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Wycliffe Gordon

How deep is the music
© Jazz Hot n°664, été 2013


La dernière fois que Wycliffe Gordon était interviewé dans Jazz Hot, c’était en 2006, dans le n° 627. Il en faisait la couverture. Le tromboniste, emblème de la génération Marsalis, s’est imposé comme une figure incontournable de la scène jazz et de la pédagogie du jazz dont l’histoire et la transmission de la mémoire sont nécessaires. Dans son dernier entretien, il se souvenait de son enfance, dans le sud des Etats-Unis, en Géorgie, et de ses premières influences musicales. Aujourd’hui âgé de 46 ans, le tromboniste est toujours aussi présent sur scène quand il n’enregistre pas comme leader ou sideman, sollicité de tous bords. Dans cette interview, il revient sur sa vocation de passeur et explique sa conception de la musique animée par la musique gospel. Les différents projets qui l’ont occupé et amené notamment à revisiter l’art de Sidney Bechet et consacrer tout un album à la musique de Louis Armstrong, son héros, participent à la compréhension d’un jazz profondément humain.
Propos recueillis par Mathieu Perez
Crédit photo et légende, cliquer sur la photo

 

Wycliffe Gordon, Vitoria 2004 ©Jose Horna


JazzHot : Dans votre dernière interview à Jazz Hot, vous disiez que le trombone est un instrument négligé. Est-ce qu’aujourd’hui vous feriez la même remarque ?

Wycliffe Gordon : Je disais ça en plaisantant. Le trombone fait partie des instruments les plus populaires et les plus connus du jazz. Il a toujours été associé avec des big bands. Les leaders n’ont jamais eu la popularité de Tommy Dorsey. J. J. Johnson a réussi à remettre le trombone sur le devant de la scène mais il n’a pas eu le succès de Dizzy Gillespie. On ne voit pas beaucoup de trombonistes en tant que leader mais je rencontre beaucoup de trombonistes. Depuis notre dernière interview, il y en a plus qui ont émergé. Mais ils n’ont pas la notoriété des saxophonistes. C’est une question de marketing. Vous pouvez acheter de la pub. Si vous en avez les moyens, vous pouvez vous faire un nom. Les trombonistes ne manquent pas. Un jour, j’avais rendez-vous dans une maison de disques. Son directeur me disait que le trombone n’est pas vendeur. Il me racontait des conneries. Quand j’étais petit, à la campagne, dans le Sud, il y avait eu la mode des Pet Rocks[1]. Si vous pouvez vendre des cailloux, vous pouvez surement vendre de bons CDs de trombonistes (rires). Enfin, ça relève plus du marketing que de la musique.

 

Vous menez une activité intense d’éducateur. Comment cela a-t-il commencé ?

J’assistais aux workshops de Wynton Marsalis[2] et à ses master classes. J’y ai développé le goût de l’enseignement. J’avais des étudiants quand j’étais à l’université mais je les guidais un peu. Aujourd’hui, j’anime des workshops partout dans le monde, pour les enfants, dans les écoles, pour les adultes. J’adore enseigner. Ça me maintient éveillé en termes de connaissances et par rapport à mes propres capacités. C’est stimulant. Ça me donne l’occasion de savoir ce que je sais, ce que je ne sais pas et ce sur ce quoi il faut que je travaille.

 

Comment initiez-vous vos étudiants au jazz ?

Il faut le leur présenter. C’est une question d’introduction. Quand on partage quelque chose, on ne peut pas l’imposer. Et si ce qu’on vous montre est de bonne qualité, alors c’est que c’est bien. Ce n’est peut-être pas de votre goût, mais ça ne vous empêche pas, pour autant, de l’apprécier. Quand je travaille avec des étudiants qui n’ont jamais entendu de jazz, ils sont souvent marqués par l’âge d’or du jazz, ou quand je parle à des musiciens classiques, ils ont leur idée du style de vie des musiciens de jazz. Du point de vue de la musique, je pense que le jazz est plus proche de la vie que n’importe quelle autre musique parce qu’on y a la liberté d’être soi-même et d’improviser. C’est comme apprendre une langue, vous avez une vraie liberté d’expression. Le jazz, à travers l’improvisation et l’improvisation collective, est la seule musique qui vous permette de contribuer à l’issue d’une situation musicale. Et c’est toujours différent. Quand on joue avec des musiciens de jazz d’un certain niveau, vous pouvez créer tant d’issues différentes qui ne vont jamais à sens unique. Vous pouvez jouer le même air dix soirs d’affilée et ne jamais aboutir au même résultat. Et ce sera toujours très bien. C’est ce que j’aime dans le jazz. Si on retenait le concept de ce qu’est le jazz, de ce que cela signifie que d’être un musicien de jazz et de jouer dans un groupe de jazz, tout le monde aimerait le jazz parce que vous avez l’occasion de faire partie d’un tout. Et une fois que les jeunes saisissent ce concept, ils adorent cette musique. Si vous leur passez Giant Steps de John Coltrane, vous risquez de les faire fuir. Vous devez les amener à ça. Vous savez, je n’ai pas grandi en écoutant du jazz. La première musique que j’ai entendue, c’était de la musique classique à la maison, du gospel à l’église et de la musique country à la radio. C’est plus tard que je me suis mis à écouter du jazz, avec des disques. Cette musique n’était pas populaire quand j’étais adolescent. Mes copains et moi écoutions Kool and the Gang et Earth Wind and Fire. En écoutant ces disques de jazz et face à toute cette créativité, j’ai été comme happé par le jazz, par cet état d’esprit et cette liberté de jouer et de participer au jazz. Quand on donne ça aux étudiants et que vous leur faites comprendre qu’ils contribuent à la musique, vous leur montrez la boîte à outils. Quand vous maîtrisez la structure, vous pouvez l’utiliser comme un port de départ. Quand ils comprennent ça, ils adorent jouer du jazz.

 

Wycliffe Gordon, Vitoria 2007 ©Jose HornaComment le jazz se nourrit-il de son histoire ?

Si vous comprenez l’histoire de la musique, vous pouvez déterminer comme vous voulez l’utiliser. Mon fils aîné joue du trombone et n’aime jouer que du bebop. C’est très bien mais s’il veut jouer dans des contextes différents, il ferait bien d’apprendre l’histoire du jazz et jouer du trombone classique. J’aime l’histoire de la musique en soi et les différents idiomes à l’œuvre dans le jazz. Je n’ai pas commencé par écouter du bebop. C’est Louis Armstrong qui m’a introduit au jazz. Puis j’ai écouté d’autres choses. J’apprécie tout ça. Et dans chacun de mes CDs, je joue un morceau d’Armstrong. C’est que je veux dire par apprendre l’histoire de la musique. Quand j’étais petit, on m’a appris à l’église la séparation entre la musique sacrée et la musique profonde. Je ne croyais pas en cette séparation, même si c’était difficile pour un enfant. Connaissant la musique religieuse et le jazz, je voulais créer une musique qui combine ces éléments. J’ai toujours aimé faire ça. Quand j’ai fait Slidin’ Home, je voulais prendre du bebop et un air New Orleans. Je voulais combiner des éléments traditionnels et des idiomes du jazz avec de la musique gospel pour écrire une composition originale, qui pourrait être considérée comme un standard. C’était le concept de Slidin’ Home. Depuis, j’ai beaucoup écrit mais n’ai enregistré essentiellement que du jazz, à l’exception de The Gospel Truth et In the Cross, pour Criss Cross Records. The Gospel Truth est un album très instrumental avec des hymnes traditionnels et des spirituals sur des arrangements jazz. Pour In the Cross, je me suis rapproché de la musique que j’entendais enfant à l’église et j’ai employé un chœur. J’ai choisi des musiciens de jazz qui ont grandi à l’église et qui ont, comme moi, joué des hymnes et des spirituals. J’apprécie différents types de musique, même le funk. J’ai fait plusieurs concerts avec mes amis quand je suis de retour chez moi pour les fêtes. J’ai écrit beaucoup de musique dans ce style mais ne l’ai jamais enregistrée.

 

Vous vous êtes impliqués dans la Sidney Bechet Society. Sidney Bechet tient-il une place aussi importante que Louis Armstrong dans votre vie ?

J’ai travaillé avec The Sidney Bechet Society qui joue des compositions en hommage à Sidney Bechet. Le CD que nous avons fait, In a Tribute to Storyville, est un enregistrement live. J’ai choisi les morceaux sur la base du titre du concert. Je ne pensais pas vraiment à un enregistrement. J’adore cette musique. Ce sont les débuts de ce style musical. Et bien que Sidney Bechet ait passé la plupart de sa vie en France, sa contribution est aussi importante que celle de Louis Armstrong. C’est juste qu’il n’était pas si populaire que lui parce qu’il avait quitté le pays. A cette époque, il n’était pas simple pour les Afro-Américains de vivre de la musique. C’est l’un des grands innovateurs. J’ai toujours aimé son jeu, sa façon d’approcher des mélodies comme des chansons. Quand on l’entend jouer un solo, on entend l’être humain. Voilà ce que devrait être la finalité de la musique.

 

Quelle est la philosophie de cette musique ?

J’aime voir le bon côté de la vie. La musique m’a toujours aidé dans les périodes difficiles. C’était souvent de la musique gospel. Parce que j’ai grandi à l’église, en termes de musique live. La première fois que j’ai entendu du jazz, c’était sur un disque, j’avais 13 ans. Bien que j’aime le jazz, la musique gospel m’a toujours permis de me recentrer. Et, en quelque sorte, le jazz prend ses racines dans le gospel. Quand vous jouez avec des musiciens qui ont la même conception de la vie que vous et de la musique, en tant véhicule, cela fait toute la différence. Et c’est ce qu’il faut chercher à faire comprendre aux jeunes. La musique devrait être joyeuse. Si vous êtes sur scène et que vous êtes triste, cela ne regarde personne, vous avez un travail à faire. Si vous montrez ce mal-être, le public le ressentira. Il y a une joie dans la musique et dans le jazz qui inspirent les spectateurs. J’animais un workshop à Vail, dans le Colorado, quand un homme est venu me voir. Il m’a dit qu’il souffrait d’une maladie et qu’on lui avait donné trois à six mois à vivre. Cela faisait deux ans. La seule chose qu’il voulait faire, et qu’il n’avait jamais eu l’occasion de faire, était de jouer du saxophone. Pour exaucer ce dernier vœu, il avait reçu un saxophone. Et c’est ce qui l’a gardé en vie. L’histoire était si belle que je lui ai conseillé de la partager avec d’autres.

 

Autrefois, le jazz et la danse ne faisaient qu’un.

Souvent quand j’enseigne à des jeunes, je leur demande s’ils dansent avec la musique. Parce que la musique est une danse. Et la danse faisait partie de la musique. Il y a cette énergie, ce dialogue entre la musique et les danseurs. Ça vous donnait envie de swinguer. Quand je joue pour des danseurs, je pense toujours à faire danser les rythmes, que ce soit une ballade ou un air plus swing. Quand je vois les danseurs danser, il y a une énergie qui ne peut être créée ailleurs. Vous pouvez seulement la recréer si vous en avez eu l’expérience. Je pense toujours à la danse, que ce soit dans une ballade ou un slow.

 

Votre remarque est aussi vraie au cinéma.

C’est une chose que d’entendre Duke Ellington jouer « Cottontail » dans le film Hot Chocolate, c’en est une autre que de voir les danseurs danser à ce qu’il joue. Là, vous comprenez ce qui se passe. Ça vous donne envie de vous lever et de bouger. A chaque fois que vous jouez, vous devez faire danser les rythmes qui sortent des instruments. Si vous répétez ainsi, alors ça devient une seconde nature. Quand vous voyez les Nicholas Brothers danser avec le groupe de Cab Calloway dans Stormy Weather, c’est dingue ce qu’ils font !Quand on voit ça, on se rend compte que les danseurs sont des musiciens. A l’époque, les musiciens étaient aussi d’assez bons danseurs. Ils savaient comment créer du mouvement avec du son. Quand on y arrive, ça se transmet aux spectateurs. Ils comprennent et veulent bouger avec vous. J’en parle tout le temps avec les étudiants. La danse et la musique étaient beaucoup plus proches qu’elles ne le sont aujourd’hui. Je jouais une fois à l’Apollo avec le Juilliard Jazz Orchestra, si mes souvenirs sont exacts. Durant les répétitions, les musiciens accompagnaient pour la première fois des danseurs et jouaient avec les yeux fermés. Le soliste jouait avec ses yeux fermés et pensait aux changements d’accord. Je lui ai dit de regarder les danseurs. Il faut voir tout ce qui se passe sur scène. Voilà une occasion de s’accorder à ce qui est en dehors de vous-même. C’est tout l’intérêt. C’est ce qui donne tout son sens à l’expérience. Quand je joue une danse swing, je ne peux pas fermer mes yeux parce que je veux voir les danseurs danser. Je jouais, il y a longtemps, avec John Dokes. Parfois, il venait devant la scène et dansait à ce que je jouais. Puis, on se mettait à jouer ensemble. Si vous ne regardiez pas, vous pouviez apprécier la musique, mais si vous regardiez, le plaisir était plus grand parce que nous dansions l’un avec l’autre, moi avec mon instrument, lui avec son corps. J’aime la part de danse au sein de chaque type de musique.

 

Wycliffe Gordon, Vitoria 2007 ©Jose HornaQuels sont les liens entre chanter et jouer d’un instrument de musique ?

Souvent je dis à mes élèves les plus accomplis de travailler le chant. Ne prenez même pas votre instrument. Si vous chantez, votre jeu va s’améliorer. On dit toujours que l’instrument est une extension de la voix. Il est conseillé d’utiliser sa voix et de s’exercer avec elle. Si vous pouvez chanter un air, vous pouvez le jouer. Alors comment trouver sa voix ? Une des meilleures façons de faire est d’utiliser sa voix pour développer tous les aspects de son jeu. Vous voulez apprendre des mélodies ? Chantez. Si vous pouvez le chanter, vous pouvez l’entendre. Le plus difficile dans une répétition est la préparation à cet exercice. Vous pouvez toujours chanter. En revanche, il n’est pas toujours évident de jouer du trombone, il faut trouver un lieu spécifique. Quand vous travaillez un aspect de votre jeu, si vous pouvez le chanter, vous pouvez le jouer. Ainsi le travail se fait. Je ne joue pas du trombone toute la journée mais la musique est toujours présente. Je chante tout le temps ou j’écris de la musique ou je pense à une idée musicale ou à un projet que je vais faire. Pour trouver sa voix, il faut utiliser sa voix. Si vous chantez, par imitation et par transposition, vous pouvez apprendre certains aspects du jeu de J. J. Johnson, de Curtis Fuller, etc. Mais ce n’est qu’un port de départ. C’est comme apprendre une langue mais, dans la musique, il y a beaucoup de vocabulaire, des premiers enregistrements à nos jours. Si vous êtes créatif, vous pouvez partir n’importe où ; si vous ne l’êtes pas, vous pouvez vous servir du vocabulaire que vous possédez et donner des inflexions à votre jeu.

 

Quelle est la place de la musique gospel dans votre vie ?

On m’entend toujours jouer du jazz. Avec l’album Word, j’avais l’occasion de faire découvrir un autre aspect de moi car je viens du gospel. Le jazz est mon travail et j’aime ce que je fais. Mais le gospel est au fondement de mon identité musicale et de ce que je suis. Et bien que je ne souscrive pas à une série de croyances religieuses, je suis quelqu’un de très spirituel. Même quand je joue du jazz. C’est une question de lien spirituel. Les chansons que j’ai choisies sont celles qui m’ont marqué en grandissant à l’église. « My God » et « Hallelujah Shout » sont des compositions originales. « Sang My Song » est un blues avec un chœur. L’une des raisons de faire cet album est que j’ai grandi à l’église. On me disait alors que si je jouais du jazz, je jouais la musique de Satan. Je me disais que la musique de Satan était belle et me demandais comment tant de beauté pût être lié à tant de laideur. C’est ce qui m’a conduit à mettre en doute les croyances religieuses qu’on m’avait apprises à l’église. Cette musique est magnifique. Elle ne peut qu’avoir été créée par Dieu ou le Bien suprême. Dans « Sang My Song », le gospel et le jazz se rejoignent. Je suis heureux que l’état d’esprit a changé et qu’il y a plus d’ouverture sur la vérité et les autres valeurs que nous devons utiliser, créées, de toute façon, par l’homme.

 

Le gospel et le jazz sont-ils comparables ?

Il y a quelque chose dans le gospel que le jazz ne peut atteindre. Je n’aime pas dire ça. Le jazz est formidable. Les derniers concerts de jazz que j’ai faits étaient magnifiques. Nous avons fait un concert de gospel. Le public est touché d’une autre façon. Le jazz a des éléments spirituels. C’est une musique très spirituelle. Mais quand vous chantez ou jouez une musique qui vous met en lien avec votre âme, vous communiquez avec ce qu’il y a de plus intime chez l’être humain. Quand vous vous mêlez de spiritualité, vous approchez ce qu’il y a de plus intime dans votre être et votre appartenance au monde. Et j’en ai été témoin. Quand vous jouez du gospel, il est difficile de poursuivre avec du jazz, je parle en termes de programmation. Quand les spectateurs sont debout qu’ils chantent, vous voyez qu’ils sont emplis de l’esprit qui les anime, quel qu’il soit. Le jazz n’est plus au même niveau. Johnny O’Neal me racontait une anecdote sur Art Blakey qui, une fois, était la tête d’affiche d’un festival à La Nouvelle-Orléans. Il devait jouer après un chœur gospel. Johnny suggéra de jouer avant mais ce ne fut pas le cas. Quand le chœur a fini de chanter, Art Blakey et les Messengers se sont mis à jouer « Blues March ». Ce n’est pas que ce n’était pas bien mais quand vous avez été transporté… Le gospel m’a toujours recentré. Dans les années 1990, à l’époque où j’étais en tournée toute l’année avec Wynton, il y avait des moments difficiles, surtout si vous avez une famille. Les deux ou trois heures sur scène sont formidables mais les vingt-et-unes autres passées à voyager sont pénibles. Alors, dans le bus, j’écoutais le Florida Mass Choir. Il y a quelque chose dans cette musique qui m’a toujours ramené au plus profond de mon être. Et cela s’explique peut-être par mon éducation. Comprenez-moi bien, le jazz est une musique spirituelle. Mais quand vous avez écouté du gospel, il est difficile de poursuivre avec du jazz parce qu’à ce moment-là je ne peux être porté plus haut. Inutile de préciser que la décision d’Art Blakey n’était pas la bonne. De ce que j’ai enregistré, In the Cross se rapproche le plus d’un album de gospel. Quand nous avons enregistré « Near the Cross », Reginald Veal[3]était à la basse et Marcus Printup[4]était avec Victor Goines[5]et moi. Nous jouions avec un chœur. Quand il s’est mis à chanter, j’ai fondu en larmes. J’avais perdu mon père. Je pense que Marcus avait perdu le sien. Reginald avait perdu sa mère. Quand on s’est mis à jouer, j’ai remarqué qu’il avait éteint les lumières de sa cabine d’enregistrement. Il connaissait le morceau et l’arrangement. Eric Reed[6] était au piano ; il avait perdu son père. Et nous avions tous grandi à l’église. Quand le chœur s’est mis à chanter, je ne voulais pas perdre la prise alors je jouais et pleurais en même temps. A la fin de la prise, Marcus est venu me voir. Il m’a pris la main et m’a dit : « Je t’ai senti. »Le jazz ne m’avait jamais fait cet effet. Le gospel est au cœur de ce que je suis. Beaucoup de chanteurs pop ont grandi à l’église. Je ne sais pas si vous connaissez l’album Amazing Grace qu’Aretha Franklin a enregistré avec James Cleveland et le Southern California Community Choir. C’est un très bel album. Aretha est connue comme la reine de la soul mais son père, C. L. Franklin, était un pasteur populaire à Detroit. Je pense que c’est l’un des standards de chœur gospel américain. C’est avec ce type de gospel que j’ai grandi. Aretha a grandi à l’église puis elle a fait de la musique pop. Quand vous écoutez ce disque, vous entendez son père dire qu’elle n’a jamais quitté l’église. Et quand vous l’écoutez chanter, oh la la…

 

Hello Pops n’est pas qu’un album hommage à Louis Armstrong. Pourriez-vous nous expliquer votre démarche ?

Louis Armstrong m’a amené au jazz. Il joue le jazz que j’aime. J’ai choisi les chansons qui ont un sens particulier pour moi. Comme « Keyhole Blues » qui m’a donné envie de jouer du jazz. Quand j’enregistrais le CD, les musiciens ne savaient pas que je jouais de la trompette. C’est parce que je peux jouer avec d’excellents trompettistes. Mais là, je voulais jouer de la trompette. Ce n’est pas un hommage mais ma façon de remercier Louis Armstrong de sa contribution à la musique et à l’humanité. Je voulais écrire une chanson qui exprime mes sentiments. Ça adonné « Hello Pops! » et « Pops for President ». La chanson « Dream a Little Dream of Me » est si belle que je voulais la chanter. Et « Black and Blue », de Fats Waller, m’émeut beaucoup. « Hello Brother » m’a donné l’idée de « Hello Pops! ». Je l’ai entendue quand j’étais étudiant. C’est l’histoire de tout homme (il se met à chanter), « A man wants to work. . . for his pay, A man wants a place. . . in the sun, A man wants a gal proud to say, That she’ll become his lovin’ wife, He wants a chance to give his kids a better life, Well helloah… » Je voulais réunir deux versions de « I Cover the Waterfront », l’une enregistrée en 1923 ou 1926 avec The Hot Five, et une autre plus tardive. Je les ai réunies et arrangées. Hello Pops! est l’un des albums que j’ai le plus aimé enregistrer. Je voulais donner ma contribution à ce que Louis Armstrong signifiait pour un jeune musicien et individu comme moi.

 

Qu’avez-vous appris de Louis Armstrong ?

Louis Armstrong nous rappelle à notre condition humaine. Qu’importe votre origine, richesse ou couleur de peau, nous sommes tous les mêmes. Pops a fait de la belle musique avec le sourire. Lester Bowie disait de Pops qu’il était un vrai révolutionnaire. Le vrai révolutionnaire est celui qui sourit pendant qu’il verse du poison dans votre café, non pas que Pops allait faire ça. Beaucoup pensent qu’il s’agenouillait devant tout le monde mais il avait le courage de ses convictions. Une fois, quand nous étions en prise avec les questions raciales, il s’exprima contre le président Eisenhower. Son manager lui dit de s’excuser. Ce qu’il ne fit pas[7]. A cette époque, les Afro-Américains ne se prononçaient pas contre le pouvoir. Ce qui est formidable chez Pops, c’est que tout le monde peut se reconnaître en lui. Il incarnait des valeurs et était capable de les exprimer à travers la musique. En termes d’improvisation, c’est le premier grand innovateur. C’était un maître de la mélodie, de l’harmonie et du rythme. Le grand compositeur Hoagy Carmicheal, qui a écrit tant de hits, disait qu’il aurait aimé écrire ses chansons, comme « Up a Lazy River », de la façon dont Louis Armstrong les chantait. Pops essayait toujours d’améliorer les choses et de vous rendre heureux. C’est ce qu’il voulait pour tout le monde. Même pour les enfants de son quartier du Queens. Il n’avait jamais vraiment voulu vivre dans une maison. Heureusement que sa femme, Lucille, a trouvé un lieu où habiter car il souhaitait toujours partir en tournée. Il se faisait couper les cheveux chez le coiffeur du coin. Même s’il est devenu une figure internationale, il a toujours gardé les pieds sur terre. Il parlait à tout le monde. Il n’y avait pas d’endroits où il refusait d’aller. Et quand vous y pensez, il a grandi à Storyville. Il a connu l’horreur. Tout le monde peut se reconnaître un peu en Louis Armstrong. Il pouvait fréquenter la royauté et lui proposer du Swiss Kriss. Swiss Kriss, « Laissez vos soucis derrière vous. »[8]. Un autre auquel je pense est Buster Cooper[9]. Il vit aujourd’hui à St. Petersburg, en Floride. J’adore son jeu de trombone. Mais si je ne savais pas qu’il en jouait, je serais heureux de le voir. Il a toujours le sourire. C’est comme si le soleil émanait de lui. C’est ce que je veux faire avec ma musique. Pops était un homme très spirituel aussi. Il a enregistré un album intitulé Louis and the Good Book avec uniquement des spirituals et des hymnes. Je me souviens d’une discussion, au début des années 1990, avec les membres du groupe de Wynton Marsalis. On se demandait qui de Louis Armstrong et Mahalia Jackson avait enregistré l’album le plus profond. Ils choisissaient Pops.



[1] Dans les années 1970, le publicitaire Gary Dahl a fait fortune en vendant des Pet Rocks, des roches grises, comme des « animaux » de compagnie.

[2] Jazz Hot n°614

[3] Jazz Hot n°610

[4] Jazz Hot n°594

[5] Jazz Hot n°636

[6] Jazz Hot n°641

[7] En septembre 1957, l'attention s’est braquée sur Little Rock, dans l'Arkansas, où le gouverneur Orval Faubal et d'autres ségrégationnistes contestaient la loi de 1954 de la Cour Suprême sur la déségrégation de l'école. Armstrong y était en tournée deux semaines après que l'entrée du lycée Little Rock Central High School, réservé aux Blancs, fut interdite à neuf jeunes afro-américains. Dans une interview accordée à Larry Lubenow, journaliste au Grand Forks Herald, le soir du concert, le 17 septembre, Louis Armstrong déclara :« La situation va si mal que les gens de couleur se retrouvent sans pays » et d'ajouter qu’Eisenhower « est hypocrite » et qu'il« manque de tripes ». Il poursuivit avec des souvenirs de concerts dans le sud où régnaient les lois Jim Crow. Les propos d'Armstrong firent scandale dans tout le pays. Le 24 septembre, Eisenhower envoya 12 000 soldats à Little Rock. Le 25, les neuf lycéens, sous escorte, entraient au lycée devant un millier de manifestants ségrégationnistes.

[8] Adepte du nettoyage intestinal depuis l'enfance, Louis Armstrong est devenu le porte-parole de Swiss Kriss. Le slogan de ce laxatif était : « Laissez vos soucis derrière vous » (« Leave It All Behind Ya »).

[9] Jazz Hot n°537


Sélection discographique


Contact : www.wycliffegordon.com


Musique


https://www.youtube.com/watch?v=epHkaOxZhV8

https://www.youtube.com/watch?v=Aqpjf65FpV0


https://www.youtube.com/watch?v=RWqMhXbW-B8

https://www.youtube.com/watch?v=1MB3T0Pq-dE


été 2013

15/6 : Ginny’s Supper Club, New York, NY

28/6 : Vail Jazz Festival, Vail, CO

29/6 : International Trombone Festival, Columbus, GA

6/7 : Centro Cultural Roberto Cantoral, Mexico City, MX

8-11/7 : Straight Ahead Jazz Camp, Chicago, IL

13/7 : Jazz Tage Lenk 2013, Lenk, Suisse

21/7 : Banff Summer Music Festival, Alberta, CA

22-27/7 : Centrum Jazz Port Townsend, Port Townsend, WA

2-4/8 : Satchmo Summerfest, New Orleans, LA

17/8 : Southern Tier Jazz Festival, Horseheads, NY