Tina Turner
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24 mai 2023
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26 novembre 1939, Brownsville, TN - 24 mai 2023, Küsnacht (Suisse)
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© Jazz Hot 2023
Tina Tuner, émission TV The Midnight Special, 7 mars 1975, image extraite de YouTube
Tina Turner s’est éteinte le 24 mai à l’âge de 83 ans.
Chanteuse tout en puissance et en groove, elle avait opté depuis les années 1980 pour une carrière dans le show-business, laissant
derrière elle sa première vie musicale et de destruction physique et psychologique aux côtés de son ex-mari Ike Turner. Le chemin musical de Tina Turner est celui d’une personne d’abord en quête de reconnaissance pour compenser une quantité d’humiliations, du racisme à la pauvreté en passant par le mépris et le dégoût d’elle-même en tant que femme. Son adolescence se passe à la fin du deuxième conflit mondial, dans une nouvelle guerre économique en Occident qui vise à tayloriser aussi l’industrie musicale érigée en bataille pour regagner les cerveaux du public jeune qui s’était tourné depuis les années 1920 vers le jazz, la musique des deux Libérations, sauf aux Etats-Unis pour la communauté afro-américaine: un paradoxe qui mine le mode de développement et la société nord-américaine toute entière. En peu de temps, la race music devient plus poliment le rhythm & blues, puis le rock & roll, d’abord swingué dans sa communauté d'origine, puis binaire une fois systématisé et exploité par les majors de la consommation de masse, les nouveaux fleurons de l’american way of life décliné en Plan Marshall pour l’Europe de l'Ouest dans son volet soft power. Viendront ensuite la pop, le retour de la folk (née du mouvement anarchiste au tournant des XIXe et XXe siècles) avec la vague peace & love au début des années 1960 puis l’ajout des effets sonores et visuels. Cette mutation rapide de la qualité d'expression d’un art populaire du feeling en gestion des quantités obligatoires pour générer des profits par économie d’échelle, sera un choix crucial, souvent par nécessité, entre un développement artistique culturel de niche et la réussite dans le star-système planétaire. La combinaison en 1954 de la mise en scène d’Elvis Presley avec la trinité conformiste voiture-banlieue-TV qui démarre, va davantage s'ancrer dans l’imaginaire de Tina que la Lutte pour les droits civiques qui prend corps cette même année: ce sont les deux niveaux d’expérience (illusion ou réel) dont parlait James Baldwin.
Quand à la vie médiatique de Tina, elle n'aura oscillé que de sa triste existence malmenée à sa réussite de star, son expression rhythm & blues issue du gospel, d'une grande intensité, étant passée finalement au second rang.
Anna Mae Bullock a grandi dans le village de Nutbush, dans l’ouest du
Tennessee, dans le Sud rural et profond, à proximité de sa ville de
naissance, Brownsville, petite agglomération du Delta du Mississippi, située à
100km de Memphis, TN, dont l’économie a longtemps reposé sur les plantations de
coton et dont l’histoire est marquée par les violences exercées par les
suprémacistes blancs au lendemain de la Guerre de Sécession contre les anciens
esclaves afin qu’ils demeurent des citoyens de seconde zone. L’année où Anna
vient au monde, en 1939, alors que la majorité afro-américaine du comté
d’Haywood –où se situe Nutbush– est toujours privée de droits civiques, une
section locale du NAACP est fondée à Brownsville, ce qui fait redoubler la brutalité
criminelle des activistes blancs appuyés par la police. En juin 1940, son
secrétaire, Elbert Williams est retrouvé mort(1). Il est considéré comme le
premier membre du NAACP à avoir été lynché pour raison politique. C’est
dans ce contexte social extrêmement tendu, qui porte inéluctablement atteinte à
l’intégrité des individus, que grandit Anna dont la mère, Zelma, employée d’usine, quitte le
foyer familial quand elle a 11 ans, fuyant les coups de son mari, également
employé d’usine et aussi métayer, lui abandonnant leurs deux filles. Deux
ans plus tard, c’est Floyd Richard Bullock qui part s’installer à Detroit,
laissant Anna et son aînée Alline à la charge de leur grand-mère maternelle. Anna a débuté le chant à la chorale de la Spring Hill Baptist Church de Nutbush, tout en s’initiant
au boogie-woogie, à la country et au blues (en particulier B.B. King) par la
radio. Elle a par ailleurs déjà commencé à travailler comme employée de maison.
A la mort de leur grand-mère, les deux sœurs rejoignent leur mère à East Saint
Louis, IL.
Anna a 16 ans lorsqu’elle commence à fréquenter avec Alline
–tout aussi mordue de musique– les clubs d’East Saint Louis et de Saint-Louis, MO, sur l'autre rive du Mississippi, où elle rencontre le pianiste,
guitariste et chanteur Ike Turner (1931-2007), ancien accompagnateur
de Muddy Waters et B.B. King, qui s’y produit régulièrement avec ses Kings of Rhythm. Anna est
subjuguée par leur rhythm & blues électrisant et devient une fan acharnée
du groupe, les suivant dans leurs prestations. Elle insiste à plusieurs
reprises pour les rejoindre sur scène. Un soir de 1957, le batteur –entre-temps
devenu le petit ami d’Alline– lui tend enfin le micro. Surpris par ses
qualités vocales, Ike l’intègre à la formation. Le leader prend sous son aile
celle qu’il surnomme «Little Ann» lui faisant travailler sa voix, son jeu de
scène et enregistre avec elle un premier titre, «Boxtop» en 1958. Anna vit alors une relation difficile avec
le saxophoniste de l’orchestre, alcoolique, dont elle a eu un fils, Raymond. Elle
le quitte en 1960 pour Ike qui est dépendant à la cocaïne. Musicien et compositeur de grand
talent, showman hors-pair, directeur musical avisé, mais personnalité violente par la violence subie, comme, durant son enfance, le passage à tabac de son père, ou
la spoliation de ses droits d’auteur sur son tube «Rocket 88» en 1951(2). Le guitariste rebaptise alors
sa chanteuse Tina, en référence à une héroïne de bande dessinée. Ils se marient
en 1962 et récupèrent la garde des deux fils aînés d’Ike que Tina élèvera
tandis qu’elle met au monde son deuxième fils, Ronnie. L’identité du groupe se
recentre sur le couple et devient The Ike & Tina Turner Revue, tandis
qu’Ike lui adjoint un trio de choristes, les Ikettes, sur le modèle de Ray
Charles. Les succès s’enchaînent dès «A Fool
in Love» (1960, repris sur le LP The Soul of Ike and Tina Turner, Sue Records), portés par la vision musicale d’Ike,
la sensualité et le charisme de Tina. Alline écrit également plusieurs chansons
pour eux.
Intéressé
avant tout par la dimension spectaculaire de Tina, le producteur Phil Spector
engage le couple sur son label Philles mais négocie avec Ike (contre compensation
financière) pour enregistrer Tina seule. Cependant le titre «River
Deep, Mountain High» (1966) n’est une réussite commerciale qu’en Europe où la notoriété du duo commence à monter. En octobre 1968, Jazz Hot (n°243) évoque d'ailleurs les tournées britanniques de 1966 (en première partie des Rolling Stones) et 1968 comme un tournant pour ces «deux pionniers méconnus» dont les disques étaient jusque-là mal distribués sur le Vieux Continent. En 1969, Mr. et Mrs. Turner opèrent un superbe retour au blues sur «I Smell Trouble» de Don Robey. La décennie suivante, leur succès s’amplifie avec les reprises
de «I Want to Take You Higher» de Sly and the Family
Stone et surtout «Proud Mary» de Creedence Clearwater (album Workin' Together, Liberty, 1970). Les concerts et les tournées s'enchaînent à un rythme frénétique comme le raconte dans Jazz Hot, en 1971 (n°270), le baryton du groupe, J.D. Reed Jr.(3). Les recettes permettent à Ike de
créer son propre studio et label, Bolic Sound, et Tina commence à écrire ses propres
chansons dont l'autobiographique «Nutbush City Limits» (1973). Ike la
produit aussi en solo: «Tina Turns the Country On!» (1974) et «Acid Queen» (1975), extrait du film musical Tommy de Ken Russell dans lequel Tina a tourné. Pourtant, si le duo fonctionne
à merveille sur le plan musical, le couple est miné par les infidélités et les
accès de violence d’Ike qui se répètent tout au long de leur relation. Son
caractère irascible commence aussi à leur porter préjudice sur le plan
professionnel, son addiction à la drogue allant croissant dans ces années de
crise économique et morale qui suivent l’assassinat de Martin Luther King et
l’enlisement dans la guerre du Vietnam.
En
juillet 1976, après une nième dispute, Tina disparaît avant un concert à
Dallas, sans un sou en poche. Elle passe six mois à se cacher d’Ike et endosse
la responsabilité légale de l’annulation de leur tournée. Tenue de rembourser
les pertes, elle multiplie les apparitions dans des shows télévisés. Divorcée
d’Ike en 1978, Tina Turner –qui conserve son nom de scène– peine à se relancer.
Elle rencontre en 1979 le manager australien Roger Davies qui oriente sa
carrière dans une nouvelle optique pop-rock et show-business, lui faisant
retrouver le succès commercial avec «Let’s Stay Together» (1983) nappé de rythmiques binaires et
de synthés à la mode. Le rhythm & blues est oublié, Tina Turner accède au rang
de star internationale. Toujours impressionnante
sur scène, Tina se fait une spécialité des records d’affluence (jusqu’à 180 000
spectateurs pour son concert de Rio de Janeiro en 1988). On la retrouve également au cinéma dans
le film de science-fiction Mad Max:
Au-delà du dôme du Tonnerre (George Miller, 1985). Elle interprète
également la chanson générique du dix-septième James Bond, «GoldenEye» (1995).
Tina Turner arrête la scène en 2008 et se retire
dans son château au bord du lac de Zurich, avec son second mari, le producteur allemand Erwin Bach qu’elle a connu
cadre chez EMI en 1986. Elle l’épouse en 2013, année où elle prend également la
nationalité suisse. Dans les années 2010, elle connaît plusieurs ennuis de
santé sérieux et perd ses deux fils: Raymond qui se suicide en 2018 et Ronnie
qui meurt d’un cancer en 2022.
Jérôme Partage et Hélène Sportis
Image extraite de YouTube Avec nos remerciements
1. En
2015, après trois ans d’une enquête menée par un avocat euro-américain à la
retraite, Jim Emison, en lien avec la famille d’Elbert Williams, le
ministère de la Justice accepte enfin de rouvrir ce dossier classé et la ville de
Brownsville honore bien tardivement la mémoire de ce militant des Droits civiques.
2. Quand Jazz Hot avait rencontré Ike Turner en 2003 (n°606),
la blessure due à cette mésaventure semblait encore vive: «"Rocket 88" que
j’ai écrit et composé et considéré comme le premier morceau de rock and roll à
avoir été enregistré. Ce morceau m’appartient même si, à l’époque, on l’a
crédité à mon chanteur Jackie Brenston. (…) Le patron c’était moi de A à Z. (…)
Mais Sam Phillips avait mis le nom de Brenston comme auteur et compositeur
(…).» Le producteur Sam Phillips, fondateur du label Sun, a lancé pléthore de
musiciens de la scène de Memphis, TN, débusqués pour son compte par Ike Turner
qui les accompagnait ensuite durant les sessions. Sam Phillips lancera ensuite,
en 1954, la carrière d’Elvis Presley. Les retrouvailles, mi-amicales mi-tendues
entre Ike Turner et Sam Phillips, autour d’une discussion sur la création du
rock & roll, avaient fait l’objet d’une savoureuse séquence dans le film
documentaire La Route de Memphis de
Richard Pearce (2003): https://www.youtube.com/watch?v=r_teQ8woxDk
3. A propos de Tina Turner, J.D. Reed Jr. déclare: «Vous savez, les morceaux que nous jouons sont très proches du "feeling" religieux, peut-être parce que Tina est avant tout une excellente chanteuse de spirituals –bien que le costume qu'elle porte sur scène ne soit pas spécialement "de circonstance". Mais selon moi, elle chante le spiritual mieux que personne: elle a passé une grande partie de sa jeunesse à Knoxville où le gospel fait partie intégrante de sa famille (...).»
SITE INTERNET:
TINA TURNER & JAZZ HOT:
n°243-1968: Deux pionniers méconnus: Ike et Tina Turner
n°270-1971: Dossier Ike et Tina Turner
VIDÉOGRAPHIE
Chaînes YouTube de Tina Turner
1964. Tina Turner, «A Fool In Love / Ooh Poo Pah Doo» https://www.youtube.com/watch?v=-Z-B79Anu_A
1970. Ike and Tina Turner, Sammy Davis Jr., The Name of the Game
1973. Ike and Tina Turner, «I Smell Trouble», «City Girl Country Boy», «Proud Mary», The Midnight Special, NBC, 9 février
1973. Ike and Tina Turner, «Nutbush City Limits», «River Deep Mountain High», The Midnight Special, NBC, 3 novembre
1975. Ike and Tina Turner, «Bayou Song», «Sexy Ida», «Baby Get It On», The Midnight Special, NBC, 7 mars https://www.youtube.com/watch?v=lCB3snb-Ywg
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