La 47e édition du Heineken Jazzaldia a commencé, comme d’habitude, avec le Jazz Band Ball ; mais ce qui n’est pas du tout habituel, c’est l’absence presque totale du jazz à cette fête d’ouverture. A l’exception du concert de Nevermind Trio & Julen Izarra (qui a subi les problèmes de son de la scène Coca-Cola), le reste de la programmation a été plutôt un soul-R&B Band Ball qui a eu comme principaux protagonistes les Alabama Shakes (où s’est fait remarquer la chanteuse Brittany Howard) et Sharon Jones & The Dap-Kings ; sans oublier Dayna Kurtz, probablement l’intervention la plus intéressante de toute la nuit malgré quelques problèmes techniques et la disposition d’une scène assez pauvre en ce qui concerne l’illumination et le son. Le lendemain, Jimmy Cobb a reçu le Prix Donostiako Jazzaldia 2012 au Théâtre Victoria Eugenia. L’après-midi, son concert avec Joey DeFrancesco et Larry Coryell a compensé la pénurie de jazz du jour précédent, et il est devenu une vraie classe magistrale de batterie, de swing et de nuances rythmiques hors catégorie. Bien que le centre fût Cobb, Coryell et DeFrancesco se sont aussi permis des aventures solitaires avec la guitare ("Boléro") ou le Hammond et la trompette ("Old Folks"). Une authentique delicatessen comme concert, on ne pouvait pas s’attendre à d’autre chose… Peu après arriva le tour de la première nuit à la Place de la Trinidad, où il y a eu un petit hommage à Pierre Lafont, récemment décédé, figure clé dans la naissance du Jazzaldia. Le set a été ouvert par Marc Ribot, qui venait à la tête des Cubanos Postizos.Avec sa tournée récemment commencé et des forces intactes, sa descarga new-yorkaise & latine a été trépidante et musclée. La guitare de Ribot et la batterie de Horace El Negro Hernández ont joué des divers duels auxquels s’est joint le percussionniste EJ Rodríguez, qui a joué à l’un des morceaux les tambours rituels batá. L’idée de programmer comme deuxième set de cette soirée le concert de Melody Gardot n’a pas été, peut-être, très bonne. La préparation de la scène pour le « grand show » de la nouvelle diva a supposé un retard de plus de trois quarts d’heure. Avec le public sifflant, Gardot a commencé seule et à capella son concert (« No More My Lord ») pour jouer après, avec son groupe, un long répertoire où ont été présents les ambiances du Sud des Etats-Unis, le tango, la musique brésilienne, la bossa et deux approches du jazz (« Summertime » et « Fever »), finissant avec un « Somewhere Over the Rainbow » minimaliste. Finalement, le public a été satisfait ; un concert unique à la Trinidad aurait été préférable, ou dans un autre espace, et, peut-être aussi, tout aurait été encore mieux sans caprices et exigences.
La Nuit du Jazz, avec plusieurs concerts presque simultanés aux différents espaces du Théâtre Victoria Eugenia, a donné lieu à un certain désordre. Il n’était pas facile de se déplacer depuis le club – au sous-sol du Théâtre – jusqu’à la Salle de Danse– au dernier étage – en passant pour la salle de presse ou la salle principale du théâtre. Pas non plus facile de choisir entre la musique de Terje Rypdal (g)ou l’hommage à Louis Prima de Ray Gelato, ou entre Mari Kvien Brunvoll et les Just Friends Quintet de Dominique Burucoa, ou entre le flamenco de Dorantes et Peter Evans (tp). Des salles bourrées, des couloirs pleins, des ascenseurs paralysés… Et, par ailleurs, le mélange de styles est arrivé à troubler le public. Sauter du swing de Ray Gelato ou de Just Friends à l’expérience sonore d’Evans a été trop fort pour les amateurs de jazz. Malgré tout, ce concert, au-delà du free jusqu’aux limites de l’instrument et de la respiration circulaire à chaque note, a pu être, à notre avis, le plus intéressant de la nuit. Le troisième jour de festival a proposé à midi Matt Savage, un jeune pianiste qui mémorise des partitions et improvise depuis son enfance bien qu’il soit autiste. C’était l’une des surprises du festival ; à suivre… L’après-midi a commencé avec Bobby McFerrin et The Yellowjackets au Kursaal, soulignant la maîtrise du chanteur et sa capacité de connecter avec le public et L’Orchestre d’Hommes-Orchestres au Théâtre Victoria Eugenia. La proposition de ces québécois de présenter à la scène les chansons de Tom Waits avec l’accompagnement de grosses caisses, de cymbales, de guitares, de haut-parleurs, de scies flexibles et d’autres inventions a eu un succès sans précédent. Une autre agréable surprise, avec un spectacle de haut niveau, repris le lendemain et une prolongation inespérée le troisième jour. Le premier set à la Trinidad a été le Ninety Miles de Stefon Harris (vib), David Sanchez (ts) et Nicholas Payton (tp). Malgré les individualités, où se sont détachés Harris et Sanchez, le résultat de ce mélange proche du latin-jazz n’a pas répondu aux attentes. En revanche la World Sinfonía d’Al Di Meola et Gonzalo Rubalcaba, qui suivaient Monty Alexander et les Jamaïque Legends, a donné beaucoup plus qu’on ne pouvait l’imaginer. Malgré quelques problèmes techniques de son – qui ont réussi à agacer Di Meola – le concert a pris de l’allure avec Fausto Beccalossi (acc) et Gonzalo Rubalcaba qui parcourait toutes les Caraïbes avec subtilité et précision. Un concert qui a mis le public debout après le bis : « Mediterranean Sundance ». L’avant-dernière journée du Jazzaldia a commencé avec Enrico Rava et son projet Tribe sur la nouvelle scène montée à l’École « Basque Culinary Center ». Accompagné par les jeunes Gianluca Petrella (tb), Giovanni Guidi (p), Gabriele Evangelista (b), et par un autre vétéran Fabricio Sferra (dm), Rava a favorisé une communion musicale qu’on n’oubliera pas de sitôt. Un flux tranquille et un son chaud, rond et flexible ont été permanent, sans temps morts. Le concert de ces deux générations de musiciens italiens a été, sans doute, le meilleur de ce Jazzaldia. La Place de la Trinidad a accueilli à nouveau des propositions assez différentes, avec le Quintet de Hasier Oleaga à la première partie, alors que la deuxième est venue des mains de Kenny Barron, Mulgrew Miller, Eric Reed et Dado Moroni. Le pari par ungroupe local, pour la première fois dans le « sanctuaire » de la Trini, a eu un bon accueil et Oleaga a présenté avec succès son disque Cantus Caterva, un travail où sa créativité et poussée juvénile se joignent à l’expérience de quelques vétérans du Jazz au Pays Basque comme Iñaki Salvador (p) et Mikel Andueza (as). « An Evening With Two Pianos » a été un spectacle ludique de croisement de génies. Deux pianos joués à quatre mains, des duos, des trios, solos, des changements de positions dans les claviers… avec la présence presque constante de l’inspiration de Thelonious Monk pour les morceaux interprétés par les quatre pianistes. Un vrai régal… Par ailleurs, le set de minuit au Musée San Telmo a aussi mérité des éloges spéciaux. Håkon Kornstad unissait ses forces aux autochtones Oreka TX pour formaliser un discours plein de savoirs partagés et de nouvelles sonorités, avec l’Église de San Telmo comme beau décor. Les saxos et l’imagination du Norvégien ont fusionné avec l’apport innovateur que le duo Oreka TX a donné sur un instrument traditionnel basque,la txalaparta. Le Jazzaldia ouvrait la dernière page du programme avec Madeleine Peyroux, qui retournait au Kursaal avec quelques milliers de disques vendus et le même schéma. Son orchestre actuel n’est pas la meilleure formule pour extraire des nouveautés à la voix de la Peyroux, mais le public tend en général à s’en accommoder, et il ne remarque pas une certaine stagnation de la chanteuse canadienne. A la scène Frigo, sous un soleil de feu, s’est produit la chanteuse coréenne Youn Sun Nah qui a tout simplement séduit le public avec son incroyable voix (« My Favorite Things », «My Name Is Carnival »...). Encore une fois, il y a des concerts qui méritent de meilleures scènes et d’autres horaires… À la Trinidad, tout le monde attendait l’arrivée de The Thing – Mats Gustafsson (ts, bs, as), Ingebrit Haker Flaten (b) et Paal Nilssen-Love (dm) – qui joignait leurs propres énergies à celles de Neneh Cherry. Le trio scandinave a expliqué que cela n’était pas seulement un hommage au grand Don Cherry ; ils n’ont en fait joué qu’un seul morceau du grand Don : « Golden Heart ». Le concert, alors, a été caractérisé par les démarrages extrêmes de The Thing, mais contrôlés par les nuances vocales de la chanteuse. Les années passent mais Neneh ne déçoit pas… et les Thing non plus ! Le tribut au dernier Miles – Miles Smiles – n’a été que correct. Le groupe recevait toute l’impulsion d’Omar Hakim (dm), les bonnes intentions de Rick Margitza (ts), de Joey DeFrancesco (org), mais Wallace Roney a porté l’économie de notes jusqu’à l’extrême, manquant d’élan et les interventions de Darryl Jones et, surtout, de Robben Ford ont été plutôt banales. Le remède pour ce goût un peu amer du dernier concert à la Trinidad est venu du double programme du Musée San Telmo. A l’Église, le contrebassiste Gonzalo Tejada et l’harmoniciste Olivier Ker Ourio ont offert un concert plein de beauté et de complicité (à souligner un «Moon River» tout à fait émouvant). Et le complément opposé à cette beauté a été la bestialité que Nils Peter Molvaer a déchaînée au Cloître du Musée San Telmo, avec un set où la musique et l’illumination allaient de pair pour peindre sur la scène quelques images dantesques qui n’ont laissé personne indifférent. Ainsi, avec Molvaer ouvrant les portes de l’Enfer, finissait le 47 Jazzaldia de San Sebastian. Pour les chiffres, le bilan ne peut être considéré que bon, et même très bon vu la situation économique actuelle. Il faudrait recommander une nouvelle définition – ou plutôt un retour à l’ancienne formule – du Jazz Band Ball, avec ses scènes, une distribution plus appropriée pour la Nuit du Jazz et certaines retouches des concerts au Basque Culinary Center : la table de dégustation gastronomique placée à côté de la scène fait que le jazz succombe devant l’appétit… Lauri Fernández et Jose Horna Photo : Jimmy Cobb reçoit le Prix Donostiako Jazzaldia / Jimmy Cobb Trio ©Jose Horna
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