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90 ANS DE JAZZ HOT, UNE HISTOIRE TRANSATLANTIQUE
Lorraine GORDON
Au cœur de la galaxie: de Blue Note au Village Vanguard
15 octobre 1922, Newark, NJ – 9 juin 2018, New York, NY
Lorraine Gordon dans la série The Last Word du New York Times, documentaire de Sean Patrick Farrell,
Tim Weiner, Robin Stein diffusé sur www.nytimes.com le 9 juin 2018, avec nos remerciements
«I used to read all the french books on jazz –like Hughes Panassié and Charles Delaunay’s Hot Discography.
Jazz was studied closely by the French long before Americans bothered to.
The French were the ones who starting forming "hot clubs", so we did too, in Newark, New Jersey.»
(Lorraine Gordon, Alive at the Village Vanguard, 2006, page 10)
«Je lisais tous les livres français sur le jazz -comme Hughes Panassié et la Hot Discography de Charles Delaunay.
Le jazz a été étudié de près par les Français bien avant que les Américains ne s'en soucient.
Ce sont les Français qui ont commencé à ouvrir des "hot clubs", donc nous en avons aussi formé un, à Newark, New Jersey.»
(Lorraine Gordon, Alive at the Village Vanguard, 2006, page 10)
«J’ai aimé le jazz depuis le tout début de ma vie, sans
avoir jamais vu la 52nd Street, la Swing Street». Cette phrase écrite par
la patronne du Village Vanguard, à 84 ans, suffit pour expliquer la curiosité
essentielle qui a guidé les rencontres d’une des actrices pivot du jazz, sa vie durant. Son père, d’origine russe, est né à New
York. Il est commis voyageur et l’adore. Sa mère, née à Londres
d’une famille d’exploitants forestiers polonais chassés par les pogroms, adore
son fils, Philip, le grand frère, de trois ans son aîné, qui sera la clef de la
note bleue pour Lorraine. Les deux grands-mères ont élevé seules leurs enfants,
cinq dans la fratrie côté maternel dont la famille passe aussi par Denver, CO,
avant de poser les valises à Paterson, NJ, et trois dans la fratrie paternelle:
deux femmes immigrantes qui n’avaient peur de personne dans le «nouveau» monde.
Dossier conçu et réalisé par Ellen Bertet, Sandra Miley, Hélène Sportis, Jérôme Partage et Yves Sportis Images extraites du documentaire The Last Word www.nytimes.com, de David Lewis Productions https://vimeo.com/131213729, de http://jazzriffing.blogspot.com du documentaire Places & Spaces: The Village Vanguard https://www.youtube.com/watch?v=n1Gy5MovyiY, avec nos remerciements 
Lorraine Gordon, dessin © Sandra Miley
Lors de son passage à Denver, sa mère rencontre le jeune musicien Paul Whiteman
(vln, avln, chef d’orchestre, 1890 Denver, CO-1967 Doylestone, PA), futur King of Jazz (Jazz Hot n°239-1968) des années 1920 qui
travaillera avec George Gershwin, Igor Stravinsky, Florenz Ziegfield. Paul Whiteman a fait
émerger plusieurs artistes dont le futur
cinéaste Billy Wilder rencontré comme jeune journaliste à Vienne en 1926 et
emmené avec l’orchestre à Berlin. Lors de la crise de 1929, Lorraine a 7 ans et
Philip 10 ans; la famille qui vit à Newark, NJ, est touchée par le chômage, ce
qui oblige son père à partir de plus en plus longtemps, toujours plus loin; l’atmosphère
familiale se tend, et la musique est une panacée, un sauf-conduit pour oublier
les querelles parentales. Si New York attire vivement Lorraine et Philip, en 1935,
encore trop jeunes pour sortir le soir à Newark ou à New York, les lectures
françaises d’Hugues Panassié ou la Hot
Discography de Charles Delaunay vont planter des
graines très productives et durables dans les cerveaux des deux apprentis du jazz.
La (bonne) tenue vestimentaire compte beaucoup dans la
famille Stein; le train de vie aussi; ce qui amènera sa mère à travailler pour
éviter la déchéance sociale. La famille déménagera plusieurs fois dans Newark. Les
Hot Clubs ayant essaimé sur la «planète jazz» depuis la création du premier à
Paris en 1932, pour Lorraine et Philip, «leur» Hot Club newarkais naît en 1935
alors que le premier aux Etats-Unis était celui de New York, né en 1934 (cf.
Alfred Lion/Blue Note): le travail associatif consiste à faire du porte-à-porte dans le quartier afro-américain voisin du leur, pour racheter à 25 cents,
les disques distribués gratuitement dans la communauté afro-américaine: du blues, Ma
Rainey, Ida Cox et même un disque rare de King Oliver acheté cassé et recollé par Philip. Ce Hot Club louait un local à un dollar la journée pour
se réunir dans la maison de quartier du côté afro-américain et comptait
douze adolescents dont deux filles. De ces pionniers, Evelyn Dorfman mourra de la tuberculose et sept
conscrits de 1943 ne reviendront pas de la guerre.
Adolescente, Lorraine aurait
voulu peindre et dessiner, comme Philip; mais elle ne sera que modèle en 1939 à
17 ans pour Paul Bacon (1923-2015), futur dessinateur et musicien de jazz qui
travaillera pour Blue Note, Bob Thiele et Orrin Keepknews avec notamment plus
de 200 pochettes à son actif. Il écrira même un article sur Thelonious Monk pour Jazz Hot (n°36-1949) traduit par Boris Vian! Paul venait d’arriver à Newark avec sa
famille et rejoignait le Hot Club local. L’activité de collecte sur le jazz
était réparti entre tous, puis partagé, écouté et discuté. Lorraine creusait pour
présenter la vie et l’œuvre de Bessie Smith, mais aussi les aspects «mode de vie»,
les inégalités et injustices qui étaient directement liés à cette nouvelle
poésie musicale qu’il fallait apprendre à entendre et ressentir pour pouvoir en
analyser l’essence, l’expression et la structure musicale: «Backwater Blues», «Nobody Knows You When You’re Down and Out», etc., expliquaient la vie!
Lorraine trouve l’emploi rêvé dans un
magasin de disques avec cabines d’écoute, mais elle est renvoyée car les membres du Hot Club
de Newark s’y entassent trop fréquemment pour écouter Jelly Roll Morton ou Duke Ellington, à réception
des sorties Bluebird ou Victor. Puis vient le temps des jam sessions, notamment
avec les frères Ertegun (futurs co-fondateurs d’Atlantic en 1947), Art Hodes
et Joe Sullivan (dont Boris Vian prend le nom pour l’accoler à celui de Paul
Vernon pour composer son pseudo «Vernon Sullivan»). Tous s’acharnent sur un vieux
piano avant de se produire à New York. Avant-guerre, seul professionnel de
la troupe, Jabbo Smith (tp, 1908-1991, Jazz Hot n°6, 1935) qui avait
défié Louis Armstrong en 1920 à Chicago et enregistré ses disques chez
Brunswick, venait faire le bœuf à l’Alcazar de Newark alors qu’il jouait en
concert pour l’Exposition Universelle de New York de 1939-1940. Ce club afro-américain
se trouvait au centre-ville, donc facile d’accès, mais dans un contexte ségrégué comme le Hot Club. Pourtant les
jeunes disciples du jazz peuvent y entrer et grandissent avec «Empty Bed Blues» de Bessie Smith, levant un coin du voile sur le fameux «deuxième niveau d’expérience», beaucoup moins guimauve, et dont
parlera plus tard James Baldwin: une réalité bien différente de leur petite
vie, redevenue confortable dans les quartiers «blancs» depuis la montée des périls, la reprise des ventes d’armes
et les exportations renforcées par la guerre mondiale, la seconde, qui va partiellement sortir les Etats-Unis de la Grande Dépression, arrivée d’Europe en décalé, comme l’orage.
Toujours chaperonnée par son grand-frère Philip et les copains du Hot Club, Lorraine va danser avec l’orchestre de Benny Goodman à l’Adams Theater de Newark. En journée, Evelyn
et Lorraine partent seules en bus au cœur d’un New York bouillonnant pour aller notamment chez Commodore (cf. Alfred Lion/Blue Note), les disques de Louis Armstrong, de Duke Ellington ou de Bessie Smith, une des féministes de l’époque, étaient des trésors recherchés. Adolescentes, elles pensaient aussi, selon l'air du temps, trouver dans la ville-monde ou parmi les jazzfans, un mari pour, à leur tour,
fonder une famille! A 17 ans, le prototype du jeune premier, Benny Goodman, était pisté comme un petit ami idéal voire un mari rêvé. La tête dans la
radio hurlante avec une mère rendue hystérique à cause du «bruit», le «Hot Club
Stein» avalait Lionel Hampton, Gene Krupa, Teddy Wilson, Charlie Christian, car
la musique qui vibrait dans leurs corps les affranchissaient d’un quotidien
par ailleurs banal. Lorraine aurait aussi voulu apprendre le piano quand
ils écoutaient l’émission de jazz de Ralph Berton (cf. article Philip
Stein/Ralph Berton) sur WNYC tous les jours: il passait des Blue Note, le tout
nouveau label des meilleurs disques (cf. Alfred Lion/Blue Note), au son si
profond, à l’expression si authentique: le jazz apportait l'élan vital des populations ségréguées bien au-delà de la seule communauté afro-américaine, dans une
période historique plombée, au sein de la société superficielle, sclérosée et étouffante de l’american way of life, tendue et
empoisonnée par le rêve de consommation, le racisme polymorphe, tentaculaire qui s’insinue dans les
moindres interstices de vie.
En juin 1939, le Frankie Newton Quintet enregistre «After Hours Blues» entouré de Meade
Lux Lewis (p), Teddy Bunn, (g), Johnny Williams (b), Sid Catlett (dm); avec
Sidney Bechet (cl, ss) et J.C. Higginbotham (tb) en plus, la formation s’appelle
«Port of Harlem Seven» et grave «Pounding Heart Blues»;
quant à la version de «Summertime» (opéra Porgy and Bess) par Sidney Bechet, sa poésie triste et ses accents émouvants, si expressifs et proches du bel canto italien, en font le
succès de l’année. Quand un soir Philip vient avec sa fiancée pour tirer Lorraine
du lit, il lui propose de rencontrer Ralph Berton:
elle se précipite donc pour lier connaissance avec la «voix chaude» de la radio new-yorkaise que Philip
venait de rencontrer à un séminaire de musique. Assis sur la banquette
arrière de la voiture, petit, cheveux parsemés, Ralph a un tube inhalateur dans
le nez. En revanche, son logement à Greenwich rempli de disques et son frère
batteur, Vic, qui a joué avec le déjà regretté Bix Beiderbecke, le rendent attractif. Lorraine scatte
avec eux sur la musique de Louis Armstrong: Ralph, bien que déjà marié au
Mexique, était bien plus séduisant que les gamins de Newark! Philip vacant à
ses propres affaires, Lorraine et Ralph commencent leur vie à deux et vont enfin
à Swing Street, cette 52nd Street où s’alignent le Three Deuces, l’Onyx,
le Famous Door, et beaucoup d’autres clubs (cf. Alfred Lion/Blue Note).
Lorraine Gordon, image extraite du documentaire sur le Village Vanguard et Lorraine Gordon
de David Lewis (CNN, 2000), https://vimeo.com/131213729, avec nos remerciements
C’est
Ralph, marié, animateur radio, qui présente à Lorraine Stein Alfred Lion, célibataire, dandy
d’Europe chassé de Berlin en raison de ses origines juives, très affable, offrant ses propres albums pour les
faire connaître. Il a déjà une collection de disques exceptionnelle. Lorraine abandonne son amoureux marié pour un homme libre qui ne
manque pas de charmes. Commencent alors ses allers-retours Newark-New York, pour
ce nouveau travail chez Blue Note qui se transforme en vie de couple, avec «sa
belle-mère» (selon le mot de Lorraine) de substitution, l’esthète-photographe, Francis Wolff, l’ami de jeunesse et l’alter ego en jazz d’Alfred, qui vient d’échapper tardivement à l’enfer nazi pour les mêmes raisons. Francis photographie les musiciens avec un œil expert et sensible comme pour radiographier leurs âmes et y retrouver
du sens pour lui-même et les amateurs de jazz. Lorraine connaissait du jazz le plaisir de l’écoute, les
sorties, la distraction contre les problèmes familiaux et les conditions
de vie difficile, appréciait sa métamorphose en art par les Afro-Américains; mais
au sein du duo de bourreaux de travail, elle va apprendre la fatigue,
l’abnégation pour une passion exclusive et sans borne, afin de produire
des disques de jazz aussi parfaits que possibles, les vendre, réfléchir, percevoir,
chercher à comprendre et ressentir cette expression issue d’une condition humaine révoltante. Il s'agit pour le trio de replacer cette création dans un écrin de dignité à offrir au monde, comme un étendard contre les
fascismes-obscurantismes de la planète, tout en maintenant un équilibre financier: une
équation compliquée qui stimule leur imagination, une des qualités que possède cette équipe. La passion commune du jazz oui, mais de là à se marier, c’est
une idée qui ne traverse pas l’esprit d’Alfred, totalement concentré sur les
problèmes du quotidien, de manque d’argent face aux rêves, de manque de temps à
court, moyen et long terme, car la guerre a déjà commencé en Europe, et dans
de très mauvaises conditions pour arrêter Hitler. Très directement, le trio se heurte au manque de distributeurs de
disques pour vendre plus, au manque d’espace pour travailler, à un travail harassant, nuit et jour, à l’incorporation
militaire d’Alfred. C’est une course contre la montre avec plusieurs handicaps.
Alfred est complètement absorbé, aspiré par l’écoute, focalisé
sur le soin à apporter pour obtenir une qualité extrême dans chaque disque, ses
échanges continus avec Francis, même pendant les repas avalés à la cantine du
coin, pratique, gouteuse, rapide et pas chère, mais toujours invariablement la
même. La nuit en production ou en prospection dans les clubs, le jour dans une
activité classique de bureau, d’expéditions, de calculs savants, de contrats,
il n’y a pas de place pour le mariage, la famille, les enfants, pas même pour
deux heures à penser ou discuter d’autre chose que le jazz. Quand Lorraine âgée
de 17 ans présente Alfred, plus âgé qu’elle de 14 ans à sa mère, elle-même déjà
en difficulté dans son couple, celle-ci se pose des questions sur l’avenir de
sa fille. En 1941, Lorraine assiste lors d’un enregistrement, à l’association
surprenante de Meade Lux Lewis au célesta avec
Charlie Christian (g), Edmond Hall (cl), Israel Crosby (b): la magie du jazz opère et agit comme une ardoise magique apaisante pour Lorraine. C’est finalement la guerre et
l’appel d’Alfred sous les drapeaux qui arrêtent la production Blue Note fin
1941 et incite Alfred au mariage tant attendu par Lorraine (cf. Alfred Lion/Blue Note). A son retour fin 1943, lors des enregistrements toujours nocturnes, after hours, pour favoriser une
atmosphère hot et décontractée aussi grâce
aux repas conviviaux, la jeune mariée, fan de jazz, est en admiration devant James P. Johnson, un géant de gentillesse aux mains immenses, qui a écrit pour Broadway et donné
des cours au célèbre Fats Waller qui disparaît déjà à moins de 40 ans au mois de décembre 1943.
Au début 1944, Lorraine verra Edmond
Hall,
musicien de New Orleans enregistrer avec son quintet du brillant Café Society
(cf. Barney Josephson), rare club non ségrégué de New York avec
le Blue Angel et le Vanguard, en contravention avec les pratiques
ségrégationnistes en cours: toutes ces expériences, extraordinaires car très marginales,
finissent de construire la jeune femme de 21 ans qui découvre un cadre de vie et professionnel
alternatif, des ouvertures artistiques inattendues favorisées par un mari
aventurier à la curiosité insatiable, un espace libre sans racisme, et des
émotions sur «Victory Stride» (4 mars
1944) avec James P. Johnson, Sidney DeParis (tp), Vic Dickenson (tb) et Ben
Webster (ts) qui sonnent déjà la victoire contre Hitler et l’espoir d’un monde
nouveau.
En juillet 1944, Ike Quebec (ts, p, danseur, arr, né le 17
août 1918 à Newark, NJ - 16 janvier 1963, New York, NY) permet au trio de découvrir
de nouveaux talents: «Face», c’est son surnom, et sa femme Kathleen sont
des familiers de la maison: producteurs et musiciens se reçoivent, parlent
musique, échafaudent des projets pour la suite de Blue Note, sortent dans les
clubs (cf. Jazz Hot n°11, 1946) dans l’après-guerre festif malgré
les purges naissantes de la chasse aux sorcières. Ils fréquentent les lieux d’avant-garde comme le Minton's Playhouse et plus largement les clubs de la 52nd Rue où s'élabore la suite du jazz, le bebop avec des anciens comme Earl Hines, Coleman Hawkins, Art Tatum, et des jeunes comme Dizzy Gillespie, Erskine Hawkins, Charlie Parker, Thelonious Monk, Bud Powell, Tadd
Dameron. Les relations avec Paris, la France, l’Europe reprennent
dès 1945 et pour la fin de ces années 1940 si mal commencées. Les musiciens afro-américains sont fêtés partout, à Paris, en France et en Europe, (Benny Carter, Bill Coleman, Sidney Bechet, Louis Armstrong, Kenny Clarke, Duke
Ellington, Don Byas, Billy Taylor, Jonah Jones, Johnny Hodges, Cootie Williams,
Barney Bigard, Rex Stewart, Dizzy Gillespie, Miles Davis…), et Charles Delaunay
voyage aux Etats-Unis, pour voir ses amis d’avant-guerre qu'il a tant inspirés (la reconnaissance du jazz en tant qu'art, les hot clubs, une revue de jazz, un label de jazz, la discographie…) malgré son jeune âge, pour organiser aussi les
prochaines venues de jazzmen à Paris, les anciens et les jeunes.
Les vies d’artistes, non conformistes par essence, parfois trop courtes,
souvent difficiles, toujours exigeantes, intéressent Lorraine, même si, pour
elle-même, elle rêve encore d’une vie de famille seulement colorée de bohème
confortable. La drogue, plus ou moins dure, est consommée par beaucoup, comme
Sidney Bechet qui l’initiera une fois; mais Lorraine reste une jeune femme
élevée avec des principes, bien qu’avec le temps, elle apprendra à moins juger plutôt que de mettre les musiciens dépendants à la porte, à rester calme devant l’agressivité due aux addictions et à comprendre que la drogue, malgré les dégâts qu'elle provoque (Fats Navarro, Charlie Parker et tant d'autres), est là aussi pour anesthésier les vexations quotidiennes du racisme, le stress de la peur, la pression de la concurrence, parfois violente et déloyale, érigée en valeur cardinale de la société. En Europe, la reprise des concerts par Charles Delaunay (Dizzy Gillespie Orchestra en 1948), les Festivals de Nice (Hugues Panassié) et Paris du 8 au 15 mai 1949, puis les Salons du jazz, organisés par Jazz Hot et Charles Delaunay ouvrent une nouvelle porte, une
véritable bouffée d’oxygène, parfois pour des exils volontaires en France, Suisse, Belgique, Scandinavie, ou au moins des voyages-parenthèses de liberté et de reconnaissance.
Le Festival de Paris du 8 au 15 mai 1949 dans Jazz Hot
A la fin de 1945, Philip (cf. Philip Stein) était rentré de la
guerre; c'est l’occasion pour Lorraine de renouer avec un frère adoré et complice en jazz qui s’occupe de leur mère en fin de vie à Hollywood jusqu’en octobre 1946.
L’appartement de leurs parents est petit, l’argent manque, et Lorraine, dont les
rêves s’assombrissent dans des allers-retours éprouvants, va se ressourcer chez
Tempo Music Shop, boutique de disques voisine du bar de son père, créée par
Ross Russell, le fondateur de Dial Records cette année-là pour enregistrer Charlie
Parker, de passage en Californie, dont il sera le premier et le plus profond des biographes (Jazz Hot n°255-1969 et 257 à 260, 262, 264 en 1970 et 280, 281 en 1972), puis Dizzy Gillespie, Max Roach, Milt
Jackson…
Charlie Parker et Ross Russell © Photo X,
http://jazzriffing.blogspot.com, avec nos remerciements
Mais Lorraine a plus de difficulté avec le bebop, d’autant qu’elle est surtout préoccupée par son futur de femme et ses désirs de maternité. Elle est prise en
charge par un ami de son frère qui l’emmène en vacances après le décès de leur
mère et, suite à cet épisode, le couple avec Alfred commence à se déliter. De retour sur
la Côte Est, elle reprend sa vie sociale dans le jazz; fin 1946, le couple fréquente
Lucille et Fred Robbins, pour lequel Lorraine écrit les textes de ses débuts
à la radio sur le blues, et à qui elle demande de passer les disques Blue
Note. Fred leur présente Louis Armstrong, l’idole de Lorraine, lors d’un repas.
En hommage à Robbins, un promoteur infatigable du jazz et du bop, «Robbins’ Nest»
a été composé en 1947 par Illinois Jacquet (1922-2004, ts) et Sir Charles
Thompson (1918-2016, p, org).
En mars 1948, Fred coproduit avec son confrère Ernie
Anderson, le concert du retour de Billie Holiday au Carnegie Hall. Dans
l’entourage du couple, il y a aussi Miles Davis et Frances, sa patiente épouse
danseuse, lors de soirées ponctuées par les réflexions du trompettiste qui a
ses têtes: aimable avec Lorraine, respectueux avec Alfred, il mènera la vie
dure à Max Gordon, second époux de Lorraine. Le couple
et Francis Wolff vont régulièrement sur le bateau à quai-domicile de Sidney Bechet
avant son départ pour la France, et avec Ike Quebec font des écoutes
collectives d’enregistrements. Chez Thelonious Monk à San Juan Hill (vers
Colombus Circle, là où s’implantera le Lincoln Center), l’écoute en live du
pianiste âgé de 30 ans déjà et adulé par les jeunes talents, se pratique assis
en rang d’oignons sur le lit d’une place, dans une petite pièce avec une
fenêtre, un piano droit, et une photo de Billie Holiday collée au plafond: il ancre ses
notes dans ses racines, dans le stride de James P. Johnson, dans le spiritual qui l'a accompagné dans son jeune âge, pour les organiser en harmonies atypiques, sur un
rythme curieusement déhanché et puissant de main gauche, pour un résultat parfait: sa musique fascine. Ses
enregistrements chez Blue Note démarrent donc le 15 octobre 1947, avec
plusieurs formations et déjà avec Art Blakey qui sera encore de son dernier enregistrement; Lorraine a 25 ans ce
jour-là.
Le couple déménage du petit appartement de Greenwich dans une maison d’Englewood,
NJ, située sur la rive face au Bronx, pour essayer de prendre un second souffle, dans un territoire en dehors des clubs, des musiciens et des
disques. Lorraine bataille pour vendre, surtout les disques de Monk qui surprennent, même à Harlem; son moral faiblit, loin de la respiration californienne, dans
une vie annoncée sans enfant avec Alfred, ce qui commence à l’angoisser
sérieusement; Thelonious Monk devient alors un temps le trait d’union du couple
qui se lie à sa famille, très protectrice jusqu’à son mariage avec Nellie en
1948. Lorraine facilite ses interviews, le conduit dans les clubs, la chaleur
passe sans parole car Monk communique surtout avec le piano, danse parfois, ce
que tout son entourage sait et respecte. A l’occasion de ses voyages
commerciaux pour Blue Note, Lorraine est présentée au récent couple Nat King
Cole-Marie Ellington (Maria Hawkins-Cole, «Ellington» de son nom d’artiste,
voc, 1922-2012), à Chicago IL, par un ami commun, Babs Gonzalez (voc, 1919-1980).
Si Lorraine a été envoûtée par l'énergie d’Alfred, elle n’a
pas pris en compte que sa passion pour le jazz est prépondérante et exclusive dans son projet de vie: il n’est
pas mondain au point de perdre son temps sans objectif professionnel, ni assez
conformiste pour devenir père, et ses disques comme son chat ne suffisent plus
à Lorraine qui se sent vieillir à seulement 26 ans. A l’été 1948, Lorraine se présente à Max Gordon, un autre
vieux solitaire qui déjeune
dans sa boulangerie-snack de Greenwich, le Bluebell, pour lui demander d’engager Thelonious Monk au Village Vanguard. Il accepte la proposition pour
une semaine en septembre 1948, mais le club reste vide. Thelonious se lève quand
même pour annoncer: «Maintenant, êtres humains, je vais jouer…». Le fait
est que ni l’inquiétude de voir sa boîte désertée, ni l’attitude déconcertante
du pianiste, ni la perspective de
renoncer au célibat confortable sans horaire, ni celle d’être père à plus de 45
ans avec une jeune femme de 19 ans sa cadette, n’ont dérouté Max, à une époque
trouble et risquée aux Etats-Unis où il est patron de deux clubs qui ne
respectent pas le diktat de la ségrégation. Avec son
partenaire du Blue Angel, «Herb Jacobi» homosexuel
patenté, il dépanne pour quelques mois, à un
coût exorbitant, Barney Josephson, empêtré dans la
chasse aux sorcières depuis 1947 à cause de son frère Léon, espion et ami de
Gerhart Eisler, lui aussi espion et frère du musicien Hanns Eisler. Ce dernier, le célèbre musicien, qui a fini ses jours en 1962 à Berlin-Est, après avoir fui l’Allemagne des nazis en 1933 et les USA du maccarthysme en 1948, est une relation de Max Margulis, Joseph Losey, et côtoyait le défunt Emanuel
Eisenberg connu de Max depuis l’époque du théâtre populaire de 1930 à 1940 (Pins and Needles). Barney Josephson voulant mettre à l’abri son Café Society Uptown, le club est camoufflé
un temps, devenant Le Directoire sous la houlette de Max et Herb, témoignage d’une époque où la solidarité y compris politiquement dangereuse, nécessité de la survie professionnelle, n'est pas un vain mot!
Pendant cette période, Lorraine, dans cet entrelacs relationnel d'une profondeur et d'une complexité que nous restituons pour en comprendre la dynamique, évalue sa situation inconfortable entre les hommes de sa vie, sa passion et son action, pour voir comment se situer vis-à-vis d’Alfred et de Max qui se connaissent
et s’apprécient. C’est de nouveau vers son grand frère et aussi meilleur ami,
Philip, qu’elle trouve un espace de réflexion, fin 1948, dans sa colonie
d’artistes au Mexique (cf. Philip Stein). Lorraine reprend la pose du
modèle –toujours habillée comme en 1939– au désespoir des peintres de murals qui vivent très libres et en communauté.
Max et Lorraine Gordon, image extraite du documentaire
Places & Spaces: The Village Vanguard, 2012 (YouTube), avec nos remerciements
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A son retour, elle a décidé que ce serait Max, car n’ayant
pas d’enfant avec Alfred, il n’y avait pas de difficultés particulières pour
divorcer et se remarier dans la foulée, ce qu’elle fait en 1949. Rebecca,
leur première fille, naît le 20 octobre 1950. Lorraine a 28 ans et sort de ses
quatre ans de malaise; elle voulait cette nouvelle vie,
un nouveau mari patron de clubs, la maternité et retourner à New York, dans un appartement chic
de la 94e Rue Est, avec
une nurse anglaise à demeure pour sortir le soir. Ces nouveaux cadre et standard de vie lui
conviennent mieux. De son côté, Max reste ce vieux garçon bohème, avec ses
cantines toujours ouvertes, son cerveau rivé sur la recherche de talents,
qu’ils jouent des pièces, de la musique, qu’ils écrivent ou qu’ils déclament. Car Max a grenouillé à Greenwich depuis 1926 avec en tête l’idée des cafés philosophiques
bohèmes d’Europe Centrale jusqu’à inventer le Village Vanguard en février 1935. Son
copain Barney Josephson avait même fait le voyage en Europe pour voir comment ces
lieux fonctionnaient avant d’ouvrir son Café Society en décembre 1938, à
Greenwich. Au Village, Max a ses habitudes, son réseau, parle peu, écoute
beaucoup, ponctue sa rare parole du mot «diable!» (hell), répond par micro-signes de tête, du menton, des
demi-sourires, des mouvements de pommettes, de sourcils et d’yeux, par des
soupirs, des murmures, tout en mobilité imperceptible d’expressions: il a ouvert la voie à beaucoup de talents en herbe, de tous âges dans toutes les
disciplines…
Mais dans cette nouvelle vie de Lorraine, se profile encore le
spectre de la fausse «belle-mère», encore arrivée avant elle –comme Francis Wolff pour
Alfred Lion– en la personne d’Herbert Jacoby, ténébreuse éminence grise de New York
alors qu’il n’y vit que depuis fin 1937, mais qui possède dans son carnet un tentaculaire réseau, de Paris et
d’Europe, la plupart venus se réfugier aux Etats-Unis à l’approche de
la déferlante nazie. Max et lui se connaissent et se sont choisis depuis 1942. Ils partagent beaucoup sur le plan humain et des idées en dehors de leur stature-apparence aux antipodes. Leur
immigration forcée à 30 ans d’écart (1908 pour Max-1937 pour Herb) en provenance du
Vieux Continent, d’un shtetl de Lituanie pour Max ou de Paris-Ville Lumière(s) pour Herb, les lie dans l’envie commune de rendre l’Amérique, ou au moins New York, moins raciste et
plus librement artistique. La passion du spectacle et l’activisme polymorphe (artistique, politique, idéologique…) des «bohèmes»
se combinent aux actions de solidarité dans leur monde. Ils sont de la
même génération avec seulement quatre ans d’écart.
Quand Lorraine débarque dans le monde de Max, sa vie ronronnante est bien organisée: le Vanguard est son salon car il n’a jamais
envisagé d’autre «chez lui», un salon où les murs portent des idées, où l’on parle, où la
fonction restaurant est aléatoire selon les jours, les nuits, les problèmes
techniques, les accidents de vie de la petite communauté, où «la cuisine»
est le cœur du réacteur, le centre des échanges les plus approfondis et des décisions. Un beau-frère
de Max y travaille à ce moment-là pour sécuriser le Vanguard pendant que Max copilote
avec Herb Jacobi l’opération de transformation furtive du Café Society uptown
en Directoire, sur la 58th Rue, entre Park et Lexington Avenues: une fois le
décor très élégant mis en place par William Pahlmann, un décorateur-designer en
vogue, et quelques échecs de concerts plus loin, le lieu est revendu pour 100$
toutes machineries incluses à son ex-propriétaire, Barney, qui devra à son tour
tout liquider pour remonter des restaurants «musicaux». Il devra à l’avenir se
montrer politiquement plus discret qu’intimer l’ordre au public d’écouter en
silence «Strange Fruit» par Billie Holiday et de partir en réfléchissant aux
paroles, comme il le faisait en 1939!
Lorraine récupère dans les enchères du
Café Society deux sculptures de poissons en pierre d’Anton Refregier (illustrateur à New Masses). La
routine Lorraine-Max se met alors en place: diners chics le soir dans le décor
théâtral de Stewart Chaney au Blue Angel, 152/55th Street Est entre Lexington
et Park Avenues, dans le New York glamour, entouré de clubs voisins, l’interlope
El Morocco, le Versailles où Edith Piaf a triomphé en novembre 1948, La Vie en
Rose de Monte Proser qui tient aussi le Copacabana avec Frank Costello, le successeur
de Lucky Luciano banni de New York en 1946. Eartha Kitt ira de La Vie en Rose
au Village Vanguard puis au Blue Angel. Max et Herbert auditionnent le lundi après-midi
au Blue Angel, répartissent les numéros selon les deux publics et les
prestations des artistes, entre le Vanguard downtown,
le Blue Angel uptown dans une
programmation melting pot à leurs dimensions polymorphes, composée avec
doigté, entre Afro-Amérique, Frères Jacques et les subversifs Professeur Corey
ou Lenny Bruce: cabaret, jazz, musique folk, pop, politique, humour grinçant, forment
un savant dosage de spectacles pour un auditoire choyé qui ne demande qu’à être
surpris.
Au Blue Angel, les clients sont bien habillés, diplômés, les femmes
seules et les homosexuels savent être discrets pour éviter tous risques de
fermeture par la police: Max gère les femmes, Herb les gays! Pour leur vie de
famille, Lorraine et Max font construire une résidence secondaire à Fire
Island/Sea View sur Long Island, et Deborah, leur seconde fille, naît le 26
juillet 1952. Le temps passe vite pour Lorraine entre Hunter School, l’école
d’enfants riches et celle des Nations-Unies où elle emmène, pour une fête, des
Indiens Tabajaras parés de perles et de plumes qui avaient été engagés au Blue
Angel. Max travaille beaucoup et voit peu ses filles qui vont, endimanchées, parfois
passer l’après-midi au Blue Angel, faisant le tour du lieu et des tâches à
mener dans un club avec leur père. Elles écoutent attentivement les artistes parler
de jazz lors des diners à la maison.
Puis Lorraine recommence à s’ennuyer et
décide de monter un salon chic de glaces, en face du Plaza sur 58th Street,
décoré cette fois par Fritz Bultman, le Maxfield’s. Mais Max n’a pas anticipé
que ces investissements exorbitants ne pourraient jamais s’amortir avec une
clientèle trop confidentielle en raison des tarifs nécessairement élevés.
L’activité fait faillite au bout d’un an. En 1956, Lorraine trouve l’appartement
trop petit; ils voyagent aux Bahamas et en Europe où le réseau d’Herbert Jacoby
rend leur séjour riche en rencontres (Josephine Premice et Archie Savage), mais
Max reste assis et muet. Lorraine retournera souvent mais seule en Europe. De
retour du vieux continent, le samedi se passe en salle des ventes, au début
pour meubler le nouvel appartement luxueux, à la fin pour tromper l’ennui.
Heureusement, Alfred Lion envoie toujours les sorties Blue Note, un vrai bol
d’oxygène pour Lorraine plutôt en dehors des réalités financières de la famille.
En
1957, les mouvements anti-nucléaires viennent s’ajouter aux autres mouvements
des droits civiques (depuis 1954), pour la paix (nés dans les années 1947-1948),
féministes (conférences de Simone de Beauvoir aux Etats-Unis), en faveur du
désarmement, contre la guerre au Vietnam: Lorraine s’implique contre cette
guerre, va à Genève, à la Maison Blanche, au Sénat, au Capitole, manifeste,
fait des pétitions avec d’autres femmes dont les maris peuvent fournir locaux
et moyens matériels, les participantes étant des bénévoles. En mai 1965, l’activisme
de Lorraine la fait inviter par l’Ambassade soviétique aux célébrations des 20
ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale à Moscou parmi les représentantes
du Mouvement des Femmes. Elle y rencontre des femmes du Nord-Vietnam pour
essayer de se rendre sur place, en toute illégalité, pour défendre la cause de
la paix. A l’Hôtel Moskva, l’ambiance est surannée et délicieuse, avec un piano
dans la chambre et du caviar au petit-déjeuner, bien que la vie lui semble
visiblement très difficile pour les habitants. Après les festivités
internationales du 9 mai, sans la présence officielle des Etats-Unis, l’autorisation
des Nord-Vietnamiens arrive, et un voyage clandestin commence. Lorraine passe par la
Sibérie, la Chine pour finalement arriver au 65e parallèle nord. L’accueil
chaleureux et rempli d’attentions n’effacera jamais les images de bombes, les séquelles
de tortures et autres amputations montrées par la délégation des Nord-Vietnamiennes;
des images qui hanteront Lorraine. De retour avec sa collègue, Lorraine ne peut
rien dire de ce voyage interdit, ni à Max, ni à ses filles. C’était politiquement
beaucoup trop risqué aux Etats-Unis.
D’autre part, l’escapade avait duré trop
longtemps pour un Max furieux de voir ses filles pleurer tous les soirs quand
il partait travailler. Lorraine met en veilleuse son activisme pour s’occuper
de sa famille au moment-même de la fin du mouvement lui-même. En 1965,
s’occuper de sa famille signifie aussi réduire drastiquement le train de vie et
se mettre à travailler dans un emploi rémunéré, car Max a dû fermer, seul, le Blue
Angel en 1964 et dans de mauvaises conditions. Herbert Jacoby
avait senti tourner le mauvais vent de la société de consommation télévisée dès
1959 et l’en avait averti. Max aussi avait perçu une mutation, et dès 1957, avait
opéré le virage de la programmation, devenue exclusivement de jazz au Vanguard. Lorraine, comme à son habitude, a fait pression pour que Max rachète les parts du Blue Angel à Herbert plutôt que
de fermer cinq ans plus tôt. Le luxueux appartement uptown, la résidence secondaire, la
voiture, la gouvernante ne sont plus d’actualité, et le couple retourne habiter un
duplex refait par un artiste sur MacDougal Street à Greenwich, la véritable
patrie de Max. Après un premier poste déprimant dans la mode, Lorraine se voit
offrir un emploi de directrice d’une boutique de reproductions d’art, chez Poster
Originals Ltd, un concept de Leo Farland, ex-financier de Wall Street,
collectionneur d’art et donateur au MOMA, qui édite des posters de tapisseries
de Chagall dès 1964, puis des reproductions du Louvre et de galeries d’art. Quand Leo
Farland meurt le 20 décembre 1979, Lorraine, créatrice de plusieurs
boutiques en forte expansion, quitte son travail après quinze ans.
Le Vanguard
tourne, Alfred n’envoie plus de disques depuis 1966, les filles ont leurs vies,
et Lorraine lit le Times chez elle lorsqu’elle voit la production du spectacle One Mo’Time au Village Gate avec Jabbo Smith (tp, 1908 Pembroke, GA-1991 New York, NY), écrit
par Vernel Bagneris sur l’histoire d’une troupe de théâtre afro-américaine dans
le Sud des années 1920. Lorraine, Philip et sa femme Gertrude vont trouver Jabbo
qu’ils croyaient décédé. Jabbo avait été l’idole de leur jeunesse à Newark; il avait
conseillé à Sarah Vaughan (voc, 1924 Newark, NJ-1990 Hidden
Hills, CA) d’aller concourir à l’Apollo Theater d’Harlem. Puis il avait
disparu après l’entrée en guerre des Etats-Unis et avait été retrouvé par le clarinettiste
suédois Orange Kellin, qui avait appris à New Orleans que Jabbo travaillait à
Milwaukee, WI, pour une compagnie
d’autos. C’est ainsi que les relations interrompues à Newark reprennent presque
quarante ans plus tard à New York, entre repas à la maison, spectacle tous les
soirs et aménagement de l’appartement que Vernel Bagneries a trouvé pour Jabbo, situé 5th
Avenue/9th Street. Lorraine veille à ce que Jabbo, un peu éberlué de son
retour imprévu à la scène, ne manque de rien, et arrive à l’heure au spectacle.
Leur compagnonnage dure dix ans jusqu’au décès de Jabbo. Partout dans le monde,
notamment en France (cf. infra), il éveille la curiosité, Lorraine gère
ses déplacements, son confort, sa santé, son terrain de pins en Géorgie, son
appartement de Milwaukee, l’inscrit au BMI pour toucher ses droits d’auteurs,
le remplace à l’enterrement de sa sœur Ethel à Philadelphie avec laquelle il
s’est fâché. Jabbo rejoue, dans les clubs de New York, au Kool Jazz Festival à
Chicago avec Ikey Robinson (bjo) avec lequel il avait enregistré dans les années 1920.

En France, Suisse, Hollande, Italie,
les fondus de jazz l’invitent pour lui rendre hommage et en 1982, Jabbo joue à Rodez, Montpellier,
Nîmes, Limoges, Albi, Nice, Toulon, Genève, Turin, visite la France avec Lorraine
dans la voiture du Dr Michel Bastide, ophtalmologiste-trompettiste à la tête du Hot Antic. Jabbo joue avec les Hot Dogs de Marc
Van Nus (tp, lead) aux Pays-Bas. En dehors des tournées en Europe et du
quotidien de ses deux hommes, Lorraine est acheteuse pour le Musée de Brooklyn.
Jabbo lui a trouvé une voiture d’occasion pour aller travailler. En 1983, elle achète
plusieurs exemplaires du livre de Whitney Balliett Jelly Roll, Jabbo & Fats:
19 Portraits in Jazz et, en 1986, Lorraine et Jabbo vont à Berlin, invités par
le réputé «avant-gardiste» Don Cherry (tp); Jabbo et Don scattent ensemble sur «Sweet Georgia Brown» comme au
Vanguard où ils se sont rencontrés peu avant. Présenté au public par Don dans
un immense auditorium, Jabbo chante «Love» et reçoit une ovation alors qu’il
se produit après des groupes de jazz moderne.
Au Vanguard, le chef de cuisine Elton
décède: Max en est très affecté; il décide d’arrêter la restauration avec l'épitaphe concrète: «Il
faisait les meilleurs burgers et sandwichs de dinde sur son vieux poêle
salamandre». Max propose à Jed Eisenman de venir travailler avec lui, et
l’étudiant, mordu de jazz, abandonne le Bard College pour le Vanguard. Cela fait trente ans
déjà que Max a dédié le club au jazz exclusivement quand, en 1987, Alfred Lion
décède à 78 ans, alors que la jazz love story de Lorraine se poursuit grâce à la seconde carrière de Jabbo Smith. Philip
et Gertrude sont de nouveau repartis depuis 1980, cette fois en Catalogne, car le
peintre révolté est toujours en désaccord politique avec l’Amérique; là-bas, eux
aussi s’occupent toujours de jazz (cf. Philip Stein). En 1988, les santés
de Max et de Jabbo déclinent, Lorraine demande, comme toujours, à Max de ne pas vendre le Vanguard
malgré les offres, et elle assure l’ouverture à sa place le soir. Max imagine-t-il
que Lorraine pourrait s’occuper de son œuvre qu'il a inventée il y a 53 ans? 1989 est pour
Lorraine une année noire. Elle arrête son travail au musée car Jabbo est victime d'un AVC.
Max entre à l’Hôpital St. Vincent pour des examens de suivi, mais il décède en
cours d’opération le 11 mai 1989 à 86 ans. Une pancarte est apposée sur la
porte du Vanguard «Fermé pour la nuit», une dérogation à la loi de Max. Mais dès le lendemain, le club rouvre avec
Lorraine soutenue par ses filles, et notamment la seconde, Deborah.
Les funérailles de Max ont lieu à St
Peter’s Church, débordante de monde, l’église œcuménique du jazz sur la 54th Street, à
seulement un bloc du Blue Angel. Jabbo est dans un centre de soins à Greenwich pour
que Lorraine puisse s’occuper de lui; devenu trop faible, il est transféré à
l’Hôpital St. Vincent, et un matin tôt du 16 janvier 1991, Jabbo s’envole avec
les blue angels; il avait 82 ans. Depuis presque deux ans, Lorraine a appris
à assumer toutes les tâches nécessaires pour tenir le club, prend les responsabilités et gère
le Vanguard, à sa façon, reconduisant certains contrats, d’autres non, pour
donner au Vanguard un nouvel élan car le public se réduit. Lorraine serre
toutes les dépenses, augmente le prix d’entrée de 5$ pour les 123 places
assises, participe à tout, concentre l’équipe, s’appuie sur Jed et Deborah,
bénit le compréhensif propriétaire-bailleur historique du Vanguard: l’objectif
étant de pouvoir payer les cachets des musiciens, chaque soir; son avocat
l’aide pour la gestion rigoureuse des normes nouvelles en médecine du travail, en
sécurité incendie, pour les impôts. Lorraine apprend à payer les factures en avance pour
dormir en paix, développe son esprit de résistance grâce au club, et les Vanguard Lovers toujours présents lui donnent la force de tenir.
Elle s’est mise, depuis ses 67 ans à l’heure nocturne de Max, prenant à la
poste sur le chemin entre la maison et le Vanguard, le volumineux courrier professionnel
des CDs et autres revues; car Lorraine
lit et écoute tout sur le jazz et les musiciens: une nouvelle vie! Elle arrive au club à 15h,
épongeant, les jours de pluie, gérant les problèmes d’égouts avec le prévenant propriétaire
qui fait calfeutrer la vénérable cave en forme de part de tarte, construite en
1921 entre les galeries de métro sous Greenwich Village: le côté large pour la
scène, le côté pointu au fond avec le bar où descend l'escalier. Quand Morris Weinstein avait
construit cet immeuble en pointe, il avait loué à un homme de ménage le local au
rez-de-chaussée qui rend très discret l’accès d’un speakeasy (Prohibition: 1920-décembre 1933), à l’enseigne du Golden Triangle, au sous-sol. Depuis soixante-dix ans, le quartier
s’est gentrifié. Lorraine a dû faire
mettre une porte, trop lourde pour elle, mais elle satisfait à toute demande
règlementaire pour éviter tout risque administratif. Elle descend l’escalier
dans le noir, repère les lumières de la cuisine; le répondeur clignote des
réservations du matin, les livraisons arrivent, les musiciens viennent répéter;
le mardi, c’est la vérification de la sono, le téléphone n’arrête pas. A 18h,
Lorraine rentre diner ou dine encore pour quelques temps, chez Anton’s au coin
de la 4th Street Ouest et de Perry Street, un lieu très accueillant du Village
où elle invite les musiciens, les amis, et où elle envoie des clients car le club
ne sert plus de repas depuis 1986. Puis Anton partira aussi, à cause de
l’augmentation des loyers du quartier qui s’embourgeoise toujours plus. Lorraine
reste plus souvent chez elle, cuisine, écoute de la musique, classique aussi,
puis elle se prépare pour être au club avant 21h où elle est à sa table à
gauche en arrivant pour embrasser visuellement tout le club. Max s’assoupissait,
assis en face du barman. Lorraine parle avec le public, accueille les musiciens,
taquine Wynton Marsalis sur sa mise impeccable, le Vanguard s’éveille; certains
soirs, la musique submerge son émotion. S’il manque de place, elle va faire de
la paperasse dans la cuisine d’où elle entend tout. Toutes sortes de publics
viennent, et même si Henry Kissinger a rendez-vous avec Václav Havel, ils se
taisent, car ils sont là pour écouter du jazz comme le public, aussi en
raison d’une acoustique exceptionnelle, peut-être à cause de la forme du lieu.
Des
photographes réputés ont pris l’habitude de venir, et d'écouter debout le long des murs anciennement décorés par Paul Petroff au début des
années quarante, une partie de l’âme du Vanguard à cette époque. Max les a
supprimés plus tard. Le frère de Lorraine, Philip, a ensuite peint un mural cubiste, un homme
et une femme au fond à partir de 1958,
de retour du Mexique; mais la peinture a été inondée plusieurs fois et Max qui avait
une énorme collection de photos de presse, a commencé à les mettre au mur: William
P. Gottlieb, Roy DeCarava, Carol Friedman, trois photographes de jazz, lui ont
offert des clichés. Lorraine refait un accrochage organisé, thermocollé sur
feutre vert foncé tendu, avec les gestes professionnels de son ancien métier
dans les beaux arts. L’équipe du Vanguard est très fiable: Jed Eisenman connaît
le club depuis 1980 et y a travaillé définitivement à partir de 1984; il est une mémoire-relais du club; Deborah, la fille cadette de Lorraine et Max, participe à la reprise du club par Lorraine et connaît tout son fonctionnement dans les moindres détails; Steven Kellam est à l’entrée, s’occupe du site et des produits dérivés;
Alan surveille la porte, les téléphones portables, les appareils photos, les
enregistreurs, la salle et la sono.
Tous ont commencé «à la cuisine», le cœur du
Vanguard, devenu le bureau: les musiciens y passent, discutent, blaguent.
Une machine à laver les verres et les caisses de boissons y sont stockées. Cette
pièce reste habitée par ses fantômes-légendes, comme Charlie Mingus qui apportait
son énorme morceau de viande qu’il mangeait crue sortie de l’emballage car il
avait un appétit féroce et toujours faim. La dernière fois que Lorraine et Max
l’avaient vu, c’était à une jazz party de Jimmy Carter à la Maison Blanche; il
était en fauteuil roulant. Le club a aussi gardé la «Lumière Mingus», celle
qu’il a écrasée, et que Max a voulu conserver en l’état, comme relique de sa
présence. Furieux que Max ait affiché «Charlie» et non «Charles», il avait
aussi arraché la porte du haut, aussitôt récupérée, comme une relique du «Black Saint», par une cliente potière pour son
domicile. Chez les Monk, Nellie portait la nourriture de Thelonious dans la
cuisine; Lorraine a aussi connu Pannonica de Koenigswarter dans son autre
métier, pour des encadrements de tableaux, car la «très british» baronne
accompagnait le génial pianiste en Bentley chez un médecin, juste en face de la
boutique Poster Originals Ltd sur la 78th Street Est. Au Vanguard, des actrices, des musiciennes ont toujours joué comme Dorothy Donegan, Mary Lou Williams,
Helen Merrill, Geri Allen, Mary Stallings, Carol Sloane, et Lorraine se met en
quête de retrouver la guitariste Mary Osborne (1921-1992, g), un prodige
des années 1930 et 1940. Elle
l’appelle en Californie et lui propose de venir au Village Vanguard. Déjà très
malade, elle hésite puis vient jouer en août 1991; mais elle décèdera l’année
suivante.
Côté relations avec les artistes,
Lorraine s’est toujours sentie à l’aise; en 1999, elle part jusqu’à Cuba pour
engager Chucho Valdés par l’intermédiaire de Roy Hargrove (tp,1969-2018), de son
manager Larry Clothier, de Rene Lopez, expert en musique latine à New York et
grand ami de Chucho. Bill Clinton avait assoupli l’embargo américain contre
Cuba (1998), mais le matin-même de son premier concert en juin 1999, son visa
n’était toujours pas validé par le Département d’Etat américain, alors que Chucho est
retenu à Kennedy Airport. Le soir le public attend et, trois heures après le
début prévu du set, l’immense Chucho descend enfin l’escalier du club, les bras chargés
de bouquets de fleurs, le Vanguard exulte! Chucho s'assoit au piano, joue quelques notes et dit d’une
voix douce: «je suis très fatigué, s’il vous plait, revenez demain». Ayant subjugué
le public, un an plus tard, il revient enregistrer Chucho Valdés, Live at the Village Vanguard. Pendant la période
George Bush fils (2000-2008), Lorraine doit cesser ses voyages sur l’île, et ses velléités d’ouvrir un club à Cuba s’évanouissent.
Le 11 septembre 2001, les attentats ont
lieu très près du Vanguard; le club se vide à cause de la menace terroriste. Le
14, Tommy Flanagan joue et la semaine qui suit, Martial Solal y est programmé et enregistré: un récit de l'ambiance figure sur le livret…
Elle l’avait entendu jouer à ses début avec Sidney
Bechet. Lorraine doit remplir
le Vanguard avec des musiciens connus pour le sauver et à l’été 2002, elle
décide de programmer de nouveaux venus en l’absence des musiciens plus connus
qui sont dans les festivals européens. Le club surmonte cette crise.
Les années passent, Lorraine commence à
collecter ses souvenirs pour faire, à son tour, son autobiographie et raconter «son»
Vanguard; elle se souvient que Duke venait en spectateur, qu’il s’est assis une
fois à côté d’elle, que Max a réussi à engager Count Basie avec son orchestre
pour un seul soir de folie totale; qu’elle dansait avec Max, au début de leur
rencontre, sur la minuscule piste de danse, tard dans la nuit, au fond près du
bar, seulement accompagné par le trio de Clarence Williams (p, 1898-1965). En 2006, Lorraine a
84 ans, elle a repris le flambeau depuis dix-sept ans, et rentre au plus tard
vers minuit. Lorraine sort son livre à l’occasion du 40e anniversaire des lundis soirs du Vanguard Jazz Orchestra fondé en février
1966 par Thad Jones (tp, 1923-1986) et Mel Lewis (dm, 1929-1990), au départ une
idée à tenter, et qui vient de fêter ses 58 ans en 2024, en même temps que le centenaire de Thad Jones.
En 2012, lassée des règlementations et complications
administratives impliquant des coûts de plus en plus exorbitants pour le club, Lorraine
passe la main à la relève, menée par Deborah et Jed qui ont maintenant le club
parfaitement en main. Elle rejoint les verts pâturages du jazz où sont déjà Max, Herb, Alfred, Francis, Philip, Jabbo, le 9 juin 2018
après une vie passée autour de la note bleue, se battant pour le jazz,
jusqu’au bout. Dix-huit mois après son décès, le Vanguard subit un deuxième
séisme du XXIe siècle, après le traumatisme du 11 septembre 2001, alors qu’il vient de fêter ses 85 ans: la période de
confinement covid (mars 2020), avec mise à l’arrêt complet, pendant près de 2 ans, du fragile
écosystème du jazz partout sur la planète. Le dernier concert du club sera
celui du 15 mars avec Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Doug Weiss (b)
et Joe Farnsworth (dm) avec une fermeture d’autant plus inquiétante qu’elle est sine die. Le Vanguard va s’essayer aux concerts en streaming grâce à
Michael Larson, le touche-à-tout technique de l’équipe à
partir du 14 juin avec
Billy Hart (dm), Mark Turner (s), Ethan Iverson (p), Ben Street (b). A cette
période, beaucoup de musiciens âgés décèdent,
par «glissement» dû à leur isolement, à la perte de leur bâton de vieillesse qu'est la vie du jazz, et par une incurie sanitaire/corruption mondialisée, notamment violente dans
la communauté afro-américaine: la musique live, l'esprit du jazz, tenaient lieu pour ces
artistes de moteur de vie, et l’arrêt brutal a précipité des décès depuis ces années, dans des circonstances où les artistes n'ont pu être honorés. Le Vanguard rouvre dix-mois plus tard, le 14 septembre 2021, dans des
conditions restrictives pour essayer de survivre, mais à l’exact opposé de la
philosophie originelle de Max avec une ségrégation contre les «non-vaccinés» cette
fois, loin du live libre entre humains du visionnaire rêveur d’il y a
un siècle qui avait mis son bureau dans sa cuisine et donné un club au public
pour un bonheur partagé avec les artistes.
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• Site
internet du Village Vanguard: https://villagevanguard.com
Références:
• Livres:
 Live at the Village
Vanguard
Max Gordon, introduction Nat Hentoff, édité en mars 1980 (St
Martin’s Press, NY), réédité en mars 1982 et Février 1985 (Da Capo Press, NY),
146 pages, 40 photos/monographies, correspondant aux 45 ans du
Village Vanguard (Février 1935)
Alive at the Village Vanguard: My Life in and out of
Jazz Time
Lorraine Gordon, co-écrit avec Barry Singer, édité
en 2006 (Hal Leonard Corp, Milwaukee, WI), 288 pages, sorti pour les 40 ans du
Village Vanguard Orchestra (février 1966) et les 71 ans du Village Vanguard
(Février 1935-Février 2006) avec index chronologique des concerts du 23 mai
1989 au 7 février 2006, et discographie de 1989 à 2003 par Brian Rushton
 
50 Years at the Village Vanguard -
Thad Jones, Mel Lewis, and The Vanguard Jazz Orchestra
Dave Lisik et Eric Allen,
Skydeck Music 2016, https://www.skydeckmusic.com
Présentation du livre en musique:
https://www.youtube.com/watch?v=-lbdVyd-Quc
Intimate Nights: The Golden Age of New
York Cabaret
James
Gavin, édité en 1991 (Grove Atlantic, NYC), 1992 (Limelight Editions), 406
pages
• Lorraine
Gordon et Jabbo Smith dans Jazz Hot:
n°484-1991, n°684-2018 (vidéographie): Lorraine Gordon
n°6-1935, n°243-1968, n°356/357-1978, n°358-1979: Jabbo
Smith
• Chaînes
YouTube de Jabbo Smith
https://www.youtube.com/channel/UCXQxop0cu88EcZ-bQHRQjlw
https://www.youtube.com/channel/UCogr52McItgCG-pNRatK2sg
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