L'été 2014
Notre pays n’échappe pas à la normalisation européenne (comme on parlait jadis de normalisation soviétique, l’idéal progressiste, le KGB en moins, la consommation, la perversité en plus) qui se poursuit sous la férule d’un pouvoir allemand très dirigiste pour les affaires et le modèle de société des autres pays… On ne se refait pas. La population, pour sa partie la plus importante, subit en Europe de plein fouet les conséquences culturelles, sociales d’une classe politique qui a perdu toute consistance. Ce phénomène n’est pas neuf, c’est un lent mouvement de désagrégation de l’esprit démocratique commencé dès les lendemains de la Seconde Guerre qui n’ont pas fait que chanter, et qui s’est accentué dans les années 1980 avec le modèle du reaganisme, et du tatchérisme, un important dérèglement du climat politique.
Aujourd’hui que l’esprit oligarchique l’a emporté sur les peuples dans son permanent bras de fer international, il prend une acuité certaine qu’avait masquée jusque-là le développement de la consommation. De fait, les Chinois, Indiens ou Brésiliens, etc., peuvent avoir le sentiment que leur condition matérielle s’améliore sous l’effet du grand déménagement industriel, du basculement économique qui leur ont permis, par l’entremise des oligarchies intéressées par leur main-d’œuvre à bas coût et la relative faiblesse des coûts et conflits sociaux, des coûts environnementaux, de récupérer une bonne part de la production mondiale. La bascule va donc permettre à l’énorme population de ces pays de gagner provisoirement quelque bien-être au détriment des populations européennes, japonaises et américaines, car, pour les grands oligarques de tous les pays, unis (comme les travailleurs ne le sont pas) dans une organisation du commerce mondial aux allures de mafia légale et perverse, l’enrichissement ne fait que s’accroître. Ils ont gagné cette bataille mondiale, et, chaque jour, ils posent un pied de plus sur la tête des travailleurs dont le rayon d’action est forcément limité au mieux à la nation, au pire à leur localité, et qui ne sont plus défendus par aucun parti politique ou syndicat sur l’essentiel en raison de corruption plus ou moins directe. C’est une gestion de la décadence des ex-démocraties, amortie par la société de consommation, la meilleure arme des oligarques pour normaliser sans trop investir dans la répression et sans trop prendre de risque de voir tomber ses têtes.
Qu’en est-il de la culture ? Quand elle n’a pas été normalisée elle–aussi (la corruption des intellectuels, des journalistes au service des pouvoirs, des scientifiques au service des industriels, des artistes au service de l’industrie du spectacle), elle est marginalisée à l’extrême. La France, qui présentait l’originalité négative d’avoir voulu, nationalement, depuis de Gaulle-Malraux et Mitterrand-Lang, asservir la culture à un pouvoir centralisé par un système complexe de subventions et de clientélisme, voit, dans la débandade actuelle des finances publiques – et de son modèle de société mixte issue du programme du Conseil National de la Résistance (et donc de la IIIe République), voit donc son échaffaudage s’effondrer comme un château de cartes. Les petits intermittents du spectacles en subissent les conséquences, les petites structures, les festivals, ceux de jazz en particulier, de même. Les artistes sont contraints de se taire ou de se soumettre à la normalisation, cette fois internationale (après la normalisation institutionnelle), celle des puissances d’argent ; les grands festivals sont poussés à des programmations stéréotypées et starisées, dépourvues de leur objet-projet original ; la vocation pédagogique d’émanciper et d’éduquer le public, la vocation de faire se rencontrer des cultures (pas celles de les fusionner, ni de les normaliser) sont perdues dans ce maelström consumériste.
Les clients d’hier du ministère de la Culture, toujours prompts à retomber sur leurs pattes (on attend un Milan Kundera pour écrire un jour La Plaisanterie, version société oligarchique) déplacent leur action. On voit notamment des structures comme l’Irma, acteur depuis 30 ans du recensement des forces des musiques actuelles (dans lequel fut abusivement fondu le jazz en 1981 dans un esprit européo-franchouillard aujourd’hui passé de mode), déplacer son action vers la formation professionnelle, dernier eldorado de fonds publics, et cet exemple, parmi beaucoup d’autres, parce qu’il intéresse le jazz et qu'il est récent. Il reste encore les petits festivals, les authentiques mais dont les forces s’amenuisent, dont les responsables vieillissent sans trouver dans l’esprit et les générations d’aujourd’hui, le fighting spirit, l’esprit de résistance, à la hauteur de l’époque et de l’enjeu.
Alors sombre tableau ? Oui et non. Oui dans sa globalité et sa réalité mondiale, non dans le détail et sur le plan local, car nous avons encore le loisir de prendre le volant, et de nous diriger vers ces quelques havres de résistance. Ils ne le savent pas toujours eux-mêmes, et eux aussi peuvent avoir la tentation de glisser vers le néant d'une programmation normalisée, sous la pression du rouleau compresseur.
Mais dans ces festivals, avec leurs belles équipes, ayant encore des projets culturels, pédagogiques, sociaux, et non un projet d’animation des foules, de rentabilité, de gestion des foules et de l’électorat, vous trouvez encore, en cet été 2014, des musiciens de jazz, des vrais, de ceux dont l’expression n’obéit pas aux pouvoirs par atavisme, car les gènes du jazz sont là, irréductibles.
Vous les connaissez, nous en parlons chaque année, Jazz au Fort Napoléon, Jazz à Foix, Jazz en Comminges (déjà passé), Colmar, Monségur, bien d’autres encore, et parfois de grands festivals qui conservent la mémoire de leur histoire jazz, mais avec beaucoup moins de volonté, de réussite, car l’esprit fondateur n’est plus là, et la pression politico-financière démultipliée.
Les musiciens aussi sont là : les plus connus comme Benny Golson, Ahmad Jamal, Lucky Peterson…, les plus accomplis comme Eric Reed, Ricky Ford, Dany Doriz, Monty Alexander, les Belmondo, Jesse Davis, Gary Bartz, Kirk Lighsey, Jacky Terrasson, Mary Stallings… les plus prometteurs comme Cécile McLorin, Gregory Porter, Christian Scott… enfin une multitude de talents que vous auriez bien du mal à rencontrer en ce seul été 2014.
Car, c’est l’un des paradoxes de notre époque, nous glissons dans un nouveau monde, un nouvel ordre (la société oligarchique de consommation, si on veut lui donner un nom précis), mais nous avons encore nos racines dans l’ancien – ces approches nationales diverses de la démocratie des deux siècles précédents – et elles continuent d’irriguer, avec ce qu’elles ont de meilleur, la réalité d’aujourd’hui. On voit de nombreux concerts avec de jeunes et prometteurs musicien(ne)s de jazz, souvent devant des publics majoritairement «du siècle dernier». Il y a ainsi une beau blé en herbe, des herbes folles, que la tondeuse oligarchique n’est pas encore parvenue à transformer en gazon uniforme (elle y travaille nuit et jour grâce à internet), au moins dans ce secteur du jazz ; c’est un rare air frais du moment. C’est un privilège, et pour le défendre, il faut que les amateurs de jazz, d’abord eux, restent présents en festival de jazz, au moins aux concerts de jazz, et que ceux qui ne le sont pas encore le deviennent par la poursuite du projet du jazz, la transmission d'un état d'esprit. Un club, un concert, un festival de jazz, le jazz, c’est tellement beau… N’attendons pas que ce soit rare !
Yves Sportis
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