouir, que les chapelles en jazz ne sont que des constructions artificielles quand le swing, le blues et l'expression sont là, et même si le jazz a autant d’accents que de musiciens. 
Ce Birdsong compte trois thèmes qui figuraient sur Charlie Parker With Strings: «Just Friends», «Out of Nowhere» et «If I Should Lose You». De la même façon, Champian Fulton reprend «This Is Always» que Bird avait enregistré en 1947 avec Erroll Garner, une de ses principales références stylistiques, tout à fait perceptible à première écoute; elle y déroule très joliment la mélodie que Scott Hamilton magnifie de sa sonorité chaude et suave. Le disque offre aussi une bonne version d’un original de Parker, «Yarbird Suite» (1946), en quintet avec Stephen Fulton qui laisse encore une fois apparaître sa proximité musicale avec Clark Terry dont il était l’ami. A l’inverse, «Quasimodo» –autre composition parkérienne– est proposée en trio. Une occasion d’apprécier le swing enthousiasmant de la pianiste sur cette interprétation instrumentale. C’est également le cas de «All God’s Chillun Got Rhythm», un thème immortalisé par une version éblouissante d'un autre génie du bebop, Bud Powell, écrit spécialement par Walter Jurmann, Gus Kahn et Bronisław Kaper pour Ivie Anderson qui l'a interprété dans le film des Marx Brothers, Un jour aux courses (1937), et inspiré d'un traditionnel qui fut repris par Paul Robeson dans une pièce de théâtre dès 1924. Champian Fulton le restitue superbement bien épaulée par sa section rythmique.
Avec Scott Hamilton, la jeune femme s’est trouvé un partenaire de choix dont elle partage un abord enraciné du jazz, imperméable à toute mode. Cette fraîcheur et cet enthousiasme naturel dans sa relation au jazz est ce qui rend Champian Fulton très appréciable.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCharlie Parker
The Hits

Coffrets 3CDs, 70 titres
Charlie Parker dans de multiples configurations, avec entre autres tp : Dizzy Gillespie, Miles Davis, Red Rodney; ts: Coleman Hawkins; p:  Thelonious Monk, Bud Powell, Hank Jones, John Lewis, Walter Bishop Jr., Al Haig, Duke Jordan, Dodo Marmarosa, Erroll Garner ; b: Charles Mingus, Percy Heath, Tommy Potter, Curley Russell, Ray Brown, Red Callender, Nelson Boyd, Teddy Kotick; dm: Max Roach, Buddy Rich, Harold Doc West, Roy Porter, Kenny Clarke, + orchestres à cordes

Enregistré de 1947 à 1953, New York, Detroit, Toronto

Durée: 1h 18’ 41” + 1h18’ 01” + 1h 18’ 48”

New Continent 648064 (DistriJazz)


Le pauvre Charlie Parker est l’une des victimes de cette année 2020, désastreuse pour la création, car son centenaire pour lequel étaient prévus de très nombreux hommages musicaux, sur disques et sur scènes, s’est finalement résumé à quelques sorties de disques qui avaient eu la bonne idée de devancer le calendrier, et, cet été entre les deux tours de l’enfermement planétaire, est sortie cette compilation à point nommé pour rappeler que le saxophoniste alto, né le 29 août 1920, est un génie du X
Xe siècle tous arts confondus.
Tout en n’étant pas ce qu’on a fait de plus luxueux en matière de réédition, ce n’est pas non plus le pire puisqu’il y a une édition vinyle parallèle à ce coffret, pour la nostalgie, avec moins de titres. Le livret de ce coffret, sans être un monument, est quand même précis dans les renseignements, ce qui est rare pour une compilation. Il y a également quelques images et dessins, bien choisis, images historiques déjà connues, mais on suppose que cette compilation est destinée à la découverte des nouvelles générations et donc le tout est plutôt bien choisi.
La sélection des titres propose la reprise d’enregistrements Verve, bien représentés, notamment par l’enregistrement avec cordes qui reste le monument du jazz en la matière, en raison du nuage d’altitude où se trouve Charlie Parker, avec le Bird & Diz, où Dizzy Gillespie et Thelonious Monk contribuent à l’inoubliable, et une sélection d’autres albums toujours passionnants. Pour Savoy, c’est une sélection, comme pour le label Dial de Ross Russell, où de nombreux musiciens exceptionnels apportent leur concours à Bird: Lucky Thompson, Erroll Garner, Miles Davis, Duke Jordan, Max Roach… Il y a le concert At Massey Hall de Toronto, de 1953 avec Bud Powell, Charles Mingus et Max Roach, durement concurrencé par un grand combat de boxe de poids lourds, comme quoi le sens des valeurs a besoin de l’épreuve du temps pour s’imposer. On doit d’ailleurs à Charles Mingus lui-même, prévoyant et venu avec son magnétophone, la restitution de ce concert, à l’origine chez Debut, son label.
C’est donc une bonne et large sélection pour les néophytes, de 1947 à 1953, pour découvrir l’extraordinaire artiste qu’est Charlie Parker, toujours bien secondé par des musiciens de haut niveau (nous avons essayé d’être complets dans la notice ci-dessus).
Le répertoire est fait d’originaux de Charlie Parker (40 titres sur les 70), de compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Miles Davis…), de standards magnifiquement mis en valeur, avec toujours ce son puissant et pulsé, aigrelet et ce débit vertigineux –le Tatum de l’alto– qui n’empêche pas une expressivité de tous les instants, un relief et une poésie phénoménale trempée dans le blues le plus radical, la matière principale dans laquelle le Bird roule ses notes. Si on n’aime pas le blues et les racines, il vaut mieux s’intéresser à un autre musicien, voire à une autre musique. Charlie Parker et le blues, c’est tout un. Les formations sont toujours exceptionnelles, le contraire serait étonnant vu les musiciens, avec un caractère intense dans l’expression qui tient à l’époque, qui tient autant à ce besoin d’expression de ces artistes qu’à une époque tendue où le monde afro-américain essaie de se faire une place dans une société américaine qui continue de la lui refuser. Là aussi, sortir Parker de son temps, comme de son blues, c’est passer à côté de l’artiste.
Il reste la particularité des compositions de Charlie Parker, qu’il a fallu quelques années aux amateurs pour en comprendre la beauté. On doit à la relecture des enfants, nombreux, de Charlie Parker, sur tous les instruments, la prise de conscience de la beauté spéciale de ses compositions et des atmosphères enfiévrées qui sortaient de ces monuments de musique. L’intensité parkérienne est, comme pour ses contemporains Bud Powell et Thelonious Monk, de celles qui ne laissent pas indifférent, qui dérangent même les personnes qui ne sont pas prêtes à rentrer dans un monde où le jazz n’est pas un jeu.

Pour finir et pour alterner avec les chefs-d’œuvre d’interprétation qui illuminent cette œuvre, comme «Lover Man», «Stars Eyes», etc., on vous recommande le blues de Charlie Parker, le «K.C. Blues» des racines, ou le gigantesque «Parker’s Mood», un monument à lui tout seul de l’histoire du jazz, bien que la courte route de Charlie Parker soit balisée de dizaines de monuments inoubliables.

Une compilation-hommage qui devrait inciter les connaisseurs et les néophytes à (re)découvrir, en ces temps de conformisme, de normalisation, de sécurité imposée jusqu’au délire et de disette sur le plan de l’art, la grande œuvre subversive (parce qu’alternative) du Bird en version originale (les albums d’origine), un artiste hors normes qui reste à ce jour l’un des plus influents, malgré sa marginalité extrême, de toute l’histoire de la musique et du jazz en particulier. Trois heures de création en totale liberté est bien plus recommandable pour la santé qu’un vaccin de Pfizer, pour ceux qui ne jouent pas en bourse, et pour prolonger cette découverte, il y a encore Jazz Hot...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Dave Blenkhorn
Mother Earth

Junco Partner, Mother Earth, Don’t Think Twice It’s Alright*, Bye Bye Blackbird°, When My Dreamboat Comes Home, Azalea, Night Life, What Is This Thing Called Love, Blue Eyes Crying in the Rain*, Skylark, Just a Lucky So and So, Do You Know What It Means to Miss New Orleans
Dave Blenkhorn (g, voc), David Torkanowsky (p), Grayson Brockamp, George Porter Jr.* (b), Herlin Riley, Jamisson Ross*° (dm), Pedro Segundo (perc)°

Enregistré en février 2019, New Orleans, LA, et en juin 2019, Bordeaux (33)

Durée: 47’ 21’’
Autoproduit (www.davidblenkhorn.com)

Chris Hopkins Meets the Jazz Kangaroos
Live! Vol.1

Can’t We Be Friends?, Blue Lou, Moonlight in Vermont, Russian Lullaby, Swing 42, A Hundred Years From Today, Blues in the Closet, What I Am Here For?, When Lights Are Low, Fine and Dandy
Chris Hopkins (p), Dave Blenkhorn (g), Mark Elton (b), George Washingmachine (vln, voc)

Enregistré les 17 et 18 juillet 2019, Hattingen (Allemagne)

Durée: 53’ 43’’

Echoes of Swing Productions 4512 2 (www.hopkinsjazz.com)

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Dave Blenkhorn / Harry Allen
Under a Blanket of Blue

There’s a Small Hotel, We’ll Be Together Again, Dindi, Bewitched Bothered and Bewildered, Under a Blanket of Blue, Street of Dreams, La Mer, Imagination, The Bloody Happy Song, Solitude
Dave Blenkhorn (g), Harry Allen (ts)
Enregistré entre avril et juin 2020, Noaillan (33) et North Bergen, NJ
Durée: 47’ 21’’
GAC Records 010 (harryallen@me.com)


Etabli en France depuis une quinzaine d’années, l’Australien Dave Blenkhorn (1972) est aujourd’hui bien installé dans le paysage jazz. Accompagnateur solide (il a partagé la scène avec Jon Faddis, Lee Konitz, Scott Hamilton, Ken Peplowski, Leroy Jones, Evan Christopher, Cécile McLorin Salvant…), on le retrouve régulièrement aux côtés de Michel Pastre (ts), Jérôme Etcheberry (tp), Pablo Campos (p, voc), mais aussi Harry Allen, de même qu’avec ses compatriotes, Nicki Parrott (b, voc), Hetty Kate (voc) et surtout Sébastien Girardot (b) en compagnie duquel il a monté, en trio avec son voisin du Sud-Ouest Guillaume Nouaux (dm), la très réputée Section Rythmique (voir chroniques Frémeaux 2014 et Frémeaux 2018). Dernier d’une fratrie de neuf enfants, David Blenkhorn a grandi dans une ferme près de Tamworth (à 400km au nord de Sydney) et s’est initié à la musique à travers les disques de ses frères aînés: jazz, country, rock & roll et blues qui constituent le fondement de son jeu de guitare. C’est Django qui lui donne envie de se mettre à l’instrument, assez tard, à 21 ans. Il découvre à la suite le jazz new orleans et le répertoire des standards, avant de s’intéresser à Charlie Christian, Wes Montgomery, Barney Kessel et George Benson, alors qu’il a déjà commencé à jouer professionnellement depuis le milieu des années 1990. En 2001, il effectue un premier séjour en Europe pour rejoindre son mentor, Tom Baker (ts, 1952-2019), programmé au festival d'Ascona (Suisse). L’expérience le marque profondément, et Dave Blenkhorn devient un habitué du festival, multipliant les rencontres. Après quatre ans d’allers-retours entre les deux continents, il se fixe à Londres puis en Gironde où il réside depuis.

Peu pressé de se mettre en avant, il a attendu février 2019 pour enregistrer un premier album sous son seul nom. La session a eu lieu à New Orleans, LA (hormis des parties vocales ajoutées ultérieurement) à l’invitation du pianiste David Torkanowsky qui a notamment rendu possible la présence du grand Herlin Riley. De ses premières amours jazz à la fréquentation d’Ascona, Dave Blenkhorn puise son inspiration dans la sphère musicale de Crescent City, où il s’est rendu plusieurs fois, et c’est donc naturellement qu’elle se retrouve au centre de ce disque très personnel, Mother Earth (du nom d’un thème de Memphis Slim), avec une forte prédominance blues, assez différent de l’univers plus bop de la section rythmique. Le chant est du même coup plus présent, mais c’est à la guitare qu'il impressionne, partageant avec aisance le langage de ses partenaires, dès le premier titre, le très swing et très blues «Junco Partner», un des meilleurs avec «Mother Earth», «When My Dreamboat Comes Home» et «Just a Lucky So and So». Des morceaux portés par une même dynamique et admirablement servis par le bluesissime David Torkanowsky et un Herlin Riley au drive d’enfer. Les ballades sont aussi bien amenées, comme l’incontournable «Do You Know What It Means to Miss New Orleans» qui vaut avant tout pour le beau chorus du guitariste.
En juillet suivant, c’est avec un autre familier d’Ascona que Dave Blenkhorn enregistrait un concert au Wesserburg Haus Kemnade de Hattingen (près de Düsseldorf): le pianiste Chris Hopkins (né en 1972 dans le New Jersey mais élevé en Allemagne) que l’on connaît déjà comme altiste au sein de son quartet Echoes of Swing. Deux autres jazzmen australiens étaient de la partie: George Washingmachine (avec lequel Dave Blenkhorn venait de se produire à Ascona, accompagné de David Torkanowsky, voir notre compte-rendu) et Mark Elton. Le premier, violoniste, guitariste et chanteur, est basé à Sydney. Les Parisiens ont pu l’entendre à plusieurs reprises au Caveau de La Huchette. Egalement tubiste, le second tourne aussi régulièrement en Europe parallèlement à d’autres activités musicales au théâtre. Cette rencontre entre Chris Hopkins, ancré dans la tradition du stride, 
Dave Blenkhorn, inspiré par Django, et George Washingmachine, donne au guitariste l’occasion d’exploiter une autre belle facette de son jeu, trouvant chez le violoniste le partenaire idoine; ce dernier s’inspire davantage de Stuff Smith que de Stéphane Grappelli. La synthèse est particulièrement réussie sur «Russian Lullaby» où Hopkins et Washingmachine rivalisent de verve et de swing tandis que, jusque dans l’évocation de Django, le jeu de Blenkhorn reste très imprégné de blues. George Washingmachine est aussi un chanteur qui ne manque pas de caractère, et cela contribue sans doute à son succès auprès du public. Pour autant, c’est dans ses parties instrumentales que le disque reste le plus intéressant.
Moins d’un an plus tard,
Dave Blenkhorn retrouvait Harry Allen sur la scène du Caveau de La Huchette (voir notre compte rendu) et une semaine après, le club fermait ses portes en raison des mesures liberticides de l'année 2020. Pendant que seul chez lui, le saxophoniste réalisait un disque en solo (cf. chronique), du fait du «shutdown», les deux musiciens enregistraient à distance en duo Under a Blanket of Blue. Quand sur son album en solo Harry Allen cherche parfois à sonner comme un septet, le duo joue la carte de la sobriété, se limitant au soutien harmonique des cordes et à la douce volubilité du saxophone, donnant l’illusion réussie que les deux partenaires ont partagé le même studio. L’épure de ce bel enregistrement profite autant aux mélodies, ramenées à l’essentiel, qu’aux protagonistes qui livrent une interprétation d’une grande profondeur. Dave Blenkhorn y est d’une rare justesse face à un Harry Allen enrobant les thèmes; des ballades, à l’exception de l’excellent original du ténor, «The Bloody Happy Song», dont une autre version est donc livrée ici. Un filet de lumière dans les ténèbres du «monde d'après» post-démocratique et le plus abouti des trois disques présentés ici.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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John Coltrane
Giant Steps: 60th Anniversary Edition

CD1: Giant Steps*, Cousin Mary*, Countdown*, Spiral*, Syeeda's Song Flute*, Naima°, Mr. P.C.*
CD2: Giant Steps (Alternate Take 1, incomplète), Naima (Alternate Take), Like Sonny (Alternate Take), Countdown (Alternate Take)*, Syeeda's Song Flute (Alternate Take)*, Cousin Mary (Alternate Take)*, Giant Steps (Alternate Take 5), Giant Steps (Alternate Take 6)*

26 mars 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Cedar Walton (p), Paul Chambers (b), Lex Humphries (dm)

*4-5 mai 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Tommy Flanagan (p), Paul Chambers (b), Art Taylor (dm)

°2 décembre 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Wynton Kelly (p), Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm)

Durée: 37’ 29” + 39’ 58”

Atlantic R2 625106/603497848393 (Warner Music)


La réédition pour le 60e anniversaire de cet album est une bonne idée, et c’est un privilège du jazz de pouvoir encore écouter et chroniquer un enregistrement aussi réussi dans l’œuvre de John Coltrane qui en compte beaucoup d’autres, dans une mouture qui semble reprendre l’ensemble des prises de ces sessions de l’année 1959 éditées à l’origine sur deux LPs. Qui semble, mais ne le fait pas tout à fait, puisqu’il existe à l’origine deux LPs, John Coltrane: Giant Steps, Atlantic 1311 et John Coltrane: Alternate Takes, Atlantic 1668, et que deux titres figurant à l’origine sur le LP 1668 ont été supprimés («I'll Wait and Pray» du 24 novembre 1959, avec Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb, et «Body and Soul» du 24 octobre 1960 avec McCoy Tyner, Steve Davis, Elvin Jones) remplacés dans cette édition des 60 ans par deux alternate takes supplémentaires de «Giant Steps» des séances de 1959 (l’une incomplète avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries, l’autre avec Tommy Flanagan, Paul Chambers et Art Taylor).
On comprend, en fonction du texte d’Ashley Kahn et du point de vue de Dave Liebman, que ces deux thèmes, deux standards, viennent contrarier la thèse (en partie fondée, pas besoin de modifier l’histoire discographique pour ça) que le «nouveau» Coltrane de Giant Steps devient l’auteur de ses thèmes. Dans la réalité, les choses sont moins caricaturales et moins en rupture comme toujours. Car dès Blue Train chez Blue Note (15 septembre 1957), l’essentiel des thèmes est de John Coltrane (4 sur 5), et dans la période Prestige (1957-58), si John Coltrane joue effectivement des standards, il joue aussi des compositions personnelles. Chez Atlantic par la suite, et même chez Impulse!, Coltrane continuera d’explorer les standards ou d’autres compositeurs du jazz, en leader ou en coleader. Ce qui fait John Coltrane, ce n’est pas toujours le thème, c’est d’abord la manière, les racines, l’inspiration de la musique religieuse et profane afro-américaine, le spiritual et le blues omniprésents dans son art, la conviction de son expression, son intensité donc qu’on retrouve aussi en effet dans ses compositions.C’est vrai dans Blue Train (1957) comme dans Giant Steps (1959) ou Love Supreme (1964). Giant Steps est une étape dans l’œuvre, pas une rupture.

Pour cette édition du 60e anniversaire, le visuel original du LP Atlantic (1311) a été repris en couverture, mais le LP Atlantic des Alternate Takes (1668) a été oublié, on vous le restitue dans le cours de ce texte. Le livret reprend le texte d’origine de Nat Hentoff qui dans sa conclusion cite Zita Carno: «La seule chose qu’on attend de John John Coltrane, c’est l’inattendu» tout en remarquant que «la qualité qu’on attend toujours de Coltrane est l’intensité.» Effectivement, cette intensité vient de ce fonds culturel, et c’est ce qui fait sa voix, son originalité, comme on peut le dire, depuis Louis Armstrong, des grands artistes du jazz, ils sont nombreux, même si la voix de Coltrane est l’une de celles qui puise dans le spiritual une force particulière, biographie et époque obligent. Dans le livret, on trouve donc en première lecture le texte d’Ashley Kahn, le spécialiste actuel imposé depuis qu’il a consacré un ouvrage au ténor. Giant Steps n’est pas le premier album enregistré chez Atlantic par John Coltrane, mais le premier à paraître en début d’année 1960. Le premier l’a été avec Milt Jackson (Bags and Trane, Atlantic 1368, 15 janvier 1959), et inaugure en 1959 le nouveau contrat d’enregistrement avec le label d’Ahmet et Nesuhi Ertegun qui se prolongera jusqu’en 1961. La matière de ce double CD et des deux LPs originaux 1311 et 1668 a été enregistrée tout au long de l’année 1959, jusqu’en décembre 1959 pour un thème, «Naima», avec Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb, l’une des plus belles sections rythmiques de l’histoire du jazz.
La discographie mentionne que la première session d’enregistrement est le 26 mars 1959 (et non le 1er avril comme notée jusqu’ici), avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries (1936-1994) et non Les Humphries, comme répété dans cette édition à plusieurs reprises; quatre thèmes qui ne figurent pas sur le Giant Steps original mais sur l’Alternate Takes.
Les 4 et 5 mai 1959 se réunit la mouture du quartet avec Tommy Flanagan, Paul Chambers et Art Taylor qui grave la matière du Giant Steps (1311), un disque complété par le thème avec Wynton Kelly de décembre 1959. Sept thèmes, tous de la main de John Coltrane, qui proposent un John Coltrane dans la continuité de Blue Train chez Blue Note et de sa production chez Prestige, virtuose, au sommet d’une expression hard bop où ses phrases acrobatiques n’empêchent pas un niveau d’expression exceptionnel, quelques thèmes fondés sur les modes et toutes ses signatures. «Giant Steps» et «Count Down» sont des modèles du genre, des archétypes de l’expression coltranienne, qui ont inspiré des générations de saxophonistes par leur énergie, leur puissance, leur virtuosité. Eric Alexander aujourd’hui continue de s’inspirer de cette manière de John Coltrane. On trouve le thème dédié à Mary Lyerly Alexander, «Cousin Mary», décédée en 2019. On trouve aussi le très spiritual «Naima» dédié à sa première épouse, Juanita Grubbs, dont c’était le surnom, comme le «Syeeda's Song Flute» qui est dédié à sa fille. Enfin, «Mr. P.C.» est dédié au contrebassiste, le magnifique Paul Chambers, qui l’accompagne dans tous ses enregistrements en 1959, et qui mérite l’admiration et la dédicace de John Coltrane dans un blues up tempo à la John Coltrane.
Cet album est une perfection de l’expression coltranienne de cette période, et il reste l’un des plus connus, ancrés dans l’oreille des amateurs. Les signatures coltraniennes comme ses chapelets de notes pour chaque note, ce ton incantatoire qui ne fera que s’accentuer avec le temps, sont là et personnalisent l’art de John Coltrane, comme la voix rocailleuse de Louis, les accents ellingtoniens, les éclats monkiens, la sourdine de Miles. On reconnaît John Coltrane en une phrase. Les thèmes sont de splendides mélodies, parfois modales («Naima»), des blues la plupart du temps, des défis techniques et d’expression sur des tempos rapides («Giant Steps», «Countdown», «Mr. P.C.») car John Coltrane est un instrumentiste hors pair. Contrairement à ce que disait Miles, si John Coltrane joue beaucoup de notes, c’est qu’il a beaucoup à dire et il le dit bien. Tommy Flanagan, pianiste d’une élégance extraordinaire, fournit le contrepoint mélodique parfait, et le reste de la section rythmique, les magnifiques Paul Chambers et Art Taylor, est à l’unisson pour faire de cet enregistrement un des points cardinaux de l’œuvre coltranienne qui en compte plus de quatre…
Les alternate takes (les prises non retenues sur le disque Giant Steps, éditées
 plus tard, on l'a vu, sur le second LP intitulé Alternate Takes) constituent la matière du second CD, et montrent tout le travail que constitue un tel enregistrement sur une année. Avec Cedar Walton, la musique n’est pas moins intéressante, mais les conditions d’enregistrement avec Tommy Flanagan, sur deux jours avec plus de thèmes, permettaient l’édition d’un disque entier et cohérent. Un indispensable parmi les indispensables…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Nicki Parrott
From New York to Paris

I Love Paris, There’s a Boat Dat’s Leavin’ Soon for New York, I Will Wait for You, On Broadway, The Brooklyn Bridge, If You Go Away (Ne me quitte pas), Under Paris Skies, Manhattan, Broadway, April in Paris, Do You Miss New York?, Slaughter on Tenth Avenue, If You Love Me, La Mer
Nicki Parrott (voc, b), Harry Allen (ts), Gil Goldstein (acc), John Di Martino (p), Alvin Atkinson (dm)

Enregistré à Paramus, NJ, date non précisée

Durée: 58’ 54’’

Arbors Records 19466 (https://arborsrecords.com)


Arbors Records a été fondé en 1989 à Clearwater, FL par Matt Domber (1928-2012) et son épouse, Rachel, aujourd’hui seule à la tête du label de «jazz classique»; elle continue, fort heureusement, d’alimenter son catalogue. C’est à l’issue d’une carrière dans l’immobilier que Matt Domber, amateur de jazz depuis l’enfance (son père l’avait emmené à New York voir Pee Wee Russell, cl, et Muggsy Spanier, cnt), s’était lancé dans l’aventure avec le désir de documenter et de soutenir la scène jazz «traditionnelle» des Etats-Unis (dans sa dimension essentiellement euro-américaine). Arbors a ainsi dépassé les 450 références parmi lesquelles on retrouve le fleuron des musiciens évoluant dans cette esthétique: Dan Barrett (tb, cnt), Ken Peplowski (cl, ts), Bucky Pizzarelli (g), Warren Vaché (tp), Bob Wilber (cl, s), Ruby Braff (tp), Joe Cohn (g), Ralph Sutton (p) mais aussi quelques Européens, parfois américains d'adoption, comme Rossano Sportiello (p), Louis Mazetier (p) ou Jacob Fischer (g), pour n’en citer que quelques-uns. Matt Domber avait également mis sur pied en 1992 The Statesmen of Jazz, un collectif à géométrie variable qui, dans sa première mouture, comprenait les légendaires Benny Waters (as), Buddy Tate (ts), Clark Terry, Joe Wilder (tp, flh), Al Grey (tb), Claude Williams (vln), Jane Jarvis (p), Milt Hinton (b) et Panama Francis (dm), un all stars de rêve. Le groupe fit évidemment l’objet d’un enregistrement (Arbors 201, 1994), de même que sa version élargie qui suivit avec notamment Houston Person (ts), Johnny Frigo (vln), Louie Bellson (dm) sous la direction de Clark Terry (Arbors 202, 2003). En outre, Matt Domber aura également organisé toutes sortes d’événements (cf. la chaîne YouTube d'Arbors Records), comme les soirées «March of Jazz» (1994-2003) célébrant les anniversaires des musiciens, notamment Bob Haggart (b), Dick Hyman (p) et Flip Phillips (ts, cl).
Des jazzmen australiens gravitent également dans la galaxie Arbors. Récemment, nous vous présentions le clarinettiste Adrian Cunningham (voir chronique). Voici la contrebassiste et chanteuse Nicki Parrott qui, elle aussi, s’est déjà produite à Paris au Caveau de La Huchette (en compagnie d’un autre Australien, Dave Blenkhorn). Elle est née en 1970 à Newcastle, au nord de Sydney. Elle débute l'apprentissage de la musique dès l'enfance et  adopte la contrebasse à 15 ans. Après des études au conservatoire complétées par des rencontres avec Ray Brown et John Clayton, elle démarre son activité de sidewoman. Titulaire d’une bourse, elle s’installe à New York en 1994 où elle a l’occasion de jouer avec Randy Brecker, Scott Hamilton, Houston Person, Michel Legrand, Clark Terry et d’autres familiers d’Arbors comme Bucky Pizzarelli, Ken Peplowski, Dick Hyman ou encore Harry Allen également présent sur ce disque. En outre, elle accompagne, à partir de 2000, Les Paul (g, 1915-2009) pour ses lundis soirs à 
l’Iridium, le club new-yorkais. C’est lui qui l’encourage à chanter. Elle a déjà gravé sous son nom près de trente albums, chez Arbors et sur le label japonais Venus.  
Pour ce nouvel opus, elle s’est entourée, outre Harry Allen, de trois solides musiciens: Gil Goldstein (1950, Baltimore, MD) intervient dans des contextes variés et, outre ses collaborations avec Pat Martino, Lee Konitz, Gil Evans, Wayne Shorter, Ray Barretto, Steve Swallow ou encore Michel Petrucciani, il a composé des musiques de film. John Di Martino (1959, Philadelphie, PA) possède un parcours non moins riche, ayant accompagné Jon Hendricks, Billy Eckstine, Freddy Cole, Houston Person, Ray Barretto, c’est un ancien élève de Lennie Tristano. Initié à la musique d’église, Alvin Atkinson (1972, New York, NY) n’est pas en reste, s’étant trouvé aux côtés d’Ellis et Branford Marsalis, Benny Green, Jimmy Heath, Barry Harris, Steve Turre, T.K. Blue, Roy Hargrove ainsi qu’Harry Allen. La qualité des accompagnateurs comme celle des arrangements constituent l’intérêt principal de ce From New York to Paris qui alterne des titres (standards, compositions du jazz et chansons françaises) évoquant chacune des deux villes.
New York et Paris, plus que tout autre ville au monde, ayant produit un imaginaire qui a habité les grands créateurs du jazz et, visiblement, Nicki Parrott qui vit dans la première et a fréquenté la seconde.
Le disque débute avec une belle version de «I Love Paris» (Cole Porter) ponctuée de citations de l’indicatif de James Bond (une fantaisie propre à Harry Allen qui a même sorti un album 007 Songs en 2010!). C’est bien fait et très drôle! Pour créer une différence d’atmosphère entre les deux cités, Gil Goldstein n’intervient que sur les thèmes liés à Paris, l’accordéon conservant un pouvoir de suggestion dans les représentations habituelles de la ville-lumière. D’autant que pour ce voyage transatlantique Nicki Parrott a convoqué quelques grandes figures de la chanson française ou francophone: Edith Piaf («If You Love Me/L’Hymne à l’amour»), Charles Trenet («La Mer»), Edith Piaf, Juliette Gréco, Yves Montand… («Under Paris Skies/Sous le ciel de Paris», immortalisée dans le film de Julien Duvivier, 1951, du même titre), Michel Legrand («I Will Wait for You/Je ne pourrai vivre sans toi») et Jacques Brel («If You Go Away/Ne me quitte pas»). Sans doute pour ajouter au charme, «La Mer», qui conclut l’album, est chantée dans la langue de Molière et surchargée du bruit de la houle.
Côté New York, centre mondial du jazz et de la comédie musicale, le swing se libère avec plus d’intensité, notamment sur le très énergique «Broadway» (Wilbur Bird/Teddy McRae/Henri Woode) où les quatre instrumentistes sont à leur meilleur –en particulier Harry Allen formidablement aérien– mais aussi Nicky Parrott ailleurs plutôt discrète à la contrebasse, outre une introduction à l’archet sur «I Will Wait for You». Sur le plan vocal, elle s’inscrit dans une forme de filiation avec Peggy Lee, tout comme sa compatriote et consœur Hetty Kate. Un disque attachant où la chanteuse et contrebassiste donne une démonstration de ses qualités, entourée d’excellents musiciens.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Lana Gray
The Colors of My Soul

Follow Me, The Horn Player, Você, Un rêve si doux, I Had a Nightmare, Soul Eyes, Between the Devil and the Deep Blue Sea, The Lost Child, Melancholy, The Colors of My Soul
Lana Gray (voc), Philippe Baden Powell (p, g, voc), Patrick Laroche (b), Thomas Delor (dm) + selon les titres, Franck Delpeut (tp), Roland Seilhes (ts, fl), Amina Mezaache (fl)

Enregistré en octobre 2019, Meudon (78)

Durée: 43’ 59’’

Autoproduit (www.lanagray-jazz.paris)


Après un EP (disque 6 titres) sorti en 2018, la chanteuse Lana Gray présente aujourd’hui son premier véritable album. L’absence de livret et d’informations détaillées sur internet nous renseignent assez peu sur son parcours: elle est issue d’une famille d’artistes aux racines variées (Sénégal, Vietnam, Italie, Corse…) et a été formée à la Bill Evans Piano Academy de Paris. Elle est l’auteur des sept originaux interprétés par son quartet (fondé en 2015) et leurs invités. Fils du grand guitariste Baden Powell (1937-2000), génie de la musique brésilienne, Philippe Baden Powell (1978, Paris) a d’abord étudié le piano classique en Allemagne avant d’être initié par son père à l’improvisation et de suivre un cursus académique entre Rio et Paris. Patrick Laroche (1962, Paris), outre un apprentissage au conservatoire, a eu l’occasion de recevoir l’enseignement de Jean Bardy, Yves Torchinsky, Scott Colley et Dave Holland; co-créateur en 2009 de la jam du 38 Riv’ (rue de Rivoli à Paris), il se déploie dans de nombreuses activités en tant que pédagogue et sideman. Batteur autodidacte et ancien professeur de mathématiques, Thomas Delor (1987, Nice) a, depuis 2011, une carrière bien remplie (Philip Catherine, Ugonna Okegwo, Miroslav Vitous…) avec notamment deux albums en leader sortis chez Fresh Sound New Talent.

Lana Gray privilégie les atmosphères douces avec un sens du swing aux accents souvent latins («Follow Me») quand ce n’est pas directement le Brésil qui est évoqué («Un rêve si doux», «Você» en duo avec Philippe Baden Powell). De fait, ce sont les ballades qui dominent sur ce disque, bien mises en relief par la section rythmique, où Thomas Delor ne manque pas de subtilité, et relevées aussi par la présence des soufflants avec une belle intervention de Franck Delpeut sur «The Horn Player» probablement écrit sur mesure. Deux compositions permettent de gagner en intensité: sur le registre intimiste, le magnifique «Soul Eyes» de Mal Waldron met particulièrement en valeur le beau piano de Philippe Baden Powell, tandis que le standard «Between the Devil and the Deep Blue Sea» (Harold Arlen), introduit par Patrick Laroche, avec également un bon chorus de Thomas Delor, permet d’apprécier les qualités d’expression de Lana Gray sur tempo plus rapide, de même que l’excellente intervention de Roland Seilhes au ténor.

Un album séduisant.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Gypsy Dynamite
Cafe Dynamite

Dead End, Parisian Avenue, Cafe Dynamite, After Vera, Mocheville, Stray Cat, Laugh Often*, The Unstable Kind, A Clear Morning, Eclissi
Giulio Romano Malaisi, Filippo Dall’Asta (g), Umberto Calentini (b) + Dominique Durner*, Francesca Confortini* (voc)

Enregistré durant l’été 2019, Londres

Durée: 42’ 04’’

Autoproduit GDCD01 (www.thegypsydynamite.com)


Le duo formé par Giulio Romano Malaisi et Filippo Dall’Asta, deux jeunes guitaristes italiens installés à Londres, est l’une des manifestations de la vitalité de la scène Django dans cette ville, laquelle se concentre notamment, depuis 2003, autour du QuecumBar dans le quartier de Batte. Rappelons que Django Reinhardt se produisit et enregistra à plusieurs reprises à Londres entre 1934 (d’abord aux côtés de Jean Sablon), 1939 (où la déclaration de guerre sépara Django de Stéphane) et 1946-48 (avec Stéphane Grappelli qui y avait séjourné durant toute la guerre) et qu’à l’occasion de ses différents passages, il a manifestement semé quelques graines. Quant à nos deux Italiens, ils ont suivi des parcours parallèles: Giulio Romano Malaisi, originaire des Marches, s’est établi à Londres à l’âge de 18 ans; Filippo Dall’Asta est lui venu de Parme (Emilie-Romagne) en 2010, à 23 ans. Tous deux ce sont intégrés à la vie jazzique anglaise à travers diverses collaborations. C’est en 2012 qu’ils créent Gypsy Dynamite, formation à géométrie variable car au duo de base se greffent régulièrement des partenaires comme le Canadien Dom Durner et la Milanaise Francesca Confortini pour des formules en trio allant jusqu’au quartet et au quintet avec l’ajout d’un clarinettiste, d’un contrebassiste ou d’un batteur. Le groupe a ainsi sorti trois enregistrements depuis ses débuts, dont un Live at Le QuecumBar (2014, Le Q Records), gravé en quartet.

Ce Cafe Dynamite –sans doute le Quecumbar– est donc le quatrième opus de Gypsy Dynamite, principalement enregistré en trio guitares-contrebasse, plus un titre, «Often», avec les deux chanteurs invités. Sur les dix originaux présentés, on préféra les titres les plus énergiques, comme «Dead End» et «Cafe Dynamite» ainsi qu’une jolie ballade, «The Unstable Kind». L’ensemble pourrait être un peu plus dynamique, d’autant que le groupe revendique par son nom cette caractéristique, et inventif. Cet enregistrement, qui prolonge une belle tradition, est sympathique, même si on peut supposer que Gypsy Dynamite s’apprécie encore mieux en live dans la chaleur hot du Cafe Dynamite en question.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Harold Mabern
The Iron Man: Live at Smoke

CD1: A Few Miles From Memphis, I Get a Kick Out of You, I Know That You Know, I Remember Clifford, T-Bone Steak, Almost Like Being in Love, Dear Lord
CD2: Nightlife in Tokyo, She's Out of My Life, How Insentive, Mr. P.C., On a Clear Day (You Can See Forever), You Are Too Beautiful, Rakin' and Scrapin'

Harold Mabern (p), Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)

Enregistré le 7 janvier 2018, New York, NY
Durée: 49’ 17” + 53’ 52”

Smoke Sessions Records 1807 (UVM Distribution)

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Harold Mabern
Mabern Plays Mabern

Mr. Johnson, The Iron Man, Lover Man, The Lyrical Cole-Man, Edward Lee, It's Magic, The Beehive, Rakin' and Scrapin'
Harold Mabern (p), Steve Davis (tb), Vincent Herring (as), Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)

Enregistré le 5, 6 & 7 janvier 2018, New York, NY

Durée: 1h 09’ 48”

Smoke Sessions Records 2001 (UVM Distribution)

Le premier mérite du label Smoke Sessions est d’enregistrer les prestations en live de nombreux musiciens dans leur club où la programmation est aussi relevée, d’un jazz de culture sans l’ombre d’une hésitation, et de documenter ainsi la vie d’un club new-yorkais dans les années 2000-2020 avec une qualité d’enregistrement certaine et une dynamique propre au live. Le second mérite est d’avoir documenté aussi bien l’œuvre de nombreux musiciens, de ceux qui produisent le meilleur jazz qui se fait de nos jours: il suffit de consulter le catalogue du label pour en prendre conscience, car il fourmille de merveilles discographiques, et dans nos années, un tel niveau de production est rare. Le troisième mérite est de documenter ici les dernières années artistiques d’un pianiste de légende, Harold Mabern, qui vient de nous quitter, il y a un an seulement, le 17 septembre 2019, et dont la discographie en sideman, très importante, ne permettait pas d’avoir une idée complète en leader, bien qu’en jazz le sideman est souvent un co-producteur de l’œuvre. Harold Mabern est un contemporain de McCoy Tyner avec lequel il partage beaucoup d’options esthétiques et stylistiques dans la manière d’aborder le clavier («Nightlife in Tokyo»). Ils ont aussi disparu à peu de temps l’un de l’autre. Harold Mabern appartient à la famille des musiciens de Memphis (Booker Little, George Coleman, Charles Lloyd, Frank Strozier, Louis Smith…) qui a donné au piano tant de talents de premier plan depuis le légendaire Phineas Newborn, jusqu'aux regrettés James Williams, Mulgrew Miller, et aujourd’hui encore la dynastie des Brown, Donald et Keith Brown, Geoff Keezer…
Ces trois disques, un double et un simple sorti postérieurement, reprennent un engagement d’Harold Mabern au Smoke Jazz and Supper Club de New York, sur trois jours au début de l’année 2018. Sur le double CD, Harold Mabern est en quartet avec le trio de l’énergique ténor Eric Alexander – le bassiste Jon Webber et le batteur Joe Farnsworth– et, sur le disque complémentaire, la formation est augmentée par deux éléments, le saxophoniste Vincent Herring et le trombonisteSteve Davis qui sont tous deux des familiers du club comme tous ces musiciens. Ils ont gravé chacun des enregistrements sous leur nom pour le label du club. C’est donc dans une formule all stars que se sont déroulées ces soirées.

Harold Mabern a déjà tant donné dans divers albums historiques (cf. Jazz Hot n°650, n°666, n°681, n°2019) qu’il sera utile de relire ses interviews et sa discographie pour mieux évaluer la trajectoire de ce musicien dans le jazz. Le lyrisme, la puissance rythmique, la qualité d’écoute, l’omniprésence du blues, du swing dans l’expression, font d’Harold Mabern un sideman émérite, et de sa musique un véritable plaisir pour les amateurs de jazz et de piano. Son registre, comme on peut l’entendre dans ces enregistrements, s’étend du classicisme d’Erroll Garner et d’Hank Jones («I Remember Clifford») au monde post coltranien, à l’univers de McCoy Tyner, sans aucune rupture, car il appartient à cette grande famille des pianistes du hard bop qui suit immédiatement les trois grands initiateurs du bebop (Thelonious Monk, Bud Powell, Elmo Hope).

La section rythmique, l’une des plus réputées de New York, avec Jon Webber et Joe Farnsworth, celle en fait d’Eric Alexander et alternativement d’Harold Mabern, apporte au pianiste un soutien parfait, avec la plénitude de son et une sobriété essentielle, toute entière au service de la musique.

On connaît mieux Eric Alexander, qui a déjà fait deux couvertures de Jazz Hot (n°585 et n°666). C’est un ténor post-coltranien, du Coltrane de la période Atlantic le plus souvent (cf. «Almost Like Being in Love», «Dear Lord» pris avec une touche latine, «Mr. P.C.») qui a le talent d’avoir repris cette esthétique virtuose et de l’avoir développée pour se forger une identité bien à lui, une expression généreuse, débordante d’énergie, de swing, et conservant en permanence son ancrage dans la tradition, le blues. Doué d’une belle sonorité chaude, il est aussi capable d’un lyrisme certain («She's Out of My Life», «You Are Too Beautiful»). Le mariage intergénérationnel de ces énergies (Mabern et Alexander) est l’un des plus réussis de ces dernières années, car ils ont très fréquemment échangé sur scène et sur disque avec une complicité de tous les moments. Eric Alexander est un cheval fougueux, et s’engage dans la musique sans calcul: leader ou sideman n’est pas pour lui une question ou une raison de mesurer son expression, et Harold Mabern ne se pose plus cette question depuis de longues années, ce qui fait des deux artistes, deux torrents impétueux partageant beaucoup en matière de jazz: «How Insensitive» est un modèle de ce que peut produire d’exceptionnel cette réunion. Pour apprécier l’excellence pianistique et l’inventivité d’Harold Mabern, on recommande l’écoute de «Mr. P.C.» (dédié à Paul Chambers par John Coltrane) en trio ou du très blues «Rakin’ and Scrapin’» de sa composition en quartet sur le premier disque ou en sextet sur le second pour conclure les sets, un régal!

Curieusement, c’est sur le troisième album, publié postérieurement, de ces trois jours au Smoke que se trouve le titre «The Iron Man» qui sert de titre d’album aux deux premiers. «The Iron Man» a été écrit par Eric Alexander; c'est le sobriquet qu’Harold Mabern gagna dans le North Side de Chicago dans un set où il étourdit
le jeune saxophoniste, alors dans sa vingtaine, Eric Alexander,dans un thème de 25’. Commencé par le tynérien «Mr. Johnson» (dédié à Jay Jay Johnson), une splendide composition d’Harold Mabern mise en valeur par le volume plus important d’un sextet, «The Iron Man» propose une attaque du pianiste avec une évocation de Phineas Newborn, un blues où Eric Alexander, l’auteur, fait merveille, avant Steve Davis, Vincent Herring, toujours très parkérien, sans oublier la section rythmique.
Après un «Lover Man» de belle facture, classique, un morceau à haut voltage avec une autre composition d’Harold Mabern, «The Lyrical Cole-Man», dédié à George Coleman, le copain de jeunesse de Memphis, une longue et belle pièce où se jette naturellement Eric Alexander avec son appétit et son énergie habituels. C'est un autre grand moment de ces trois jours au Smoke car, derrière le saxophoniste, le pianiste est omniprésent pour donner du volume, pour pousser tel un autre Art Blakey. S’il est une qualité que partage Harold et Art, c’est ce drive impressionnant, en live en particulier, qui pousse au dépassement, et Eric Alexander ne se fait pas prier. Ted Panken, sur le second livret, remarque qu’il était un «messenger», un de ceux qui transmettent, qui poussent les plus jeunes pour renouveler la tradition, comme il le disait lui-même sur le premier livret relaté par Mark Ruffin: «I’ve been teaching jazz for 38 years

«Edward Lee», dédié à Lee Morgan, une autre composition d’Harold Mabern, poursuit dans la même veine, avec de beaux ensembles de cuivres. «Beehive», composé encore par Harold Mabern, en référence au club du South Side de Chicago où Harold découvrit en live Charlie Parker en 1955, est joué avec de beaux arrangements sur un tempo d’enfer où les saxophonistes échangent avec maestria, et confirme toutes les qualités musicales déjà énoncées et un talent moins souvent mis en avant pour le pianiste, celui de compositeur (8 thèmes sur les 22 joués dans ces enregistrements sont écrits par Harold). Ces thèmes définissent vraiment son apport esthétique et stylistique.

Durant ces trois jours, Harold, comme à son habitude, laisse beaucoup de place à l’expression de chacun des musiciens, privilégiant toujours la musique, et pourtant sa présence est énorme à tous les niveaux. Comme le dit Donald Brown, ce qui impressionne chez Harold Mabern, c’est la spiritualité et la conviction.
C’est à la lumière de tels enregistrements, qu’on peut imaginer la dépression qu’a causée la disparition d’Harold Mabern (cf. Jazz Hot 2019) non seulement pour le jazz et pour les amateurs de jazz, non seulement pour la scène new-yorkaise, ce club en particulier, dont il était devenu une figure tutélaire, mais aussi pour les musiciens qu’il côtoyait avec son éternel sourire et son allure de géant bienveillant, pour des artistes comme Eric Alexander dont il a certainement été un guide spirituel au sens le plus noble. Harold Mabern nous manque
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Christian McBride Big Band
For Jimmy, Wes and Oliver

Night Train, Road Song, Up Jumped Spring, Milestones, The Very Thought of You, Down by the Riverside, I Want to Talk About You, Don Is, Medgar Evers' Blues, Pie Blues
Christian McBride (b, arr), Joey DeFrancesco (org), Mark Whitfield (g), Frank Green (tp), Freddie Hendrix (tp), Brandon Lee (tp), Nabate Isles (tp), Anthony Hervey (tp), Michael Dease (tb), Steve Davis (tb), James Burton (tb), Douglas Purviance (btb), Steve Wilson (as), Todd Bashore (as), Ron Blake (ts), Dan Pratt (ts, cl), Carl Maraghi (bar), Quincy Phillips (dm)

Enregistré à Montclair, NJ, date non précisée

Durée: 1h 11’ 48”

Mack Avenue 1152 (www.mackavenue.com)

Comme souvent avec le big band de Christian McBride (cf. The Movement Revisited), c’est du jazz de haut niveau, superbement arrangé et joué par des musiciens de haute volée. Comme on dit, ça déménage, ça swingue, c’est explosif avec toujours cette chaleur d’expression, cette puissance du blues qui le distingue d’autres big bands, «techniquement» aussi relevés, mais qui manquent de ces dimensions hot qui font pour nous le meilleur du jazz. Ici, le projet de Christian McBride qui n’en manque pas, est de rendre hommage à trois grands prénoms –For Jimmy, Wes and Oliver– dont la combinaison ne laisse aucun doute sur l’identité car ils sont trois légendes qui ont marié leur talent: Jimmy Smith, le «king» de l’orgue Hammond, Wes Montgomery, la légende n°1 de la guitare jazz, et Oliver Nelson, un arrangeur et leader de big bands parmi les plus originaux des années 1960-70, beau saxophoniste (cf. Screamin’ the Blues, Prestige/New Jazz, 1960), même si ses qualités d’arrangeurs ont pris le dessus dans son activité au cours de sa carrière. Oliver Nelson a donné quelques disques, en moyenne ou grande formation, et quelques thèmes en particulier, qui figurent dans le panthéon du jazz enregistré, soit en leader soit comme arrangeur pour d’autres, Jimmy Smith notamment (The Blues and the Abstract Truth, Straight Ahead, Afro-American Sketches, Full Nelson, More Blues and the Abstract Truth, Black, Brown and Beautiful).
La rencontre enregistrée de ces trois légendes est gravée en 1966 sur un disque, The Dynamic Duo, sous le nom de Jimmy Smith et Wes Montgomery, pour lequel Oliver Nelson apporte son big band et ses arrangements comme il l’a souvent fait pour Jimmy Smith depuis le début des années 1960 et quelques enregistrements extraordinaires (Bashin', Hobo Flats, Who's Afraid of Virginia Woolf, Got My Mojo Workin', Monster, Peter and the Wolf, Hoochie Coochie Man) et il continuera jusqu’en 1968 (Livin' It Up), année de la mort de Wes…

Il ne faut pas chercher bien loin ce qui réunit profondément ces trois artistes, il n’y a qu’à lire les titres et écouter quelques thèmes, ensemble ou séparément: c’est le blues! Le blues comme esprit, comme matière, comme inspiration, le lieu d’une transe commune pour une expression ancrée au plus profond de ces trois hommes. Pour Jimmy Smith, on peut parler d’une évidence traduite en musique; pour Wes, c’est ce qui fait le fond de son expression, virtuose par ailleurs; pour Oliver, c’est ce qui donne à sa musique un ancrage des plus profonds, cette puissance jusqu’à une certaine saturation, densité urbaine qui correspond à l’atmosphère tendue d’époque, se combinant avec son éternelle modernité de son, d’arrangements qu'il a cultivée grâce aux musiciens qu’il a côtoyés (Eric Dolphy, Freddie Hubbard, Paul Chambers… aussi bien qu’Hank Jones, Joe Newman, George Duvivier, Charli Persip, Bill Evans…) et qu’il a tous entraînés dans son amour du blues accentué et réinventé sous tous les angles possibles.

Voilà pour l’histoire de cette rencontre dont a rêvé Christian McBride, et que, jeune amateur, il a certainement aimée à en user les sillons. Il n'est pas le seul. C’est ce rêve qu’il remet en scène avec ses arrangements, ou souvent ici ceux d’Oliver Nelson lui-même (1932-1975), une évidence pour lui rendre hommage. La réincarnation de Jimmy Smith (1925-2005) a été confiée à Joey DeFrancesco, ce qui peut paraître une autre évidence tant ce musicien contribue à la perpétuation et l’actualisation de l’amour pour l’orgue Hammond B3 que Jimmy Smith a rendu célèbre. Il y a de nos jours de magnifiques instrumentistes dans le jazz et une vraie tradition bien vivante du Hammond B3. Enfin, la guitare selon Wes Montgomery (1923-1968), est représentée par l’un de ceux qui, selon nous, en est le plus formidable descendant, Mark Whitfield, qui faisait, encore jeune, la couverture de Jazz Hot n°530, en 1996. Sa carrière ne nous a pas semblé avoir la même intensité dans le jazz que celle de son aîné, une question d’époque et d’atmosphère, mais il possède cette manière extraordinairement blues et virtuose à la fois qui fait la particularité et l’excellence de son expression et de celle de son aîné.

On ne doutait pas que Christian McBride, formidable musicien, arrangeur et leader de big band, doublé d’un sens peu commun de la mémoire, ne réalise avec son excellent big band des prouesses pour restituer la puissance, la conviction de cette musique, et le résultat est effectivement digne de tous les éloges. Les musiciens de haut niveau vont au-delà de la technique pour apporter une dimension sonore, qu’on apprécie d’autant mieux sur une chaîne de qualité avec un volume sonore adhoc. Certaines musiques nécessitent une écoute particulière en rapport avec la volume de l'orchestre. Le shuffle ponctué par les sections d’instruments avec un tel brio, selon les arrangements d’Oliver Nelson –un enfant de Count Basie faut-il le rappeler?– c’est du grand Art!
Joey DeFrancesco est littéralement en transe dans son évocation de Jimmy Smith. Là encore, on n’est pas surpris mais simplement ravis de trouver chez un musicien, avec une carrière si importante, une telle envie de musique, un tel amour du Maître Jimmy Smith qu’il apporte à son évocation une conviction sans fard, et autant d’éléments documentaires sur la manière de Jimmy Smith, avec la science de son art, car Joey est un grand organiste de jazz. Pour finir, Mark Whitfield délivre ses chorus, des joyaux, de la guitare virtuose et blues, comme il convient, mais à la Mark Whitfield, et c’est le complément idéal pour explorer les grands thèmes «Night Train», le «Milestone» de Miles Davis transfiguré par Oliver Nelson, «Down by the Riverside» réactualisé par Oliver, Jimmy and Wes , ou encore «Road Song» immortalisé par Jimmy and Wes. La relecture de ces thèmes par Christian McBride, son big band, Joey et Mark est un bel hommage.
Christian McBride personnalise aussi quelques arrangements, Joey apporte deux compositions, Mark Whitfield, une, et avec quelques belles compositions («Up Jumped Spring», «I Want to Talk About You» en quartet), ils prolongent en 2020 l’esprit de cette rencontre de 1966. Christian McBride, avec sa faculté de développer des projets originaux qui font appel à la mémoire du jazz, est l’un de ceux qui font la permanence du jazz aujourd’hui, la transmission, la préservation de son esprit.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Kenny Washington
What's the Hurry

The Best Is Yet to Come, S’Wonderful, Stars Fell on Alabama, I’ve Got the World on a String, I Ain’t Got Nothin’ But the Blues, Bewitched Bothered and Bewildered, Invitation, Here’s to Life, Sweet Georgia Brown*, No More Blues (Chega de saudade), Smile
Kenny Washington (voc), Josh Nelson (p), Gary Brown (g, except*), Lorca Hart (dm) + selon les titres Mike Olmos (tp), Victor Goines (ts, cl), Jeff Cressman (tb), Jeff Massanari (g), Dan Feiszli (b)*, Peter Michael Escovedo, Ami Molinelli-Hart (perc)

Enregistré à Berkeley et El Cerrito, CA, dates non précisées

Durée: 46’ 15’’

Lower 9th Records 2020-1 (www.kennywashingtonvocalist.com)
 


Le chanteur Kenny Washington, 63 ans, compte parmi les trésors cachés dont regorgent les scènes locales américaines et dont nous n’entendons parler, souvent bien tardivement, qu’à l’occasion de la sortie d’un disque bénéficiant d’un travail de promotion à l’international. Artiste discret par tempérament, Kenny Washington a jusqu’ici peu enregistré sous son nom (Live at Anna's Jazz Island, 2008, autoproduit, et Moanin’. Live it Jazzhus Montmartre, 2015, Storyville). D’où ce titre malicieux, What’s the Hurry, comme le manifeste d’un musicien qui prend son temps et n’a pour ambition que de vivre sereinement son art. Originaire de New Orleans (peut-être la raison de ce côté détendu), Kenny Washington a été formé au chant à l’église et a également appris le saxophone. Il découvre véritablement le jazz lors d’un concert donné dans son lycée par Alvin Batiste (cl) accompagné pour l’occasion de jeunes élèves-musiciens parmi lesquels les frères Branford et Wynton Marsalis. Etudiant, il suit un cursus musical à la Xavier University of Louisiana (une université catholique privée qui accueille principalement depuis 1925 des étudiants afro-américains et amérindiens) et commence à se produire en public. Sans projet précis, il entre dans la marine à 26 ans et intègre son orchestre en tant que saxophoniste avant d’y révéler son talent de chanteur. Après neuf ans de service, il s’établit dans la région de la baie de San Francisco au début des années 1990. Fréquentant les soirées «open-mic», il s’y fait remarquer décrochant notamment un engagement dans un restaurant chic de San Francisco où il officie durant huit ans. Sa réputation allant croissant, Kenny Washington est recruté en 2000 dans une comédie musicale, Off-Broadway, puis débute une collaboration au long-court avec le ténor californien Michael O’Neill (trois albums parus), lequel lui présente Joe Locke (vib) qui l’invite à plusieurs reprises au sein de son groupe programmé régulièrement au Dizzy’s Club de Jazz at Lincoln Center (et sur son album For the Love of You, 2010). C’est ensuite au tour de Wynton Marsalis de convier le chanteur pour des représentations avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra (notamment pour la suite Blood on the Fields en 2013 et un hommage à Ella Fitzgerald en 2017).

Désormais davantage dans la lumière,
Kenny Washington propose un bel album de standards, d’une grande sobriété dans les arrangements laissant toute sa place à son talent vocal exceptionnel se caractérisant par une expression naturellement swing et une saisissante intensité émotionnelle. Celle-ci est à son sommet sur «Stars Fell on Alabama» où l’excellent Victor Goines, un membre du Jazz at Lincoln Center Orchestra, lui donne la réplique au ténor. La section rythmique qui officie est à la hauteur, soulignant les nuances dessinées par le chanteur. On note de belles interventions du pianiste Josh Nelson sur «I Ain’t Got Nothin’ But the Blues» tout comme du trompettiste Mike Olmos, deux musiciens de la région de San Francisco. A l’aise sur différents registres jusqu’à la musique latine avec «Chega de saudade», composition d’Antonio Carlos Jobim traduite en anglais par Jon Hendricks, Kenny Washington est aussi bon scatteur («Sweet Georgia Brown»). Un bel interprète du jazz qu’il était temps de découvrir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Gradischnig-Raible Quintet
Plays the Music of Elmo Hope: Searchin' for Hope

Stars Over Marakesh, Carvin the Rock, Nieta, Race for the Space, Bellarosa, For Heaven's Sake, Mo Is On, Exploring the Future, Something for Kenny, Into the Orbit, Roll On
The Gradischnig/Raible Quintet: Steve Fishwick (tp), Herwig Gradischnig (ts), Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)
Enregistré les 14-15-16 avril 2015, Hagenberg (Autriche)
Durée: 1h 06’
Alessa Records 1042 (www.alessarecords.at)

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Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home
The Music of Elmo Hope. Vol. 2: Mo Is On

So Nice, Hot Sauce, Invitation, Chips, Abdullah, Mirror-Mind Rose, McBrowne’s Galaxy, Dearly Beloved, One Down
Steve Fishwick (tp), Herwig Gradischnig (ts), Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)

Enregistré le 20 mars 2018, Londres

Durée: 47’ 37”

Trio Records 604 (triorecords.co.uk)


Il n’y a pas souvent d’hommages ou de références à la musique d’Elmo Hope, comme nous le rappelait Bertha Hope-Booker (Jazz Hot n°673) qui fut son épouse et sa partenaire dans un enregistrement (Hope-Full, Riverside, 1961). Elmo Hope était un pianiste-compositeur d’un niveau exceptionnel sur le plan instrumental et créatif, le troisième élément d’un trio d’amis avec Thelonious Monk et Bud Powell, qui ont grandi ensemble à New York et mûri l’élaboration d’un nouveau souffle du piano jazz, dans le prolongement en particulier de l’œuvre d’Art Tatum si déterminante pour le bebop, Charlie Parker compris (cf. Ross Russell, Bird Lives!). Ils partagent non seulement cette fraternité et cet apprentissage en commun (pratique, écoute des disques…), avec une connaissance approfondie et une pratique de la musique classique dans laquelle Elmo Hope fit ses premières apparitions sur scène –Bach, Chopin, Satie et Debussy semblent avoir eu leur préférence.
Si Bud Powell et plus largement encore Thelonious Monk ont laissé une empreinte forte sur leur descendance, il semble donc qu’Elmo soit moins souvent joué, malgré ses talents de compositeur –75 compositions, soit sensiblement le même nombre de pièces que Monk– et une œuvre enregistrée non négligeable où il côtoie alors le meilleur du jazz de cette génération: John Coltrane, Clifford Brown, Sonny Rollins, Jackie McLean, Lou Donaldson, Kenny Dorham, Curtis Counce, Harold Land, Johnny Griffin, Philly Joe Jones, Paul Chambers, Jimmy et Percy Heath, Frank Foster, etc.

Bertha Hope a enregistré en 1991 un Elmo’s Fire (SteepleChase), et elle a constitué en 1999 un groupe, intitulé «ELMOllenium» pour un hommage, pas enregistré malheureusement. Eric Reed a rendu un bel hommage en 2001 (cf. Jazz Hot n°671, avec une vidéo en deux parties: https://www.youtube.com/watch?v=xQNNQXfzUCs et https://www.youtube.com/watch?v=tYFJEfSt4vQ), pas enregistré en disque non plus, même s’il est encore disponible sur internet en vidéo. Benny Green a joué régulièrement quelques thèmes d’Elmo Hope, dont «Bellarosa», «Crazy», et il possède aussi dans son art cette qualité d’intensité propre au trio d’amis.

On apprécie d’autant que Claus Raible (Trio!), qui organise son œuvre depuis quelques années autour d’une lecture personnelle, avec autant de science que de sensibilité et d’intensité, de cet univers propre aux trois pianistes de génie du bebop, ait convaincu un beau quintet (on le suppose parce qu’il est le pianiste, mais il se peut que les musiciens se soient retrouvés autour d’Elmo Hope) de revisiter l’univers d’Elmo Hope, une sorte de complément indispensable d'un moment-clé de l’évolution du piano jazz à l’orée des années 1940 qui a marqué si profondément l’histoire du jazz.
Car le jazz vit encore, de nos jours, sous l’emprise de ce trio de créateurs: Thelonious Monk (1917), Elmo Hope (1923) et Bud Powell (1924). Le benjamin, Bud, a disparu encore jeune en 1966, suivi de près par Elmo en 1967, et si Thelonious est mort en 1982, il a disparu des scènes et des studios en 1973. Leur descendance est, malgré la brièveté relative de leur vie, splendide, nombreuse et sans fin, et indique tout le poids que ces artistes ont eu dans l’évolution du piano jazz, notamment dans le domaine harmonique et rythmique.
Dans ce projet d’un collectif européen en deux volets autour de la musique d’Elmo Hope, on retrouve le pianiste Claus Raible (Karlsruhe, 1967) un familier de ces univers puissants, Steve Fishwick (Manchester, 1976), Herwig Gradischnig (Bruck an der Mur, 1968, Autriche, un membre du Vienna Art Orchestra aujourd’hui en sommeil), Giorgos Antoniou (Athènes, 1970) et Matt Home (Hudderfield, Royaume-Uni, 1973). Il y a chez ces musiciens non seulement le respect de l’artiste, mais aussi une sensibilité à l’esprit de cette musique et une capacité à évoquer tout en gardant une grande liberté dans l’expression, dans la technique et la sonorité des instruments, comme c’est le cas pour le brillant trompettiste Steve Fishwick, le saxophoniste Herwig Gradischnig, le musical Matt Home. Ces musiciens ont des sonorités d’aujourd’hui, mais ils savent, dans les ensembles et les chorus, acclimater cette tonalité de sombre beauté d’époque sans amoindrir leur liberté, sans gommer leur personnalité. Le bassiste est précis, et offre avec le batteur, le fondement d’un quintet où Claus Raible, déterminant dans le quintet parce qu’il en est le pianiste, démontre ses facultés à s’accaparer l’univers d’Elmo Hope, ses atmosphères intenses, avec sa touche personnelle, quelques signatures stylistiques où il mêle fréquemment les frères Monk et Bud. Il possède surtout la grande aisance rythmique et technique pour donner à cet enregistrement la clé de voûte indispensable, sans faute de goût ou modernisme obligé, sans copie. Elmo Hope, Bud et Monk, étaient des virtuoses, même si cette évidence s’efface devant la force de l’expression, et pouvoir les relire en restant proche sans fadeur, sans simplification, est une performance.

Les liner notes écrites, pour l’un des deux livrets, par le trompettiste Steve Fishwick et pour l’autre par Hans-Jürgen Schaal, s’attachent à indiquer les enregistrements originaux des différents thèmes qui ont servi de base aux arrangements et à l’enregistrement, une excellente idée. Ils ajoutent quelques commentaires sur l’environnement musical et d’époque; c’est sobre et précis. Le second des deux enregistrements reprend pour visuel l’esthétique du Blue Note 5029 original (Elmo Hope Trio), avec une photo de Ray Avery (CTSImages) pour parfaire cette réalisation.
C’est enfin une invitation très réussie à redécouvrir l’œuvre d’Elmo Hope pour les amateurs et les musiciens de jazz car notre quintet n’a pas épuisé la source.
Bertha Hope-Booker dans son interview parue en 2015 déjà citée plus haut, disait: «Je trouve que son écriture (celle d’Elmo) est à son meilleur quand il écrit pour un quintet». On a donc la chance pour ces deux enregistrements d’avoir la configuration idéale pour mettre en valeur un splendide artiste du jazz quelque peu oublié, servi et réinventé par des musiciens actuels de talent; un beau projet parfaitement réalisé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Wawau Adler
Happy Birthday Django 110

Twelfth Year, The Best Things in Life Are Free, I Love You for Sentimental Reasons, My Blue Heaven, Lune de miel, My Melancholy Baby, How High the Moon, Duke and Dukie, I Will Wait for You, The Man I love, Time on My Hands, Mélodie au Crépuscule, Django's Tiger
Wawau Adler (g), Alexandre Cavalière (vln), Hono Winterstein (g), Joel Locher (b)

Enregistré à Stutensee (Allemagne), date non précisée (prob. 2019)

Durée: 45’ 37

GLM EC 589-2 (http://wawau-adler.com)


Le hasard de la chronique fournit parfois des coïncidences qui n’en sont peut-être pas… Wawau Adler, le magnifique guitariste de la tradition de Django qui donne cet hommage au Maître Django à l’occasion du 110e anniversaire de sa naissance est né à Karlsruhe en Allemagne, la même année 1967 et dans la même ville que Claus Raible, le formidable pianiste qui rendait récemment des hommages aux trois génies fondateurs du piano de la période bebop, Thelonious Monk, Bud Powell et Elmo Hope. Karlsruhe, la ville moyenne du Bade-Wurtemberg produit donc autre chose que des expertises constitutionnelles, et si on en juge par le niveau exceptionnel de ces deux artistes, la ville pourrait l’indiquer dans son Wikipédia, plutôt que des banalités. Comme son concitoyen au piano, Wawau Adler est, une habitude de cette tradition, un virtuose, à la guitare, et met son talent au service de l’expression, ce qui est plus rare.
Pour cet hommage, il s’est entouré d’Alexandre Cavalière que les lecteurs de Jazz Hot commencent à bien connaître, car cela fait plus d’une vingtaine d’années que le violoniste, précoce (il jouait déjà en concert dès sa dizaine d’années, et pas pour faire le spectacle mais la musique), parcourt avec son père, les festivals de Belgique d’abord
où nous l’avons découvert et du monde aujourd’hui. Né en 1985, à Mons en Belgique à une demi-heure de Liberchies (la ville de naissance de Django), Alexandre a croisé la route de Babik Reinhardt et Didier Lockwood, ce qui lui a ouvert les scènes internationales. Son jeu, dans la filiation du Maître sur son instrument, Stéphane Grappelli, est parfait pour cet hommage. Hono (Paul) Winterstein, né en 1962, à Forbach en Alsace, est le doyen de la séance, et cela fait des années que sa contribution à l’univers de Django est des plus remarquables. Il est connu pour ses grandes qualités de guitare rythmique et, à ce titre, il a accompagné le gotha des héritiers de Django: les magnifiques Tchavolo Schmitt et Dorado Schmitt, parmi les plus passionnants de cette tradition sur le plan de l’expression, et le virtuose Biréli Lagrène, qui partage son origine alsacienne. Hono nous donnait en leader récemment un bon enregistrement, Horizon, où figure l’une des compositions présente sur ce disque («Lune de miel»). Wawau l’a choisi pour sa qualité de rythmicien, si important dans l’univers de Django, et on peut dire qu’Hono a accepté car Wawau Adler possède cette excellence dans l’expression à même de rendre hommage à Django. Joel Locher est un bassiste né en 1982 à Stuttgart, toujours dans le Bade-Wurtemberg. Musicien précoce, grâce à son père qui lui enseigne la contrebasse dès ses 10 ans, il est ensuite contrebassiste soliste de l'Orchestre de chambre des jeunes de Stuttgart et en 2001-2002 membre de l'orchestre du festival de l'Académie internationale Bach de Stuttgart. En 2004-2005, il est stagiaire à l'Orchestre philharmonique de Stuttgart. Autant dire qu’on a affaire à un musicien précoce et d’un niveau exceptionnel sur le plan académique. Il a, depuis, accompagné une multitude de musiciens de Philip Catherine à Biréli Lagrène, Martin Taylor, Stochelo Rosenberg, Scott Hamilton, Evan Christopher, Dusko Gojkovich, Tania Maria… La liste est sans fin, et dans la tradition de Django également. La musique de Django a cette particularité de réunir autour de sa tradition des savants, quelle que soit leur formation à condition que l’expression soit au centre. On se souvient de défunt Poulette qui occupait un pupitre dans l’orchestre du Châtelet, qui enseigna à Django, Matelo et Baro Ferret (Elios Ferré, cf. Jazz Hot n°500). On se souvient aussi que Django est né en Belgique, avec, peut-être, un passeport français, dans une famille de Manouches gatskénés, c’est-à-dire marqué par un long séjour allemand (Michel Lefort, cf. Jazz Hot n°500), et on ne s’étonnera pas plus que la musique de Django transgresse sans hiatus les frontières de cette partie de l’Europe et plus largement, comme le jazz le fait pour le monde entier: c’est un signe d’universalité. C’est le pourquoi de cette belle réunion autour de Django.
Wawau Adler, qui en est à son septième enregistrement en leader et a rencontré beaucoup de musiciens (Marian Petrescu, Didier Lockwood, Pee Wee Ellis), possède dans son cœur la clé magique de ce monde de Django Reinhardt, et sa virtuosité lui permet de se couler dans un répertoire où se mêlent des compositions de Django («Twelfth Year», «Django’s Tiger»), de Stéphane Grappelli et Django («Mélodie au crépuscule»), mais aussi des standards que Django illustra, de Gershwin («The Man I Love», etc.), une composition de Hono Winterstein («Lune de miel»), enfin tout ce qu’il faut pour que Django y soit à son aise pour ses 110 ans; un siècle de musique qui n’a pas pris une ride grâce au poète Wawau Adler («Time on My Hands») et à des artistes au service d’une expression originale, la branche la plus généreuse qui soit née du jazz hors des Etats-Unis, à la fois par le nombre de ses talents et par la qualité des œuvres. Et comme Django appartient aussi à la grande famille de Jazz Hot, bon anniversaire, Django!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Fapy Lafertin New Quartet
Atlântico

Torontoi emlek, La Belle vie, My Romance, Vibracoes, The Baltic, Turn, Cinzano, Fantaisie en sol, It's Alright With Me, Pixinguinha em Lisboa, Japanese Sandman, Platcherida, Carnation
Fapy Lafertin (g, g portugaise), Alexandre Tripodi (vln), Cédric Raymond (b), Renaud Dardenne (g)
Enregistré en août 2017, Tintigny (Belgique)
Durée: 58’ 04”
Frémeaux et Associés 8576 (Socadisc)


Dans la veine poétique des héritiers de Django, Fapy Lafertin est certainement l’un des plus beaux descendants. Son lyrisme fait de chacun de ses disques un événement pour les amateurs de cette tradition que Django Reinhardt ancra au jazz dans une époque qui s’y prêtait, et qui en est devenue aujourd’hui une dimension à part entière. Fapy atteint aujourd’hui le club des septuagénaires, et sa musique conserve une éternelle jeunesse, possède la patine des ans qui donne tant de profondeur à une expression qui se renouvelle sans jamais rompre avec ses racines. Il a fait très tôt le choix, dans les années 1970 en compagnie de l’excellent Koen de Cauter (le quartet Waso), de marier cette tradition avec une poésie personnelle qui le rapproche du Maître Django par l’esprit, bien qu’elle renouvelle et enrichisse la tradition d’un monde imaginaire qui n’appartient qu’à Fapy. Dans cet enregistrement, il exploite parfois la technique de la mandoline sur la guitare portugaise («Vibracoes» de Jacob de Bandolim, «Fantaisie en sol», le beau «Pixinguinha em Lisboa») dans un registre qui s’éloigne du répertoire du jazz autant que de sa respiration rythmique, tout en gardant dans sa liberté d’exécution, son improvisation, dans le phrasé, un lien avec la tradition de Django mâtinée d’influences des musiques populaires (Portugal et Brésil) ou de la musique classique.
Dans ce disque, enregistré au cœur du Luxembourg belge, où ses partenaires, plus jeunes, apportent une partie du répertoire («Baltic», «Fantaisie en sol», «Pixinguinha em Lisboa»), on voyage, comme le titre le suggère, entre Portugal et Brésil, mais plus largement en Europe et Amérique du Nord et du Sud, des couleurs dont joue Fapy Lafertin avec son habituelle poésie, son sens du récit musical, sa maestria. Fapy apporte quatre compositions très émouvantes marquées par la tradition tzigane («Turn», «Cinzano», «Platcherida», «Carnation») et ne renonce pas pour autant à quelques standards du jazz («La Belle Vie» de Sacha Distel, «My Romance», «It’s Allright With Me» avec une belle introduction, «Japanese Sandman») repris dans la filiation de Django. Alexandre Tripodi, Cédric Raymond et Renaud Dardenne, en plus de compositions originales, apportent leur fraîcheur avec la tension nécessaire pour répondre à l’intensité qui se dégage de la musique de Fapy Lafertin. Ce dernier, qui est tombé très jeune dans la marmite de l'héritage de Django, est bien entendu un guitariste virtuose, mais de cette virtuosité qui ne s’impose pas à la musique parce qu’elle est au service de l’imagination, de la poésie, de l’expression.
Fapy Lafertin, l’artiste musicien, est un trésor caché, c’est un privilège de pouvoir le découvrir sur disque de temps en temps.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Phil Abraham Quartet
Beauty First

I'll Remember April, Charlie Et Le Pam, Watermelon Man, Vals Para Mani, New Orleans Comphilation, Esquisse, Up Jumped Spring, Faut Voir
Phil Abraham (tb, voc), Fabien Degryse (g), Sal La Rocca (b), Thomas Grimmonprez (dm)

Enregistré les 30-31 mai 2019, Beersel (Belgique)

Durée: 53’ 23”

Autoproduction (www.philabraham.com)


C’est dans le registre de l’expressivité que Phil Abraham a développé une sonorité à nulle autre pareille, vocalisant au maximum sur son instrument et y combinant parfois la voix (rarement ici) avec une réussite et un talent certain («Charlie Et Le Pam»). Beaucoup de chroniqueurs renvoient l’utilisation d’effets expressifs sur les instruments, trombone et trompette en particulier, au registre du jazz traditionnel ou «vieux style» comme on dit en Belgique, y voyant une forme primitive et parfois rudimentaire. Total contresens, car l’utilisation d’effets et d’une sonorité personnelle est en soi déjà une prouesse technique, même quand elle est naturelle, et c’est même à la base de l’expression qui fait qu’on aime le jazz (on identifie les sonorités des artistes individuellement), et qu’on aime Phil Abraham, un magnifique tromboniste et soliste, de jazz, qui place son art dans le sillon des grands solistes de toutes les époques. On peut l'identifier sur son instrument pour sa vélocité qu’il ne prive jamais d’expression. Il joint en effet à la richesse de l’expression une virtuosité certaine qui lui donne une liberté stylistique rare, une amplitude de répertoire (du traitement de «Watermelon Man» à «Comphilation») restant lui-même, évitant tous les sectarismes de génération, stylistiques, privilégiant la musique et, comme il le dit dans le titre, la recherche de la beauté.
Phil Abraham a de plus la faculté de développer des projets cohérents, de construire ses disques avec une recherche d’originalité dans le répertoire, d’imaginer des formations à géométrie variable et des alliances sonores inattendues comme sur ce dernier opus, autoproduit, avec la guitare de l’excellent Fabien Degryse, maintenant un ancien de cette galaxie des six cordes, si riche au-delà des Ardennes depuis Django et René Thomas, et qui possède entre autres qualités qui la rendent précieuse à nos yeux: la poésie et la musicalité. Fabien Degryse marie avec science ses accords au chant du trombone avec sa douce sonorité, parfois avec quelques accents blues («Watermelon Man»). Le lyrique Sal La Rocca, un pilier du jazz en Belgique, est aussi, à la contrebasse, un prolongement de cet esprit, de ces atmosphères chantantes qu’il développe sur ses beaux chorus, ce qui convient parfaitement au leader du disque qui est aussi vocal sur son trombone, dansant («Vals Para Mani», «Watermelon Man», «Up Jumped Spring»), et c’est un vrai régal.
Thomas Grimmonprez se fond bien dans cet ensemble, avec le souci de souligner sans ostentation les couleurs de manière adaptée selon les climats (la caisse claire sur «Comphilation», les cymbales sur «Watermelon Man», les balais sur les valses).
C’est un disque de belle musique et comme c’était la volonté de son auteur clairement affichée dans le titre, autant dire que c’est parfaitement réussi. Phil Abraham possède une sonorité profonde sur son instrument, il est doué d’une imagination et d’un lyrisme qui en font un musicien toujours passionnant à écouter en live comme sur disque.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Charles Tolliver
Connect

Blue Soul, Emperor March*, Copasetic, Suspicion*
Charles Tolliver (tp), Jesse Davis (as), Keith Brown (p), Buster Williams (b), Lenny White (dm) + Binker Golding (ts)*

Enregistré en novembre 2019, Londres

Durée: 39’ 25”

Gearbox 1561 (www.gearboxrecords.com)


C’est à Londres dans les studios RAK fondés en 1976 par Mickie Most (1938-2003), plus connu dans les milieux du rock & roll (Most Brothers), et qui y enregistra entre autres The Animals, Jeff Beck, Donovan, que Charles Tolliver fait son retour enregistré, profitant d’une tournée en novembre 2019 passant par la capitale du Royaume-Uni, en compagnie d’un all stars. C’est un quintet avec un invité local sur deux titres: Binker Golding (ts). On connaît les déjà légendaires Buster Williams (Jazz Hot n°581) et Lenny White qui ont tous les deux côtoyé ce que le jazz a de meilleur, même si Lenny White n’a pas hésité à déborder largement de ce cadre, et pas toujours pour le meilleur. On ne présente pas non plus Jesse Davis, qui a fait la couverture de Jazz Hot n°569, et dont nous avons publié régulièrement des interviews (Jazz Hot n°504, 522, 630, 655), un alto de grand talent, déjà un classique.
Keith Brown baigne dans le jazz depuis sa naissance, puisqu’il s’agit du fils d’un réputé pianiste de jazz, Donald Brown, qui a participé à la légende du piano à Memphis, celle initiée dans les années 1940 par Phineas Newborn, Jr., et qui compte une descendance d’une richesse extraordinaire. Seulement pour le piano, on rappellera outre les Brown et les Newborn, les regrettés James Williams (1951-2004), Mulgrew Miller (1955-2013), Harold Mabern (1936-2019). Le jazz dans cette ville, on le sait, ne se limite pas au piano (B. B. King, George Coleman, Booker Little, Louis Smith…). Keith Brown, dont la mère est aussi une pianiste accomplie, est le digne héritier de cette tradition, et il a à son actif des collaborations avec Dezron Douglas, Sherman Irby, Steve Slagle, Terreon Gully, Bill Saxton, Joe Farnsworth, Greg Tardy, John Clayton, Benny Golson, Bobby Watson, T. K. Blue, Darryl Hall, Jeremy Pelt, Nicholas Payton, Kenneth Brown, etc.

Binker Golding est un saxophoniste londonien, de formation classique, et qui, dans ses productions personnelles, alterne écriture et improvisation libre inspirée du free jazz américain. Dans le cadre de ce disque, il s’intègre parfaitement à la musique de Charles Tolliver, peut-être le fait que le trompettiste soit lui-même un compositeur et arrangeur émérite, séduit-il un musicien dont le registre au saxophone s’apparente plus, en effet, à l’expressivité américaine, avec du relief et une base rythmique accentuée, qu’à la manière européenne de la musique improvisée, en général plate et a-rythmique.

On connaît mieux Charles Tolliver depuis le Jazz Hot n°677, compositeur qui fait le bonheur de ses pairs depuis le début des années soixante (Jackie McLean, Max Roach, Gerald Wilson, Horace Silver…), arrangeur de qualité qui a dirigé des big bands dans l’esprit du jazz le plus inventif des années 1970, un contemporain émule des Freddie Hubbard, Woody Shaw, un protagoniste aussi de la préservation du jazz dans ce qu’il a d’essentiel et d’original avec le label Strata-East, cofondé avec Stanley Cowell, et dont il dirigea le big band. Le retour à l’enregistrement d’un musicien de cette importance est une bonne nouvelle pour le jazz en cette année qui n’en compte pas beaucoup.

Ce CD d’une quarantaine de minutes, un format temps de 33 tours, est à l’image de Charles Tolliver: de belles compositions dans la lignée du Wayne Shorter des années 1960, avec une dynamique rythmique plus relevée et un plus grand naturel expressif, une intégrité, qui correspondent au tempérament de Charles Tolliver, un proche de Freddie Hubbard par la sonorité et la manière. Les arrangements sont aussi dans cet esprit, et ces musiques qui se fondent surtout sur les modes, développent de belles atmosphères où beaucoup de place est laissée aux chorus, à l’inventivité des musiciens, la section rythmique apportant le fondement, le climat, la texture.
D’après ce qu’on lit sur les liner notes, une page dépliante et une excellente idée pour changer des livrets souvent illisibles, le premier titre («Blue Soul») aurait mieux mérité le titre «Emperor March» et le second y aurait aussi gagné (une impression d’oreille). C’est un excellent moment d’une expression toujours très sophistiquée, lyrique, toujours originale, où la recherche de beauté est étroitement liée à la profondeur de l’expression, d’une musique parfaitement mise en valeur par des musiciens de haut niveau.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Always Know Monk / Yves Marcotte
Humph

Brake's Sake/Little Rootie Tootie*°, Monk's Dream/Friday the 13th, Brilliant Corners*°, Conduit. Flip for Real, Coda: Round Lights*°, Reflections/Monk's Mood, Bright Mississippi*, Interlude. Dig It°, Humph/Skippy, In Walked Bud, Abide With Me+
Yves Marcotte (b, arr), Shems Bendali (tp), Zacharie Canut (ts,as
+), Nathan Vandenbrulcke (dm) + guest Nils Wogram (tb)*, Christophe Monniot (as)°
Enregistré les 25-26 novembre 2019, Winterthur (Suisse
)
Durée: 52’ 43”

Autoproduction AKM 002 (InOuïes Distribution)

Le second excellent disque de ce groupe se consacre à relire les compositions de Thelonious Monk à travers de brillants arrangements et à la lumière de certains suiveurs comme Booker Little (Shems Bendali sur plusieurs thèmes), Eric Dolphy (Zacharie Canut sur «Humph/Skippy), Charles Mingus (Yves Marcotte lui-même aussi bien pour les arrangements que pour la basse essentielle et sombre). C’est une manière de vous répéter que cet ensemble, animé par le bon bassiste et original arrangeur Yves Marcotte, mérite les grandes scènes des clubs et des festivals car le résultat artistique est une relecture-réappropriation spectaculaire et parfaitement mise en musique de ce monde. Plutôt qu’une reproduction de l’esprit et de la lettre (ce qui serait déjà une performance mais pas à la portée de tous), ou un détournement de l’esprit et de la lettre (un appauvrissement, c’est fréquent), Yves Marcotte comme on vous l’a déjà dit pour le premier opus Always Know Monk, donne une autre vie à un grand répertoire –on le sait aujourd’hui– plus par la qualité que par la quantité, qui offre d’infinis développements pourvu que l’imagination soit de la partie, pourvu que les musiciens y respectent les fondements du jazz, le blues (l’esprit), le swing (le phrasé) et le relief expressif. Yves Marcotte n’en manque pas (d’imagination), et il a l’intelligence, l’érudition et l’intégrité rare de nos jours où le statut d’auteur prend autant de place, de choisir de développer un monde dont il connaît la puissance plutôt que d’écrire. Le jazz a cette histoire, cette faculté de faire des artistes-interprètes les co-auteurs de leurs œuvres, même quand ils n’en sont pas les auteurs. Le jazz offre tant de développements possibles par la puissance de sa création et la fulgurance de son évolution au XXe siècle, la richesse encore inexploitée de son héritage, qu’on peut éviter l’inflation, souvent d'un niveau contestable, de compositions.
«Reflections/Monk's Mood» est l’occasion d’un arrangement savant mêlant d
eux thèmes qui se croisent et s’entrelacent où la voix de Zacharie Canut (ts) se tricote avec celle de Shems Bendali (tp), l’un faisant alternativement le contre-chant de l’autre, Yves Marcotte jouant de sa basse, sans acrobatie, mais fondamentale, parfois accompagnant l’énoncé du thème, et Nathan Vandenbulcke apportant une touche tout en nuances sur ses cymbales, ses caisses, le tout finissant sur un bref ensemble de voix à la tierce bien imaginé. «Brake's Sake/Little Rootie Tootie», en ouverture, rythmiquement marqué, en sextet donc avec plus de volume et un jeu hyper-expressif de Nils Wogram, reprend cette manière d’entrelacer les thèmes tout en laissant place à des développements très classiques dans l’esprit mingusien, avec le ténor sombre et inspiré de Zacharie Canut. «Monk's Dream/Friday the 13th» combine également deux thèmes, mais en quartet, le duo basse-batterie y prend une place plus importante, les cuivres apportant en dehors de l’exposition et du retour au thème final, de petits contre-chants, des animations, des interludes et le contraste d’un jeu arythmique quelques secondes. «Brilliant Corners», en sextet, exploite la géométrie angulaire des compositions de Thelonious Monk, une sorte de logique mathématique, le tout sur un support rythmique accentué par une expressivité renforcée des cuivres avant de lâcher la bride aux chorus sur tempo plus rapide, avec la voix d’Yves Marcotte qui survole le tout à la manière de Charles Mingus. On peut ainsi analyser l’ensemble des thèmes avec les voix supplémentaires des invités, les réputés Nils Wogram (tb) et Christophe Monniot (as), et de vraies réussites rythmiques sur l’ensemble des thèmes comme «Bright Mississippi» que le thème appelle, c’est vrai, mais qui sont très bien exploitées.L’étonnant dans cet ensemble est la liberté, malgré l’écriture soignée et complexe, qui est laissée à chacun des musiciens et l’osmose autour de ce projet. Quand le collectif s’enrichit de la liberté individuelle des musiciens, et réciproquement, le jazz atteint sa plénitude: c’est la dimension «démocratique» du jazz, cette capacité à inventer une organisation où l’exigence de chacun conduit à la liberté de tous, un modèle philosophique.
Il y a des partis pris rythmiques originaux comme «In Walked Bud» pris sur tempo très lent, martelé par le batteur, où un accent expressif marqué par le sax et la trompette donne une atmosphère inédite au thème, celui d’une marche (qui évoque donc le titre du thème), mais qui donne par l’hyper-expressivité une couleur néo-orléanaise renforcée par l’improvisation collective, un Hot Four très enthousiasmant, qui laisse une petite place au chorus de la basse mate du leader pour cette marche où Nathan apporte quelques roulements bienvenus dans la tradition, le tout finissant comme une œuvre de Charles Mingus, un collectif free, avant le retour à la marche initiale.

La conclusion sur «Abide With Me» fait évidemment référence à l’hymne de William Henry Monk en ouverture de Monk’s Music, cet ensemble de saxophones avec Coleman Hawkins, John Coltrane, Gigi Gryce tout en contrepoint sur l’énoncé de Ray Copeland (tp). Repris ici avec quelques décalages harmoniques et variantes, mais dans le même esprit de beauté épurée, il est en quelque sorte une signature d’Yves Marcotte (le contrepoint) qui nous dit, à sa façon, on peut l’imaginer même si ce n’est pas le cas, que l’étendue de la richesse de Monk était non seulement d’être un compositeur mais un harmonisateur (les arrangements) de première importance, un harmoniste de premier plan (la sonorité) et qu’il a ouvert des pistes infinies, pour peu qu’on soit doué d’imagination et qu’on respecte l’esprit de cette musique. C’est clairement le cas des deux premiers enregistrements d’Yves Marcotte, bravissimo!!!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Swingin' Bayonne / Arnaud Labastie
Swingin' Bayonne

Isn’t She Lovely, Capitaine Flam*, Lu’s Bounce, Medley Ballades (The Nearness of You**/Angel Eyes°), Summerwind, Drum Boogie**°, The River, Blues for JD, Take the ‘A’ Train*°°, Place du Tertre*, Montreux Medley (Nite Mist Blues/Work Song/Feelings/Battle Hymn of the Republic)
Arnaud Labastie (p), Patrick Quillart (b), Jean Duverdier (dm) + Philippe Chagne*, Claude Braud**, Jean-Louis Cas° (ts), Antonin Puyo (tb)°°

Enregistré du 2 au 5 janvier 2020, Mouguerre (64)

Durée: 53’ 59’’

Black & Blue 1087.2 (Socadisc)


Depuis 2015, le trio Swingin’ Bayonne évolue sur les scènes du Pays-Basque et d’ailleurs, notamment à Paris au Caveau de La Huchette. Il est animé par Arnaud Labastie, né à Bayonne en 1972, qui dirige l’école de musique de la ville de Tarnos et assure la programmation de son festival (Jazz en Mars). Il est également à la tête de l’Alexander Big Band, dont le nom évoque à n’en pas douter le pianiste jamaïcain, Monty Alexander, dont il est féru. Ses deux complices (et aînés), Patrick Quillart et Jean Duverdier, ont eux développé une vie professionnelle en parallèle du jazz. Le premier, kinésithérapeute (en retraite), s’est mis à la contrebasse à l’âge de 40 ans et a participé à plusieurs orchestres locaux avant de monter en 2009 un trio avec le jeune Pablo Campos (p, voc) et l’ami Jean Duverdier. Ce dernier, fameux dessinateur (notamment pour Jazz Hot), est tombé dans le jazz dès l’enfance, par la grâce de parents qui recevaient chez eux les musicien américains en tournée, dont le légendaire Papa Jo Jones qui lui a donné la vocation de la batterie. Jean ne cesse d’ailleurs d’alterner les baguettes et le crayon, assurant des remplacements dans diverses formations.  
Le cercle amical du trio s’ouvre volontiers à des invités, comme c’est le cas sur ce premier disque qui marque ses cinq années d’existence. Trois ténors s’y succèdent: Philippe Chagne, Claude Braud et Pilou Cas, ainsi qu’un tout jeune trombone de 16 ans, Antonin Puyo. Si le répertoire comprend majoritairement des compositions du jazz comme «Take the ‘A’ Train» (sur lequel Antonin Puyo révèle une verve prometteuse), «The River», ballade poétique de Maître Monty Alexander, «Place du Tertre», très beau thème de Biréli Lagrène (superbement exposé par Philippe Chagne) ou le dynamique «Lu’s Bounce» (vrombissante introduction de Jean Duverdier) de Dan Nimmer, le jeune pianiste du Jazz at Lincoln Center Orchestra: un régal de swing pour une section rythmique. Après avoir ouvert l’album avec «Isn’t She Lovely» de Stevie Wonder (solo groovy de Patrick Quillart), un morceau déjà adopté de longue date par les jazzmen (Sonny Rollins, Monty Alexander…), intervient une curiosité: le générique du dessin animé des années 1980 Capitaine Flam. Philippe Chagne, aux accents getziens, donne à la mélodie de Jean-Jacques Debout, prise sur un tempo bossa, une dimension inattendue. Seul original, «Blues for JD» d’Arnaud Labastie. Le pianiste y est à son meilleur: juché sur les racines du blues, il donne à son expression une ampleur particulière avec le soutien solide de Jean Duverdier à qui ce thème est vraisemblablement dédié. Claude Braud et Pilou Cas, qui alternent sur le joli medley «The Nearness of You/Angel Eyes», sont à l’unisson, avec l'ampleur d'une section de big band, sur le très swing «Drum Boogie» de Gene Krupa et Roy Eldridge (titre originellement enregistré en 1941 avec Anita O'Day), l'un des très bons moments de disque. Le duo de ténors, y improvise un dialogue frénétique façon «battle», assurant le spectacle. Enfin, «Montreux Medley» expose la belle complicité rythmique entre Arnaud Labastie et Jean Duverdier, qui déploie tout son savoir-faire sur «Work Song», medley qui, après un passage en douceur sur «Feelings» de Loulou Gasté, se conclut en beauté avec le très enlevé «Battle Hymn of the Republic».
Un album plein de drive, enraciné dans la tradition et non dénué de fantaisie…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Danny Grissett
The In-Between

Blue J, Seven Tune, The Kicker, Winter Silence, The In-Between, Mr. Wiggle Worm, Dreamsville, Stablemates, How Deep Is the Ocean, Sweetest Disposition
Danny Grissett (p), Walter Smith III (ts), Vicente Archer (b), Bill Stewart (dm)
Enregistré le 29 avril 2015, New York, NY
Durée: 1h 06’ 02”
Criss Cross Jazz 1382 (www.crisscrossjazz.com)


Les lecteurs de Jazz Hot connaissent mieux Danny Grissett depuis le n°681 et l’interview qu’il nous a accordée où il évoquait cet album déjà enregistré. Mais c’est seulement le premier disque que nous chroniquons de lui, et il date déjà de 2015. Né en 1975 sur la Côte Ouest, il a un solide passé derrière lui, comptant de nombreuses tournées et plus d’une quarantaine d’albums à son actif, en leader ou sideman avec beaucoup de ceux qui font l’actualité du jazz de culture (Billy Higgins, un aîné qui l’a inspiré, Vincent Herring, Tom Harrell qu’il accompagne depuis plus de dix ans, Jeremy Pelt, Steve Nelson, Jérôme Sabbagh, sur deux des meilleurs labels du jazz: HighNote et Criss Cross Jazz). Il se place résolument dans la grande tradition du piano jazz, dans le sillage des meilleurs, McCoy Tyner, Kenny Barron, Mulgrew Miller, Cyrus Chestnut, c’est-à-dire dans la veine du jazz marqué par les racines, le blues et l’expression, dans un registre post bop.
Son répertoire est équilibré entre originaux (cinq des dix compositions sur ce disque), compositions du jazz (la belle version de «The Kicker» de Joe Henderson, l’original «Stablemates» de Benny Golson), les standards («Dreamsville», d’Henry Mancini, «How Deep Is the Ocean» d’Irving Berlin). Ses propres compositions offrent un climat très personnel, présent dans tous les thèmes, dans un esprit aérien entre McCoy Tyner et Joe Henderson, avec moins de relief, d’emphase et de puissance que son aîné pianiste, ce qui n’est pas une critique mais une différence de climat qui relève de sa personnalité. Sur ce cinquième enregistrement pour Criss Cross Jazz, il est entouré de contemporains (Walter Smith III, 1980, Houston, TX, Vicente Archer, 1975, Woodstock, NY) et d’un aîné, le bon Bill Stewart (1966, Des Moines, IO), un habitué du groupe de Danny. Tous ses musiciens partagent assez largement ce type d’esthétique du jazz. Si «Winter Silence» et «Sweetest Disposition» manquent d’originalité dans un registre jarrettien assez plat (il s’éternise sur une thématique pauvre sur le plan mélodique et rythmique), c’est dans l’ensemble un bon disque de jazz ou Vicente Archer, un compagnon régulier du pianiste, est très solide, et où le ténor Walter Smith III fait preuve d’une qualité d’invention à l’égal du pianiste. «The In-Between» est de bien meilleure facture et Danny Grissett démontre sur les standards comme sur les thèmes les plus joués une capacité de personnalisation («Dreamsville»), avec une tonalité bien à lui, lyrique, mélodique autant que rythmique («Stablemates», un beau dialogue avec Bill Stewart, «How Deep the Ocean» sur tempo swing soutenu). Son apprentissage classique a bien entendu laissé quelques traces dans l’inspiration et la manière, et il est aujourd’hui intégré à son expression pour ajouter quelques nuances harmoniques ou de toucher à son expression, à condition d’éviter l’écueil d’une musique sans relief comme ici sur deux thèmes.
Le piano jazz fourmille de bons instrumentistes, et Danny Grissett, l’un deux, s’il accentue l’esprit de garder un lien avec la tradition (blues, swing et expression), peut enrichir cet art du piano jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Big Band Brass
Claude Cagnasso. He Never Met You

Indicatif, A Musset, Scarborough Fair, He Never Met You, Working the Blues, Ballade, Antony, Why Not, Top n°2
Big Band Brass: Dominique Rieux (dir, tp, flh),  Nicolas Gardel (lead tp), Alain Cazarra, Tony Amouroux, Eric Duroc (tp), Denis Leloup (lead tb), Rémi Vidal, Michel Chalot, Olivier Lachurie (tb), Christophe Mouly (lead as), Ferdinand Doumerc (as), Jean-Michel Cabrol, David Pautric (ts), Gael Pautric (bar), Florent Horthal (g), Thibaut Dufoy (p), Julien Outhu (b), André Neufert (dm), José Rodriguez (perc) + Pierre Bertrand (ss), Alain Hatot (fl), Denis Badault (p)
Enregistré les 17 et 18 février 2020, Toulouse (31)
Durée: 58’ 39’’
Carabancelle (www.claudecagnasso.com)


Pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre autodidacte, Claude Cagnasso (1939-2015, voir nos Tears) eut un parcours foisonnant, d’abord marqué par la musique latine et les variétés avant que le jazz ne le saisisse, dans les années 1960, à l’écoute de Stan Kenton. Lui-même fera vivre son propre big band de 1969 à 1981, participant ainsi au renouvellement en France des grandes formations de jazz, parallèlement à ses activités de «requin» de studios. Musiciens confirmés (Roger Guérin, Georges Arvanitas…) et jeunes talents (Christian Escoudé, François Chassagnite…) se succédent dans son grand orchestre. Ce disque s’inscrit dans la lignée d’un hommage préparé par son épouse Cécile, auquel nous avions assisté en décembre 2018 au Conservatoire de Paris, rue de Madrid (8
e) où quatre compositions inédites avaient été jouées par le big band du conservatoire, auquel s’étaient joints quelques «anciens» (Tony Russo, Joël Chausse, tp, Bernard Duplaix, Alain Hatot, Claude Thirifays, fl, Jacques Bolognesi, acc, et Christian Lété, dm), sous la direction de Denis Leloup et avec la participation de Pierre Bertrand et Stéphane Tsapis (p). Quelques mois après, Cécile Cagnasso demandait à Dominique Rieux et à son Big Band Brass de graver sur un album neuf originaux du répertoire de Claude, jamais enregistrés en studio (le big band Cagnasso n’ayant que deux LPs à son actif: Head Under Legs, Vega, 1969, et Five Compact/Plein jazz, 1-2-3 Records, 1976-77). Quatre invités viennent en renfort (dont trois déjà présents en 2018): Pierre Bertrand, Denis Leloup, Alain Hatot ainsi que Denis Badault, un familier de Claude Cagnasso, un leader de big band également.
Cette matière qui restait jusque-là inexploitée révèle un travail de compositeur et d’arrangeur d’une grande finesse avec des harmonies rutilantes, les accents latins et l’éclat d’une composition comme «Antony» évoquent aussi le «Soul Bossa Nova» de Quincy Jones. Au programme des ballades, on retiendra deux beaux thèmes: «A Musset» co-écrit avec Claude Nougaro qui l’avait chanté en 1971 et «He Never Met You», dédié à Cécile. Mais se sont les morceaux plus rapides (dont les excellents «Indicatif» et  «Working the Blues») qui restent les plus savoureux par leur swing énergique, impeccablement restitué par le bon big band de Dominique Rieux.
Un hommage utile à la mémoire du jazz en France. 
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Harry Connick, Jr.
True Love: A Celebration of Cole Porter

Anything Goes, I Love Paris, I Concentrate on You, All of You, Mind If I Make Love to You, Just One of Those Things, In the Still of the Night, Why Can't You Behave, Begin the Beguine, You'd Be So Nice to Come Home to, True Love, You're Sensational, You Do Something to Me
Harry Connick, Jr. (voc, p, dir, arr), Neal Cain (b), Arthur Latin (dm), Andrew Fisher (clav), Mark Braud (tp), Seneca Black (tp), Wayne Bergeron (tp), Bob Schaer (tp), Dion Tucker (tb), Andy Martin (tb), Alan Kaplan (tb), Lucien Barbarin (tb), Bill Reichenback (tb), Geoff Burke (sax), Jerry weldon (sax), Dan Higgins (sax), Bob Sheppard (sax), Greg Huckins (sax), Bruce Dukov (chef de l’orchestre à cordes de 24 musiciens: 13 vln, 7 avln, 4 cello)
Enregistré à Los Angeles, CA, date non précisée
Durée : 50’ 33”
Verve 00602577992148 (Universal)  


Cet excellent enregistrement vaut certainement un indispensable dans le registre des variétés internationales (il est d’ailleurs répertorié dans cette catégorie par l’industrie phonographique), car il touche à la perfection dans le genre, du jamais vu en quelque sorte. On sait qu’Harry Connick, Jr. possède dans son vécu et dans son expression une proximité avec le jazz qui n’est pas que de forme, puisqu’il fut en particulier l’élève d’Ellis Marsalis à New Orleans où il est né en 1967. On sait également qu’il aurait pu faire une très honorable voire brillante carrière de pianiste de jazz car il possède tous les codes de cette musique, plus la voix, l’imagination et le rêve: sa version de «Begin the Beguine» longuement introduite en piano solo avant l’explosion du big band en témoigne.
Mais voilà, il est aussi doué d’une très belle voix, avec une maestria dans l’expression, qui plonge dans la tradition de la grande variété américaine teintée fortement de jazz, de Bing Crosby à Frank Sinatra, et c’est dans ce registre que cet excellent artiste a orienté son œuvre. Il n’est pas question de regretter ce choix qui lui correspond. Il possède une belle diction, un phrasé remarquable et exploite le répertoire du song book américain (ici le généreux Cole Porter) avec non seulement ses racines mais aussi avec une profondeur rarement atteinte. Il possède en effet en tant que musicien accompli (instrumentiste, arrangeur, orchestrateur, chanteur) un sixième sens pour donner à ses œuvres une perfection absolue… qu’on ne trouve que dans le jazz à ce degré de sophistication, et ce n’est pas la réunion de 24 instruments à cordes classiques dans cet enregistrement qui va altérer la couleur jazz, car il joue de cette combinaison –c’est lui qui a fait les orchestrations– comme peut-être aucun artiste n’a été capable de le faire avant lui grâce à sa maîtrise de l’ensemble du projet.
Dans le super big band jazz (19 musiciens), la couleur néo-orléanaise est représentée, avec des musiciens confirmés dans le jazz (Mark Braud…), notamment le grand et regretté Lucien Barbarin récemment disparu (cf. Tears), auteur de deux beaux chorus dont le splendide «Why Can't You Behave» qui est aussi indispensable par la manière virtuose dont Harry Connick, Jr. joue de tous les registres (violons, big band jazz, expressions jazz et variété) avec une telle perfection qu’on en oublie que ces registres appartiennent à des cultures différentes: une magnifique synthèse avec beaucoup de naturel. Sa connaissance approfondie du jazz et le fait d’avoir choisi d’étoffer son big band (5 trompettes, 5 trombones, 5 saxophones), la beauté complexe de ses arrangements qui réunit la dynamique du jazz, le lyrisme des cordes («I Concentrate on You») donnent un résultat rarement atteint dans ce registre. Il y a enfin l’expression vocale elle-même, résolument dans la tradition des voix euro-américaines, mais qui a su capter les enseignements de ce que le jazz a apporté de meilleur sur le plan de l’expression vocale dans la manière de poser les syllabes, les mots, les silences, avec une forme de naturel (même si cette manière est très savante) de l’expression non dépourvue de swing, avec cette qualité aussi de savoir ne pas abuser des vibratos et des notes tenues pour garder la dynamique du fond jazz.
En résumé, un grand disque de variété internationale de la tradition américaine ancrée dans le jazz, par l’un des plus remarquables chanteurs de l’histoire de la variété américaine inspirée par le jazz
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

New Fly / Julien Bertrand
Free Revolution Zone

Le Petit nouveau, Free Revolution Zone*, A ta façon, The Peacocks, Can You Dig It, Work of Arth, Fly Little Byrd Fly, Mr. Bojangles, Can You Dig It (alt. take)**, Le Petit nouveau (alt. take)
Julien Bertrand (tp, flh), Thibaud Saby (p, clav), François-Régis Gallix (b), Arthur Declercq (dm) + Jean-Salim Charvet (as)*, Stefan Moutot (ts)**

Enregistré les 7 et 8 octobre 2018, Sonnay (38)

Durée: 51’ 43’’

Fresh Sound New Talent 583 (Socadisc)


La scène jazz qui s'articule entre la grande métropole lyonnaise et le pôle d'activités culturelles et pédagogiques que constitue, à l'année, le festival Jazz à Vienne (malgré une direction artistique inégale et une programmation d'année en année plus pauvre au niveau du jazz), s'avère un creuset d'où émergent de jeunes musiciens s’exprimant dans un jazz de culture bien assimilé et méritant une écoute attentive. On a ainsi découvert le trompettiste Julien Bertrand (1980) auprès du saxophoniste-clarinettiste Vincent Périer et de la chanteuse Célia Kaméni (voir chronique). Dans ses activités de leader, il dirige le quartet New Fly, formation de qualité qui assoit sa créativité sur l'évocation renouvelée de l’esthétique post-bop. Fils d’un professeur de conservatoire (qui lui a enseigné la trompette) et ayant suivi un cursus institutionnel qui l’a conduit de Bordeaux à Boulogne-Billancourt, puis à Chambéry avant qu’il ne s’établisse à Lyon, Julien Bertrand revendique en particulier l’influence du regretté Wallace Roney (voir nos Tears), auquel le thème fort réussi «Can You Dig It» est dédié. Autre partenaire occasionnel de Vincent Périer et Célia Kaméni, le pianiste Thibaud Saby (1989, Vienne) a été formé au Conservatoire municipal de Vienne avant de suivre, bac en poche, l'enseignement de Mario Stantchev au Conservatoire régional de Lyon. Il partage aujourd'hui ses activités entre jazz, reggae et l'accompagnement en solo de films muets. De la même génération et également ancien élève du Conservatoire de Lyon, le batteur Arthur Declercq participe à diverses formations jazz ou rock, notamment Les Acharnés du Swing, un quartet qui se consacre au jazz de Django depuis 2013. Il est aussi membre du groupe Les Permutants, nonet à double section basse-batterie fondé par François-Régis Gallix, l'aîné du quartet New Fly. Originaire de Mâcon, il y a créé en 1994, avec d'autres musiciens, le jazz-club Le Crescent; de cette association naîtra le collectif MU. S'en suit une riche carrière de sideman (Michel Graillier, Alain Jean-Marie, Christian Vander, Steve Grossman...). 
Ce Free Revolution Zone –titre en référence à la situation politique actuelle en France et aux Etats-Unis– est essentiellement constitué d’originaux de la main du leader, excepté «The Peacocks» de Jimmy Rowles, «Mr. Bojangles» de Jerry Jeff Walker (deux titres où Julien Bertrand se distingue par un jeu plein de profondeur et de sensibilité) et «Fly Little Byrd Fly» de Donald Byrd. Les compositions, qui rappellent l'esprit du catalogue Blue Note des années 1960, ne manquent pas d'intérêt. Le groove Thibaud Saby (clav) apporte une certaine densité sur «Free Revolution Zone», l'un des morceaux où le groupe use avec réussite d'un jazz électrifié. L’énergique «Work of Arth» doit beaucoup au drive d'Arthur Declercq, tandis que la jolie ballade «A ta façon» permet d’apprécier la finesse de chacun des membres de ce quartet qui ne manque pas de conviction et qui, loin de chercher à «réinventer le jazz» (comme certains musiciens et promoteurs incultes en ont la prétention), développe un discours relié à l'histoire et original.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Johnny Griffin & Eddie "Lockjaw" Davis
Ow! Live at the Penthouse

Intermission Riff (introduction), Blues Up and Down, Ow!, Bahia, Blue Lou, Second Balcony Jump, How Am I to Know, Sophisticated Lady, Tickle Toe, Intermission Riff
Johnny Griffin (ts), Eddie Lockjaw Davis (ts), Horace Parlan (p), Buddy Catlett (b), Art Taylor (dm)

Enregistré les 30 mai 1962 et 6 juin 1962, Seattle, WA

Durée: 58’ 38”

Reel to Real 003 (wwwcellarlive.com)


En regardant récemment une production de Norman Granz Live at Montreux de 1977, on découvrait autour de Count Basie en petite formation, non seulement Roy Eldridge et Louis Bellson, ce qui n’étonne pas, mais aussi Milt Jackson, Niels-Henning Ørsted Pedersen et Johnny Griffin (1928-2008), et le moins qu’on puisse dire est que ces musiciens avaient un langage commun, le jazz, et que tout baignait dans le blues. Quand on sait qu’Eddy Lockjaw Davis (1922-1986), après un passage éclair en 1952, fut un membre régulier du big band de Count Basie de 1964 à 1972 (après cet enregistrement), et régulièrement un membre de ses all stars jusqu’à sa disparition (1984), on comprend aisément que ces musiciens, de générations légèrement différentes, puissent se retrouver sans aucun de ces hiatus ou aucune de ces ruptures dont a parlé une partie de la critique de jazz par nombrilisme, effet de mode et par méconnaissance culturelle.
Cet enregistrement se situe dans la grande tradition des «batailles» de ténors qui ont émaillé l’histoire du jazz dès l’époque de New Orleans, d’Harlem, de Kansas City de 1910 à 1940, et qui s’est prolongée dans l’après-Seconde Guerre, depuis Dexter Gordon et Wardell Gray (The Hunt, The Chase); Dexter Gordon et Teddy Edwards (The Duel); Dexter Gordon et Gene Ammons (The Chase!); Gene Ammons et Sonny Stitt (Boss Tenors); Johnny Griffin et Sonny Stitt (Battle of Birdland); Sonny Rollins et Sonny Stitt (Sonny Side Up avec Dizzy Gillespie); etc., la liste est longue et il n’était pas rare que ces joutes se déroulent au sein même des big bands…
Il y a dans ces échanges une dimension particulière de la société afro-américaine, la lutte et la joute comme élément essentiel de la vie, non pas comme un élément négatif de destruction de l’autre, mais comme une émulation propre à permettre d’exprimer le meilleur de soi pour obtenir le meilleur collectivement, et pour cela un dépassement de soi propre à la société afro-américaine grâce à son héritage de la transe, grâce au rêve d'accomplissement et de liberté qui se sont traduits dans une lutte pour la vie et dans ce langage commun intergénérationnel fondé sur le blues.
Cet enregistrement se classe dans cette tradition qui a valu aux amateurs de jazz, en live ou par le disque, beaucoup de moments inoubliables parce qu’ils conjuguent le spectaculaire à l’exaltation, à l’admiration de l’imagination et du dépassement des limites par les artistes, un sentiment d’une liberté sans borne, des sentiments électriques, des ondes qui se communiquent corporellement, et donc sans masque et sans écran, comme ça existe dans l’ensemble des expressions artistiques afro-américaines, le jazz en premier lieu.
Le Penthouse où a été enregistrée cette session diffusée à la radio, est un club de Seattle qui a ouvert en 1962, donc au moment de ces enregistrements, fondé par Charlie Puzzo, et qui proposa de fameux artistes et concerts de jazz de John Coltrane et Wes Montgomery à Little Richard et Aretha Franklin à l’entresol du Kenneth Hotel, à l’angle de Cherry Street et de First Avenue. Le concert de John Coltrane de 1965 avec le quartet (McCoy Tyner, Jimmy Garrison, Elvin Jones) augmenté de Pharoah Sanders, Carlos Ward est partiellement immortalisé chez Impulse! et RLR Records. Les émissions étaient diffusées sur la radio King FM dans le cadre, semble-t-il, des Thursday Nights. Le club a fermé ses portes en 1968, une année décidément difficile aux Etats-Unis et, depuis, l’immeuble a été démoli pour faire place à un parking. Autant dire que cet enregistrement de Johnny Griffin & Eddie Lockjaw Davis est aussi un pan de la mémoire du jazz pour cette raison.
Dans le bon livret, de nombreux textes re-situent cet enregistrement: un petit texte de Charlie Puzzo, Jr., le fils donc du fondateur du club, un texte de l’ingénieur du son, Jim Wilke, qui se chargeait à l’époque des enregistrements pour la radio.
Chez Reel to Real, qui nous a déjà valu quelques enregistrements rares toujours bien documentés, on retrouve Zev Feldman, un producteur déjà à l’origine de disques rares chez Resonance Records (Eric Dolphy, Musical Prophet, Jazz Hot 2019) qui remercie le coproducteur, Cory Weeds, qu’il a entraîné dans cette aventure, deux amateurs de jazz à l’ancienne qui connaissent en profondeur le caractère précieux de cette musique, même quand il s’agit de bandes oubliées sur une étagère. Ted Panken contextualise cet enregistrement dans le jazz de cette époque et dans le cours des carrières des deux leaders. Un texte du pianiste Michael Weiss évoque sa collaboration avec Johnny Griffin de 1988 à 2000. Pour Eddie Lockjaw et Johnny Griffin, Zev Feldman et Cory Weeds ont eu la bonne idée d’une interview de James Carter, un savant du saxophone et un musicien de haut niveau, qui plonge ses racines dans cette histoire, c’est très bien observé, en particulier pour la puissance expressive. James Carter relate quelques éléments de l’histoire des ténors, depuis Herschel Evans et Lester Young, de leur rivalité fertile, et pousse même jusqu’à l’étude de la sonorité en fonction des instruments dont chacun, Eddie et Johnny, jouait à l’époque. Il met aussi en avant l’apprentissage autodidacte d’Eddie Lockjaw pour dire qu’il faisait une musique parfois intranscriptible, le tout avec quelques anecdotes personnelles de ses rencontres avec les deux ténors.
Le livret présente une bonne iconographie, des photos originales de Charlie Puzzo, Jr., dont celle de la devanture du Club, The Penthouse, des images de Don Schlitten (un producteur de disques renommé), mais aussi de Lee Tanner et de Burt Goldblatt grâce à CTSimages, la connexion californienne. Dans cet enregistrement, qui n’est pas le premier pour les deux ténors, puisqu’ils avaient déjà enregistré Tough Tenor en 1960, Ils sont accompagnés par Horace Parlan (1931-2017), Buddy Catlett (1933-2014), un héros local de Seattle où il est enterré, et Art Taylor (1929-1995), soit trois musiciens aux carrières exceptionnelles ayant côtoyé le meilleur du jazz de toutes les époques. La formation est un vrai all stars.
Le répertoire fait bien sûr place à quatre tempos rapides («Blues Up and Down», «Blue Lou», «Second Balcony Jump» et le «Tickle Toe» de Lester Young), grand moment de ces échanges dans la tradition, mais aussi à autant de tempos médium où l’expression des ténors n’en est que plus profonde, avec un beau «Sophisticated Lay» de Johnny Griffin. Le «Tickle Toe» final, très enlevé, nous ramène au début de cette chronique et au fait que pour avoir été des artisans d’une génération d’après-guerre, les deux ténors sont ancrés dans la tradition et le sont restés tout au long de leur brillante carrière. Un excellent enregistrement, un pan de mémoire du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

K Quintet
Something Else

Exactly Like You*, The Letter, Days of Wine and Roses, Bye Bye Blackbird*, Ain’t It Peculiar, Something Else, Just Squeeze Me*, My Major Is Minor, Drivin’, Have You Met Miss Jones, Robbins’ Nest
Ksenia Parkhatskaya (voc)*, David Duffy (b), Juan Mar Saque (tp), Gabriel Amargant (ts), Marc Martin (p), Xavi Hinojsa (dm) + Carlos Sarduy (tp)*, Jake Klamberg (dm)*
Enregistré à Barcelone, date non communiquée (prob. 2019)
Durée: 54’ 50’’
Jazzville Productions (https://jazzfuel.com)


K Quintet a été créé en 2019 par la danseuse, chorégraphe, actrice et chanteuse russe Ksenia Parkhatskaya et son mari, le contrebassiste et compositeur irlandais David Duffy. Née en 1981, formée à la danse classique, Ksenia s’exprime depuis près de quinze ans dans différents styles de danse jazz, dont le charleston, sa spécialité, ainsi qu’au théâtre. On la retrouve sur des projets très variés: avec le trio de Chris McBride à Berlin, en 2014, pour célébrer les 100 ans de Frankie Manning (disparu en 2009, voir Jazz Hot Spécial 2004, n°649), avec le Barcelona Jazz Orchestra de même que dans des festivals de musique classique (notamment en France). Né en 1984, David Duffy est d’abord connu pour son travail de compositeur (cinéma, télévision, publicité, danse…) combinant musiques classique et électronique. En tant que contrebassiste, il a participé à divers orchestres jazz et symphoniques et dirige son propre quartet (à la basse électrique). Il est également producteur.
C’est donc un couple ayant investi de nombreux domaines qui propose ce Something Else, mêlant standards et originaux bien faits dans une esthétique jazz mainstream qui paraît correspondre avant tout aux affinités musicales de Ksenia Parkhatskaya (qui cosigne les compositions), laquelle se révèle d’ailleurs également une chanteuse au swing irréprochable. Pour autant, elle n’est présente que sur trois titres (sans doute, en live, danse-t-elle sur les morceaux instrumentaux). C’est assez pour apprécier sa façon d’exposer les thèmes avec une sensualité feutrée («Bye Bye Blackbird», «Just Squeeze Me»). Le reste du quintet est complété par une jeune et talentueuse équipe barcelonaise, dont l’excellent pianiste Marc Martin (épatant sur les titres en trio: «Ain’t It Peculiar», «Have You Met Miss Jones»). Quant à David Duffy –qui prend peu de solos, si ce n’est une bonne intervention sur «The Letter»– il se tient en retrait au sein de la rythmique.
Une formation qui sera à découvrir sur scène pour sa dimension danse. Si le jazz se remet de la catastrophe sanitaire et démocratique de cette année 2020.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWynton Marsalis
Bolden

Come on Children, Make Me a Pallet on the Floor, Gone My Way, Creole Belles, Bolden Jump, Timelessness (short), You Rascal You, Russian Lullaby, Stardust, Timelessness, Phantasmagoric Bordello Ballet, Shake It High Shake It Low, Red Hot Mammas, Whoa You Heifer, Don't Go Away Nobody, All the Whores Go Crazy About the Way I Ride, Basin Street Blues, Dinah, Muskrat Ramble, Black and Blue, Tiger Rag, Making Runs, Whip It, Funky Butt (I Though  Heard Buddy Bolden Say), Didn't He Ramble, Buddy's Horn
Wynton Marsalis (cnt, tp), Marcus Pintrup (tp), Vincent Gardner (vtb), Wycliffe Gordon (vtb, tb), Michael White (Bb-cl), Victor Goines (C-cl, as), Walter Blanding (Bb-cl, ts), Ted Nash (as), Dan Nimmer (p), Don Vappie (g, voc), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Julie Bruskin (cello), Catherine Russell, Reno Wilson, Brianna Thomas (voc)

Enregistré à Wilmington, New York, Los Angeles, New Orleans, dates non précisées

Durée: 1h 10' 22''

Blue Engine 0015 (www.blueenginerecords.com)


Ce disque pose un problème. La mention «indispensable» offerte ici à la musique peut cautionner le film Bolden de Daniel Pritzker (2019) auquel elle est destinée. Ce que nous ne souhaitons pas. Ce film se complait dans les inexactitudes biographiques sur Charles Joseph «Buddy» Bolden (1877-1931). D'après le texte du livret signé de Michael White, Bolden «n'avait fait l'objet que d'une biographie et de quelques livres». Il y a au minimum trente-six publications qui le concernent. On relira d'ailleurs l'article de Robert Goffin (Jazz Hot n°11, décembre 1946). Si l'on excepte un texte de 1936 dû à E. Belfield Spriggins, la légende de Buddy Bolden est lancée par le premier livre sur l'histoire du jazz, Jazzmen co-signé par Frederic Ramsey et Charles Edward Smith, sorti en 1939. Dans les deux cas, c'est le tromboniste Willie Cornish (1875-1942) qui en fait un héros. Cornish ayant joué avec Bolden, il se place ainsi lui-même dans l'histoire du jazz. Bolden n'était pas une star de son temps (on n'a retrouvé qu'une seule annonce de concert, février 1903). Il n'a été professionnel que peu de temps (1900-1906). Manuel Perez a dit à Robert Goffin que Buddy Bolden «fut d'abord un accordéoniste». Or comme le disait justement King Oliver, il faut huit ans pour obtenir une bonne sonorité au cornet. Toutefois, la virtuosité d'un Marsalis n'est pas anachronique pour 1900 car Herbert L. Clarke, soliste de John Philip Sousa, avait la même: qualité de son, souplesse, registre aigu. Le fait que Bolden ait été un homme à femmes et qu'il soit devenu fou à partir de mars 1906, était suffisamment «commercial» pour faire le sujet d'un film «grand public». Il n'était pas nécessaire de reprendre toutes les anecdotes aujourd'hui connues des spécialistes recyclés comme fausses (on connait des confrères peu intéressés par l'histoire qui restent sur ce qui est dit dans Jazzmen). Non, Bolden n'était pas barbier, non il n'a pas édité une feuille à scandale (The Cricket), il n'a jamais sauté d'un ballon dirigeable (c'est Buddy Bartley).
Quant au jazzman, il est dommage que le cylindre Edison qu'a gravé Oscar Zahn de l'orchestre Bolden ait été cassé, car Cornish a dit que c'était «probablement une marche plutôt qu'un blues ou un stomp». Le problème induit par ce film est de faire croire que Bolden ait été le premier jazzman. Evidemment, là se place une fois de plus un problème de définition pour savoir quand ça commence (et quand ça cesse d'en être). Si l’on considère comme Michael White que c'est la «liberté», «l'improvisation» alors oui, Bolden –qui savait se rattraper en brodant quand il ne se souvenait plus d'un morceau– est un «jazzman» (et il est loin d'être le seul même avant lui et partout dans le monde). Si selon les critères d'identification clairs décrits depuis 1934, le jazz est une façon de jouer qui associe un traitement particulier du son (hot, issu du blues) et une mise en place spécifique du rythme (dite swing), Bolden et tous ceux de sa génération ne sont pas (encore) des jazzmen. Pas de trace de blues à New Orleans avant 1905 et la musique rag ou apparentée est en 2/4, plus sautillante que propice au swing. L'émulsion se fait dix ans après l'internement de Bolden, et le pionnier serait alors Buddy Petit. Dix ans c'est beaucoup, que l'on compare 1935 à 1945, ou 1955 à 1965. En tant que cornettiste, Bolden fut de son temps moins célèbre que Manuel Perez. Buddy Bolden fut l'«un des pionniers du ragtime, je dirais ça...il ne m'a pas beaucoup impressionné à l'époque, vous savez» (Albert Nicholas, 1972), «pas hot, juste ordinaire» (Johnny St Cyr), «il était plutôt un showman» (Sidney Bechet, Treat It Gentle). Il n'y a pas place ici pour plus d'arguments; on se reportera à l'étude du signataire, Buddy Bolden. Légende et réalité (27 mai 2019, ISBN: 978-2-9549741-6-3). Il est évident que placer Bolden comme inventeur du jazz arrangeait du monde, sinon comment choisir entre les vrais fondateurs que furent notamment Jelly Roll Morton, Sidney Bechet et Louis Armstrong sans créer polémique et injustice? Le film est une fiction «romantique». En 1931, Bolden n'était pas en état d'écouter Louis Armstrong à la radio! Dès 1925, les résultats d'un examen psychiatrique sont: «Délires paranoïaques...hallucinations auditives et visuelles». Mais c'est tellement beau d'inventer une filiation Bolden-Armstrong! Louis Armstrong a écrit en 1954: «Oui, nous jeunes [«Rookies»] comme moi – étions ravis à l'idée de s'assoir dans la chaise des gros calibres comme -Freddie Keppard-Manuel Perez-Joe «King» Oliver-Bunk Johnson, etc». Tiens, Louis «oublie» Bolden!

On a demandé à Wynton Marsalis de concevoir la musique de ce film. Il n'est pas un historien. Quand trouverait-il le temps d'être «rat de bibliothèque» alors qu'il écrit des symphonies, assume des concerts, des master classes, etc.? Comme Maurice André qui donnait une idée artistique de la musique baroque, sans chercher l'authenticité, Wynton Marsalis propose une évocation artistique de ce passé. On voit qu'il ne cherche pas l'authenticité rien qu'au fait qu'il utilise un cornet et une embouchure actuels. Il n'a pas oublié «Making Runs» que Bunk Johnson a enregistré en 1942 et 1943 pour illustrer la façon de jouer, très ragtime, de Bolden. C'était déjà un «à la manière de» artistique alors même que, c'est prouvé maintenant, après avoir été contesté, Bunk a joué avec Bolden. Wynton joue ces «Making Runs» d'une façon parade swinguée post-Olympia Brass Band (Milton Batiste, 1963). Ce «Didn't He Ramble» mérite d'être comparé à la version en 6/8 du Bunk Johnson Brass Band (18 mai 1945). La seule recherche de crédibilité, ce sont les arrangements de Wynton Marsalis selon l'instrumentation de la photo de l'Orchestre Bolden où l'on voit un trombone à pistons (Cornish) et deux clarinettes dont une en ut. Humphrey Lyttelton a eu la même idée dans les années 1980. Mais on sait maintenant que Willie Warner remplaçait le violoniste titulaire! Reste donc la musique de ce CD où nous avons du très grand Wynton Marsalis. Le grand art, c'est l'appropriation. Quand Maurice André jouait Joseph Haydn c'était Haydn et André. Quand Wynton joue Armstrong, c'est Armstrong et Marsalis. Car en fait, ce CD c'est un formidable hommage à Louis Armstrong. L'un des plus réussis qui existe et absolument indispensable car susceptible de transmettre le «chant de Louis» au public d'aujourd'hui peu porté sur le passé. Wynton n'a pas, et personne ne l'a jamais eu, l'ampleur de son et le glorieux panache de Louis. Mais à travers sa sonorité ronde, plus mate, un jeu plus en souplesse, on retrouve malgré tout l'art de Louis, surtout le sens de la mise en place rythmique. S'il n'y a pas de recherche historique, il y a beaucoup de soin musical.

Le premier titre, «Come on Children», composition originale, peut surprendre en partant d'un bruit puis d'un appel de cornet avec un vibrato très marqué avant l'ensemble orchestral à la Bolden syncopé (vtb, 2 cl). Michael White y prend un bon solo très jazz. Le «Make Me a Pallet on the Floor» (possiblement joué par Bolden) par Catherine Russell est exprimé avec une dimension blues sur un ostinato de violoncelle (les copines de Bolden étaient plutôt chanteuses lyriques). Russell chante la jolie complainte écrite par Wynton, «Buddy's Horn» exposée avec délicatesse au cornet seulement accompagné par Don Vappie (g). «Gone My Way», composition originale, est musicalement anachronique. C'est de la parade jouée avec swing en collectif; le cornet très virtuose se détache avec autorité. Le ragtime «Creole Belles» de Bodewalt Lampe (1900) est swingué par Wynton comme par Michael White. Il est intéressant de retrouver ici le ragtime «Whoa You Heifer» d'Al Verges (1904) qui fut enregistré par le Columbia Orchestra (1905, Columbia 3097). Le tempo est un peu ralenti pour le swinguer. Le vibrato de Wynton même marqué est propre et «classique» («Timelessness» n°1). «Don't Go Away Nobody» n'a pas été composé par Chris Barber (!), mais c'est un «traditionnel» enregistré en mai 1945 par Wooden Joe Nicholas (tp) qui a connu Bolden, tout comme le pornographique «All the Whores Go Crazy About the Way I Ride» que l'on attribue à Big Eye Louis Nelson Delisle et que chantait Lorenzo Staultz dans l'Orchestre Bolden dirigé par Frankie Duson en 1906. Nous ne pouvons pas tout citer car il n'y a aucun déchet. Lorsque Wynton reprend l'instrumentation de l'orchestre de Zilner Randolph pour Louis (deux trompettes, trombone, trois sax), c'est le sommet. Reno Wilson assure le chant et Wynton la trompette pour faire un unique Louis Armstrong. Face à l'effet que produit Reno Wilson dans «Basin Street Blues», des commentaires sur internet démontrent qu'on ne connait plus Louis Armstrong, car ce choc vient de la mise en place rythmique de la voix qui n'est pas l'invention de Wilson mais 100% celle de Satchmo. Le beau «Timelessness» n°2 (avec passages à 3 clarinettes, merci!) démontre combien le jeu de Wynton Marsalis s'est imprégné de Louis dans la ferveur. Wynton Marsalis n'est devenu exceptionnel qu'à partir du moment (1987 et après) où il s'est mis progressivement à phagocyter Louis Armstrong. Cette assimilation est désormais à maturité. Et cette ingestion ne l'empêche en rien de sonner actuel. Les aigus en liaisons souples à la fin de «You Rascal You» et «Tiger Rag» sont le fruit d'exercices lip flexibilities qui n'existaient pas du temps où le jeune Louis étudiait le cornet. L'orchestre joue bien mais accentue parfois trop les effets qui font caricatures («Russian Lullaby»,...). Le travail avec le plunger dans «Phantasmagoric Bordello Ballet», composition originale, vient plus de Cootie Williams sur tapis ellingtonien que des bordels de New Orleans dont on a fait trop cas. Brianna Thomas nous chante un blues très low down, «Red Hot Mammas» digne des Ma Rainey et Bessie Smith, donc très postérieur à Bolden. Ce «Black and Blue» est beau alors que la même chose par Armstrong en juillet 1929 est poignante. Tel qu'enregistré par Jelly Roll Morton, ce «Buddy Bolden Blues», alias «Funky Butt» (1939), est bien connu et est une vision artistique de Bolden. La seconde partie est similaire à «The St. Louis Tickle», un ragtime Two Step composé par Barney et Seymore (1904) qui était joué par John Robichaux au Lincoln Park, ainsi que par l'Orchestre Bolden (avec Bunk Johnson!). L'arrangement de Wynton Marsalis est conforme à l'esprit de Morton, en tempo plus lent (le  chant est confié à un créole, Don Vappie). Le meilleur est sans doute atteint ici dans «Stardust», «Basin Street Blues», «Dinah», et, pas de doute, Wynton Marsalis s'est inspiré des versions gravées par Louis Armstrong respectivement en novembre 1931, décembre 1928, octobre 1933 (film qu'il faut voir!).

Un imitateur, c'est comme les sosies d'Hallyday, on se rend compte tout de suite que c'est faux. Avec Marsalis, on le reconnait lui, puis on se dit que la phrase est reprise note pour note à Armstrong, qui reste le patron. Les plus curieux, après ce CD, iront (ré)écouter les versions de Louis Armstrong, et alors cet album n'en sera que plus indispensable. La créativité de Wynton Marsalis est à son apex dans toutes ces compositions originales où la technique instrumentale est au service de la musique, et non l'inverse contrairement à 90% des productions actuelles.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLuis Perdomo
Spirits and Warriors

The Spirits and Warriors Suite:Face Up/Sensei/Aura/Ralph/Year One, Glass Bead Games, Little Church, Portrait of Jenny
Luis Perdomo (p), Alex Sipiagin (tp, flh), Mark Shim (ts, EWI), Ugonna Okegwo (b), Billy Hart (dm)

Enregistré le 18 février 2016, New York, NY

Durée: 1h 00’ 55”

Criss Cross Jazz 1387 (www.crisscrossjazz.com)


Luis Perdomo, originaire de Caracas (Venezuela) où il est né en 1971, en dépit d’une carrière new-yorkaise de près de trente ans puisqu’il est arrivé au début des années 1990, n’est pas le plus connu des pianistes de ce côté de l’Atlantique, et on a tort (cf. Jazz Hot n°631). Bercé par les rythmes dans un pays possédant cette fibre latino-américaine qui donne à la musique et au jazz de nombreux artistes, Luis a débuté une vie professionnelle très précoce en jouant de la salsa pour les bals locaux dès l’âge de 12 ans, puis rapidement pour la radio, la télévision, les clubs. C’est au sein d’une famille tournée vers la musique qu’il a découvert le jazz, Bud Powell, Oscar Peterson et surtout, comme souvent dans cette région du monde, Dizzy Gillespie, puis McCoy Tyner, Herbie Hancock… Il a rencontré sur son chemin, à Caracas, un pianiste d’origine autrichienne, Gerry Weil, qui lui a permis d’élargir son horizon et, à 18 ans, il était le pianiste résidant du plus grand club de jazz de Caracas où il a rencontré Chucho Valdés, Pharoah Sanders, et beaucoup d’autres musiciens américains de passage. C’est ainsi qu’il est venu à New York compléter sa formation à la Manhattan School of Music avec Harold Danko et la pianiste classique Martha Pestalozzi, puis avec le grand Roland Hanna au Queens College dont il est diplômé. On entend dans son toucher et dans son aisance aussi bien rythmique que technique et harmonique, tout le profit qu’il a su tirer de ce background populaire et de cette formation académique. Il a ensuite fait partie de l’orchestre de Miguel Zenón qui possède la même fibre latine, a partagé la scène avec d’autres musiciens de cette origine ou sensibilité (Ray Barretto, David Sanchez…), avant d’intégrer le groupe de Ravi Coltrane pour une dizaine d’années au début des années 2000. Il a également côtoyé de nombreux musiciens de jazz réputés avec lesquels il a joué sur scène ou enregistré: Tom Harrell, Brian Lynch, Robin Eubanks, Steve Coleman, Steve Turre, Brian Blade, Henry Threadgill… Il compte à son actif plus de dix enregistrements en leader, et plus de cent en sideman. Il n’a donc rien d’un débutant et l’écoute de ce disque très réussi serait la meilleure manière de le découvrir pour ceux qui auront cette chance. Dans un registre pianistique qui rappelle par certains côtés le regretté Larry Willis (richesse harmonique, délicatesse du toucher, un swing non dépourvu d’accent blues), il apporte un bel opus avec The Spirits and Warriors Suite, une intéressante suite de six thèmes dont il est l’auteur, dans un esprit de composition moderne post Wayne Shorter. Il est brillamment soutenu par une rythmique de haut niveau avec le maintenant légendaire Billy Hart (cf. Jazz Hot n°624), et le bon Ugonna Okegwo (cf. Jazz Hot n°672). La réussite de ce disque tient non seulement à son unité liée à cette suite, mais aussi au fait que les arrangements très précis entraînent Alex Sipiagin et Mark Shim, deux très habiles instrumentistes sur le terrain d’une musique plus hot dans l’esprit que celle dont ils sont coutumiers en tant que leaders, y compris sur ce même label. C’est d’ailleurs un plaisir de les entendre ainsi se livrer avec plus d’intensité, de lyrisme, d’accent et d’énergie. Le beau piano du leader, jusqu’à une forme de classicisme moderne dans le toucher et l’harmonie, vient parfois contraster avec la tension des cuivres et du soutien rythmique de Billy Hart et Ugonna Okegwo. Il y a un vrai lyrisme chez Luis Perdomo, sans fadaise ni facilité, une réelle virtuosité au service de la musique, avec du caractère et de belles atmosphères. Inutile de préciser que la mise en place est parfaite. Les trois derniers thèmes, qui ne sont pas de sa plume (Clifford Jordan, Hermeto Pascoal et J. Russell Robinson), ne font que confirmer ce «classicisme moderne», ce beau piano jazz qui traversent tout ce disque, avec une belle intervention d’Alex Sipiagin sur «Portrait of Jenny». Luis Perdomo peut prétendre, dans ce registre, poursuivre la grande tradition des pianistes de jazz qui l’ont inspiré.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Claude Tissendier
New Saxomania

3-2-1-0, Self Help is Needed, Four, Early Autumn, Sister Sadie, Doodlin', Nica's Dream, I Hope in Time a Change Will Come, Groove, Home Cookin', On Green Dolphin' Street, After You've Gone
Claude Tissendier (ss), Esaie Cid (as), Olivier Defaÿs, Philippe Chagne (ts), Eric Levrard (bar), Gilles Rea (g), Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm)

Enregistré les 19 & 20 janvier 2020, lieu non précisé

Duré: 1h 01' 23''

Autoproduit (www.claudetissendier.com)


Tout le monde devrait se souvenir de Saxomania, une formule gagnante de Claude Tissendier, deux sax alto, deux sax ténor et une rythmique qui nous a laissé de bons disques dont un avec Guy Lafitte en invité (Sax Connection, Ida 038, 1994). Voici le «New» dont l'instrumentation, outre la rythmique sans piano, est le quatuor classique de saxophones (soprano, alto, ténor, baryton) augmenté d'un ténor supplémentaire. Bonne nouvelle, et c'est si rare aujourd'hui, le programme nous épargne les compositions prétendues originales, et, mieux, il y a de la culture (quatre thèmes d'Horace Silver, quatre d'Oliver Nelson, quatre standards) et du swing. Alain Chaudron lance un «3-3-1-0» d'Oliver Nelson, thème-riff très bien orchestré (les cinq sax sonnent comme un big band, le baryton donnant la profondeur), puis c'est une succession de trois excellents solos hard bop (Tissendier, Defaÿs, Rea) et une alternative des mêmes avec la batterie. Le «Self Help Is Needed» est superbement exposé par Esaie Cid qui sera la vedette de cette plage avec Philippe Chagne. On ne peut pas dire que Tissendier tire la couverture à lui car dans cet efficace arrangement de «Four» de Miles Davis bien swingué, il laisse la parole à Levrard, Defaÿs, Cid et Chagne. Les passages en section de sax sont superbement écrits et joués. Un travail remarquable! Les deux ténors ont une approche différente, Cid est ici proche de Konitz, Levrard a du punch. Evidemment «Early Autumn» est un choix parfait pour une telle équipe, la sonorité de Tissendier au soprano est superbe. Olivier Defaÿs joue en premier avec une sonorité digne des «brothers», Philippe Chagne suit dans le même style peut-être un peu plus véhément. L'accompagnement sobre genre Kenny Burrell de Gilles Réa est parfait, la sonorité de Rebillard et le jeu de balais de Chaudron concourent à la réussite collective. Avec «Sister Sadie» on retrouve en up tempo, Esaie Cid et Olivier Defaÿs, très virtuoses (sans perdre le fil du swing). Beau solo linéaire de Gilles Rea digne héritier des grands guitaristes des années 1950-1960. Le développement orchestral de l'arrangement est très inspiré, parfaitement en place. Un festival de saxophone! Beau solo de contrebasse, break parfait de batterie. Le «Doodlin'» nous permet de retrouver Eric Levrard, solide et mulliganesque. Dans les ensembles l'alliage soprano-alto sonne comme un seul homme. Esaie Cid prend un solo sans surcharge inutile tout comme Tissendier qui parvient à faire aimer le soprano. Tissendier expose «Nica's Dream» (le pont est harmonisé). Les solos vont à Esaie Cid (articulation parfaite, véhémence) et Philippe Chagne qui ne le cède en rien du côté de l'inspiration. Le solo de Rea sur le chemin royal de Wes Montgomery est superbe tout comme l'intervention de Chaudron. Le programme alterne bien les tempos et les climats. «I Hope in Time a Change Will Come» d'Oliver Nelson calme le jeu. Tissendier expose avec une grande musicalité. C'est le soprano qui est ici la vedette, non sans évoquer le Coltrane des ballades. On retrouve Tissendier au premier plan dans le dynamique «Groove» d'Oliver Nelson. Levrard, Chagne, Rea y ont aussi leur mot à dire. Sur un superbe tempo médium propice au swing, «Home Cookin'» d'Horace Silver est un bon tremplin pour Defaÿs, Cid, Levrard, Rebillard (superbe son). On ne négligera pas d'entendre la guitare de Gilles Rea avec ses accords à la Montgomery. Comme tous les autres, l'arrangement de «On Green Dolphin' Street» est une réussite. On suivra les lignes de basse de Jean-Pierre Rebillard (bonnes interventions de Chagne, Tissendier, Rea, Cid, Chaudron). On termine sur du vif avec «After You've Gone» (Defaÿs, Tissendier, Levrard, Rea, alternative avec Chaudron). Eh bien, on ne s'ennuie pas!
C'est un petit bonheur dans la triste vie actuelle du chroniqueur de nouveautés. Indispensable au moral et aux pieds.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBobby Watson / Vincent Herring / Gary Bartz
Bird at 100

Klactoveedsedstene, Bird-ish, Lover Man, The Hymn, These Foolish Things, Folklore, Bird Lives, April in Paris, Yardbird Suite
Vincent Herring (as), Bobby Watson (as), Gary Bartz (as), David Kikoski (p), Yasushi Nakamura (b), Carl Allen (dm)

Enregistré les 30-31 août et
1er septembre 2019, Smoke Jazz Club, New York, NY
Durée: 1h 12’ 16”

Smoke Sessions Records 1908 (UVM Distribution)


La peur panique et irrationnelle liée au Covid, savamment organisée par les dictateurs qui nous gouvernent, aura privé le jazz et sa mémoire en 2020 de la célébration d’un de ses génies majeurs, Charlie Parker dont c’est le 10
0e anniversaire. Quand on pense aux risques qu’ont pris depuis cinq siècles les Afro-Américain(e)s pour survivre, exister, s’affirmer et s’exprimer, notamment Charlie Parker, et le cadeau, le don qu’ils nous ont fait d’un tel héritage de courage, de luttes et de beautés, il y a une douloureuse nostalgie à constater qu’un siècle après sa naissance et 65 ans après son décès, les peuples dans leur ensemble ont si peu de courage et de capacité de résistance pour affronter la vie et ses constantes (les dictateurs, une épidémie par exemple, mais plus largement le climat et la peur en général), prendre les risques qui s’imposent pour faire exister une création, une pensée et une philosophie, indépendantes et libres.
Heureusement, ces trois altistes de talent, une étrange prémonition, ont choisi de devancer l’anniversaire de quelques mois et d’ouvrir de la plus belle manière, la célébration d’un des grands artistes de l’histoire du jazz, qui partage avec Benny Carter et Johnny Hodges le privilège d’être un père fondateur de l’instrument, bien qu’il soit le cadet, un saxophone alto qu’il a réinventé à sa façon après ses aînés.
Ce disque enregistré en live au Smoke, à New York, dit plus musicalement que mon discours initial tout ce que nous avons déjà perdu sur le plan de la création musicale sur des centaines de scènes tout autour du monde de ce qui aurait dû être un moment exceptionnel de l’année 2020. Les trois altistes ont fait la couverture de Jazz Hot: Vincent Herring (n°568, 2000), Gary Bartz (n°655, 2011), Bobby Watson (n°664, 2013) et parmi les excellents membres de cette formation, Carl Allen également (n°584, 2001). David Kikoski nous a fait le plaisir d’une interview dans le Jazz Hot de 2020, en ligne actuellement. Il est donc possible de connaître en profondeur les membres de ce All Stars. Le natif de Tokyo, le bon bassiste Nasushi Nakamura, est au diapason de cet hommage. D’une famille investie dans la musique, il est arrivé aux Etats-Unis à 9 ans, il a déjà une belle carrière à son actif dans les années 2000, et une solide formation à la Berklee School (2000) et à Juilliard dont il est diplômé (2006) sous la direction de Victor Goines, Wycliffe Gordon et Carl Allen, justement.
Le disque est savamment et classiquement construit avec neuf thèmes: trois compositions de Charlie Parker avec un choix intéressant: «Klactoveedsedstene» ouvre et «Yardbird Suite» ferme cet enregistrement. Sur les trois standards retenus, Charlie Parker a donné deux versions immortelles («Lover Man» et «April in Paris»), ce qui n’a pas découragé nos altistes, bien au contraire. Une composition de Bobby Watson, «Bird-ish», et une de Vincent Herring, «Folklore», sont les contributions des leaders et «Bird Lives» de Jackie McLean, un des altistes qui ont le mieux capté et prolongé l’intensité parkérienne, complète ce répertoire très équilibré. Les trois altistes ont choisi un thème en chorus solo («Lover Man» pour Vincent Herring, «These Foolish Thing» pour Bobby Watson et «April in Paris» pour Gary Bartz), trois interprétations splendides seulement accompagnées par la section rythmique.
L’ordre des chorus importe bien entendu pour apprécier les altistes (1: BHW, 2: BHW, 3: H solo, 4: HWB, 5: W solo, 6: HBW, 7: HBW, 8: B solo, 9: BWH), et bien entendu les membres de la section rythmique, David Kikoski surtout, prennent leur part de chorus. Le bassiste est très présent, et Carl Allen est magnifique par son drive et sa lecture très musicale de chaque thème où il souligne et commente son soutien de multiples colorations, ponctuations sur les caisses et les cymbales, car il excelle dans toutes les dimensions. Les saxophonistes sont bien sûr virtuoses, la musique le demande, mais ils ont aussi l’expression soulful à même de transmettre l’intensité, le caractère éternellement émouvant des interprétations parkériennes. Les parties à trois voix sont particulièrement réussies sur «Klactoveedsedstene», «The Hymn», monkien (cf. «Abide with Me») pendant quelques mesures avec les trois voix de saxophones, après une introduction de Kikoski et avant un développement acrobatique du sextet sur tempo rapide. Les chorus passent sans rupture d’un à l’autre, et dans les trois thèmes choisis par chacun, Vincent Herring propose un son pulsé et un débit important, quand Bobby Watson est lyrique et Gary Bartz épuré et poétique, les trois altistes présentant des facettes de la créativité parkérienne, conservant cette intensité et ce fonds blues si important chez Parker et alternant leurs qualités selon les thèmes. Ici, il n’est pas question de joute musicale mais de mettre en valeur l’esprit et la manière d’une œuvre. La tension est là, n’en doutons pas, Charlie Parker est un Everest que chacun de ses héritiers se fait une mission de gravir avec l’engagement qui s’impose. Il n’y a rien de ludique, c’est l’art brut qu’inspire encore et toujours l’un des génies musicaux du XXe siècle.
Car il est des morts bien plus vivants que les vivants passivement soumis de cette année 2020. Charlie Parker a pris dans sa vie les risques indispensables à sa création, comme à des degrés variés la totalité des grands artistes, du jazz en particulier. Ce courage de vivre ses choix, cette intensité, qu’il a réussi à transmettre à l’ensemble de la communauté du jazz, est une belle leçon de vie éternelle, et la beauté de la musique de ce disque est une illustration qu’au-delà de la mort, Bird lives! comme le clame la composition de Jackie McLean devenue leitmotiv dans la communauté du jazz, à New York et dans le monde une fois par an à l’occasion de son anniversaire fêté par des programmes non-stop sur certaines radios jazz.
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFletcher Henderson & His Orchestra
Les Trompettes de Fletcher 1923-1941

Titres communiqués sur le livret
Fletcher Henderson's Orchestra, Bessie Smith, Ma Rainey, Maggie Jones, Trixie Smith, Clara Smith, Ethel Waters, Dixie Stompers, Clarence Williams and his Blue Seven, Connie's Inn Orchestra, Horace Henderson & his Orchesra, Fletcher Henderson conducts Horace Henderson & his Orchestra, Fletcher Henderson All Stars (personnels détaillés dans le livret)

Enregistré: entre le 15 ou 20 mai 1923 et le 2 décembre 1957, New York, NY

Durée: 1h 13' 57'' + 1h 11' 32'' + 1 h 13' 39''

Frémeaux & Associés 5754 (Socadisc)


Bonne façon d'aborder une réédition. On pourrait aussi envisager les clarinettes de Jelly Roll, etc. Mais de nos jours de tels projets ne sont pas évidents. Pour celui-ci, Frémeaux & Associés a voulu une prévente par souscription qui lui évite de prendre des risques. Le problème est que les amateurs de jazz ont progressivement été remplacés par des consommateurs de «nouveautés». Le passé fait peur. Et, pour les hommages, on préfère inventer à partir du présent plutôt que de regarder le passé en face. Ce n'est pas qu'un rejet des moyens techniques d'autrefois (on colorise les films noir et blanc, on numérise l'analogique), c'est bien un problème de culture. Quand on voit que la soirée de gala du Nice Jazz Festival télévisée, diffusé le 21 août 2020, proposait Ben l'Oncle Soul, Nathalie Dessay, Ibrahim Maalouf, Hugues Auffray, Angélique Kidjo, l'espoir n'est plus permis. Oh, quelques noms survivent, comme celui du patron, Louis Armstrong. Mais il est comme la photo d'un aïeul posée sur un buffet qu'on ne regarde plus. Notre cher Pops est bien sûr à ce rendez-vous hendersonien. L'idée était justement de présenter ces perles du XX
e siècle au meilleur niveau technique à partir de disques en bon état (Didier Périer, au son). Les amateurs de jazz chevronnés connaissent tous ces enregistrements.
Autre bon point, contrairement aux choses «postées» sur YouTube vierges de tout renseignement (destruction en règle des contributions d'Hugues Panassié, Charles Delaunay, Brian Rust, Tom Lord, etc.), nous avons ici, dans le livret, tout ce qui doit y figurer: nom de l'orchestre, personnel, date et lieu d'enregistrement, titre, label, matrice, nom des solistes, nom de l'arrangeur, un nota bene pour un point de vue. Ça, c'est du travail! La sélection des titres (Laurent Verdeaux, aux choix) n'appelle pas de vraies critiques. On regrette l'absence du Sextet Fletcher Henderson en décembre 1950, depuis le Cafe Society, qui met en valeur en tant que soliste le négligé Dick Vance («Stardust», «Bugle Blues») en experte compagnie (Eddie Barefield, cl, Lucky Thompson, ts, Fletcher, p, John Brown, b, Jimmy Crawford, dm, Solid Sender SOL 517). Certes Dick Vance, comme le non moins talentueux Joe Thomas font du travail de section dans cinq titres de 1936 où Roy Eldridge est soliste. On regrette l'absence de l'épouse de Russell Smith puis de Fletcher Henderson, Leora Meoux (1891-1958) qui est 1
ère trompette dans «Casa Loma Stomp» du 11 mars 1932 (Bobby Stark, tp solo). Comme Jelly Roll Morton, Fletcher Henderson (1897-1952), bon pianiste, est essentiel à l'histoire du grand orchestre de jazz et à l'art de l'arrangement. Aujourd'hui, ces deux maîtres sont regrettablement effacés par Duke Ellington. Issu de la bourgeoisie, Fletcher Henderson était mis au même niveau que Duke par les intellectuels de la Harlem Renaissance. Son orchestre après le passage de Louis Armstrong en son sein est progressivement devenu le terrain de lancement de prototypes et de références spécifiquement jazz de la trompette, du trombone (Jimmy Harrison, Benny Morton), du saxophone (Coleman Hawkins), de l'arrangement (Don Redman, Benny Carter, Fletcher lui-même). Sociologiquement, c'est aussi intéressant, car il démontre que le jazz ne s'est pas fait en un jour. Qu'il y avait une différence de culture instrumentale entre les musiciens de New York qui ont une solide formation en technique musicale européenne avec ses raideurs solfégiques et les gens du Sud qui ont une approche «lazy» de la mise en place rythmique. De ce fait, il n'est pas légitime de dire que Fletcher Henderson était «commercial» ou «imitait Paul Whiteman» dans ses premières faces orchestrales. Ils n'étaient tout simplement pas encore «jazz». C'est bien d'avoir sélectionné des disques d'hendersoniens accompagnant les chanteuses de blues. On ne dira pas suffisamment combien ce fut l'école hot et swing pour les instrumentistes par mimétisme du chant.
On débute ici en 1923, période rejetée d'Henderson. Le trompettiste Elmer Chambers est un instrumentiste «classique» et Howard Scott, cornet, un musicien de transition (pour une séance d'Armand Piron, c'est lui qui remplace le 8 janvier 1924, Peter Bocage). C'est Chambers qui est lead trompette dans les premières faces du CD1 avec la même mise en place «exacte» (valeur de la note écrite) qu'un Frank de Broite chez Jim Europe (1919) et Johnny Dunn qui pour l'emploi du plunger est le premier modèle de Joe Smith (c'est lui le solo wa-wa et non Chambers dans «Gulf Coast Blues», mai 1923). Joe Smith (1902-1937) fut un grand styliste et une star avant Louis Armstrong. Cette compilation rend justice à cet artiste de tout temps trop négligé des spécialistes et des amateurs. Joe et son frère Russell Smith (1890-1966) sont issus d'une famille de trompettistes et ont une solide formation classique. D'où la parenté de timbre et dans l'émission des sons entre Joe et Russell. Russell, élève du fameux Herbert L. Clarke, a mis sa technique au service du travail de lead des sections, notamment celles de Fletcher Henderson (1923, 1925-34, 1941-42). Le «Charleston Crazy» démontre le contraste entre le jeu tel que c'est écrit par Elmer Chambers et celui plus jazz, non sans convergence avec Freddie Keppard, dans les breaks et le solo d'Howard Scott. Les choses deviennent plus jazz encore au service des chanteuses. Joe Smith a une sonorité incroyablement chantante avec le plunger dans «Weeping Willow Blues» gravé par Bessie Smith. A la même époque, c'est un vrai rival du jeune Louis Armstrong, plus volubile dans «See See Rider» avec Ma Rainey (CD1, titre 5). Louis pulvérise tout le monde par le swing dans son solo sur «Shangaï Shuffle» avec l'Orchestre Henderson (1924, bon solo de Charlie Green, tb). Il fait son boulot de «soliste hot». A 23 ans, il a une grande autorité dans l'exposé et dans son solo de «The Meanest Kind of Blues» (et quelle belle note tenue!). Contraste parlant avec les courtes interventions de Chambers et Scott à la fin du morceau. Et puis dans «Screamin' the Blues» avec Maggie Jones, le soliste de jazz est désormais une réalité. Les commentaires de cornet volubiles de Pops à la voix y sont remarquables: timbre, nuances, vibrato bien dosé, aisance et inspiration. Toutes les interventions de Louis Armstrong dans ce disque sont magistrales, le modèle à suivre. Pour mes oreilles, il y a une résonnance des graves du piano, mais pas de tuba, ni sax basse, ni sax ténor dans «Cake Walkin' Baby» par Bessie Smith avec Joe Smith. Si Hawkins est présent c'est comme deuxième clarinette derrière Buster Bailey à la fin du morceau. Le solo du Bean au ténor dans «Money Blues» est encore pataud (mai 1925). Dans «What-Cha-Call-'Em Blues», Joe Smith fait une entrée pleine d'autorité avec le plunger (solo musclé de Charlie Green, tb). A noter que c'est l'autre face du Columbia 395-D qui propose «Sugar Foot Stomp», chef-d'oeuvre de Louis Armstrong. Deux stars dans l'orchestre, une face chacun. A noter qu'à cette époque Louis Armstrong utilise le cornet-trompette Harry B. Jay avec une branche et une embouchure de trompette, c'est donc plus proche de la trompette que du cornet. On retrouve les caractéristiques de sonorité et de phrasé «avec sentiment» de Joe Smith dans «Tell'Em About Me» par Ethel Waters. Mais surtout son registre grave sonne presque comme du bugle et c'est très «vocal». Je pense que pour faire ça, Joe utilisait une embouchure autre que la percutante Bach 10C pour son travail chez Henderson: un grain plus gros et bassin plus profond (écouter aussi «Baby Doll», «Young Woman's Blues»). On peut utiliser ce titre (CD1, 16) pour mémoriser et analyser le style de Joe Smith. La séance du 21 octobre 1925 a donné «TNT», un arrangement complexe de Don Redman. Le lead des ensembles est le sautillant Elmer Chambers, les trois solos de trompette de 16 mesures sont du jazz. Le premier est par Louis Armstrong jouant avec retenue parce que concentré sur un motif écrit (Verdeaux l'attribue à Smith), dans le second Louis joue plus librement avec plus de drive (qui réveille Kaiser Marshall) et le troisième est typiquement Joe Smith avec son plunger, ses émissions de notes nettes et une sonorité qui n'appartient qu'à lui. A noter que c'est la même sourdine straight dans les deux premiers solos et dans le solo de Louis dans le «Carolina Stomp» de la même séance, non retenu ici. Certes Joe Smith a désormais assimilé un peu du punch de Louis Armstrong mais c'est toujours délivré avec une propreté d'exécution d'un instrumentiste classique: «Nobody's Rose» (solo de sax basse d'Hawkins; le caractère «vocal» du lead confirme Russell Smith). Avec «The Stampede», l'Orchestre Fletcher Henderson n'est plus en mutation, c'est le meilleur orchestre de jazz du moment (octobre 1926). C'est l'entrée dans la lumière de Rex Stewart (cnt) plein de drive dans son solo après un superbe trio de clarinettes. Le grand Joe Smith l'a précédé avec dynamisme et une qualité de technique instrumentale supérieure. Mais c'est le solo de Coleman Hawkins qui va inspirer un jeune débutant, Roy Eldridge, dont on reparlera. Quand il s'agit de «chanter» avec une «voix humaine», on confie le lead de section à Joe Smith («Jackass Blues»; solo qui fit date de Benny Morton et de «débutant» de Rex qui essaye d'imiter Joe). Rex s'essaye à copier Louis dans «Alabama Stomp» (lead impeccable de Joe).

Le CD2, est consacré au tandem Joe Smith et Tommy Ladnier («Fidgety Feet», «Sensation Stomp», «St Louis Shuffle», «I'm Coming Virginia», «St Louis Blues», «Hop Off»,...)! Fletcher confie la vedette à Ladnier dans «The Chant». Elève de Bunk Johnson, Ladnier s'y montre plutôt dans le sillon de King Oliver avec le plunger (des notes ne sont pas toujours assurées). C'est dans l'autorité du discours qu'il se rapproche de Louis Armstrong (début de «Clarinet Marmalade») ou s'impose comme rival («Senegalese Stomp»). Robuste intervention de Jimmy Harrison (tb) au «style trompette» dans «Baby, Won't You Please Come Home» et «Some of These Days» (et excellent duo de trombones avec Benny Morton avant la trompette Olds de Joe Smith). Il est amusant d'entendre avec quelle distinction Joe Smith joue le break de King Oliver dans «Snag It». «Stockholm Stomp» permet d'apprendre à distinguer Tommy Ladnier (1
er solo, plus de ferveur) et Joe Smith qui enchaîne (bons solos de Benny Morton et Jimmy Harrison). Même exercice au début de «Livery Stable Blues» (Joe puis Tommy). Le CD3 illustre les successeurs: le vigoureux et oublié Bobby Stark («Oh, Baby!», étonnant travail au plunger dans «Feelin' Good», grande classe dans «My Pretty Girl», qualité de son avec sourdine dans «Singin' the Blues» d'octobre 1931), les mieux connus Rex Stewart («I'm Crazy About My Baby», «Singin' the Blues» d'avril 1931 où il reprend le solo de Bix, «Casey Stew» en 1957), Red Allen (1933, «Minnie the Moocher», Dicky Wells, tb), Mouse Randolph (1934, «Shanghaï Shuffle», précision diabolique de Russell Smith, tp1), Roy Eldridge («Blue Lou», «You Can Depend On Me» avec Dick Vance, voc), Emmett Berry au son ample («Shufflin' Joe», avec Pee Wee Jackson, Ray Nance en section; «Ain't Misbehavin'», Archie Brown, né en 1915, ex-Nat Towles, tb), Peanuts Holland («Let's Go Home», avec Alec Fila, Russell Smith en section). De son côté Coleman Hawkins est désormais un géant (1931, «The House of David Blues»; 1957, «Casey Stew») et maître d'«école» (Chew Berry, 1936, «Shoe Shine Boy»). N'oublions pas les trombones (Claude Jones, J.C. Higginbotham, Dicky Wells, Ed Cuffee, Archie Brown, Sandy Williams) et les batteurs (Kaiser Marshall, Walter Johnson, Sid Catlett, Oliver Coleman, Jimmy Crawford).
Tout un pan d'histoire indispensable à la connaissance du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJazz at Lincoln Center Orchestra
The Music of Wayne Shorter

CD1: Yes Or No, Diana, Hammer Head, Contemplation, Endangered Species
CD2: Lost, Armageddon, The Three Marias, Teru, Mama "G"

Wayne Shorter (ts, ss) + Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton Marsalis (lead, tp), Ryan Kisor (tp), Kenny Rampton (tp), Marcus Printup (tp), Vincent Gardner (tb), Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason (tb), Sherman Irby (as, ss, fl, cl), Ted Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (ts, cl), Walter Blanding (ts, ss, cl), Paul Nedzela (bar, as, bcl), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm)

Enregistré les 14-16 mai 2015, New York, NY

Durée: 40’ 50” + 46’ 47”

Blue Engine Records 0023 (blueenginerecords.org)


Enregistré en live au Lincoln Center, dans le Frederick P. Rose Hall, ce disque n’est publié qu’en 2020 et restitue heureusement une performance que peu d’amateurs de jazz ont pu écouter, et cela vaut vraiment le détour. Pour cet hommage à l’œuvre de Wayne Shorter, qui était présent sur scène devant le big band, et qui a pris un chorus sur neuf des dix titres, tous de la main de Wayne Shorter, le leader de l’orchestre, Wynton Marsalis, a partagé les arrangements entre les membres de l’orchestre, comme il le fait assez souvent, se réservant «Teru».
On connaît les qualités de compositeur de Wayne Shorter, et sa première époque aux côtés de Wynton Kelly, des Messengers d’Art Blakey et sous son nom de la fin des années 1950 à 1967, jusqu’à Schizophrenia (Blue Note, 1967) fut particulièrement prolifique et exceptionnelle sur le plan qualitatif.
C’est d’ailleurs cette première partie de son œuvre qui est plus particulièrement mise en valeur: «Mama "G"» fut créé par le quintet de feu de Wynton Kelly (Kelly Great, Vee Jay, 1959), avec Lee Morgan, Wayne Shorter, Paul Chambers et Philly Joe Jones. 
«Contemplation» (Buhaina's Delight, Blue Note, 1961) et «Hammer Head» (Free for All, Blue Note, 1964) furent créés au sein des Messengers d’Art Blakey avec Freddie Hubbard, Curtis Fuller, Wayne Shorter, Cedar Walton, Jymie Merritt ou Reggie Workman. Les thèmes suivant furent créés par Wayne Shorter en leader : «Armageddon» (Night Dreamer, Blue Note, 1964), «Yes or No» (Juju, Blue Note, 1964) avec rien moins que Lee Morgan, McCoy Tyner, Reggie Workman et Elvin Jones; «Lost» (The Soothsayer, Blue Note, 1965) avec Freddie Hubbard, James Spaulding, McCoy Tyner, Ron Carter, Tony Williams; «Teru» (Adam’s Apple, Blue Note, 1966) avec Herbie Hancock (p) Reggie Workman, Joe Chambers.
Sept des dix titres (retenus pour le disque, il y eut trois soirées) appartiennent donc à cette première période du compositeur Wayne Shorter, et on le comprend –on aurait pu se limiter à cette période tant la matière est riche– car il y a dans cette période une veine, une inspiration, une verve qui s’effacent progressivement de l’œuvre du compositeur qui passe de la tension et de l’émulation de l’atmosphère new-yorkaise et philadelphienne aux rives éthérées de la Côte Ouest. Les trois thèmes suivant choisis pour compléter le répertoire «Diana» (Native Dancer, Columbia 1974) et «Endangered Species», «The Three Marias» (Atlantis, Columbia, 1985), dans leur version d’origine, sans être dénuées des qualités mélodiques propres à Wayne Shorter –une véritable griffe– ne possèdent pas l’esprit, la puissance qui ressortaient des compositions de la première période, peut-être aussi en raison des orchestres eux-mêmes qui les ont créées.

Cela dit, car un hommage à Wayne Shorter, quelles que soient ses qualités d’instrumentistes, est d’abord un hommage au compositeur.
Wynton qui se prénomme ainsi probablement à cause de Wynton Kelly et de son père de pianiste, le regretté Ellis, connaît ses Wayne Shorter, Wynton Kelly et Art Blakey sur le bout des doigts, et le rendu orchestral du Lincoln Center Jazz Orchestra sous sa baguette, même s’il n’est arrangeur que d’un thème sur dix, ne peut manquer de refléter cette connaissance: «Hammer Head» par exemple reprend la manière Blakey avec un bon Ali Jackson. La savante utilisation des sonorités, toute ellingtonienne dans l’esprit (les couleurs des sections) mais très marsalienne dans le résultat, est brillamment mise au service de ces magnifiques compositions. On l’a vu, les originaux, ceux des années 1960, sont exceptionnels car les musiciens sont à l’époque en pleine fièvre créatrice collective, aidés en cela par des petits labels, Blue Note en particulier. Le Lincoln Center Jazz Orchestra joue plus d’une re-création en utilisant le volume de l’orchestre tout en respectant la voix individuelle du Maître lui-même, Wayne Shorter, présent par ses chorus. Les arrangements privilégient un certain dépouillement pour ne pas alourdir, par trop de masse orchestrale, une musique qui tire sa beauté du caractère aérien des mélodies, des atmosphères, et qui fut figée dans l’imaginaire collectif des amateurs pour l’essentiel en petite formation type all stars. Les arrangeurs (Goines, Nash, Irby, Gardner, Blanding, Printup, Henriquez, Crenshaw, Wynton) ont dû bien discuter ensemble et réfléchir au projet, car ce souci d’aérer la musique est commun à tous, et cela donne un aspect très cohérent au disque qui retrace un concert d’une heure et demi environ, même si la matière a été retenue ici dans les trois soirées consacrées à Wayne Shorter au Lincoln Center.
Le livret est clair et précis quant aux chorus et le texte du livret est écrit par un expert, Christian McBride, à la fin de l’année 2019.
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels,
Toots Thielemans, Fats Sadi
L'Age d'or du jazz belge. 1949-1962

Titres communiqués dans le livret
The Bob Shots, Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels, Toots Thielemans, Sadi, les Blue Stars (personnels détaillés dans le livret)

Enregistré entre le 13 mai 1949 et fin 1961, Paris, Rome, Bruxelles, Cologne, New York

Durée: 1h 14' 25'' + 1h 15' 46'' + 1h 19' 02''

Frémeaux & Associés 5744 (Socadisc)


Quelle est la réalité d'un jazz belge à cette époque là? En Belgique comme en France ou en Allemagne de l'Ouest, les jazzmen se mettaient naturellement dans les courants expressifs américains ce qui n'étouffait ni leur personnalité, ni leur créativité. D'ailleurs Philippe Comoy responsable de cette très utile sélection écrit d'emblée: «sortant de la guerre et accueillant les GI, le pays se met à l'heure américaine». Rien de spécifique, c'est aussi la réalité notamment en France, où les Etats-Unis en nous sortant, dans leur intérêt, de l'anéantissement économique nous injectent leur société de consommation.  En quoi est-ce ici l'âge d'or du jazz par des musiciens belges? Peter Packay, David Bee, Alphonse Cox, René Compère, Robert De Kers, Fud Candrix, etc. n'ont-ils pas préparé le terrain? Pour Philippe Comoy, l'âge d'or commence avec le bop, c'est mieux en le disant. La Belgique est un pays jeune (né en 1830) et avec une particularité. Il y a les Wallons qui adorent les Français et les Flamands qui les aiment moins et qui parlent néerlandais avec une prononciation différente. Dans ce travail, on constate l'importance musicale de Liège, capitale de la Wallonie. Y a-t-il en jazz une suprématie liégeoise sur Bruxelles comme ce fut le cas pour la trompette classique? On salue ici le sax Raoul Faisant (1917-1969), influence liégeoise. La maitrise de la langue française par les Belges, leur a permis de s'intégrer facilement aux jazzmen français. Pas que pour le bop, déjà Gus Deloof, Jos Breyre, Louis DeHaes jouaient chez Ray Ventura. D'un autre côté, les jazzmen belges ont influencé, par leur excellence, nos nordiques en début de carrière (Henri Van Haeke, Charles Verstraete, Georges Grenu, etc). L'interaction est un fait. Petite correction, page 8, ce ne sont pas vraiment les Bob Shots qui ont joué au premier festival de jazz, à Nice, en 1948. Hugues Panassié y a invité pour représenter le bop, l'orchestre du pianiste Jean Leclère qui comprenait Herman Sandy (tp), Bobby Jaspar (ts), Jacques Pelzer (as), Pierre Robert (g) et Geo Steene (dm). Les Bob Shots qui ont séduit Boris Vian (Combat, 22-23 août 1948) ouvrent le programme avec «Boppin' at the Dodge» pour le label Pacific le 13 mai 1949 à... Paris. Tout y est, thème à l'unisson, piano (Francy Boland) et drumming (John Ward) bop, solo parkerien un peu raide de Jacques Pelzer, du Sadi à la Milt Jackson et un Bobby Jaspar déjà proche de Jimmy Heath.
Le CD1 est consacré à Bobby Jaspar (1926-1963) et à René Thomas (1927-1975). Toujours à Paris, en 1953, Bobby Jaspar désormais «cool» enregistre sous son nom avec Jimmy Gourley et Henri Renaud: les exposés à l'unisson ténor-guitare sont excellents («Jeeper's Creepers», «Bernie's Tune»). Outre Stan Getz, Bobby a sûrement écouté le Don Lanphere de la séance avec Fats Navarro («la fin d'un roman d'amour»). A noter la participation du bassiste belge très actif chez nous, Benoît Quersin (1927-1993). Grand ami de Roger Guérin, Jean-Louis Viale officie à la batterie, et le merveilleux Sadi n'est pas en reste au vibraphone (dynamique «Struttin' With Some Barbecue»). Les titres 10 à 16 sont consacrés au quintet de René Thomas enregistré à Paris, pour Vogue, en 1954. Une rare occasion d'entendre le trompette américain Buzz Gardner, alias Charles Guarnera (1930-2004) qui s'inscrit dans la lignée de Shorty Rogers avec la même émission des notes («Chicago», «Get Out of Town», «Thomasia»). La parenté esthétique avec la séance Jaspar-Gourley précédente est renforcée par la présence d'Henri Renaud et Jean-Louis Viale. René Thomas s'exprime très bien dans tous ces morceaux, d'une façon linéaire influencée par Jimmy Raney et Jimmy Gourley. Jolie introduction d'Henri Renaud à «'Tis Autumn», une ballade exposé avec délicatesse et sensibilité par René Thomas bien soutenu par les lignes de basse de Jean-Marie Ingrand et les balais de Viale (pas de trompette). Cette première sélection se termine par trois titres enregistrés à Rome en 1961 par René Thomas («Oleo») puis Thomas avec Jaspar («I Remember Sonny» au ténor désormais plus charnu, «Theme for Freddie» à la flûte dont il fut spécialiste -influence classique). Amadeo Tommasi (1935) est bon pianiste.

Le CD2 est consacré aux saxophonistes Jacques Pelzer (1924-1994) et Jack Sels (1922-1970). Les huit premiers titres permettent aussi d'entendre aux côtés de l'excellent Pelzer, le méconnu trompette Herman Sandy de Bruxelles, conseillé par Gus Deloof et Louis DeHaes, passé chez Fud Candrix, Bobby Naret, Yvon de Brie, et qui s'est tourné vers le style Kenny Dorham (pour le phrasé et le contenu harmonique). «There Will Never Be Another You» est dans la parfaite continuité esthétique car exposé par René Thomas. Puis Jacques Pelzer démontre qu'il est passé de Parker à Gigi Gryce et Lee Konitz. Sandy n'a pas une sonorité flatteuse pour la ballade. «Whose Blues» de Lennie Niehaus (1955), up tempo, lui convient beaucoup mieux: très bon solo avec sourdine commis avec métier entre ceux de Pelzer et Thomas (bonne alternative Pelzer-Rudy Frankel, dm). La séance suivante (Bruxelles, 1956) est très bien menée, en public, sans guitare, sous l'ombre de Bud Shank, Shorty Rogers («Shank's Prank» -bons solos de basse et batterie), Don Lanphere («Wailing Wall», la sonorité de Sandy surprend, éloignée de celle de Navarro et même Dorham), Gigi Gryce («Salute the band box», enregistré en 1953 par Clifford Brown, ici très bien mené). Jean Fanis (1924-2012) est un bopper au piano et Jean Warland (1926-2015) a un son de contrebasse de grande qualité («Saul» composé par Sandy; «Confirmation»). Benoît Quersin amène l'excellent «Don't Smile» sur tempo médium (1958) où Pelzer est revenu à l'orthodoxie parkerienne. Jean-Pierre Gebler (bar) et Milou Struvay (tp) y sont excellents. Jack Sels, au ténor, au son épais, évoque Buddy Tate dans cette belle ballade de sa plume, «Rain on the Grand'place» jouée en quartet avec Fanis, Warland, Frankel (1958). Ado Broodboom (tp) des Ramblers intervient dans «Ginger» et «Minor Works» où Lucky Thompson (discret) et Sadi font partie de la bonne équipe de Sels à Cologne en 1959. Ce CD2 se termine par six titres de 1961 de Sels en quartet avec Lou Bennett (org), Philip Catherine (g), Oliver Jackson (dm, vedette dans «African Dance»). C'est du bon mainstream avec le sens du blues («Thunderstorm», «Blues for a Blonde»). La parenté avec Buddy Tate est à nouveau patente («Black Velvet»).

Le CD3 est consacré à Toots Thielemans (1922-2016) et à Sadi (1927-2009). On ne présente plus Toots Thielemans qui flirte à l'harmonica avec les variétés dignes de Larry Adler, Dany Kane, Max Geldray, Albert Raisner, ni plus ni moins (1951: «Red Devils Boogie», «Harmonica Rag», «Harmonica Shuffle» avec Jean Warland,...). En 1955, Toots à l'harmonica réalise de bonnes séances à New York («On tha Alamo» avec Oscar Pettiford, b, Cliff Leeman, dm; bons backgrounds de trombones dans «Stars Fell on Alabama»; arrangement avec des anches dans «Let a Song»). Il y a dans le livret des erreurs d'affectation: titres 8, 9, 11, 12 avec la section de trombones (Lou McGarity, Al Godlis, Bill Rauch, Jack Satterfield) et titres 10, 14 avec les anches (Toots Mondello, Artie Beck, Carl Prager, Georges Berg). C'est Toots qui prend les solos de guitare (re-recording) et Tony Mottola est à la rythmique. Remarquables Ray Bryant (p) et Wendell Marshall (b) dans «Sonny Boy» (1955). Le reste est consacré à Sadi. Tout d'abord 8 titres enregistrés à Paris en mai 1953 de très haut niveau (pas de déchet) avec Sadi (vib), Roger Guérin (tu, tp), Nat Peck (tb), Bobby Jaspar (ts), Jean Aldegon (bcl), Maurice Vander (p), Jean-Marie Ingrand (b), Jean-Louis Viale (dm) et l'excellent arrangeur belge Francy Boland (1929-2005). Les souffleurs n'interviennent pas dans «Sweet Feeling». Roger Guérin ne joue de la trompette que dans «Karin», sinon il utilise un saxhorn baryton. En dehors de Sadi, le principal soliste est Bobby Jaspar, très bon. Toute la séance est sous l'influence de Shorty Rogers, Jimmy Giuffre, Shelly Manne. Le «Jumping at the Woodside» illustre le travail du groupe vocal les Blue Stars: Christiane Legrand, Janine de Waleyne (soprano), Blossom Dearie, Nadine Young (alto), Christian Chevallier, Bob Martin, Fats Sadi (ténor), Roger Guérin (baryton) et Jean Mercadier (basse). Ils chantent sur une bande car Roger Guérin est aussi le trompette solo de cet orchestre de studio anonyme (Fred Gérard, lead tp; mai 1956). Dans le genre MJQ, Sadi clôt cette anthologie avec deux de ses compositions («Dear Old Lady», «Hegor», 1961). Quelle époque! 
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian McBride
The Movement Revisited: A Musical Portrait of Four Icons

Overture/The Movement Revisited, Sister Rosa – Prologue, Sister Rosa, Rosa Introduces Malcolm, Brother Malcolm – Prologue, Brother Malcolm, Malcolm Introduces Ali, Ali Speaks, Rumble in the Jungle, Rosa Introduces MLK, Soldiers (I Have a Dream), Apotheosis: November 4th, 2008, A View from the Mountaintop
Christian McBride (lead, b, comp, arr), J.D. Steele*, Alicia Olatuja** (lead voc),

Sonia Sanchez (narr. Rosa Parks), Vondie Curtis-Hall (narr. Malcolm X), Dion Graham (narr. Muhammad Ali), Wendell Pierce (narr. Dr. Martin Luther King, Jr.), tous récitent les mots de Barack Obama du 4 novembre 2008

Voices of the Flame: Marvel Allen, Shani P. Baker, Jeffrey S. Bolding, Jeff Hamer, Susann Miles, Deborah Newallo, Eunice Newkirk, Claudine Rucker, Trevor Smith, Melissa Walker

Christian McBride (b), Lew Soloff (tp), Ron Tooley (tp), Frank Greene (tp), Freddie Hendrix (tp), Darryl Shaw (tp), Steve Wilson (as), Todd Bashore (as), Ron Blake (ss, ts), Loren Schoenberg (ts), Carl Maraghi (bar), Michael Dease (tb), Steve Davis (tb), James Burton (tb), Doug Purviance (tb), Geoffrey Keezer (clav), Terreon Gully (dm), Warren Wolf (vib)

Enregistré du 8 au 11 septembre 2013, New York, NY

Durée: 1h 04’ 43”

Mack Avenue 1082 (www.mackavenue.com)


C’est en 1998 que naît ce projet d’une commande de la Portland Arts Society, dans le Maine, à l’occasion, on peut le supposer, de la commémoration des 30 ans de la disparition du Dr. Martin Luther King, Jr., une personnification du Mouvement des Civil Rights. Il incluait dans le cahier des charges un chœur gospel et le quartet sans autre préconisation. Tout le reste –les multiples développements ultérieurs– est né de l’imagination et des opportunités de Christian McBride: la conception du contenu politique –car cette création est explicitement politique au sens noble, le jazz l’est dans son ensemble par ses racines–, le choix des textes, les récitatifs, l’écriture musicale, l’orchestration, le choix des musiciens, et l’extension de la formation à un big band en 2008. C’est un opéra dédié aux Mouvements des Civil Rights (The Movement Revisited) et, pour en donner une dimension vivante, à quelques personnalités marquantes de ces années de luttes: Dr. Martin Luther King, Jr., Rosa Parks, Malcolm X et Muhammad Ali, dont les voix et les textes sont portés par quatre artistes issus du chœur. J.D. Steele, le chef de chœur, comme les choristes sont donc déterminants dans cette œuvre, et Christian McBride précise qu’il a pu mettre en musique ces textes grâce au savoir de J.D. Steele. Il y eut sept concerts à l’origine dans différentes villes.
Dix ans plus tard, en 2008, alors que Christian McBride effectue sa troisième saison au Los Angeles Philhamonic’s Creative Chair for Jazz, pour les mêmes raisons commémoratives, Laura Connelly et les responsables de l’institution se souviennent de The Movement Revisited et proposent au créateur de le reprendre avec la contribution du Los Angeles Philharmonic et d’un big band. Le 16 mai 2008, la nouvelle mouture est donnée au Walt Disney Concert Hall, avec un nouveau chœur, le St. James Sacred Nation Concert Choir. L’Histoire propose le 4 novembre 2008 l’élection du premier président Africain Américain, Barak Obama. Deux ans plus tard, Terri Pontremolli, directrice du Detroit Jazz Festival, propose la reprise de The Movement Revisited pour deux concerts à Ann Arbor et Detroit, avec une extension liée à l’élection de Barack Obama, non pour célébrer son œuvre de Président qui vient à peine de commencer, mais pour son élection comme point d’orgue du Mouvement des Droits civiques, aboutissement du sacrifice et de l’action des figures tutélaires retenues par Christian McBride. La version augmentée est donnée à l’Université du Michigan le 13 février 2010 en présence de John J. Conyers (1929-2019), membre de la Chambre des représentants depuis 1964, réélu avec 80% des voix depuis, militant actif de la défense des Droits civiques depuis les années 1960, membre du conseil exécutif de l'Union américaine pour les libertés civiles et de la NAACP de Detroit.
Les mots de Christian McBride dans le livret nous permettent de comprendre que son inspiration n’est pas que musicale mais globale, en provenance de tous les pans de la société, de l’histoire afro-américaine, que sa responsabilité d’artiste est d’abord et plus largement celle d’un être humain investi dans l’histoire de son peuple. Il cite Harry Belafonte, dont on sait la contribution permanente depuis toujours au Mouvement, comme l’un de ses guides dans sa recherche humaine et pour son expression, qu’il a rencontré en 1995 pour le film de Robert Altman, Kansas City, puis en 2012 pour écouter en particulier son récit du Mouvement dans des rencontres privées. Comme Christian McBride le note, lui-même n’a pas vécu le discours du Dr. Martin Luther King, Jr. à Washington, ni ceux de Malcolm X dans les rues de Harlem, ni le boycott des bus de Montgomery, et c’est grâce à la mémoire des aînés qu’on peut essayer de ne pas faire d’erreur d’interprétation de ce que fut ce mouvement. Harry Belafonte accepte alors d’être la voix de Martin Luther King, Jr., «son cher ami», dans The Movement Revisited donné à l’Université du Maryland le 6 septembre 2013.

Le compositeur explique ensuite qu’il ne s’est jamais interrogé sur le point de vue esthétique de sa création, qu’il a choisi ces quatre icônes de l’Afro-Amérique et leurs mots, parmi d’autres possibles, parce qu’elles le touchaient personnellement, qu’il n’en avait pas discuté avec Harry Belafonte avant. Quand il lui pose la question, en 2013, Mr. Belafonte répond sans détour qu’il n’est pas d’accord avec le choix de Malcolm X et Muhammad Ali pour incarner le Mouvement des droits civiques, ni avec le passage musical concernant Ali, ni même avec le terme de «revisited» (on le comprend, l’histoire n’est toujours pas finie). L’auteur-compositeur se souvient que cette franchise d’Harry Belafonte, à la veille de l’enregistrement en studio, l’a perturbé, désarçonné car Harry Belafonte est pour Christian McBride l’incarnation vivante du Mouvement, de ce thème justement qu’il a choisi. Après réflexion, il ne changea rien à l’opéra, se contentant de penser que c’était sa propre vision, dans les années 2000, de ce mouvement, une œuvre personnelle, plus qu’un portrait musical du civil rights movement. Ce faisant, il précise qu’il a compris comment cette œuvre aurait pu et dû être présentée.

Cet enregistrement de 2013 sort aujourd’hui en 2020 et, pour respecter l’enseignement d’Harry Belafonte, le créateur ajoute qu’à son enregistrement du 8 au 11 septembre 2013, le contexte politique et idéologique était totalement différent; Barack Obama en était à son second mandat, certains artistes présents ont aujourd’hui disparu; Charlottesville était une petite ville endormie de Virginie, etc. Il conclut en pensant qu’en 2045, d’autres donneront une nouvelle vision de ce mouvement, bien différente encore de ce que nous en percevons en 2020.
Christian McBride est décidément un vrai artiste, avec une humilité, une belle ouverture d’esprit et une honnêteté qui font plaisir. Parce qu’en dehors de la genèse, si bien racontée dans le livret, et de la réflexion de l’artiste sur son œuvre, très lucide, c’est un remarquable opéra jazz, très bien et clairement construit, avec une ouverture, quatre mouvements dévolus aux quatre personnages centraux, dans l’ordre Rosa Parks, Malcolm X, Muhammad Ali et Martin Luther King, Jr., chacun des personnages étant introduit (Rosa par un prologue, Malcolm et Martin par Rosa, Ali par Malcolm), avec un «grand air», le discours du Dr. Martin Luther King, Jr., puis en épilogue, une fin en apothéose illustrée par le discours d’investiture de Barack Obama récité par les quatre voix successivement, comme aboutissement de ce mouvement construit au début comme une fugue entre la contrebasse et le chœur, puis l’orchestre, toutes ces voix traduisant la multiplicité des voix du Mouvement.
La musique en contrepoint des mots est parfaitement mise en place, splendidement arrangée et interprétée par un big band all stars. Chaque mélodie restitue une atmosphère, avec des couleurs sombres, lumineuses, africaines, de beaux ostinatos pour créer les tensions et la solennité nécessaires à une telle œuvre. Les mots sur la musique swinguent, ils sont le jazz au même titre que les notes, et la mélodie elle-même évoque un spiritual revisité, comme les récitatifs évoquent alternativement les récits des conteurs, la voix des Anciens, les preachs des leaders (Malcolm X comme Martin Luther King, Jr.).

Après une transition sur une variation autour de «Yes, We Can», jouée très jazz avec la section rythmique, le big band rentre progressivement, et, en final, le chœur, façon comédie musicale, scande «Free at Last» qui reprend l’esprit d’un blues réduit à l’essentiel, façon riffs de «In the Mood», qui fut l’hymne de la Libération, celle de 1945, une conclusion pleine d’humour et joyeuse à l’image de ce que le jazz apporta généreusement au monde –un art de vivre et le rêve de la liberté– à la fin des deux grandes guerres du XXe siècle. Ce que les Européens en ont tiré le plus souvent est une vision ludique du jazz –un contresens– bien plus dommageable que ce Mouvement des droits civiques revisité par Christian McBride. Si Harry Belafonte a été, utilement, critique pour l’artiste et l’homme dans sa perception de ce que fut réellement ce mouvement, l’honnêteté et l’humilité de Christian McBride démontrent encore toute l’actualité de ce mouvement, la nécessité de ne pas perdre son esprit de résistance, tristement remise à l’ordre du jour par les événements de Minneapolis et le décès de George Floyd en mai 2020. Quand l’art puise dans la vie, la vie peut se nourrir de l’art.
Du grand art, sans doute un grand spectacle pour ceux qui ont eu le privilège d’y assister en direct, de la magnifique musique: on trouve beaucoup des composantes de la musique afro-américaine, y compris la Motown, la flûte aux couleurs africaines, et l’ouverture est particulièrement réussie sur le plan musical. Elle réunit toutes les composantes des artistes: les récitatifs, le chœur (Voices of the Flame pour l’enregistrement arrangé par J.D. Steele), le big band, la section rythmique, les solistes.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLes Haricots Rouges
Meilleurs espoirs masculins

Ghostbusters, The Godfather Theme Song, Moon River, Bye Bye Baby, Qué sera sera, The Green Leaves of Summer, Quand On s'promène au bord de l'eau, Smile, All I Do Is Dream of You, My Own True Love, Je ne pourra jamais vivre sans toi, Amour et printemps
Pierre Jean (tp, p), Christophe Deret (tb), Jacques Montebruno (cl, as, ts), Alain Huguet (b, tu), Norbert Congrega (bjo, g, voc), Michel Senamaud (dm)

Enregistré en octobre 2018, Saint-Pierre-sur-Vence (08)

Durée: 40' 28''

Frémeaux & Associés 8575 (Socadisc)


Après la réussite de French Melodies, les Haricots Rouges poursuivent leur évolution. Nous ne sommes plus dans le strict genre New Orleans de leurs débuts mais ce n'est pas moins réjouissant et c'est sans doute plus adapté aux goûts du jour. Ce sont des morceaux lancés par le cinéma que transforment ces meilleurs espoirs masculins. On ne reconnait plus trop les Haricots dans ce vigoureux «Ghostbusters». Christophe Deret s'y fait entendre brièvement en solo. La tradition Haricots n'est pas rejetée pour autant, il suffit d'écouter «Bye Bye Baby» tiré de Les hommes préfèrent les blondes, avec ses collectives menées par Pierre Jean au cornet et un excellent solo de clarinette. Il y a un beau duo clarinette et piano sur «Moon River». La touche antillaise qui fait partie du C.V. des Haricots se goûte dans «Qué sera sera» exposé par Montebruno avec les contrechants parfaits de Deret. Pierre Jean y prend un bon solo de piano. Pour ce qui est de «The Green Leaves of Summer» les Haricots ont été devancés notamment par Kenny Ball (1962). Je pense que c'est Pierre Jean qui nous gratifie d'un passage sifflé. Il y a du re-recording car il ne pourrait pas naturellement enchaîner aussi vite au cornet avec sourdine. Par contre l'adaptation antillaise de «quand on s'promène au bord de l'eau» est pour le moins inattendue. On est loin de la version de Jean Gabin dans le film La Belle Equipe de Julien Duvivier (1936). Christophe Deret et Jacques Montebruno s'en sortent bien. Pierre Jean expose avec feeling, au cornet, le merveilleux thème de Charlie Chaplin, «Smile», qui se prête naturellement au jazzisme. Christophe Deret y prend un beau solo autour du thème (belle assise d'Alain Huguet), puis Montebruno et Deret s'intriquent comme George Lewis et Jim Robinson savaient le faire avant que Pierre Jean les retrouve pour la coda. Un des meilleurs moments du disque. L'autre, sur tempo medium-vif, est «All I Do Is Dream of You» qui swingue bien, exposé par Deret. Montebruno fournit un solo enlevé d'alto qui rivalise sur le terrain de Sammy Rimington, puis Deret donne un solo robuste et Pierre Jean s'éclate au piano. Très bon; ça swingue. Avec la sourdine harmon, Pierre Jean ramène le calme dans «My Own True Love» tiré de Autant en emporte le vent (1939) exposé avec feeling. Christophe Deret sait phraser une ballade comme un Louis Nelson et les contrechants de Montebruno sont un délice. Michel Senamaud s'adonne au rythme parade dans «Je ne pourrai jamais vivre sans toi» de Michel Legrand tiré des Parapluies de Cherbourg (1964) et comme il se doit Alain Huguet y opte pour le tuba. Il y a du re-recording dans ce morceau joué en collective puisqu'on entend Montebruno à la fois à la clarinette et au saxophone (sans parler des bruits d'ambiance). Beau piano classique de Pierre Jean dans le romantique «Amour et printemps» d'Emile Waldteufel qui dure 1'04'' (laissez courir car il y a un curieux bonus orageux). Avec les Haricots Rouges ce n'est jamais triste. Et c'est aussi surprenant.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueErroll Garner
That's My Kick

That's My Kick*, The Shadow of Your Smile, Like It Is, It Ain't Necessarily So, Autumn Leaves, Blue Moon, More, Gaslight, Nervous Waltz, Passing Through, Afinidad*, She Walked On*
Enregistré le 13 avril 1966*, New York, NY: Erroll Garner (p), Milt Hinton (b), George Jenkins (dm), Johnny Pacheco (cga), Art Ryerson (g)

Enregistré le 19 novembre 1966, New York, NY: Erroll Garner (p), Milt Hinton (b), Wally Richardson (g), Herbert Lovelle (dm), José Mangual (cga)

Durée: 39’ 50”

Octave Music 07/Mack Avenue 1163 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner featuring The Brass Bed
Up in Erroll's Room

Watermelon Man, It's the Talk of the Town, Groovin' High, The Girl from Ipanema, The Coffee Song, Cheek to Cheek, Up in Erroll's Room, I've Got a Lot of Livin' to Do, All the Things You Are, I Got Rhythm, True Blues
Erroll Garner (p), Ike Isaacs (b), Jimmie Smith (dm), José Mangual (cga)

The Brass Bed : Bernie Glow (tp), Marvin Stamm (tp, flh), Wayne J. Andre (tb), James cleveland (tb), Don Butterfield (tu), Jerome Richardson (ts, picfl), Pepper Admas (bar), Richard O. Spencer (dir), Don Sebesky (arr)
Enregistré les 28-29 novembre 1967, Chicago, IL (le quartet) et le 15 février 1968, New York, NY (le Brass Bed)

Durée: 46’ 47”

Octave Music 08/Mack Avenue 1164 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner
Feeling is Believing

For Once in My Life*, Yesterday*, The Look of Love*, You Turned Me Around°, Mood Island**, Spinning Wheel*, The Loving Touch**, Strangers in the Night**, Feeling is Believing**, Paisley Eyes*, Not So Fast*
Erroll Garner (p), George Duvivier (b) except°, José Mangual (cga),
Gerald Jemmott (b)°, Jimmie Smith (dm)°, Charles Persip (dm)*, Joe Cocuzzo (dm)**
Enregistré les 8 août, 7 octobre et 2 décembre 1969, New York, NY

Durée: 44’ 17”

Octave Music 09/Mack Avenue 1165 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner
Gemini

How High the Moon*, It Could Happen to You*, Gemini°, When a Gypsy Makes His Violin Cry**, Tea for Two**, Something**, Eldorado°, These Foolish Things (Remind Me of You)°, Misty**
Erroll Garner (p, clav), Ernest McCarty Jr. (b), Jimmie Smith (dm), José Mangual (cga)

Enregistré les 27 avril*, 22 juin** et 2 décembre° 1971, New York, NY

Durée: 42’ 31”

Octave Music 10/Mack Avenue 1166 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner
Magician

(They Long to Be) Close to You, It Gets Better Every Time, Someone to Watch Over Me, Nightwind, One Good Turn, Watch What Happens, Yesterdays, I Only Have Eyes for You, Mucho Gusto, Grill on the Hill
Erroll Garner (p), Bob Cranshaw (b), Grady Tate (dm), José Mangual (cga), Norman Gold (org), Jackie Williams (tamb)

Enregistré les 30-31 octobre 1973, Los Angeles, CA

Durée: 42’ 17”
Octave Music 11/Mack Avenue 1167 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner
Gershwin & Kern

Strike Up the Band°, Love Walked In°, Someone to Watch Over Me*, A Foggy Day (in London Town)°, Nice Work If You Can Get It (Take 1)°, Nice Work If You Can Get It (Take 2)°, Lovely to Look at, Can't Help Lovin' Dat Man, Only Make Believe, Old Man River, Dearly Beloved, Why Do I Love You, A Fine Romance, Maybe You're the Only One
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm) except*

Charles Ike Isaacs (b)*, Jimmie Smith (dm)*, José Mangual (cga)*

Enregistré les 5-6 août 1964°, 19 août 1965, New York, NY et 29 novembre 1967*, Chicago, IL

Durée: 46’ 30”

Octave Music 12/Mack Avenue 1168 (www.mackavenue.com)


Nous avions déjà raconté, il y a quelques mois, la genèse de cette réédition monumentale de l’un des très grands pianistes de l’histoire du jazz, à l’occasion de la sortie chez Mack Avenue des six premiers volumes, et particulièrement de cette aventure d’édition indépendante autogérée par un couple de personnages extraordinaires, Martha Glaser et Erroll Garner, à l’origine du label Octave Records. C’est une histoire si passionnante et évocatrice du combat afro-américain et plus largement artistique pour l’égalité que nous recommandons, à ceux qui ne l’auraient pas encore lu, de prendre le temps de ce préambule (cf. chronique).
Rappelons rapidement que ce fonds a été préservé par Martha Glaser après la disparition d’Erroll Garner en 1977, et qu’on a ici le privilège d’entendre Erroll Garner dans son intégralité avec parfois ses introductions déroutantes, mais ô combien intéressantes, qui furent souvent victimes de producteurs pas toujours conscients d’enregistrer un génie du jazz et du piano.
Signalons qu’il est possible de trouver les liner notes originales (Martha Glaser, Dan Morgenstern (3), Michael Zwerin, George Wein) en se rendant sur le site www.errollgarner.com, et elles complètent utilement l’édition actuelle qui a fait l’économie de la republication, le format du livret étant aussi moins lisible qu’un 33 tours. Les témoignages en particulier de Martha Glaser et George Wein (Gershwin & Kern) sont passionnants, car c’est du vécu quand il rappelle que Duke Ellington, programmé la même soirée que le trio de Garner à Newport avait ajouté un second bassiste à son orchestra: à l’interrogation de George Wein sur la raison de ce choix, Ellington répondit simplement que c’était indispensable pour égaliser ses chances avec la main gauche de Garner. Il y a d’autres anecdotes et c’est dans ces lectures avec les intéressants Mike Zwerin et Dan Morgenstern ou la fondamentale Martha Glaser qu’on approfondit également son amour et sa connaissance du jazz, il faut vraiment s’y référer.
Les six premiers disques Octave Records réédités présentaient Erroll Garner en trio. Dans cinq des six volets présents enregistrés de 1966 à 1973 (07 à 11), c’est en quartet qu’on découvre Erroll Garner, avec le renfort de la section rythmique par un percussionniste, José Mangual et parfois d’un guitariste, voire d’un autre percussionniste.
Ce qui ressort dans l’ensemble de ces disques, c’est la puissance et l’intensité joyeuse de l’expression d’Erroll Garner sur le clavier, ses qualités mélodiques, son jeu de pédales, son caractère rhapsodique, son aptitude à mettre en scène ses interprétations comme un cinéaste, avec une construction qui ne laisse rien au hasard, des introductions d’un autre monde, des développements palpitants et des fins en apothéose: une leçon de composition et d’interprétation. Et bien entendu, il possède cette respiration rythmique unique, servie par une main gauche qui pourrait se passer de section rythmique, ce qui lui arrive mais reste rare (ses introductions sont les moments qu’il se réserve en solo), car il s’entoure avec sagacité de belles sections rythmiques comme ici tournées vers la musique de leur leader, et l’apport d’un percussionniste à cette musique déjà si riche rythmiquement, n’est pas un gadget, car Erroll Garner, un percussionniste dans l’âme et sur son piano, tire le meilleur parti de cette composante comme des musiciens qui l’entourent.

On commencera par le volume 12 (Gershwin & Kern) qui fait exception, car ce volume réunit des sessions de 1964-65 et un titre de 1967, et se place donc avant dans la chronologie: en 1964 et 1965, Erroll Garner est encore en trio avec Eddie Calhoun et Kelly Martin pour honorer les deux grands noms du songbook que sont George Gershwin et Jerome Kern. Un thème, «I Got Rhythm», est enregistré en 1967 avec son quartet (Charles Ike Isaacs, Jimmie Smith, José Mangual).
On admire les introductions toujours aussi exceptionnelles du pianiste, toujours en solo («Strike Up the Band», «Love Walked In», «Only Make Believe») et dont la restitution intégrale est véritablement un événement discographique. Le reste ne l’est pas moins car c’est du piano à grand spectacle. Les compositions parmi les plus jouées deviennent des œuvres de Garner à part entière tant sa personnalité domine avec ses blocks chords, sa puissance rythmique ajouté à sa signature (son décalage sur le temps des deux mains, une sorte de shuffle, qui donne tant d’élasticité, d’énergie et d’accent à son jeu). Il y a deux versions de «Nice Work If You Can Get It», la première chantée par Garner et c’est aussi un belle facette de cet artiste qui chantonne, grogne tout au long de ses interprétations, vivant sa musique au sommet d’une expression body & soul qui ne mesure jamais son engagement même si elle est très maîtrisée.

Autre disque qui ressort de cet ensemble, Up’ in Erroll’s Room (volume 08) est accompagné par son quartet mais avec la présence sur certains titres d’un brass band de qualité avec des orchestrations de Don Sebesky («Watermelon Man», «The Coffee Song», «Cheek to Cheek», «I've Got a Lot of Livin' to Do», «I Got Rhythm» dont la version sans brass band du même jour se trouve sur le volume 12). Si le brass band n’enlève rien à Erroll Garner, car tout est réalisé à la perfection, il n’ajoute rien à nos commentaires ni à Garner qui est dominant sur le plan esthétique. De fait, il semble que le brass band ait été enregistré à une autre date. Dans ce volume, on isole la magistrale introduction en solo rhapsodique de «It's the Talk of the Town» et sa lecture swing en quartet agrémenté des grognements d’Erroll, tempo doublé et retour au swing pour une conclusion en solo. On se régale aussi de l’introduction acrobatique de «Groovin' High» avant l’irruption sur uptempo de la rythmique avec percussionniste, ponctué par les blocks chords du pianiste, avec aussi les unissons de main droite-main gauche: un modèle exaltant de swing. On note les introductions facétieuses de «The Girl From Ipanema», et de « Cheek to Cheek», l’intrigante de «All the Things You Are» précédant un développement magnifique où blues et swing se conjuguent, le «Up in Erroll’s Room» traité blues new orleans, et le blues final «True Blues» qui mérite totalement son titre, Garner restant Garner même sur le blues, sans artifices mais brillant.
Sur That’s Kick enregistré à deux dates en 1966 (volume 07), six titres sur onze sont composés par Erroll Garner. Mais la personnalité stylistique est telle qu’il sera difficile aux amateurs de distinguer les standards des originaux, tout est bien du Garner et du meilleur. L’imagination débordante et la maestria sur les compositions les plus jouées renouvellent totalement le contenu, comme dans «Autumn Leaves», «Blue Moon», «More» ou «the Shadow of Your Smile». Les petites introductions sont toujours très spéciales, comme cet aparté en solo, au milieu de «More», ses unissons acrobatiques, ses redoublements qui réinventent le thème.

Sur Feeling Is Believing (volume 09), enregistré en fin 1969, le premier thème «For Once in My Life» retient l’attention, car Garner inverse et accentue le décalage rythmique des mains. Sur le plan rythmique, c’est ahurissant car il continue sur ce contre-temps de main gauche, de développer ses arabesques, ses blocks chords sans que rien ne bouge dans une mise en scène à grand spectacle. Sur «You Turned Me Around», un blues, on entend un guitariste non mentionné sur le livret ou dans les discographies qui pourrait être simplement le bassiste électrique Gerald Jemmott, signalé dans le line-up, qui s’est mis à la guitare. Le livret évoque trois dates d’enregistrement (en août, octobre et décembre 1969), Martha Glaser dans le texte de livret parle de six sessions. La réédition présente propose principalement le contenu du disque original, il n’y a qu’un inédit, «Not so Fast» avec une intéressante introduction, alors que ces sessions comportaient pas moins de 17 inédits. On espère donc ce complément un de ces jours puisque Mack Avenue réédite le fonds Erroll Garner-Martha Glaser. Le répertoire de ce volume est inégal sur le plan même des mélodies avec quelques succès du moment comme «Yesterday» des Beatles ou «Strangers in the Night» immortalisé par Sinatra, mais ce qu’en fait Erroll Garner est toujours exceptionnel, avec quelques sucreries qui correspondent à son humour et son humeur, ce qui n’a guère été compris par des critiques qui se pensaient pourtant intellectuelles. Il y a la reprise du beau «Blue Ecstacy» enregistré dans les années 1950 pour Columbia, sous le nouveau titre de «The Loving Touch» dans cette session.
Dans Gemini (volume 10), enregistré en trois sessions en 1971 (avril, juin et décembre), on retrouve le répertoire jazz et le Garner supérieur, car un répertoire n’est jamais sans conséquence, et le pianiste lui-même est plus concentré sur son art avec sur «How High the Moon» des unissons de mains ahurissants après une entame tonitruante et une belle combinaison piano-percussions, car il ne plaisante pas avec la grande musique. Introduction gospélisante de quelques mesures, avant l’attaque d’un «It Could Happen to You», blues et latin à souhait où Jimmie Smith et José Mangual, tous deux aux percussions dans l’ensemble du disque, même si Jimmie Smith joue aussi de la batterie, renforcent la particularité de l’interprétation. «Gemini» confirme la tonalité particulière latine. Introduction très musique classique pour «When a Gypsy Makes His Violin Cry», développé ensuite avec la même touche latine, Erroll Garner mêlant les inspirations avec un génie certain de la synthèse (musique tzigane, classique et latine) pour en faire du jazz made in Garner, c’est-à-dire qui swingue sans l’ombre d’une interrogation, rajoutant quelques notes à l’épinette ou au clavecin pour restituer à sa façon les cithares tziganes. Garner est un orchestre à lui seul comme le notait Duke Ellington. Le «Tea for Two» se prend à Cuba, avec une épinette utilisée dans un note à note presque enfantin sur fond de joute de percussions entre José Mangual et Jimmie Smith, puis Erroll introduit en crescendo son clavier de piano pour une minute éblouissante comme pour jouer du contraste entre la simplicité de la mélodie énoncée à l’épinette et ce qu’il en fait en jazz, avant un final à l’épinette. Un petit écart de moins de deux minutes vers «Something» immortalisé par les Beatles, on ne peut plus blues dans les mains de Garner, qui dit assez l’écart de maturité musicale et humaine (Martha Glaser, dans son commentaire, ne laisse planer aucun doute sur ce qu’ils en pensaient). Après un «Eldorado» totalement garnérien puisque c’est un original, très dansant avec la complicité des percussionnistes-batteurs et du bassiste, un petit bijou de ce dont est capable Erroll Garner sur le plan rythmique et sur le plan de l’improvisation, un grand moment de ce disque, on revient au style arpèges et swing pour «These Foolish Thing», avec un jeu de pédale forte, pour une version cinématographique. Du Erroll Garner en cinémascope qui bascule après deux minutes vers le Garner swing et percussions pour cinq minutes enlevées de Garner façon jazz archétypique avec block chords, redoublement de notes, notes perlées, et crescendo final. Le final, «Misty», en moins de trois minutes, relève de la légende garnérienne, emphase, swing, arpèges, cascades de triolets, de notes perlées et beauté formelle.

On termine le commentaire de cette série par Magician (volume 11), enregistré en 1973, où l’orchestre intègre Bob Cranshaw et Grady Tate, un organiste et un second percussionniste. Après une entame qui rappelle le caractère dansant et churchy de Ray Bryant (la proximité est étonnante), avec toujours ce côté rythmique accentué par les percussions et le style acrobatique de Garner lui-même sur le temps, qui incite à la danse, avec aussi ce crescendo d’intensité qui participe de la mise en scène, Erroll Garner poursuit par un splendide blues («It Gets Better Every Time»), mêlant classicisme, épure (dans l’attaque évoquant Sammy Price) et innovation sur le plan rythmique. Erroll Garner y est lui-même sans fard, complètement investi comme ses grognements nous le disent. L’atmosphère se densifie minute après minute, l’intensité est là, avec quelques «modernismes» comme ce petit riff à la tierce final.
Le traitement en samba de «Someone to Watch Over Me» confirme la liberté rythmique de ce musicien exceptionnel sur ce plan parmi d’autres, car son expression reste jazz et que l’exploration des rythmes se place dans l’enrichissement de son style. Il utilise les rythmes comme des couleurs, comme d’autres utilisent les harmonies, les atmosphères. Il est relativement facile d’utiliser une gamme, un style, mais croiser les rythmes comme le fait Garner  avec autant de virtuosité réclame une configuration intellectuelle et corporelle peu ordinaire. «Nightwind» revient au style arpège et cinéma, avant de faire un tour par l’église avec «One Good Turn» et l’adjonction de Norman Gold à l’orgue. Garner, comme à son habitude, y est à son aise, et on imagine un sermon drivé par Mr. Garner, nul doute que l’assistance ne pourrait pas rester assise.

«Watch What Happens» n’est autre qu’une composition de Michel Legrand qui fait partie des Parapluies de Cherbourg («autrefois, j’ai connu…etc.») pris sur un tempo d’enfer avec soutien massif de l’excellent José Mangual, et transformé en du Garner pur jus malgré une fidélité absolue à la mélodie. Puis, grande introduction de quelques mesures pour un beau «Yesterdays» plein d’éclats, aux accents latins, une merveille à tous points de vue. Erroll Garner s’y envole dans son style, avec ses accents blues, ses redoublements syncopés et dansants, ses vibratos de block chords, et toujours ses inventions, sa puissance, sa main gauche rythmique.
Autre bijou, «I Only Have Eyes for You» est une perle garnérienne toute en délicatesse où l’on entend le pianiste se délecter (par ses grognements-chantonnements) de la beauté qu’il crée lui-même dans l’instant. On n’a presque pas besoin de le voir en live pour l’imaginer vivant par l’humanité que dégage cette interprétation et sa présence si sensible malgré les cinquante ans qui nous en séparent.

Le disque se termine par un «Grill on the Hill», un original, un blues, qui rappelle que Garner est un compositeur naturel, mais avant ce dernier plaisir, il faut s’attarder sur «Mucho Gusto». Comme on le suppose à la lecture du titre, cet original explore la dimension rythmique latine, la main gauche de Garner explosant littéralement pendant que sa main droite joue une rhapsodie avec pédale forte. L’improvisation 
modale qui suit sur tempo rapide est d’une intensité qui dépasse ce qu’on peut imaginer de mieux. Le problème avec Garner, c’est quand on arrive à l’avant-dernier thème d’une série de six disques et de plus de soixante thèmes, et qu’on est encore à chercher un mot nouveau, une description nouvelle, un superlatif pour une facette encore nouvelle du pianiste. On peut écouter Garner depuis plus de 60 ans et pourtant être ébahi après des heures, des jours d’écoute, parce que le généreux Garner en fait tellement en matière de création qu’on n’arrive pas à épuiser notre étonnement. Les générations actuelles, qui se privent d’Erroll Garner pour la plus grande part, ont tort. C’est une musique qui soigne certainement mieux que nos scientifiques actuels englués dans la corruption, mais plus, pour les jeunes générations en particulier, c’est une expression qui exalte, incite à l’excellence, à vivre ses rêves et à dépasser ses peurs.
Erroll Garner, comme Louis Armstrong, Duke Ellington, Charles Mingus, et quelques autres car le jazz est prolixe, est un archétype de génie du jazz, du swing, du blues, de l’expression libérée parce qu’elle se libère elle-même dans un combat de nature artistique. L’intensité du swing garnérien ne vient pas par hasard, de nulle part: c’est l’une des sept merveilles du monde du jazz, si on pouvait se limiter à sept dans une expression, le jazz, qui compte ses merveilles par centaines.

On doit cette beauté musicale à Erroll Garner et ses bons musiciens sur cette série: José Mangual, George Duvivier, Charli Persip, Jimmie Smith, Milt Hinton, Ike Isaacs, et quelques autres. On la doit aussi à l’idée de Martha Glaser et d’Erroll Garner de vouloir être indépendants dans leur vie, leur art, leur tête. On le doit encore à Martha Glaser d’avoir conservé cette musique et de l’avoir transmise à sa nièce. On doit à sa nièce, Susan Rosenberg, de l’avoir mise en valeur d’abord avec la regrettée Geri Allen et une belle équipe de conservateurs du jazz autour de Pittsburgh. On doit enfin à un label indépendant de Detroit, Mack Avenue, de retrouver ces merveilles intactes, avec des inédits, tout autour du monde. Une telle histoire collective, une partie de l’histoire collective du jazz, ne peuvent pas disparaître parce que de médiocres bureaucrates décident d’apeurer, de masquer, de bâillonner l’humanité pour leur petit confort et leurs grands profits. C’est pourtant ce qui est en train de se produire. Cette belle réédition nous rappelle ce que nous avons à perdre sous cette chape de plomb, et c’est incommensurable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWarren Byrd
Truth Raised Twice

Little Melonae, Evidence**, To a Pair of Morbid  Pools, Where Is Spring, Clear Sky**, October Ballade, Armageddon, Wistful Street, You’ve Changed, Alternatives°, What Is This Thing Called Love?*, Smilin’ in the Dark*, Misterioso
Warren Byrd (p), Steven Porter, Tom Pietrychia° (b) et selon les titres Tido Holtkampt, Michael Scott, Tony Leone (dm), Kris Allen (as)*, Johnathan Ball (ts, ss)**

Enregistré en juin 1999, Hartford, CT

Durée: 1h 06’ 07’’

Byrdspeak Productions 1 (www.warrenbyrd.com)


Les lecteurs de Jazz Hot connaissent Warren Byrd pour sa longue association (depuis 1996) avec le contrebassiste David Chevan au sein de leur collectif The Afro-Semitic Experience –synthèse originale de jazz, de gospel et de musique cantoriale– et pour ses duos (depuis le début des années 2000) avec la trompettiste néerlandaise Saskia Laroo, avec laquelle il vit entre Amsterdam et le Connecticut. La réédition de son premier (et unique) album sous son seul nom, sorti confidentiellement il y a vingt ans –et revêtant de fait un caractère d’inédit– est une excellente occasion de s’attarder sur le travail de ce magnifique pianiste, artisan discret d’un jazz aux facettes multiples. Warren Byrd est né en 1965 à Hartford, CT, dernier d’une fratrie de seize frères et sœurs. A 4 ans, il rejoint une partie d’entre eux dans la chorale de l’église que fréquente la famille, intègre parallèlement un big band et se passionne pour le bebop. Il aborde dès lors le piano en autodidacte. Il sera formé à l’instrument, à partir de 10 ans, par le directeur musical de l’église puis par sa professeur de musique au lycée. Après quoi, il entreprend des études de chant lyrique qu’il interrompt pour se consacrer au jazz. Pour autant, dans les années qui suivent, il touche à la fois à la musique, au théâtre, à la danse et au chant (il devient même directeur de chœur dans une église baptiste de Hartford). Son engagement dans le jazz devient plus exclusif dans les années 1990: il multiplie depuis les projets en leader, coleader et sideman (notamment aux côtés d’Archie Shepp, Frank Lacy et Eddie Henderson).
Truth Raised Twice
, enregistré en 1999, à Hartford, illustre l’ancrage monkien de Warren Byrd dont le détacher des notes et le jeu percussif évoquent en grande partie le maître (avec une nuance de rondeur et de légèreté), présent sur ce disque à travers deux de ses titres («Evidence» et «Misterioso»). La filiation y est particulièrement évidente, de même que sur «Little Melonae» de Jackie McLean qui démarre l’album comme un boulet de canon et auquel Warren Byrd tricote une virevoltante introduction imprégnée de blues. Sur «Armageddon» –l’un des sept (excellents) originaux présentés–, qui s’oriente d’avantage vers une esthétique free, on peut sentir d’autres inspirations, comme celle de Don Pullen. C’est donc un pianiste à la fois très solide et très complet qui se dévoile ici, principalement en trio (formule avec laquelle on n’a peu eu l’occasion de l’entendre), la plupart du temps avec Steven Porter (b, neveu de Warren Byrd) et Tido Holtkampt (dm), sinon accompagné de deux bons saxophonistes, Kris Allen (as) et Johnathan Ball (ts, ss), tous originaires d’Hartford. Cet album au swing d’une grande intensité est un régal de bout en bout avec une variété dans les atmosphères qui correspond bien au caractère versatile du pianiste mais dont l’expression très enracinée (également, dans d'autres contextes, au chant: il possède une belle voix grave surgie des profondeurs du spiritual) émerge toujours quel que soit l’univers où il évolue.
On souhaite que la parution de ce quasi inédit, déjà ancien, préfigure de nouveaux enregistrements dans le même esprit (et pourquoi pas aussi tournés vers la tradition de l’église) car il serait temps que les amateurs et les professionnels du jazz accordent à Warren Byrd l'attention qu'il mérite. 
rôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMalcom Strachan
About Time

Take Me to the Clouds°, Mitchell's Landing, Better Late Than Never, Just the Thought of You**°, Time for a Change, I Know Where I'm Going, Aline*°, Uncle Bobby's Last Orders, Where Did You Go?**
Malcolm Strachan (tp, flh, vtb*, p**), Danny Barley (tb), Atholl Ransome (ts), Rob Mitchell (bs), George Cooper(p), Courtny Tomas (b), Erroll Rollins (dm), Karl Vanden Bossche (perc) + strings (Richard Curran, arr. Phil Steel)°
Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 50'18''
Haggis Records 004 (www.haggisrecords.com)


Ce trompette écossais est dans le métier depuis vingt ans, et il a joué pour Amy Winehouse, Martha Reeves & The Vandellas, Lou Donaldson. C'est son père Pat, jazzman, qui lui a offert une trompette alors qu'il a 7 ans. Il a étudié au Leeds College of Music, et il a commencé à enregistrer en tant que sideman en 1999 avec les New Mastersounds. C'est ici le premier disque sous son nom. Il a fondé les Haggis Horn orientés vers le funk et dont Atholl Ransome est un membre. Comme c'est aujourd'hui incontournable, Malcolm Strachan a écrit tous les thèmes. C'est souvent mauvais signe et en fait, on est agréablement surpris dès le premier titre. Le synthétiseur pour les pseudo-cordes ne s'imposait pas, mais le thème joué sur tempo médium vif, est agréable. La trompette domine un peu le ténor et le trombone dans les ensembles. Malcolm Strachan prend un bon solo de trompette, solide, avec une qualité sonorité et de l'autorité dans le propos. C'est légèrement planant (d'où les «clouds») mais bien rythmé et dansant. «Mitchell's Landing» fait atterrir en effet le baryton de Rob Mitchell de façon plaisamment excentrique au changement de tempo (médium vif) qui suit l'exposé lent de trompette. Les percussions donnent une touche latine à ce thème-riff joué par tous les souffleurs. Les solos de baryton et trompette sont bons. Le thème-riff avec pont, ««Better Late Than Never» n'est pas moins réussi. Dans le thème Malcolm Strachan est un bon lead de section avec un aigu facile. Le solo de bugle est bien géré, puis George Cooper est un pianiste que ne nous sature pas en nombre de notes. C'est efficace comme du Horace Silver. Contrairement à d'autres dans la production actuelle, il varie les climats. «Just the Thought of You» est une jolie ballade dans laquelle il joue le piano (simple) et le bugle (très beau son). Oublions les dites «cordes», sauf la contrebasse de Courtny Tomas de qualité. L'introduction d'Erroll Rollins à «Time for a Change» est aussi mécanique qu'une boîte à rythme. Ce thème-riff répétitif et low down est efficace parce que simple. C'est l'occasion de bons solos de trombone, trompette, piano (il y a du McCoy Tyner ici). Le côté rythmique et répétitif séduit aussi dans «I Know Where I'm Going» amené par George Cooper. Le leader expose avec un bon background trombone-ténor, puis il prend un solo dont le passage à deux, trompette et percussions, est excellent. Les «cordes»  ne sont pas gênantes, voir même bien amenées pendant le solo de piano. Strachan est aussi un bon orchestrateur. On retrouve le pianiste Strachan, romantique, dans «Aline» (sa mère). En re-recording, il ajoute une partie écrite de trompette, simple, mélodieuse. Pour une fois, dans la production actuelle, la technique est au service de la musique et non l'inverse. Retour au hard bop avec ce «Uncle Boby» musclé. Dans le dernier titre il n'y a pas de trompette, c'est le piano qui est en vedette.
Un disque plaisant d'aujourd'hui.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBobby Watson
Keepin' It Real

Condition Blue*, Keepin’ It Real°, Elementary My Dear Watson*, Someday We’ll all Be Free°, Mohawk°, My Song*, One for John (747)*, Flamenco Sketches*, The Mystery of Ebop*
Bobby Watson (as), Josh Evans (tp)*, Giveton Gelin (tp)°, Victor Gould (p), Curtis Lundy (b), Victor Jones (dm)

Enregistré le 20 février 2020, New York, NY

Durée: 58’ 29”

Smoke Sessions Records 2004 (UVM Distribution)


Avec Jackie McLean, Bobby Watson (né en 1953) est l’un des principaux fils spirituels du grand Art Blakey, non seulement parce qu’il a été comme l’autre altiste, un des membres éminents en tant qu’instrumentiste de cette institution personnifiée qu’étaient les Messengers, non seulement parce qu’il en fut un directeur musical marquant et durable de 1977 à 1980, mais surtout parce qu’il retint la leçon fondamentale du Maître que le jazz est une expression, plus, un message qui se transmet de génération en génération. Quand il fonde ses formations 29th Street Saxophone Quartet (1983) et Horizon (1986) après tant d’«universités» de la scène qui l'ont formé (Panama Francis, Art Blakey, Charli Persip, Louis Hayes, Philly Joe Jones…), il s’attache donc à développer non seulement sa création sur le plan musical dans laquelle il prolonge l’œuvre collective de ses devanciers, mais aussi à s’entourer, dans Horizon en particulier, de musiciens des nouvelles générations.
Dans le n°664 de Jazz Hot, Bobby Watson racontait en détail son parcours, les motivations à la base de sa création, et une belle discographie éclaire son impressionnant parcours. Ainsi Horizon deviendra de 1983 à aujourd’hui Horizon Reassembled puis New Horizon. En 2000, il est retourné à Kansas City pour enseigner et pour des considérations familiales. Son travail de passeur s’est donc accru de la dimension pédagogique dans le cadre d’une institution, l’University of Missouri/Kansas City.

Le livret nous apprend que Bobby Watson a mis un terme à sa fonction d’enseignant à Kansas City après vingt ans et reforme, pour cet enregistrement, un New Horizon, secondé par l’excellent Curtis Lundy (né en 1955), qui a fréquenté «l’école» de la scène avec Betty Carter –une autre institution personnifiée–, Curtis un fidèle ami de Bobby depuis Beatitudes (Evidence), le troisième enregistrement de Bobby et le premier de Curtis, en coleaders en 1983. Depuis Art Blakey, il ne fait aucun doute que Bobby Watson aime les batteurs qu’il choisit avec goût, et c’est un autre musicien de premier rang, un ami aussi de longue date l’éclectique Victor Jones (né en 1954), qui apparaît dans ce groupe. Autour de ce robuste trio de la même génération, Bobby a intégré trois musiciens de la génération actuelle: deux trompettes, le solide et percutant Josh Evans (né en 1984, cf. Jazz Hot n°677, 2016), un élève de Jackie McLean, un «killer» de la scène new-yorkaise selon le mot de Bobby Watson, qui se partage les thèmes avec Giveton Gelin (né en 1999), venu des Bahamas, et qui a fréquenté le Betty Carter Jazz Ahead Program. Giveton a reçu déjà tout un tas de distinctions pour son talent. Tous ses recoupements de l’histoire (Jackie McLean, Betty Carter, Art Blakey…) ne doivent rien au hasard et tout à la puissance collective de la transmission encore vivace dans l’Afro-Amérique d’aujourd’hui et particulièrement dans le jazz, qui se maintient malgré une époque de perte de mémoire et de liens.

Au piano, pour succéder dans les formations de Bobby Watson qui ont compté par le passé Benny Green, Geoff Keezer, Stephen Scott, Joey Calderazzo, Danilo Perez et Orrin Evans, excusez du peu!, on trouve Victor Gould natif de Los Angeles, dans les années 1980, qui a étudié au Thelonious Monk Institute of Jazz à la Loyola University, et a été distingué pour son talent de compositeur en 2009 par l’Ascap, la société des auteurs-compositeurs américaine. Il construit déjà une belle carrière avec des rencontres ou enregistrements pour Terence Blanchard, Branford Marsalis, Nicholas Payton, Ralph Peterson, Wallace Roney, Donald Harrison, Buster Williams… Il a enregistré trois albums en leader (Fresh Sound, Criss Cross, Blue Room Music…), trois albums avec Donald Harrison, deux avec Jeremy Pelt…

Le dialogue intergénérationnel fonctionne sans hiatus, un miracle dans une époque comme la nôtre où le jazz est l’exception qui confirme la règle, comme pour le partage dont parle abondamment le philosophe Bobby Watson.
Le répertoire propose trois compositions de Bobby Watson, deux de Curtis Lundy, une de Charlie Parker, dont c’est le centenaire en 2020, une de Miles Davis et Bill Evans. La musique dans son ensemble, avec en ouverture un thème de Jackie McLean qui rappelle son drive, celui des Messengers, appartient à un leader qui a grandi dans les années 1970 et parle le jazz par tous les pores de son saxophone. La nouvelle génération se fond dans le projet et Curtis Lundy et Victor Jones assurent les fondements de cette musique à l’énergie. Les deux compositions de Curtis Lundy sont particulièrement bien mises en valeur par le collectif, le «One for John» dédié à John Hicks en particulier, comme «Flamenco Sketches» et un final tout à fait représentatif de l’expression de Bobby Watson, puissante et convaincue.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJérémy Bruger Trio
Moods

Things Are Coming, Time After Time, They All Laughed, Out of This World, Waltz #2 (for Esma), After a Nap, Le Sucrier velours, Together Again, Distortion, Sweet and Lovely, Go!, Jitterbug Waltz, Three Sounds Blues, Goodbye
Jérémy Bruger (p), Raphaël Dever (b), Mourad Benhammou (dm)

Enregistré les 3 et 4 juin 2019, Villetaneuse (93)

Durée: 1h 06’ 42’’

Black & Blue 1079.2 (Socadisc)


Jérémy Bruger est né en Normandie, en 1983. Il a suivi une formation académique au conservatoire du Havre (en musique classique) et à celui de Caen (pour le jazz), parallèlement à sa participation, dès l’âge de 14 ans, à l’orchestre afro-cubain de son père. Un cursus complété par la rencontre avec une légende du jazz vocal, le grand Jon Hendricks, que le jeune pianiste a eu la chance d’accompagner, mais aussi avec quelques aînés comme Bill Carrothers et Pierre Christophe. S’inscrivant dans une filiation (qui s’entend) avec plusieurs grands représentants de la tradition pianistique (Herbie Hancock, Ahmad Jamal ou encore Hank Jones) il fréquente les clubs et les musiciens de la scène parisienne (Luigi Grasso, David Sauzay, Hugo Lippi, Cédric Caillaud, Jerry Edwards, Gilles Naturel, entre autres) et forme un trio avec deux as de la rythmique: Raphaël Dever et Mourad Benhammou. Il enregistre en leur compagnie un premier disque prometteur (Jubilation, Black & Blue, 2012, voir notre chronique) autour de l’esthétique jazz des années 1950-1960 qu’il affectionne particulièrement. Deux autres albums, dans le même esprit, suivront: Reflections (Black & Blue, 2015) et aujourd’hui Moods qui laisse cependant davantage de place aux compositions du leader que les précédents opus.
Le disque s’ouvre d’ailleurs avec un original qui en constitue indéniablement le temps fort, «Things Are Coming», qui rappelle «The Sidewinder» de Lee Morgan et sur lequel Jérémy Bruger développe un jeu subtil, plein de swing, qui emprunte autant à Herbie Hancock qu’à Ramsey Lewis (on pense à The in Crowd), avec une belle dimension blues. Les autres titres de sa main sont tout aussi réussis, notamment «Waltz #2», une élégante balade, «Together Again», thème plutôt habile où les échanges avec la rythmique sont particulièrement fluides (et avec un solo très mélodique du toujours impeccable Raphaël Dever) ou encore «Go!», titre en référence sans doute à Dexter Gordon, que Mourad Benhammou enlumine avec la finesse qu’on lui connaît. Des qualités qui servent naturellement aussi les six très beaux standards qui complètent la set-list.

Un excellent trio donc qu’on espère pouvoir écouter en live et sans entrave cet automne, si les pulsions répressives et liberticides de nos dirigeants de tous poils n’ont pas d’ici là eu définitivement raison des clubs et des derniers acteurs indépendants du monde artistique en général.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Dee Dee Bridgewater
 Afro Blue

Afro Blue, Love Vibrations, Blues medley: Everyday I Have the Blues/Monday Blues, Little B’s Poem, Raindrops Keep Fallin’ on My Head, Love From the Sun, People Make the World Go Round
Dee Dee Bridgewater (voc), Cecil Bridgewater (tp, kalimba, arr), Ron Bridgewater (ts, perc), Roland Hanna (p, ep), George Mraz (b), Motohiko Hino (dm)

Enregistré les 10,12-14 mars 1974, Tokyo (Japon)

Durée: 40' 31''
Mr. Bongo 216 (www.mrbongo.com)


«La valeur n’attend point le nombre des années». Dee Dee Bridgewater est aujourd’hui une Diva du jazz, et ce statut rare dans le jazz tient autant à sa grande carrière qu’à la précocité de son talent et de ses premiers pas avec ce que le jazz a de meilleur dès la fin des années 1960, qu’on a un peu oublié dans notre pays parce qu’elle est devenue une familière des scènes françaises dans les années 1980-1990, et peut-être même dans son pays, depuis son retour aux Etats-Unis où elle fait toujours de beaux enregistrements dont chacun illustre le parcours et les recherches d’une grande Dame. Cette réédition d’un disque sorti au Japon pour le label Trio (7095) vient à point pour nous le rappeler, alors que la chanteuse illuminait encore récemment les scènes du jazz jusqu’à l’épisode actuel et insensé de démolition du jazz live pour de mauvaises raisons.
Rappelons que dès le début des années 1970, Dee Dee rejoint le Thad Jones-Mel Lewis Orchestra, dans lequel joue un certain Cecil Bridgewater, le grand trompettiste et arrangeur qui devient son époux, et avec lequel elle partage plus largement l’amour et l’aventure du jazz, dans cette atmosphère très dynamique sur le plan de l’art, même si les temps sont plus difficiles parfois sur le plan économique.
La précocité du talent de Dee Dee –elle a entre 20 et 25 ans– se lit aussi dans son aisance naturelle au cours de ses rencontres musicales extraordinaires avec Max Roach (Cecil Bridgewater sera un fidèle de l’orchestre de Max Roach), Dizzy Gillespie, Dexter Gordon, Sonny Rollins, Pharoah Sanders, et toute cette galaxie de musiciens déjà légendaires qui portent le jazz depuis l’après Seconde-Guerre, et continuent de le porter, de l’enrichir dans ces années 1970…
Ici, c’est l’orchestre «familial» de 1974 qui est réuni autour de la chanteuse pour un enregistrement à Tokyo (le troisième de Dee Dee sous son nom), avec Cecil Bridgewater, Ron Bridgewater et une section rythmique magnifique: Sir Roland Hanna, George Mraz et le local Motohiko Hino. Au-delà de sa belle voix d’une pureté exceptionnelle («Raindrops Keep Fallin’ on My Head» au traitement très original sur tempo lent et un «Love From the Sun» exceptionnel en duo avec le grand Roland Hanna qui brode des merveilles autour de la voix si pure de Dee Dee), ce qu’il faut apprécier ici est l’énergie et l’audace de la jeunesse de Dee Dee qui la rendent exceptionnelle. Comme pour toutes les grandes carrières artistiques, certaines qualités de Dee Dee sont liées à l’âge, et bien sûr aux circonstances, à l’époque, à la biographie.
Dee Dee, on le sent ici, a alors des choses à prouver, sans doute à elle-même mais aussi à son entourage; elle partage une aventure musicale avec une jeune équipe très investie, c’est une musicienne parmi les musiciens, et le «Blues Medley», comme «Afro Blue» permettent de comprendre qu’elle se donne sans mesure dans la musique, avec un drive qui dynamise cet enregistrement. Comme les musiciens partagent ce même esprit, on comprend pourquoi ce disque, fort bien enregistré, semble être en live. Les arrangements de Cecil Bridgewater sont parfaits pour mettre en valeur la voix, la qualité de son de chacun des artistes, les splendides Cecil, Ron, Roland Hanna, George Mraz apportent ce contexte d’une musique énergique, inventive, qui est devenue aujourd’hui d’une beauté classique. Motohiko Hino est à la hauteur de ce moment de grâce. Du grand jazz, très libre, par des grands jeunes musicien(ne)s de ce temps, un des grands albums de Dee Dee Bridgewater, un indispensable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Dime Notes
Daylight Savin'

El Rado Scuffle, The Chant, Daylight Savin' Blues, The Dream, Granpa's Spells, Fickle Fay Creep, Pep, Worried & Lonesome Blues, Ten Cent Rhythm, Why, Jubilee Stomp, San
David Horniblow (cl), Andrew Oliver (p), Dave Kelbie (g), Louis Thomas (b)

Enregistré les 3 décembre 2018 & 26 février 2019, Londres
  (Royaume-Uni)
Durée: 47' 39''

Lejazzetal 23 (https://lejazzetal.com)


Le précédent CD de ce groupe remonte à 2016. Avant la crise sanitaire, The Dime Notes tournait en Moldavie, Ukraine, Suisse, Canada, Allemagne, etc. Son objectif est de défendre le répertoire établi durant la période dite «Jazz Classique» (1923-1929). Nous avons déjà signalé David Horniblow dans la chronique de The Blue Book of Storyville par Don Vappie. Nous retrouvons ici ses qualités dès le premier titre, «El Rado Scuffle», pris dans très bon tempo médium propice au swing. Là, David Horniblow évoque Jimmie Noone. Il a un beau registre grave et le sens des nuances. Le plus souvent, David Horniblow est un virtuose dans la lignée d'Omer Simeon comme le démontre cette brillante version de «Grandpa's Spells» de Jelly Roll Morton dans laquelle le producteur Dave Kelbie reprend les motifs de Johnny St Cyr dans le disque d'origine (1926). En fait Horniblow et Andrew Oliver se sont déjà penchés sur l'œuvre de Jelly Roll Morton qui domine ici. On ne s'en plaindra pas car Morton est très injustement négligé aujourd'hui. Nous trouvons ici «The Chant» où, comme ailleurs, Andrew Oliver joue tout à fait dans le style du grand Morton (bon solo en slap de Louis Thomas), des morceaux moins connus comme «Fickle Fay Creep» (où Jelly Roll expérimente sur un accord), «Pep» (à l'origine pour piano solo) et «Why» (très jolie mélodie sur tempo médium, avec un bon solo pizzicato du bassiste solidement soutenu par la guitare). Le groupe donne même un parfum mortonien à  «The Dream» du ragtimer Jesse Pickett et enregistré par James P. Johnson. James P., maître du piano stride, est l'autre favori. Il a enregistré ce «Daylight Savin' Blues» de Perry Bradford qui débute ici en boogie, et cet intéressant « Worried & Lonesome Blues» (utilisation de l'archet par Leon Thomas). Duke Ellington est représenté par un «Jubilee Stomp» bien enlevé, et Bix par «San» auquel le groupe a donné un parfum latin  cher à Jelly Roll (son «spanish tinge»). La composition originale d'Andrew Oliver, «Ten Cent Rhythm», up tempo, ne dépare pas (belle partie en slap du bassiste, excellent passage en duo clarinette-guitare). Un disque agréable. Les amateurs de clarinette devraient aimer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Hiromi
Spectrum

Kaleidoscope, Whiteout, Yellow Wurlitzer Blues, Spectrum, Blackbird, Mr. C.C., One in a Blue Moon, Rhapsody in Various Shades of Blue, Sepia Effect
Hiromi (p solo)

Enregistré les 20-22 février 2019, Marin County, CA

Durée: 1h 13’ 18’’

Telarc 00081 (Bertus France)


Phénomène spectaculaire et artiste appréciée du grand public des festivals, Hiromi Ueara est une virtuose sachant aussi mettre en scène son talent. De plus, la Japonaise qui, après une formation classique, est entrée à la Berklee College of Music de Boston, MA, où elle a suivi l’enseignement d’Ahmad Jamal (qui reste l’une de ses principales influences), épouse parfaitement l’air du temps en sautant sans cesse d’un univers musical à l’autre. On retrouve sur ce treizième album (depuis Another Mind en 2002, déjà chez Telarc et coproduit par Ahmad Jamal), cet éclectisme convenu. Enregistré à la veille de ses 40 ans, Spectrumse veut pour la pianiste –auteur de la plupart des titres– une sorte de bilan musical intime de la décennie écoulée, une évocation des différentes traditions musicales, classiques et jazz (mais également pop), qui fertilisent son imaginaire. Un passage en revue de son «spectre» musical en somme. Sa technique, il est vrai brillante, est d’autant plus spectaculaire que l’instrument occupe seul l’espace. Véloce et énergique, Hiromi capte l’attention quelque soit le langage qu’elle emprunte: celui de la musique classique contemporaine («Kaleidoscope»), de la musique romantique («Sepia Effect»), du blues («Yellow Wurlitzer Blues») ou du ragtime («Mr. C.C.»). Autant d’originaux de bonne facture qui alternent avec des ballades moins originales. Mais le morceau de bravoure de cet album est la superbe improvisation à laquelle se livre Hiromi sur la «Rhapsody in Blue» de Gershwin, rebaptisée ici «Rhapsody in Various Shades of Blue». Etourdissante de virtuosité, faisant sonner son piano comme un orchestre, elle distille aussi quelques touches bluesy et entre deux fulgurances, développe avec douceur une mélodie jumelle de «Summertime» avant un final ébouriffant où Bach impose son autorité pour quelques mesures.
Chez Hiromi, la maîtrise de l’instrument est telle qu’on se laisse prendre au charme.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAlain Goraguer
Le Monde instrumental d'Alain Goraguer. Jazz et musiques de films 1956-1962

Titres communiqués sur le livret
Alain Goraguer et son orchestre, Serge Gainsbourg-Alain Goraguer, Laura Fontaine et son quartette, Rauber-Goraguer (détail des personnels non précisé)

Enregistré entre 1958 et 1962, Paris

Durée: 1h14'56'' + 1h09'14'' + 1h14'05''

Frémeaux & Associés 5758 (Socadisc)


Alain Goraguer (1931), chef d'orchestre et arrangeur, a étudié le violon avant de se consacrer au piano. A Nice, en 1952, il rencontre Jack Diéval qui le fait venir à Paris et le prend comme élève. Accompagnateur de la chanteuse Simone Alma en 1955, c'est grâce à elle qu'il rencontre Boris Vian. Boris et «Gogo» deviennent très amis. Directeur artistique chez Philips, Boris lance Goraguer, pianiste de jazz, dans des disques en trio que nous trouvons dans le CD1. On relira le texte de Boris Vian, «Go...Go...Goraguer» dans le Jazz Hot n°114 (octobre 1950). Pourquoi ignore-t-on le fin musicien Alain Goraguer dans les milieux du jazz? Parce que sa carrière s'est vite orientée vers les variétés (de qualité). Le consommateur de variétés d'hier comme d'aujourd'hui a une écoute globale et lorsqu'il y a un chanteur ça gomme l'habillage qui pourtant fait le morceau. Un Gainsbourg confiait au mieux une ligne mélodique et parfois des accords. C'est l'arrangeur, ici Goraguer, qui fait tout le travail avec les requins de studios qui traduisent avec talent toutes les subtilités des orchestrations. Très souvent ce sont des jazzmen. A l'exception de son trio, les musiciens de Goraguer sont ici ignorés, tout comme la date d'enregistrement (on a au moins l'année de sortie). Le CD1 propose d'abord vingt morceaux par Alain Goraguer en trio (octobre 1956, 1958, Paul Rovère, b, Christian Garros, dm). Il a la versatilité et l'aisance d'un George Shearing, et il est influencé par Jack Diéval et Oscar Peterson: amusante «lecture» des «Lavandières du Portugal» de l'étonnant André Popp, jolie version de «L'Homme et l'enfant», succès d'Eddie Constantine. Son discours sait être ferme («Gogo's Goggles») et il a de la culture (clin d'œil à Erroll Garner dans «Darn That Dream»). Le tandem Rovère-Garros carbure bien («Love or Infatuation»).
Denis Bourgeois présente Serge Gainsbourg à Goraguer en 1957. En juin 1958, ils réalisent le 25 cm Du chant à la une! Et suivra ce 45 tours de l'orchestre Goraguer intitulé Du jazz à la une qui jazzifie quatre thèmes de Gainsbourg dont le célèbre «Poinçonneur des Lilas». On reconnaît Fred Gérard (lead tp), Roger Guérin (tp solo), André Paquinet (tb), Raymond Guiot (fl), Georges Grenu (as, ts), Pierre Gossez (ts, bcl), Roger Simon (bar), Michel Hausser (vib), Léo Petit (g), Pierre Michelot (b), Christian Garros (dm). Très bon solo avec sourdine harmon de Guérin dans «Ce mortel ennui». Georges Grenu (as) est très Konitz dans ce «Poinçonneur» qui swingue. Le ténor dans «la femme des uns sous le corps des autres» est Grenu. L'orchestration de Goraguer est inventive et efficace notamment dans «Du jazz dans le ravin». Mais il doit se plier à toutes les modes y compris comme compositeur (1958, «Hou-la-la-houp» avec probablement Grenu, Petit, Garros). Il fait appel au groupe vocal les Fontana pour le 45 tours suivant: Christiane Legrand, Rita Castel, Jean-Claude Briodin, Ward Swingle, Roger Berthier, Janine Wells. Georges Grenu (ts), Léo Petit (g), Jean-Pierre Drouet (xyl), Michelot et Garros sont aussi à contribution dans deux hula-hoop, bien faits. Le CD1 se termine par du cha-cha-cha joué par les Goragueros en 1960 avec les merveilleux Raymond Guiot (fl) et Georges Grenu (ts) dans «Papa aime maman» (1
er tp Fred Gérard, probablement Fernand Verstraete, tp solo; possiblement Raymond Katarzynski, tb). Les percussions sont Emile Serré et Humberto Canto Morales (tumbas), Pepito Riestra (bongo).
Le CD2 est consacré aux musiques de film. Pour Le Piège de Charles Brabant (1958), le MJQ a inspiré Goraguer qui trouve ici un toucher à la John Lewis («Cora», «Amanda»). Raymond Guiot (fl) et probablement Leo Petit (g) sont ajoutés au quartet (Hausser, Goraguer, Michelot, Garros). Emile Serré est en plus aux percussions dans «Belinda», cha cha cha. Ces quatre titres ont été réédités en CD Jazz & Cinéma vol.4, Gitanes Jazz 016506-2. Mêmes musiciens (Guiot, Michelot, Garros) pour «Blues de Memphis» n°1 qui ouvre la selection des compositions de Goraguer pour le film J'irai cracher sur vos tombes de Michel Gast. Boris Vian a désapprouvé l'adaptation de son roman. Il est décédé pendant la première du film au cinéma Le Marbeuf, à Paris, le 23 juin 1959. Roger Guérin et Georges Grenu (ts) se font entendre dans le «Générique» bien swingué par Michelot et Garros. Style MJQ (Hausser, vib) dans «thème d'amour», «Thème de Liz». Le court «Blues de Memphis» n°2, ad lid, 0'40'', à l'harmonica seul, pourrait être par Albert Raisner, ami de Guérin. La «Surprise-partie au bord de l'eau» fait appel à Guérin, Hausser, William Boucaya (bar, as). Suivent les collaborations Gainsbourg et Goraguer pour lesquelles ce dernier est au minimum co-compositeur sans qu'il soit crédité à ce titre. La musique des Loups dans la bergerie d'Hervé Bromberger a été enregistrée le 28 octobre 1959. Des timbales (Diego Masson?) ouvrent le «Générique» dont le thème est exprimé par Roger Guérin. La «Fugue» est un dialogue entre Boucaya (as) et Grenu (ts) soutenus par Michelot et Garros. Raymond Guiot (fl) et un big band jouent en douceur «Les loups dans la bergerie» (belle orchestration où on entend Gossez, bcl-bar, Boucaya, as solo, Grenu, ts). Un cha-cha-cha fait appel à Fred Gérard (tp1, quels aigus!), André Paquinet (tb1), Jo Hrasko (as1), Emile Serré (perc). Le hautbois du final, me semble être Claude Maisonneuve. De la belle musique très influencée par le jazz. L'excellente musique de L'eau à la bouche de Jacques Doniol-Valcroze (1960) écrite à mon sens par Goraguer et signée Gainsbourg a fait appel à: 2 tp (Fred Gérard, Roger Guérin), 4 tb (Gabriel Masson, Raymond Katarzynski, Marcel Galiègue, tb, Guy Destanque, btb), 2 fl (Guiot, Claude Civelli), la gamme de saxes (Civelli, as-fl, Grenu, ts-cl, Boucaya, bar-as, Gossez, as-ts-bar-bs), 1 p (Goraguer), 1 g (Leo Petit), 1 b (Michelot), 1 dm (Garros) et des percus (vib, cga, bgo, etc: Diego Masson et Jean-Pierre Drouet, vib/perc, Emile Serré, tumba). Seuls 4 titres ont été publiés en 45 tours mais le film vaut d'être «vu» pour la musique. La voix de Gainsbourg n'apparaît que «l'eau à la bouche» sur un rythme de cha cha. Guérin et Grenu donne le climat de «Black March». Le merveilleux Georges Grenu fait danser le rock'n’roll («Judith»). L'incroyable son de Roger Guérin crée l'«Angoisse», dernier titre (Grenu, deuxième voix). Goraguer est sollicité pour un titre, «nous avions 20 ans» du film Le Bel Âge de Pierre Kast (1960), très MJQ (Hausser, Goraguer, Michelot, Garros+Leo Petit, g), le reste fut écrit par Georges Delerue. Enfin il est pleinement responsable de la musique du film Les héritiers de Jean Laviron (1960). C'est un big band (Michelot, b, Garros, dm) avec une partie de trombone-basse dans le «Générique» (Fred Gérard, tp1, probablement Gossez, as). Le simili-MJQ de Gogo (Hausser, Michelot, Garros) joue «Jazz de Chine», «Aux écoutes». La guitare remplace le vibraphone dans «L'amour et l'argent». Un combo (Guérin, Grenu) joue «Tel père, tel fils», «Attente». Le magazine Marie-Claire a édité le disque Un soir chez vous avec Jacqueline Joubert (1958) qui termine ce CD. Goraguer y fait appel à des effets dignes d'André Popp («Docteur miracle»). Grenu (ts) joue «When» (rock & roll). Ce sont Fred Gérard (tp), Claude Maisonneuve (hb) les solistes dans «Ballade irlandaise (peut-être Georges Alès, vln) et «Qu'on est bien» (Grenu, ts).

Le CD3 réédite les disques que Goraguer a fait en trio (titre 1) ou quartet (avec guitare) sous le pseudonyme de Laura Fontaine. 14 titres du 33 tours Piano-bar (1958) et un 45 tours Slow-fox (1959). C'est ça, du piano bar. Enfin les 12 derniers titres sont une expérience de re-recording ajoutant à l'orchestre de Goraguer, la formation de cordes de François Rauber (1962). On dirait du Xavier Cugat dans «l'amour et l'eau fraîche» (Guiot, fl, André Paquinet, tb). Je penche pour Georges Grenu (ss) dans «Père est bath». André Paquinet intervient dans «Bon vent ma jolie» (probablement Pierre Sellin, tp). Michel Hausser (vib) est sollicité dans «All the Things You Are». L'édition n'a pas fait le travail de recherche que vous ne trouverez qu'ici. Un compositeur-arrangeur n'est rien sans les musiciens, et là, vous entendrez de grands artistes à commencer par Roger Guérin, Georges Grenu, Michel Hausser, Pierre Michelot et Christian Garros.

La musique est trop diverse pour mériter la mention «indispensable», mais elle est toujours de qualité et Alain Goraguer méritait cet hommage.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Carmen Lundy
Modern Ancestors

A Time for Peace, Burden Down, Burden Down, Ola De Calor, Flowers and Candles, Jazz on TV, Meant for Each Other, Eye of the Storm, Clear Blue Skies, Affair Brazil, Still
Carmen Lundy (voc, g, tamb, synth, clav, arr), Julius Rodriguez (p), Andrew Renfroe (g), Curtis Lundy, Kenny Davis (b), Terreon Gully, Kassa Overall (dm), Mayra Casales (perc)

Enregistré les 8-10 juillet 2019, Los Angeles, CA

Durée: 51’ 42”

Afrasia Productions 13823 (www.carmenlundy.com)


Productrice et elle-même responsable du label Afrasia, Carmen Lundy, une femme de décision que nous avons mieux connue grâce à son interview du n°683 (2018) peut se targuer d’une entière liberté de création. Elle a déjà une belle carrière depuis les années 1980 et elle produit ses disques depuis 2005 sur son label. Tout indique qu’elle élabore totalement ses projets: les musiciens retenus, dont son excellent frère, Curtis Lundy, à la basse comme souvent, la variété des formations (plusieurs bassistes, plusieurs batteurs), elle-même se donnant sur beaucoup d’instruments au-delà de sa belle voix, pour un session qui s’est déroulée en trois jours, dans une bonne ambiance, on le devine. Elle a composé et écrit toutes les chansons en dehors de «Meant for Each Other».

Elle a donc été très libre du contenu de cet enregistrement jazz, comme le suggère la photo au dos du livret, non dénué de charmes avec ses ambiances teintés parfois de couleurs sud-américaines, brésiliennes surtout, africaine aussi, mais avec toujours son phrasé jazz. La tonalité de l’enregistrement, aérienne, tient surtout à ce répertoire dans l'esprit des années 1980-90, avec une touche world bien exploitée par la chanteuse qui conserve son phrasé jazz. L’accompagnement est sur mesure, avec une présence des jeunes Andrew Renfroe (g) et Julius Rodriguez (p), de percussions, de synthétiseurs…
Le blues, présent dans la nature de l’expression de Carmen Lundy, n’a en revanche aucune place essentielle dans l’esprit de cette musique qui manque d’intensité à notre goût, ce qui n’était pas le cas du précédent (Code Noir, 2017, Afrasia) dont elle nous entretenait dans son interview déjà citée. Il y a de bonnes réussites comme «Jazz on TV», «Still» shunté sur la fin, dans un ensemble monocorde et linéaire et pas très passionnant pour nous malgré ce titre de Modern Ancestors qui laissait espérer plus de profondeur.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Sarah Lancman
Parisienne

Et ainsi va la vie, Tokyo Song, C’était pour toi, Parce que°, A New Start*, Dis-le moi, Ton silence, The Moon and I*, L’Hymne à l’amour°, Love You More Than I Can Sing, Index–L’Hymne à l’amour°
Sarah Lancman (voc), Pierrick Pédron (as)*, Marc Berthoumieux (acc)°, Giovanni Mirabassi (p), Laurent Vernerey (b), Stéphane Huchard (dm)

Enregistré les 2, 6 et 16 septembre 2019, Paris, Meudon (92), Bois-Colombes (92)

Durée: 45’ 15’’
Jazz Eleven 006 (www.jazzeleven.com)


Née à Paris en 1989, Sarah Lancman a étudié le piano classique au conservatoire, a été formée au chant et à l’improvisation jazz, notamment par le regretté Marc Thomas, et a ensuite intégré la Haute Ecole de musique de Lausanne, avant de remporter, en 2012, un concours vocal présidé par Quincy Jones lors du festival de Montreux. Deux ans plus tard, elle sort un premier album de reprises, Dark(autoproduit), et rencontre Giovanni Mirabassi qui devient son accompagnateur et son manager. Deux autres disques sont publiés: Inspiring Love puis A contretemps qui sort sur le label Jazz Eleven créé par le pianiste et la chanteuse.
Ce quatrième album, Parisienne, propose, à l’instar des deux précédents, des titres essentiellement écrits et composés par Sarah Lancman qui se situe dans la tradition d’une chanson française puisant à la source du jazz. Les mélodies sont d’autant plus agréables qu’elles sont servies par des musiciens de bon niveau, à commencer par Giovanni Mirabassi, tout en subtilité et en lyrisme. Un des morceaux les plus réussis, «C’était pour toi» est également donné dans une version anglaise: «Love You More Than I Can Sing», tandis que les variations de tempo confèrent au disque son équilibre, de la jolie ballade «A New Start», bénéficiant de la sonorité de Pierrick Pédron, à «Dis-le moi», titre sans doute le plus swing de la série et qui doit beaucoup au toucher de Giovanni Mirabassi. Côté vocal, Sarah Lancman possède un timbre chaud et profond qui rappelle assez celui de Maurane et des qualités d’expression qu’on apprécie notamment sur le «Parce que» de Charles Aznavour dont les accents de java sont davantage soulignés par le soutien de Stéphane Huchard que par l’accordéon de Marc Berthoumieux.
Un bon petit disque par une équipe complice.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Alex Sipiagin
Moments Captured

Evija Bridge, Moments from the Past*, Unexpected Reversal, Blues for Mike*, Breeze, Bergen Road, Dream
Alex Sipiagin (tp, flh), Will Vinson (as, ss), Chris Potter (ts), John Escreet (p, ep), Matt Brewer (b), Eric Harland (dm), Alina Engibaryan (voc)*

Enregistré le 21 septembre 2016, New York, NY
Durée: 1h 05' 38''

Criss Cross Jazz 1395 (www.crisscrossjazz.com)


Ce trompette russe, né en 1967, fixé aux Etats-Unis depuis 1991 fait partie des nouvelles «stars». Un professeur suisse de trompette m'a dit un jour que les jeunes ne s'intéressent plus à Wynton Marsalis mais à Alex Sipiagin! Peu après, en 2017, je l'ai entendu à Jazz in Marciac, au sein du Mingus Big Band (Jonathan Blake, Philip Harper, Alex Fauter, Lauren Sevian) et, à cause du contexte sans doute, l'impression fut bonne. C'est une révélation récente malgré son âge qui explique qu'il ne figure dans aucun ouvrage biographique majeur comme Das Grosse Buch der trompete de Friedel Keim, Trumpeters Galore d'Ed Annibale, Trumpet Greats de David Hickman, ni même dans mon DVD-Rom. Sipiagin a joué pour Gil Evans, George Gruntz, Robin Eubanks, Conrad Herwig, Teo Macero, Dave Holland, David Sanborn, Michael Brecker, Mulgrew Miller, et on était en droit d'attendre beaucoup de ce disque. Sa discographie est déjà conséquente et, en tant que leader, il est un habitué du label Cris Cross depuis 2003. A l'écoute de ce disque, il me semble que pour le jazz, les jeunes devraient écouter Wynton Marsalis et... Louis Armstrong. La musique étant le reflet de la vie à un moment social donné, on ne s'étonne pas qu'ici comme dans la majorité des disques de prétendu «jazz moderne», c'est «du son pour ne rien dire». Et comme tout le monde, Sipiagin a écrit tous les thèmes. C'est tourmenté, dense, touffu, très fondé sur l'effet (ce déluge de synthétiseur Profet 6 dans «Unexpected Reversal», après une intéressante alternative entre Potter et Vinson, et un bon solo de bugle malheureusement parasité par des bruits commis par Escreet!). Ah c'est sûr, Alex Sipiagin est un remarquable technicien! Il utilise surtout le bugle qui, comme chacun sait, est plus facile à jouer dans l'aigu avec l'embouchure adéquate («Evija Bridge», thème alambiqué parasité par des «sons» de synthériseur contenant un passage «free» très convenu). Je pense que ces musiciens ne savent pas ce que le blues implique en terme d'histoire, mais c'est possiblement conscient car Sipiagin souligne que la «forme» des 12 mesures est le seul lien avec le blues dans ce «Blues for Mike» dédié à Michael Brecker (bon solo de Matt Brewer). L'exposé répétitif soprano-ténor dans «Breeze» n'est pas inintéressant. C'est un tempo médium. Sipiagin ajoute une trompette avec sourdine harmon jointe à la vocalise d'Alina Engibaryan ce qui donne un résultat hypnotique à ce travail collectif sans solos. L'exposé de «Bergen Road», médium-vif, n'est pas sans faire penser à Ornette Coleman. La sonorité de bugle de Sipiagin est de qualité, son discours assimile celui de Kenny Wheeler avec la flamboyance de Freddie Hubbard. L'auteur du texte du livret accorde à ce titre un «jazz feel», ce qui devrait être le cas de la totalité d'un album considéré «jazz». John Escreet y est plus supportable au piano bien que du genre surchargeur en notes, et Eric Harland y délivre un solo avec une frappe sèche. La belle sonorité de Brewer est noyée dans le synthétiseur au début de «Dream», puis les saxophones et le bugle interviennent peu avant un solo «planant» de bugle. C'est ce qu'on appelle «le groove»? Freddie Hubbard savait déjà faire tout ça. Ce disque est à écouter pour la technique de bugle qui méritait la mention «sélection», tandis que la musique qui sert d'alibi à l'exhibition ne vaut au maximum que l'indication «curiosité».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Aaron Diehl
The Vagabond

Polaris, Lamia, Magnanimous Disguise, Park Slope, The Vagabond, Kaleidoscope Road, Treasure's Past, March from Ten Pieces for Piano, Op. 12, A Story Often Told, Seldom Heard, Milano, Piano Etude No. 16
Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Gregory Hutchinson (dm)

Enregistré les 4-6 février 2019, New York, NY

Durée: 1h 04’ 44”

Mack Avenue 1153 (www.mackavenue.com)


Aaron Diehl est assurément un musicien de haut niveau, et son précédent enregistrement, Space Time Continuum (cf. Jazz Hot n°674) sur ce même label Mack Avenue, laissait clairement espérer autre chose que ce que nous entendons dans ce disque, qui sans être désagréable, est souvent d’une platitude qui consterne. C’est un mystère (qui renvoie au miracle de la précédente chronique) qui tient sans doute à cette génération de surdoués qui a du mal à se situer dans le monde, la vie en général, et entre l’apprentissage académique et la mondanité qui corrompent maintenant y compris les racines, l’expression populaire qui ont fait la grandeur du jazz, sa sophistication et son succès. Qu’Aaron Diehl ait une culture classique académique ne fait aucun doute; qu’il ait une culture jazz académique ne fait pas plus de doute. Jusque-là, on pouvait penser à l’écoute (très partielle par rapport à sa vie musicale, car les disques ne sont qu’un temps) que des racines populaires encore vivaces pouvaient aider à digérer ce trop d’académie, et même plus catalyser cet apprentissage scolaire pour le transformer en jazz, une expression artistique d’essence populaire, dont le niveau académique n’a jamais été un critère qualitatif d’évaluation d’Howlin’ Wolf à Wynton Marsalis.

Pour cet enregistrement, comme cela se produit de plus en plus régulièrement pour les jeunes générations, on constate la perte des repères culturels. Bien sûr, techniquement, Aaron Diehl et ses bons musiciens sont capables de tout, de swinguer par ci par là, de belles phrases, de belles harmonies, mais l’expression –je ne dis pas l’exécution même aboutie d’une partition– où est-elle dans la platitude générale qui domine dans ce disque? Une synthèse jazz-musique classique et moderne n’a aucun sens, on le sait déjà depuis l’illusion du third stream dans laquelle donna d’ailleurs John Lewis repris ici avec un thème «Milano» qui soulève davantage la nostalgie d’une époque que du jazz éternel (au moins exprime-t-il quelque chose, car c’est l’un des meilleurs moments du disque).
L’incorporation en point final d’un thème de Phil Glass, prétentieux et de peu d’intérêt y compris sur le plan mélodique et de son interprétation, dit assez l’incapacité du leader à savoir d’où il vient et où il va, la perdition de cet enregistrement, et en ce sens, il conclut et symbolise parfaitement ce disque. La facture classique-moderne qui s’impose souvent dans le langage d’Aaron Diehl dans ce disque est elle-même d’une faiblesse «jarrettienne», manquant de tout, et d’abord d’expression, car même en musique classique et moderne l’expression est indispensable pour transformer l’exécution en art. Surnagent dans cet ensemble inégal, une relecture de Sergei Prokofiev («March From Ten Pieces for Piano, op.12») avec beaucoup d’accents qui tiennent à l’œuvre et à l’excellence de l’exécution et des arrangements. «Milano» de John Lewis est l’autre réussite de cet enregistrement où l’on retrouve un peu de caractère, de naturel et d’originalité dans la réinterprétation, pour ceux qui ont écouté l’original. Il y a encore le splendide thème de Sir Roland Hanna («A Story Often Told»), plus pour la mélodie que pour l’interprétation, somme toute terne et plate, surtout si on se réfère à celle enregistrée par l’auteur que nous avons sous la main (The Three Black Kings, Sir Roland Hanna Trio, avec Richard Davis et Andrew Cyrille). L’écoute comparée fait comprendre tout ce qui manque à une bonne partie de ce disque, et d’abord cette subtile présence du blues dans l’expression, la maestria rythmique, les accents, le toucher du clavier dont est capable Sir Roland Hanna, même quand il promène son expression jazz sur les rives de la musique classique et moderne. Sir Roland Hanna connaissait la musique classique et moderne aussi bien qu’Aaron Diehl, il savait l’interpréter dans ses codes académiques, mais il a su surtout, lui, l’intégrer, la digérer dans ce qui était son œuvre et sa culture: le jazz.
Cette chronique est à l’image de la déception engendrée par cet enregistrement et de l’attente qu’on a pour un musicien dont on pense qu’il est capable de tout autre chose. Elle correspond aussi à l’inquiétude de voir de tels talents potentiels en perdition –Aaron Diehl n’est pas isolé– dans une errance culturelle (The Vagabond, le titre, est en ce sens bien trouvé) qui correspond à une époque où picorer de ci de là parce que tout se vaudrait, avec une technique de haut niveau selon son humeur parce que l’ego se substitue à la mémoire, tient lieu de culture et d’art.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Rachel Therrien
Vena

Folks Jam, V for Vena, Parity, Pigalle, 75 pages of Hapiness, Assata, Bilka's Story*, Emilio, Women, Synchronicity, This isn't Love*, Just playing, Bleu Tortue, Migration, Folks Tune
Rachel Therrien (tp, flh), Irving Acao (ts*), Daniel Gassin (p, org), Dario Guibert (b), Mareike Wiening (dm)

Enrgistré les 15-19 mai 2019, Meudon (78)

Durée: 54' 33''

Bonsaï 200201 (L'Autre Distribution)


La Québécoise Rachel Therrien, née à Rimouski en 1987, qui vit entre New York et Montréal, n'est plus une inconnue. Curieusement, si Rachel Therrien figure dans mon DVD-Rom, elle est absente des ouvrages biographiques majeurs comme Das Grosse Buch der trompete de Friedel Keim, Trumpeters Galore d'Ed Annibale, Trumpet Greats de David Hickman. Ce disque sous son nom est le cinquième. Il a été enregistré et mixé en France par Julien Bassères. L'entourage de la trompettiste est international: pianiste français, bassiste espagnol et batteur allemand. J'ai déjà signalé l'existence du saxophoniste cubain, Irving Luichel Acao Sierra qui s'est produit à Jazz in Marciac. En fait, Rachel Therrien aurait du passer à Jazz in Marciac du 2 au 8 août 2020, manifestation annulée comme chacun sait. Elle s'était déjà produite au festival Jazz à Juan de 2019. Rachel Therrien a étudié à L'Institut Supérieur de l'Art de La Havane pendant neuf mois, et elle a joué avec Elpidio Chappotin, Yasek Manzano, d'où un parfum latin dans son jeu même là où on ne l'attend pas («Pigalle» qui se termine en queue de poisson). Tous les thèmes ont été composés par Rachel Therrien. Cet album nous permet d'apprécier l'instrumentiste qui est d'un très haut niveau (belle envolée lyrique vers l'aigu du bugle avec qualité de son, dans «75 pages of Happiness»). Elle aurait fait un tabac à Marciac car elle est dans l'air du temps de ce qu'on qualifie de «jazz». C'est en fait de la musique tournée vers l'improvisation où le swing n'est pas la priorité. Elle pourrait s'approcher du jazz, si elle voulait: les 0'52'' de «Folks Jam» en duo trompette et orgue, relèvent du swing et font un peu penser à Wynton Marsalis, «Assata» introduit en duo avec la batterie penche du côté de Roy Hargrove avec une rythmique qui balance un peu et enfin «Folks Tune» aussi avec orgue est de la même veine. Le «Just Playing» est de l'excellente trompette bop. Et puis il y a une jolie ballade, «This Isn't Love» avec le sax ténor d'Irving Acao qui a un son pulpeux et une belle expressivité. Ces cinq titres constituent, pour nous, l'intérêt du disque. Le reste est d'un «modernisme» convenu. On trouve une approche planante bien d'aujourd'hui («V for Vena», «Parity»,…). C'est un peu ici un album «carte visite» car on trouve de tout (improvisation libre hors tempo dans «Synchronicity» et «Bleu Tortue»; etc). Sur un fond hubbardien, Rachel Therrien évoque alors un peu Arturo Sandoval («Bilka's Story»), Paolo Fresu et, surtout, Enrico Rava («Parity», «75 pages of Happiness»…). Peut-être est-ce par convergence fortuite. Ce sont des références masculines dont vont s'émouvoir des extrémistes. Je répondrai qu'en musique comme ailleurs, ce sont les êtres qui importent. Autrefois on ne prenait pas ombrage lorsqu'on plaçait Dolly Jones et Valaida Snow dans la lignée de Louis Armstrong, Jean Starr dans les environs de Dizzy Gillespie. Ici, ces références confirment un niveau instrumental élevé. Le pianiste a un toucher clair et un jeu linéaire passe-partout, le bassiste, un beau son notamment dans le registre aigu de l'instrument, et le batteur soutient moins qu'il ne commente.
La trompettiste et surtout bugliste mérite une mention «sélection», mais sa musique-catalogue la range dans la «curiosité», dommage car le potentiel est grand (si elle le met au service d'une personnalité de style -«individual code»- et d'une direction expressive claire...elle y était presque dans ses titres avec orgue).
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueKenny Barron / Dave Holland Trio feat. Johnathan Blake
Without Deception

Porto Alegre, Second Thoughts, Without Deception, Until Then, Speed Trap, Secret Places, Pass It On, Warm Valley, I Remember When, Worry Later
Kenny Barron (p), Dave Holland (b), Johnathan Blake (dm)

Enregistré les 17-18 août 2019, Mount Vernon, NY

Durée: 1h 05’ 32”

Dare 2 Records 011 (www.propermusicgroup.com)


Trois musiciens exceptionnels, deux anciens, complices (The Art of Conversation) et un plus jeune (1976) élevé au jazz dans la meilleure des académies, celle de la scène du jazz de haut niveau, au contact notamment de Kenny Barron (Book of Intuition), on ne peut être qu’impatient, et on n’est pas déçu, comme le sous-entend le disque, car Kenny Barron et Dave Holland ne déçoivent jamais. La musique est sereine mais toujours épicée avec un répertoire qui emprunte aux mélodies et atmosphères du Brésil («Porto Alegre», «Until Then»), au jazz le plus élaboré auquel Kenny Barron apporte une dimension toujours spéciale: quatre compositions plus une de Mulgrew Miller, l’ami très cher et pianiste d’exception disparu trop tôt avec lequel Kenny Barron fit de nombreux duos, deux autres thèmes de Dave Holland, un bassiste toujours parfait dans des registres parfois différents –ici en trio jazz classique– une œuvre des intemporels Duke Ellington et Thelonious Monk. Il y a encore une composition, «Secret Places», de Sumi Tonooka, une pianiste de Philadelphie comme Kenny Barron (elle a joué avec Kenny Burrell, Jimmy Scott, Benny Golson, Odean Pope, Philly Joe Jones, David Fathead Newman), spécialisée dans l’écriture de musiques de films, méconnue en France, née en 1956 d’un père afro-américain et d’une mère d’origine japonaise, ce qu’elle a évoqué dans une pièce de théâtre. Johnathan Blake, un familier des formations de Kenny Barron, est un batteur précis d’une légèreté étonnante. Son drive est également l’une de ces qualités qui rendent passionnants son accompagnement comme ses interventions en soliste. Sur «Pass It On», dédié à Ed Blackwell, il est magistral dans sa façon de restituer sur ses caisses les origines du légendaire batteur de New Orleans qui accompagna Ornette Coleman, Eric Dolphy, Booker Little, Archie Shepp, Don Cherry… dans un morceau blues à souhait.
Kenny Barron régale sur tous les thèmes de son jeu brillant où il remplit l’espace à la manière d’un autre Bud Powell sans aucune imitation car son expression est très différente: ses belles compositions, le très beau «Warm Valley» de Duke Ellington, la rencontre d’un thème de choix avec un interprète exceptionnel. «Worry Later» de Thelonious Monk est une réussite rythmique, basculant sur la couleur latine (brésilienne au début, afro-cubaine par la suite) sans perdre l’esprit du compositeur, Kenny Barron délivrant ses chapelets de notes perlées, ses éclats sonores de blocks chords et Johnathan Blake apportant dans ce registre le meilleur des compléments de drive et d’énergie, Dave Holland se consacrant à un rôle de gardien du temps inflexible sans se priver d’échappées belles en compagnie du pianiste et du batteur («Speed Trap»). Une mise en place parfaite, une virtuosité maîtrisée, avec cette liberté totale et cette souplesse de la respiration, le swing, et l’accent du blues permanent: on est dans la perfection.
Kenny Barron et Dave Holland poursuivent leurs œuvres, Johnathan Blake est maintenant sur le grand chemin du jazz qu'il abandonne parfois, question de génération…
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Pierre de Bethmann Trio
Essais. Volume 3

La Cane de Jeanne, Sonate Opus 105, Cyclic Episode, Que sera sera, Dark Blue, Easy to Love, L’Ours, I Can’t Help It
Pierre de Bethmann (p, ep), Sylvain Romano (b), Tony Rabeson (dm)

Enregistré les 5 et 6 septembre 2019, Pompignan (30)
Durée: 46’ 49’’
Aléa 012 (Socadisc)


Après avoir connu des débuts sous les feux de la rampe, avec le trio Prism (quatre albums publiés par Blue Note entre 1998 et 2001) puis les aléas de la fragile économie du jazz (avec les faillites en série de labels avec lesquels il avait collaboré), Pierre de Berthmann est, aujourd’hui, comme il nous l’avait confié dans Jazz Hot n°680, dans «une logique d’artisan», qui complète intelligemment sa démarche de musicien, produisant ses propre albums et rééditant ceux devenus indisponibles au moyen de sa maison de disques, Aléa, fondée en 2014. Elle lui permet ainsi, en toute indépendance, de construire une œuvre très personnelle entre jazz, fusion et musiques improvisées selon les projets. Le trio qu’il forme avec Sylvain Romano et Tony Rabeson, compte parmi les formations les plus originales. Après deux premiers opus enregistrés en 2015 (Aléa 007) et 2017 (Aléa 009), le pianiste propose un troisième volume de ces Essais, tout aussi intéressant, mêlant standards ou compositions jazz récentes, reprises de chansons françaises ou internationales et pièces classiques.

Les différents thèmes abordés sont autant d’éclairages possibles pour apprécier les qualités du trio. Un style nerveux, illuminé par un étincelant solo de Tony Rabeson, caractérise «Cyclic Episode» de Sam Rivers. De même, sur «Dark Blue» de John Scofield, Pierre de Bethmann développe un jeu tout en subtilité au piano acoustique. Tandis que «Que sera sera», écrit par Jay Linvington et Ray Evans –rendu célèbre par Doris Day dans L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock–, est nimbé d’une atmosphère intimiste installée par une longue introduction de Sylvain Romano. L’utilisation du Fender est également l’occasion de colorer certains thèmes de façon originale («La Cane de Jeanne» de Georges Brassens). Enfin, l’abord du répertoire classique («Sonate n°1 Opus 105» de Robert Schumann) n’empêche pas les résurgences jazziques dans les improvisations. Les frontières esthétiques devenant encore plus ténues sur l’extrait de la très belle suite symphonique de Jean-Loup Longnon, «L’Ours».
L’excellent trio de Pierre de Bethmann a donc toutes les raisons de poursuivre son travail de répertoire avec un prochain Volume 4
rôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Claus Raible
Trio!

Ridin' High, Smoke Gets in Your Eyes, I'll Remember April, The Penguin, Night Time Is My Mistress, Thelonious, On Green Dolphin Street, Off Minor, Somewhere over the Rainbow, Boogaloo-Baloo, Course De Ville, Round Midnight
Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Alvin Queen (dm)

Enregistré les 17-18 décembre 2018, Unterföhring (Munich, Allemagne)

Durée: 1h 01’ 50”

Alessa Records 1081 (www.alessarecords.at)


Voilà un disque qui aurait pu s’intituler «budmonk» ou plus simplement «hommage à Thelonious Monk», par le splendide pianiste Claus Raible qui a mis dans ce disque et plus largement dans son œuvre, son amour et son imagination dans l’approfondissement de la musique intense qui caractérise le jazz des lendemains de la Seconde Guerre, celle des pianistes Bud Powell, Thelonious Monk et Elmo Hope auquel il a consacré un diptyque. Une intensité rare au piano qu’on retrouve aussi chez Charlie Parker au saxophone et que Claus Raible est parvenu à retrouver dans sa manière, de même qu’il est parvenu à synthétiser une partie de l’esprit musical de ces deux pianistes –Bud Powell et Thelonious Monk– si déterminants dans l’histoire du jazz: le caractère anguleux et parfois minimaliste, les silences, les retenues, les suspensions du temps chez Monk; la virtuosité de Bud héritée d’Art Tatum, le souci de remplir l’espace comme dans certaines œuvres de Bach, le courant torrentiel qui roule les notes, le côté sombre. Ces qualités apparemment  opposées ont trouvé dès l’origine une sorte d’intimité et de fraternité qui faisaient de Bud un excellent interprète de Monk. L’époque était à l’intensité, et on la retrouve joyeuse chez Erroll Garner, «blues and church» chez Ray Bryant et incroyablement virtuose chez Phineas Newborn.
Claus Raible, un savant mais aussi un musicien sensible, a perçu toutes ces réalités et bien d’autres sur le plan technique et celui de l’expression en pianiste d’exception, et son imagination lui permet de pénétrer ces univers à sa manière, sans servilité ni aucune faiblesse car c’est un artiste, et de faire profiter ses auditeurs du plaisir d’approcher ces perfections de l’art du piano jazz en live: passer une soirée à écouter Claus Raible doit être une belle expérience que je nous souhaite bientôt en France, cet enregistrement en donne déjà une bonne idée. Il est l’auteur de cinq compositions sur douze, il y a quatre standards et trois compositions de Thelonious Monk.

«Ridin’ High», un original du pianiste ouvre somptueusement ce disque: c’est une composition où la recherche harmonique évoque Monk, tandis que l’expression virtuose penche plutôt vers Bud Powell. Alvin Queen y apporte toute sa science des caisses, le trio est véritablement explosif. Les compositions de Claus «The Penguin», «Night Time Is My Mistress» évoquent Thelonious Monk («Locomotive», «Ugly Beauty»), et «Course de Ville» dresse un portrait «un poco loco» de Monk à la Bud Powell. «Smoke Gets in Your Eyes» fait bien sûr référence à la version de Thelonious Monk par les descentes chromatiques en signature; Claus Raible y apporte un commentaire à sa façon des plus réussis, ramenant l’intensité powellienne dans son discours comme sur «I’ll Remember April» qui propose un traitement rythmique initial (un motif en forme de «chinoiserie» de main droite sur un ostinato de main gauche) digne d’Art Tatum. Sur ces deux standards comme sur les compositions inspirées par Thelonious Monk, un magnifique Alvin Queen apporte tout l’éventail de ses commentaires sur les caisses et plus rarement aux cymbales, virtuoses aux balais pour «Smoke Gets in Your Eyes», «Night Time Is My Mistress» ou aux baguettes par ailleurs. Le solide Giorgos Antoniou, un fidèle compagnon de Claus Raible, est le fondement d’un trio passionnant, d’un niveau élevé, soudé par l’esprit et la culture.

Quand il s’attaque au répertoire de Monk («Thelonious», «Off Minor»), le résultat n’en est pas moins exceptionnel, sombre et intense, avec un trio au diapason, Alvin Queen en particulier. La richesse harmonique de Thelonious Monk est magistralement illustrée et remise dans une forme qui laisse la place à l’invention et à la façon de Claus comme en témoigne la relecture, en solo, de «’Round Midnight».
Sur «On Green Dolphin Street», il offre comme sur «’Round Midnight», une recherche harmonique savante, mais ici sur un balancement rythmique latin pour donner à son interprétation une parfaite originalité, tout en conservant l’esprit de ces années où la profondeur de l’expression était reine. «Somewhere Over the Rainbow» évoque la paire Erroll Garner et Red Garland, par un jeu de pédales et d’arpèges sophistiqué. Il recrée le thème avec sa manière si agréable de rouler les notes sur tempo médium lent et de ré-harmoniser. Une sucrerie où le jeu de balais d’Alvin Queen et les cascades syncopées du bassiste ne sont pas pour rien. La curiosité de ce disque sera le «Boogaloo-Baloo», un bougaloo blues très néo-orléanais dans son exposé, peu à peu entraîné par quelques «monkeries» ou par la façon de Claus Raible de rouler les notes vers l’intensité d’un happy blues où Giorgos Antoniou délivre un chorus délicatement soutenu (aux baguettes et aux caisses) par Alvin Queen.
Ces mots pour vous dire que c’est un disque passionnant, celui d’un beau trio et d’un splendide pianiste, Claus Raible, virtuose et savant comme ses devanciers, mais au-delà, le portrait d’un artiste qui s’inscrit dans la filiation de ce que le jazz a de plus intense en matière de piano. Il ne fait aucun doute qu’il en est l’un des acteurs d’aujourd’hui. Je ne connais pas la valeur de son enseignement (c’est une facette de son activité), mais on rêve à cette écoute, comme pour quelques autres artistes du jazz d’aujourd’hui, qu’il se consacre d’abord à l’expression de son art. Bravo donc à Alessa Records, petit label et grande musique comme souvent dans le jazz! 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Worry Later
Live at Jazzland/Vienna

New Roots, Light Up Samba, Purple Martin, Khan Market, Kalimba, Triforce, Turkish Delight, Tricky Memory
Thomas Kugi (ts, ss), Daniel Nösig (tp), Oliver Kent (p), Uli Langthaler (b), Dusan Novakov (dm)

Enregistré le 23 novembre 2018, Vienne (Autriche)

Durée: 1h 12’ 19”

Alessa Records 1082 (www.alessarecords.at)


Héritage de l’esprit du jazz hard bop des années 1970 des grands musiciens post-coltraniens comme McCoy Tyner (l’aîné référence), Woody Shaw, Charles Tolliver, Billy Harper, sans oublier les grands devanciers, les groupes d’Art Blakey et Horace Silver en perpétuelle évolution, voici un tonique enregistrement, en live ce qui ajoute une dynamique à une musique qui en possède déjà beaucoup. Il y a aujourd’hui de par le monde une descendance américaine et européenne, parfois par des survivants de cette époque, parfois par des héritiers et souvent dans des échanges de générations et de continents. Ce groupe, Worry Later, né entre 2008 et 2013, n’est donc pas nouveau et a déjà fait le bonheur de nombreuses scènes du monde, mais pas celles de France, et c’est pourquoi, en raison de la relative non communication entre les scènes européennes, assez exclusives les unes des autres, il sera pour beaucoup une découverte. Worry Later en est à son second enregistrement (le premier est Humpty Dump) pour l’excellent label Alessa Records.
Cette musique de jazz a la particularité d’intégrer dans un langage intense et virtuose les éléments du blues pour une qualité d’expression extrêmement puissante et libérée, loin des maniérismes et des modes car se référant à une tradition: l’imagination et l’invention, bien réels, avec de solides fondements dans l’histoire du jazz. On pense pour l’esprit aux groupes des Cookers, des Leaders pour les anciens, et en Europe à certains ensembles, comme en France le récent Quint’ Up de Mario Canonge et Michel Zenino.
Ce quintet autrichien, parfaitement soudé, qui doit son nom à une intéressante composition de Thelonious Monk, est une découverte indispensable en France où les festivals dits de «jazz» s’honoreraient de faire preuve d’originalité et de programmer des groupes aussi brillants, solides et représentatifs du jazz de culture qui existe aussi en Europe dans divers registres au lieu des éternelles programmations franco-françaises à côté de quelques stars, le tout pas si jazz dans sa globalité.
Avec des musiciens de haut niveau, Worry Later est un véritable all stars dans l’esprit jazz, au service du collectif, d’une musique savante focalisée sur une esthétique, une histoire. Quatre d’entre eux sont autrichiens de naissance, et le dernier est serbe. Cette formation, à l’énergie et l’intensité très new-yorkaise, est un modèle de l’esprit du jazz. Le drive, la virtuosité, le swing, le blues, l’énergie du live où chacun se donne sans retenue, tous les éléments sont réunis pour faire de cet enregistrement un de ceux qu’on réécoutera toujours avec plaisir, chacun des musiciens prenant la parole dans des chorus bien équilibrés pendant que les autres membres du quintet apportent un soutien dont l’intensité ne faiblit jamais avec pour chacun de subtiles commentaires et contre-chants, une vraie dynamique collective.
Le brillant Daniel Nösig (tp, 1975, Zams) possède une solide formation académique au Conservatoire Royal de La Haye. Le beau son de Thomas Kugi (ts, 1964, Villach), formé au Conservatoire de Vienne, s’est illustré dans nombre de big bands. L’excellent Oliver Kent (p, 1969, Innsbruck) de première formation classique a par la suite étudié au Conservatoire de Vienne avant un séjour à New York et d’intégrer à son retour la scène jazz autrichienne dont il est l’un des meilleurs représentants. Uli Langthaler (b, 1959, Linz) est un sobre bassiste possédant un son mat profond, auteur de beaux chorus («Turkish Delight»). Dusan Novakov (dm, 1970, Pančevo, Serbie) est un batteur explosif à souhait pour ce type de groupe, qui a croisé la route des musiciens de jazz en tournée (Reggie Workman lui a donné quelques leçons) avant de compléter sa formation à Graz et à Rotterdam sur le plan académique.

Ces musiciens ont un riche passé de rencontres avec beaucoup de ceux qui ont construit cette esthétique au cours de tournées en Europe depuis plus de trente ans dans laquelle le quintet excelle aujourd’hui: Oliver Lake, George Cables, Dick Oatts, Don Menza, Kirk Lightsey, Dusko Goykovich, Valery Ponomarev, Andy Bey, Bread Lealy, Leo Wright, Ronnie Burrage, Billy Harper, Lew Tabakin, Red Holloway, Warren Vaché, Jimmy Cobb, Dee Dee Bridgewater, David Friedman, Hannibal Marvin Peterson, Mark Murphy, Howard Johnson, Clark Terry, Delfeayo Marsalis, Alvin Queen, Vincent Herring, Bobby Watson, Jim Pepper, Kurt Elling, John Hendricks, Bennie Mauphin, Benny Bailey, Johnny Griffin, Benny Golson, Idris Muhammad, Craig Harris, Joe Zawinul, Sam Rivers, Adam Nussbaum, Bill Evans, Randy Brecker, Danny Grissett, Vicente Archer, Miles Griffith, Gregory Hutchinson et d’autres encore. La transmission du jazz est à ce prix, celui de la multiplicité des rencontres sur scène, la vraie école du jazz, autour d’un objet central, le jazz, et le résultat superlatif de cet enregistrement donne une idée de ce miracle de la création quand il se produit, et de sa fragilité quand la terre s’arrête de tourner.
C’est bien le danger qui plane sur la culture indépendante, le jazz en particulier qui a besoin de liberté, de démocratie, de rencontres, de scènes et de public. L’enfermement actuel de la planète (Covid-19, une menace et une peur organisées et irrationnelles), de ses habitants, de ses artistes, par la dictature de la médiocrité, celle du pouvoir mondialisé, a aussi pour objectif d’annihiler la création.
On souhaite à ce groupe comme au jazz de dépasser ce moment, de se faire connaître aussi en France.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Anna Lauvergnac / Claus Raible
Free Fall

I Wonder Where Our Love Has Gone, Angel Eyes, Lover Come Back to Me, Detour Ahead, I'll Remember April, Autumn Nocturne, Blow Top Blues, You're Getting to Be a Habit With Me, Never Let Me Go/For All We Know
Anna Lauvergnac (voc), Claus Raible (p)

Enregistré en 2016, Trieste (Italie)

Durée: 51’ 02”

Alessa Records/Jazz & Art 1060
(www.alessarecords.at)


Free Fall
est un titre parfait pour un enregistrement en duo entre deux artistes complices dont nous évoquons par ailleurs d’autres bons enregistrements –Coming Back Home, d’Anna Lauvergnac, 2014, et Trio! de Claus Raible, 2018. Celui-ci de 2016 propose dans la formule intimiste par excellence –une chanteuse et un pianiste– neuf standards du jazz qui, avec la qualité de l’enregistrement font ressortir plus nettement encore la nature particulière de voix d’Anna Lauvergnac, profonde jusqu’à être parfois gutturale, une touche personnelle qui évoque l’Europe centrale dans un enregistrement très jazz et avec un répertoire très américain. Swing, blues et sensibilité sont bien présents, dans la tradition, et cette profondeur de l’expression propre à la chanteuse personnalise une belle heure de musique, d’autant que Claus Raible tricote, avec sa manière si moderne, stylisée et déjà classique, des merveilles d’introductions ou de commentaires qui ajoutent à l’expression d’Anna Lauvergnac sans l’étouffer. Les chorus du pianiste sont, au-delà de la culture et de la virtuosité sous-jacentes, d’une pure beauté («Lover Come Back to Me», «Detour Ahead», «I Wonder Where Our Love Has Gone»). Son toucher aérien, ses éclats sonores, ses ponctuations rythmiques sont de vrais bijoux et de nature à inspirer Anna Lauvergnac.

La présence de la voix («Detour Ahead», «Blow Top Blues») fait partie du charme particulier de cet enregistrement, du naturel et de la liberté de l’expression qu’on ressent, et qu’évoque le titre.
L’épure d’une voix aussi nue et sombre peut aussi faire penser («I Wonder Where Our Love Has Gone», «I'll Remember April») à l’expressionnisme du début des années 1920, certains ornements de Claus Raible relevant parfois du piano moderne du début du XXe siècle (petite introduction de «Autumn Nocturne»), même si son langage est solidement ancré dans le jazz. Sur ce sujet, il n’est d’ailleurs pas différent de nombre de pianistes américains de jazz qui plongent aussi leurs racines et leur inspiration dans cette période musicale, de même que Martial Solal en Europe. Le motif d’introduction et de conclusion sur «I'll Remember April» est de cette plus belle eau, et Claus Raible reprend ce thème et ce motif dans la version qu’il en donne en trio en 2018 (cf. Trio!).
L’idée d’un duo de cette nature d’expression, dans l’imaginaire collectif du jazz, se déroule after hours, dans l’atmosphère d’un club, en noir et blanc dans le clair obscur d’une fin de nuit et dans l’intimité, avec une proximité de la voix et du clavier. C’est une sorte de transposition artistique de la rencontre amoureuse (le titre): c’est ce que réussissent à la perfection Anna Lauvergnac et Claus Raible dans cet enregistrement.
«Angel Eyes» (d’Earl K. Brent et Matt Dennis) et le medley «Never Let Me Go/For All We Know» appartiennent à ce registre des thèmes immortels qui constituent la matière de ces rencontres.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Clairdee
A Love Letter to Lena

Old Devil Moon°, I Got a Name,  Maybe, Sometimes I Feel Like a Motherless Child*, I Want to Be Happy, Something to Live For**, Believe in Yourfelf, Stand Up
Clairdee (voc), Jon Herbst (p, kb), Ron Belcher, Doug Miller* (b), Deszon Clairborne, Lance Dresser° (dm),  Margo Hall (récitante) + Regina Carter (vln)**, reste du personnel détaillé dans le livret

Enregistré à Kensington, CA, date non précisée

Durée: 36’ 47’’
Declare Music 3427 (www.clairdee.com)


Clairdee est une chanteuse de la scène de San Francisco. Les informations biographiques pouvant nous éclairer sur son parcours sont plutôt maigres. Nous savons qu’elle est établie dans la baie de San Francisco depuis 1986 et qu’elle a touché à des styles musicaux assez variés (rhythm’n’blues, country, soul…) avant de se consacrer plus spécifiquement au jazz dans le milieu des années 1990, ce qui lui a donné l’occasion de se produire en compagnie d’Eddie Henderson (tp), John Handy (as) ou encore Roland Hanna (p). Elle a par ailleurs été associée quelques temps au guitariste et chanteur Henry Johnson. Enfin, elle a précédemment publié trois albums: Destination Moon (1999), This Christmas (2003) et Music Moves (2005). 

Nourrissant depuis l’enfance une grande admiration pour Lena Horne, entretenue par des parents particulièrement sensibles à son combat pour des Droits civiques, Clairdee explique que l’élection présidentielle de 2016 lui a permis d’aboutir un projet d’hommage qu’elle mûrissait depuis longtemps et qui paraît dix ans tout juste après la disparition de l’éternelle interprète de Stormy Weather. Ainsi, A Love Letter to Lena alterne chansons du répertoire de Lena Horne avec des interludes parlés, des épisodes de sa vie écrits en partie à la première personne d’après diverses sources documentaires: son enfance à Brooklyn, élevée par grand-mère Cora militante des Droits civiques et féministe, Hollywood et la politique de ségrégation dont Lena fut victime, l’amitié avec Billy Strayhorn, la marche sur Washington de 1963 à laquelle elle participa aux côtés de Martin Luther King et l’assassinat la même année du militant afro-américain Medgar Evers.
Malheureusement, le disque de Clairdee, musicalement inégal, n’est pas vraiment à la hauteur de ses intentions. Une majorité de titres sont en effet marqués par l’influence d’un smooth jazz tenant davantage de la musique d’ambiance. C’est dommage car Clairdee est une bonne chanteuse dont on peut apprécier les qualités sur les morceaux les plus réussis: un «Old Devil Moon» funky, une belle et sobre version de «Sometimes I Feel Like a Motherless Child» ou encore une ballade de Billy Strayhorn, «Something to Live For», sur laquelle intervient le violon de Regina Carter. L’autre composition de Billy Strayhorn, «Maybe», malgré une jolie introduction est bien moins traitée. L’album se clôt avec un rhythm’n’blues original, «Stand Up», un manifeste dans lequel Clairdee a inclus des extraits de discours du sénateur démocrate du New Jersey Cory Booker (éphémère candidat à la primaire de 2020), un choix qui reflète avant tout les âpres débats politiques du moment aux Etats-Unis.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Buddy Rich
Just in Time: The Final Recording

Wind Machine, Night Blood, Ready Mix, The Trolley Song, Winding Way, Harco Shuffle, Just in Time, Loose, Love for Sale, Shawnee, Up Jumped Spring, Why Bother?, Porgy and Bess, Twisted*
Buddy Rich (lead, dm), Eric Miyashiro (tp), Kevin Richardson (tp), Greg Gisbert (tp), Dana Watson (tp), Rick Rager (tb), Tom Garling (tb), Jim Martin (btb), Bob Bowlby (as), Mike Rubino (as, fl), Steve Marcus (ts), Chris Bacas (ts), Jay Craig (bar), Matt Harris (p), Rob Amster (b), Cathy Rich* (voc)

Enregistré les 19-20 novembre 1986, Londres

Durée: 1h 11’ 20” + 31’ 38”

Gearbox Records 1556 (www.gearboxrecords.com)
 

Cathy, la fille de Buddy Rich, excellente chanteuse, qui donne un aperçu de ses qualités sur le dernier titre du premier CD de cet album de deux disques, est sans aucun doute à l’origine de la publication de cet enregistrement historique, puisqu’il est le dernier, semble-t-il, du grand drummer que fut Buddy Rich, né à New York en 1917, et qui s’est éteint à Los Angeles le 2 avril 1987, quatre mois après ce concert.
 C’est Cathy également qui rédige les quelques notes de livrets, précieuses pour nous informer sur l’histoire de cet enregistrement effectué en Angleterre, à Londres, par le célèbre studio des Rolling Stones, The Mobile Studio Limited, dans le cadre du club Ronnie Scott’s du saxophoniste anglais avec lequel le batteur a entretenu une longue amitié. Le label qui publie ce concert est également anglais, et le fait avec la complicité du club londonien. C’est donc un projet bien réalisé, un hommage à la science du big band de Buddy Rich que vantait le regretté Richie Cole qui vient de nous quitter.
Cathy précise que le grand orchestre réuni pour cette occasion tourne depuis deux ans avec son leader, ce qui explique la belle machine swing, parfaitement huilée, perfection formelle à laquelle nous a toujours habitués ce musicien exigeant. «Fifteen people playing like one», c’est l’image retenue par la fille pour évoquer cet orchestre qui atteint une forme de classicisme dans son exécution, tant les ingrédients de cette performance sont portés à un haut niveau: mise en place, swing, drive porté par le leader, bons instrumentistes dans toutes les sections, avec quelques leaders comme Greg Gisbert (tp), Bob Bowlby (as), Steve Marcus (ts). Le thème «Just in Time» qui sert de titre à l’album est parfaitement descriptif de la manière de Buddy Rich qui relève pour l’explosivité de la tradition de Count Basie et pour l’esprit de certains arrangements d’une touche plus west coast, non loin de ce qui se fait à l’époque chez Gerald Wilson ou Oliver Nelson. Les trompettes ont un rôle essentiel dans les arrangements pour le caractère brillant, avec quelques touches de flûte et une section rythmique dynamique où trône Buddy Rich, un virtuose de l’instrument dont la vélocité participe de la tradition spectaculaire de l’instrument depuis Gene Krupa.

Si on peut le comparer au big band de Basie pour le punch, en revanche, il ne faut pas chercher chez Buddy Rich le fonds blues, bien que chacun des musiciens possèdent tous les arguments swing pour faire de cet ensemble un enthousiasmant big band. Quand on a la chance d’assister en live à une telle débauche d’énergie, on en garde forcément un souvenir inoubliable.
 Enfin, ce que fait le leader lui-même sur son instrument est époustouflant car Buddy Rich est un batteur dont la puissance, le swing et l’énergie se marient parfaitement avec la grande formation, même si son sens des nuances et sa virtuosité en font aussi un excellent musicien de petites formations. 
A cet égard, le second disque présente un seul thème de plus de trente minutes, de Bob Mintzer, où le batteur étale toutes ses qualités en particulier son jeu aux baguettes sur la caisse claire, parfois dans un registre différent, plus moderne, en raison du compositeur. Sur ce thème, signalons les belles interventions de Steve Marcus au ténor et Bob Bowlby à  l’alto, qui donnent plus de chaleur et de profondeur à la composition, et une touche de blues bienvenue pour faire respirer l’ensemble.

Le répertoire de l’ensemble de cet hommage est un savant alliage de jazz mainstream, bebop et post bop, réalisé par le leader nous dit Cathy, avec une place faite aux standards souvent joués en big band comme «Just in Time», «Love for Sale», aux compositions plus rares 
pour ce type de formation comme le «Up Jumped Spring» de Freddie Hubbard, un répertoire plus moderne avec le «Good News» de Bob Mintzer et des thèmes de Bill Holman, Sammy Nestico, Bill Cunliffe, qui caractérisent la couleur principale du big band. Cathy intervient en invité sur «Twisted» le thème de Wardell Gray et Annie Ross, et on sent dans sa sûreté qu’elle a été bercée par les conseils de son père.
Un disque hommage, un batteur qui a participé à l’excellence du jazz tout au long de sa carrière, cet enregistrement est une belle initiative pour nous rappeler le grand Buddy Rich.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Cheick Tidiane Seck
Timbuktu: The Music of Randy Weston

Tanjah, Ganawa Blues Moses (version rhodes), Timbuktu*, In Memory of, African Cookbook°, Ganawa Blue Moses (version piano)+, Niger Mambo, Mr. Randy
Cheick Tidiane Seck (p, rhodes, org hammond, moog), Mohamed Hafsi (b), Marque Gilmore (dm), Yizih Yode (ts), Adama Dembele (perc) + Manu Dibango*° (ts), Abd Al Malik (voc)*, Ali Wage (fl)*, Majid Bekkas (guembri)
+
Enregistré en 2019, Paris
Durée: 1h 09’ 55”
Komos 005 (a.rajon@asterios.fr) 


Enregistré à Paris, cet hommage africain à la musique de Randy Weston ne manque pas d’allure. Il réunit des musiciens d’origines différentes en Afrique sous la direction de Cheik Tidiane Seck qui était apparu dans le jazz pour quelques rencontres, souvent improvisées, avec des musiciens de jazz. Cheick Tidiane Seck est surtout devenu familier des amateurs de jazz par son enregistrement, Sarala, avec une légende du jazz, Hank Jones, un disque qui devait d’ailleurs le principal à la musique africaine du Mali et pas grand-chose au jazz malgré la présence d’Hank Jones. Les amateurs de musique africaine ont pu apprécier une musique de qualité en grande formation et cela a aussi conféré au musicien malien une aura particulière, une notoriété supplémentaire.
Ici, c’est le responsable du label, Antoine Rajon, qui a proposé à Cheik Tidiane Seck de rendre hommage à Randy Weston, disparu en 2018, dont on connaît l’amour qu’il a porté au continent africain où il a vécu pendant de longues périodes, et qui l’a profondément inspiré. Il se trouve que les deux musiciens s’étaient croisés au festival Jazz à Vienne en 2016 pour l’anniversaire de Randy (90 ans), et avaient improvisé ensemble, Randy Weston laissant à Cheik Tidiane Seck quelques titres à écouter pour un projet éventuel commun. Ce qui n’a pu se réaliser mais a favorisé l’acceptation de la présente proposition. Cheik Tidiane Seck a choisi d’honorer dans ce disque la musique de Randy Weston et toutes les compositions sont donc du Maître disparu, à l’exception du dernier thème. Cheick Tidiane Seck joue du piano acoustique, de l’orgue, du moog et du rhodes, et son projet, évidemment très marqué par ses racines africaines a l’immense mérite de restituer aussi la manière de Randy Weston, notamment dans le morceau-titre «Timbuktu», en référence à la belle ville malienne de terre rouge et ocre que Randy aimait.
La formation est composée d’excellents instrumentistes qui s’accommodent parfaitement de cette synthèse originale, une lecture africaine des compositions d’un musicien de jazz, qui n’est pas sans rappeler –pas dans le résultat mais dans l’intention– la réussite de certains albums de Gato Barbieri relisant le jazz nord-américain à la lumière de la tradition argentine/andine. Yizih Yode est un bon saxophoniste, doué d’un beau son, très jazz dans sa manière, qui justement favorise cette analogie jusque dans son jeu, avec reverb parfois, soutenu par le clavier rhodes du leader («Ganawa/Blue Moses»). Cheik Tidiane Seck adopte parfois le swing le plus américain qui soit, sur son piano acoustique ou électrique, percute son clavier de piano acoustique avec des qualités de percussion qui rappelle le grand Randy dans sa musique et avec parfois une proximité d’esprit comme dans «Niger Mambo», «Ganawa Blue Moses». Adama Dembele apporte sur le plan des percussions de belles couleurs africaines qui s’intègrent parfaitement à ce côté jazz, d’autant que le batteur Marque Gilmore est exceptionnel, et joue parfaitement de cet entre-deux: musique de Randy Weston et musique africaine. La richesse rythmique est peut-être la plus belle des qualités de cet enregistrement: il y a sur «Niger Mambo» des échanges entre piano, basse, percussions et batterie d’une grande beauté, un grand moment du disque à quatre voix, plus le sax pour les ponctuations. Sur «Timbuktu», il y a plusieurs invités: l’introduction à la flûte d’Ali Wage est très belle, très parlée et pourtant musicale, évocatrice et boisée aux couleurs de la ville. Le regretté Manu Dibango est lui aussi de l’hommage (sur «African CookBook» également), et participe avec ses habituelles qualités d’adaptation à cet univers, apportant à sa manière une coloration jazz. A la basse, Mohamed Hafsi sait aussi alterner esprit jazz et soutien percussif africain (ostinatos rythmiques) avec beaucoup de sensibilité et d’a propos. La réussite du projet, qui a trait aussi à la nature des compositions de Randy Weston, est que l’atmosphère et la magie des espaces africains tels que les a rêvés le géant de Brooklyn, ressort d’une interprétation par des Africains qui eux n’ont pas à le rêver puisqu’ils y sont nés et le vivent. Quand on vit dans un espace, il est parfois plus difficile de le rêver, et on peut en perdre quelque peu la sensibilité (qui se retrouve dans l’exil). C’est alors peut-être une bonne idée d’avoir enregistré à Paris car l’éloignement peut aider à retrouver ce mood westonien, et les atmosphères très blues, comme dans «In Memory Of», «Ganawa/Blue Moses». Cela peut aussi favoriser l’évocation de la dimension rêve et imagination si puissante chez Randy Weston.
C’est le deuxième hommage déjà à Randy Weston, après celui de T.K. Blue, et c’est aussi une réussite d’autant plus remarquable dans ce cas que les musiciens, Cheik Tidiane Seck en particulier, sont parvenus à conserver leur personnalité en rejouant une musique, qui pour évoquer le continent africain, n’en est pas moins une musique afro-américaine dans ses gènes. Randy Weston continue d’inspirer l’excellence, les grands Ancêtres sont immortels comme il le pensait
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Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Alain Jean-Marie
Pensativa

We'll Go Alone, Bongo Bop Cheryl, Calypso, Pensativa, You Don't Know What Love Is, Ela e Carioca, You Are My Everything, Dos Gardenias, AJM Blues, With a Song in My Heart, Italian Sorrow, Quiet Now
Alain Jean-Marie (p), Darryl Hall (b), Lukmil Perez Herrera (dm)

Enregistré en octobre 2017, Meudon (92)

Durée: 53’ 15”

L2MG-Let My Music Grow 201710 (UVM Distibution)


Le trio avec des musiciens de haut niveau est la formule de rêve pour Alain Jean-Marie, un pianiste qui incarne l’excellence parisienne du jazz de culture, et que nous ne vous présentons plus car il l’avait fait lui-même en détail dans une belle interview (Jazz Hot n°681), un numéro dont il faisait la couverture. Darryl Hall est un autre indispensable de la scène française (Jazz Hot n°640) et nous en parlons très régulièrement dans les comptes rendus, les chroniques de disques, car ses qualités ont enrichi beaucoup de formations de musiciens accomplis, des deux côtés de l’Atlantique, en France en particulier. Darryl Hall a récemment gravé sous son nom un beau disque, Swingin’ Back, pour le label Space Time.
Le batteur Lukmil Perez Herrera semble avoir été choisi spécialement pour ce projet, car ce natif de La Havane (1970), qui a étudié les percussions à l’Escuala Elemental de Arte dès son jeune âge, possède en dehors de son amour pour le jazz, tous les traits de sa tradition, un sens très cubain du rythme comme on l’entend sur les premières mesures très bien trouvées de «With a Song in My Heart» et «Italian Sorrow» (la belle composition d’Alain Jean-Marie), «Dos Gardenias » et plus généralement dans l’ensemble d’un disque où le jazz est roi avec Darryl Hall mais avec la touche caribéenne et latine du leader par moment et les accents cubains du batteur très souvent. Pour finir sur Lukmil, il faut signaler qu’il a accompagné Arturo Sandoval (tp), El Indio Mario Morejon Hernandez (tp) dont il est un fidèle, et Felipe Cabrera (b). Il est installé à Paris depuis bientôt 20 ans, et a participé à Looking for Chano, l’évocation du percussionniste de légende par Jérôme Savary. Lukmil a aussi accompagné Tito Puente et le bon Orlando Poleo, un autre habitué des quais de la Seine.
Le titre de cet album, Pensativa, un thème de Clare Fisher et d’autres titres comme «Ela e Carioca» d’Antonio Carlos Jobim, «Dos Gardenias» et même le «Calypso» de Kenny Barron indique le caractère épicée de cette musique à la manière d’Alain Jean-Marie, c’est-à-dire toujours avec une grande élégance, une culture jazz solidement ancrée au plus profond de son cœur, un swing inébranlable qui ne renie aucun des accents qui participent de sa personnalité ou de ses accompagnateurs. Alain Jean-Marie est un artiste de premier plan dans ce cadre, parcourant aussi dans ce disque quelques standards comme «You Are My Everything» avec un classicisme dans cette forme post-bop qui est vrai régal.
Darryl Hall est un bassiste sans qui la scène du jazz française serait moins lumineuse. Il a ce drive propre aux plus grands bassistes de l’histoire du jazz, un son et une dextérité exceptionnelle, et ses chorus sont des grands moments de musique de jazz. Il apporte cette dimension américaine du son à toutes les formations qu’il rejoint, mettant en valeur les qualités de tous sans jamais perdre ce qui fait sa force: ses capacités à apporter à la musique une dynamique exceptionnelle fondée sur son swing. L’échange en duo avec Alain Jean-Marie sur le thème double «Bongo Bop/Cheryl» (Charlie Parker) est révélateur de ses talents de solistes, mais tout l’enregistrement est marqué par sa qualité de soutien et de relance.Bien que leader, Alain Jean-Marie, comme toujours, est de cette trempe des grands pianistes qui laissent beaucoup de place à leurs compagnons, privilégiant la musicalité, l’échange, le collectif. Le résultat en est un bel album de jazz agrémenté d’accents.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Garden District Trio
Upward

Jump, It’s So Clear to Me, Whistler, Pink Sky, You Are the One, Love for You, My Sons (Meus Filhos), Mardi Gras Day
David W. Hansen (dm), Jordan Baker (p), Brian Quezergue (eb)

Enregistré en janvier 2019, Bogalusa, LA
Durée: 35’ 28’’
DHMP Records 012019 (www.gardendistrictband.com)


C’est en 1994 que le batteur David W. Hansen a créé le Garden District Band, formation à géométrie variable dont il nous offre aujourd’hui une version en trio. Originaire du Canada, il a achevé ses études musicales au Texas avant de s’installer à New Orleans. Son Garden District Band accueille ainsi les musiciens de cette scène, à l’instar des deux partenaires présents sur ce disque: le pianiste Jordan Bakerse qui se produit très régulièrement dans les églises à travers la Louisiane et occupe la fonction de «Music Ministry Leader» à la New Orleans Church; le bassiste Brian Quezergue, qui s’est trouvé aux côtés de musiciens comme Kidd Jordan (ts), Alvin Batiste (cl) ou Clarence Gatemouth Brown (voc, eg, vln). Cette formule en trio se produit par ailleurs chaque semaine dans un restaurant de la ville.

L’album, Upward, le dixième de David W. Hansen avec son Garden District, uniquement constitué d’originaux de sa main, est à la confluence d’esthétiques latines et funky caractéristiques de New Orleans. D’où l’emploi de la basse électrique qui donne au trio une couleur particulière qui transparaît dès les premières mesures du premier titre, «Jump», lequel permet d’emblée d’apprécier les qualités rythmiques du trio. Le jeu très percussif et gospelisant de Jordan Baker («You Are the One») s’adapte tout aussi bien au groove afro-cubain («My Sons») qu’à l’évocation des marches néo-orléanaises sur «Mardi Gras Day» où David W. Hansen fait vrombir sa caisse claire et nous gratifie d’un solo fort à propos.
Un disque qui témoigne de l’identité musicale toujours très forte et foisonnante de Crescent City.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Martial Solal Trio
Complete Recordings 1953-1962

CD1: Dinah, La Chaloupée, Ramona, Once in a While, Poinciana, The Champ, Farniente, Pennies From Heaven, Darn That Dream, I Only Have Eyes For You, You Stepped Out of a Dream, The Way You Look Tonight, Signal, Midi 1/4, Just One of Those Things, You're Not The Kind of Boy, My Funny Valentine, Ridikool, You Go to My Head, The Song Is You
CD2: Ouin-Ouin, Theme à Tics, Bonsoir, Very fatigué, Middle Jazz, Jordu, Nos Smoking, Special Club, Dermaplastic, Aigue-Marine, Averty c'est Moi, Gavotte à Gaveau, Suite pour une frise Part I & II

Martial Solal (p) Trio, avec selon les thèmes: Pierre Michelot (b) et Pierre Lemarchand (dm), Jean-Marie Ingrand (b) et Jean-Louis Viale (dm), Joe Benjamin (b) et Roy Haynes (dm), Benoît Quersin (b) et Jean-Louis Viale, Guy Pedersen (b) et Daniel Humair (dm)

Enregistré de 1953 à 1962, Paris

Durée: 58’ 15” + 1h 13’ 28”

Fresh Sound Records 982 (Socadisc)


Le label de Barcelone poursuit son indispensable réédition de l’œuvre enregistrée de Martial Solal, en solo, trio et avec orchestre, et dans ces années, elle est particulièrement captivante. On vous le répète: il y a chez Martial Solal une virtuosité et une invention dans cette période qui en fait le digne représentant en Europe de ce que le jazz a de meilleur dans le monde. Il est dans cette époque, sur le plan stylistique, un incroyable prolongement de deux des pianistes les plus prodigieux de l’histoire du jazz: Art Tatum et Bud Powell. L’effarante technique de Martial Solal et ses options esthétiques de l’époque, un environnement musical très dynamique où les musiciens du monde se retrouvent à Paris, lui permettent, du vivant de ces deux monstres sacrés du clavier, de rivaliser, sans fadeur et sans aucune servilité, avec ce que le piano jazz propose de plus virtuose, en solo ou en formation. Par son humour, sa personnalité, sa culture qui doit au jazz et à la musique classique, Martial Solal apporte une dimension personnelle à l’art pianistique, son expression étant alors plus proche musicalement de Bud Powell et du bebop, particulièrement en trio.
Charles Delaunay, qui a eu très tôt un goût prononcé pour les génies les plus insolites du jazz, a très vite perçu le caractère exceptionnel de Martial Solal, et le premier des deux CDs de cette réédition est consacré à la réédition des enregistrements pour Swing et Vogue que dirigeait alors Charles Delaunay. Les divers enregistrements réunissent de beaux trios européens, français et belge, mais aussi en 1954 une rythmique américaine de passage, Roy Haynes faisant d’ailleurs sa première couverture de Jazz Hot à cette occasion. Dans cette année 1953, qui verra la disparition du phare du jazz en France, Django Reinhardt, Martial Solal côtoie musicalement le regretté guitariste, mais également la diaspora belge dont Sadi qui sera aussi sur le fameux enregistrement avec Django, Clifford Brown lors d’une jam session, à l’occasion de son passage dans l’orchestre de Lionel Hampton.
1955 est l’année des 20 ans de Jazz Hot,et Martial Solal est encore choisi par Charles Delaunay pour le concert anniversaire. Il obtient en 1955, le nouveau prix Django Reinhardt de la nouvelle Académie du jazz remis par Jean Cocteau. Martial Solal est déjà un musicien qui compte dans le jazz, et c’est l’âge d’or du jazz à Paris où le meilleur des musiciens belges de jazz s’est installé, avec Bobby Jaspar, Benoît Quersin, Sadi. Martial Solal, dans ces enregistrements, est un digne émule de Bud Powell, il donne en particulier en trio, sur ce disque, parmi les plus beaux enregistrements que nous lui connaissons, avec une qualité d’invention, une profondeur sans pareille, et ce n’est pas qu’une question de virtuosité, mais bien d’époque, de tension de la musique et de nature de l’environnement: dans la session du 29 avril 1955 avec Benoît Quersin et Jean-Louis Viale, Martial Solal est prodigieux.

Si on retrouve la virtuosité, l’invention et l’humour de Martial Solal dans le second CD, enregistré au début des années 1960, on ne retrouve pas l’intensité musicale de la période 1953-55. La musique continue d’être excellente et brillante, mais on sent que l’atmosphère a déjà changé, et la musique s’en ressent, non par sa perfection formelle, mais par son esprit. Ce deuxième CD propose des enregistrements à l’origine publiés par Columbia. Martial Solal est maintenant un musicien reconnu. Il compose beaucoup, des musiques de films car c’est aussi l’âge d’or du jazz dans les musiques de film, et A bout de souffle de Jean-Luc Godard qui sort en 1960 est pour lui un tremplin vers la célébrité voire l’éternité alors que Martial Solal n’a que 33 ans! Alors qu’en 1955, son répertoire est essentiellement constitué de standards et compositions du jazz américain, en 1960, Martial écrit la totalité de ses thèmes à l’exception du «Jordu» de Duke Jordan qui ouvre le live à Gaveau. Sans renier les qualités de compositeur de Martial Solal, les droits d’auteurs sont passés par là, et si le swing reste toujours surnaturel dans l’aisance rythmique de Martial Solal, le jazz de Martial Solal y perd un peu de ses racines, de son feu: l’accent blues et plus largement américain se dilue quelque peu au profit d’un langage plus savant mais moins libre paradoxalement. Si on écoute le «You Go to My Head» de 1955, on se demande si Martial Solal n’y est pas plus libre que sur ses propres compositions. On pourrait trouver quelques explications, mais il n’est pas certain que Martial Solal les partage lui-même. Le trio d’alors avec Guy Pedersen et Daniel Humair est techniquement parfait, la mise en place et la musique restent exceptionnelles et captivantes par la virtuosité même du maître du clavier.

Encore une réédition indispensable de cet excellent label du précieux Jordi Pujol dont on ne doute pas que Martial Solal soit l’un des artistes favoris.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Simon Bolzinger
Ritmos Queridos

Quitapesares, Mambo de Machaguay, Montuno en Olinda, La Pomeña, Como Llora un Estrella, Beau Soir & Dindi, Danzón para Oxúm, Baile de los Morenos, El Ciego
Simon Bolzinger (p), Willy Quiko (b), Luca Scalambrino (dm)

Enregistré en décembre 2017, Marseille

Durée: 56’ 48”

Quart de Lune 3770001717388 (www.assospicante.com)


Sorti en février 2020, cet enregistrement nous permet de découvrir un pianiste, qui en est déjà à son cinquième enregistrement. De formation classique, ce qu’on entend parfois dans sa manière brillante et dans ses choix mélodiques («Beau Soir & Dindi»), il a aussi été lauréat, il y déjà longtemps, de la classe de jazz du Conservatoire de Marseille. C’est dire qu’on est en présence d’un très bon technicien de l’instrument qui possède également une solide formation en matière de jazz, son second amour donc. Car Simon Bolzinger aime beaucoup la musique en général, une qualité, et dans ce disque, il évoque son troisième amour, l’Amérique du Sud et ses rythmes. Cet amour est probablement né d’un apprentissage au sein des chœurs de Caracas et d’un long séjour en 1989-90 au Venezuela, et plus largement de sa découverte, dans une carrière déjà respectable, de l’univers des rythmes américains latins et du sud. Son port d’attache, Marseille, n’est peut-être pas non plus étranger à cette relation avec l’Amérique du Sud, la ville entretient une véritable mythologie de ce continent pour de multiples raisons.

Simon Bolzinger nous propose dans cet opus de neuf titres un voyage à travers les pays et les rythmes, chaque morceau constituant en soit des étapes de ce périple du Joropo du Venezuela au boléro mexicain, en passant par divers rythmes et pays (le Brésil, Cuba, l’Argentine, le Pérou…) tous décrits dans le détail des titres sur le livret. C’est donc aussi un travail pédagogique qui confirme son enseignement dans la cité phocéenne, son ancrage dans ce répertoire et ce style qu’il honore depuis trente ans dans des spectacles, des œuvres écrites et des rencontres musicales autour des musiques traditionnelles, avec la pianiste vénézuélienne Prisca Dávila notamment.
L’originalité du traitement ici est que c’est en pianiste de jazz, principalement, qu’il aborde ces univers («La Pomeña», «Baile de los Morenos»), même s’il profite de nombreux moments pour entrer sans retenue dans les différents univers en quittant son costume de pianiste de jazz pour la tunique colorée latine, voire afro-latine («Montuno en Olinda», «Danzón para Oxúm») qu’il a choisis de faire découvrir. Il ne faut pas chercher une unité dans ce disque mais plutôt des découvertes guidées par un excellent instrumentiste, savant en cette matière rythmique, qui possède autant de cordes à son arc rythmique que d’amour pour les musiques traditionnelles et populaires des Amériques. C’est une heure de belle musique («Como Llora un Estrella»), jazz dans son accentuation et son toucher, dont le répertoire est principalement teinté des atmosphères et mélodies sud-américaines.Le trio est parfaitement soudé autour du projet, très musical comme il sied à une musique où la beauté des mélodies et la richesse des rythmes sont essentielles. L’expression est relâchée, maîtrisée dans un disque d’un jazz qui se fait manière plus qu’essence pour mettre en valeur d’autres musiques populaires. Un projet original.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Toku
Toku in Paris

Love Is Calling You*°+, She Comes Back Again, After You, Strollin’ in Paris*, I Think I Love You*+, Nuageux, Be Careful*, I Will Wait for You**, Still in Love With You*°, Blue Smoke, Closing*
Toku (tp, flh, voc), Pierrick Pédron (as)*, Giovanni Mirabassi (p), Laurent Vernerey, Thomas Bramerie° (b), André Ceccarelli, Lukmil Prez
+ + Sarah Lancman (voc)**
Enregistré du 1er au 7 juillet 2019, Meudon (78)
Durée: 57’ 31’’
Jazz Eleven 11005 (www.jazzeleven.com)


Découverte pour le public français, le trompettiste et chanteur Toku est devenu en vingt ans une figure de la scène jazz japonaise. Né en 1973 à Niigata, ville située au nord de l’archipel, en bordure de la mer du Japon, Toku s’est d’abord initié au cornet durant ses études secondaires, avant d’apprendre également à maîtriser la trompette et le bugle. Lors d’un festival universitaire, il est remarqué et encouragé à embrasser une carrière de jazzman. Il termine ainsi ses études aux Etats-Unis, à la Tokyo International University, dans l’Oregon, pour apprendre l’anglais et s’immerger dans la scène jazz. De retour au Japon, il commence à chanter au club Body & Soul de Tokyo et sort en 2000 un premier disque chez Sony, Everything She Said. Il en enregistrera une dizaine d’autres (dont des hommages à Stevie Wonder et Frank Sinatra) dans les deux décennies qui suivent, rencontrant un succès dans tout le sud-est asiatique (Corée du Sud, Hong Kong, Shangaï…) et au-delà. En parallèle, il opère quelques incursions dans la pop music et le rock. 

Cette propension à flirter avec les musiques de variétés se retrouve sur le premier album «européen» de Toku, Toku in Paris, produit par le label Jazz Eleven fondé par Giovanni Mirabassi et Sarah Lancman. Malgré la présence d’accompagnateurs chevronnés et une expressivité jazz sur l’instrument (très marquée par l’influence de Miles Davis), les mélodies originales (principalement écrites par le leader), inégalement réussies, finissent par faire perdre de son intérêt à la personnalité vocale de Toku (dont la tessiture est étonnamment proche de celle de Gregory Porter) desservie par quelques ballades sirupeuses qui plombent l’ensemble. En fait, le meilleur du disque se trouve sur les quatre titres instrumentaux, dont les bons «Strollin’ in Paris» et «Be Careful», à l’énergie bop, auxquels Pierrick Pédron apporte un relief qui manque cruellement ailleurs le plus souvent. On y apprécie également l’élégance de Giovanni Mirabassi. Signalons un joli duo avec Sarah Lancman sur la seule reprise proposée, «I Will Wait for You» de Michel Legrand, l’approche tout en sensibilité de la chanteuse apportant plus de légèreté.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Snorre Kirk
Drummer & Composer

Prelude, Heartland, The Main Drag, Pastorale, Port Lights,The Capital Blues, Grace, Swing City Blowout, Postlude
Snorre Kirk (dm, comp), Tobias Wiklund (crt), Magnus Wiklund (tb), Klas Lindquist (as, cl), Jan Harbeck (ts), Magnus Hjorth (p), Lasse Mørk (b)

Enregistré les 1-2 juin 2016, Copenhague

Durée: 40’ 50”

Stunt Records 17022 (UVM Distribution)


Nous remontons dans le temps, pas très loin en 2016, pour un enregistrement qui précède les deux bons déjà chroniqués sous la nom de l’excellent Snorre Kirk (Tangerine Rhapsody et Beat), batteur mais aussi compositeur de talent, qui prolonge, en petite formation, l’esprit de la musique de Duke Ellington avec une élégance et une personnalité qui font de lui l’un des artistes très intéressants de ce côté de l’Atlantique. Il ne s’agit pas d’une relecture, réinterprétation de l’œuvre du Maestro, mais bien d’un prolongement de l’esprit d’une œuvre car Snorre Kirk a la particularité d’écrire tout son répertoire. Nous vous avons raconté quelque peu le parcours de Snorre Kirk dans les autres chroniques évoquées plus haut.
Beaucoup se demanderont avec inquiétude (pour le musicien autant que pour le chroniqueur) comment il est encore possible de prolonger l’une des œuvres les plus monumentales du jazz. Pas d’inquiétude pour Snorre Kirk qui est un modeste, et qui s’excuserait presque de ne pas céder à l’obligation de jouer une musique dite «actuelle». Il a une réelle personnalité qui s’entend aussi bien dans son jeu de batterie que dans de belles compositions personnelles où il apporte sa manière dans un esprit du jazz s’inspirant parfois du Duke de Money Jungle, mais aussi des interprétations du Duke en solo ou en trio avec Sam Woodyard et John Lamb («The Shepherd» à la Fondation Maeght par exemple, disponible en vidéo).
Snorre Kirk a parfaitement analysé les composantes et les permanences de cette facture ellingtonienne particulière, comme le jeu du grand Sam Woodyard, et il les réutilise à sa façon pour orchestrer son monde, ses mélodies. Les musiciens qui l’accompagnent, aussi fins connaisseurs que le leader de cet univers, se coulent parfaitement dans ce projet. Le résultat est une belle réussite car l’une des dimensions essentielle de la musique afro-américaine, la plus difficile à s’approprier, le blues, n’a rien d’artificielle dans l’univers de Snorre Kirk, comme l’utilisation de la couleur néo-orléanaise n’a rien d’un bricolage. C’est une appropriation respectueuse et savante. Beaucoup ont rejoué le Duke, l’ont parfois copié, mais ici, on ne se pose jamais la question d’une copie, car c’est neuf, et pourtant ça appartient à un monde musical comme une descendance. Chacun des musiciens, comme chez Ellington, possède une couleur, et la couleur de chacun s’inspire et évoque en partie des composantes de l’Orchestra, car les compositions et les arrangements subtiles sont à la hauteur des ambitions de cette musique. Le saxophoniste Jan Harbeck est d’un niveau exceptionnel dans la veine de Paul Gonsalves, nous avons déjà chroniqué certains de ses disques, et les autres musiciens, jeunes pour la plupart, que nous connaissons moins ou peu, apportent un engagement sincère dans cette musique. Tobias Wicklund, Klas Lindquist, Magnus Hjorth sont excellents dans ce contexte. Enfin, il existe ce qui n’appartient qu’à Snorre Kirk, ce pouvoir d’invention de mélodies, cette recherche de la beauté, un côté très dépouillé dans son jeu qui contraste avec la richesse des arrangements, cette puissance de l’imaginaire et son talent d’instrumentiste, percussionniste, son jeu aux balais virtuose. Tout cela existe bien entendu dans son inspiration, le Duke pour ce disque, mais la beauté et l’imagination qu’apporte Snorre Kirk sont bien les siennes et entraînent sa formation dans son monde.
C’est un petit disque par la durée, 40 minutes finement ciselées, mais un travail d’orfèvre qui font de ces minutes un bijou qu’on réécoute sans fin avec un plaisir inchangé, avec une curiosité toujours étonnée par les qualités d’invention de Snorre Kirk qu’on peut retrouver sur internet dans d’autres registres mais toujours égal à lui-même (Snorre Kirk Quintet et Danish Night: Snorre Kirk Quintet, Scandinavian Suite). C’est la marque d’un artiste, il n’y a aucun doute.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Anna Lauvergnac
Coming Back Home

Lullaby of the Leaves, Be Still, My Soul, Get out of Town, Soft Winds, Music Is, You're My Thrill, Let's Face the Music and Dance, I Know a Song, For Heaven's Sake, Nobody Else but Me, Coming Back Home
Anna Lauvergnac (voc), Claus Raible (p, arr), Giorgos Antoniou (b), Steve Brown (dm)

Enregistré en novembre 2013, Hagenberg (Autriche)

Durée: 57’ 05”

Alessa Records 1032 (www.alessarecords.at)


Une belle expression, la voix profonde, parfois sombre d’Anna Lauvergnac, et un trio de haut niveau autour d’un excellent pianiste, Claus Raible, c’est l’explication essentielle de ce disque réussi qui, pour dater maintenant de quelques années (2013) n’en mérite pas moins notre attention pour sa qualité. C’est le label autrichien, Alessa Records, où l’on retrouve également les récents enregistrements d’Anna Lauvergnac et Claus Raible (Free Fall), qui propose cet opus où tout est cousu main autour de la voix d’Anna Lauvergnac par les arrangements de Claus Raible. En musicienne accomplie, la chanteuse laisse respirer une musique où le trio a toute sa place. Elle a savamment composé un répertoire avec des standards et trois originaux dont le dernier donne le titre au disque.

Sur le livret, une photo d’Anna Lauvergnac, avec une valise symbole de voyage mais aussi de retour à la maison –peut-être le jazz– donne une clé possible d’une personnalité originale qui est pour beaucoup dans l’impression de sereine maturité. Originaire de Trieste, une «belle endormie» au riche passé austro-hongrois, nichée au fond de la Mer Adriatique, ville où elle a grandi, Anna Lauvergnac est cette majestueuse chanteuse qui a accompagné beaucoup des enregistrements du Vienna Art Orchestra de Mathias Rüegg, et, dans cette tranche de vie, elle a parcouru beaucoup de scènes festivalières du monde, ce qui n’a pas limité son envie de voyages. Elle a aussi été à la rencontre du jazz avec une volonté constante auprès de grandes voix, Andy Bey, Mark Murphy, Sheila Jordan, et au-delà de la voix auprès de Reggie Workman, Barry Harris, Jay Clayton, et sans doute bien d'autres, vivant(e)s et disparu(e)s… 
Anna Lauvergnac, à côté du jazz –et ce n’est sans doute pas sans rapport– parcourt le monde, l’Inde où elle a une activité sociale, la Grèce et les Balkans entre Belgrade et Trieste, l’Allemagne, l’Autriche… Elle a composé plusieurs musiques de films, et elle est aussi correspondante de presse, après avoir exercé mille métiers, pour des articles qui confirment une personnalité accomplie, curieuse de tout et solidaire de l’humanité, critique aussi (un texte intéressant sur la réduction du langage et partant des liens sociaux provoqué par les nouvelles technologies). C’est une artiste dont on ressent la précision des choix esthétiques, sans ostentation dans un registre expressif, et qui s’exprime clairement dans un jazz classique, c’est-à-dire de culture, choix qu’elle partage avec Claus Raible, avec une touche dans la voix de cette Europe qui identifie, avec réussite, son phrasé. Dans cet enregistrement, Claus Raible, le complice depuis plusieurs années et enregistrements, tisse avec son style intense, inspiré de la tradition Thelonious Monk-Bud Powell, un contrepoint d’une grande beauté, inventif et original. Ses chorus conjuguent swing, blues et modernité avec une virtuosité maîtrisée et se marient parfaitement à la voix émouvante d’Anna Lauvergnac pour un bel enregistrement.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDexter Gordon Quartet
Live in Châteauvallon 1978

Tangerine*, Strollin’, More Than You Know*, Gingerbread Boy, Long Tall Dexter 
Dexter Gordon (ts, ss), George Cables (p), Rufus Reid (b), Eddie Gladden (dm)
Enregistré le 8 novembre 1978, Châteauvallon (83)
Durée: 42’ 56” + 1h 07’ 36”
Elemental Music/INA 5990435 (CD) + 5990535 (LP*) (Distrijazz)


Une nouveauté de Dexter Gordon, et donc un indispensable car c’est aussi rare que musicalement de haut niveau. La particularité de cette édition tient aussi à la sortie concomitante d’un double CD de l’intégralité du concert (on le suppose vu la durée) et d’une édition en vinyle (1 LP) pour les collectionneurs avec seulement deux des cinq titres, censé apporter ce supplément d’âme à l’écoute (son plus chaud) et à la vue en raison du format 30cm. On contestera gentiment le LP qui aurait pu être plus généreux (en fait il y a la moitié du concert, et le livret du CD est plus riche sur le plan iconographique, même si c’est en plus petite taille). Cela dit, chacun fera soit choix. Il y a trois textes dans le livret, de Maxine Gordon, l’épouse et agent de Dexter Gordon, de Michael Cuscuna (Mosaic, Blue Note) et de Brian Morton (Penguin Jazz Guide), qui se chevauchent un peu. Le plus informatif est celui de Maxine qui resitue bien la période avec des détails biographiques intéressants.
Dexter Gordon est l’un de ses ténors du bebop, l’un des premiers après Don Byas à faire légèrement évoluer le langage du ténor, tout en restant, avec le recul, très proche des sources: un gros son, le swing et le blues, on pourrait dire la même chose de Coleman Hawkins et Lester Young ou Ben Webster… et d’autres après Dexter quand ils s’inscrivent dans cette tradition. La modernité, comprise comme une mode et non comme la simple invention naturelle propre à un artiste, mal comprise donc, a quelques fois provoqué de mauvaises analyses. Dexter Gordon est donc un grand classique du ténor, et ses novations résultent de son traitement du son, du tempo et de la mélodie, si proche de sa manière d’être, de parler, de marcher, de sa stature imposante. Il est bien sûr un héritier de la tradition, de Lester Young en particulier, mais il a toute sa vie intégré des manières de ses pairs de l’origine jusqu’à John Coltrane, son cadet. Il y a dans Jazz Hot de nombreux articles dont un beau Jazz Hot Spécial 2007 qui fait le point sur l’artiste, sa biographie, sa discographie (détaillée et illustrée) que nous vous recommandons. Il y a aussi le Jazz Hot n°434 consacré à la sortie du film de Bertrand Tavernier, Autour de Minuit/’Round Midnignt. Miracle du service public, aujourd’hui démoli sur le plan de sa mission, l’INA (l’Institut National de l’Audiovisuel) a conservé dans ses archives de belles ressources, dont cet inédit de 1978 du ténor en pleine maturité, dans le moment (année 1978) de son retour définitif dans la mère-patrie, après un long séjour en Europe commencé dès 1963, mais qui connut quelques allers-retours à New York, Chicago ou sur la Côte Ouest d’où est originaire le grand Dexter qui avait ses habitudes au Keystone Korner en particulier.
Cela dit, c’est encore en Europe et en France que se déroule ce concert et cet enregistrement, qui nous reviennent en importation, lors de tournées qui amenèrent ce groupe de Copenhague à Châteauvallon, en passant par Stuttgart, Cologne, Willisau, Cracovie et Berlin (pour le tour d’Europe). On le voit, si Maxine Gordon a fait du bon travail pour ce retour américain, l’Europe et Dexter Gordon ont un vrai attachement mutuel qui se lit dans une discographie importante et trouvera sa traduction quelques années plus tard dans le film Autour de Minuit. Châteauvallon est ce théâtre en plein air, situé à Ollioules, dans la banlieue Toulonnaise (Var), où vécut un grand festival de jazz à l’époque où la France était encore une démocratie, un de ces événements qui consacrèrent la place de choix qu’occupa la France sur le plan culturel, grâce au jazz, et au meilleur (la lecture des beaux programmes et des comptes rendus se fait aussi dans Jazz Hot), même si cela n’alla pas sans quelques débats très musclés entre spectateurs partisans du hot (tournée des artistes CTI), du straight (musique improvisée) et du commercial (Magma), car le temps n’était pas au consensus, nous étions, on le répète, en démocratie. C’est le festival de jazz de l’été et son succès qui sortirent le lieu de l’anonymat prenant au début des années 1970 une ampleur incroyable, refusant du monde, et malheureusement dans une atmosphère trop libertaire pour plaire aux institutions et aux autorités. Le jazz, malgré son succès, fut évacué de l’été pour être cantonné à un théâtre couvert et à un petit festival d’automne présentant encore de beaux concerts bien qu’en nombre réduit: nous y avons vu Art Blakey, Joe Henderson et le jeune Didier Lockwood encore dans un jazz post-coltranien qui lui allait bien; ce concert de Dexter Gordon du 8 novembre 1978 fait partie de cette fin d’histoire du jazz à Châteauvallon. Jack Lang a converti le lieu en scène nationale, consacrée au théâtre et à la danse, et si la musique improvisée y a parfois trouvé accueil, le jazz a été gommé, à tel point que le wikipedia de la scène nationale, une réécriture pitoyable, a pratiquement effacé de son héritage le jazz qui constitue pourtant le meilleur et le plus prestigieux de son histoire, avec le public le plus nombreux et le plus populaire, le seul moment vraiment artistique d’une création libre par des artistes libres. C’est triste.
Mais revenons à notre Dexter Gordon qui rappelle tant de bons souvenirs d’une autre France, d’un autre temps, celui de la démocratie, des arts et du jazz. Dexter, pour son retour américain a été secondé dans ses choix, c’est Maxine qui le dit, par Woody Shaw, Todd Barkan (patron du Keystone Korner), Michael Cuscuna et elle-même, quand il s’est agi de trouver une formation stable: le choix s’est arrêté sur le solide Rufus Reid capable aussi de chorus virtuoses comme sur «Gingerbread Boy» (b, cf. Jazz Hot n°607), sur le brillant George Cables (cf. Jazz Hot n°680 dont il fait la couverture) qui sont déjà présents sur ses enregistrements de 1977 et sur un batteur, Eddie Gladden, qui apparaît en 1978 car Victor Lewis ne peut suivre Dexter. Eddie restera jusqu’à 1982 et sera remplacé par Roy Haynes. En 1980, Kirk Lighsey remplacera George Cables. La musique est ici comme toujours avec Dexter de belle qualité. Nous ne partageons pas l’idée que ce serait la meilleure période et meilleure formation de Dexter défendue dans le livret, car Dexter a toujours bien choisi ses sections rythmiques, et les Kenny Drew, Ed Thigpen, Niels-Henning Ørsted Pedersen de sa période européenne sont aussi réguliers et excellents que la rythmique de ce retour aux Etats-Unis, sans parler des enregistrements Blue Note des années 1960, etc. Le répertoire est classique pour le ténor: deux standards, une composition personnelle en rappel, et un thème d’Horace Silver, un autre de Jimmy Heath, deux compositeurs que Dexter jugent à juste titre comme parmi les meilleurs du jazz. De belles mélodies et son allure traînante sur le temps doit, à notre avis, autant à sa manière d’être (il suffit de l’écouter parler) qu’à son inspiration lestérienne. Rufus Reid est profond et puissant comme il le faut avec un gros son, Eddie Gladden est excellent, foisonnant, parfois un peu trop présent («Gingerbread Boy»), et George Cables est une merveille d’équilibre, le bon accompagnement inventif sur le plan harmonique, brillant et plus sur ses chorus. On s’arrêtera sur sa splendide intervention sur «More Than You Know» en solo (ténor, basse et batterie lui laissant toute la place), introduite par la voix de Dexter Gordon récitant les paroles de ce beau standard (Eliscu-Rose-Youmans) avant de donner ce qui peut être le meilleur de cet enregistrement: Rufus Reid fait l’essentiel, le tempo, Eddie Gladden est parfait aux balais, et George Cables, on le répète, magnifique dans ses arpèges, ses triolets, ses harmonies en soutien, avant de prendre un chorus qu’on peut isoler en tant que chef d’œuvre, comme celui du leader. Dexter Gordon est lui profond comme l’océan.
Du Dexter Gordon inédit, et du meilleur, c’est un cadeau!

Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Mette Juul
Change

Beautiful Love, at Home (There Is a Song), Get Out of Town, It Might Be Time to Say Goodbye, Double Rainbow, Just Friends, I’m Moving On, Dindi, Young Song, Without a Song, Northern Woods, The Peacocks (A Timeless Place), Evening Song
Mette Juul (voc, g) et selon les titres Ulf Wakenius, Gilad Hekselman, Per Mølleøj (g), Heine Hansen (p), Lars Danielsson (b, cello ,g)

Enregistré à New York, Copenhague (Danemark) et Kållered (Suède), dates non précisées

Durée: 48’ 44’’

Universal Music 7796107 (Universal)

Mette Juul
New York – Copenhagen

Some Other Time, Skylark, For Jan (Part Two), You Must Believe in Spring, The Peacocks (A Timeless Place)
Mette Juul (voc, g) et selon les titres Mike Moreno, Ulf Wakenius, Per Mølleøj (g), Lars Danielsson (b)
Enregistré à New York, Copenhague (Danemark) et Kållered (Suède), dates non précisées
Durée: 25’ 31’’
Universal Music 0860225 (Universal)


La chanteuse et guitariste Mette Juul est née en 1975 au Danemark. Elle a remporté en 2007 une compétition internationale de jazz en Estonie et a sorti un premier disque sous son nom en 2010, Coming in From Dark (Cowbell). Deux autres suivent en 2012 et 2015 avec notamment la présence d’Ambrose Akinmusire (tp).  Voilà pour cette brève introduction (ni sa communication, ni Internet ne nous renseignent vraiment sur son parcours).
Ses deux derniers albums, Change et New York – Copenhagen, parus conjointement chez Universal, à quelques mois d’intervalle entre l’automne 2019 et le début 2020, très similaires dans l’esprit, sont issus de plusieurs sessions (certaines sont probablement communes aux deux opus), effectuées entre New York et la Scandinavie, en solo, duo ou trio, avec différents musiciens, dont deux Suédois bien connus: Lars Danielsson (soutien d’une belle musicalité sur la première version de «The Peacocks») et Ulf Wakenius (intervention pleine de poésie sur «Just Friends»). L’épure et la sobriété d’un show-room de design danois président à ces enregistrements où se succèdent standards et compositions (fort correctes) de Mette Juul. Tout y est charmant et de bon goût: la Danoise possède un joli timbre aux légères inflexions swing mises en valeur par la finesse de l’accompagnement. Cependant, le manque d’intensité guette ces interprétations. A entendre également ses précédentes productions, Mette Juul sort rarement du registre de la ballade intimiste.
Jéme Partage
© Jazz Hot 2020

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Jean-Pierre Bertrand
Mosaïc

Lady Be Good, Swing That Boogie, A Life Story*, Hindustan, The Boogie Rocks*, In the Backroom, Sentimental Journey*, Has Anyone Seen Corinne, On the Sunny Side of the Street*, Tasting This Burgundy*, Boogie on Saint Louis Blues, Minor Blues for Jimmy*, Softly Blues*, In a Little Spanish Town°
Jean-Pierre Bertrand (p, p solo*), Enzo Mucci (b, g°), Michel Denis (dm)

Enregistré les 19 et 20 septembre 2019, Longvic (21)
Durée: 49’ 11’’
Black & Blue 1084.2 (Socadisc)


Jean-Pierre Bertrand est depuis trente ans l’un des principaux représentants du piano boogie en France. Né en 1955 à Saint-Germain-en-Laye (78) au sein d’une famille de musiciens, il débute son apprentissage musical par le piano classique, mais décide, à l’âge de 16 ans, de se tourner vers le boogie et le blues après avoir assisté à un concert de Memphis Slim. Dès lors, il approfondit sa connaissance des maîtres du genre (Albert Ammons, Meade Lux Lewis, Jimmy Yancey…) tout en suivant des études à l’école hôtelière de Paris. Et après une première carrière dans le secteur de la restauration, il devient musicien à plein temps en 1990, notamment en trio avec Enzo Mucci et Gérard Marmet (dm). Il se fait également organisateur de festivals, en particulier du Beaune Blues Boogie qui fêtait sa 14
e édition en décembre 2019. 
Sur une moitié des 14 titres du CD, Jean-Pierre Bertrand est en piano solo, sur l’autre en trio avec Enzo Mucci –complice de longue date– et Michel Denis dont on connaît le compagnonnage de dix-huit années avec Memphis Slim ainsi que de nombreuses collaborations: Bill Coleman, Rex Stewart, Earl Hines, Don Byas, Paul Gonsalvez, Johnny Griffin, T. Bone Walker, John Lee Hooker, Dany Doriz et tant d’autres. Le répertoire joué puise à la fois dans la musique populaire américaine du début du XXe siècle («Hindustan», 1918; «In a Little Spanish Town», 1926), les standards du jazz («Lady Be Good», «On the Sunny Side of the Street» de même qu’une composition de Ray Bryant, «In the Backroom») et les classiques du boogie («The Boogie Rocks», «Boogie on Saint Louis Blues) tout en présentant plusieurs originaux du leader dont deux particulièrement réussis: «Tasting This Burgundy» et «Minor Blues for Jimmy».
Un bon disque réalisé par d’excellents adeptes de cette musique.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Inigo Kilborn
Inigo Sings

You’d Be so Nice to Come Home To, Darn That Dream, Le Haut du pavé, For all We Know, La-la-la, Just Friends, Let’s Face the Music and Dance, Blues for Tony, I Thought About You, Once Upon a Summertime, A Song for Fleur, Happy
Inigo Kilborn (cnt, flh, voc), Philippe Armand (p), Jean-Marc Pron (b), Philippe Méjéan (dm)

Date et lieu d’enregistrement non précisés
Durée: 1h 01’ 06’’
Autoproduit Coolstream CD6 (anigo@wanadoo.fr)


Le trompettiste anglais résidant sur la Côte d’Azur, Inigo Kilborn, nous avait été présenté en 2018 par notre correspondant sur place et ami Daniel Chauvet (Jazz Hot n°685) récemment disparu. A la tête de son propre quartet depuis dix ans, Inigo Kilborn nous propose son nouveau CD, où il s’adonne au chant. Si cet ancien professeur d’art en retraite est un trompettiste fort honorable, sa voix, bien que chargée d’émotion, souligne les failles et les limites techniques d’un «amateur marron» (pour reprendre le mot de Boris Vian) qui s’exprime avec sincérité. Parmi les standards interprétés, Inigo Kilborn a glissé cinq bons originaux de sa main, dont «Le Haut du pavé», seul morceau instrumental de l’album, où l’on a le loisir d’apprécier au mieux les membres de la formation, avec une section rythmique qui permet la présence du swing et un leader à la sonorité chaude et feutrée. A n’en pas douter, c’est dans l’ambiance amicale d’un concert qu’Inigo est à son meilleur. On espère d’ailleurs que nos apprentis dictateurs nous laisserons cet été le loisir d’entendre les musiciens qui comme lui ne fréquentent pas les grands circuits professionnels mais répandent le jazz avec conviction auprès du grand public, dans les cabarets, les restaurants et aux terrasses des cafés.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Svetlana and The Delancey Five
Night at the Speakeasy

All I Want, Just a Sittin and a Rockin, You Won’t Be Satisfied°, It’s All Good (Big Noise), Do Nothing Till You Hear From Me, Under a Blanket of Blue°, Temptations, God Only Knows, Lady Be Good, Because, Dance Inbetween the Moments, You Are Like a Song, Sometimes I’m Happy (Sometimes I’m Blue)*, Tea for Two
Svetlana Shmulyian (voc), George Delancey (b), Charlie Caranicas (tp), Adrian Cunningham (s, cl, voc*), Vinny Raniolo (g), Dalton Ridenhour (p), Rob Gacia (dm) + Wycliffe Gordon (tb, voc°)
Enregistré entre le 24 septembre et le 10 octobre 2014, New York, NY
Durée: 57’ 32’’
OA2 Records 22116 (www.originarts.com)

Svetlana
Night at the Movies

Moonlight, Sooner or Later°+, Cheek to Cheek*, Pure Imagination, Moon River, Happy*, When You Wish Upon a Star+, Watch What Happens, Remember Me, No One’s Home°, Smile, It Might Be You+, Almost There*°+, Over the Rainbow°
Svetlana Shmulyian (voc), Wycliffe Gordon (tb, voc)*, Pasquale Grasso (g)°, Sullivan Fortner (p)
+, Elias Bailey (b) et selon les titres: John-Erik Kellso (tp), Michael Davis (tb), Sam Sadigursky (s, cl), Chico Pinheiro (g), John Chin (p, ep), Matt Wilson, Rob Garcia (dm), Rogerio Bocatto (perc), Antoine Silverman, Entcho Todorov (vln), Chris Cardona (viola), Emily Brausa (cello), Isabel Braun (voc)
Enregistré à New York, NY, date non précisée (prob. 2019)
Durée: 1h 07’ 11’’
Starr Records 001 (www.svetlanajazz.com)


Originaire de Russie, Svetlana Shmulyian (qui se présente sous son seul prénom) vit à New York où elle chante de façon professionnelle depuis 2011 après avoir exercé des fonctions à la Columbia University. Elle est depuis devenue une familière de la scène jazz new-yorkaise et a effectué quelques tournées à l’étranger. S’il s’agit indéniablement d’une bonne vocaliste, l’on est frappé aussi par la qualité des collaborations qu’elle a noué au sein des différents projets qu’elle anime, notamment «Svetlana and The Delancey Five», du nom de l’excellent contrebassiste George Delancey (dont nous vous avions déjà parlé dans Jazz Hot n°680), avec lequel elle a enregistré son premier disque, Night at the Speakeasy. Y figure également un (encore) jeune et talentueux représentant du jazz dit «traditionnel», l’Australien Adrian Cunningham (voir notre chronique) ainsi que Rob Garcia dont les baguettes ont déjà servi auprès de Wynton Marsalis, Lynne Arriale, Joe Lovano, Sheila Jordan, Reggie Workman ou encore Ken Peplowski. S’ajoute à cela un «guest» de luxe, Wycliffe Gordon (au trombone et au chant), qui est également présent sur le second album de Svetlana, Night at the Movies, où l’on a affaire à un orchestre très différent (avec cordes) qui bénéfice notamment de la présence de Pasquale Grasso (frère de Luigi) et de Sullivan Fortner. Que du beau monde…
Des deux opus à l’actif de Svetlana, le plus intéressant est le premier, indépendamment du niveau des musiciens évoqués. Bien qu’enregistré en studio, Night at the Speakeasy fait référence au Back Room, un club historique de Manhattan, l’un des deux seuls bars clandestins (speakeasy) ouverts à New York pendant la Prohibition encore en activité. C’est là que Svetlana et le Delancey Five ont commencé à se produire, pour le plaisir des amateurs de jazz et des danseurs. D’où des arrangements évoquant la swing era, signés majoritairement par Rob Garcia (mais aussi par Wycliffe Gordon et Adrian Cunningham), qui réussit le tour de force d’adapter, sans que le résultat ne paraisse artificiel, deux tubes de la pop: «God Only Knows» des Beach Boys et «Because» des Beatles qu’on pourrait penser issus du répertoire de Benny Goodman! Svetlana nous propose également quatre originaux de bonne facture, dont trois de sa main –«All I Want», «It’s All Good» et «Temptations» (co-écrit avec le contrebassiste Brandi Disterheft)–, «Dance Inbetween the Moments» étant à mettre au crédit de Rob Garcia. Pour le reste, il s’agit de standards très bien interprétés, en particulier pour ce qui est des deux chantés en duo avec Wycliffe Gordon («You Won’t Be Satisfied» et «Under a Blanket of Blue»), dont la voix rocailleuse rappelle l’expression très singulière de Satchmo. Svetlana n’oublie pas pour autant ses racines slaves avec «You Are Like a Song» une jolie composition du trompettiste de jazz Eddie Rosner (1910-1976), Polonais né à Berlin et réfugié en Union soviétique où, après avoir connu le succès et les faveurs du pouvoir stalinien pendant la guerre, il a passé six ans au goulag et terminé sa carrière dans un quasi anonymat. Le chant (russe) de Svetlana y est particulièrement sensible, dans un beau dialogue avec la clarinette d’Adrian Cunningham.
Le second album de Svetlana, Night at the Movies, est consacré aux musiques de film. Moins hot que le précédent, il reste cependant, au global, un disque de jazz, l’intervention de cordes restant limité à deux titres: «Moonlight» (Sabrina, Sydney Pollack, 1995) et «It Might Be You» (Tootsie, Sydney Pollack, 1982), ce second titre relavant davantage de la musique de Broadway jazzy malgré la présence de Sullivan Fortner. A l’inverse, le pianiste exprime toute sa fibre néo-orléanaise sur «Almost There» (La Princesse et la grenouille, Ron Clements & John Musker, 2009) à l’unisson avec Wycliffe Gordon qui déborde ici de swing. On retrouve encore le tromboniste pour deux nouveaux duos vocaux savoureux sur «Cheek to Cheek» (Top Hat, Mark Sandrich, 1935) et «Happy» (Moi, moche et méchant, Pierre Coffin & Chris Renaud, 2010), autre heureuse adaptation jazz d’un tube issu de la musique de grande consommation. Enfin, «Smile» (Les Temps modernes, Charlie Chaplin, 1936) est l’occasion d’apprécier un élégant solo de Pasquale Grasso, le frère guitariste de Luigi Grasso.
A la suite de cette bonne entée en matière, on espère retrouver Svetlana sur d’autres projets au cœur du jazz et entourée de musiciens tout aussi remarquables.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

François Dumont d'Ayot Quartet
Upon'isthms

Sanza, L'Antidote, Garbage Joke Gig, King-Song, Dark Castle Monk, Le Chant des Canuts, Mini-Mona, L'Olive, L'Alambic
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Guillaume Lavergne (p, kb), Guillaume Antonicelli (eb), Guillaume Chappell (dm)

Enregistré en octobre 2011, Lyon (69)

Durée: 56’ 07’’

Autoproduit (www.francoisdumontdayotquartet.com)

François Dumont d'Ayot Quartet
Shero'isthms

L'Alambic, Les Cyclamen, Anacoluthe n°1, Tangoellanne (
1er et 2e mouvement), Sabayon St Jacques, Anacoluthe n°2, Sofa Swing, Le Chemin des croisées (1er et 2e mouvement), Anacoluthe n°3, Treize heures l’îlot, Patrick's Day 
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Guillaume Lavergne (p, kb), Guillaume Antonicelli (eb), Attilio Terlizzi (dm)

Enregistré entre septembre 2013 et février 2014, Lyon (69)

Durée: 53’ 40’’

Great Winds 3172 (Musea)

François Dumont d'Ayot Quartet
Anadyomèn'isthms

Anthenenesong,Les Hespérides, Le Coffre mort, Deal lent, Naïve, Coelacanthe@free, Marche pygmée, Evanescence, Buzimir, Ouverture, Mini-Mona, Sénèquesong
François Dumont d’Ayot (s, fl, cl), Rémi Mercier (p, kb), Maurade Meniri (eb), Attilio Terlizzi (dm)
Enregistré des 29, 30 août et
1er septembre 2017, Sante-Foy-lès-Lyon (69)

Durée: 1h 11’ 15’’

Great Winds 3187 (Musea)
 

Basé à Lyon, où il dirige depuis dix ans le festival «Jazz à Cours et à Jardins», François Dumont d’Ayot est un multi-instrumentiste qui pratique à peu près toutes les variantes de la famille des flûtes, clarinettes et saxophones, notamment les plus atypiques comme le stritch (saxophone alto droit Buescher), le conn-o-sax (mezzo-soprano droit en fa) ou le saxophone ténor en ut (dont la tessiture se situe entre l’alto et le ténor). A la tête de son quartet, il a livré, ces dernières années, trois albums-concepts où s’ajoutent à l’originalité instrumentale une tentative de relier des continents musicaux (d’où le suffixe «isthme» répété sur chaque album) fort éloignés: d’un côté, la musique classique médiévalo-renaissance-baroque, de l’autre, le jazz avec des références revendiquées à Thelonious Monk ou Steve Lacy, parfois agrémentées de quelques excentricités électroniques.

Les compositions du leader, qui se présentent comme des suites, relèvent ainsi parfois du jazz, le plus souvent des musiques improvisées alliant musique ancienne, musique contemporaine et une forme de free échevelée, particulièrement avec l’emploi des saxophones. Sur Upon’isthms, on constate d’ailleurs que c’est sur les flûtes que François Dumont d’Ayot possède l’expression la plus limpide («Garbage Joke Gig» qui rappelle les bandes sons de Lalo Schifrin, rehaussées d’un bon groove au Fender), le swing n’étant pas non plus absent de thèmes comme «Dark Castle Monk» où le saxophone se fait plus rond. De même, sur Sphero’isthms, avec le dynamique «Sofa Swing», tandis qu’on note aussi de belles réussites mélodiques avec «Tangoellane», petite suite en deux mouvements. Enfin sur Anadyomèn’isthms, les entrecroisements musicaux deviennent plus difficiles à suivre, même si «Deal Lent» apparaît comme un oasis jazz auquel l’auditeur pourra se raccrocher.

A l’évidence, le travail de François Dumont d’Ayot est à réserver à un public curieux de recherches musicologiques
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Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Marc Benham
Biotope

Pablo, Airegin, La Suite de Finobacci, Con Alma, Moonlight in Vermont, Jitterbug Waltz, Year of the Monkey, On the Street Where You Live, Mood Indigo,  Samurai Sauce
Marc Benham (p), John Hebert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré en novembre 2018, Rueil Malmaison (92)
Durée: 48’ 28’’
SteepleChase 33140 (www.steeplechase.dk)


Après
avoir publié deux bons disques en solo, Herbst et Fats Food et un en duo tout aussi passionnant, Gonam City, avec le trompettiste Quentin Ghomari, Marc Benham se plie cette fois aux exigences du schéma classique du trio. Ses complices ne sont pas des débutants: le contrebassiste John Hebert et le batteur Eric McPherson se sont faits connaître comme sidemen de Fred Hersh, Andrew Hill ou Jackie McLean, excusez du peu! Aux standards intemporels («Airegin», «Con Alma», «Moonlight in Vermont», «Jitterbug Waltz» et «Mood Indigo») qu'il traite d'une façon à la fois respectueuse et originale, Marc Benham ajoute quatre compositions personnelles de bonne facture, en particulier «Pablo» qui ouvre le disque de belle manière.
On retrouve ici son jeu de piano, gorgé de citations nourries par une connaissance approfondie de l’histoire du piano jazz. Il est soutenu avec attention par un Eric McPherson toujours aussi musical et un solide John Hebert qui ont la délicatesse de respecter l'univers du pianiste sans imposer leur voix. Autodidacte formé à l’école de l'écoute, il a un sens aigu de l’harmonie dont il fait profiter ses élèves au Conservatoire de Gennevilliers et à la Bill Evans Academy. Ses improvisations toujours élégantes sont soutenues par un swing sans faille.
Un disque intéressant, inspiré par l'univers du jazz dans son ensemble, de Fats Waller à Sonny Rollins et Marc Benham, en passant par Ellington et Gillespie, où le pianiste expose ses qualités.

Daniel Chauvet
PS: Nous avons reçu cette chronique du regretté Daniel Chauvet grâce à l'amabilité de ses proches (Lise et Marion, cf. l'hommage que nous lui avons rendu). Nous l'avons préparée et corrigée comme si Daniel était encore là mais sans pouvoir échanger avec lui, avec le petit pincement au cœur de savoir que c’est sa dernière contribution et qu'il a donc jusqu'au bout pensé à Jazz Hot.
© Jazz Hot 2020

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Mike DiRubbo Quartet
Live at Smalls

Hope, Details, A Blues, Moving In, Pent-Up Steps, As It Stands, Archangel
Mike DiRubbo (as), Brian Charette (p), Ugonna Okegwo (b), Jongkuk Kim (dm)

Enregistré les 8 et 9 décembre 2017, New York, NY

Durée: 1h 05’ 52’’

SmallsLIVE 0058 (www.smallslive.com)


Né en 1970 à New Heaven, CT, Mike DiRubbo a débuté à la clarinette avant d’opter pour l’alto, dès ses 12 ans. D’abord autodidacte, il suit des études supérieures musicales, en particulier auprès de Jackie McLean. Installé à New York depuis 1997, on le retrouve dans les formations de Tony Reedus, Carl Allen (dm), Larry Willis, John Hicks (p), Eddie Henderson (tp), Cecil Payne (bar) ou encore Clarence Gatemouth Brown (voc, hca, g). Sa carrière de leader n’est pas non plus en reste puisque ce Live at Smalls est son septième album sous son nom, depuis From the Inside Out (Sharp Nine Records, 1999) avec Steve Davis (tb), notamment suivi de Keep Steppin’ et de Human Spirit (Criss Cross, 2001 et 2002) avec Jim Rotondi (tp) et Joe Farnsworth (dm), jusqu’à Threshold (Ksanti Records, 2013) qui compte déjà Brian Charrette et Ugonna Okegwo. En sideman ou en leader, Mike DiRubbo partage ainsi la scène et les studios avec les meilleurs, ce que ses qualités d’instrumentiste font paraître comme une évidence.
Se distinguant de la sonorité acidulée caractéristique de Jackie McLean, l’alto de Mike DiRubbo est plus ample et rond, se rapprochant davantage d’un Benny Carter, la vélocité parkérienne en plus. Il explique d’ailleurs être attiré par la tessiture de ténors comme Gene Ammons et Ben Webster. Issu de deux soirées de concert au club Smalls de Spike Wilner (qui a interrompu l’édition de ses Live at Smalls après une soixantaine de références au catalogue), Mike DiRubbo présente ici sept compositions personnelles, d’une belle musicalité (les racines italienne du saxophoniste), servies avec conviction par un quartet au bop nerveux qui ne relâche jamais le swing. A l’unisson de leader, Brian Charette est d’une étourdissante volubilité évoquant les dialogues Bird-Bud Powell (solo sur «Details») et portée par la densité rythmique d’Ugonna Okegwo et du Sud-Coréen Jongkuk Kim. Une intensité sans âpreté qui permet également au quartet de Mike DiRubbo d’enrober les ballades, comme «Movin In». Un excellent disque bénéficiant de la spontanéité propre au live.

me Partage
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Jimmy Cobb
Remembering U

Eleanor*°, Pistachio, Man in the Mirror, Remembering U, JC's Ac*, Composition 101, I Just Can't Stop Loving You, Willow Weep for Me*, W.K., Cedar's Rainbow, I Don't Wanna Be Kissed (By Anyone But You), Cobb's Belle
Jimmy Cobb (dm), Roy Hargrove (tp, flh)*, Javon Jackson(ts)°, Tadataka Unno (p), Paolo Benedettini (b)
Enregistré les 20-21, 28 juin 2016, Englewood Cliffs, NJ

Durée: 1h 04’ 09”

Jimmy Cobb World 1001 (www.jimmycobb.com)


Ce disque autoproduit par le grand Jimmy Cobb, dont le trio s’augmente sur trois titres de Roy Hargrove et sur un titre de Javon Jackson, incline à la nostalgie. C’est en effet le dernier enregistrement réalisé par le plus célèbre ingénieur du son de l’histoire du jazz, Rudy Van Gelder, disparu deux mois après. On retrouve également sur trois thèmes le regretté Roy Hargrove qui nous a quittés en 2018. De plus, Jimmy Cobb y avait enregistré un thème «Remembering U» dédiés à tous les musiciens qui ont accompagné, enrichi sa luxuriante carrière (Jazz Hot n°523-1995 et Jazz Hot n°634-2006), et s’ils sont nombreux et prestigieux, ils ont pour la plupart quitté ce monde, à commencer par Miles Davis, John Coltrane, Cannonball Adderley, Sonny Stitt, Freddie Hubbard, Wes Montgomery, Sarah Vaughan, Bobby Timmons et tant d’autres, car le parcours de Jimmy Cobb s’est fait parmi les étoiles (cf. l’impressionnante discographie dans les numéros déjà cités).
Ce disque a encore le goût doux-amer de ce temps qui passe avec cette composition intitulée «W.K.», en hommage à Wynton Kelly, écho au «Mister P.C.» de Coltrane pour Paul Chambers, car Jimmy Cobb constitua avec Paul Chambers et Wynton Kelly l’une des plus formidables rythmiques, l’un des plus grands trios de l’histoire du jazz. Cette teinte d’automne ne doit pas faire oublier que Jimmy Cobb est parmi nous et qu’il est un magnifique batteur, dont la personnalité est magnifié par son jeu de cymbales. Il est ici accompagné par l’excellent Tadataka Unno, un pianiste d’origine japonaise né en 1980, dont Roy Hargrove disait justement : «Ce que j'aime dans son jeu, c'est qu'il a un formidable sens de la dynamique. Et il ne se contente pas de frapper le piano. Il le touche comme Hank Jones, Teddy Wilson et Tommy Flanagan.» Sur «Cedar's Rainbow», un thème de sa composition en hommage à Cedar Walton, Tadataka Unno prend l’un de ses meilleurs chorus du disque. On retrouve avec plaisir Paolo Benedettini, le contrebassiste d’origine italienne, né en 1977 à Pise, un élève de Ron Carter qui présenta une thèse de musicologie à Bologne, en Italie, intitulée: «Chambers' Music, Paul Chambers and the Role of the Double Bass in the Jazz of the Fifties», ce qui le rend particulièrement compétent pour accompagner, en tant que contrebassiste, soixante ans plus tard le même Jimmy Cobb. Il a intégré l’orchestre en 2013. Sur l’hommage au trio de Wynton Kelly «W.K.», Paolo Benedettini prend un excellent chorus.

Seule faiblesse relative de cet enregistrement, «The Man in the Mirror», interprétée naguère par feu Michael Jackson, qui débute bien en format churchy, mais qui est sur le plan mélodique inconsistant, comme d’ailleurs sur le plan du message. Avec l’adjonction de Roy Hargrove sur trois titres et de Javon Jackson sur le premier d’entre eux, la musique n’est pas moins captivante, car le trompettiste possède cette flamme et cette inspiration qui donnent à ses interventions une profondeur et un dynamisme de tous les instants. Sur «Willow Weep for Me», le quartet revient au blues fondateur, et Roy Hargrove fait admirer sa capacité à renouveler n’importe quel répertoire avec son beau son et son imagination.
Au total, une heure de belle musique toute en nuances, pleine de swing et de cette musique aérienne que distille Jimmy Cobb avec toutes ses formations depuis plus de soixante ans…
Yves Sportis
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Yvonnick Prené
New York Moments

Ready Steady Blow, New Yorker, Very Early, Dear Zlap, Air on Sunny String, A Brooklyn Tale, Milestone, 46th Street, The Owl Farm, Bad April Fool
Yvonnick Prené (hca), Brian Charette (org), Jordan Young (dm)
Enregistré en février 2019, lieu non précisé

Durée: 1h 1’ 42’’

SteepleChase 31886 (www.steeplechase.dk)

Installé à New York depuis 2007, Yvonnick Prené, 36 ans, originaire de la région parisienne, y fait vivre la tradition Toots Thielemans. Sensibilisé très jeune à la musique –son père rapporte régulièrement des CDs de jazz et de blues à la maison et l’emmène aux concerts–, il découvre l’harmonica vers 7-8 ans et commence à s’initier en autodidacte. Un peu plus tard, vers 13-14 ans, son intérêt pour le jazz et le blues se précise: le jeune Yvonnick commence à prendre des cours de guitare, à explorer les bacs de Paris Jazz Corner et à lire… Jazz Hot! A 17 ans, il donne ses premiers concerts en club et, à la suite d’une leçon particulière avec Olivier Ker Ourio, opte pour l’harmonica chromatique. Il poursuit également des études musicales qui passent par La Sorbonne où il obtient une bourse lui permettant, à 23 ans, de poursuivre son cursus au City College de Harlem, où son apprentissage du jazz prend une toute autre dimension, comme il le dit lui-même dans les notes de pochette du présent disque. Devenu à son tour un pédagogue confirmé (il a publié plusieurs ouvrages sur l’harmonica chromatique) et un familier de la scène new-yorkaise, il a sorti quatre albums sous son nom entre 2013 et 2016, notamment enregistrés avec les guitaristes Michael Valeanu, Pascale Grasso (frère de Luigi), Peter Bernstein et l’organiste Jared Gold. Sur ce cinquième disque, New York Moments, l’harmoniciste rend hommage à la ville qui a lui a  fait toucher la réalité culturelle et artistique du jazz, une réalité dont il a manifestement eu l’intuition depuis son adolescence. Signant sept des dix titres, il s’est entouré de deux solides accompagnateurs: Brian Charette (1972), qui appartient aussi à la «famille» SteepleChase, a notamment accompagné quelques légendes du saxophone comme Lou Donaldson, Houston Person, George Coleman; Jordan Young (1978), originaire de Detroit, a débuté sa carrière auprès de grands représentants de cette scène: Marcus Belgrave (tp), Donald Walden, James Carter (s), Teddy Harris Jr. (p, ss) ou encore Rodney Whitaker (b). Rien d’étonnant donc que ce disque swingue et groove de la première à la dernière minute, tout en variant les couleurs. L’album s’ouvre ainsi sur une jolie ballade, «Ready Steady Blow», sur laquelle Yvonnick Prené s’exprime longuement, avec une intensité et une sensibilité qui évoquent la manière du géant belge de l’harmonica. Le soutien de Brian Charette et Jordan Young, ici comme sur les autres thèmes, apportant de la densité à la musique avec une pulsation toujours présente. Toots encore est directement évoqué à travers «Very Early», une composition de Bill Evans qu’il affectionnait. On retiendra sinon «Air on Sunny String» de Brian Charette, dont l’introduction nerveuse donne à l’harmonica des faux-airs d’accordéon, et enfin la composition finale, «Bad April Fool», bluesy en diable, pour laquelle le leader a repris l’harmonica diatonique de ses débuts donnant davantage de rugosité à son jeu. Du bop au blues, Yvonnick Prené s’inscrit avec beaucoup de réussite et sans servilité dans cette filiation directe avec le baron Toots. Bien joué!
me Partage
© Jazz Hot 2020

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Snorre Kirk Quartet with Stephen Riley
Tangerine Rhapsody

Unsentimental, Tangerine Rhapsody*, Blues Jump*, West Indian Flower, The Nightingale & the Lake, Uptown Swing Theme, Festival Grease, Nocturne
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley, Jan Harbeck* (ts), Magnus Hjorth (p), Anders Fjeldsted (b)
Enregistré en mars 2019, Copenhague
(Danemark)
Durée: 42’ 07”

Stunt Records 19112 (UVM Distribution)


En 2019, nous vous disions tout le bien que nous pensions du précédent disque de Snorre Kirk, Beat qui ne fait rien pour dissimuler son inspiration ellingtonienne, le Duke de Money Jungle en particulier mais pas seulement. Ici, Snorre Kirk s’associe avec des ténors, Stephen Riley mais aussi Jan Harbeck (présent sur deux titres) qui s’inspirent de ce que le Duke a eu de plus marquant sur l’instrument, Ben Webster et Paul Gonsalves.
Comme dans le précédent opus, Snorre Kirk renouvelle de la plus belle des manières le répertoire tout en gardant la fibre ellingtonnienne («Tangerine Rhapsody»), car il ajoute un vrai talent de compositeur de mélodies à son jeu de batterie réjouissant de précision et de légèreté (il fait penser au Max Roach du disque déjà cité, mais aussi à Sam Woodyard dans l’utilisation des caisses).
«Unsentimental» est un beau thème en mineur et sa mise en valeur, par le jeu suave d’un Stephen Riley webstérien à l’attaque, voire par moments proche de Benny Golson, sur le tapis que déroule Snorre Kirk est une vraie réussite. «Tangerine Rhapsody» est une petite merveille avec les deux ténors qui se répondent, par leur proximité mais aussi leurs différences, et avec toujours le piano très ellingtonien de Magnus Hjorth. Toujours avec les deux ténors, «Blues Jump» évoque plus le Duke par le jeu de batterie et la tension du ténor très Paul Gonsalves que Count Basie comme le dit Snorre dans le livret. «West Indian Flower» est un calypso qui rappelle le «Limbo Jazz» du Duke en compagnie de Coleman Hawkins, et par un certain côté un passage de la Dolce Vita de Fellini. «The Nightingale & the Lake» est une composition dévolue au seul pianiste qui est l’occasion d’un interlude réussi. «Uptown Swing Theme» est un thème swing bien enlevé qui rappelle l’univers webstérien.
«Festival Grease» est un blues classique en majeur, un bon moment qui souligne que le leader a parfaitement assimilé l’importance du blues dans l’esprit de cette musique. «Nocturne» est lui un blues en mineur, toujours dans l’esprit du Duke, une sorte de blues spiritual dont le Maestro avait le secret, et Snorre utilise très bien cette veine.
Snorre Kirk raconte rapidement son parcours dans un livret toujours précis, qui en devient donc plus intéressant. Né en Norvège, émigré au Danemark avec ses parents, il a aussi parcouru le sud de la France et la Grande-Bretagne pour diffuser son art. On comprend que son aisance de compositeur vient d’une solide éducation musicale, d’un environnement familial (une épouse compositrice), et son jeu de batterie a bénéficié de l’enseignement de Jonas Johansen et du grand Ed Thigpen, dont on retrouve quelques principes dans l’économie, la délicatesse, la précision et la musicalité du jeu de Snorre Kirk.
L’invité Stephen Riley n’est pas un inconnu. Né en 1975 à Greenville (North Carolina), il a commencé par l’alto avant de se consacrer au ténor, et après de bonnes études musicales conclues à la William Patterson University, sous la houlette de Rufus Reid, il a vite intégré à New York l’environnement de Jazz at Lincoln Center et de Wynton Marsalis, avec qui il tourne entre beaucoup d’autres musiciens de haut niveau qu’il côtoie: Marcus Robert, Nicholas Payton, Cyrus Chestnut, Ray Drummond, Victor Lewis, Harry Sweets Edison, Al Grey, Frank Wess, Lew Tebackin, Wayne Escoffery, Aaron Diehl, Dave Stryker… Stephen Riley possède une belle sonorité et une expressivité qui attestent de la bonne influence de ses fréquentations. Il a plus d’une dizaine de disques à son actif chez SteepleChase, ce qui indique qu’il est un musicien en pleine maturité.Le reste de la formation sert parfaitement le projet de Snorre Kirk de prolonger Duke Ellington, une des traces éternelles du jazz. Quand on le fait avec une telle excellence, ça inspire autant de respect que de plaisir, car l’originalité de la synthèse fait de ces enregistrements une création à part entière, tout aussi moderne que d’autres expressions du jazz. Le jazz est une musique de culture, de mémoire, et tant qu’il y aura des musiciens qui en ont…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

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Jon Boutellier
On the Both Sides of the Atlantic!

Black*, Blue Rose*, Maybe September°, Save That Time*°+, Nice & Nasty, Quiet Sides, 1974 Blues, We’ll Be Together Again, Yesterdays, Blues on the Corner*°
Jon Boutellier (ts), Alexander Claffy (b), Kyle Poole (dm) + Jean-Paul Estiévenart (tp)*, Kirk Lightsey (p)°, Célia Kaméni (voc)+
Enregistré les 11 et 12 décembre 2019, Meudon (78)

Durée: 58’ 30’’

Gaya Music Productions 050 (L’Autre Distribution)


Jon Boutellier (né à Vienne en 1986) n’est certainement pas venu au jazz par hasard: son père, Jean-Paul Boutellier, fondateur du Festival Jazz à Vienne, n’est pas étranger à sa vocation. Et bien que On the Both Sides of the Atlantic soit son premier disque sous son seul nom, il est déjà à la tête d’une consistante discographie en coleader, avec son complice Fred Nardin (Watt’s, Gaya, 2013) –en compagnie duquel il anime la jam du Duc des Lombards depuis 2014– et avec The Amazing Keystone Big Band (voir nos chroniques), cofondé en 2010 avec Bastien Ballaz et David Enhco, en plus du même Fred Nardin, et dont le Théâtre antique de Vienne avait servi, fort opportunément, de rampe de lancement en 2011. Entre la région lyonnaise et la Capitale (il a étudié d’abord à Lyon puis au CNSM de Paris), le ténor a mis à profit le réseau paternel et multiplié les rencontres: Cécile McLorin-Salvant (invitée sur Watt’s), Lawrence Leathers, Stochelo Rosenberg, John Clayton, China Moses, Laurent Courthaliac… et même l’illustre Quincy Jones (en plus de quelques autres collaborations clinquantes dans le monde de la variété).
Ce disque témoigne de la solide culture jazz de Jon Boutellier et de son ancrage dans la tradition porté avec résolution et dynamisme, à l’image des jeunes musiciens de la scène new-yorkaise qu’il s’est choisi pour partenaires: Alexander Claffy (1992, Jimmy Cobb, Louis Hayes, Harold Mabern), Kyle Poole (1993, déjà entendu avec Veronica Swift). Jon Boutellier a également invité, sur trois titres, un Maître du piano, subtil, Kirk Lightsey (1937). Les deux autres guests incarnent la rive opposée de l’Atlantique: le Belge Jean-Paul Estiévenart, à la sonorité profonde, et l’épatante Célia Kaméni (vocaliste habituelle de l’Amazing Keystone Big Band) dont nous avons déjà vanté les qualités. De même, le répertoire est habilement constitué de grands standards («Yesterdays»), de compositions moins courues lui permettant d’afficher de belles références («Blues on the Corner» de McCoy Tyner, «Black» de Cedar Walton), voire des morceaux rarement joués («Save That Time» du pianiste et chanteur de Kansas City, Russ Long), enfin un original, «Quiet Sides», une ballade bluesy enveloppée dans la rondeur du ténor. La moitié des titres sont ainsi joué en trio sax-basse-batterie, donnant tout le loisir d’apprécier les accents coltraniens de Jon Boutellier, crépusculaire sur le blues («We’ll Be Together Again» où il est admirablement soutenu par Alexander Claffy), avec un beau détaché de notes («Nice & Nasty») et un swing jamais démenti. On appréciera aussi l’habillage harmonique tissé par Kirk Lightsey («Maybe September»), l’intensité du duo ténor-trompette qui saisit l’auditeur dès le début du disque («Black») tout comme l’unique intervention de Célia Kaméni sur «Save That Time», fort joliment portée par le jeu perlé de Kirk Lightsey et la trompette bouchée de Jean-Paul Estiévenart. Sans doute le plus beau moment de cet album, réussi de bout en bout.
Jérôme Partage
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The Bill Hubbard Orchestra
Where or When

Blue Moon°, Dardanella*, Where of When+, Wrap Your Troubles in Dreams°, On Miami Shore, I May Be Wrong°+, El Tumbaito°, September Song, Satan Takes a Holiday, Darn That Dream+, If I Had You, It’s Only a Paper Moon°+++, Midnight Sun, Taking a Chance on Love, Sophisticated Swing°+, I Hear a Rhapsody*, Piel Canela°, Moments to Remember*+++, My One and Only Love, Because of You*, I’m in the Mood for Love*+, When Sunny Gets Blue*, It Had to Be You, Embraceable You*°
Matt Vance (lead, as, bar, cl, bcl), Curt Hubbard*, Glenn Hubbard° (vib), Amanda Higgin
ns+, Joe Veale++(voc), reste du personnel détaillé sur le livret
Enregistré les 16-17 juin 2018, Jacksonville, FL, voix enregistrées le 9 août 2018, New York, NY
Durée: 1h 19’ 01’’
Jazzheads 1234 (www.jazzheads.com


Bill Hubbard (1933-1985) est un vibraphoniste, chef d’orchestre et arrangeur, originaire de Miami, qui fut actif dans le sud de la Floride du début des années 1950 jusqu’au milieu des années 1960, dirigeant plusieurs combos puis un big band. Ne parvenant plus à le maintenir économiquement, il renonça alors à vivre de la musique. Toutefois, en 1980, désormais établi en Caroline du Nord, il remonta un nouvel orchestre avec des musiciens amateurs ainsi que ses deux jeunes fils, Curt et Glenn, également vibraphonistes. Le nouveau Bill Hubbard Orchestra parvint rapidement à trouver suffisamment d’engagements pour établir un fonctionnement pérenne et former une nouvelle génération de musiciens, dont le saxophoniste et clarinettiste Matt Vance, un ami des frères Hubbard, qui poursuivit à l’issue de cette première expérience une carrière professionnelle. Malheureusement, le décès prématuré de Bill Hubbard en 1985 mis brutalement fin à l’aventure. Voulant réactiver le répertoire de standards et de chansons populaires que Bill Hubbard avec constitué sur une trentaine d’années –dont une partie, qui avait été arrangée dans les années 1950 avec ses complices de l’époque, Don Rose (tb, b) et Fred Ashe (également leader de big band), n’avait jamais été jouée dans les années 1980–, Matt Vance a proposé en 2005 à Curt et Glenn Hubbard de ressusciter l’orchestre de leur père. Le projet mit plusieurs années à se concrétiser jusqu’au présent enregistrement liveeffectué en 2018, à Jacksonville, en Floride, comme un retour aux sources.  
Désormais à la direction musicale, Matt Vance a ainsi réuni un big band de vingt musiciens (où se confondent amateurs et professionnels), dont les deux fils vibraphonistes qui jouent alternativement mais aussi ensemble sur deux titres. Deux chanteurs de Broadway s’ajoutent à l’ensemble (dont les voix ont été enregistrées à part, à New York): Amanda Higgins, présente sur sept des vingt-quatre titres, dont deux en duo avec Joe Veale. Si ces impeccables vocalistes ne swinguent pas comme des artistes de jazz, ils assurent une prestation de qualité. Pour le reste, on a le loisir d’apprécier sur 1h20 les arrangements de Bill Hubbard, Don Rose et Fred Ashe, dont le détail est précisé. L’orchestre tourne bien et livre quelques versions dynamiques de «Wrap Your Troubles in Dreams», «On Miami Shore», «El Tumbaito» (pour la touche latine), «Satan Takes a Holiday» (très swing era) ainsi que «It Had to Be You». Un disque agréable.
Jéme Partage
© Jazz Hot 2020

Nikki & Jules
Baby Blues

Heaven’s Just a Prayer Away, Boogie on the Rocks, In a Sentimental Mood, It Won’t Be Long, I’m Dreamin’, Long Way Home*, The Trouble Was, I’ll Fly Away, What a Difference a Day Made, I Wanna Get Steady, Circumstances
Nicolle Rochelle (voc), Julien Brunetaud (p, org, g*, voc), Jean-Baptiste Gaudray (g), Bruno Rousselet (b), Julie Saury (dm)
Enregistré en avril-mai 2019, Marseille (13)
Durée: 48’ 15’’
Brojar Music (www.julienbrunetaud.com)


Né de la rencontre, en 2012, entre Nicolle Rochelle (Nikki) et Julien Brunetaud (Jules), le groupe Nikki and Jules revient dans bacs après un premier album éponyme enregistré en 2013 et les nombreux concerts qui ont suivi sa sortie. Rappelons que Nicolle Rochelle, qui s’est faite connaître en France en Joséphine Baker chez Jérôme Savary (2006-2010) avait déjà de nombreux rôles à son actif aux Etats-Unis, à la télévision et dans des comédies musicales depuis son plus jeune âge. Comédienne, chanteuse et danseuse, elle a par la suite multiplié les collaborations dans le jazz (Laurent Mignard Duke Orchestra, Archie Shepp Big Band…) mais a choisi le hip-hop (réflexe générationnel) pour relayer son militantisme politique qui lui a fait rejoindre les rangs des «Femen». Pour ce qui est de Julien Brunetaud, pianiste et chanteur nourri par le foisonnement musical de Crescent City, vous pouvez vous reporter à son interview dans Jazz Hot n°682 et à nos précédentes chroniques. Le duo vocal est renforcé de trois excellents partenaires: le guitariste Jean-Baptiste Gaudray qui se partage entre les scènes jazz, blues et la tradition Django, ainsi que deux piliers des sections rythmiques parisiennes, Bruno Rousselet et Julie Saury (Jazz Hot n°681).
Reflétant l’éclectisme revendiqué des membres de ce quintet, ce Baby Blues parcourt le spectre des musiques populaires américaines: gospel, blues, funk, soul, jazz, boogie voire rock’n’roll. Le disque s’ouvre ainsi avec un beau gospel, «Heaven’s Just a Prayer Away» issu du répertoire de la country et composé dans les années 1960 par le guitariste Tommy Tomlinson. Nicolle Rochelle interprète avec conviction cette version largement supérieure à celles de Norma Jean et Dolly Parton. Autre morceau auquel «Nikki» donne un relief particulier, «What a Difference a Day Made», où elle évoque la manière de Dinah Washington, avec en plus l’accompagnement très swing de «Jules», dans un registre plus jazz qu’à son habitude; on y apprécie aussi le jeu très fin de Jean-Baptiste Gaudray. Hormis sur ce titre, le pianiste reste d’abord fidèle à ses penchants: le boogie («Boogie on the Rocks»); la soul («It Won’t Be Long» où Nicolle tire son épingle du jeu malgré l’écrasante référence à Aretha Franklin, sa réussite devant aussi au groove de Julie Saury); le blues («Long Way Home», tout en sobriété, sur lequel Bruno Rousselet assure un soutien solide). On apprécie également la version langoureusement funky de «In a Sentimental Mood» et le sympathique rock & roll final («Circumstances») une des compositions de Julien Brunetaud. Un disque rafraîchissant, malgré quelques faiblesses, et dont on attend surtout qu’il soit porté sur scène, car c’est devant un public que Nicolle Rochelle exprime le mieux son art.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Marie Carrié
The Nearness of You

Joy Spring, The Nearness of You, Misty, Don't Blame Me, The Best Thing for You, Little Niles, Just in Time, Lullaby of the Leaves, Spring Can Really Hang You Up The Most, Sandu
Marie Carrié (voc), Alex Golino (ts), Yann Penichou (g), Nicholas Thomas (vib), Fabien Marcoz (b), Mourad Benhammou (dm)

Enregistré en 2019, Villetaneuse (93)

Durée: 49' 46''

Black & Blue 1080.2 (Socadisc)


Il se dégage une forme de sérénité chez Marie Carrié, chanteuse d'origine antillaise, qui a eu un parcours de vie peu commun, sa passion pour la musique, au-delà d'une formation de pianiste, ayant pris le pas sur son métier d'ergothérapeute. C'est en écoutant Carmen McRae, qu'elle réalise que la voix peut être l'instrument majeur au sein d'une formation, au même titre que n'importe quel soliste. Après un passage à la Bill Evans Academy auprès de Sara Lazarus, pour l'étude du chant jazz, et un apprentissage des musiques populaires brésiliennes avec Baden Powell, elle construit peu à peu son univers artistique lors de ses nombreux passages dans les clubs de la capitale en compagnie de musiciens à la solide expérience dont Alain Jean-Marie, David Sauzay, Gilles Naturel ou la fameuse Section Rythmique du batteur Guillaume Nouaux. Sa rencontre avec le guitariste et arrangeur Yann Penichou est un premier tournant dans sa carrière puisqu'elle sort deux albums en duo dont l'excellent Autumn Nocturne(autoproduit) laissant déjà entrevoir un talent émergeant dans l'art de revisiter les standards. 
Pour ce nouvel opus, elle a choisi la formule du quintet sans piano qui lui ouvre de nouvelles perspectives harmoniques sur des arrangements de son complice Yann Penichou. La thématique tourne autour de standards qu'elle revisite avec brio et originalité dans le choix des compositions, empruntées notamment à Clifford Brown et Randy Weston. Dès le titre, «Joy Spring», sa voix est posée, riche en nuances, avec des inflexions toujours proches du swing , doublée d'un superbe chorus en single notes dans un jeu direct de Yann Penichou, démontrant une culture jazz qui fait référence à Grant Green ou Kenny Burrell. C'est sur les ballades que la chanteuse excelle, notamment sur le morceau-titre de l'album, avec une légère sophistication et une expressivité donnant une certaine émotion. La présence au vibraphone de Nicholas Thomas, qu'elle a rencontré lors d'un master-class de Barry Harris en Italie, apporte une couleur singulière au quintet. Dès l'introduction en walkin bass sur «Just in Time», on assiste à un pur moment de swing et de maîtrise avec l'excellent Fabien Marcoz à la sonorité boisée et d'une grande précision rythmique– qui installe une forme de conversation avec la voix de Marie Carié. La belle version du «Little Nile» de Randy Weston avec la sonorité voilée d'Alex Golino au ténor et son léger vibrato Lesterien, reste un moment fort du disque, tout comme l'élégance du scat de Marie Carrié sur «Sandu». Une belle réussite pour un premier album sur un label faisant partie du patrimoine du jazz en France.
David Bouzaclou
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Dario Napoli Modern Manouche Project
Joie de vivre

You, Masks, The Shadow of Your Smile, Place de Brouckere, Our Spanish Love Song, Embraceable You, Joie de vivre, No Regrets, Simple Pleasure
Dario Napoli (g, eg), Tommaso Papini (g), Tonino De Sensi (eb)

Enregistré du 22 au 25 janvier 2019, Mariaheide (Pays-Bas)

Durée: 36’ 47’’

Autoproduit (http://darionapoli.com)


Le prolongement de la tradition Django Reinhardt n’en finit (heureusement) pas d’inspirer les musiciens, qu’ils appartiennent ou non à la communauté des gens du voyage et quel que soit leur pays d’origine. C’est le cas du guitariste Dario Napoli, né en Sicile en 1974 et résidant actuellement à Milan. Il a parcouru les scènes d’Italie, de France, de Belgique, de Suisse et d’Angleterre ouvertes à cette branche si particulière du jazz –la seule au demeurant d’essence européenne– qu’il a partagé avec plusieurs de ses représentants, dont l’incontournable Stochelo Rosenberg. Et c’est d’ailleurs à la faveur d’une tournée passant par les Pays-Bas (un des terres d’élection de cette musique) qu’il a enregistré cet album (en live), le cinquième dans sa discographie personnelle, depuis Gipsy Bop en 2012. 

Comme d’autres artistes évoluant dans cette esthétique (on pense notamment, pour la France, à Christian Escoudé), Dario Napoli –qui joue, selon les titres, sur une guitare acoustique ou une Gibson électrique– en propose un abord enrichi par une autre tradition, celle qui prend sa source entre les cordes de Charlie Christian, de Wes Montgomery et Joe Pass; de même il se nourrit de l’influence de musiciens plus près de nous dans le temps, comme Charlie Haden, dont une des compositions, «Our Spanish Love Song», aux beaux accents flamenca, est au répertoire de ce disque. Cette approche évoque aussi, bien évidemment, le Django bebop, électrique et visionnaire de la dernière période, dont un seul morceau seulement figure sur ce Joie de vivre: «Place de Brouckere», justement très réussi sur le plan de cette relecture électrifié, jusque dans le solo de basse de Tonino De Sensi. Outre deux jolies reprises («The Shadow of Your Smile» et «Embraceable You»), c’est finalement sur ses propres compositions (cinq sur neuf titres) que Dario Napoli se tient le plus près du Django acoustique, notamment sur l’excellent «You» qu’on croirait emprunté au Divin Manouche. Un bon disque qui s’achève sur un solo blues-rock claptonien qui ne manque pas de surprendre.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

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Pablo Campos Quintet
Jazz Life

Wecome to the Club, The Best Is Yet to Come, 60 East 12th Street, For All We Know, Jazz Life, Imagine My Frustation, Them There Eyes, On a Slowboat to China, Old Devil Moon, Poor Butterfly, The Way You Look Tonight, Buru’s Bounce, What a Little Monnlight Can Do, I Love Being Here With You
Pablo Campos (p, voc), Jérôme Etcheberry (tp), Nicolas Montier (ts), Raphaël Dever (b), Germain Cornet (dm)

Enregistré du 28 février au 2 mars 2017, Bayonne (67)

Durée: 1h 05’ 09’’

Jazz aux Remparts 64026 (www.jazzauxremparts.com)


Cet album, qui regroupe un beau quintet autour de Pablo Campos –à l’instar de celui dont nous vous parlions récemment avec le duo Luigi Grasso/Rossano Sportiello– constituent les deux dernières productions du label Jazz aux Remparts, lequel a cessé son activité, mis à l’arrêt pour incompatibilité avec la nouvelle politique artistique de la Scène Nationale du Sud Aquitain, laquelle s’est orientée vers les musiques actuelles et improvisées. Pour autant, les trente références du catalogue restent disponibles (sur www.jazzauxremparts.com) et il n’est pour non plus interdit d’espérer que le label fondé par Dominique Burucoa (également à l’origine de feu le festival Jazz aux Remparts, à Bayonne) ne sorte de cette mise en sommeil.

En attendant Godot, on a tout le loisir d’apprécier cet enregistrement, sans doute effectué à quelques mois d’écart de la session new-yorkaise que Pablo Campos a gravé pour l’album People Will Say (voir Jazz Hot 2019). L’état d’esprit est d’ailleurs assez similaire avec une rythmique au cordeau, tenue par Raphaël Dever (pilier du trio de Pierre Christophe) et Germain Cornet, complice habituel du pianiste et comptant parmi les plus réjouissantes révélations survenues ces dernières années sur la scène jazz parisienne. Viennent s’y ajouter deux soufflants de grande qualité: Nicolas Montier et Jérôme Etcheberry. Difficile de rater la mayonnaise avec de tels ingrédients. De fait, la communication entre les musiciens s’établit autour du swing qui s’immisce partout: dans le toucher du leader (solo aérien sur sa  composition «60 East 12
th Street»), l’accompagnement de Raphaël Dever (auteur également d’une belle intervention sur «On a Slowboat to China»), le soutien de Germain Cornet (qui dynamise l’ensemble dès les premières mesures) et bien sûr l’excellent duo formé par le ténor et le trompettiste qui apportent de la matière et de la profondeur. Pianiste étonnant et crooner talentueux, Pablo Campos est décidément une valeur sûre.
me Partage
© Jazz Hot 2020

Catherine RussellCliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disque
Alone Together

Alone Together, You Turned the Tables on Me, When Did You Leave Heaven?, Early in the Morning, Is You Is or Is You Ain't My Baby?, You Can't Pull the Wool Over My Eyes, Shake Down the Stars, I Wonder, He May Be Your Dog But He's Wearing My Collar, Errand Girl for Rhythm, How Deep Is the Ocean?, I Only Have Eyes for You, You're not the Only Oyster in the Stew
Catherine Russell (voc), Matt Munisteri (g, dir, arr), Mark Shane (p), Tal Ronen (b), Mark McLean (dm, perc), Jon-Erik Kellso (tp, arr), John Allred (tb), Evan Arntzen (ts), Dana Lyn (vln, strings arr), Eddy Malave (vla), Marika Hughes (cello), Mark Lopeman (arr)

Enregistré les 20-22 août 2018, New York, NY
Durée: 51’ 27”
Dot Time Records 9083 (Socadisc)


Catherine Russell a déjà une longue carrière, de chanteuse et de choriste (Claudine Amina Myers) et pas forcément dans le jazz puisqu’elle a contribué comme chanteuse, guitariste et claviériste à la formation de David Bowie jusqu’à 2004. Quand les tournées avec la star à paillettes se sont achevées, Catherine Russell a choisi de retourner à ses racines, le jazz, car Catherine Russell n’est autre que la fille du pianiste et chef d’orchestre Luis Russell (1902-1963), un Panaméen de naissance, passé par New Orleans, qui accompagna King Oliver, Henry Red Allen, Albert Nicholas, Louis Armstrong dans la durée, et qui enregistra de nombreuses faces sous son nom pour OKeh, Brunswick, Victor… Sa mère, Carline Ray, décédée en 2013, diplômée de la Manhattan School et de la Juilliard, était aussi guitariste dans l’International Sweethearts of Rhythm (Seconde Guerre) puis avec Erskine Hawkins, Mary Lou Williams, Ruth Brown… On comprend mieux ainsi les qualités culturelles de cette belle chanteuse née à New York en 1956, à l’écoute de cet enregistrement où l’expression hot, le swing et le blues se mélangent avec une telle réussite, dans des registres qui ne sont pas éloignés d’une Dinah Washington, moins canaille et avec moins de vibrato (ce qui n’est pas un défaut), un bon growl quand il faut, et elle soutient la comparaison.
Elle a dédié ce disque à ses parents. On entend toute son implication dans la conviction de sa voix comme dans les arrangements old school (avec des teintes à la Basie, new orleans, des couleurs blues à la T-Bone Walker, des évocations du trio du meilleur Nat King Cole), des arrangements pas du tout simples, qui cadrent très bien avec ce projet de restituer sans superficialité la beauté de l’expression hot d’un âge d’or du jazz. La mention des arrangeurs de chacun des thèmes dit assez que tout a été travaillé avec précision, minutie et une exigence louable.
C’est donc une belle restitution de ce que le jazz mainstream a de meilleur. Les bons Jon-Erik Kellso («Is You Is or Is You Ain't My Baby?»), Matt Munisteri («He May Be Your Dog But He's Wearing My Collar»), Mark Shane (capable de tourner les notes parfois comme un Pr. Longhair ou un Dr. John, «Early in the Morning»), Evan Arntzen, Tal Ronen et Mark McLean (jeu de caisse claire, balais), ne sont pas pour rien dans la réussite. Mais au premier plan, il y a avant tout Catherine Russell, une grande voix du jazz, même si elle est méconnue en France, qui porte littéralement cet enregistrement. Elle est capable de toutes les virtuosités («Errand Girl For Rhythm») et de la plus naturelle des expressions («How Deep Is the Ocean»), possède une évidente facilité et une totale liberté sur le tempo, comme en atteste une relecture parfaite des standards («How Deep Is the Ocean?», «I Only Have Eyes for You») et une excellence dans le blues pas si loin de l’esprit de Bessie Smith («He May Be Your Dog But He's Wearing My Collar», avec en soutien une belle partie de collective improvisation par Matt Munisteri, Mark Shane et Mark McLean).
Catherine Russell fait son petit bonhomme de chemin aux Etats-Unis où elle se produit régulièrement, y compris au Carnegie Hall et à Jazz at Lincoln Center; on peut la rencontrer en Europe (Espagne et Allemagne), en Asie et en Australie. Elle continue quelques piges de back-vocalist dans la musique rock-pop avec Steely Dan par exemple, peut-être le beurre dans les épinards ou par goût. Depuis 2014, sa réputation a grandi et lui a valu une nomination aux grammy awards. Elle présente sur son site (www.catherinerussell.net) quelques enregistrements qui ont précédé avec régularité celui-ci, et qui permettront de faire plus ample connaissance avec une artiste, une voix jazz qui suscite la curiosité et une attente car elle a de la marge: Harlem on My Mind, 2016 (Jazz Village 579004), Bring It Back, 2014 (Jazz Village 579001), Strictly Romancin', 2012 (World Village 468101), Inside This Heart of Mine, 2010 (World Village 468092), Sentimental Streak, 2008 (World Village 468075), Cat, 2006 (World Village 468063).
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDarryl Hall
Swingin' Back

Inner Urge, Bare Bones, Libera Me, Woody’n You*, My Ideal, Curaçao Vagabundo, I Love It When You Dance That Way, Pas si vite*, Exactly Like You**, Pink Panther, Lullaby of Birdland, In The Near, Blues for Big Mama, Take Time for Love, Lift Every Voice
Darryl Hall (b), Keith Brown (p, fenderp), Kenneth Brown (dm), Baptiste Herbin (as, ss)*, Chiara Pancaldi (voc)**
Enregistré le 27 avril 2019, Clermont-Ferrand (63), 5 août 2019, Montreuil (93)* et le 9 octobre 2015, Vignola (Italie)**
Durée: 55’ 20’’
Space Time Records BG 1947 (Socadisc)


Il ne faut cesser de rappeler l’importance fondatrice, au-delà d’une certaine mythologie, de la présence des jazzmen américains en France et à Paris qui a accueilli, depuis les années 1930, plusieurs générations formant une communauté d’expatriés de passage ou installés plus durablement 
alimentant ainsi l’indispensable transmission culturelle entre la terre de naissance du jazz et celle de sa reconnaissance artistique (dont Jazz Hot est un acteur de premier plan depuis 1935). On pense à Don Byas, Lucky Thompson, Sidney Bechet, Memphis Slim, Bill Coleman, Kenny Clarke, Archie Shepp, Nathan Davis, Sonny Criss, Bud Powell, Kirk Lightsey, John Betsch, Bobby Few, Ricky Ford. L’attrait de Paris et de la France ne s’est jamais démenti auprès des musiciens américains, malgré la progressive diminution des clubs et le recul de la diffusion de l’art. Récemment encore, des musiciens de qualité choisissent la France, comme Famoudou Don Moye, Jason Marsalis, Ali Jackson… Le contrebassiste Darryl Hall prolonge lui aussi cette longue histoire, depuis une quinzaine d'années, devenant par son talent une figure incontournable des clubs de la capitale, lui qui a vécu à New York réalisant une carrière de sideman auprès de grandes figures du jazz dont les pianistes Mulgrew Miller, James Williams, Hank Jones, Cedar Walton, George Cables, Geri Allen, Harold Mabern, Kirk Lightsey, Martial Solal ou Donald Brown. Originaire de Philadelphie, comme ses illustres prédécesseurs Percy Heath, Charles Fambrough, Arthur Harper, Jymie Merritt ou plus récemment Christian McBride, il s'inscrit dans cette sonorité large et profonde où l'on retrouve des éléments du jeu de Ray Brown avec un sens de la mélodie et une précision rythmique impeccable. Cet art de l’accompagnement qu’il a également peaufiné auprès de belles voix du jazz de l’exigence d’une Betty Carter à Dianne Reeves en passant par Mary Stallings ou Carmen Lundy. Diplômé en composition de la fameuse Manhattan School of Music et lauréat du concours Thelonious Monk à New York en 1996, il sort enfin son deuxième album en leader après près de deux décennies d'attente sur le label de Xavier Felgeyrolles, Space Time Records.
Pour ce rendez-vous, il s'entoure des frères Brown, Keith au piano et Kenneth à la batterie. Les fils du pianiste de Memphis, Donald Brown, ancien directeur musical des Jazz Messengers d'Art Blakey, apportent au trio une assise rythmique de premier plan ancrée dans la tradition donnant alors plus de sens au titre de l’album Swingin’ Back. «C’est une façon de ramener au premier plan cet élément essentiel du jazz. Joué à bon niveau, le swing est tout aussi moderne que les concepts non swing» nous dit-il dans les notes de pochette. Une affirmation qu’il assume aussi bien sur scène, quel que soit le contexte, que dans le cadre d’un studio d’enregistrement, à l’image du fameux «Inner Urge» de Joe Henderson qu’il joue avec autorité avec un son énorme et une précision au niveau du tempo dans la lignée d’un Percy Heath avec une élégance dans le swing, doublé d’une ligne de basse toujours aussi claire et ferme.
Keith Brown nous délivre dès le premier thème un chorus plein de détermination plaquant les accords à la McCoy dans un jeu alliant délicatesse du toucher, sens du swing et raffinement harmonique. L’album cultive une forme d’excellence dans le choix du répertoire et dans la variété des formules à géométrie variables allant du trio classique au duo voix ou saxophone. Sa version du «Libera Me» de Gabriel Fauré est d’une grande musicalité avec sa longue introduction modale amenant le trio sur un développement plein de décontraction et de swing. Le duo avec le jeune altiste virtuose Baptiste Herbin sur «Woody’n You» et surtout «Pas si vite» sur un découpage rythmique au groove funky, est une réussite avec de nombreuses citations et une musicalité exemplaire. Darryl Hall instaure également un véritable dialogue avec la belle voix expressive de la chanteuse italienne Chiara Pancalti, qui possède le sens du swing et étonne par la clarté de son phrasé sur le classique «Exactly Like You». L’aspect mélodique est également présent dans le jeu du leader que l’on retrouve dans l’exposition du thème «My Ideal» en formule du trio et sur le superbe «Lullaby of Birdland» où il prolonge de façon singulière une lignée allant de Jimmy Blanton à Ray Brown. Un jazz de culture avec toujours ce souci de faire swinguer le blues avec brio comme sur «Blues for Big Mama» où il démontre en solo une belle  maîtrise technique doublée d’une connaissance du jazz dans sa globalité. Le final mettant en relief les voix de Barack Obama, Mohamed Ali et le révérend Martin Luther King donne à ce projet une dimension supplémentaire à son œuvre. Une véritable réussite qu'on espère voir se poursuivre par des enregistrements sur les scènes des festivals ou en studios.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDavid Kikoski
Phoenix Rising

Phoenix Rising, Kik It, Wichita Lineman, If I Were a Bell, Emily, Love for Sale, My One and Only Love, Lazy Bird, Willow Weep For Me
David Kikoski (p), Eric Alexander (ts), Peter Washington (b), Joe Farnsworth (dm)

Enregistré le 20 décembre 2018, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 59’ 12”

HighNote 7328 (Socadisc)

La musique de David Kikoski, qui se produisait à Paris récemment et qui nous a fait le plaisir de répondre à nos questions, est toujours d’un haut niveau: elle lui ressemble. C’est un formidable pianiste de jazz qui a une carrière très étendue, de sideman en particulier, et son style, une forme de post bop, mêle tous les amours qu’il a eus dans ce registre. D’une certaine manière, sa fraternité sur ce disque avec Eric Alexander et cette section rythmique de grande valeur (Peter Washington et Jon Farnsworth) n’a rien du hasard. Ils sont des musiciens très demandés sur la scène new-yorkaise qui partagent une certaine idée du jazz, straight ahead, hautement énergétique où le swing et l’expression sont dominants. On sent surtout un héritage post-coltranien, le Coltrane de Prestige-Blue Note-Atlantic plus que celui d’Impulse! («Lazy Bird»), et en ça, ces musiciens continue d’entretenir la flamme de ce patrimoine particulier du grand saxophoniste. Le quartet modèle est bien celui aussi avec McCoy Tyner, première période également mais chez Impulse!, une influence de David Kikoski («Phoenix Rising», «Lazy Bird»). Mais l’univers de David Kikoski est large, comme ses amours, et on peut aussi entendre directement Joe Henderson et Michael Brecker, et son long parcours avec Roy Haynes a laissé des traces durables; des influences partagées par Eric Alexander. David Kikoski est aussi un splendide pianiste dans les tempos lents, les ballades comme en témoignent «Emily» et «My One and Only Love», du beau piano jazz, apaisé, qui fait visiblement partie de son univers. C’est enfin un amateur de rythmes plus chaloupés, avec des petites tournures néo-orléanaises plus que rhythm and blues, sur «Love for Sale», «Willow Weep for Me», qui aurait plu à Crescent City.
David Kikoski aime le jazz, et il y a chez lui, comme chez ses compagnons, ce côté ludique et spectaculaire des musiciens de longue date qui prennent un réel plaisir, physique, à cette musique. Le caractère heureux de cette séance se perçoit; les musiciens, tous virtuoses de leur instrument, s’épanouissent sans retenue, avec générosité, sans calcul. Du «happy jazz» qui ne se pose aucune question, direct, par des musiciens qui maîtrisent parfaitement leur langage et leur instrument, et un disque plaisir pour l’amateur de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueTete Montoliu Trio
Barcelona Meeting

All the Things You Are, Have You Met Miss Jones?, Solar, Old Folks/All Blues, What's New?, Jo Vull Que M'acariciis, Oleo, I Love You, I Can't Get Started
Tete Montoliu (p), Reggie Washington (b), Alvin Queen (dm)
Enregistré le 22 mai 1988, Barcelone (Espagne)
Durée: 1h 07’ 35”
Fresh Sound Records 5060 (Socadisc)


All stars sans hésitation, avec la conjonction pour la production du meilleur de Barcelone (Jordi Pujol pour l’édition du disque et Jordi Suñol pour la production du concert), et avec un trio réunissant trois grands artistes, dirigé par le pianiste catalan Tete Montoliu qui a tant donné au jazz dans une carrière exceptionnelle où sa route a croisé tant de musiciens de haut niveau. Ici, il y a l’une des plus belles sections rythmiques de musiciens américains installés en Europe autour du pianiste. A l’époque, comme le rappelle le livret, ce trio accompagnait Jerome Richardson qui se produisait à Barcelone. La séance en trio se fit naturellement, sans aucun problème, mais a dû attendre plus de trente ans pour être éditée en intégral ici.
Tete Montoliu est un pianiste virtuose dans l’esthétique bebop et post bop, un de ces artisans du beau piano jazz qui, depuis Bud Powell, illuminent la scène du jazz (Kenny Drew, Wynton Kelly, Phineas Newborn, Red Garland, Ray Bryant, Erroll Garner, Horace Silver, McCoy Tyner, Sonny Clark, Kenny Barron, Harold Mabern, James Williams, Stanley Cowell, John Hicks, Mulgrew Miller…), la liste est longue et sans fin tant le jazz a généré de talents hors normes en matière de piano jazz des années 1950 aux années 1970. Tete Montoliu (1933-1997) est l’un de ces artistes: pianiste aveugle, il a sillonné le monde, apportant sa personnalité si particulière, un style très brillant, plein d’éclats, d’angles vifs, un toucher percussif, une puissance étonnante sur le clavier, avec une capacité à swinguer dans tous les tempos, à apporter sa poésie, son imagination et une touche de blues tout à fait perceptible, ce qui est en général le plus difficile pour un musicien non afro-américain. Il a commencé jeune, à 14 ans, et a fait ses classes, lui aussi, avec Don Byas qui décidément a été très important pour le jazz dans l’Europe de l’après Seconde Guerre (on a vu également son influence dans la Belgique d’alors). Don Byas, musicien «classé» mainstream est bien celui qui ouvre notre continent au bebop, curiosité de l’histoire si l’on n’a pas compris que le bebop n’est qu’une des dimensions du jazz. L’histoire de Tete Montoliu est en fait parallèle à celle de la scène française et parisienne, belge, scandinave, etc., puisqu’il fonde en 1948 le Be-Bop Trio (dissous en 1953).  A partir de cette date, Tete Montoliu est une figure de premier plan de la scène  de la Capitale catalane, et il développe dans ces années un style personnel, suivant les développements du jazz, participant aux grands événements de la scène européenne (Cannes, 1958 ; San Remo, 1959 ; Berlin, 1961, Comblain-la-Tour, 1964). Il est alors, en plus bebop dans l’esprit, le digne pendant de Martial Solal en France, c’est-à-dire l’un des pianistes les plus remarquables que l’Europe donne au jazz. Tete Montoliu est même devenu le pianiste maison du Jamborre Club de Barcelone. Dans les années 1960, il anime les scènes d’Europe du nord (Berlin, Copenhague), où il croise la route de Niels-Hennig Ørsted Petersen et Alex Riel, accompagnant Archie Shepp, Roland Kirk, Dexter Gordon, Kenny Dorham. C’est avec Roland Kirk, autre célèbre aveugle du jazz, qu’il tourne en Europe au sein du Newport Jazz Festival délocalisé. Il accompagne par la suite, à Barcelone où il est retourné, Donald Byrd, Dexter Gordon, Booker Ervin, Pony Poindexter, signe que le jazz américain en a fait l’un des siens, à tel point que lors de son premier voyage à New York, il déçoit le commanditaire (la chambre de commerce espagnole) qui ne s’attendait pas à un artiste aussi parfaitement «américain». Tete en profite pour jouer au Village Vanguard, remplace Barry Harris dans le quartet de Sonny Criss et enregistre pour Bob Thiele en compagnie de Richard Davis et Elvin Jones, rien de moins, consécration de son talent d’artiste de jazz. Sa carrière est alors une suite ininterrompue de rencontres exceptionnelles (Ben Webster, Don Byas, Lucky Thompson, Dexter Gordon, George Coleman, Peter King, Al Tootie Heath, Anthony Braxton, etc.) qui transforment cette notoriété déjà importante en légende, la légende du jazz de Barcelone. Il enregistre sur tous les grands labels européens, et, en dehors de Fresh Sound pour Soul Note, Black Lion, Enja, Steeple Chase, Timeless, Ensayo… jusqu’à un duo en 1979 avec Chick Corea pour Contemporary aux Etats-Unis.
Quand Tete enregistre cet album, il est donc un artiste consacré, et c’est dans un club ancien et célèbre, le Cova del Drac de Barcelone (alors situé Calle Tuset, qui existe toujours, mais à une autre adresse) qu’il se produit avec ce trio en soutien de Jerome Richardson. C’est à la suite de l’enregistrement du quartet aux Estudis Gema (Studios Gema), aujourd’hui disparus, que le trio a décidé d’enregistrer la matière du disque qui sort aujourd’hui. Reggie Johnson est un excellent contrebassiste, brillant soliste, très largement mésestimé sauf par Tete Montoliu et nombre de grands pianistes qui tournent en Europe, et Alvin Queen est ce batteur rayonnant, l’un des plus dynamiques et virtuoses de la scène du jazz, un de ces batteurs d’exception à l’aise dans tous les registres, mainstream, bebop ou post bebop, en petite formation ou en big band. Il apporte une énergie et un drive à toutes formations auxquelles il participe. Avec cette assise, Tete Montoliu est à son zénith («I Can't Get Started») et nous gratifie d’une de ses compositions («Jo Vull Que M'acariciis», du catalan qui peut se traduire par «Je veux que tu me caresses», un vrai blues catalan). C’est donc un magnifique enregistrement d’une musique straight ahead mais aussi in the tradition, sans retenue et avec une telle maestria que la virtuosité des trois musiciens s’efface devant une expression sans âge: du grand jazz! Tout cela, Jordi Pujol vous le dit avec beaucoup de détails et une discographie très précise, comme toujours. On vous l’avait dit: un disque all stars sur tous les plans…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWoody Shaw Quintet
At Onkel Pö's Carnegie Hall, Hamburg 1979, vol. 1

Some Other Blues, All the Things You Are, Stepping Stone, In a Capricornian Way, It All Comes Back to You
Woody Shaw (tp, flh), Carter Jefferson (ss, ts), Onaje Allan Gumbs (p), Stafford James (b), Victor Lewis (dm)
Enregistré en juillet 1979, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 06” + 47’ 11”
NDR Info/Jazzline PÖ
D77070 (Socadisc)


Témoignage d’une époque, c’est la splendide musique portée par la tension de ces musiciens qui dans les années 1970 ont prolongé l’histoire du jazz, en enrichissant le langage par l’apport de leur personnalité et de la réalité de leur époque, sans céder aux modes commerciales et aux mirages de la société de grande consommation qui s’acharnent sur le jazz depuis le début des années 1960. Ce Live At Onkel Pö's Carnegie Hall s’inscrit dans la série d’éditions (des nouveautés) des concerts enregistrés dans un club de jazz de Hambourg que nous avons déjà évoquée en 2019 à propos d’autres beaux concerts (Louis Hayes, etc.). Nous vous prions de vous y référer pour vous remémorer la genèse de l’attachante histoire de ce club. Ici, nous avons un enregistrement en deux disques d’un quintet, un all stars, un de ceux qui opèrent dans les années 1970, la synthèse savante entre un hard bop d’un niveau exceptionnellement élevé et l’héritage du free jazz, le seul, le vrai, celui qui laisse libre cours à l’expression culturelle ancrée dans le jazz («All the Things You Are»), sans s’enfermer dans un système ou dans la gratuité non enracinée, celui de la descendance coltranienne («Some Other Blues» réactualisé en ouverture de cet album par Woody Shaw évoque la version de John Coltrane en 1959) et plus largement afro-américaine qui est encore d’une richesse de talents inimaginable alors.
Ce quintet offre des musiciens rares: le leader Woody Shaw (1944), prématurément disparu à 45 ans en 1989, un grand leader, un grand compositeur («Stepping Stone»), un trompettiste virtuose digne héritier par la virtuosité et l’inspiration musicale d’un Dizzy Gillespie (ses dernières notes sur ce thème citent subrepticement «Night in Tunisia»), précurseur et inspirateur de nombre de trompettistes actuels, à commencer par Wynton Marsalis, Roy Hargrove, dont il préfigure le lyrisme («All the Things You Are») et on peut le dire de la plupart des trompettistes de jazz, l’égal en son temps par le talent de Freddie Hubbard. Il est de ces musiciens qui restent peu connus, en dépit d’une bonne discographie, parce qu’ils ont choisi l’intégrité artistique et l’esprit du jazz dans une époque difficile pour le jazz, plus portée déjà sur les modes et la normalisation commerciale et institutionnelle.
A ses côtés, un véritable plaisir, Carter Jefferson au ténor et au soprano, héritier de John Coltrane, qui partage la même vie courte (1946-1993), et dont les racines (The Temptations, The Supremes, Little Richard, dans les années 1960) et le langage correspondent si étroitement à la musique de son leader: hot, blues, spirituel, swing. Son trop court passage sur terre lui a permis de côtoyer Mongo Santamaría, Art Blakey, Woody Shaw, Elvin Jones, Roy Haynes, Cedar Walton, Jerry Gonzalez, Malachi Thompson… Il n’y a pas de hasard. Il est splendidement lyrique au soprano («In a Capricornian Way», «All the Things You Are»), puissant au ténor. La section rythmique est une sorte de perfection, avec le rare (sur les scènes) Onaje Allan Gumbs, un héritier de McCoy Tyner, puissant, tout entier investi dans ce langage. Il possède aussi une discographie qui dit tout de son parcours: une dizaine de bons albums en leader et plus aux côtés des Nat Adderley, T.K. Blue, Betty Carter, Norman Connors, Carlos Garnett, Toninho Horta, Ronald Shannon Jackson, Bennie Maupin, Cecil McBee, Avery Sharpe, John Stubblefield, Buster Williams… Quelques problèmes de santé et une orientation vers l’enseignement ont sensiblement réduit son exposition sur les scènes de jazz depuis une dizaine d’années.
Le bassiste Stafford James (Jazz Hot n°477), brillant ici («Some Other Blues», «All the Things You Are») a un parcours très particulier. Né en 1946, c’est dans l’architecture qu’il a fait ses premiers pas avant de se consacrer à la musique et à la contrebasse, d’abord dans un registre savant par l’apprentissage avant de rencontrer Pharoah Sanders à New York, puis de jouer avec Sun Ra, Monty Alexander, Albert Ayler, Alice Coltrane. Dans les années 1970, il côtoie Jimmy Heath, Woody Shaw, Al Cohn, enregistre son premier disque avec Harold Mabern, Frank Strozier, Louis Hayes… Dans les années 1980, il fait le tour du monde avec différentes formations, joue avec Mulgrew Miller, compose des pièces classiques et joue Schubert… Il s’est installé à Paris en 1989 où il est venu avec Pharoah Sanders, époque à laquelle nous l’avons croisé, puis a rayonné en Europe au cours des années 1990, tourne avec Onaje Allan Gumbs, joue Stravinsky avec un orchestre philharmonique en Ukraine, accompagne Freddie Hubbard. Il se consacre dans les années 2000 à l’enseignement, notamment à l’Université de Graz en Autriche, et le Chicago Symphony orchestra consacre un programme à ses compositions. Il enregistre plusieurs disques avec le Stafford James String Ensemble, dont le dernier en 2019 à Chicago et Zürich; une carrière très riche à laquelle il faut ajouter quelques musiques de film. Quant à Victor Lewis, c’est un formidable rythmicien dont la grande carrière vient encore de faire récemment l’objet d’un article (Jazz Hot 2019), après un précédent en 2001 (Jazz Hot n°584). Nous vous laissons le soin de relire son parcours.
Ce quintet de Woody Shaw est de ces formations dont on ne se lasse pas de repasser les enregistrements, car il porte ce que le jazz a de meilleur et d’authentique, dans une esthétique pourtant moderne, parfois free. Il ne renonce jamais à la beauté formelle de la mélodie tout en ayant l’esprit le plus inventif, et il ne perd jamais l’ancrage culturel. Ces concerts chez Onkle Pö’s sont inédits, c’est une chance supplémentaire de retrouver Woody Shaw et ses compagnons pour de nouvelles aventures.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Hetty Kate
Under Paris Skies

Azure-te (Paris Blues), On the Street Where You Live, Once Upon a Summertime, Get Out of Town, If You Could See Me Now, Darling je vous aime beaucoup, Under Paris Skies, La Belle vie, After You’ve Gone, Tout doucement, Down With Love, A Nightingale Sang in Berkeley Square
Hetty Kate (voc), James Sherlock (g), Ben Hanlon (b)

Enregistré en 2017 et 2018, Thornbury (Australie)

Durée: 41’ 12’’

Lisez l’Etiquette Records HKDDUPS19 (www.hettykate.com)

Cela fait déjà cinq ans que nous avons découvert cette drôle de jeune femme, au curieux nom sur le plan phonétique, ce dont elle joue, d’abord sur la scène du Caveau de La Huchette (Jazz Hot n°672), puis par l’écoute de ses albums (Jazz Hot n°674). Depuis de l’eau a coulé sous les ponts de la Seine et l’Anglo-australienne a décidé de poser ses valises à Paris, depuis janvier 2017, tout en retournant régulièrement en Australie où elle continue de se produire. Elle y a enregistré, au fil de ces séjours, son dernier album en compagnie de deux musiciens de la scène jazz de Melbourne: le guitariste James Sherlock et le contrebassiste Ben Hanlon. Le premier, diplômé de guitare classique, outre une collaboration au long court avec la chanteuse Kristin Berardi, accompagne à l’occasion les jazzmen et jazzwomen de passage; il a ainsi partagé la scène avec Jeff Tain Watts, Sheila Jordan, Martin Taylor, entre autres. Le second, également de formation classique, appartient depuis 2011 au Melbourne Symphony Orchestra et mène une double carrière dans le jazz, essentiellement avec James Sherlock, ce qui a d’ailleurs donné lieu à un album (Duo, 2017).
La finesse des deux solistes et l’extrême sobriété de leur accompagnement fournissent un support parfait à Hetty Kate qui retransmet, sur ce Under Paris Skies, les émotions aussi fortes que contradictoires de ceux qui font le choix de partir vivre loin de leurs proches, attirés par l’aventure féconde d’un ailleurs et n’en reviennent jamais complètement. Cette expérience a, à l’évidence, donné un peu plus de profondeur à l’expression de la chanteuse, qui était déjà teintée d’une certaine mélancolie. Les thèmes offerts ici: des chansons sur Paris («Azure-te» et bien sûr «Sous le ciel de Paris», morceau-titre dans sa version anglaise, l’une des plus belles plages de l’album), des «standards» de compositeurs français («Once Upon a Summertime» de Michel Legrand, «La Belle vie» de Sacha Distel) et des ballades tirées de l’American Song Book qui sont autant de façons pour Hetty Kate d’évoquer ses «deux amours», comme l’avait autrefois chanté Joséphine Baker. L’interprétation est parfois un peu plus légère («Darling, je vous aime beaucoup»), parfois un peu plus grave lorsque ses accompagnateurs font vibrer leur fibre classique (beau jeu d’archet sur «Once Upon a Summertime»), charmante en français («Tout doucement»). Une douceur.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLuigi Grasso / Rossano Sportiello
A Coffee for Two

I Concentrate on You, Blue Gardenia, We'll Be Together Again, The Sheik of Araby, Deep Night, Neapolitan Medley, Indian Summer, Some Other Spring, Hop Scotch, Estate, A Coffee For Two, I've Found a New Baby, Time Waits, Be Bop Dance, Let's Face the Music and Dance
Luigi Grasso (as), Rossano Sportiello (p)
Enregistré les 25-26 avril 2018, Bayonne (67)
Durée: 1h 12’ 43”
Jazz aux Remparts 64027 (www.jazzauxremparts.com)


Si la France est par l’histoire la seconde patrie du jazz, notamment pour avoir favorisé sa reconnaissance et son indépendance, en terme d’art, l’Italie pourrait revendiquer ce titre tant la musicalité, l’amour de la mélodie («Neapolitan Medley»), le feeling-sensibilité («I Concentrate on You»), l’expressivité («Indian Summer») qui s’inscrivent dans la tradition transalpine favorisent la rencontre avec les fondamentaux de la grande tradition du jazz afro-américain, avec des nuances qui font la beauté de cette complicité: le blues y a une expression sensiblement différente, comme joyeuse, sans contresens: «A Coffee for Two», une sorte de «happy blues» comme dit George Freeman. Les résultats sont exceptionnels, que ce soit sur le sol américain, terre d’accueil de l’émigration italienne depuis Eddie Lang et Joe Venuti entre autres, ou sur le sol européen: depuis la fin du triste épisode mussolinien, qui ne fut pas totalement sans jazz (on sait que le jazz et plus largement la culture américaine irriguèrent, ironie de l'histoire, jusqu’à la famille du Duce), le jazz a écrit de splendides pages, avec une multitude d’excellents musiciens qui ont la particularité de se fondre dans le jazz comme dans une seconde culture native. Le jazz a trouvé en Italie une terre d’élection dans le cinéma d’après-guerre (et réciproquement), pour les amateurs, les collectionneurs, les festivals, la transmission, avec ce caractère populaire qui rapproche la tradition italienne et afro-américaine, et bien entendu la multitude de musiciens qui se sont consacrés à cet art.
On ne va pas les énumérer, ils sont fort nombreux. Nous nous limitons pour cette chronique à deux relativement jeunes musiciens, le pianiste Rossano Sportiello (46 ans) dont les lecteurs de Jazz Hot ont découvert le parcours dans le numéro anniversaire des 80 ans (n°671, 2015). Il vous appartient de relire le texte, pour cerner l’itinéraire atypique de ce pianiste d’exception, capable de conjuguer avec autant de brio et de swing les grandes traditions du clavier jazz depuis Earl Hines à Kenny Barron sans se départir de son petit grain d’italianité et de son toucher classique, une tradition et un apprentissage auxquels il ne renonce pas: la virtuosité (une main gauche remarquable, «I Found a New Baby») et la musicalité, une forme de fantaisie lyrique. On a aussi dans le contenu de l’interview l’explication de ce petit medley napolitain si bien arrangé dans ce disque.
Luigi Grasso est son cadet (34 ans) et vous pouvez également découvrir son itinéraire dans Jazz Hot (n°675, 2016). Il appartient à cette belle famille des altos post parkériens, initiée par Phil Woods dont on connaît l’attachement à l’Italie, à travers notamment le label Philology de Paolo Piangiarelli. Comme Rossano Sportiello, Luigi a découvert l’Amérique, non pour s’y fondre ou se l’approprier, mais pour y enraciner davantage son art et sa personnalité par une multiplicité de rencontres, une curiosité savante, sans s’enfermer dans une chapelle stylistique.
Si Rossano est vite (et mal) catalogué dans les pianistes old school parce qu’il pratique le stride (Jaki Byard aussi, ce qui ne l’a pas empêché d’accompagner Mingus et de jouer free), Luigi est plutôt (et trop simplement) catalogué comme musicien bop; on découvre ici que sa culture jazz s’étend au-delà de ce temps et que le hot n’a pas de secret quel que soit le registre («I Found a New Baby») ou l'époque. S’il y a un fond de vérité dans la genèse de leur apprentissage, il est très réducteur et à contresens, d’enfermer deux artistes de la musique de jazz. Leur rencontre, aussi naturelle que créative, ne semble avoir posé aucun problème, ni de langage, ni de répertoire, ni d’expression: ils sont véritablement hot et jazz au sens originel de ces mots pour votre revue: l’expression est une de leurs vertus fondamentales. Leurs enregistrements passés, en leader ou sideman, sont d’une cohérence parfaite, de qualité, sans compromission, sans complaisance, naturellement et culturellement brillants. Ce disque propose une heure et quart d’une splendide musique de jazz, sans hiatus, sans artifices mais ô combien brillante, mêlant dans une formidable synthèse les climats («Let's Face the Music and Dance»), les grandes familles esthétiques du jazz, vieux style («The Sheik of Araby») ou bop («Time Waits») ou stride ou mainstream ou jazz moderne… Le répertoire a été intelligemment et esthétiquement parfaitement choisi, d’Irving Berlin et Cole Porter à Bud Powell et Luigi Grasso, avec des détours par la chanson napolitaine (clin d’œil de Rossano), au «Standard Italien» de Bruno Martino «Estate», pour soutenir la caisse des auteurs italiens. On doit la «Be Bop Dance» à… l’espiègle Rossano et le blues le plus roots à Luigi («A Coffee for Two»). Il y a par ailleurs des compositions rarement jouées comme «Deep Night», «Time Waits», et chaque interprétation est de toute façon si originale. «Hop Scotch» et «Be Bop Dance» sont deux réussites. Luigi et Rossano appartiennent corps et âme au jazz, en possèdent l’esprit à leur façon dans toute sa beauté sans âge. Ils ont du style, un style!
Bravo à Jazz aux Remparts, pour ce 30e enregistrement du label, de proposer une telle rencontre, inattendue –elle a été enregistrée au Théâtre de Bayonne dans les conditions du concert, sans montage– et pourtant si fertiles en beautés de toutes sortes, et produite par une famille du jazz, les excellents Dominique et Antton Burucoa, qui donnent régulièrement et depuis si longtemps.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Chloé Perrier & The French Heart Jazz Band
Petite fleur

Ménilmontant, Comes Love, Que reste-t-il de nos amours, Lorsque tu m’embrasses, Lullaby of Birdland, J’ai deux amours, Coquette, Guilty, La Vie en rose, Sway, Je voudrais en savoir davantage, Petite Fleur (non signalé sur la pochette)
Chloé Perrier (voc), Jon Hunt (cl), Aki Ishiguro (g), Jim Roberton (b), Rodrigo Recabarren (dm), Caroline Bugala (vln)

Enregistré à Astoria, NY, date non précisée

Durée: 39’ 13’’

Jazzheads 1238 (www.jazzheads.com)

Installée à New York, Chloé Perrier a fait le choix de chanter essentiellement en français, des chansons du répertoire hexagonal «classique» (Piaf, Trenet, Gainsbourg…) et des standards de jazz, parfois aussi dans la langue de Molière. Quelques subtils détails dans son allure évoquent la Swing Era (voir le dessin sur la pochette de son disque). Voilà sans doute de quoi charmer le public américain. Enfant de la balle, Chloé Perrier s’ébroue dans le monde du théâtre, de la musique et de la danse depuis l’adolescence. Décidée à chanter du jazz, elle se forme auprès de Sara Lazarus et de Joe Makholm à la Bill Evans Piano Academy avant de se produire dans les clubs, bars et restaurants parisiens. Après un premier disque, Cœur de Française, sorti en 2012, Chloé Perrier interprète ici sobrement des titres tirés des song books de la chanson française et du jazz, joliment arrangés et très bien joués par une excellente formation qui se situe dans cette mouvance qui cherche à réactiver la tradition du swing avec une véritable fraîcheur, sans servilité ou esprit parodique. Signalons en particulier trois bons solistes au sein de ce French Heart Jazz Band: l’Australien Jon Hunt (1984) a notamment étudié avec Don Byron et Ken Peplowski et joué aux côtés de LeRoy Jones lors d’un voyage à New Orleans; la grappellienne Caroline Bugala (1984), originaire de Lyon, est une ancienne élève de Didier Lockwood, au parcours éclectique, qui a, entre autres, enregistré avec Romane et Stochelo Rosenberg; le subtil Aki Ishiguro, diplômé de Berklee, qui a travaillé avec Christian McBride et John Zorn, se partage entre les scènes jazz et rock.
Dans le registre des rencontres entre chanson et jazz, ce disque est une agréable réussite. Le traitement swing de «Ménilmontant» (Charles Trenet) ou «Je voudrais en savoir davantage» (Paul Misraki) met particulièrement en valeur les interventions des solistes tandis que Chloé Perrier dépose sur la mélodie les mots avec une forme de légèreté jazzé qui fonctionne y compris sur des standards chantés (en partie) en français comme «Lullaby of Birdland». Sur les trois morceaux pris en anglais, notre préférence va au très beau thème «Guilty» (Richard A. Whiting-Harry Akst) –dont Ella Fitzgerald donna une version somptueuse en 1947 avec l’orchestre d’Eddie Heywood– sur lequel Chloé Perrier ne manque pas de grâce.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Rossano Sportiello
Pastel. Solo Piano

All Through the Night, Arietta op. 21/Like Someone in Love, Dancing in the Dark, Doctor Gradus ad Parnassum/Lush Life, Hymn, Waltz From «Masquerade», Nobody Else but Me, Pastel, That's My Kick, A Time for Love/Close Enought for Love, Dedicated to George Shearing, Voglia 'e Turna’, When I Fall in Love
Rossano Sportiello (p solo)
Enregistré le 10 décembre 2016, New York, NY
Durée: 1h 03’ 19”
Arbors Records 19454 (www.arborsrecords.com)


C’est l’excellent batteur Dennis Mackrel qui a pris sa plus belle plume pour se concentrer sur le portrait de Rossano Sportiello dressé dans le livret. Il s’attarde sur l’artiste plus que sur le disque, remarquant l’extrême sensibilité musicale qui correspond si bien à une personnalité de gentleman au sens littéral, particulièrement séduit par l’habileté du pianiste à marier son héritage classique européen avec la grande tradition du jazz, du piano jazz, et rappelant que Barry Harris, Hank Jones et George Shearing se sont arrêtés sur son talent quand ils ont croisé sa route.
De fait, c’est une belle introduction à un disque qui évoque le projet artistique de Rossano Sportiello, qui non seulement n’a jamais renoncé à sa culture classique européenne ni à son amour du jazz mais, plus, a eu le projet d’en faire une synthèse dans une expression particulière qui fait sa personnalité; dans cet opus, il est très pédagogique sur sa «méthode», touchant parfois à John Lewis («A Time for Love») sans jamais abandonner aucune de ses admirations, déjà évoquées Erroll Garner, Billy Strayhorn, et certainement d’autres pour ce qui concerne le jazz, de Debussy, Grieg, Khachatourian pour la musique classique, sans oublier les auteurs de standards du great song book américain. Il rappelle son attachement à Naples (présent dans d’autres disques), avec un thème de la chanteuse populaire napolitaine Teresa De Sio repris à la manière Sportiello, toujours du beau piano même si on s’éloigne du registre du reste du disque malgré le toucher sensible du pianiste. Il n’est pas le premier à associer «Lush Life» de Billy Strayhorn et Claude Debussy, Strayhorn lui-même et Phineas Newborn l’avaient fait avant lui, mais il donne ici plus de place au compositeur classique. De la même manière, la correspondance Grieg/Van Heusen-Burke, est particulièrement bien trouvée et mise en œuvre par un pianiste qui possède des arguments d’expression et de sensibilité. «Pastel» de Red Callender, qui donne son nom à l’album, est un thème ellingtonien dans l’esprit, le fantôme non nommé de ce disque qui aimait décrire sa musique avec des couleurs. On se souvient de l’incroyable parcours du multi-instrumentiste Red Callender (bassiste, tubiste, comp) qui côtoya Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Benny Carter, Benny Goodman, Lester Young, Nat King Cole, Erroll Garner, Charles Mingus, Dexter Gordon, Art Pepper, James Newton, pour donner une idée du musicien.Dans cet album, le jeu et le répertoire de Rossano Sportiello sont comme un manifeste de son art. Tant mieux, car le pianiste possède cette intégrité artistique têtue et cette recherche qui caractérisent les esthètes les plus perfectionnistes de l’art pianistique. Comme le remarque Dennis Mackrel par d’autres mots, l’authenticité de la démarche de Rossano Sportiello lui permet de toucher à toutes les expressions les plus sophistiquées en la matière, classique et jazz, et d’éclairer le futur. Car Rossano Sportiello a l’intuition que le jazz est aussi, parmi d’autres qualités, avec son exigence et ses racines populaires, un prolongement de la musique classique européenne.
Un autre musicien que Rossano Sportiello n’évoque pas, Ray Bryant, a aussi reconstruit en partant du monde américain, le pont esthétique qui unit parfois le jazz, le piano en particulier, à la musique classique. Chez le regretté Ray Bryant, il y a le blues en plus; chez Rossano Sportiello, il y a ce toucher classique d’une extrême précision, ce lyrisme très italien. L’histoire du jazz les réunit comme quelques autres pianistes (John Lewis bien entendu, Sir Roland Hanna, Larry Willis, Jaki Byard, Ramsey Lewis, Bud Powell, voire Martial Solal…) qui ont perçu des deux côtés de l’Atlantique, et finalement plus souvent du côté américain, ce que le jazz apportait comme renouvellement de l’expression musicale, même classique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

J.B. Moundele
Afrotrane

Mopty Road, Nunkajazz, Lonnie's Lament, Ymela Blues, Impressions, Mbote Ma Mbeaute,
Bolingo Ya Nsuk'a, Ghanajazz, Africa, Almighty, Humility, Mon BB Ô

J.B. Moundele (ts, ss), Olivier Hutman (p), Marc  Peillon (b), Tony Rabeson (dm)

Enregistré en juillet 2019, Cagnes-sur-mer (06)

Durée: 1h 07’ 28”

Fatto in Casa 090719 (www.jbmoundele.com)


Jean-Bapstiste Dobiecki, né à Créteil, auteur de tous les thèmes ici, à l’exception des compositions de John Coltrane («Lonnie's Lament», «Impressions» et «Africa»), n’est autres que J.B. Mondele, le saxophoniste, un pseudonyme artistique (qui signifie d’après ce qu’en dit son site: «le Blanc Noir», en lingala, une langue du Congo) né de son amour de l’Afrique et de sa musique qu’il a un jour rencontrées en parcourant le grand continent où il a accompagné de nombreux artistes. Il propose avec cet hommage composite à John Coltrane, son quatrième album semble-t-il, avec une belle section rythmique pour reconstituer le quartet: Olivier Hutman, Marc Peillon et Tony Rabeson sont des musiciens de premier plan, et apportent plus qu’un soutien, un enrichissement de la révérence qui s’adresse aussi à l’Afrique. On sait que John Coltrane, comme beaucoup d’Afro-Américains, a souvent fait référence au continent de ses ancêtres lointains, musicalement et explicitement dans ses titres de compositions ou d’albums.
On a ainsi deux pôles dans cet album: John Coltrane et l’Afrique; et si le répertoire coltranien est respectueusement ou platement exécuté, sans fantaisie ou recréation, l’Afrique de J.B. Moundele est aussi présente, une synthèse personnelle où il semble plus lui-même, un musicien d’instinct et de conviction comme il se définit, qui mêle ses amours dans une synthèse assez large mêlant des influences allant de Grover Washington Jr. à Weather Report ou à la musique qui se joue en Afrique depuis quelques années, une sorte de variété dansante. Tout n’est pas réussi à notre sens, car tout n’est pas «sur la même longueur d’ondes», et il est difficile d’écouter «Lonnie’s Lament», «Africa» à côté de «Bolingo Ya Nsuk'a» ou «Ghanajazz».  Une question d’intensité musicale, de cheminement et finalement d’histoire de la musique. On peut comprendre le souci de ne pas «intellectualiser» une expression de J.B. Moundele-Dobiecki, mais ce refus ne doit pas consister à ne pas comprendre et ne pas sentir la différence entre les expressions et leur environnement de création. Cela peut conduire à faire de la musique de variété ou de répertoire, même avec de la matière jazz; c’est un contresens esthétique et expressif malgré la sincérité de la démarche de J.B. Moundele, qui donne la juxtaposition artificielle de cet enregistrement. Comprendre et sentir comment et pourquoi John Coltrane a délivré une musique aussi puissante et émouvante est une nécessité indispensable que n’acceptent pas toujours les musiciens, qu’ils soient très instruits en musique ou plus instinctifs. Cela consiste aussi à ne pas amalgamer ce qui est africain ou afro-américain, malgré des racines lointaines communes. Le temps, la vie, les épreuves, le climat, la nourriture et les paysages génèrent des expressions différentes. Ce disque, qui part d’un bon sentiment et comporte quelques bons chorus, a pourtant ce défaut majeur de tout mêler dans un gumbo manquant de saveur, de fond malgré quelques bons ingrédients.
 
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueScott Robinson
Tenormore

And I Love Her, Tenor Eleven, Put On a Happy Face, Morning Star, The Good Life, Tenor Twelve, Rainy River+, The Weaver*, The Nearness of You+°, Tenormore°
Scott Robinson (ts), Sharon Robinson (fl)*, Helen Sung (p, org+), Martin Wind (b, bg°), Dennis Mackrel (dm)

Enregistré les 17 et 18 janvier 2018, New York, NY

Durée: 1h 07' 27''

Arbors Records 19462
 (www.arborsrecords.com)

Scott Robinson est un étonnant musicien qu'on a pu voir jouer une multitude d'instruments du cornet au sax contrebasse en passant par le C melody sax (ténor en ut). Ici, il n'utilise qu'un sax ténor Conn de 1924. Est-ce à dire qu'il joue le jazz des années 1920? Nullement, même s'il peut le faire. Scott Robinson est multicarte, ayant collaboré avec Dan Barrett comme avec Maria Schneider. Ce disque démontre l'étendue de son talent et confirme qu'il n'est pas le ringard qu'on croit, injuste interprétation qui l'écarte des distinctions suprêmes de nos «spécialistes». Les amateurs ont plus de clairvoyance puisque ce disque vient de remporter la mention «meilleure nouveauté 2019» au référendum des lecteurs de JazzTimes.
Tout débute par un solo ad lib réalisé en une seule prise après les deux jours de séance d'enregistrement, une fois ses musiciens partis. Il avait trouvé un motif de quatre notes dans le suraigu qui se trouve être fortuitement une part du «And I Love Her» de Paul McCartney et John Lennon. Il développe ensuite dans tous les registres. Un étonnant travail sur le son qui inclut un moment de tension aylérien. C'est la sonorité de Scott Robinson qui fait l'attrait principal de ce disque. Sa composition «Tenor Eleven» de facture bop, blues de 11 mesures (!), montre sa parenté avec Sonny Rollins et le courant des «sons épais». La rythmique tourne bien. Le passage ténor-batterie avant le retour au thème, s'inscrit pour la parenté de son avec Rollins et dans le propos avec Coltrane. Dennis Mackrel est excellent, ce qui ne constitue pas une surprise. La forme de ce blues lui est venue d'un souvenir à New Orleans lorsqu'il a entendu Capt. John Handy et Punch Miller au Preservation Hall sans respecter le cadre standardisé des 12 mesures. La ballade «Put On a Happy Face», tirée du film Bye Bye Birdie, est superbement exposée avec un vibrato bien maîtrisé qui crée un feeling certain. Le solo d'Helen Sung est très fin, sensible, et les lignes de basse de Martin Wind parfaites avec une belle rondeur de son. Bien sûr, Mackrel manie les balais à la perfection. Dans la coda, Scott Robinson évoque dans l'aigu le timbre du Stan Getz étoffé des années finissantes. En fait, Scott Robinson ne copie pas. Il a simplement une culture qui transpire dans chaque note. «Morning Star» est une composition que Scott a écrit comme cadeau de la St-Valentin à son épouse Sharon Robinson. Il y a un passage ténor-basse d'une belle inspiration, le reste est joué sur un tempo médium qui swingue naturellement. Martin Wind prend un solo avec une sonorité de contrebasse qui nous ravit. «La Belle vie» de Sacha Distel débute par une improvisation free à quatre (Wind utilise l'archet), et une note aiguë de Scott fait le lien avec l'énoncé du thème à tempo médium. Scott Robinson dispose du lyrisme qu'il faut pour un tel morceau sans tomber dans la mièvrerie. Remarquable solo de Martin Wind comme dans «Tenor Twelve» de Scott Robinson, un blues en fa de douze mesures sur tempo médium qui vaut aussi pour l'échange ténor-batterie. C'est Martin Wind qui a écrit «Rainy River», très churchy, exposé avec feeling par Helen Sung à l'orgue et magistralement «chanté» au sax par Scott Robinson. Là encore, Wind nous gratifie d'un beau solo. Le titre 8 débute par un extrait de poème récité par David Robinson, père de Scott. Puis le couple Scott et Sharon expose «The Weaver», une musique intrigante mais pas rebutante avec en prime un court solo de Mackrel. Sung et Wind optent pour l'orgue et la guitare basse dans «The Nearness of You» qui prend un aspect funky inattendu. «Tenormore» prolonge les recherches de Scott Robinson sur la structure du blues. Cette fois, il s'agit de sections de 10 mesures prolongées d'un nombre indéterminé de mesures (ten or more). C'est très libre. La modernité n'est pas toujours là où on la présente de même que les vrais talents sont souvent derrière des produits fabriqués dont on fait lucrativement cas. Le niveau atteint par Scott Robinson au sax ténor, tant musical que technique, est stupéfiant.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Sarah Thorpe
Deep Blue Love

Deep Blue Love*°°, Free*, Sweet Love Serenade°, Urban Nostalgia**, To Be Loved By You°+, Pretty Strange*, Sunday Daydreaming (The Bishop)*, The Wind, Lonely Woman, Infant Eyes*
Sarah Thorpe (voc, arr), T.K Blue (as, ss, fl, arr), Olivier Hutman (p, arr), Darryl Hall (b), John Betsch (dm) + Josiah Woodson (tp*, flh**), Ronald Baker (tp°, voc°°), Ismaël Nobour (dm)+

Enregistré les 26-27 mars et 22 mai 2019, Maurepas (78)

Durée: 44’ 41’’

Dot Time Records 9087 (Socadisc)

C’est le deuxième album de la chanteuse franco-britannique Sarah Thorpe qui, après un prometteur Never Leave Me (Elabeth), s’entoure une nouvelle fois de musiciens de premier plan, tant au niveau de l’accompagnement que sur celui de l’arrangement. On retrouve ainsi autour de l’ancienne élève de la Bill Evans Academy, la précieuse présence d’Olivier Hutman: en véritable architecte, il construit un véritable écrin à la voix de la chanteuse. Un musicien pour musiciens à l’expérience riche de sideman, au même titre qu’un Alain Jean-Marie, avec un jeu d’une grande clarté et d’un dynamisme évoquant McCoy Tyner comme sur le groove funk aux couleurs new orleans, «Deep Blue Love», doublé d'une délicatesse dans le phrasé tout en nuances dans «Sweet Love Serenade». Une des qualités de Sarah Thorpe est également de s’aventurer dans un répertoire à la fois original et personnel sur des thèmes tels que ceux de Pat Metheny, Randy Weston ou mettant par exemple des mots sur une musique du trompettiste Marcus Printup. Une prise de risque assumée qui démontre une personnalité affirmée et une exigence s’éloignant de certaines facilités commerciales. Son absence d’expressivité et son chant plutôt neutre collent parfaitement à un thème tel que «Free» avec un superbe chorus de Talib Kibwe à la flûte. Sur la ballade de Randy Weston «Pretty Strange», elle donne une dimension dramatique au thème avec beaucoup de sensibilité. Une remarque que l’on peut également faire pour l’exposition du thème «Lonely Woman» d'Horace Silver en duo avec le pianiste tout en retenue avec beaucoup de sensibilité et sans maniérisme. Ce duo est certainement le moment fort de l'album à l’image du jeu d’Olivier Hutman, d’une très grande musicalité toujours mélodique et brillant. La présence de Talib Kibwe qui fut le directeur musical de Randy Weston pendant plus de deux décennies est également un élément important du disque notamment sur l’arrangement de «Infant Eyes» et sur ses interventions avec de longues phrases et une sonorité chaude et bien timbré à l’alto au swing toujours présent. La précieuse rythmique amenée par l’impeccable Darryl Hall et John Betsch aux baguettes donne une forme d’équilibre à l’ensemble quel que soit le tempo ou l’idiome.
Dotée d’une solide expérience en club auprès de musiciens tels que Kirk Lighstey, Alain Jean-Marie ou Michel Pastre, Sarah Thorpe prolonge avec ce second opus un début de carrière marqué par une certaine exigence artistique qui installe peu à peu sa singularité.

David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Jazz Defenders
Scheming

Top Down Tourism, Everybordy’s Got Something, Scheming, I Bought It on the Moon, Late, Hawkeye Jorge, Costa del Lol, Rosie Karima, She’ll Come Round, Brown Down
George Cooper (p, ep, org, perc), Nick Malcolm (tp), Nicholas Dover (ts), Will Harris (b, eb), Matt Brown (dm)
Enregistré les 30 et 31 octobre 2016, Haverfordwest (Royaume-Uni)

Durée: 47’ 46’’

Haggis Records 003 (www.haggisrecords.com)

C’est à n’en pas douter directement en référence à Art Blakey que cet épatant quintet britannique, fondé en 2015, a pris le nom de «The Jazz Defenders». Gardiens enthousiastes de la flamme hard bop, biberonnés aux disques d’Horace Silver, Hank Mobley, Lee Morgan, Jimmy Smith et autres trésors du catalogue Blue Note, les jeunes gens (la trentaine) que nous avons le plaisir d’écouter ici nous proposent un album tout à fait dans l’esprit de ses inspirateurs mais appuyé sur un répertoire totalement original, composé pour l’essentiel par l’animateur de la formation, le pianiste George Cooper, qui a débuté à 18 ans dans l’orchestre de jazz traditionnel de Pete Allen (cl, voc) et enchaîné les collaborations tous azimuts, dans le monde de la pop ou du classique, notamment avec la star du violon Nigel Kennedy, pour lequel il a transcrit et arrangé des pièces de Duke Ellington.
L’excellent niveau des compositions et de l’interprétation saute aux oreilles dès le premier titre, «Top Down Tourism», très silvérien avec une touche latine dans le traitement rythmique; d’autres morceaux, comme «Costa del Lol» ont un caractère latin encore plus affirmé. La qualité mélodique de ces originaux (les thèmes de «Everybordy’s Got Something» ou «She’ll Come Round» se fredonnent facilement) donnent l’impression de standards écrits il y a soixante ou soixante-dix ans… La variété de couleurs, toujours très jazz, renouvelle constamment l’intérêt du disque, que ce soit les titres évoquant l’univers de Jimmy Smith, «Scheming» et «Brown Down», incandescents de groove, sur lesquels George Cooper est à l’orgue, le très swing «Hawkeye Jorge», où le quintet sonne comme un big band, ou encore «Late», habilement équilibré entre percussions latines et riffs de piano (électrique) aux accents brubeckiens. En outre, la solide rythmique du groupe, qui repose sur le jeu percussif de George Cooper, donne à la musique le relief nécessaire tandis que les soufflants exposent les thèmes avec intensité. Les meilleurs solos étant à mettre au crédit du talentueux Nick Malcolm.

On souhaite à ces émules du jazz qui swingue, qui allient création et expression enracinée, de parvenir à se faire entendre sur la scène jazz du XXIe siècle.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAdrian Cunningham
Ain't That Right! The Music of Neal Hefti

Titres communiqués sur le livret
Adrian Cunningham (ts, cl), Wycliffe Gordon (tb), Dan Nimmer (p), Corcoran Holt (b), Chuck Redd (dm)

Enregistré en janvier 2014, New York, NY

Durée: 1h 02' 15''

Arbors Records 19443 (www.arborsrecords.com)


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAdrian Cunningham
Jazz Speak

Titres communiqués sur le livret

Adian Cunningham (ts, cl, fl), Ted Rosenthal (p), John Clayton (b), Jeff Hamilton (dm)

Enregistré en février 2017, Los Angeles, CA

Durée: 1h 01' 19''

Arbors Records 19457
(www.arborsrecords.com)


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueProfessor Cunningham & His Old School
Swing It Out!

Titres communiqués sur le livret

Adrian Cunningham (ts, cl, fl, voc), Jon Challoner (tp), Dani Alonso (tb), Alberto Pibiri (p), John Merrill (g), Jim Robertson (b), Paul Wells (dm)
Enregistré en juillet 2017, New York, NY

Durée: 57' 25''

Arbors Records 19459
(www.arborsrecords.com)


Adrian Cunningham & His Friends
Play Lerner & Loewe

Titres communiqués sur le livret
Adian Cunningham (ts, cl, fl), Ted Rosenthal (p), John Clayton (b), Jeff Hamilton (dm)

Enregistré en février 2017, Los Angeles, CA

Durée: 1h 01' 19''

Arbors Records 19457
(www.arborsrecords.com)


Professor Cunningham & His Old School
Swings Disney

Titres communiqués sur le livret

Adrian Cunningham (voc, ts, cl, fl), Jon Challoner (tp, tb), Dani Alonso (tb, tp), Alberto Pibiri (p), John Merrill (g), Jim Robertson (b, tu), Paul Wells (dm)
Enregistré les 2 et 3 juillet 2019, New York, NY

Durée: 48' 11''

Arbors Records 19472
(www.arborsrecords.com)

On s'interroge sur les motivations pour un artiste du XXIe siècle à enregistrer autant de disques sous son nom en cinq ans et pour un même label à les produire? Des artistes historiques qui ont contribué à codifier l'art qu'Adrian Cunningham exploite avec sincérité n'ont pas laissé autant de traces. On pense par exemple au trompette Jabbo Smith dont tous les titres faits sous son nom dans sa période créatrice (1929-1938) tiennent sur un seul CD. L'Australien Adrian Cunningham, né en 1985, s'est fixé à New York en 2008. Il a joué avec Wynton Marsalis, Jon Batiste, régulièrement avec Wycliffe Gordon. En 2013, il a monté le groupe Professor Cunningham & His Old School. En 2014-2017, il a joué au sein des Nighthawks de Vince Giordano. On le retrouve avec le Big Band de Ken Peplowski. Le premier album, Ain't That Right! The Music of Neal Hefti, bénéficie de tremplins thématiques faits pour être swingués, puisque signés Neal Hefti. C'est sans doute le disque à avoir car la présence de Dan Nimmer est un régal dans chaque titre, et celle de Wycliffe Gordon dans quatre titres place la barre très haut dans le jazz. Le ténor de Cunningham, expressif, charnu, lyrique, hargneux ou tendre («Girl Talk») est toujours pétri de swing. Ce ténor tient la route aux côtés d'un Wycliffe Gordon hors norme («The Odd Couple», «Shanghaied», «Li'l Darling»). La clarinette de Cunningham a un son assez neutre selon le standard actuel («Barefoot in the Park», «I've Got Love») mais elle swingue («Scott», «How to Murder Your Wife») et peut même atteindre un très bon niveau expressif («Zankie» avec Wycliffe Gordon). Corcoran Holt et Chuck Redd, vedette de «Cute», sont bons tant en accompagnement qu'en solo et concourent à la réussite de ce disque.
Jazz Speak
alterne des standards et des thèmes signés Adrian Cunningham. Le tandem John Clayton-Jef Hamilton est connu des amateurs de swing. Cunningham a connu Ted Rosenthal chez Vince Giordano, il se révèle ici excellent swingman. Adrian confirme son attachement au langage strictement jazz ne dédaignant pas au sax ténor l'hyper-expressivité qui mène d'Arnett Cobb à James Carter («The Source»). Il est donc clair qu'Adrian Cunningham, toujours virtuose, est double dans l'expressivité: délicat sur la clarinette («Mood Indigo», «Petite Fleur») ou la flûte («Rachel's Dance», «Tempus Fugit») et franchement «rentre dedans» au sax ténor («Getting Down Uptown», «Jazz Speak»). Son «Appalachia» pour clarinette est une performance technique respectable; il n'a rien à envier à Ken Peplowski. Ce CD remplira d'aise les amoureux du swing. Ces deux-là sont une sorte de mainstream où virtuosité et swing cohabitent épicés d'une dose de culture jazz. Mais Adrian Cunningham comme la majorité des jazzmen de sa génération, annoncée par de nouveaux vétérans comme Scott Robinson et Randy Sandke, est multi-cartes stylistiquement. Il vadrouille depuis ce nouveau mainstream vers un traditionalisme de divertissement et une modernité académisée, de quoi perturber les spécialistes avec des étiquettes d'un autre âge.

L'album consacré à la musique de Frederick Loewe relève d'une approche plus cérébrale mais qui parfois ne manque pas d'humour («The Rain in Spain»). On trouve d'intéressantes lectures. Wycliffe Gordon participe à «I Could Have Danced All Night» et au réjouissant shuffle «I Was Born Under a Wand'rin' Star».
Randy Brecker intervient dans «Thank Heaven for Little Girls» et «They Call the Wind Maria», deux bons moments du disque.

Les deux albums restants, Swing It Out! et Swings Disney, relèvent du souci de faire danser. Cette formation dite «Old School» n'est pas centrée sur le chef qui parfois ne prend pas de solo («All of Me»). Les arrangements sont bien ficelés. Dans Swing it Out! Adrian Cunningham, chanteur moyen, évoque bien les sax râpeux ou hurleurs de rock and roll dans «A Pretty Girl», «Caldonia» et «Oh Me oh My». Jon Challoner mène bien les collectives et peut prendre des solos robustes et bien construits («That Da Da Strain», «Stompy Jones»). Dani Alonso sait faire chanter le trombone (lancinant «Melancholy Serenade», thème générique de Jackie Gleason) ou growler avec le plunger («Cheeky Monkey»). Jim Robertson et John Merrill sont agréablement sobres. La même formation s'en prend aux musiques des films de Walt Disney à l'adresse des enfants et des danseurs. Le traitement swing fonctionne bien grâce à des arrangements simples et efficaces, mais Adrian Cunningham chante beaucoup dans ce disque. Pas de surprise avec «I Wanna Be Like You» du Livre de la Jungle puisque Louis Prima en fut le créateur. Le traitement genre Pr. Longhair de «I Just Can't Wait to Be King», tiré du Roi Lion, est une bonne idée qui marche avec en prime de bons solos de Cunningham et Challoner. Jon Challoner prend un joli solo dans «A Spoonful of Sugar» (Mary Poppins), et il expose avec sourdine et finesse «A Dream Is a Wish Your Makes» (Cendrillon). On espère que les enfants («High Ho» de Blanche Neige est à leur porté) et les amateurs de dixieland vont aimer. Au total, certains aspects du talent d'Adrian Cunningham méritent en effet d'être mieux connus chez nous.

Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJohn Scofield
Combo 66

Can't Dance, Combo Theme, Icons at the Fair, Willa Jean, Uncle Southern, Dang Swing, New Waltzo, I'm Sleeping In, King of Belgium
John Scofield (eg), Gerald Clayton (org, p), Vicente Archer (b), Bill Stewart (dm)

Enregistré les 9 et 10 avril 2018, Stamford, CT

Durée: 1h 00' 30''

Verve 6780213 (Universal)

Ce Combo 66est certainement l'un des albums les plus aboutis du guitariste John Scofield qui, à l'aube de ses 66 ans (au moment de l’enregistrement), démontre une pleine maîtrise de son art et une musicalité toujours à fleur de peau. Pour ce nouvel opus, il explore la formule du quartet acoustique, délaissant au passage tous les effets superflus du jazz fusion pour se recentrer sur une musique plus authentique, basée sur le swing et le blues. Gerald Clayton –fils du contrebassiste et chef d’orchestre John Clayton, également neveu du saxophoniste Jay Clayton– est toujours aussi volubile, avec un toucher délicat doublé d’un jeu brillant à la technique impeccable et au service du swing. Son approche de l’orgue est plus minimaliste et offre de nouvelles couleurs au quartet même si on préférera les interventions d’un Larry Goldings plus «churchy» sur les précédents projets du guitariste. Les musiciens parlent le même langage d’un jazz de culture mettant l’aspect contemporain du discours au service d’une tradition du combo avec orgue remontant aux années 1960. John Scofield est quant à lui au sommet et dans une forme de maturité musicale qu’il met en exergue dans ses différentes productions que ce soit autour du gospel, de la country voire d’un hommage à Ray Charles, avec toujours cette modernité dans sa sonorité légèrement saturée, utilisant la réverbération de façon singulière. D’ailleurs on peut reconnaître sa façon dès les premières notes que l’on peut rapprocher de la simplicité et la musicalité d’un Jim Hall, le tout imprégné en plus d’un blues toujours présent.
Des qualités qui se confirment quel que soit le contexte et en particulier dans ce superbe Combo 66 aux accents post bop où pointe l’influence d’un jazz au groove intense sur quelques ballades bluesy, telles «I’m Sleeping In» ou «Oncle Southern» qui oscillent entre gospel, jazz et rhythm and blues. Le bop est aussi présent comme sur «King of Belgium» en hommage à Toots Thielemans. D’emblée, le guitariste tient la note et la tire en extension provoquant des effets uniques, sa véritable signature. L’autre réussite de cet album provient de l’excellence de la rythmique qui assure avec autorité un soutien sans faille. Bill Stewart, aux baguettes, collabore avec le leader depuis le début des années 1990et excelle dans cette configuration due également à son implication dans les formations de Larry Goldings (org) et de Peter Bernstein (g). Avec un sens du tempo et du swing naturel, fin et délicat, jouant sur les nuances, dans la lignée d’un Jack DeJohnette, il trouve un parfait équilibre dans un accompagnement à la fois rythmique et mélodique, en complicité avec Vincente Archer à la sonorité boisée et puissante. Une véritable réussite!

David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

The Ken Peplowski Big Band
Sunrise

All I Need Is the Girl, Chega de Saudade, Estate, If I Were a Bell, Clarinet in Springtime, When You Widh Upon a Star, The Eternal Triangle, Spring Is Here, Duet, The One I Love Belongs to Somebody Else, I Like the Sunrise, Come Back to Me
Ken Peplowski (solo cl), Bob Millikan (tp1), Jon-Erik Kellso, Randy Reinhart, Andy Gravish (tp), John Allred (tb1), Harvey Tibbs, Bruce Eidem, Jennifer Wharton (tb), Jack Stuckey (as1), Jon Gordon, Mark Lopeman, Adrian Cunningham, Carl Maraghi (s, fl, cl), Ehud Asherie (p), Matt Munisteri (g), Nicki Parrott (b), Chuck Redd (dm), Make Lopeman, Billy May, Allan Ganley, Dennis Mackrel, Alec Wilder (arr)

Enregistré les 18 & 19 avril 2017, New Jersey

Durée: 1h 08' 19''

Arbors Records 19458 (www.arborsrecords.com)

Ken Peplowski, virtuose de la clarinette, n'est pas le plus négligé dans nos programmations, même si c'est sans excès. On se souvient de son hommage à Benny Goodman à la salle des fêtes de Marciac donné le 5 juin 2010 avec le Tuxedo Big Band. Dans ce disque, il est le principal soliste. Benny Goodman laissait d'ailleurs plus de solos à ses musiciens qui, de Bunny Berigan, Harry James, Cootie Williams à Georgie Auld, Charlie Christian, Teddy Wilson, n'étaient pas que de bons instrumentistes. La référence directe à Benny Goodman est «Clarinet in Springtime». C'est d'ailleurs une très belle composition subtilement orchestrée. Ici, Ken Peplowski est obligé de coller au score, et c'est tant mieux. C'est ici que son style convient. Nous ne mettons pas en cause les compétences techniques indéniables de Ken Peplowski: virtuosité digitale plus grande encore que celle de Buddy de Franco, sonorité remarquablement égale dans tous les registres et pureté du timbre sans aucune aspérité. Ce dernier point est même gênant ici, à force de vouloir faire plus propre que propre, on quitte l'esprit du jazz d'autant que, si l'orchestre balance bien quand on lui demande, ce n'est pas torride de ce côté-là. Si Benny Goodman a joué avec compétence le Concerto de Mozart et Contrasts de Béla Bartók, il savait aussi mettre un peu de growl, des inflexions propres au jazz qu'il maîtrisait finalement mieux que nos virtuoses actuels, d'autant qu'il pouvait swinguer quand c'était son objectif. N'oublions pas que Johnny Dodds a enseigné à Benny le vocabulaire jazz et qu'en retour Benny lui a transmis les points techniques utiles; le fils de Dodds en a été témoin. Même avec des cordes, Barney Bigard restait un soliste hot car il savait pour quelle type d'expressivité on le sollicitait (1944, Fantasy for Clarinet and Strings). Ici, l'objectif est de faire joli. Donc, c'est joli. L'orchestre «s'énerve» un peu dans «The Eternal Triangle» de Sonny Stitt arrangé par Mark Lopeman (bons solos d'alto, piano et surtout d'Adrian Cunningham, ts). La section de trompettes y fait un travail remarquable, d'autant que ce n'est pas évident à jouer. John Allred intervient dans «If I Were a Bell». Mark Lopeman a fait un bon arrangement de «Duet» de Duke Ellington. L'orchestre sonne assez proche du modèle avec une bonne partie de sax baryton en section. On apprécie les lignes de basse de Nicki Parrott et son passage en duo avec la clarinette. Bonne version de «The One I Love Belongs to Somebody Else» avec une écriture pour section de sax digne de Benny Carter et une intervention musclée de Randy Reinhart. Ehud Asherie nous gratifie aussi d'un bon solo. Trois des bons moments du disque sont les reprises des arrangements de Billy May pour l'album de Frank Sinatra avec Duke Ellington (1968). La cadence de Peplowski devant amener «I Like the Sunrise» est un peu trop longue car insipide. Il est intéressant d'écouter ici le contraste entre la clarinette et le jeu «growlé» avec plunger de l'excellent Jon-Erik Kellso. «All I Need Is the Girl» swingue dans la tradition Basie (choix du tempo, présence de la guitare rythmique, sens des nuances orchestrales). Enfin «Come Back to Me» est pris sur tempo vif. Peplowski swingue mais charge trop le propos. Adrian Cunningham fait une courte intervention bien sentie. L'orchestre joue magnifiquement avec une grande précision. Sentiments mitigés donc, à cause du l'option esthétique de Ken Peplowski, car si c'est pour entendre de la clarinette classique autant écouter Gervase de Peyer (1926-2017) ou Guy Deplus (1924-2020).
Avec moins de Peplowski, et plus de Kellso, Reinhart, Allred et Cunningham, on aurait eu un très bon disque.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueKing Louie Organ Trio
It's About Time

Frances J., Brulie*, Two Leons in New Orleans*, Bry-Yen/Believe in You*, Teener*, Big Brothers*, Island Girl*, Chester McGriff*, Marty Boy°, Mel Brown°, Blues for Merle°, Lupus Tylericus°, Blues for Pierre°
Louis Pain (org), Renato Caranto (ts), Edwin Coleman III (dm, perc) + Bruce Conte*, Dan Faehnle (eg)°, Mel Brown (dm)°
Enregistré les 7, 8 janvier et 18 février 2019, Portland, OR
Durée: 1h 02’ 56’’
Shoug Records (www.louispain.com)


Les différentes scènes locales aux Etats-Unis regorgent de bons musiciens qui, bien que bénéficiant souvent d’une réelle notoriété dans leur ville ou leur Etat, nous sont parfaitement inconnus en Europe. C’est toujours un plaisir quand, à la faveur d’une sortie de disque, on a l’occasion de découvrir des artistes qui, depuis des années, font vivre le jazz sans grande médiatisation. C’est le cas de l’organiste Louis Pain (la soixantaine) qui anime depuis près de trente-cinq ans la scène jazz de l’Oregon. Originaire de San Francisco, où il a débuté sa carrière en 1970 auprès de musiciens issus de jazz, du funk, du rock ou du gospel, il s’est installé à Portland en 1986. Il s’y est produit avec des figures de la région, notamment le bluesman Paul deLay (hca, voc, 1952-2007) et la chanteuse soul Linda Hornbuckle (1954-2014). Sideman très actif également pour les musiciens de passage, comme Bernard Purdie, dm, il monte, sous le nom de King Louie, un premier groupe avec James E. Benton, aka Sweet Baby James (voc, 1930-2006), surnommé également «le Ray Charles de Portland». Plus tard, il s’associe avec la chanteuse de blues LaRhona Steele sur l’album Rock My Baby qui sort en 2015 sur son propre label, Shoug Records.
Aujourd’hui, nous découvrons Louis Pain par le biais de son dernier disque, It’s About Time, enregistré en trio, avec deux autres musiciens du cru et sensiblement du même âge. Philippin de naissance, le ténor Renato Caranto vit à Portland depuis 1992. Il est un habitué des projets de «King Louie», et il a accompagné Esperanza Spalding en tournée en 2013. Quant à Edwin Coleman III, il est issu d’une famille de musiciens (sa mère a même chanté avec Lionel Hampton!). Batteur polyvalent avec une prédominance funk, il a participé à divers groupes gospel, afro-cubains, blues et jazz. C’est l’ensemble du background varié des trois musiciens et de leurs invités qu’on retrouve sur It’s About Time. Constitué de 13 originaux, pratiquement tous de la main de Louis Pain, ils sont dédiés, nous apprend le livret, aux proches des musiciens, voire à certains d’entre eux, comme la composition «Mel Brown» qui évoque la grande admiration que vouent Louis Pain et Renato Caranto à ce batteur aux côtés duquel ils se produisent tous les jeudis soir depuis une vingtaine d’années. Mel Brown (1944), présent sur un tiers du disque, est une véritable institution à Portland où il a été plusieurs fois honoré par les autorités. Sa carrière, débutée en 1967, est passée par les studios de la Motown ainsi que par des tournées successives avec des stars de la pop, en particulier Diana Ross jusqu’en 1991. Parallèlement, il dirige depuis 1978 plusieurs formations jazz dans sa ville natale et demeure encore aujourd’hui extrêmement dynamique. It’s About Time se caractérise par un groove très présent, installé dès le premier titre, «Frances J.», le seul d’ailleurs à n’être interprété que par les seuls membres du trio. Le même esprit jazz-funk anime l’ensemble des morceaux, avec des nuances blues («Lupus Tylericus» sur lequel Renato Caranto révèle une belle intensité) ou soul («Bry-Yen/Believe in You»), allant jusqu’à l’évocation du jazz de Jimmy Smith: excellents «Big Brothers» et «Marty Boy» qui permettent tout particulièrement d’apprécier les qualités du leader. Une découverte…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBobby Shew / Bill Mays
Telepathy

It Might As Well Be Spring, Poor Butterfly*, Yesterdays, Telepathy, The Gentle Rain, You've Changed, Indian Summer, Telepathy II
Bobby Shew (tp, flh, tp*), Bill Mays (p)
Enregistré le 4 mars et 16 avril 1978, Hollywood, Los Angeles, CA

Durée: 48'45''

Fresh Sound
Records 984 (www.freshsoundrecords.com)

Il y a des différences de statut entre les pays. Des artistes méconnus chez nous, sont ou ont été populaires et/ou reconnus par le métier aux Etats-Unis dans les styles divers, comme Al Hirt (dixielander virtuose de La Nouvelle-Orléans), Doc Severinsen (virtuose, sorte de prolongement d'Harry James) et Bobby Shew (hard bopper virtuose). Shew, né en 1941, est pourtant venu à Antibes en 1965 au sein du big band de Woody Herman qui y fit sensation (aux côtés des légendaires Bill Chase, Don Rader et Dusko Gojkovic). Il avait la particularité d'être un bon premier trompette de section et aussi un excellent soliste, disciple avoué de Blue Mitchell (mais c'est à Miles Davis qu'il a dédié le présent album). Voici donc Bobby Shew dans le délicat exercice du duo trompette et piano. L'histoire est pleine de ces duos de Louis Armstrong/Earl Hines à Nicolas Gardel/Rémi Panossian. Ceux qui aiment celui de Stéphane Belmondo/Jacky Terrason seront contents à l'écoute de cette antériorité qui remonte à 1978. L'interaction intuitive entre le souffleur et le clavier est la base de l'exercice. Il ne s'agit pas d'une trompette accompagnée par le piano, mais d'une sorte de ping-pong créatif. Cette interaction fonctionne ici parfaitement, d'où le titre justifié de l'album, Telepathy, et qui baptise aussi deux improvisations totales, sans objectif prédéfini et hors tempo. Le programme alterne des moments de musicalité comme «It Might As Well Be Spring» (hors tempo avec bugle) et ceux plus rares qui invitent le swing («Poor Butterfly» avec trompette et sourdine harmon). Certains préféreront les interprétations avec un tempo et un feeling balancé («The Gentle Rain», «Indian Summer»). En fait, cette séance relève du hasard. Une séance standard en quintet a été annulée à cause d'une mésentente entre deux de ses membres. Pour exploiter le temps de studio réservé, Bobby Shew a eu l'idée d'expérimenter en duo avec Bill Mays. En général, une seule prise a suffi. Ce qui immortalise une spontanéité. Les amateurs de cuivres apprécieront la qualité de sonorité et de justesse du bugle lorsqu'il est joué, comme ici, par Bobby Shew. Il s'agit aussi d'une particularité dans la discographie de Bobby Shew.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Yellowjackets
Raising our Voice

Man Facing North, Mutuality, Everone Else Is Taken, Ecuador, Strange Time, Emerge, Timeline, Quiet, Divert, Brotherly, Swing With It, In Search of, Solitude
Russel Ferrante (p, kb), Bob Mintzer (s, EWI), Dane Alderson (eb), William Kennedy (dm), Luciana Souza (voc)

Enregistré à Hollywood, Los Angeles, CA, date non communiquée

Durée: 1h 05’ 15’’

Mack Avenue 1137 (www.mackavenue.com)

La célèbre formation californienne Yellowjackets, qui fête bientôt son 40e anniversaire, réunie autour de son pianiste et membre fondateur, Russell Ferrante, et des historiques Bob Mintzer et William Kennedy, de retour après une parenthèse de quelques années, nous gratifie d’un bel album de jazz fusion. Délaissant le côté aseptisé et démonstratif propre à cet idiome, pour une musique électro-acoustique de qualité, le combo sort ici du cadre du jazz pour s’aventurer vers une world music aux rythmes pluriels. Sa sophistication laisse une place importante à l’aspect mélodique, avec quelques thèmes évoquant le meilleur de Weather Report comme «Everyone Else Is Taken». La présence de la chanteuse brésilienne Luciana Souza, récompensée dernièrement aux Grammy Awards, apporte une couleur singulière à la formation tant l’utilisation de la voix sous forme de scat en fait une instrumentiste à part entière. Tantôt en contre-chant ou bien en surlignant les lignes de basses, elle démontre un sens de la mélodie et une grande maîtrise du rythme, doublé d’un timbre neutre. William Kennedy est dans la lignée des batteurs virtuoses avec une sonorité mate et un sens de la mise en place qui impressionne, évoquant Steve Gadd ou son disciple Dave Weckl.
Raising our Voice est le quatrième album du groupe pour le label Mack Avenue et poursuit sa quête de maturité en forme d’équilibre, évitant les clichés d’un univers musical qu’ils ont su élargir. La place centrale du nouveau bassiste australien Dane Anderson –qui remplace l’historique Jimmy Haslip avec brio–, à la fois rythmique et mélodique, notamment sur «Man Facing North», est l’un des particularismes du groupe. La ballade «Mutuality», inspirée d’un discours de Martin Luther King, met en exergue le piano dynamique et lyrique de Russell Ferrante associé au soprano de Bob Mintzer dans un univers proche de Dave Brubeck. Au ténor, Bob Mintzer joue les équilibristes entre les influences diverses ayant pour base une forme de tradition due à sa longue expérience dans les big bands de Buddy Rich ou de Thad Jones et Mel Lewis. D’ailleurs, en marge de ses productions dans le domaine de la fusion, il excelle toujours avec son big band ou bien en formation réduite avec le pianiste italien Dado Moroni. Une sonorité lisse et incisive le rapproche parfois des qualités et des défauts d’un Grover Washington Jr. avec une belle maîtrise et un sens de l’adaptation quel que soit le contexte. Ici l’ambiance est hybride entre découpages rythmiques latins et funk sur «Ecuador», en passant par le swing ternaire de «Strange Time» ou le shuffle de «Swing With It». Un disque qui comblera les amateurs du genre.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Warren VachéCliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disque
Songs our Fathers Taugh Us

My Melancholy Baby, Key Largo°*, Love Locked Out, I Love You*, Warm Valley°, I'll Be Around°, Birk's Works*, Felicidade, The More I See You, Deep Night*, Blue Room, There is No Music (For Me) °*, Slow Boat to China*
Warren Vaché (cnt, flh°), Jacob Fischer (g), Neal Miner (b), Steve Williams (dm)*

Enregistré les 25 & 26 avril 2018, Astoria, NY

Durée: 58' 09''

Arbors Records 19464 (www.arborsrecords.com)

Warren Vaché n'a jamais commis de mauvais disque. Celui-ci appartient à son standard qui est d'un niveau très élevé. Songs Our Fathers Taught Us est le titre d'une liste de thèmes que le père de Warren laissait sur son piano. C'est ce père, Warren Sr, contrebassiste, qui lui a transmis le virus de la musique. L’album est donc dédié à Warren Vaché Sr. et aux nombreux pères musicaux que Vaché Jr. a eus en début de carrière. Warren Vaché Jr. a connu Neal Miner et Steve Williams lorsqu'ils ont accompagné Annie Ross ensemble. La rencontre avec Jacob Fischer est plus récente. Il joue de la guitare sèche. Le CD alterne des prises sans batterie réalisées le 25 avril, avec celles effectuées le lendemain en compagnie de Steve Williams. Puisque les festivals européens ne sollicitent plus Warren, on se demandait s'il pouvait encore jouer! Et bien rassurez-vous, il est toujours aussi maître du cornet et du bugle. Si on ne le voit plus c'est que les festivals ne s'intéressent plus au jazz, voilà tout!
Le disque s'ouvre sur une cadence véloce du cornet avec sourdine qui se prolonge par un solo, suivi de celui de Jacob Fischer avant de conclure par le thème de «My Melancholy Baby». Nous faisons connaissance avec Steve Williams dès «Key Largo» de Benny Carter, où pour nos oreilles Warren Vaché joue du bugle. On le retrouve sur cet instrument dans un beau «Warm Valley» de Billy Strayhorn en duo avec la guitare.
«The More I See You” par son swing fait penser au Ruby Braff-George Barnes Quartet. On y trouve une belle alternative entre guitare et basse. Il y en a une autre dans «Deep Night», morceau introduit par Jacob Fischer qui maîtrise la technique classique. Ce guitariste n'est pas sans faire penser à Charlie Byrd («Love Locked Out», «There Is No More Music”). Steve Williams intervient en solo comme les trois autres dans «I Love You» de Cole Porter. Dans son accompagnement, c'est un bon spécialiste des balais qui s'imposent ici puisque l'objectif prioritaire est la musicalité sur tempo lent. Neal Miner a une belle sonorité ronde et prend de superbes solos («I'll Be Around», «Blue Room» et un «Birk's Work» bien swingué). Cet excellent moment musical s'achève avec swing par une version bien menée au cornet avec sourdine de «Slow Boat to China».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Gaëtan Nicot Quartet
Rhapsodie

Rhapsodie, Koo-Cool*, Chiarezza, Ma plus belle histoire d’amour, Maia, Les yeux de l’abeille, Transports urbains, Moon Dreams
Gaëtan Nicot (p), Pierrick Menuau (ts), Sébastien Boisseau (b), Arnaud Lechantre (dm) + Geoffroy Tamisier (tp)*
Enregistré du 9 au 11 janvier 2019, Sarzeau (56)
Durée: 51’ 35’’
Tinker Label 0119001 (Socadisc)


Le pianiste nantais Gaëtan Nicot a eu l’occasion, à l’issue d’une formation classique et jazz, de partager la scène avec plusieurs jazzmen parisiens (Marc Thomas, Jean-Loup Longnon, Nicolas Rageau, Mourad Benhammou…) tout en prêtant son concours à des projets très variés, allant du cinéma (comme acteur et musicien) à des rencontres «métissées» entre musique du Moyen-Orient, flamenco et chant lyrique. Après un premier album, sorti en 2014, Jazz Radiophonique Eighties, qui prenait le pari d’intégrer au répertoire jazz des succès pop des années 1980, il propose aujourd’hui un disque en quartet –dans lequel officie un complice de longue date, Pierrick Menuau–, autour de ses compositions agrémentées de deux reprises. Gaëtan Nicot y revendique des inspirations mêlant notamment McCoy Tyner, Herbie Hancock et Wayne Shorter, dont l’influence paraît effectivement déterminante. Si une atmosphère intimiste se dégage du disque, du fait de la prédominance des ballades, avec parfois des réminiscences de musique classique (ouverture en piano solo de «Rhapsodie»), le swing est également au rendez-vous, en particulier sur le bon original «Koo-Cool» morceau de bravoure du disque – où le quartet déploie son énergie avec la participation d’un Geoffroy Tamisier (non crédité) s’inscrivant dans une veine davisienne. A côté de ces compositions habilement reliées à la tradition post-bop, le quartet livre une sobre et jolie version de la superbe chanson de Barbara, «Ma plus belle histoire d’amour» qui doit beaucoup à l’extrême sensibilité de Pierrick Menuau (dont on connaît les qualités), ainsi que du standard de Chummy MacGregor et Johnny Mercer, «Moon Dreams» (1942) qui est une occasion privilégiée d’apprécier le jeu élégant de Gaëtan Nicot. Une formation à découvrir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe DIVA Jazz Orchestra
DIVA + The Boys

Slipped Disc°, A Felicidade*, Deference to Diz°*, Noturna+, The One I Love Belongs to Somebody Else°, Piccolo Blues**, Estate°+, Bucket O'Blues
Sherrie Maricle (dm, dir), Tanya Darby (tp1), Jami Dauber, Rachel Terrien, Barbara Laronga (tp), Jennifer Krupa (tb1), Linda Landis (tb), Leslie Havens (btb), Alexa Tarantino (as1, ss, cl, fl), Schella Gonzales (as, cl, fl), Janelle Reichman (ts, cl), Roxy Coss (ts, fl, cl), Leigh Pilzer (bar, bcl), Tomoko Ohno (p), Noriko Ueda (b) + Claudio Roditi (tp*, picc. tp**), Jay Ashby (tb, perc), Ken Peplowski (cl°), Marty Ashby (g+, producer)

Enregistré en 2019, New York, NY

Durée: 51'42''

MCG Jazz 1047 (www.mcgjazz.org)

Sauf peut-être en France, DIVA Jazz Orchestra est bien connu. Le manager de Buddy Rich, Stanley Kay, a remarqué en 1990 le talent de Sherrie Maricle. L'idée lui est alors venue de monter un big band féminin, ce qui s'est concrétisé en 1992 avec Maricle pour leader. Ce disque sorti, sur label MCG en octobre 2019, fait suite à l'album A Swingin' Life enregistré cinq ans plus tôt avec Nancy Wilson et au Dizzy's Club avec Marlena Shaw. C'est un excellent big band parce qu’il s’agit de bonnes musiciennes. Le phénomène n'est pas nouveau (les merveilleuses International Sweethearts of Rhythm, par exemple), ni particulier au jazz puisque des femmes, tous instruments confondus, dont les vents, se sont épanouies dans les musiques, classique et populaire, depuis la fin du XIXe siècle principalement. Aujourd'hui, le manque de culture est partagé de façon égalitaire entre femmes et hommes, d'où l'apparition de festivals «de jazz» se croyant novateurs parce qu'exploitant l'image de la femme musicienne. Certaines pour des raisons lucratives se rendent complices. Ce n'est pas cartésien, mais l'époque est irrationnelle.
Nous avions déjà repéré Tanya Darby dans le big band masculin de Roy Hargrove à Marciac, dans lequel elle a mené la section avec le drive et la précision rythmique adéquates, et plus récemment, en l'été 2019, Alexa Tarantino dans ce même festival, aux côtés de Wynton Marsalis. Je pense que c'est avec Jeremy Pelt que Roxy Coss a joué en quintet lors d'un concert d'hiver à Marciac. Pas sectaires, elles invitent ici quelques «boys» dont l'excellent Claudio Roditi, décédé depuis. Ceux qui le voudront pourront comparer les versions d’«Estate» et «The One I Love Belongs to Somebody Else», avec Ken Peplowski en soliste, ici et dans son disque Sunrise chez Arbors Records (ARCD 19458), ce sont les mêmes arrangements signés Dennis Mackrel et Mark Lopeman respectivement. Pour constater que le professionnalisme n'a pas de genre (sinon humain). «Slipped Disc» de Benny Goodman arrangé par la bassiste Noriko Ueda, nous offre deux solistes de même niveau technique: Ken Pleplowski puis Janelle Reichman. Ken veut en mettre plein les oreilles, Janelle a plus le feeling jazz. Belle mise en place de l'orchestre avec punch! Sherrie Maricle dialogue avec l'orchestre en fin de prestation. «A Felicidade» de Jobim arrangé par David Sharp est exposé avec délicatesse par Claudio Roditi (et sa trompette à cylindres Hans Kromat) et Roxy Coss (ts). Beau solo musical et économique de Roditi. En fait Claudio s'est bonifié avec l'âge allant droit à l'essentiel du propos. Dans le même état d'esprit Roxy Coss privilégie aussi la musique sur le démonstratif. Bon solo de basse. Thème typiquement bop de Jay Ashby, «Deference to Diz» est exposé par Claudio Roditi, Jay Ashby et Ken Peplowski avec des ponctuations de l'orchestre. Ken Peplowski est dans la lignée Buddy de Franco. Suit un solo très bien construit et économique de Roditi et une belle intervention d'Ashby qui, au trombone, à des qualités de sonorité et un phrasé dans la lignée Urbie Green-Bill Watrous. Tomoko Ohno prend un solo équilibré qui swingue plaisamment. Break de Maricle pour une coda dans l'aigu de Tanya Darby. «Nocturna» débute par un choral des cuivres avant l'exposé du thème par Jay Ashby. Le relais par la section de trompettes est bien joué. La guitare du producteur participe à ce clin d'œil au Brésil. Jay Ashby est un crooner du trombone comme Urbie Green. Bon solo de piano sans surcharge. Dans «The One I Love Belongs to Somebody Else» c'est Jami Dauber (tp) qui tient très bien le rôle de Randy Reinhart de la version Arbors Records. Et même avec un peu plus de drive, c'est dire l'excellent niveau jazz et instrumental. C'est Scott Arcangel qui a orchestré le «Piccolo Blues» de notre cher Claudio Roditi qui utilise ici une trompette piccolo Scherzer à cylindres. Très bonne mise en situation low down dès l'introduction de Tomoko Ohno sur le shuffle de Sherrie Maricle. L'orchestre sonne bien, presque basien. Le solo de Roditi est une perle de sobriété. Jennifer Krupa (tb) va aussi à l'essentiel sans surcharge en notes qui est à éviter dans le blues. Le big band fait dans le genre «Blues March», avant l'intervention d'Alexa Tarantino très valable, si on supporte le soprano (Bob Wilber disait qu'un gentleman est celui qui a un soprano mais qui ne s'en sert pas; c'est valable pour les femmes). Bref, un très bon moment! Bonne conclusion avec ce «Bucket O'Blues» de Plas Johnson arrangé par John McNeil, «drivé» par Sherrie Maricle! C'est l'occasion d'une alternative de Roxy Coss (ts) avec Scheila Gonzales (as), Alexa Tarantino (ss), Leigh Pilzer (bs). Après le solo de Tomoko Ohno toute la section de sax swingue une partie bien écrite. Tanya Darby fait merveille au lead de la section de trompettes! Très bon. Il y a du grain à moudre, sauf à être misogyne.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

George Bohanon Quartet
Boss: Bossa Nova

Bobble, Speak Low, El Rio, Conmigo, Simpatica, El Rig, Mioki
George Bohanon (tb), Joe Messina (g), Kirk Lightsey (p), Cecil McBee (b), George Goldsmith (perc), Bob Cousar (perc), Henry Cosby (cymbale)

Enregistré en 1962, Detroit, MI

Durée: 31’ 46’’

Fresh Sound Records 1669 (Socadisc)

En ce début des années 1960, on est en pleine vogue de la bossa nova, cette synthèse entre samba brésilienne et jazz, mettant en valeur un rythme syncopé et régulier «mondialisée» par la rencontre entre le saxophone ténor de Stan Getz et le couple Gilberto sur des compositions de Jobim. Le monde du jazz a souvent, surtout à cette époque, exploré cet univers hybride (et commercial) avec plus ou moins de réussite: on pense à Coleman Hawkins, Zoot Sims, Sonny Rollins ou bien Ella Fitzgerald. Sur cette session datant de 1962, le tromboniste de Detroit George Bohanon a réuni certains des meilleurs jeunes musiciens de la ville pour un disque séduisant dans l’approche mélodique, sur une thématique originale de bossa nova.
Une curiosité pour ce tromboniste né en 1937 à Detroit qui est surtout connu comme étant un excellent musicien de studio notamment dans le registre soul du fameux catalogue Motown. Bien qu’issu d’une région du Michigan emblématique du jazz, ayant donné quelques grands noms tels qu’Elvin et Thad Jones, Kenny Burrell, Pepper Adams, Frank Foster ainsi qu’une tradition pianistique autour de Tommy Flanagan, Hank Jones, Barry Harris, Hugh Lawson, Sir Roland Hanna ou Kirk Lighstey présent sur cet opus, le leader de cette session n’a eu qu’une carrière discrète dans l’univers du jazz. Dès le début des années 1960, il fait partie de divers «workshops» de Detroit avant de remplacer en 1962 Garnett Brown dans le quintet de Chico Hamilton. C’est à cette époque qu’il sort deux albums sur le label éphémère Motown Jazz, qui resteront confidentiels. Il part s’installer en Californie et devient un musicien de studio recherché pour sa technique et sa capacité à évoluer dans divers univers musicaux. Le jazz reste malgré tout sa famille de prédilection et il enregistre pour Sarah Vaughan, Joe Henderson, Hampton Hawes, Blue Mitchell, Donald Byrd et Stanley Turrentine dans les années 1970 tout en faisant partie du big band d’Ernie Wikins aux côtés du tromboniste Benny Powell (1971). Il travaille également comme sideman lors de tournées avec Cannonball Adderley, Gene Ammons, Stan Getz, Gene Harris , Jimmy Smith ou Sonny Rollins. Plus récemment, il a collaboré avec le grand orchestre de Gerald Wilson (1997) et a même participé au disque de Diana Krall avec le big band de John Clayton et Jeff Hamilton sur une thématique autour de Noël.

Le présent disque met surtout en valeur le leader à la sonorité ténébreuse et à la précision rythmique parfaite, capable de phrases longues et sinueuses. Le tout jeune Kirk Lightsey nous gratifie de quelques chorus bop de factures classiques, mais c’est Joe Messina qui s’illustre le plus à la guitare acoustique tantôt en soliste ou bien en accords, dans la lignée d’un Charlie Byrd. Une curiosité qui intéressera les collectionneurs; pour les autres, il vaut mieux chercher les excellents Blue Phase, Tribut et Elation sur le label Geobo Records avec la présence de Billy Higgins, Ray Brown, Sweets Edison ou Gerald Wiggins.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJames Suggs
You're Gonna Hear From Me

When I Grow Too Old to Dream*, Laura, The Night We Called It a Day*, But Oh What Love, Be My Love*, Detour Ahead*, My Baby Kinda Sweet, The Ripple*, It Shouldn't Happen to a Dream*, Blame It on My Youth*, Rachel's Blues*, You're Gonna Hear From Me
James Suggs (tp), Houston Person (ts*), Lafayette Harris (p), Peter Washington (b), Lewis Nash (dm)

Enregistré à Englewood Cliffs, NJ, date non communiquée

Durée: 1h 01' 29''

Arbors Records 19465 (www.arborsrecords.com)

Ce qui s'impose depuis quelques années à cause de la dictature de la nouveauté, c'est de ne pas indiquer sur le livret et le boîtier, la date d'enregistrement. L'artiste qui n'a pas les moyens (divers) d'enregistrer à tout bout de champ détourne ainsi le risque de voir cette «carte de visite sonore» aller trop vite à la poubelle. C'est l'option prise par ce «nouveau» trompettiste pour son premier album, produit en 2018. James Suggs qui joue une trompette B&S, vient d'Harrisburg, Pennsylvanie. Il a débuté la pratique de la trompette à l'âge de 9 ans et il a rencontré Wynton Marsalis à 10 ans. A 15 ans, il fait des débuts professionnels. Il a joué dans le Tommy Dorsey Orchestra dirigé par Buddy Morrow (2005) et pour Kenny Burrell, John Fedchock, Maria Schneider, Frank Foster, Bob Brookmeyer, John Clayton. Il vit actuellement à St. Petersburg, Floride. Le producteur de ce disque est Houston Person qui n'est plus à présenter. L'atout majeur de ce trompettiste: un timbre de qualité («You're Gonne Hear From Me» d'André Previn, joué seul). L'ex-valse, «When I Grow Too Old to Dream» qui ouvre le programme sur un tempo vif, dévoile cette qualité. Par ailleurs son phrasé bop est maîtrisé. Et il est superlativement entouré. Houston Person qui le suit, a quelque chose qu'il n'a pas encore: une personnalité, une dimension expressive. La rythmique tourne évidemment très bien et Peter Washington prend un solo de grande classe. Ce qui frappe aussi d'emblée, c'est l'excellent travail d'enregistrement réalisé aux studios Van Gelder. On n'est plus trop habitué à entendre des ballades comme «Laura» et James Suggs l'interprète avec élégance; mais c'est un peu raide et terne. Quelle différence avec Houston Person qui expose avec chaleur «The Night We Called It a Day» où Suggs assure le pont. Le solo de sax est délivré avec sobriété et lyrisme à la fois. La qualité de la sonorité, épaisse, a chez Person une toute autre dimension. Quand le trompette prend la suite, ce n'est du coup pas à son avantage. Ce n'est évidemment pas mauvais, mais il n'est pas habité, et c'est encore trop scolaire (quand on a quelque chose à dire on n'a pas besoin de beaucoup de notes). Le pianiste joue bien sans plus. Il a travaillé pour des gens aussi différents qu'Ernestine Anderson, Max Roach et Roswell Rudd. Ce Lafayette Harris est bon dans le blues, «The Ripple» où le leader copie des éléments expressifs de Wynton Marsalis et «Rachel's Blues». Le trompette expose la ballade «But Oh, What Love» en faisant dans le joli, bien appliqué. L'oreille remarque la compétence de l'accompagnement du pianiste. Lewis Nash est au top dans «My Baby Kinda Sweet» (bon solo aussi de Peter Washington) ainsi que dans son solo sur «Rachel's Blues». Finalement, le problème de ce disque est que le leader, sans être mauvais, manque de maturité par rapport à l'entourage. Il a un gros potentiel («Detour Ahead»; l'influence Wynton Marsalis dans sa composition «My Baby Kinda Sweet»). Ce disque est à écouter pour le répertoire de standards négligés et pour Houston Person car les occasions ne sont pas légion. Houston Person est superbe dans «Be My Love», «The Ripple» et sa composition «Rachel's Blues».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Alexis Valet
Alexis Valet

Partie 1: Observations, Redlights, Beauté**, Library of Babel*, Krysna*, Chestnut Summer, Parie 2: Révélations, 4 Pintes**, Fake, 93320°, G R, Shy, Natitingu°, Move, 46 rue Berthonnière
Alexis Valet (vib), Adrien Sanchez (ts), Simon Chivallon (p, ep), Damien Varaillon (b), Stéphane Adsuar (dm) + Hermon Mehari* (tp), Magic Malik° (fl, voc), Romain Pilon (g)**
Enregistré le 15 avril 2018, Meudon (78)
Durée: 1h 08’ 08’’
Déluge 002 (Socadisc)


Vibraphoniste originaire de Bordeaux, Alexis Valet (né en 1990) est installé à Paris depuis 2016 où il a achevé son cursus musical. Pour ce premier album en leader, dont il a écrit quasiment tout le répertoire, il s’est d’abord entouré de musiciens de sa génération: Simon Chivallon (rencontré au conservatoire de Bordeaux) et Adrien Sanchez, ainsi que d’une section rythmique déjà entendue chez un autre Bordelais, Frédéric Borey (Butterflies Trio). Les représentants du vibraphone restent peu nombreux, en particulier ceux évoluant dans des esthétiques musicales post-bop (on pense évidemment à Franck Tortiller pour la France), et l’on se réjouit donc de découvrir ce jeune instrumentiste qui dévoile de belles qualités d’expression. Malheureusement, l'album souffre sur la durée de faiblesses certaines, à commencer par des mélodies quelques fois dénuées d'intérêt, donnant l'impression d'un hard bop évanescent, que les bavardes mais plates interventions du ténor amènent aux frontières du free («Redlights»). Le swing n'est pas non plus systématiquement au rendez-vous, soit par manque de soutien rythmique (introduction laborieusement binaire de «Library of Babel»), soit que le langage employé relève parfois plutôt de celui des musiques improvisées («93320» avec Magic Malik) que du jazz. A l’inverse, sur la jolie ballade «Krysna», l’excellent Hermon Mehari, en invité et ici en soliste principal, donne du relief à l'ensemble par sa sonorité profonde et permet à Simon Chivallon de déployer un accompagnement au swing élégant; le solo aux belles couleurs d’Alexis Valet séduit également. De loin le meilleur titre d’un disque inégal.
rôme Partage
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Rita Moss
Queen Moss 1951-1959

Titres communiqués sur le livret
Rita Moss (voc, p, org, perc), Buck Clayton (tp), Sunny Dunham, Kai Winding (tb), Artie Baker (as), George Berg, Boomie Richman, Al Klink (ts), Bernie Leighton, Teddy Napoleon (p), Art Ryerson, George Barnes, Sam Bruno (g), Irv Manning (b), Don Lamond, Sonny Igoe (dm)

Enregistré entre le printemps 1951 et 1959, New York, NY, Los Angeles, CA

Durée: 1h 11' 06''

Fresh Sound Records 983 (Socadisc)

Fresh Sound poursuit l'exploration des artistes passés dans l'oubli. Rita Moss (1918-2015) est une chanteuse de variétés qui possède une belle voix avec une étendue dans le suraigu rare. La Mado Robin de la pop en quelque sorte. Elle porte le nom de son premier mari, Richard Moss. Les deux premiers titres du printemps 1951 (78 tours Glenn 1001) sont des slows. Rita Moss est en compagnie d'un chœur et c'est à mon sens Sonny Dunham qui prend le solo de trombone «sweet», genre Tommy Dorsey, dans «I Never Was So Surprised». Le pianiste anonyme est bon. Rita Moss donne une courte vocalise pure et dans l'aigu sur «I'll Be Waiting for You». Les deux titres suivants viennent d'un 78 tours Decca enregistré le 12 septembre 1951. Les arrangements sont de Neal Hefti. Cette fois, on a une indication de personnel, mais il y a un flutiste non mentionné dans «Darlin'« (est-ce l'altiste Artie Baker décédé en mars 2004 à 89 ans?). D'un point de vue jazz, le seul grand moment du disque est le solo de Buck Clayton (tp) dans «Love Me or Leave Me» pris sur tempo médium et qui swingue. Le personnel indiqué pour la séance suivante de décembre 1952, n'est pas très utile car incomplet (mes oreilles entendent des parties de clarinette basse et des cors). C'est un 45 tours Clef 256 qui propose des slows avec des vocalises dans l'aigu, marque de fabrique de Rita Moss. Un violoniste classique prend un solo dans «Memories of You». Le jazzfan sera plus attiré par les 12 titres qui suivent venant du LP Introducing Rita Moss, Epic 3201. Je ne sais pas si c'est parce qu'elle est seule qu'elle se met à swinguer (sans excès)? En re-recording, elle s'accompagne au piano, à l'orgue et aux bongos (décembre 1956). Le style de piano est basique (solo de «This Can't Be Love») mais au total cette séance est plaisante, centrée sur des standards («Jungle Drums», «Exactly Like You»,...) et une composition originale de Rita Moss («Bopligatto»). Dans «Did I Remember», Rita Moss a un phrasé vocal plus jazz (restant sophistiqué) et son solo de piano, outre un clin d'œil à Erroll Garner, utilise aussi des block chords bien venus. Son «Take the ‘A’ Train» est sous l'influence de Nat King Cole (avec plus de maniérisme), et son solo de piano swingue bien. Curieux et joyeux, le «Bopligatto» propose un unisson virtuose voix-orgue. Elle fait elle-même le chœur dans «I Only Have Eyes for You». Les titres 21 et 22 viennent d'un 45 tours d'octobre 1957, Debonair D139/D137. La version de «In My Ole Kentucky Home» procède comme «Bopligatto» avec un unisson voix-piano (est-ce Rita Moss à la batterie?). Le dernier morceau vient du 45 tours de 1959 Rozell K80H-1198 (label de son second mari depuis 1964 Bob Rozell) et c'est une version de «Daydream» de Billy Strayhorn qui véhicule la pureté de sa voix (qui est le guitariste?). Bref, ce disque intéressera les admirateurs de prouesses vocales, car la dame a une étendue de registre sur quatre octaves.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Jérôme Sabbagh & Greg Tuohey
No Filter

Vicious, Lurker, No Road, Chaos Reigns, Ghostly, Cotton, You Are on My Mind
Jérôme Sabbagh (ts), Greg Tuohey (eg), Joe Martin (b), Kush Abadey (dm)

Enregistré le 22 décembre 2017, New York, NY
Durée: 42’ 20’’
Sunnyside 1522 (www.sundance.dk)


De tempérament introspectif mais pleinement investi dans l’expression jazz, Jérôme Sabbagh (Jazz Hot n°682) a déjà passé, à 46 ans, plus de la moitié de son existence à New York. Un choix de vie qui n’est certainement pas étranger à cet ancrage artistique que confirme son huitième album, No Filter, codirigé avec le guitariste néo-zélandais Greg Tuohey. Ce dernier est un compagnon des premières heures de l’aventure américaine du saxophoniste, dont il fut le condisciple à la Berklee College of Music, et a créé avec lui le collectif Flipside en 1997. Il a travaillé avec les ténors Mark Turner, Seamus Blake et George Garzone ou encore avec Ari Hoenig (dm). Après quoi, il a abandonné la scène jazz en 2000 (semble-t-il découragé, il s’est alors limité à accompagner des groupes de rock) pour n’y revenir qu’en 2010. Le contrebassiste Joe Martin (1970, Kansas City) s’est en partie formé au William Paterson College de New York auprès de Todd Coolman, Rufus Reid (b) et Harold Mabern (p). On le retrouve également aux côtés de Mark Turner et Ari Hoenig, mais aussi de Brad Mehldau (p), Chris Potter (ts) ou au sein du Mingus Big Band. Quant au batteur Kush Abadey (1991), il est passé par plusieurs écoles de musique de Washington, DC, et a fait ses armes dans des groupes communautaires agissant dans le domaine social avant de sortir, lui-aussi, diplômé de Berklee, se produisant ensuite avec Wallace Roney, Nicholas Payton (tp), Ravi Coltrane (ts) et Chris Potter, entre autres.
C’est donc un solide quartet que celui emmené par Jérôme Sabbagh et Greg Tuohey, lesquels se sont partagés l’écriture du répertoire qui ne manque pas d’intérêt. D’emblée, avec «Vicious» (Sabbagh), la rythmique met la musique sous tension, tandis que le ténor se déploie avec ampleur au-dessus des riffs de son partenaire. Fort du parcours évoqué plus haut, ce dernier apporte une dimension fusion dans ses interventions en solo, qui s’intègre bien à l’ensemble. Il sait aussi manier la corde sensible sur les ballades –lesquelles caractérisent le disque– mises en valeur par le timbre caressant du sax. De ce côté-là, les réussites les plus marquantes, en particulier sur le plan mélodique, étant «No Road» et «Chaos Reigns» de Greg Tuohey, ainsi que «You Are on My Mind» de Jérôme Sabbagh qui clôt joliment ce No Filter.
rôme Partage
© Jazz Hot 2020

Don Vappie & Jazz Creole
The Blue Book of Storyville

Eh la bas, The Blue Book of Storyville, Buddy Bolden Blues, La Ville Jacmel, Port Bayou St John, Mo Pas Laimé ça, Couleur de Créole, Basin Street Blues, I Would if I Could, Abandon, C'est l'autre cancan, Red Wing, Mischieu Banjo, Tin Roof Blues/Creole Blues, Panama, Les Oignons, Fais Dodo
Don Vappie (bjo, voc), David Horniblow (cl), Dave Kelbie (g), Sébastien Girardot (b)

Enregistré: les 27 et 28 novembre 2018, Londres (Royaume-Uni)

Durée: 1h 08' 56''

Lejazzetal 22 (
lejazzetal.com)

Don Vappie n'est plus à présenter tant comme artiste-musicien néo-orléanais que comme activiste de la cause créole. Il a déjà de nombreux disques de qualité à son actif. Celui-ci a été réalisé à Londres pour le label du guitariste Dave Kelbie qui s'est aussi consacré à Fapy Lafertin-Evan Christopher (A Summit in Paris) et au clarinettiste David Horniblow (The Complete Morton Project). Les titres originaux sont des compositions de Don Vappie, intelligemment intégrés à un programme de standards traditionnels louisianais comme «Eh la bas» qui débute le disque et que firent connaître Kid Ory, DeDe Pierce et Danny Barker entre autres. Il rappelle d'emblée que Don Vappie n'est pas seulement un solide banjo virtuose mais qu'il est aussi un chanteur délicieux. La clarinette de David Horniblow se marie bien avec un discours simple servi par une bonne sonorité. «The Blue Book of Storyville» composé par Vappie est lancé par la contrebasse toute en rondeurs de Sébastien Girardot, rejointe par la clarinette plaintive puis le chant du blues (en anglais) de l'auteur. Le Blue Book était le catalogue des charmes proposés par le quartier chaud de New Orleans, Storyville, dont le rôle dans la genèse du jazz a été amplifié. Les jazzfans sont des romantiques et ils préfèrent souvent les histoires à l'Histoire. En tout cas, nous avons là une bonne interprétation. Le fier et très talentueux créole Jelly Roll Morton a lui aussi contribué aux rêves notamment en alimentant la pure légende de Buddy Bolden. Nous trouvons donc ici l'incontournable «Buddy Bolden Blues» admirablement chanté par Don Vappie et agrémenté des inflexions bien venues de David Horniblow. Kelbie et Girardot sont aussi discrets qu'efficaces. La «touche latine» chère à Morton mais dont il n'a pas exagéré l'usage, surgit ici dès «La Ville Jacmel» chanté en créole. Vappie a aussi composé «Port Bayou St John» (latin et très virtuose), «Couleur de Créole» (genre dansant mais pas simple pour la clarinette) et «I Would if I Could» (merveilleusement swing, avec un solo de Girardot en prime). L'album, on s'en doute, fait une large place à Haïti, au Brésil (Pixinguinha, idole de Thomas L'Etienne), à la Martinique (mélancolique «Abandon» de Loulou Boislaville). Horniblow est bien parti, comme on dit, dans «Tin Roof Blues/Créole Blues». Excellent slap de Girardot dans «Panama», et il prend un bon solo qui est juste la mélodie dans «Red Wing». Nous avons aussi une bonne version balancée de «Basin Street Blues» et de plaisantes reprises de «C'est l'autre cancan» qui fut enregistré par Kid Ory (1944) et des «Oignons» imposés en France par Sidney Bechet (dès 1949).
Le livret est soigné avec de belles photos, mais on est surpris de trouver le trompettiste Papa Celestin dans la liste des banjoïstes louisianais alors que n'y figurent pas Narvin Kimball, Lawrence Marrero, Papa French et Creole George Guesnon notamment. C'est histoire d'être taquin, car ce disque va ravir les enthousiastes de «créolités».
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBrian Lynch Big Band
The Omni-American Book Club:  My Journey Through Literature in Music

CD1: Crucible For Crisis, The Struggle Is in Your Name, Affective Affinities, The Trouble With Elysium, Inevitability and Eternity, Tribute to Blue (Mitchell)
CD2: Opening Up, Africa My Land, Woody Shaw, The Struggle Is in Your Name (Extended Version), Woody Shaw (Extended Version)

Brian Lynch Big Band: Brian Lynch (lead,tp,comp,arr), Michael Dudley (lead tp), Jean Caze (tp), Jason Charos (tp), Alec Aldred (tp), Dante Luciani (lead tb), Carter Key (tb), Steven Robinson (tb), John Kricker (btb), Tom Kelley (lead as, ss, fl), David Leon (as, fl, cl), Gary Keller (ts, ss, fl, cl), Chris Thompson-Taylor (ts, cl), Mike Brignola (bar, bcl), Alex Brown (p), Lowell Ringel (b), Boris Kozlov (eb 2,5,10), Kyle Swan (dm 2,4,6,9,10,11), Hilario Bell (dm 3,5,7,8), Murph Aucamp (perc), Little Johnny Rivero (perc 5,8)
+ Dafnis Prieto (dm 1), Orlando Maraca Valle (fl 1), Donald Harrison (as 2), David Liebman (ss 3), Regina Carter (vln 4), Jim Snidero (as 6)
Enregistré en mai 2019, L. Austin Weeks Center for Recording and Performance, Frost School of Music, Coral Gables, FL

Durée: 1h 01’ 20” + 54’ 42”
Hollistic Music Works 20/21 (hollisticmusicworks.com)

Voici un très bel enregistrement en big band réalisé par Brian Lynch, ce magnifique trompettiste et plus largement artiste musicien qui illumine, toujours avec modestie mais un grand savoir dans le jazz, les scènes de nombreux festivals depuis de nombreuses années au sein de formations, la plupart du temps des all stars de musiciens qui lui ressemblent. Trompettiste émérite qui œuvre dans un monde qui réunit l’héritage de Dizzy Gillespie et d’Art Blakey, entre hard bop et jazz afro-cubain, il réalise ici un enregistrement qui visiblement lui tenait à cœur. Il a composé, arrangé, réuni un big band de musiciens à son image, c’est-à-dire solides et sérieux, avec quelques invités de renom sur quelques plages dont vous pouvez lire le détail dans la notice. La musique, d’une écriture aussi fouillée que pétillante, aussi recherchée qu’expressive, fait la part belle à l’énergie, au swing de cette sensibilité musicale du jazz, avec bien entendu une personnalisation car toutes les compositions, comme les arrangements sont de Brian Lynch lui-même, comme la direction de ce grand ensemble (21 musiciens) auxquels il faut rajouter les invités.
Ce double disque est l’occasion de découvrir un personnage, Brian Lynch, jusqu’ici quelque peu secret, car sa participation à de nombreux all stars a toujours présenté un homme assez réservé, perfectionniste et inspiré. Comme le titre l’indique (The Omni-American Book Club: My Journey Through Literature in Music), Brian Lynch est inspiré dans son œuvre et dans son parcours par de nombreuses lectures, des plus sérieuses et engagées dans la défense de l’humanité, des peuples. Encore un musicien donc pour qui cette musique, le jazz, porte, dans sa substance, un large contenu philosophique. Grand lecteur, il rend ici un bel hommage aux lectures qui ont guidé ses pas d’homme et d’artiste. C’est une démarche cohérente, originale, qui permet de comprendre pourquoi Brian Lynch est aussi profondément et sincèrement familier avec l’univers du jazz, pourquoi il y excelle: il honore ici James Baldwin, Ralph Ellison, Toni Morrison, W.E.B. DuBois, Ta-Nehisi Coates et Albert Murray. Ces écrivains sont tous très connus, et vous aurez vite fait de comprendre en parcourant leur biographie que le contenu de leurs œuvres est une matière intimement mêlée à la matière jazz par des millions de fils visibles et invisibles qui donnent à la grande musique de naissance américaine, le jazz, cette maturité, cette puissance et cette profondeur à nulle autre pareille, car ancrée dans le peuple, et plus dans une histoire tragique qui donne à l’art cette subtilité de l’expression, des sentiments, nécessaire à sa grandeur. Cela fait des années, un siècle, que les artistes du jazz nous le disent avec leurs notes, leur voix, leurs instruments, leur expression, cela fait aussi presque un siècle que Jazz Hot vous le dit avec des mots, par quelques-unes de ses voix, depuis Charles Delaunay et jusqu’à nos jours. Il n’y a pas unanimité sur ce sujet, c’est un long chemin, une longue lutte pour parvenir à cette compréhension, et sortir le jazz de l’ornière ludique qu’il a parfois –le jeu et la performance technique peuvent faire écran à l’essence de cette musique– y compris dans Jazz Hot, pour éviter aussi au jazz l’ornière institutionnelle (académique et universitaire), mercantile et bureaucratique (la soumission des programmations aux subventions, lobbies et corporatismes) où d’autres œuvrent à l’enfermer. Quoi qu’il en soit, c’est donc avec de la musique, des notes que Brian Lynch a choisi de nous parler des mots et des auteurs qui l’ont fait ce qu’il est: un artiste de jazz de culture. Juste dialectique artistique, alors que le plus souvent, il s’agit de parler de musique avec des mots.
Dans les références littéraires de Brian Lynch, il y a des personnes moins connues comme Ned Sublette (musicien, compositeur, musicologue), David Levering Lewis (le biographe de W.E.B. DuBois), Eric Hobsbawn (l’historien anglais, marxiste, auteur d’une grande histoire des révoltes et révolutions depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours), Naomi Klein (une journaliste qui écrit autant contre la mondialisation que le capitalisme et le néolibéralisme, les dérives actuelles de nos sociétés totalitaires de consommation de masse en formation), Mike Davis (un autre écrivain contre, qui approfondit des enquêtes sur le pouvoir et les classes sociales en Californie). Il y a encore Timothy Snyder (spécialiste de l’holocauste) et d’autres personnalités qui se sont distinguées pour leur approfondissement de la réalité, leur compréhension du passé et du présent, et leur lutte contre les inégalités, et notamment le racisme et la ségrégation, et injustices diverses qui ne font qu’augmenter sur la planète, à commencer pour les Afro-Américains. C’est cet ensemble de références, des livres et leurs auteurs, des femmes et des hommes qui luttent, avec comme Saint Graal (dixit Brian Lynch) l’ouvrage de Ralph Ellison, Invisible Man, qui ont forgé l’humanité de notre trompettiste et par là ont permis à son art d’être ce qu’il est, exigeant et populaire, comme celui d’autres artistes du jazz puisant à cette source essentielle de la réalité de la vie des êtres humains: leurs joies, leurs peines, leurs luttes.
On ressent le jazz qu’on mérite, et pour éviter de passer à côté on a effectivement besoin, comme le fait Brian Lynch, de creuser sans arrêt, dans les notes bien entendu mais pas seulement, dans les mots, les récits, l’histoire des personnes, les relations humaines, qui sont la source, qui permettent de s’orienter dans ce monde et dans ce temps pour donner du contenu plutôt que du vide, de l’humain plutôt que de l’intelligence artificielle, de la solidarité plutôt que de l’ego, de l’humilité et de la réflexion pour le futur devant l’héritage plutôt qu’une récupération mercantile et perverse qui tue le jazz. Cette musique si parfaite –le jazz– parce qu’elle est porteuse, sans complaisance, de valeurs positives d’humanité et de générosité, y compris dans sa transmission et son exécution sur scène, exige de nous, les amateurs de jazz, artistes compris, des efforts si nous souhaitons être en mesure de l’apprécier dans toutes ses dimensions, de lui rendre un peu de ce qu’elle nous donne et de la préserver. Brian Lynch est un habitué des bons enregistrements, et donc vous ne serez pas surpris de la qualité de ce double album, de celles des artistes, des arrangements, des compositions. Il y a dans l’intensité de ce big band, dans ses couleurs afro-cubaines, dans son énergie de Messengers, quelque chose de particulier comme le souci sincère de rendre à toutes ses lectures, ces auteurs, dont certains sont déjà morts, un travail, un message, un remerciement, un hommage à la hauteur. Ça n’étonne pas de la part de Brian Lynch. Ça lui ressemble, une belle musique très directe, sophistiquée sans être hermétique ou élitiste, deux heures de ce bonheur qu’on saisit avec cette production artistique quand on réfléchit, qu’on ressent, qu’on écoute avec attention et concentration, qu’on lit et qu’on imagine ce qu’un artiste a en tête pour parvenir à l’expression de son art.Signalons le livret explicatif et détaillé, les bons dessins qui illustrent cette production, la précision des renseignements: une œuvre en tous points exemplaire, aboutie, à l’image de Brian Lynch.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueGeorge Freeman
George the Bomb!

George the Bomb!, Gorgeous George, Where's the Cornbread?, Tonto, Help Me, Uncle Funky, The Music Goes Round and Around, Cha Cha Blue, Home Grown Tomatoes, Intimate, Al Carter-Bey
George Freeman (g, voc), Billy Branch (hca), John Devlin (b, acc, voc), Bradley Parker-Sparrow (p), Joanie Pallatto (voc)
Enregistré d’août à décembre 2018, Chicago, IL
Durée: 59’ 17”
Southport Records 0148 (www.chicagosound.com)


Le jazz à Chicago est intimement mêlée au blues. L’histoire et la géographie des Etats-Unis ont fait de cette ville à l’autre extrémité du Mississippi (une image de la grande vallée nord-sud), à l’orée de la synthèse jazz, un destination favorite des grandes migrations des Afro-Américains, autant liées à la mutation économique du pays (l’industrialisation à marche forcée) qu'aux déplacements de la scène jazz naissante forcée par l’économie, par les institutions et la réalité sociologique. Dans ce grand mouvement, Chicago a accueilli dès les années 1920 le meilleur de la scène néo-orléanaise mais également beaucoup d’autres influences qui longent ce grand couloir nord-sud, urbaines et rurales, et le blues, matière essentielle de tout le langage musical afro-américain, religieux ou profane, a permis une synthèse propre à cette ville, dans toutes ses dimensions expressives, les églises comme les lieux de la vie nocturne musicale, et le quotidien (mariages, enterrements, fêtes, communautés, associations…).
Les musiciens de toutes les générations dans cette ville, «d’avant-garde» y compris, ont donc pris, avec naturel, sans y penser, car il existe un vrai sentiment collectif, un malin plaisir à brouiller les cases bien trop cloisonnées par la production et les médias.
George Freeman, un pur produit de Chicago où il est né en 1927, comme ses frères Bruz (1921-2006) et Von Freeman (1922-2012), est emblématique de ces musiciens mêlant jazz et blues dans une expression assez rude («Uncle Funky»), profonde, même si l’humour, la poésie, la recherche et une certaine fragilité sont présents, un alliage propre à la Cité du vent.
Sorti comme les plus célèbres artistes du jazz de la DuSable High School dans le Southside, il a côtoyé Johnny Griffin, Gene Ammons, Clifford Jordan, John Gilmore, et d’abord, bien sûr, ses frères Bruz et Von Freeman, ce dernier étant le père de Chico Freeman qui prolonge cette grande famille du jazz. C’est Johnny Griffin qui a entraîné George (né en 1927) à New York en 1947. George est donc l’oncle de Chico Freeman avec qui il a récemment produit un excellent All in Family, pour lequel nous avons déjà fait un tour de la famille Freeman et de ce qui rend la communauté musicale de Chicago si particulière. On ne va pas répéter, le mieux est de relire l’autre chronique et de réécouter cet autre disque en complément de ce nouvel enregistrement. L’avant-garde locale y côtoie la tradition de toutes les époques du jazz et le blues comme forme fondatrice et comme esprit (Billy Branch ici) dans un gumbo aussi savoureux que celui de l’autre extrémité de la vallée du grand fleuve qui a structuré l’histoire américaine.
Ce nouveau disque d’un Ancien de Chicago a été enregistré pour le même label, Southport, un label de musicien(ne)s-producteurs-trices, investis dans le jazz corps et âme, dans l’esprit très marginal propre aux cités «non alignées», et Chicago est l’une d’elles. Steve Saltzman, un avocat spécialisé sur les droits civiques, membre du comité d’organisation du Chicago Jazz Festival par le passé, écrit avec d’autres, les notes de livret, et rappelle que la rencontre entre George et Billy Branch, harmoniciste de premier plan de la scène blues, prend ses racines dans un concert inoubliable en 2008 qui réunissait George, Billy, Ari Brown, Corey Wilkes… Une sorte de caléidoscope de l’histoire musicale de la ville que les musiciens de Chicago expliquent souvent mais que n’ont pas vraiment compris les avant-gardes diverses qui se réclament du jazz, en dehors de ces cas spéciaux que sont Chicago et New Orleans. En Europe en particulier, l’avant-garde comme la musique contemporaine se bâtissent, dans un réflexe élitiste et corporatiste, sur une négation, un refus de la tradition depuis l’après Seconde Guerre. Ça les prive de substance, d’humanité, de racines, matières fondatrices de l’art mais aussi d'ouverture d'esprit et de liberté.
Pour revenir à ce disque, rempli de bonne humeur et d’une énergie communicative, qui réunit donc, autour de George Freeman et Billy Branch, le Southport House Band –Joanie Palatto (voc), Bradley Parker-Sparrow (p), tous les deux également producteurs, John Devlin (voc, b, acc, g), Luiz Ewerling (dm) venu de Porto Alegre– on doit le titre (George the Bomb!) à l’épouse de George. Cela ne manque pas de faire sourire quand on regarde la photo de ce grand-père malicieux et fragile, si chaleureusement entouré. Le label apporte d’ailleurs à George une nouvelle jeunesse, puisque nous avons ici le quatrième enregistrement de George depuis une vingtaine d’années, après Rebellion (1995), George Burns! (1999) et All in Family (2015), sans oublier qu’un autre grand label de Chicago, Delmark, a réédité Birth Sign, le premier album de George Freeman en leader, invitant Von Freeman, enregistré en 1969. George a une bonne quinzaine d'enregistrements en leader à son actif.
De cette heure enregistrée, on retient la tonalité très blues (comme forme) de l’ensemble, liée à la présence de Billy Branch et de l’orchestre maison de Southport, et l’atmosphère «tranche de vie, solidarité, communauté de destin d’un monde marginal» que représentent ces enregistrement d’un nonagénaire fringant, délicat, très bien entouré dans un monde solidaire, qui teinte ce blues de Chicago de ses nuances poétiques jazz, dans un alliage sonore original.
Ces albums sont indispensables à la compréhension de ce qu’on appelle «le jazz» en tant qu’expression globale, se fondant non plus sur les sentiments des générations d’amateurs qui se succèdent et s'ignorent, sur la méconnaissance des autres époques (le «vieux» jazz ou jazz traditionnel, le mainstream, le bebop, le free jazz, etc., et les litanies sur les pseudo-révolutions du jazz) ou sur les classifications réductrices du marché ou de la critique qui ont séparé jazz et blues dans l’esprit de beaucoup d’amateurs.
George Freeman rappelle ici, par son art, les nuances d’une réalité musicale complexe née d’une histoire humaine et sociale particulière, avec un socle essentiel de cette expression qu’est le blues et une respiration non moins essentielle qu’est le swing. Ce disque de George Freeman, comme le précédent avec Chico, sont des cours de musicologie rappelant ce que l'expression musicale doit à la vie, et
ils valent beaucoup mieux, que la plupart des discours qu'on lit ou qu’on entend en Sorbonne et dans les universités, fondés le plus souvent sur les limites de toutes natures des «savants» certifiés des institutions. Ces disques sont à ce titre indispensables aux amateurs sincères et indépendants.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChick Corea Trio
Trilogy 2

CD1: How Deep Is the Ocean (16/1/2012, Bologna), 500 Miles High (30/6/2016, Ottawa), Crepuscule With Nellie, Work (7/7/2016, Minneapolis), But Beautiful, La Fiesta (23/11/2012, Zurich)
CD2: Eiderdown (21/6/2016, St. Louis), All Blues (30/6/2016, Ottawa), Pastime Paradise (28/6/2016, Rochester), Now He Sings, Now He Sobs (11/10/2010, Oakland), Serenity (3/10/2010, Ottawa), Lotus Blossom (3/12/2010, Tokyo)
Chick Corea (p), Christian McBride (b), Brian Blade (dm)
Enregistré en 2010, 2012 et 2016, Ottawa, Oakland, Tokyo, Bologna, Zurich, St. Louis, Rockport, Ottawa, Rochester, Minneapolis (voir ci-dessus)
Durée: 51’ 35” + 1h 05’ 17”
Concord Jazz 00183 (Universal)


Ce volume Trilogy 2, en 2 CDs, prolonge la publication en 2013 de Trilogy, un coffret de 3 CDs. On retrouve les mêmes protagonistes, trois virtuoses du jazz, les mêmes ingrédients, avec la même réussite. Enregistré lors de multiples tournées sur différentes scènes du monde du 3 octobre 2010 au 7 juillet 2016, les dates et les lieux d’enregistrement ne sont pas précisés sur le livret, pas plus qu’elles ne l’étaient sur le précédent coffret, mais nous avons pu les trouver par ailleurs pour ce Trilogy 2. Cet excellent trio réunit trois instrumentistes de haut vol pour deux heures de jazz parfaitement mis en place, brillant et virtuose. Chick Corea, Christian McBride comme Brian Blade sont simplement exceptionnels sur le plan technique, des musiciens inventifs et très à l’aise dans ce contexte pourtant très cadré et exigeant, proche par l’esprit d’un jazz proche de la musique classique, tant il respire une perfection formelle, un travail inimaginable de mise en place, d’écoute réciproque et une maîtrise absolue instrumentale.
Au programme: des standards, des compositions du jazz, des originaux de Chick Corea. Rien de surprenant ou de nouveau, mais le trio, son excellence, est la nouveauté et l’intérêt. Si le pianiste et leader penche plus vers la sensibilité latine, perceptible dans la plupart de ses interprétations, que vers le blues –qu’il peut «jouer» mais pas incarner– il n’en produit pas moins une splendide musique, pleine de poésie, d’invention, de légèreté et d’éclat, respectueuse de l’histoire et des compositions, de la tradition, tout en en donnant une relecture savante et personnelle d’une grande beauté. Par le foisonnement de la pulsation multidimensionnelle des caisses et cymbales du batteur, par les contre-chants virtuoses du contrebassiste, qui n’abandonne pourtant jamais son rôle essentiel de gardien du temps, 
Brian Blade et Christian McBrides se font les complices en véritables coleaders de l’art de Chick Corea, un pianiste qui n’est plus à présenter. Il a été et demeure l’un des plus brillants pianistes de sa génération, toutes musiques confondues. La précision et la légèreté de son toucher font de ce Trilogy 2 un vrai plaisir d’esthète, et si le blues n’est pas dans son ADN, le swing en revanche y a toute sa place. Son phrasé perlé, ses déboulés de notes sans l’ombre d’un doigté hésitant, impressionnent.
On n’hésitera pas à placer la musique de ce Trilogy 2 dans le continuum de la grande musique classique du début du XXe siècle, prolongée et enrichie par la grande tradition du piano jazz d’Art Tatum à Kenny Barron plus que par la musique bruitiste dite «contemporaine». Par sa poésie, son sens de l’harmonie exceptionnellement développé n’empêchant jamais le choix de belles mélodies d’origine populaire comme support essentiel, par sa virtuosité hors norme et sa capacité à reformuler les inspirations de toutes les origines sans perdre son ancrage, cette musique conserve une accessibilité pour tous les amateurs, en dépit de son exigence technique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueErroll Garner
Dreamstreet

Just One of Those Things, I'm Getting Sentimental Over You, Blue Lou, Come Rain or Come Shine, The Lady Is a Tramp, When You're Smiling, Sweet Lorraine, Dreamstreet,
Mambo Gotham, Oklahoma! Medley: Oh, What a Beautiful Mornin'/People Will Say We're in Love/Surrey With the Fringe on Top, By Chance
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré les 15, 17, 18 décembre 1959, New York, NY
Durée: 49’ 44”
Octave Music 01/Mack Avenue 1157 (www.mackavenue.com)

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Closeup in Swing

Do Something to Me, My Silent Love, All of Me, No More Shadows, St. Louis Blues, Some of These Days, I'm in the Mood for Love, El Papa Grande, The Best Things in Life Are Free, Back in Your Own Backyard, Octave 103
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré en juillet-août 1961, New York, NY
Durée: 44’ 09”
Octave Music 02/Mack Avenue 1158 (www.mackavenue.com)

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One World Concert

The Way You Look Tonight, Happiness Is a Thing Called Joe, Sweet and Lovely, Mack the Knife, Other Voices, Lover Come Back to Me, Misty, Movin' Blues, Dancing Tambourine, Thanks for the Memory
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré du 20 au 25 août 1962, Seattle, OR
Durée: 44’ 03”
Octave Music 03/Mack Avenue 1159 (www.mackavenue.com)

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A New Kind of Love

You Brought a New Kind of Love to Me, Louise, Fashion Interlude, Steve's Song, Paris Mist (Bossa Nova Version), Mimi, Theme from A New Kind of Love (All Yours), In the Park in Paree, Paris Mist (Waltz and Swing Version), The Tease, Paris Mist (Trio Version)
Erroll Garner (p), orchestre à cordes dir. Leith Stevens
Enregistré du 26 juin 1963, Los Angeles, CA
Durée: 44’ 03”
Octave Music 04/Mack Avenue 1160 (www.mackavenue.com)

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A Night at the Movies

You Made Me Love You, As Time Goes By, Sonny Boy, Charmaine, I Found a Million Dollar Baby (In a Five and Ten Cent Store), I'll Get By, Three O'Clock in the Morning, Stella by Starlight, Jeannine I Dream of Lilac Time, Schoner Gigolo (Just a Gigolo), How Deep Is the Ocean, It's Only a Paper Moon, Newsreel Tag (Paramount on Parade), You and Me
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré les 24-25 juin et 5-6 août 1964, Nrew York, NY
Durée: 37’ 13”
Octave Music 05/Mack Avenue 1161 (www.mackavenue.com)
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Erroll Garner
Campus Concert

Indiana (Back Home Again in Indiana), Stardust*, Mambo Erroll, Lulu's Back in Town**, Almost Like Being in Love, My Funny Valentine, These Foolish Things (Remind Me of You), In the Still of the Night, La Petite Mambo
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré live le 13 mars 1962, Music Hall Auditorium, Purdue University, West Lafayette, Indiana, 23 août 1962*, 24 août 1962**, World’s Fair Playhouse, Seattle, WA
Durée: 38’ 08”
Octave Music 06/Mack Avenue 1162 (www.mackavenue.com)

Erroll Garner est un indispensable du jazz, au même titre que Louis Armstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Art Tatum, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, John Coltrane… Il est l’inventeur d’une des formes les plus originales du piano jazz –car c’est son instrument– et ses interprétations en trio comme en solo ou avec orchestre, sont aussi fondatrices pour le jazz que l’ont été celles des pères fondateurs et créateurs de cette musique.
La réédition des enregistrements d’Erroll Garner, qui connaît actuellement une embellie grâce à l’exploitation des archives d’Erroll Garner à Pittsburgh avec la réédition des enregistrements pour Octave Music du début des années 1960, est une vraie réhabilitation d’un monument du jazz qui, parce que son succès populaire dépassait le confort élitiste d’une critique qui avait oublié le fondement populaire de cet art, a eu droit à une sous-évalutation, voire à un mépris condescendant dans nombre de médias, qui l’ont poursuivi jusqu’à son décès et même au-delà, à l’opposé de l’amour jamais démenti de son public.
Cette réédition de douze enregistrements (dont six à paraître courant 2020) trouve une opportunité: la célébration du centenaire d’Erroll Garner qui va commencer en juin 2020 pour se terminer en juin 2021 (il est né le 15 juin 1921). Elle poursuit l’excellent travail commencé dans le cadre du Erroll Garner Jazz Project sous l’autorité de la regrettée Geri Allen (décédée en 2017), avec the Complete Concert by the Sea en 2015 (Octave/Lagacy 88875120842), nommé aux Grammy Awards, puis en 2016, Ready Take One to Life (Octave/Legacy 88985363312) et, en 2018, Nightconcert (Octave/Mack Avenue 1142). Ce travail a été réalisé dans le cadre de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh dirigé par Geri Allen jusqu’à son décès, avec la collaboration de Steve Rosenthal, Peter Lockhart et Susan Rosenberg.

Cette belle histoire –c’est une histoire de femmes qui relie Pittsburgh et Detroit– ne commence pas là, puisqu’en fait l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh a hérité de ce fonds au décès de Martha Glaser (3 décembre 2014), une personnalité hors norme qui fut l’indispensable complice du génial pianiste de Pittsburgh. Martha Glaser, née à Duquesne (15 février 1921), en Pennsylvanie, de Samuel et Pearl Farkas, des immigrants hongrois, a aussi une sœur, Bella Rosenberg; la famille habite dans les environs de Pittsburgh, la ville de naissance d’Erroll Garner entre autres (Mary Lou Williams, Art Blakey, Ahmad Jamal…).
C’est Susan Rosenberg, la fille de Bella et la nièce et héritière de Martha Glaser, qui participe à la production de ces rééditions au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, qui a suggéré et permis la réactivation du fonds Erroll Garner (1 million de documents-papier et 7000 bandes enregistrées) par un don à l’institution de Pittsburgh dirigée alors par Geri Allen, Susan conservant les droits d’auteur. Susan a directement évoqué cette idée avec Geri Allen qui, en pianiste de jazz de haut niveau et en femme de tête et de mémoire, a saisi cette exceptionnelle opportunité.
Enfin Geri Allen, qui a produit les premiers disques de la série et porte avec enthousiasme cet Erroll Garner Jazz Project, est née à Pontiac et a grandi à Detroit, où Martha Glaser a développé son activisme dans la lutte contre le racisme, la ségrégation, la pauvreté et élaboré sa curiosité pour les arts, et le jazz en particulier.
Geri Allen, dans sa grande prévoyance, a su également impliquer un pianiste prometteur, Christian Sands, d’abord dans l’œuvre d’Erroll Garner, avec des discussions approfondies pour illustrer, ensemble, le travail de réactivation par le disque dans des concerts en live et le bel héritage d’Erroll Garner (concerts à Monterey en 2015 pour présenter The Complete Concert by the Sea, puis dans le monde entier, dont la France à l’automne 2018). Christian Sands est ainsi devenu, avec la maladie puis le décès de Geri Allen, l’ambassadeur de cette célébration discographique, artistique et mémorielle.

« Erroll est une telle force et une telle personnalité que, juste en tant que pianiste de jazz, vous en transmettez quelque chose, en quelque sorte automatiquement, que vous le sachiez ou non.(…) J'ai écouté aussi le Dr Billy Taylor parler d'Erroll Garner, mais ce n'était jamais approfondi jusqu'à ce que je rencontre Geri Allen et que nous nous préparions pour le concert. (…) Nous nous sommes assis ensemble dans une salle de travail, quelque part à New York. Nous avions deux pianos, et nous nous passions Concert by the Sea et écoutions simplement chaque détail, et j’écoutais également Geri parler d'Erroll et de ce qu'elle avait retenu de lui, comment il composait et comment il formait ses accords ou sa main gauche. Nous avons simplement plongé dans la musique, et j’y suis resté impliqué depuis.» (source JazzTimes)

Christian Sands est ainsi devenu le premier ambassadeur de cette collection, et Geri Allen a aussi préparé ce passage de relais avec sagacité, malgré sa maladie:

«Je suis allé à l'hôpital, je pense la veille de son décès, et nous parlions d'Erroll, de passer des disques et d'écouter certaines choses. Quelques semaines plus tard, j'ai reçu un appel de Peter Lockhart et Susan Rosenberg [du Erroll Garner Jazz Project] et ils m'ont demandé si je voulais en faire partie. Ils avaient eu une conversation avec Geri à l'avance.» (source JazzTimes)

Dans la célébration, d’autres artistes sont déjà prévus, comme Chick Corea, Eric Reed et Jason Moran; nul doute que la fête sera de qualité.

C’est donc à cette succession de femmes de talent, comme à un déterminisme social, politique et historique intimement mêlé à la réalité artistique de ce qu’est le jazz comme expression populaire et philosophie, qu’on doit de redécouvrir aujourd’hui l’une des œuvres les plus populaires bien que maltraitée par la critique de jazz et les médias.
On le doit d'abord à Martha Glaser (qui prit ou reprit parfois le nom de Gleicher), militante de l’égalité des droits civiques dès les émeutes raciales de Detroit en 1943, exerçant de nombreuses responsabilités dans le domaine culturel et social dans diverses commissions et institutions tout au long des années 1940, à Detroit et à Chicago. Elle est aussi impliquée dans le monde culturel, car elle organise des concerts. Elle rencontre Erroll Garner au début des années 1950, et se noue entre eux une profonde complicité fondée sur une confiance réciproque qui fait de Martha l’agent, le producteur, le conseil juridique et artistique d'Erroll.
A la fin des années cinquante, après le succès international de l’enregistrement Concert By the Sea (Columbia, enregistré le 19 septembre 1955 à Carmel, CA, avec Eddie Calhoun et Denzil Best, publié en 1956 et qui dépassera le million d'exemplaires vendus en 1958), assez largement incomplet dans sa version initiale chez Columbia, Erroll Garner est le premier artiste afro-américain à entreprendre contre une grande compagnie (Columbia) un action en justice pour avoir la maîtrise artistique de son œuvre, des masters et des publications. Il est aussi le premier à gagner son procès et à pouvoir ainsi, grâce à Martha Glaser, gérer son œuvre et sa carrière de la fin des années 1950 jusqu’à sa disparition le 2 janvier 1977. Christian Sands est très lucide sur le caractère extraordinaire de cet autre héritage d’Erroll Garner et de Martha Glaser:

«Ce qui est étonnant, c'est qu'il s'est battu contre Columbia Records et qu'il a gagné. C'est un artiste afro-américain avec une femme juive à ses côtés, et ils ont battu Columbia Records. Déjà l'histoire est tellement intense et incroyable! Et le fait qu'après cela, il possédait tout.» (source JazzTimes)

L’accord de licence qui permet ainsi à Erroll Garner de produire son œuvre, d’en posséder les masters, l’édition et la publication, pour en concéder la distribution aux labels de son choix est ainsi né. Tous les artistes, de jazz entre autres, le doivent à Erroll Garner et Martha Glaser.
Martha et Erroll Garner fonde alors la compagnie Octave Music à la fin des années 1950 pour une édition phonographique de l’œuvre d’Erroll Garner respectueuse de la volonté de l’artiste, et permettant d’écouter enfin ses fameuses introductions souvent coupées dans les précédentes éditions. Un label indépendant autogéré par le créateur lui-même: on est loin de l’image véhiculé par la critique de jazz et les médias, en France en particulier, d’un Erroll Garner insouciant, cabotin et plus occupé de paillettes, de son apparence et de ses cachets que de son œuvre. Martha Glaser, elle-même, n’a cessé, en dehors de son travail avec Erroll Garner, de participer à la lutte pour les Civils rights aux Etats-Unis, confirmant son engagement de jeunesse, lui donnant par son investissement dans l’art essentiel né en Amérique, une dimension exceptionnelle. Le procès contre Columbia eut d’ailleurs valeur de symbole dans la communauté artistique et afro-américaine (David-Garner contre Goliath-Columbia).
Participant à la production de l’œuvre du pianiste pour son label, Octave Music, Martha a très tôt organisé la carrière, les tournées, les enregistrements, les liner notes, la préservation de l’œuvre d’Erroll Garner, de son vivant, puis après le décès d’Erroll, organisant sa diffusion et son développement, collectant des archives venues du monde entier, documents sonores ou autres. C’est à cet exceptionnel travail d’archiviste qu’on doit notre bonheur de 2020. Elle a finalement légué, à sa disparition en 2014, cet énorme travail d’une vie à sa nièce Susan Rosenberg, qui en a confié la matière, avec la même sagesse que celle de sa tante, à l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh: une importante documentation sonore et pas seulement, la principale concernant l’œuvre du pianiste, rencontrant par un hasard qui n’en est pas tout à fait un l’intelligence d’une autre grande dame du jazz: Geri Allen.
Après les deux premiers volumes édités sous la houlette de l’Institute for jazz Studies de Pittsburgh, dès le troisième, c’est le label Mack Avenue, dont on apprécie les bonnes productions par ailleurs, fondé à la fin des années 1990 par une dame encore, Gretchen Valade, qui a pris le flambeau de la réédition et de la diffusion internationale de cette redécouverte d’Erroll Garner. Encore un retour aux sources, si on sait que Mack Avenue est né à Detroit, Michigan, qui fut, on s’en souvient, la ville de base de l’engagement de Martha Glaser et celle de la jeunesse de Geri Allen. L’histoire est donc belle jusqu’au bout par une sorte de fil conducteur souterrain apparemment magique, mais assez logique si on y réfléchit, digne des romans d’Alexandre Dumas par la profusion des liens convergents, qui aboutissent à cette célébration d’Erroll Garner.

La réédition de ces douze volumes du label Octave s’effectue en deux temps –nous évoquons ici les six premiers volumes, six autres doivent paraître dans le cours de l’année 2020. C’est donc non seulement l’occasion de redécouvrir un Maître du jazz, mais bien plus un travail de réédition respectueux de l’artiste: les versions sont restituées dans leur intégralité, avec les fameuses introductions du pianiste, il y a la parution d’inédits et le travail de production au niveau du son et de la communication en général est plutôt bien réalisé, voire parfois exceptionnel.
Cela rappelle les conditions pour le moins extraordinaires de la création de ce label Octave Music qui démentent en tous points les préjugés établis par une critique de jazz pour le moins ignorante de ce que furent le parcours et la personnalité d’un des génies du jazz, Erroll Garner, une critique qui a trop longtemps méconnu les conditions d’environnement du jazz (sociologiques, politiques, les personnalités, le rôle des communautés, des solidarités, et même, on le voit ici, des sexes).
Erroll Garner est un pianiste autodidacte –une «légende» difficile à accepter malgré quelques cas similaires tout aussi étonnants comme Django par exemple. Pour être précis, il y eut des cours de piano à la maison et le jeune Erroll observa beaucoup, s’attaquant au piano familial dès l’âge de 3 ans. Il peut s’asseoir sans aucun complexe d’aucune sorte à la table des plus grands de l’histoire du piano jazz, un véritable banquet tant les talents et les génies sont nombreux: de Fats Waller et Earl Hines à Marcus Roberts, Aaron Diehl et Sullivan Fortner, ils sont des centaines tant le jazz est fécond. Erroll Garner invente un style que même les oreilles des profanes reconnaissent à la première phrase sans que sa musique n’ait la moindre complaisance. Sa manière ne suit pas l’air du temps, elle l’invente, non par bourrage de crâne mais par la magie rythmique et expressive du jazz et d'Erroll Garner.
Car Erroll Garner est aussi un génie de la pulsation rythmique; il marque tous les temps de sa vertigineuse main gauche, et joue sur le décalage du temps pour conférer un swing qui soulève tous les publics. Comme un autre Django Reinhardt, une autre Ella Fitzgerald, un autre Count Basie, un autre Thelonious Monk, un autre Louis Armstrong et quelques autres: sa pulsation rythmique définit son style à première écoute. Il y a bien entendu d’autres dimensions, et pas des moindres comme sa puissance des deux mains, sa légèreté de papillon sur le temps et le clavier, sa dextérité, son jeu de pédales très savant, ses block chords, ses fameux octaves, ses vibratos puissants, ses arpèges, l’utilisation du piano de la première à la dernière note, sa manière de faire sonner son piano comme un orchestre, sa façon de faire d’un thème de moins de 5’ un film à grand spectacle («I’m Getting Sentimental Over You»), son imagination débordante, sa vitalité naturelle ponctuée par ses célèbres grognements, le son d’un trio à nul autre pareil avec ses fidèles Eddie Calhoun et Kelly Martin dans ces enregistrements, mais c’est bien dans le décalage rythmique entre ses deux mains que se fondent cette danse swing d’Erroll Garner qui personnalise le plus fortement son jeu, qui caractérise son esthétique, qui signe son œuvre. Son décalage sur le temps, il en joue aussi bien en solo qu’en trio avec ses musiciens pour donner à sa musique une respiration unique. Ces disques témoignent aussi du soin rare qu’Erroll Garner apporte à chaque thème. Il prend du temps pour une sélection très sévère de ce qu’il retient comme devant être publié, ce qui confirme l’une des raisons de son différend avec Columbia.
Dreamstreet est le premier volume d’Octave Music, enregistré en décembre 1959, après une relative pause à la suite du procès contre Columbia. Garner a préparé l’enregistrement avec du temps et beaucoup de soin, le disque est simplement extraordinaire. C’est le fruit de deux nuits d’enregistrement de 22h à 6h30 du matin.
Closeup in Swing propose également un répertoire de standards et de compositions originales choisis par Erroll Garner parmi une soixantaine d’interprétations enregistrées lors de plusieurs séances en soirée, de juillet à août 1961.
One World Concert est le premier album en live 
publié par Octave Music, depuis le Concert by the Sea chez Columbia. Il a été enregistré au Wolrd’s Fair Playhouse de Seattle. Pour cet album, Erroll Garner a retenu les prises parmi les douze heures enregistrées dans l’auditorium au cours de plusieurs nuits.
A New Kind of Love, enregistré en juin 1963, propose un Garner compositeur de musique de film (Paramount), accompagné d’un grand orchestre à cordes (32 musiciens) dirigé par Leith Stevens. Ce n’est pas la première fois qu’Erroll Garner se frotte aux cordes d’un grand orchestre (1956-1957). La comédie romantique, entre Paris et New York, avec Joanne Woodward et Paul Newman, deux comédiens qui soutiennent la lutte pour les Civils rights, a été visionnée par Erroll qui compose en direct en suivant les images. Pour le film, les thèmes d’Erroll Garner ont été adaptés et orchestrés par Leith Stevens, compositeur et chef d'orchestre d’Hollywood –une soixantaine de films à son actif et qui a étudié au Horner Institute of Music et à Juilliard. Il se souvient:

«Bien que j’ai joué dans beaucoup de comédies musicales, on ne m’a jamais demandé de faire ce genre de film avec du matériel écrit par un autre compositeur. (…) Garner n'avait jamais écrit de musique dans un but dramatique spécifique et encore moins de musique pour se conformer aux coutumes rigides de l'écriture de film. (…) Dès que Garner est arrivé à Hollywood, nous avons commencé à étudier le film ensemble. Au début de nos réunions, j'ai appris qu'Erroll pensait musicalement en termes de caractère, couleur, texture, ligne et humeur. Cette capacité est une condition sine qua non pour une écriture de film efficace. Garner a étudié les mouvements et les nuances de Miss Woodward et de Newman à l’écran, ainsi que les décors de Paris, et a rapidement saisi de nombreuses facettes vitales.»

Pete Rugolo, Jimmy Haskell et Nathan Van Cleave ont écrit les arrangements à l’exception des parties de piano, on sait pourquoi… Erroll Garner a improvisé ses parties sur place lors des sessions d'enregistrement, étonnant les musiciens de studios, des professionnels aguerris, par ses prises de risque. Leith Stevens commente:

«Erroll est un musicien naturel, né et a grandi dans le domaine du jazz. Il a une oreille fantastique, un sens harmonique et mélodique. Il a eu un effet électrique sur l’ensemble de l’orchestre, ce qui a poussé les performances à leur apogée. La plupart des artistes de jazz jouent dans une tonalité, un arrangement. Pas Garner. C’est un pianiste à l'aise dans n'importe quelle tonalité. En fait, les polytonalités ne lui font pas peur. A plusieurs reprises, nous avons fait jouer l'orchestre dans deux tonalités sonnant simultanément, et sa ligne n'a jamais faibli, ce son excitant semblait lui ouvrir de nouvelles perspectives.» (citations extraites des notes de livret de Martha Glaser)

Pour A Night at the Movies, enregistré en août 1964, Erroll Garner improvise sur douze chansons immortelles tirées de films, poursuivant dans la veine cinématographique mais avec son trio traditionnel; il n’a en effet pas besoin de cordes pour donner un caractère «cinémascope» à sa mise en scène musicale.
Avec Campus Concert, le dernier disque de cette première série, on fait un retour dans le temps, en 1962, pour des enregistrements en live, comme pour le troisième volume de cette collection. Il y a d’ailleurs deux thèmes tirés de ce concert à la World’s Fair Playhouse en août 1962. («Stardust» et «Lulu’s Back in Town»), le reste étant enregistré en mars 1962 à Purdue University: le premier live d’Octave Music donc dans les faits, même si le disque ne fut édité que plus tard. La collection reprend donc la chronologie des sorties mais pas totalement celle des dates d'enregistrement, respecte les visuels de pochettes des disques originaux. C’est l’âge d’or des concerts de jazz dans les universités américaines qui commença dans les années 1950 et qui apportent un répit aux musiciens de jazz qui trouvent ainsi une nouvelle scène et un nouveau public disponibles pour faire vivre leur musique (5 millions d’étudiants à cette époque). 6000 étudiants sont entassés dans l'auditorium du Purdue University Music Hall et Erroll Garner, un habitué des scènes universitaires y est très à l’aise, arrive quelques jours à l’avance et se promène avec délectation sur les campus verdoyants de Yale, CT, à Chapel Hill (Université de Caroline-du-Nord), de Ann Arbor, MI, à Ohio State (Colombus, OH), de Loyola University (Chicago, IL). Erroll Garner est partout chez lui, il l’affirme, et sa venue est toujours un événement prisé par tous les publics.
Dans cet ensemble de six disques, figurent des inédits: «By Chance» (1), «Octave 103» (2), «Other Voices» (3), «Paris Mist» (trio version) (4), «How Deep Is the Ocean», «You and Me» (5), «La Petite Mambo» (6).
Signalons pour finir que dans cette période nouvelle pour Erroll Garner –il produit ses disques lui-même avec la complicité indéfectible et efficace de Martha Glaser– de ce début des années 1960, il enregistra d’autres disques pour le compte de EmArcy, MGM, Reprise, Mercury, MPS, RCA, sans oublier quelques enregistrements en live plus ou moins officiels en Europe (Jazz Groove, Fontana), une période très féconde comme en témoignent ces six disques exceptionnels parés de toutes les qualités d’Erroll Garner.
Erroll Garner est un des histoires du jazz dont le jazz ne peut se passer: indispensable!!!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020

Frédéric Borey
Butterflies Trio

CD1: Buterflies, Smoky Spot, Mood, All Those Things/Let’s Hang Together, Stephan Wants to Share an Uber With You*, Mister J.H., Statement, Commencement*, New Again, Catch It
CD2: Mr Sandman, The Single Petal of a Rose, The Cost of Living, Mahjong, A Flower Is a Lovesome Thing, Black Beauty, Jitterbug Waltz
Frédéric Borey (ts), Damien Varaillon (b), Stéphane Adsuar (dm, comp*)
Enregistré les 8-9-10 mai 2019, Paris
Durée: 59’ 12’’ + 36’ 05’’
Fresh Sound New Talent 582 (Socadisc)


Les rendez-vous discographiques sont réguliers avec Frédéric Borey, que ce soit sous son nom, comme avec le quartet Lucky Dog (co-dirigé avec Yoann Loustalot), ou en invité sur d’autres projets (avec François Bernat, Michael Felberbaum…). C’est que l’homme ne manque pas de dynamisme, menant de front enseignement, tournées régulières, composition. Et c’est un double album en trio qu’il nous propose aujourd’hui avec un premier CD où sont interprétés des originaux et un second (plus bref) consacré aux standards. Il s’agit, une nouvelle fois, d’une formation sans piano qui, instaurant un vis-à-vis direct entre cuivre et section rythmique, aboutit à une sonorité brute, un peu âpre mais toujours d’une grande musicalité. Une belle unité caractérise cette heure et demie de musique marquée par l’atmosphère intimiste, voire insolite, qu’instaure Frédéric Borey et sa sonorité voilée qui le place dans la filiation de Joe Henderson comme on a déjà pu l’écrire ici. C’est qu’il faut une certaine richesse d’expression pour intéresser l’auditeur sur la distance, seul au ténor, à peine habillé de quelques frémissements de cymbales et de pincements de cordes. Les partenaires, tout en sobriété, sont à la hauteur: d’abord autodidacte sur la basse électrique, Damien Varaillon a suivi un cursus classique (conservatoire de Marseille, CNSM) pour se produire ensuite dans différents contextes classiques et jazz (avec Nicolas Folmer); formé au conservatoire de Nice avant d’intégrer, plus tard, la Berklee School of Music de Boston, Stéphane Adsuar enchaîne les collaborations éclectiques, entre musiques latines, variétés et jazz (Vincent Bourgeyx, Darryl Hall…). Ce dernier est l’auteur de deux des dix titres, les autres étant dus au leader. Bon mélodiste, Frédéric Borey distille au fil de ses compositions un swing léger mais présent. On regrette simplement l’absence de notes de pochette explicitant sa démarche et le sens de certains titres (l’énigmatique «Mister J.H.» a-t-il à voir avec notre revue?).
Sur le second CD, Frédéric Borey fait œuvre de passeur par une relecture intéressante des standards, de la «Jitterbug Waltz» de Fats Waller (1942) à «Mahjong» de Wayne Shorter (1964), ou du répertoire ellingtonien avec la pièce maîtresse de la Queen’s Suite, «The Single Petal of a Rose» restituée avec beaucoup de sensibilité. Un disque en forme de longue méditation jazz, léger comme l'envol des papillons.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCarey Bell / Hubert Sumlin / Bob Stroger / Louisiana Red
American Folk Blues Festival 2002

Lowdown Dirty Shame, I'm Ready, When I Get Drunk, Howlin' for My Darlin', You Gonna Miss Me, Hands Off, Move to the Outskirts of Town, Sweet Black Angel, Ludella, Big Road Blues, Come Get This Blues Up Off Me, No Future Blues, New York City Blues, Who's Gonna Be Your Lovin' Man
Carey Bell (hca, voc), Hubert Sumlin (eg, voc), Bob Stroger (voc, eb), Louisiana Red (eg, voc), Rusty Zinn (eg, voc), Frank Muschalle (p), Dani Gugolz (b), Peter Müller (dm)
Enregistré les 31 août et 1
erseptembre 2002, Eisenach (Allemagne)
Durée: 1h 03' 56''
Black & Blue 1071.2 (Socadisc)  


Les tournées de l'American Folk Blues Festival, organisées par Horst Lippmann et Fritz Rau, ont initiéau blues entre 1962 et 1985, à travers l’Europe, plusieurs générations d’amateurs. En 2002, un concert en Allemagne célébrait le 40
e anniversaire de la première édition autour de quatre figures légendaires ayant participé à l'aventure.
Les trois premiers thèmes mettant en valeur Carey Bell, figure paternelle du Chicago Blues qui, dès 1956, a partagé la scène avec quelques pointures dont Robert Nighthawk, avant de faire partie des formations de Muddy Waters et Willie Dixon. Lors de ce concert, il excelle comme à son habitude à l’harmonica chromatique dans la lignée de Little Walter et Rice Miller qu’il a eu l’occasion d’entendre dès les années 1950. Sa voix n’a rien perdu de sa superbe, mais c’est son jeu d’harmonica qui donne à la séance toute sa dimension, notamment sur «Londown Dirty Shame» (une de ses compositions) et «When I Get Drunk» d’Eddie Burns. La rythmique est un des points forts du groupe. En effet, le contrebassiste Dani Gugloz et le batteur Peter Müller ont déjà une longue expérience collective au sein du Mojo Blues Band, formation autrichienne ayant enregistré avec quelques grands noms du blues, tels Champion Jack Dupree (p), A.C. Reed (ts) ou Lowell Fulson (g). Le jeu tout en souplesse de Peter Müller avec une qualité de frappe évoquant Fred Below sur les shuffles n’est pas pour rien dans la réussite de ce mémorable concert.
L’autre satisfaction vient de la présence de Rusty Zinn, certainement l’un des meilleurs guitaristes west coast de la scène contemporaine. Né en 1970 à Long Beach, CA, il baigne très tôt dans la collection de disques de blues de sa mère et de son frère d’où émergent de grands noms comme Robert Lockwood Jr., Eddie Taylor ou Jimmy Rogers. Ayant vu ce dernier sur scène avec Luther Tucker, il prend des cours de guitare avec ces deux légendes avant de les accompagner à la fin des années 1980 dans divers groupes de Bay Area. Depuis, il fait partie des formations des harmonicistes Mark Hummel et Kim Wilson, mais aussi prolonge son rôle de sideman auprès de Snooky Pryor, Elvin Bishop, Jody Williams, Dave Myers, Pinetop Perkins ou Philip Walker. Son jeu tout en single notes, délié et débordant de swing, reste un modèle du genre et rehausse la prestation d'Hubert Sumlin l’ancien partenaire d'Howlin’ Wolf.
La présence de Bob Stroger est logique, tant il a marqué l’American Folk Blues Festival, formant avec Odie Payne (dm) la rythmique de cet évènement incontournable. Sa prestation vocale évoque Chuck Berry dans cette façon d’interpréter le blues de façon low down. L’ancien partenaire d’Otis Rush, se met au niveau de ses accompagnateurs dont l’excellent pianiste blues et boogie Frank Muschalle. A l’inverse, la venue de Louisiana Red dans ce contexte est un peu surprenante car s’éloignant du style Chicago pour proposer un univers heurté plus brut mais non dénué d’authenticité. La partie de Rusty Zinn débute par un bel hommage en solo à Jimmy Rogers sur «Ludella» avant d’enchaîner sur un duo avec Peter Müller sur un thème de Tommy Johnson «Big Road Blues» datant de 1928 et enregistré à Memphis. Rusty Zinn est vraiment un sideman hors pair sachant s’exprimer dans différents contextes tout en démontrant une connaissance plurielle du blues. Sa belle version du classique de Rick Estrin «Come Get This Blues Up Off Me» est une forme de retour aux sources pour le guitariste californien.
Ce superbe concert est une bonne nouvelle qui démontre encore l’attachement au blues que porte le label Black & Blue. Une forme également d’hommage à Jacques Morgantini qui nous a quitté le 2 décembre 2019.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueVeronica Swift
Confessions

You’re Gonna Hear From Me, A Little Taste, Interlude*, Forget About the Boy, Stranger in Town, I Don’t Wanna Cry Anymore, I Hope She Makes You Happy*, Confession/The Other Woman*, Gypsy in My Soul, No Not Much, I’m Hip, No Regrets
Veronica Swift (voc), Emmet Cohen, Benny Green* (p), Russell Hall, David Wong* (b), Kyle Poole, Carl Allen* (dm)

Enregistré à New York, NY, date non précisée
Durée: 51’ 28’’
Mack Avenue 1149 (www.mackavenue.com)


Veronica Swift a été la révélation de Jazz in Marciac 2019, où elle était l’invitée du quartet de Wynton Marsalis (voir notre compte-rendu). Une invitation qui vaut déjà en soi gage d’excellence, confirmé par la performance de la jeune chanteuse de 25 ans, qui a séduit par ses qualités d’expression, sans maniérisme. Fille du pianiste Hod O'Brien (1936-2016) et de la chanteuse Stephanie Nakasian (1954), elle est originaire de Charlottesville, VA. Dès l’âge de 9 ans, elle enregistre un premier disque, Veronica’s House of Jazz, accompagnée de Richie Cole (as) et de ses parents avec lesquels elle commence à effectuer des tournées. A 11 ans, elle se produit au Dizzy’s Club du Lincoln Center, à 13 ans, elle enregistre un deuxième album avec Harry Allen (as), It’s Great to Be Alive. En 2015, elle sort un troisième disque, Lonely Woman, le dernier où apparaît son père, et termine deuxième de la Thelonious Monk Competition. Diplômée un an plus tard, elle s’installe à New York où elle débute notamment des collaborations avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra et le trio de Benny Green (Jazz Hot 642, 673) qu’elle suit en tournée en 2019.

On retrouve d’ailleurs ce trio sur trois des titres de son nouvel album, Confessions, le premier paru sur un «grand» label. Mais pour l’essentiel de ce CD, c’est le trio d’Emmet Cohen qui officie. Appartenant à la même génération (29 ans), le pianiste a également révélé très jeune un talent étonnant qui l’a déjà amené à jouer auprès des plus grands: Ron Carter, Benny Golson, Jimmy Cobb, Houston Person, de même que Brian Lynch avec lequel il a gravé Questionned Answer en 2012 (voir notre chronique). A la contrebasse, Russell Hall, né à la Jamaïque, a suivi l’enseignement de Ron Carter à la Julliard School de New York et a travaillé avec Wynton et Branford Marsalis, Wayne Shorter ou encore Dee Dee Bridgewater. Venu de Los Angeles, Kyle Poole est du même bois (George Cables, Jeremy Pelt, Peter Bernstein, Wynton Marsalis…). Soit des jeunes gens se plaçant dans un réjouissant renouvellement de la tradition. Et le plaisir de les écouter nous tient de la première à la dernière note. Dès «You’re Gonna Hear From Me», le swing de Veronica Swift et de ses complices saute aux oreilles. Bonne scatteuse, par son timbre chaud, parfois légèrement voilé («Forget About the Boy»), et ses inflexions très dynamiques, Véronica donne du relief au répertoire. Auteur de tous les arrangements et d’un original bien troussé («I Hope She Makes You Happy»), elle ne cherche pas à révolutionner les formes. Il s’agit juste de très bon jazz, impeccablement interprété, où les deux sections rythmiques prennent une part déterminante (belle expressivité blues sur
«No Regrets», variations stride sur «I'm Hip»). Mademoiselle Swift sait aussi créer l’émotion sur les ballades, confère sa touchante interprétation du medley «Confession/The Other Woman», magnifiquement soutenue par Benny Green.
Si elle continue de creuser le sillon d'un jazz enraciné, avec la même qualité de partenaires, Veronica Swift devrait compter parmi les chanteuses à suivre pour les prochaines années.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Duke Robillard Band
Ear Worms

Don’t Brother Trying to Steal Her Love, On This of Goodbye, Living With the Animals, Careless Love, Everday I Have to Cry Some, I Am a Lonesome Hobo, Sweet Nothin’s, Soldier of Love, Dear Dad, Yes We Can, Yellow Moon, Rawhide, You Belong to Me
Duke Robillard (g, voc 2), Bruce Bears (p, kb, voc 10), Brad Hallen (b), Mark Teixeira (dm, perc, voc 11), Dave Howard (voc 1), Julie Grant (voc 5), Sunny Crownover (voc 5 & 7, back voc 2), Chris Cote (voc 3), Mark Cutler (voc, g 6), Klem Klimek (voc 9, ts 2), Baxter Hall (g 2), Marnie Hall (vln 3), Doug James (bar), Jeff «Doc» Chanon (tp, arr 2), Marty Ballou (b 1)

Enregistré à West Greenwich, RI, date non communiquée
Durée: 51’ 02’’
Stony Plain Records 1403 (Socadisc)


Duke Robillard est certainement l’un des plus talentueux guitaristes de blues de sa génération, partant d’une école west coast à la T-Bone Walker pour s’ouvrir vers l’ensemble des musiques populaires afro-américaines. Il est le plus jazz des guitaristes de blues, né en 1948 à Woonsocket, RI, fondateur en 1967 du célèbre groupe Roomfull of Blues avec le pianiste Al Copley, une formation de rhythm and blues reprenant le répertoire des années 1940 et 1950, qui se produira en 1974 avec Count Basie et qui enregistrera son premier album avec Scott Hamilton (ts). Duke Robillard cède sa place en 1980 à l’excellent Ronnie Earl, débutant ainsi une carrière impressionnante de leader et de sideman. Produisant avec brio les derniers albums de Jay McShann et Jimmy Witherspoon, tout en réalisant des projets ambitieux autour de l’œuvre de T. Bone Walker, une session avec Pinetop Perkins, Snooky Pryor, Johnny Adams ou Ruth Brown, il est l’un des dépositaires contemporains de la mémoire du blues. Son amour du jazz lui fait retrouver également son ami Scott Hamilton à plusieurs reprises, mais aussi avec Hal Singer, ou de mettre sur pied un superbe New Guitars Summit en compagnie d’Herb Ellis. Un jeu d’une grande clarté, toujours précis en single notes avec ce souci permanent de faire swinguer son blues.
Ce nouvel album est une curiosité dans sa discographie. Comme le guitariste le dit dans le livret, ce Ear Worms (mélodie qui reste dans la tête) est un album de reprises: «Des chansons que j’ai entendues et qui m’ont attiré en grandissant. Elles remontent à la période de mon adolescence et ne correspondent pas à un style particulier»,tout en précisant, avec humour, que les «ear worms» peuvent être entêtantes aussi parce qu’il s’agit de chansons très mauvaises! Loin d’en arriver là, le disque est une réussite dans l’ensemble, malgré l’effet compilation donné par la grande diversité des styles abordés (blues, soul, rhythm and blues, rock and roll…). Une forme de parenthèse dans la discographie de Duke Robillard mais où l’on retrouve son groupe habituel dont Bruce Bears et Mark Teixeira. Le chant n’étant pas son point fort – bien qu’étant convaincant sur sa seule composition «Don’t Bother Trying to Steal Her Love» un rock à la Chuck Berry–, le leader s’est entouré de six vocalistes, dont Sunny Crownover très à son avantage sur le tube de Brenda Lee « Sweet Nothing’s» (1960). Les arrangements originaux apportent une couleur singulière à ces titres connus, tels le «Yes We Can» d’Allen Toussaint ou le superbe «Yellow Moon» des Neville Brothers. Une réussite dans le genre!
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChampian Fulton
Christmas With Champian

White Christmas, Petty Paper, I’ll Be Home for Christmas, Winter Wonderland*, Gracias a Dios*, The Christmas Song, Have Yourself a Merry Little Christmas, Christmas Time Is Here*, The Christmas Waltz, Sleigh Ride*, A Child Is Born, Let It Snow*, Merry Merry Christmas
Champian Fulton (p, voc), David Williams (b), Fukushi Tainaka (dm) + Stephen Fulton (tp, flh)*

Enregistré le 27 mars 2017, New York, NY

Durée: 59’ 27’’

Autoproduit CR001 (www.champian.net)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChampian Fulton
The Stylings of Champian

CD1: Day by Day*, Lollipops and Roses, I Only Have Eyes for You*, Blues Etude, I Didn’t Know What Time It Was, Rodeo*, Darn That Dream, Too Marvelous for Words*, Body and Soul
CD2: Isn’t It a Lovely Day*, You’d Be so Nice to Come Home To, Martha’s Prize*, Lonesome and Sorry, All the Things You Are*

Champian Fulton (p, voc), Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm) + Stephen Fulton (tp, flh)*

Enregistré le 27 mars 2018, New York
, NY
Durée: 50’ 56’’ + 28’ 33’’

Autoproduit CR002 (www.champian.net)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChampian Fulton & Cory Weeds
Dream a Little...

Dream a Little Dream of Me, Fly Me to the Moon, Lullaby for Art, Darn That Dream, Pennies From Heaven, Once I Had a Secret Love, I Thought About You, Tangerine, I’d Give a Dollar for a Dime, Save Your Love for Me
Champian Fulton (p, voc), Cory Weeds (as)

Enregistré le 24 février 2019, Vancouver (Canada)
Durée: 1h 00’ 46’’

Cellar Live 22519 (www.cellarlive.com)
 

Les disques de Champian Fulton (onze en leader à seulement 34 ans) se succèdent avec un plaisir d’écoute intact. Ses trois derniers albums, enregistrés en 2017, 2018 et 2019 confirment la qualité de cette artiste désormais bien installée dans le paysage middle jazz, aux Etats-Unis comme en Europe. Ceci doit, d’une part, au fait que Champian a développé une synthèse originale au piano et à la voix qui fait partie intégrante de son identité; d’autre part, à la fidélité qu’elle entretient vis-à-vis de ses partenaires (tous les protagonistes de ces trois CDs ont déjà participé à ses précédents enregistrements) à commencer par son père, Stephen Fulton, à l’origine de sa vocation.    
Christmas With Champian
évoque le fameux Ella Wishes You a Swinging Christmas (1960), un sommet dans la longue tradition des albums de Noël. Certes, Champian n’est pas Ella, loin s’en faut, mais elle fait swinguer avec beaucoup de dynamisme ce répertoire dont elle reprend plusieurs titres qui figuraient dans le classique de la maison Verve. Christmas With Champian est avant tout un bon disque de jazz, servi par d’excellents musiciens. Si Champian est une chanteuse à la personnalité très reconnaissable, c’est au piano qu’elle est la plus subtile (solo garnérien sur «Christmas Waltz» de Sammy Cahn et Jule Styne, 1954), soutenue par une section rythmique d’une remarquable finesse. Quant à Stephen Fulton, invité sur cinq titres, son tempérament musical un peu plus introverti apporte du contraste dans le dialogue avec sa fille et une belle sonorité feutrée sur «Christmas Time Is Here» (Vince Guaraldi, 1965), morceau instrumental dont il est le principal soliste. Soit une heure de musique de Noël sur laquelle on ne s’ennuie pas, de «White Christmas» (Irving Berlin, 1941) mis en relief par le groove irradiant de David Williams, à «Merry Merry Christmas», une ballade délicate composée par Champian qu’elle interprète en solo.

Un an après, jour pour jour, Champian Fulton reprenait (quasiment) les mêmes sur The Stylings of Champian, un double CD de standards non moins agréable. Servies avec énergie et conviction, ces reprises bénéficient souvent d’arrangements habiles, presque tous de sa main: «I Only Have Eyes for You» (Harry Warren/Al Dubin, 1934) débute comme une marche, «Body and Soul» (Johnny Green, 1930) est sobrement interprété par un duo voix-contrebasse, «All the Things You Are» (Jerome Kern, 1939), pris sur tempo rapide (bon solo de Stephen Fulton) est introduit par une rythmique latine. Ce dernier est d’ailleurs le seul morceau instrumental avec «Blues Etude» (Oscar Peterson, 1966) sur lequel la pianiste déploie tout son art (à la main droite). Un des très bons moments de ce disque avec «Day by Day» (Axel Stordahl/Paul Weston, 1945) et «Too Marvelous for Words» (Richard A. Whiting, 1937).

Enfin, avec Dream a Little, on a affaire à un live en duo avec le bon saxophoniste canadien Cory Weeds, par ailleurs ex-patron du Cellar Jazz Club à Vancouver (en activité de 2000 à 2014) et fondateur en 2001 du label du même nom (c’est le deuxième disque réunissant Champian Fulton et Cory Weeds chez Cellar Live, après Change Partners en 2014). Ayant également animé l’orchestre maison de son club, l’altiste a eu l’occasion de développer des liens avec les grands jazzmen américains de passage et peut se prévaloir de quelques prestigieuses collaborations dans sa discographie: Harold Mabern, Terrell Stafford, Jeff Hamilton, David Hazeltine, Peter Bernstein ou encore Joey DeFrancesco. Cette session, gravée durant une tournée au Canada, est le résultat d’un «house concert», chez «Will and Norah», une demeure qui semble-t-il réserve le meilleur accueil aux musiciens et amateurs de jazz. La chaleur du lieu se ressent d’ailleurs dans l’enregistrement. Le duo paraît bien convenir à Champian Fulton qui gagne en densité sous ce format. Parmi les titres du Great American Song Book, on savoure tout particulièrement ici un «Fly Me to the Moon» (Bart Howard, 1954) emprunt d’un certain lyrisme, avec des solos à propos (courte citation de «All the Things You Are» par Champian), un superbe blues, «I Thought About You» (Jimmy Van Heusen, 1939) ou encore «Tangerine» (Victor Schertzinger, 1941) où Cory Weeds est à son affaire.

On se réjouit à l’avance des prochains rendez-vous avec Miss Champian.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Naïma Quartet
Sea of Red

Move  Sea of Red, Wives and Lovers, Avant les Etangs, Les Etangs, Isn't This a Lovely Day, Never Will I Marry, Frim Fram Sauce, Duke Ellington's Sound of Love, Your Lines, Brisha, One or Two
Naïma Girou (b, voc),
John Owens (g),Jules Le Risbé (p), Thomas Dorméné (dm)
Date et lieu d'enregistrement non communiqués
Durée: 49' 08''
Autoproduit NQ2/1 (Inouie Distribution)  


Le projet Naïma Quartet est né il y a un peu plus de trois ans autour de la jeune contrebassiste et chanteuse Naïma Girou originaire de Montpellier. L’histoire d'amitié d'une formation locale où l'on retrouve Jules Le Risbé qu'on a déjà entendu auprès de Daniel Huck. Il y a également au sein de cette formation le guitariste irlandais John Owens doté d'un joli phrasé où l'économie de notes et la musicalité le rapprochent de l'univers de Jim Hall. Ce premier album est fort prometteur et nous plonge dans une esthétique évoquant Helen Merrill dans son approche du chant, évitant tout effet superflu dans son interprétation des standards ou des compositions à l'image de son jeu de contrebassiste tout en sobriété. Cela se vérifie notamment sur la longue introduction de «The Sea of Red» où la fragilité de la voix laisse la place à une guitare à la fois aérienne et aventureuse dans ses harmonies.Le Naïma Quartet a été le lauréat du premier prix et du prix du public du concours Crest Jazz Vocal en 2017, ce qui lui a ouvert des premières parties (Henri Texier) et récemment la scène du Sunset, à Paris, pour le lancement de ce premier album. Excursion dans la chanson française avec «Les Etangs», swing basique évoquant Slam Stewart et Nat King Cole sur «Frim Fram Sauce»: le quartet a trouvé le juste équilibre entre tradition et modernité. Sa version tout en décontraction de «Isn't This a Lovely Day» est un modèle du genre sur l'arrangement du pianiste du groupe, tissant de superbes contre-chants sur la voix de Naïma. Un des moments les plus intenses du disque reste le superbe duo voix-piano sur le classique de Mingus «Duke Ellington's Sound of Love» où la chanteuse joue avec facilité sur les changements de registre, de l'aiguë au grave, refusant toute forme de vibrato ou d'expressivité. Un choix assumé qui donne à ce quartet une couleur singulière. Une curiosité!
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Behia Jazz Band
Night and Day With Cole Porter

Love for Sale, Just One of Those Things, My Heart Belongs to Daddy, I’ve Got You Under My Skin, Everytime We Say Goodbye, Conversation Blues, I Concentrate on You, I Get a Kick Out of You, Night and Day, Blue Swing, It’s Alright With Me, Let’s Do It
Behia (voc), Manu Carré (ts), Philippe Cocogne (p), Philippe Brassoud (b), Jérôme Achat (dm)

Enregistré à Antibes (06), date non précisée

Durée: 57’ 11’’

Black & Blue 1067.2 (Socadisc)


Originaire des Alpes-Maritimes où elle se produit sur les scènes de festivals comme dans les hôtels chics de la Côte, la chanteuse Behia publie aujourd’hui son quatrième album. Dans la chronique de son premier CD, Just Squeeze Me (supplément internet du Jazz Hot n°603, 2003), notre regretté Michel Bedin, qui appréciait les chanteuses, n’avait pas manqué de souligner les qualités vocales de celle-ci, sur un répertoire de standards du jazz et de la bossa nova. Et après un hommage à Billie Holiday en 2011, avec notamment François Chassagnite et Francis Lockwood, c’est au Cole Porter Songbook que Behia se consacre, agrémenté de deux compositions personnelles dans le ton: «Conversation Blues» et «Blue Swing» dans lequel elle laisse longuement s’exprimer ses partenaires, en particulier Manu Carré (enseignant au conservatoire de Menton) qui s’inscrit dans une belle tradition du ténor. Quant à la section rythmique, emmenée par Philippe Cocogne auteur de tous les arrangements, elle remplit impeccablement son office (habiles variations latines, tantôt bossa sur «Love for Sale», afrocubaine sur «My Heart Belongs to Daddy»). Si l’on ajoute à cela l’interprétation incarnée de Behia, dont le timbre chaleureux habille joliment les titres immortels de Cole Porter, on ne saurait qu’encourager résidents et visiteurs de la région d’Antibes à passer une bonne soirée jazz en sa compagnie. 
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Jorge Nila
Tenor Time

Fried Bananas, Soul Station, On a Misty Night, Infant Eyes, Rocket Love, Inner Urge, The Everywhere Calypso, The Eternal Triangle, Our Miss Brooks
Jorge Nila (ts), Dave Stryker (eg), Mitch Towne (org), Dana Murray (dm)
Enregistré le 17 juin 2018, Papillon, NE
Durée: 54’ 18’’
Ninjazz Records 001 (www.ninjazzrecords.com)


Le ténor Jorge Nila a commencé sa carrière en 1965 à Omaha (Nebraska) jouant dans les clubs de la région avec son ami Dave Stryker avant de déménager à New York en 1978 et de poursuivre son apprentissage auprès de George Coleman. Il travaille en sideman avec les pianistes Eddie Palmieri et Larry Willis mais aussi avec l’organiste Jack McDuff, l’ex-messengers Bryan Lynch (tp) ou le guitariste Russell Malone. Après de sérieux problèmes cardiaques, il retrouve un second souffle dans l’enseignement et la direction d’El Museo Latino, dans sa ville natale, avant de reprendre ses activités de musicien d’où sa discrète discographie.
C’est un superbe album de jazz que nous offre ce bopper pur et dur qui cultive une tradition dans la lignée de Dexter Gordon avec une sonorité puissante et organique doublée d’un phrasé plat au swing intense. Ce deuxième album de Jorge Nila est une sorte de réunion d’amis, tous originaires d’Omaha, ayant participé à la diffusion du jazz dans cette région. Un quartet dans l’esprit des formations hard bop des années 1960 autour de l’orgue Hammond B3 avec saxophone ténor et guitare faisant revivre le catalogue Blue Note de l’époque. Le leader a choisi de rendre hommage aux saxophonistes ténors qui ont compté dans son évolution de musicien, mais aussi à ceux qu’il a pu entendre au détour d’un club ou d’un disque. Ainsi, on débute par «Fried Bananas», célèbre thème de Dexter Gordon dans sa période européenne, enregistré pour la première fois par le label SteepleChase en 1972. Cet art de choisir toujours la note qui fait la différence est au cœur du jeu de Jorge Nila qui ne cache pas ses influences qui incluent Coltrane sur la ballade «On a Misty Night» du pianiste Tadd Dameron, mais aussi le blues sur une belle version de «Soul Station» d’Hank Mobley. Sur ce dernier thème, le guitariste et producteur de la session Dave Stryker se met en valeur dans un jeu classique néo-bop d’une grande fluidité à la sonorité jouant avec la réverbération. Dana Murray assure aux baguettes une assise rythmique solide et aérienne à la fois, lui qui a partagé la scène avec Wynton Marsalis à la fin des années 1990 et qui est également producteur et ingénieur du son, possédant un studio d’enregistrement. L’album se termine sur un shuffle bluesy à souhait sur «Our Miss Brooks», un thème de l’obscur Harold Vick (ts) qui fit partie de la maison Blue Note auprès d’organistes célèbres de Jack McDuff à  Jimmy McGriff en passant par Big John Patton, Larry Young ou Shirley Scott avant bifurquer vers le rhythm and blues en travaillant avec Ray Charles et Aretha Franklin. Cet  hommage aux ténors est une belle carte de visite pour ce superbe saxophoniste qui reste une découverte de premier plan.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020

Dave Stryker
Eight Track Christmas

This Christmas, What Child Is This?, God Rest Ye Merry Gentlemen, Happy Xmas (War Is Over), Soulful Frosty, Christmas Time Is Here, Sleigh Ride, Blue Christmas, We Three Kings, O Tannenbaum*
Dave Stryker (eg), Stefon Harris (vib), Jared Gold (org), McClenty Hunter (dm, perc) + Steve Nelson (vib)*
Enregistré le 11 juin 2019, Paramus, NJ
Durée: 50’ 54’’
Strykezone Records 8819 (www.davestryker.com)


Les disques de jazz de Noël sont une tradition tenace –et qui compte quelques pièces d’excellence: Ella Wishes You a Swinging Christmas (1960, Verve), Sounds of Christmas de Ramsey Lewis (1961, Argo), Christmas ’64 de Jimmy Smith (1964, Verve), Crescent City Christmas Card de Wynton Marsalis (1989, Columbia), An Oscar Peterson Christmas (1995, Telarc), entre autres… – et à laquelle Dave Stryker sacrifie de nouveau, plus de vingt ans après son Six Strings Santa (1996). Cette fois, c’est flanqué de son groupe Eight Track, avec lequel il a déjà enregistré trois albums, que le guitariste à la prolifique discographie ajoute un nouveau CD dans la (jazz) hotte du Père Noël. L’association guitare-orgue-vibraphone évoque toujours l’une des influences majeures du leader, Grant Green (Stryker avait d’ailleurs participé, en 1998 à un hommage collectif, avec notamment Peter Bernstein et Russell Malone: A Tribute to Grant Green, Evidence) et le combo que celui-ci avait réuni sur Street of Dreams (1964, Blue Note): Larry Young (org), Bobby Hutcherson (vib), Elvin Jones (dm). Sans oublier l’influence d’un autre partenaire de Grant Green, Jack McDuff (org), auprès duquel Dave Styker a débuté sa carrière. D’où le groove chuchy millésimé sixties qui a présidé aux reprises jazz de hits du rhythm and blues et de la soul sur les précédents disques.
C’est la même démarche qui s’applique ici, les grelots du traîneau de Santa Claus en plus. Le répertoire est constitué à la fois de morceaux traditionnels («O Tannenbaum»/«Mon beau sapin», «
What Child Is This?»/«Greensleeves»…) et de compositions plus récentes appartenant plutôt au domaine des musiques commerciales («Blue Christmas» popularisé par Elvis Presley, «Happy Xmas» de John Lennon…). Dave Stryker et son Eight Track s’emploient à jazzifier tout ça. Le résultat est sympathique sans être passionnant. On s’ennuie un peu sur les classiques des chorales du 24 décembre (moins peut-être sur «What Child Is This?», plus rythmé). Du côté des reprises pop, deux titres sortent du lot: «This Christmas» (1970) du chanteur soul Donny Hathaway (1945-1979) fournit une matière intéressante au groupe, avec trois solos inspirés de Stefon Harris, Dave Stryker et Jared Gold; de même, «Sleigh Ride» (1948) du compositeur de musique orchestrale, Leroy Anderson (1908-1975), plus nerveux que la moyenne et où McClenty Hunter s’anime enfin.
A coup sûr, pas le meilleur disque de Dave Stryker, mais idéal pour donner du groove au réveillon.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDave Stryker
Eight Track III

Move On Up, Papa Was A Rollin' Stone, Pretzel Logic, Too High, We've Only Just Begun, This Guy's in Love With You, Everybody Loves the Sunshine, After the Dance, Joy Inside My Tears
Dave Stryker (eg), Stefon Harris (vib), Jared Gold (org), McClenty Hunter (dm), Mayra Casales (cga, perc)
Durée: 52' 37''
Enregistré le 21 janvier 2019, Paramus, NJ
Strikezone Records 8818 (www.davestryker.com)
 

C'est le troisième volume de la série «Eight Tracks» de Dave Stryker qui rend hommage à une époque faisant la part belle au groove funky de Stevie Wonder et des Temptations en passant par Curtis Mayfield, Marvin Gaye et Roy Ayers. Dans ce contexte, le guitariste a privilégié l'aspect mélodique tout en proposant des arrangements originaux mettant en valeur chaque soliste dans un esprit purement jazz. Il en ressort un album tout à fait remarquable dans son approche, due à l'osmose d'un quartet de musiciens de jazz de culture. Un parfait équilibre de couleurs et d'arrangements autour du vibraphone de Stefon Harris qui apporte une dimension singulière dans ce type de formation guitare-orgue-batterie. L'art également de surprendre avec cette version du «Move On Up» sur un shuffle plein de légèreté et d'assurance de McClenty Hunter, certainement l'un des meilleurs batteurs de sa génération. Une superbe qualité de frappe et un sens du swing qu'il doit à cette forme de transmission du jazz qu'il a connu tout au long de son parcours, de la fameuse Juilliard School avec ses professeurs Grady Tate et Carl Allen, à son rôle de sideman avec Cedar Walton ou Curtis Fuller. La présence de Jared Gold dans un tel projet est une évidence tant leur collaboration est une longue histoire qui a débuté au début des années 2000. Jared est actuellement un organiste qui compte dans la scène contemporaine post-bop à New York. Il a réussi à intégrer les bases blues et funky de la génération des McDuff et autres McGriff tout en y intégrant l'esprit aventureux d'un Larry Young, notamment l'aspect modal ainsi qu'une palette sonore plus large. Dans cette musique, le blues n'est jamais loin comme sur la ballade de Donald Fagen «Prezel Logic» où le guitariste joue sans effet superflu, en single note doublé d'une sonorité pure évoquant Kenny Burrell. Son traitement de la mélodie sur «We've Only Just Begun» est un modèle de musicalité.
Rappelons que Dave Stryker, musicien originaire d'Omaha a construit sa carrière à New York depuis 1980, d’abord auprès de Jack McDuff, avant de partager la scène durant une dizaine d'années avec Stanley Turrentine (ts). Il a déjà derrière lui près d'une trentaine d'albums en leader dans des configurations allant du trio au big band, d’abord sur le label danois SteepleChase et, depuis 2013, sur son propre label, Strikezone Records. Dans la production actuelle, ce nouvel album de Dave Stryker n'est pas loin de l'indispensable.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2020