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Chroniques CD-DVD








Au programme des chroniques


Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2015

René Bottlang & Andy McKee
Autumn in New York

Loulou Opus 1, Allergie, Mélodie Quantique, Exhibit, Softly, Infusion, Times Like This, Transfusion, If not Now, Crazy Eights, Loulou Opus 2, Crossover, Skyline Blues
René Bottlang (p), Andy McKee (b), Oliver Lake (as), Vic Juris (g), Billy Hart (dm)

Enregistré les 30 novembre et 1er décembre 2012, New York

Durée : 59' 03''

Ajmi Series 24 (Absilone/Socadisc)

Ah ! le son de ces gars-là ! Ce sont des amoureux du beau son, de grands improvisateurs se jouant des plus grandes complexités harmoniques, s’en jouant et les jouant comme si c’étaient des chansons. Des musiciens traversant le free avec quelque chose à jouer, peu intéressés par les prouesses techniques, et pourtant leur technique est grande, justement ; elle reste au service de l’expression.

Dans ce disque on a affaire avec des duos, des trios, des quartettes, des quintettes. C’est donc un groupe à géométrie variable, mais le disque est construit comme une œuvre totale, chaque morceau en étant, en somme, un mouvement, pour comparer avec la musique classique.
On entre dans l’œuvre par « Loulou Opus 1 », une improvisation collective des cinq musiciens, et d’emblée on est pris, improvisation si pleine et si expressive qu’on pourrait la croire écrite. On retrouve le côté minimaliste de Bottlang avec sa force expressive, le gros son, la puissance de Lake, si bien que son alto sonne comme un ténor, la pureté et l’inspiration de McBee à la contrebasse, les envolées fluides de la guitare de Juris, et le soutien au cordeau de la batterie de Billy Hart qui donne toute sa respiration au groupe. C’est parti ! Il n’y a plus qu’à se laisser emmener.

« Allergie » est un trio avec une pulsation endiablée ; Bottlang a mis un tigre dans son piano, une main gauche époustouflante derrière une droite rebondissante. « Mélodie Quantique » est un splendide duo en contrepoint piano-contrebasse. « Exibit A » en quartette dans un fonctionnement free avec la basse qui assure la pulse, et le guitariste qui part dans des envolées fulgurantes. « Softly » autre duo basse-piano à fendre l’âme, l’entente basse-piano est exemplaire. « Infusion », duo piano sax : des choses à exprimer dans la beauté des sons. « Time Like This », allusion au « Tie Like This » d’Armstrong ? un quartet avec section rythmique et sax, les allées dans le grave du piano vous donne le frisson. « Transfusion » est un duel piano-guitare, et c’est la musique qui gagne. « If not Now » est peut-être le plus beau morceau du disque. C’est un duo basse-piano C’est une sorte de barcarolle, la beauté sublimée dans un chant à deux voix. « Crazy Eights » en quartet, section rythmique et sax, morceau ancré sur un ostinato rythmique et typique du blues : un lyrisme fabuleux, à fondre de plaisir. Dans « Loulou Opus 2 » improvisation du groupe au complet, avec les mêmes qualités que « l’Opus 1 ». Sur « Crossover » la guitare et le piano sont en dialogue convergeant, avec un batteur aux anges qui fait de la musique avec ses tambours et cymbales à l’unisson de ses collègues, et un sacré contrechant de la contrebasse. Le disque se termine par un nouveau duo piano-contrebasse, « Skyline Blues », un blues pris sur un rythme tango ; une expression harmonique confondante de beauté. Et les échappées chères à Bottlang. Vive le tango-blues !

La multiplicité des formations donne à priori de la variété, ce qui en soit serait mineur, mais l’unité de l’œuvre est parfaite. Un souffle afro-américain, même si tous les musiciens ne sont pas issus de cette communauté. Plus qu’un « Automne à New York » c’est un printemps du jazz.

Serge Baudot

GCliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueuy Davis
Juba Dance

Lost Again, My Eyes Keep Me in Trouble, Love Looks Good on You, Some Cold Rainy Day, See That My Grave Is Kept Clean, Dance Juba Dance, Black Coffee, Did You See My Baby, Satisfied, That’ No Way to Get Along, Saturday Blues, Prodigal Son, Stateboro Blues
Guy Davis (g, bjo, voc, hca, cowbell, tambourine, foot stomp), Fabrizio Poggi (hca, voc), The Blind Boys of Alabama (voc), Lea Gilmore (voc)

Enregistré à Bergame (Italie)

Durée : 54' 35''

Dixiefrog 8738 (Harmonia Mundi)


Pour qui aime la tradition, notamment du blues, cet album lui est particulièrement dédié. Guy Davis n’en est pas à son premier essai. Juba Dance constitue son huitième album. En 1995, il sortait Stomp Down Rider etdepuis lors, sa route allait croiser de nombreuses références de la scène musicale comme Olu Dara (You Don’t know my Mind) ou Ian Anderson (Give in kind).Avec ce dernier opus, le guitariste plonge son auditoire au cœur du Delta. L’instrumentation est des plus rudimentaire et principalement acoustique. Dire que le meilleur moment se situe avec « See That my Grave Is Kept Clean » et la présence des Blind Boys of Alabama semble évident. Mais avant d’en arriver à ce summum, Davis et Fabrizio Poggi (hca) délivrent de petits bijoux. Tout commence avec « My Eyes Keep Me in Trouble » de Muddy Waters, un blues bien enlevé. Puis, il offre un océan de tendresse avec un background émouvant de Poggi en hommage à d’anciens amis (« Love Looks Good on You »). Sur « Some Cold Rainy Day », il invite la chanteuse de Gospel, Lea Gilmore, à venir le rejoindre sur cette composition de Bertha Chippie Hill. Un doux moment encore. Enfin, revient le temps de remettre en lumière le travail de John Lee Hooker. Avec « Black Coffee », Mister Boom Boom reprend vie. Les phrases scandées par Davis portent au plus profond tandis que l’harmoniciste de déchaîne sur son instrument. L’album se termine avec une référence à Blind Willie Mc Tell et son « Statesboro Blue » histoire de rappeler que Guy Davis joue du Blues.
Michel Maestracci

Dana Fuchs
Live in NYC

Almost Home, Hiding from Your Love, Lonely for a Lifetime, Baby Loves the Life, Bleed More, Cool Enough, Songbird (Fly Me to Sleeep), Bible Baby, God’s Song, Misery, Strung Out, Bad Seed, I’d Rather Go Blind, Helter Skelter
Dana Fuchs (voc), Jon Diamond (g, hca, voc), Ben Stivers (org, p), Whynot Jaansveld (b), Dave Johnson (dm)
Enregistré à New York
Durée : 1h 19' 54''
Autoproduit (www.danafuchs.com)


Dana Fuchs
Bliss Avenue

Bliss Avenue, How Old Things Get this Way, Handful too Many, Livin’ on Sunday, So Hard to Move, Daddy’s Little Girl, Rodents in the Hatic, Baby Loves the Life, Nothin’ on My Mind, Keep on Walkin’, Vagabond Wind, Long Long Game
Dana Fuchs (voc, perc), Jon Diamond (g), Jack Daley (b), Shawn Pelton (dm), Glenn Patscha (org, elp, key, p), Tabitha Fair, Nicki Richards (voc)
Enregistré à New York
Durée : 48' 09''
Ruf Records 1191 (Harmonia Mundi)


Dana Fuchs vient de sortir Bliss Avenue, son troisième album et il serait temps de la mettre en avant dans notre cher pays. La plus jeune d’une fratrie de six enfants a grandi en Floride, version rurale de l’Etat. Que ce soit le rock de ses frères dans le garage, le tourne disque de ses parents, fans de Ray Charles et Hank Williams, la musique était omniprésente chez elle. A 12 ans, la jeune fille intègre le First Baptist Gospel Choir dans une petite église afro-américaine à la périphérie de la ville pour chanter, les éloges du Seigneur. La voie était tracée, après des gigs dans un Holiday Inn de la région, Dana, à 19 ans, migre pour New York afin de réaliser son rêve. Là, elle rencontre très vite son partenaire actuel, Jon Diamond (g), et ensemble ils forment le Dana Fuchs Band. C’est ainsi qu’ils écument les clubs de blues de New York y rencontrant des monstres comme James Cotton ou Taj Mahal. Sa réputation arrive aux oreilles des producteurs de Broadway qui la sollicitent pour une audition. Comme de bien entendu, elle est retenue pour chanter Janis Joplin dans Love Janis, la comédie musicale. Forte de cette expérience, elle sort son premier opus Lonely for a Lifetimeavant de migrer vers le grand écran où elle joue dans le film Across the Universe, en 2007. L’année suivante elle sort son Live in NYC. Dire qu’elle met le feu ce soir-là dans le club du maître du blues, BB King, est un doux euphémisme. Dès les premières notes de « Almost Home » distillées par la guitare de son comparse on entend toute la profondeur de son âme naviguer en direction du public. Un désir de toucher en plein cœur son auditoire. L’émotion monte crescendo et la guitare de Diamond prend avantageusement le relais pour distiller sa dose de good vibrations. Cette mise en bouche faite, le Dana Fuchs Band se transforme en Big Brother and the Holding Company. « Lonely for a Lifetime » possède des résonances "stoniennes" tandis que la voix de Dana déchire l’atmosphère. Le Band est lancé et plus rien ne peut l’arrêter si ce n’est une réflexion sur « Baby Loves the Life », peut être un hommage à sa sœur tragiquement disparue. Ce morceau se retrouve astucieusement sur Bliss Avenue avec une introduction acoustique et toujours autant d’émotions. Pour ce troisième album, après Love to Begsorti en 2011, la jeune femme continue d’explorer les différents méandres du blues. Et sa voix reste toujours autant prenante que ce soit sur des thèmes vigoureux (« How Did Things Get this Way »), entraînants (« Livin’ on Sunday »), en mettre en relation avec sa période du Gospel Choir, ou plus profonds encore, comme cette prestation sur « So Hard to Move ». Dana Fuchs fait le lien entre les périodes hippie de Janis, le côté rebelle des Stones la sensualité exacerbée distillée par les labels Motown/Stax et la modernité blues chère à un Joe Bonamassa (« Keep on Walkin’). Deux petites pépites à se procurer avant d’aller découvrir le phénomène Dana Fuchs sur scène. Un concert à ne manquer sous aucun prétexte tant l’histoire de la musique afro-américaine peut se résumer avantageusement avec cette nana là.
Michel Maestracci

Great Black Music (1927-1962)

Titres indiqués sur le livret

Blind Blake, Blind Willie Johnson, Art Tatum, Mills Bros, Robert Johnson, Fats Waller, Billie Holiday, Duke Ellington, Jelly Roll Morton, Solomon Linda, Count Basie, Bukka White, Una Mae Carlisle, Charlie Christian, Big Joe Williams, Louis Jordan, Nat King Cole, Pérez Prado, Luiz Gonzaga, Charlie Parker, Earl Hines, The Swallows, Esther Phillips, Blind Blake & his Royal Victoria Hotel Calypso Orchestra, Dinah Washington, Thelonious Monk, Big Mama Thornton, The Robins, Cortijo, Muddy Waters, Ray Charles, Blind Boys of Alabama, Bo Diddley, Richard Berry, Louis Armstrong, Bienvenido Granda, Harry Belafonte, Mahalia Jackson, James Brown, Chuck Berry, Screamin’ Jay Hawkins, E.T. Mensah, Sun Ra, Count Lasher, Grand Kalle, Tito Puente, Miles Davis, Celia Cruz, Little Richard, John Lee Hooker, Aretha Franklin, John Coltrane, John Davis, Rev. Gary Davis, Howlin’ Wolf, BB King, Franko & TP OK Jazz, Eric Dolphy, Miriam Makeba, Mongo Santamaria, Charles Iwegbue, Lightnin’ Hopkins, Nemours Jean-Baptiste, Tabu Ley Rochereau, Dr Victor Olaiya, Quincy Jones, Solomon Burke, Bob Marley.
Enregistré de 1927 à 1962, Chicago, New Orleans, New York, San Antonio, Hollywood, Johannesburg, Mexico City, Rio de Janeiro, Los Angeles, Nassau, Puerto Rico, Cincinnati, Accra, Kingston, Bruxelles, Englewood Cliffs, Kinshasa, La Havane, Lagos, Houston, Port-au-Prince, Bogota
Durée : 3h 40'17''

Frémeaux & Associés 5456 (Socadisc)


Great Black Music
!Great est une affirmation, un jugement de valeur. La musique peut-elle être noire ou d’une quelconque couleur ? Qu’est-ce que la musique ? C’est l’ « Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille ». Cette définition (Larousse Universel, 1923) associe un procédé (objectif, mais imprécis) et un ressenti (subjectif). Le son a-t-il une couleur ? Le son est une mise en vibration, c’est à dire un phénomène physique qui résulte d’un mouvement rapide de part et d’autre d’une position d’équilibre de molécules. Cette vibration propagée dans l’air en onde parvient à l’oreille des mammifères et (perception chez les bien-entendant) donne une sensation (le son). Chaque individu aura sa sensation (et l’interprétation qu’il en donnera), étant connu aujourd’hui (IRM fonctionnelle) qu’il n’y a pas deux cerveaux identiques en terme de connexion des neurones (même chez les vrais jumeaux). C’est la réalité où le rêve n’a pas de place. Cette vibration n’a pas de couleur (impression que fait sur l’œil la lumière réfléchie par les corps). Le vocabulaire des langues étant limité, on entendra les musiciens parler de façon imagée (et impropre) de « couleur de son ». Lorsque Maurice André dit qu’en utilisant le cornet, Berlioz voulait « une couleur », il s’agit du timbre caractéristique d’un instrument. Lorsqu’en improvisation, on parle d’une « note de couleur », il s’agit d’un procédé (choix d’une note en dehors de l’harmonie) pour créer un effet (de perception). Alors que veut-on dire ici ? Il semblerait que l’on considère une (des) musique(s) chargée(s) «  de sensualité, de spiritualité, de liberté » (comme si les « non noires » ne peuvent donner ces interprétations de l’esprit). Bien sûr, nous sommes dans une période (politiquement et commercialement) de formatage au « métissage ».
Ce que les sympathiques naïfs ignorent c’est que ce militantisme a d’abord été conçu par des pro du marketing. Le métissage doit conduire (en théorie) à des « individus uniques » qui consommeraient de la même manière. Dans ce contexte, l’exposition éponyme à la Cité de la Musique à Paris (qui s'est tenue du 11 mars au 24 août 2014) a eu le succès attendu avec 80 000 visiteurs. Ce coffret de 3 CD est destiné à illustrer le sujet. Le livret de Bruno Blum ne brille pas par sa cohérence. Il ne le peut pas, puisque, nous l’avons vu, le sujet n’est pas fondé. Il ne semble pas comprendre l’arrière-pensée politique derrière l’expression « Black Music » qui efface la composante blanche du « métissage ». Ces « musiques noires déclinées en une myriade de styles » (p.7) donnent un résultat hétérogène à ce coffret même si tout est parfaitement intéressant. S’il y a des « racines des musiques noires » (on n’en fait ni énumération, ni analyse) c’est leur rencontre avec le Portugal, l’Espagne, etc, donc avec « les Européens et les Américains blancs, dont les expressions musicales étaient souvent empêtrées dans des attitudes cérébrales, guindées » (p.6-7) qui fait une différence entre ces « musiques noires ». Chacun peut constater derrière la conviction béate, un dérapage raciste. D’où le besoin d’affirmer (et non de démontrer), p.6, que « la catégorisation raciale des musiques est liée à un contexte social, non racial…la catégorie noire est une catégorie discursive » ! Discursif, mot à la mode, a plusieurs sens : « qui se déduit logiquement » (pas ici) ou « qui se disperse, s’éparpille » (plus volontiers ici). Cette affirmation est de suite suivie d’une citation raciste de Patrick Lozès qui s’en prend à l’utilisation de mots ou expressions qui l’on doit bannir : « de couleur », « Nègre » (oubliant la nuance anglaise entre Negro et nigger), « Black » (qui figure dans le titre de ce travail !). De quel droit ces terroristes pseudo-intellectuels d’aujourd’hui parlent-ils au nom des Noirs d’hier comme Alan Locke (
New Negro), Duke Ellington (« Black Beauty »). Comme par hasard, dans le chapitre sur le jazz, c’est Amiri Baraka que l’on cite, individu dont le racisme a été démontré par l’accumulation de faits relatés par Jean Szlamowicz (voir Jazz Hot n°666). Il n’y a ici aucune analyse musicale pour démontrer des éléments objectivement communs à ces « musiques noires », ce que les cultures africaines ont pu laisser dans ces genres. L’aspiration est « la culture mondiale » (p.6).
Mais « culture » est le mot que l’on lâche quand on n’a pas d’arguments précis : « ensemble des usages, des coutumes, des manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles qui définissent et distinguent un groupe, une société ». Une définition pour le moins « ouverte », en tout cas impossible à figer. De 1927 à 1962, les sociétés (noires ou pas) ont muté dans tous les domaines que recouvre le mot culture. Reste les genres expressifs illustrés dans cette compilation, du plus grand intérêt. On aurait pu réduire le texte pour donner l’espace au personnel complet des orchestres sélectionnés (qui joue le solo de sax ténor CD2, titre 4 ?). On constate qu’il n’y a pas d’exemples de musiques africaines traditionnelles. Passer du sympathique « Azali » par Franco & le Tout Puissant OK Jazz du Congo à « Miss Ann » par Eric Dolphy/Booker Little est une démonstration que les résultats acoustiques objectifs n’ont rien à voir (CD3). En revanche, le titre gravé au Ghana (E.T. Mensah, sax-tp) vers 1952 illustre un genre africain influencé par le jazz. De même à Porto Rico, vers 1956, l’influence du jazz est nette (Cortijo y su Combo). On constate que la majorité des titres retenus relève des étiquettes blues, jazz, rhythm’n blues. Passer de « Good Golly, Miss Molly » par Little Richard à « Boogie Chillen » par John Lee Hooker démontre une même famille expressive. De fait, par exemple pour le CD1, se détache un territoire esthétique homogène avec Blind Bake (1927), Art Tatum, Mills Brothers (influence Armstrong), Fats Waller, Billie Holiday (solo Lester Young), Duke Ellington (avec Juan Tizol), Jelly Roll Morton (avec Sidney Bechet), Count Basie (solo Lester Young), Una Mae Carisle (solo Lester Young), Charlie Christian, Louis Jordan, Nat King Cole, Earl Hines, Little Esther. Ce qui est amusant, c’est que le styliste du sax ténor le plus illustré, Lester Young, est d’essence la plus
"blanche". Hors jazz, la Sonora Matancera de Cuba a un "son"qui lui est propre. Le « Mbube » sud-africain (1939) deviendra un succès des variétés. Ce coffret réunis des expressions musicales variées et d’écoute facile (easy listening) en d’autres termes c’est une compilation riche de musiques de variétés (que subjectivement je qualifierai de qualité).
Michel Laplace

Robert Jeanne Quartet
Awè Valet

Awè Valet, Easy Living, Hello My Lovely, High on You, Just After Being Friends, Morning Fast, My Ship, Vignette
Robert Jeanne (ts), Mimi Verderame (g), Werner Lauscher (b), Stefan Kremer (dm)
Enregistré en avril 2014 ,La Louvière (Belgique)
Durée : 44' 11''
September 5175 (www.hanskustersmusic)


Robert Jeanne, musicien d’un grand classicisme, il cite volontiers Stan Getz et Al Cohn en références (« High on You »). Il est le lien inoxydable entre la grande école liégeoise de l’immédiat Après-Guerre (Raoul Faisant, Bobby Jaspar, Jacques Pelzer) et la génération "conservatoire" qui suivit. Modeste, cet architecte professionnel, amoureux du beau son (« Easy Living ») ne s’est jamais précipité dans les studios. Comme sideman, il enregistra avec Solis Lacus (1974), Saxo 1000 (1980) et l’Act Big Band (1981) avant de signer un premier LP à son nom en 1983 (Jazz Cats). Suivront : Robert Jeanne Quartet pour B.Sharp en 1992 et Blue Landscapes en 2003 chez Igloo. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’à 82 ans le présent album est son testament musical. Non, je ne l’ai pas dit et encore moins écrit car l’artiste reste encore bien présent comme spectateur et comme jammeur tant au Pelzer Jazz Club de Liège qu’au Sounds de Bruxelles. Ce sont les ballades qu’il négocie le mieux (« My Ship ») – bien mieux que les virages sur le verglas (j’en sais quelque-chose) ! Fidèle des fidèles, Mimi Verderame (g) est le compagnon de parcours de Robert Jeanne depuis plus de trente ans. Comme batteur il est abondamment sollicité par tous les solistes, qu’ils soient Belges ou seulement de passage. Compositeur-arrangeur, il est aussi un excellent guitariste largement influencé par René Thomas. Moins rugueux que son maître, il lui a emprunté quelques bouts de phrases, comme ici, dans « Just After Being Friends ». Pour compléter le quartet, on appréciera Stefan Kremer, batteur d’Aix-la-Chapelle (« Morning Fast ») et le luxembourgeois Werner Lauscher (b) (« Vignette »). Un bel opus ! A mettre entre toutes les mains !
Jean-Marie Hacquier

David Krakauer
Checkpoint

Kickin’ It for You, Krakowsky Boulevard, Tribe Number Thirteen, Checkpoint Lounge, Elijah Walks In, Moldavian Voyage, Synagogue Wail, Border Town Pinball Machine, Tandal, Tribe Number Thirteen
David Krakauer (cl), Sheryl Bailey (g), Jerome Harris (b), Michael Sarin (dm), Keepalive (sampler), John Medeski (org), Marc Ribot (g), Rob Curto (acc)
Enregistré à New York, Fall River (Massachusetts), date non précisée
Durée : 51' 00''
Label Bleu 09743 (L’Autre Distribution)


David Krakauer développe la musique qui est la sienne, dans une veine de klezmer-rock où la clarinette ancre la musique dans une tradition tandis que les habillages sonores électriques constituent un cadre qui se situent aux antipodes. La réalisation est convenable, avec une énergie indiscutable et un son d’ensemble maîtrisé. L’appréciation de cette esthétique et de ce qu’elle exprime sera l’affaire de chacun. Il n’y a pour nous que racolage et mauvais goût : l’ambiance de boîte de nuit et de défoulement électrique calculé à base d’artifices ne nous paraît guère en phase avec la chaleur expressive de la clarinette ou avec son histoire.
Jean Szlamowicz

NaCliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquethalie Loriers / Tineke Postma / Philippe Aerts
Le Peuple silencieux

Canzocina, Lennie Knows, Dinner with Ornette and Thelonious, Les Peuple des silencieux, Funk for Fun, How Deep Is the Ocean
Nathalie Loriers (p), Tineke Postma (as, ss), Philippe Aerts (b)
Enregistré en août 2013, Gaume (Belgique)
Durée : 1h 02’ 02’’
W.E.R.F. Records 120 (www.dewerfrecords.be)

Quand la meilleure des saxophonistes hollandaises rencontre la meilleure des pianistes belges et son compagnon, cela donne un très bel album. Souvenir pour les uns, découverte pour les autres ! L’enregistrement public donne une dimension ludique à l’art de Nathalie. On ressent bien le plaisir partagé par les trois musiciens. « Canzoncina » ouvre par une intro de la pianiste qui libère un joli thème, lance un premier solo de contrebasse suivi par Tineke Postma puis une accélération-accentuation de la pianiste. Tension puis détente, thème, coda. Remarquables dans « Lennie Knows » : les dialogues savoureux entre les artistes. La reprise suit l’appel et la question appelle une réponse. La musique, limpide, suit son cours. La mise en place est réjouissante. Solo d’alto puis piano et basse. Magistral ! Après l’introduction à la basse, l’exposé du thème, un solo de piano et un dialogue basse-soprano, « Dinner with Ornette and Thelonious » débouche sur des développements plus libres, quoique ! « Le Peuple des Silencieux » se veut un hommage à Charlie Haden. Le morceau débute par une très longue intro à l’alto, puis, après l’exposition, Nathalie joue de sa profonde sensibilité avant le solo de contrebasse qui sied à l’œuvre. Titre prémonitoire, « Funk for Fun » se doit de revenir colorier les phrases par des couleurs chaudes et Tineke s’y emploie avec beaucoup d’aisance au soprano. Le solo de basse qui suit et qui est bien audible souligne le propos juste de Philippe Aerts. Avec « How Deep Is the Ocean » on savoure la force rythmique et la complicité fusionnelle du couple Loriers-Aerts. Tineke se glisse timidement dans leur étreinte. Philippe est impérial ! La prise de son de Daniel Léon est inégalable pour le rendu de la contrebasse (« Canzoncina », cordes claquées et accords sur « Lennie Knows », « How Deep Is the Ocean »). Ménage à trois ? Pourquoi pas ! A écouter sans ménagement du lever au coucher … du soleil !
Jean-Marie Hacquier

Brian Lynch / Emmet Cohen
Questioned Answer

Cambios, Dark Passenger, How Deep Is the Ocean, Buddy, Distant Hallow, I Wish I Knew, Petty Theft, Just in Time, Questioned Answer
Brian Lynch (p), Emmet Cohen (p), Boris Kozlov( b), Billy Hart (dm)

Enregistré les 15 et 29 septembre, 20 octobre 2012, New York

Durée : 1h 13' 52''

Hollistic MusicWorks 12 (www.hollisticmusicworks.com)


Brian Lynch est bien connu comme ancien Jazz Messengers et pour son travail avec Ray Barretto et Eddie Palmieri et, plus largement, pour sa présence dynamique sur la scène du jazz ces trente dernières années. Emmet Cohen fut parmi ses étudiants à l’Université de Miami et ils concrétisent ici une collaboration en duo et en quartet. Boris Kozlov, souvent entendu au sein du Mingus Big Band, apporte une pulsation solide et nerveuse. Le drumming de Billy Hart fait partie des références contemporaines depuis fort longtemps. Aux frontières du swing et d’une ellipse en phase avec toutes les audaces rythmiques, son style est particulièrement adapté à cette musique, d’autant que sa sonorité à la fois sèche et chaleureuse se marie parfaitement avec les stridences contrôlées de Brian Lynch. Emmet Cohen est un pianiste agile qui s’exprime avec maîtrise dans une veine contemporaine où l’on entend Herbie Hancock et Chick Corea. L’ensemble est un peu sérieux et manque sans doute de fantaisie mais c’est une musique dont les compositions démontrent le soin architectural. Les trois standards joués en duo sont le lieu d’une conversation sans limites stylistiques où toutes les variations sont les bienvenues « How Deep Is the Ocean », « I Wish I Knew » et « Just in Time » permettent de jouer sur l’implicite et les bifurcations harmoniques
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Jean Szlamowicz

Roberto Magris
One Night With Hope and More... Vol. 2

Third World, Young and Foolish, Sendai, Dianne, Mal Waldron’s Dreams, Little Susan, Theme From The Odd Couple, Burbank Turnaround, I Can’t Give You Anything But Love, Whatever Possessed Me + Audio Notebook
Roberto Magris (p), Elisa Pruett (b), Albert Tootie Heath (dm) + Brian Steever (dm), Paul Carr (ts), Idris Muhammad (dm)

Enregistré les 15 décembre 2009 et 1er novembre 2010, Lenexa (Kansas) et le 6 décembre 2008, Los Angeles

Durée : 1h 03' 00''

J-Mood Records 008 (www.jmoodrecords.com)


En ouvrant cet album avec une composition de Herbie Nichols, l’Italien Roberto Magris (accompagnateur de Herb Geller ou Tony Lakatos) fait allégeance à l’une de ses influences majeures. On entendra au fil des plages d’autres influences, notamment les fantômes de Kenny Drew (« Dianne »), Mal Waldron, Horace Silver, Barry Harris, Randy Weston, Sonny Clark, Red Garland, Elmo Hope, Andrew Hill… Cela illustre les deux versants de sa musique, d’un côté le caractère mélodique et swinguant du piano bebop « classique » et de l’autre, les aspérités rythmiques et harmoniques de ses développements durant les années soixante. Roberto Magris possède une belle maîtrise de ce langage mais il en tire surtout tout le suc poétique, par exemple avec un « Mal Waldron’s Dreams » émouvant. Il est vrai qu’il choisit de superbes compositions, souvent peu courues (Little Susan de Randy Weston, Dianne ed Ken McIntyre) et toujours très mélodiques. Il ajoute constamment l’indispensable épice bluesy à cette musique nécessitant un jeu très rythmique. Il évoque même Earl Hines sur un « I Can’t Give You Anything But Love » très tonique avec la patte attentive et la fluidité de Tootie Heath. Un pianiste d’une grande fraîcheur qui revisite avec inspiration des univers qu’il sait faire sien
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Jean Szlamowicz

Guillaume Nouaux / Tuxedo Big Band
Drumology

Titres communiqués sur le livret
Guillaume Nouaux (dm), Nicolas Gardel, Mathieu Haage, Jérôme Etcheberry, Gilles Berthenet (tp), Olivier Lachurie, Cyril Dubilé, Sébastien Arruti (tb), Paul Chéron (cl, as, ts, arr), Stéphane Lourties (as), François Penot (ts, cl), Stéphane Barbier (ts), Pierre-André Cuxac (bs, as), Didier Datcharry (p), Henri Chéron (g), Pierre-Luc Puig (b),  Nadia Cambours (voc)

Enregistré les 3 et 4 janvier 2014, Saint-Jean (31)
Durée :
Autoproduit TBB 107 (www.guillaumenouaux.com)


« Liza » en hommage à Chick Webb ouvre le programme : Guillaume Nouaux à la batterie, Paul Chéron à la transcription et le Tuxedo Big Band avec Nicolas Gardel (lead tp). Impossible que ce ne soit pas une réussite et c’en est une, avec, ici, en prime les solos de classe de Gilles Berthenet (tp), Cyril Dubilé (tb). L’idée de ce CD, « Drumology » (deuxième titre, hommage à Louie Bellson, avec Gardel au lead !), est en elle-même très attrayante puisque les baguettes sont tenues par un maître d’aujourd’hui et un grand orchestre qui n’a rien à envier aux modèles de la « grande époque » (1938-62) : devoir de mémoire, justifié, pour, aussi, Sid Catlett (« Hear Me Talkin’ to Ya », avec un Jérôme Etcheberry dans le créneau de Louis Armstrong), Sonny Greer (« Jumpin’ Punkins »), Lionel Hampton (« Hampton Stomp »), Jimmy Crawford (« Mandy », belle section de trombones !), Buddy Rich (« Carioca », Paul Chéron, cl !), Shadow Wilson (« Queer Street », Mathieu Haage, tp bop), Sam Woodyard (« Pyramid », Etcheberry, au plunger et Olivier Lachurie au « Lawrence Brown »), Cozy Cole (« Concerto for Cozy » : Nouaux, fantastique…et l’arrangement !), Sonny Payne (« Dinner with Friends », Haage, tp et Gardel pour la note finale), Ray Bauduc (« At the Jazz Band Ball », Etcheberry et Sébastien Arruti, tb) et Jo Jones bien sûr (« Swingin’ the Blues » avec Berthenet et Haage). Je sais, je n’ai signalé que les cuivres et la clarinette, c’est mon charme ; tous les autres sont bons aussi ! Un bonheur à écouter d’autant que la qualité de prise de son est au rendez-vous. Gullaume Nouaux nous a confié que ce fut-là, la séance la plus difficile qu’il ait faite. Photos de ces maîtres de la batterie dans le livret. Les amateurs de swing et de batterie ne seront pas déçus.

Michel Laplace

Marcus Roberts Trio with Wynton Marsalis
Together Again. Live in the Studio

Cole After Midnight, The Duo, Mack The Knife, As Serenity Approaches, Play The Blues and Swing, I Gotta Right to Sing the Blues, The Feeling of Something NewMarcus Roberts (p), Roland Guérin (b), Jason Marsalis (dm) + Wynton Marsalis (tp)
Enregistré le 6 octobre 2007, Thallahassee (Floride)
Durée : 49’ 28’’
J-Master Records 71239282650 (www.marcusroberts.com)


Together Again. In the Studio fut le premier album enregistré au Studio Lothian par le trio de Marcus Roberts et Wynton Marsalis lors du week-end des retrouvailles que le trompettiste passa en Floride pour graver ces sept faces et donner ensuite deux concerts les dimanche 7 et lundi 8 octobre 2007 à Tallahassee et Jackson. Comme le second, les deux volumes n’ont été publiés que tout récemment, sept ans plus tard, sous le label de Marcus, J-Master Records.
Dans le livret, Marcus en relate les circonstances. Il dit avoir choisi un certain nombre de morceaux que son trio d’alors (avec Roland Guerin à la contrebasse) jouait souvent et que Wynton, pensait-il, aurait plaisir de reprendre en leur compagnie. Il s’agit de cinq compositions personnelles et de deux standards élevés au rang de classiques du jazz par les versions de référence qu’en enregistrèrent Louis Armstrong et Ella Fitzgerald. « Mack the Knife », chantée parLouieen 1956 sur des paroles de Marc Blitzstein, connut un très grand succès phonographique dans juke boxesaméricains et européens. Cette pièce de Kurt Weill fut composée pour L’Opéra de Quat’sous(Die Dreigroschenoper) sur le livret de Berthold Brecht, inspiré par The Beggar’s Opera(L’Opéra des gueux, 1728) du poète et dramaturge anglais John Gay (1685-1732) ; la première en fut donnée le 31 août 1928 au Theater am Schiffbauerdammde Berlin. Et c’est dans cette même ville, au Deutschlandhallen, le 13 février 1960, qu’Ella Fitzgerald en interpréta sa version la plus célèbre dans l’idiome du jazz. De la même manière, Armstrong a laissé plusieurs variantes de « I Gotta Right to Sing the Blues »1, un songde Tin Pan Alleyécrit par Harold Arlen et Ted Koehler en 1932, qu’il grava de nouveau à plusieurs reprises avec son All Stars2dans l’année 1948, dont une historique en public le 11 septembre 1948 à Philadelphie.
Les compositions personnelles s’étendent sur quinze ans de carrière (1991 à 2006). Elles donnent un excellent aperçu de la production de Roberts et de son univers musical ainsi que l’idée relative de ses compositions en ce mois d’octobre 2007. Car il n’est pas neutre que le pianiste ait souhaité enregistrer précisément ces pièces avec Wynton. Au-delà du respect professionnel, de l’amitié et même de l’affection qu’il porte au trompettiste, c’est aussi le souci de laisser le témoignage définitif de ses œuvres enregistrées avec un instrumentiste d’exception, certes, mais aussi un essai musical avec l’homme qu’il admire par dessus tout en tant que musicien. La réciproque est tout aussi vraie ; Wynton ne tarit pas d’éloges sur Marcus. Au début des années 1990, pendant une promenade à la Fondation Maeght, nous échangions nos points de vue sur les mérites et les apports respectifs des pianistes ayant marqué l’histoire du jazz. A propos de Marcus, il avait insisté sur le fait qu’il n’était pas seulement un immense technicien de l’instrument, comme le jazz en compte beaucoup, mais sur ses qualités rares de musicien qui en font un interprète d’exception. Et il avait conclu son discours par une phrase péremptoire, que je pensais prononcée dans le feu de la conversation : « Marcus est un génie ! »3. C’est un an plus tard, en entendant son album en piano solo, Alone With Three Giants(Novus PD83109), que j’ai pris la mesure de son propos4.
« Cole After Midnight » est une pièce empruntée à l’album du même titre publié en juin 2001. Le pianiste y célébrait l’héritage des deux "Cole" : Porter et Nat King. Elle avait en réalité été enregistrée trois ans plus tôt (2 et 3 juin 1998). En sorte que cette œuvre a presque 10 ans d’âge en 2007. Sans entrer dans le détail de la construction de cette version de 6’41’’ (alors que l’originale n’en comptait que 4’44’’), qu’il décrit fort bien dans le livret, le pianiste compositeur expose que le projet était de donner, avec Wynton, des solos « 
strong, swinging » de ce thème initialement exposé en 3/4 pour être joué en 4/4.
« Duo », extrait de la suite
From Rags to Rhythm, établit que cette œuvre, dont la version complète et définitive n’a été enregistrée et publiée avec le nouveau trio (Rodney Jordan à la contrebasse) qu’en 2013, a été élaborée sur plusieurs années ; cet enregistrement de 2007 montre qu’elle avait été entreprise plusieurs années auparavant, en 2006 ou 2007. Ces publications différées des œuvres permettent d’avoir une vue sur les modalités de travail et de création du compositeur. Le thème est construit sur une structure de 16 mesures. Et l’exposé en forme de question/réponse du piano à la trompette, que Marcus rattache au « bebop concept called trading », confère une grande diversité de tons à la structure. Dans cet essai avec Wynton, le compositeur semble avoir testé la pertinence compositionnelle de sa pièce, dont l’impression générale semble, en définitive, être la tentative d’établir une sorte de conversation musicale entre deux instruments.
Après « Blue Skies » (
Live in Concert), c’est la seconde fois que Marcus se réfère à Ella Fitzgerald dans le choix de titres et pour son inspiration dans l’arrangement. Cette interprétation de « Mack the Knife », très « mise en situation » dans sa présentation, est toutefois passablement éloignée de la forme simple, directe et même ludique de la Dame ou d’Armstrong. Elle se rattache néanmoins à l’héritage de Louieet d’Ella par le swing qui la structure. L’univers harmonique n’en est pas moins fortement différent ; son traitement est celui de notre temps. Dans cette version, Wynton fait un savant mélange de Clark Terry et de Clifford Brown, que ce soit dans la découpe de son discours improvisé ou dans sa cadence a capella. En revanche, ses accents d’expression empruntent aux mondes de Shavers et de Gillespie : c’est du Marsalis tout simplement. Alors que son accompagnement reste somme toute assez classique (sauf quelques effets « de jeu out » pour souligner l’aspect rythmique), le solo très libre de Marcus rappelle, par l’élégance, Hank Jones, et par l’éclat, Ahmad Jamal des années 1950. La fin polyphonique, reprenant l’exposition initiale à deux voix (trompette/piano), est traitée dans un esprit Nouvelle-Orléans rénové.
« As Serenity Approaches » était le titre éponyme d’un album (
Novus PD90624)enregistré par le pianiste en 1991. Il avait été labélisé « Indispensable » (in Jazz Hotn°489, mai 1992, p. 51). Joué en duo avec le trompettiste Scotty Barnhart, il était la « lumière trouble » de ses dix-huit enregistrements. Wynton l’interprète ici avec l’Harmon mute, ce qui en accentue l’impressionnisme strayhornien que Marcus redécouvre et réinvente à sa façon au début des années 1990.
« Play the Blues and Swing » est un original de Roberts qui met en évidence le batteur Jason Marsalis. Depuis 1994 le petit dernier de la
Marsalis Familyfait partie de son trio. Par son jeu musicalement original, il contribue à l’individuation de la formation. Son style, nourri de new Orleans, puise tout autant dans l’héritage de Big Sidney Catlett et de Cozy Cole.
Alors que l’interprétation de « I Gotta Right to Sing the Blues » par Louis Armstrong se déployait conquérante dans une forme majestueuse, celle qu’en donne Wynton ici, plus lente, en prend le contrepied ; tout son solo est construit sur les ombres de la mélodie, révélant le versant mystérieux du lyrisme de la pièce. Et c’est tout aussi beau, superbe.

« The Feeling of Something New » est extrait de l’album
In Honor of Duke, (Columbia CK 63630). Ce volume publié fin 1999 avait été réalisé à l’occasion du centenaire de la naissance d’Ellington ; les pièces avaient été enregistrées début avril de la même année. Marsalis s’approprie ici cette composition en forme de blues et en donne une lecture assez différente de la version originale. A propos de son propre solo dans cet album, Marcus fait expressément référence à l’héritage de Duke mais également à Ahmad Jamal et surtout à McCoy Tyner, comme l’avait souligné – en référence à l’harmonie de Coltrane et au jeu de Roland Guérin dans l’esprit de Jimmy Garrison - la chronique d’Yves Sportis (Jazz Hotn°568, mars 2000, p. 45).
L’album
Together Again. Live in Concert, publié concomitamment avec celui-ci, était festif, tourné vers le public. Together Again. In the Studio, est d’une toute autre nature : il s’agit d’une œuvre forte de réflexion musicale en acte, même si le plaisir réciproque n’en est jamais absent. S’il n’avait été déjà pris, ce volume aurait avantageusement pu recevoir le sous-titre de Fragments amoureux d’un discours musical, tant la démarche de Marcus et de Wynton consiste, avec la complicité de leurs deux acolytes5– qui, en la circonstance, ne sont plus seulement des sidemenmais participent à l’élaboration du projet – en une exploration systématique de la littérature jazzique. Leur cheminement dans la thématique musicale des pièces éclaire la relation structure/langage musical, dont le swinget le traitement sonore(même pour le piano) en constituent l’ossature et l’objet.
Together Again. In the Studio
est un ouvrage musical exceptionnel. Quand intelligence et sensibilité se rencontrent, ils deviennent art.
Félix W. Sportis

1. Ce thème, qui avait été écrit pour la revue Earl’s Carroll’s Vanities, était chanté par Lillian Shade. La première de cette revue fut donnée au Broadway Theatrede New York le 27 septembre 1932 ; il y en eu quatre-vingt-sept représentations. Le succès fut tel que la mélodie fut interprétée par une foule d’artistes, dont Cab Calloway, Benny Goodman ; il devint même le thème de présentation de Jack Teagarden. Louis Armstrong en a donné une première version enregistrée le 26 janvier 1933 à Chicago (Victor mat. 74892-1 in RCA Victor 49966-2).
2. Cette formation comprenait
Louis Armstrong (tp vcl), Jack Teagarden (tb, vcl), Barney Bigard (cl), Earl Hines (p), Arvell Shaw (b) et Sidney Catlett ou Cozy Cole (dm). Dans celle-ci, c’était Cozy Cole.
3. En 2014, il apparaît que Wynton n’a pas changé d’opinion. Il n’est même plus seul à le penser. Il relate une discussion entre membres du Lincoln Center : « We were talking, the [Jazz at Lincoln Center] Orchestra, about who we consider to be a genius », laughs Wynton Marsalis. « I said someone was a genius and cats were laughing at it. So I said, ‘All right, then, who do you consider a genius?’ And the cats said, "Marcus Roberts” » (Michael J. West, « Marcus Roberts: "All Kinds of Things" -At 50, the pianist is as resourceful and ambitious as ever », inJazz Times02/01/2014.

4.
« Tout en respectant l’œuvre, sa lecture n’en reste pas moins contemporaine, originale et très personnelle. Il nous en fait découvrir l’esprit, toute de vie parce que moderne : la musique de Marcus Roberts est habitée » (Félix W. Sportis, Marcus Roberts, Alone With Three Giants(Novus PD 83109), chronique in Jazz Hotn° 481, septembre 1991, p 41).
5. En 2010, j’ai rencontré Roland Guerin de passage en France qui m’a parlé de ce
week endd’enregistrement et de concerts du Marcus Roberts Trio avec Wynton Marsalis en Floride. Il gardait un souvenir fort de son travail dans le trio de Marcus car, disait-il, « avec Marcus, rien n’est laissé au hasard ; une direction est toujours proposée pour l’interprétation. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que, même pour les thèmes les plus souvent joués, on en vient à se sentir concerné et à y contribuer en reprenant la proposition à son compte pour créer quelque chose de nouveau ».


Marcus Roberts Trio with Wynton Marsalis
Together Again. Live in Concert

Blues Skies, Giant Steps, Embraceable You, New Orleans Blues, East of the Sun and West of the Moon, Black and Tan Fantasy, When The Saints Go Marching in.

Marcus Roberts (p), Roland Guérin (b), Jason Marsalis (dm) + Wynton Marsalis (tp)
Enregistré les 7 et 8 octobre 2007, Jacksonville et Thallahassee (Floride)
Durée : 58'25''
J-Master Records 71239282651 (www.marcusroberts.com)


Cet album réunissant Marcus Roberts et Wynton Marsalis, tout récemment publié (fin 2013), fut enregistré il y a déjà sept ans. C’est le second volume de leurs retrouvailles en Floride, enregistrées en public au Tuby Diamond Auditorium de Tallahassee et au Center for Performing Arts de Jacksonville, la ville natale de Marcus.
Le programme obéit à la logique des concerts. Des pièces connues : des standards d’Irving Berlin (« Blues Skies » - 1927), de George Gershwin « Embraceable You » - 1930) ou de Brooks Bowman (« East of the Sun and West of the Moon » - 1934) ; des classiques du jazz de Jelly Roll Morton (« New Orleans Blues » aka « Lowdown Blues » - 1925), de Duke Ellington (« Black and Tan Fantasy » - 1927) mais également un moderne de John Coltrane (« Giant Steps » - 1962), entré depuis dans le grand répertoire du jazz ; la performance se termine, comme il se doit, sur un traditionnel prisé par le public, « When The Saints Go Marching in » - traditionnel 1896). Hormis celle de « Trane » (1962), ces compositions ont été écrites entre sur le premier tiers du XXe siècle. Sinon la volonté, ce choix manifeste du moins le plaisir manifeste de se retrouver en complicité sur/dans une tradition commune, celui de leur première rencontre en 1982 et surtout lors de leur parcours commun entre 1985 et 1991.

Car même la composition de John Coltrane est traitée très classiquement. Le thème est exposé par le pianiste sur un after beat très shuffleet se poursuit sur un tempo très swing cha-ba-da, de facture bop, également assumé par le trompettiste. Et de façon étonnante, le discours de ce dernier se rapproche, de par sa structure en notes détachées, plus de celui du pianiste Bud Powell que de celui du saxophoniste John Coltrane – qui, jouant davantage sur le glissando, propose un langage plus lié et moins rythmique. Dans le livret, Roberts souligne à loisir la « sophistication harmonique » de cette pièce dont la difficulté d’interprétation tient à la progression cyclique aussi rapide que changeante des accords. Le public en apprécie davantage les parties virtuoses et brillantissimes du pianiste dans des applaudissements nourris. Le solo de Wynton, en forme de récitatif, qui s’inscrit dans la continuité de la tradition Clifford Brown, est particulièrement brillante. Les chorusesde batterie et de contrebasse sont, de la même manière, élaborés sans rupture et en continuité sur le tempo premier initié par le piano. Le solo de Jason, en début classique se métamorphose peu à peu en espace coloré façon Elvin Jones. S’enchaine celui de Roland qui joue sur le paradoxe d’une technique slap bass, « connoté ancien style », adoptée et adaptée à une pièce résolument modern voire contemporary.
Le concert s’ouvre sur « Blue Skies ». Dans le livret, Marcus dit avoir choisi cette mélodie extraite de l’assez peu connue comédie musicale Betsy à cause d’Ella. Parmi les multiples versions, « celle que je préfère est celle d’Ella Fitzgerald qui le chante avec l’orchestre de Count Basie, dit-il ; le scat y est « unbelievable » conclut-il. Rappelons que ce song fut commandé à Irving Berlin par les auteurs, le compositeur Richard Rodgers & le parolier Lorenz Hart, et ajouté à la revue au tout dernier moment. L’histoire ne retiendra de la pièce que ce morceau ; elle fut un "bide" et ne connut que trente neuf représentations. Convenons que les prouesses vocales de la First Lady of Song, assez exceptionnelles, justifient que Marcus ait voulu « essayer de reprendre quelque chose de ce qu’il avait entendu » dans la manière de la chanteuse. Et d’abord et surtout son ambiance relaxe ! Dans l’exposé en trio, sur un tempo medium moyen "très tranquille", Marcus utilise l’effet retard, qui ne manque pas d’en accentuer encore le balancement, et par là le swing : toujours très rigoureusement marqué à la contrebasse un temps sur deux et à la batterie par le shuffle sur la cymbale hi hat réhaussé du contretemps à la baguette sur son pied. A la trompette bouchée, Wynton commence son solo à la manière du contrechant superbe d’élégance d’Harry « Sweet » Edison derrière le scat d’Ella. Après ce début assez sage, il exploite les ressources de l’expressionnisme de Cootie Williams, puis développe une ligne classique façon Shavers qui peu à peu évolue vers une forme gillespienne, tant au plan de la virtuosité que de l’harmonie, pour trouver sa résolution dans l’usage d’onomatopées instrumentales, en forme de ponctuation, dans le plus pur style marsalien, et dans les tenus de notes pédales permettant de relancer la machine swing sur un jeu de balais sensuel souligné par la souplesse envoûtante de la ligne de contrebasse. La réexposition finale du thème élaborée en strette à deux voix : mélodie/harmonie du piano auquel répond la trompette d’abord en arrière plan avant de s’imposer dans un growl intense qui se réduit progressivement à ne plus être au final que rythmique.
Après la composition de Coltrane, le quartet offre au public la ballade qu’il attend. « Embraceable You », est une des préférées de Wynton ; c’est même son "cheval de bataille". Marcus raconte que, lorsqu’il jouait dans l’orchestre de Marsalis, il ne se passait pas un soir sans qu’ils ne jouassent ce thème. « Je ne me lassais pas de l’entendre interpréter ce classique intemporel de Gershwin. Sa lecture sensible de cette superbe ballade américaine est tellement émouvante ». Convenons que sa manière est limpide, tout en nuances et pleine de surprises ; elle confine même au sublime en certains passages. Comme Coleman Hawkins autre grand interprète, Wynton a le talent de révéler le lyrisme de la mélodie.
La musique de Jelly Roll Morton, dont l’harmonie est très proche de la musique modale d’époque coltranienne, se prête bien à une relecture modernisée. C’est ce à quoi s’emploient Marcus et Wynton sur « New Orleans Blues », non sans l’intégrer dans une structure rythmique de contredanse typique de La Nouvelle-Orléans. Et c’est sur/autour de cette armature, mis en place par le contrebassiste et le batteur, qu’est reconstruite toute la pièce. Le trompettiste et le pianiste exposent le thème en deux temps avant d’en improviser, chacun et à tour de rôle, une variation commentaire respectant la disposition rythmique originale. Le travail du son de Marsalis n’est pas sans évoquer, au plan du traitement de la matière, la manière de Rex Stewart chez Ellington (« Boy Meets Horn », Brunswick 8306 22/12/1938) ou de Charlie Shavers (dans certaines faces gravées en compagnie de Ray Bryant). L’effet jeu s’en trouve renforcé par le tempo de contredanse. Roberts en joue également dans son propre chorus en piano solo ; le public ne s’y trompe pas qui manifeste bruyamment son approbation.
Louis Armstrong a laissé deux belles versions de « East of the Sun » (1948 et 1957) ; on pouvait s’attendre à ce que Wynton y participât. Mais non ; c’est la seule plage en trio, traité à la manière d’Erroll Garner : tout en puissance retenue, avec reprises à l’articulation des motifs. La pièce suit la walking bass d’un rigoureux quatre temps de contrebasse avec le soutien discret du batteur. Comme chez le compositeur de « Misty », le jeu de main gauche en accords plaqués réguliers sur chaque temps (le décalage rythmique y est moins marqué) établit un fort contraste esthétique avec le jeu perlé à la main droite, en notes détachées, claires et scintillantes. En revanche Marcus utilise rarement le jeu en blocks chords à la main droite caractéristique de l’Elf. La manière est soulignée par le jeu léger et chuintant de Jason aux balais qui évoque Papa Jo Jones et Alvin Queen. Le battement de contrebasse de Guerin rappelle celui de Slam Stewart dans la version de « Stardust » par le Just Jazz All Stars avec Lionel Hampton à Passadena (4/8/1947, version dans laquelle les prouesses sonores de Charlie Shavers annonçaient déjà celles de Wynton sur « Embraceable You » de cet album). Cette plage est celle d’un très grand trio de jazz et d’un pianiste d’exception.
On oublie souvent que « Black and Tan Fantasy », composé en collaboration par Duke Ellington et James Bubber Miley en 1927, fut le support musical d’un court métrage de Dundley Murphy réalisé en 1929, auquel il a donné son titre. Cette œuvre s’inscrivait dans la mouvance de la Harlem Renaissance. Duke, mais également le trompettiste Arthur Whetsol - qui avait remplacé Miley parti de l’orchestre en mars 1928 - et d’autres musiciens de l’orchestre, Barney Bigard, Joe Tricky Sam Nanton et Welman Braud y apparaissaient. Cette pièce est ici donnée dans une version très classique. Après l’introduction minimaliste d’une grande charge émotionnelle de Roland Guerin à la contrebasse, l’entrée progressive de la batterie met en place le tempo. Le piano installe la dramaturgie de la pièce par une série d’accords plaqués : le trompettiste expose le thème avec une expressivité proche de Bubber Miley. Marcus enchaine son solo dans une construction harmonique modernisée, soutenu par une ligne de basse épurée et un accompagnement de batterie discret. Le chorus de Wynton est abordé dans un style évoquant Cootie Williams, avec des nuances dont la légèreté évoque la manière d’Arthur Whetsol. Le traditionnel « When the Saints Go Marching in » est le final d’un concert en forme de communion musicale collective que Marcus se plaît à souligner dans son piano solo très churchy.
Les quatre musiciens de ce Together Again. Live in Concert sont dans l’exceptionnel. Jason n’est pas seulement un batteur de grande qualité. C’est un musicien intelligent qui sait participer à la musique en lui apportant sa part de création sans jamais la parasiter. Roland Guerin met une grande part d’émotion et d’intensité dans son jeu de contrebasse ; il le fait avec finesse et à propos. Son soutien est un modèle genre dans la rigueur de sa mise en place. Avec deux acolytes de cet acabit, Marcus et Wynton peuvent faire toutes les « cabrioles » qu’ils souhaitent ; ils sont parfaitement assurés de s’y retrouver. Dans cet album, Wynton Marsalis fait preuve d’une formidable aisance ; sa phénoménale technique instrumentale l’autorise à toutes les surprises et elles enchantent l’auditeur qui n’en est plus même étonné tant elles apparaissent évidentes. Quant à Marcus Roberts, que dire sinon que sa musicalité est hors du commun ; il est toujours exceptionnel dans ce qu’il nous donne à entendre. Il ne se contente pas d’être une instrumentiste d’exception, ses performances sont celles d’un immense interprète et d’un musicien rare.
Qui a assisté aux rencontres de Wynton et Marcus sait combien les deux musiciens s’apprécient, combien les deux hommes s’aiment d’une fraternité profonde. Cet album, d’une grande tenue musicale, en témoigne. Ces plages traduisent le plaisir qu’ils ont à se retrouver pour jouer la musique de leur civilisation. Le trio de Marcus de cette période, avec Roland Guerin à la contrebasse, a atteint une sorte de perfection. Ces trois jeunes hommes (Marcus 44, Roland 39 et Jason 30 ans) sont en pleine force de l’âge ; ils jouent avec la confiance de leur âge une musique pleine de vie. Leur aîné, Wynton (46 ans), n’est pas beaucoup plus âgé. C’est un musicien reconnu, un instrumentiste d’exception, un homme conscient de ce qu’il représente pour/dans la musique de jazz et pour les musiciens qui se réclament de cet art.
Le jazz dans sa perfection, la musique dans toute sa beauté.

Félix W. Sportis

Marcus Roberts and The Modern Jazz Generation
Romance, Swing and the Blues

The Mystery of Romance, A Festive Day, Evening Caress, It's a Beautiful Night to Celebrate, Oh, No! How Could You, The Intensity of Change (CD1) ; Being Attacked by the Blues, Reminiscence, Period of Denial, In Transition, Reaching for the Stars, Tomorrow's Promises – Recapitulation (CD2)
Roberts (p, comp, arr), Marcus Printup, Alphonso Horne, Tim Blackmon (tp) ; Ron Westray (tb) ; Corey Wilcox (tu) ; Stephen Riley (ts), Joe Goldberg (as, cl), Ricardo Pascal (ts, ss), Tissa Khosla (bs) + Marcus Rodney Jordan (b), Jason Marsalis (dm)
Enregistré en août 2013, Thallahassee (Floride)
Durée : 1:43:03 (48'52'' + 54'11'')
J-Master Records 71239282653 (www.marcusroberts.com)


Dans ses liner notes, Marcus Roberts explique que Romance, Swing and the Bluesdoit d’exister à la naissance de cet orchestre et à sa conception nouvelle de l’improvisation en ensemble. Dans la continuité de son propre trio, l’album traduit cette conception du jazz sur trois générations de musiciens sérieux qui se considèrent comme laModern Jazz Generation.
Ledodecabandqui sert cette œuvre n’est pas une nouveauté ; Duke Ellington en 1932 enregistrait déjà avec un orchestre de douze musiciens ; en 1997, Martial Solal gravait plusieurs célèbres pièces d’Ellington avec ce même type de formation. Romance, Swing and the Bluesest cependant la première grande composition pour grand orchestre de Marcus Roberts. Trois générations de musiciens y sont représentées : les "anciens" (Marcus Printup, Ron Westray et lui-même) ; celle du milieu (Jason Marsalis et Rodney Jordan) ; et les "jeunes" (Ricardo Pascal, Joe Goldberg… et Alphonso Horne), tout juste sortis de l’école. Sa réalisation a été rendue possible par la souscription d’environ 300 contributeurs ouverte en août 2013. L’album est sorti aux Etats-Unis le 9 octobre 2014.
Par conséquent, au-delà du contenu musical, Romance Swing and the Bluesest, en tant que tel, un album tout à fait original. La pièce avait été écrite en 1992, sur commande du Lincoln Center. Elle fut donnée en nonet, dans une version de 70 minutes, le 7 août 1993 au Tully Hall à New York.
L’orchestration pour dodecaband de 2013 pour le Modern Jazz Generation estencore plus longue, 1h43 !L’argument qui sert de structure à cette œuvre est assez banal si le traitement en est sérieux : une histoire d’amour douce-amère, avec ses multiples épisodes : du mystère de la vie à sa beauté troublante, le swing, et aux malheurs, le blues en thérapies aux affres de l’existence. Car cette musique, dont la mélodie nourrit les individus et qui incite à l’amour et au respect, rend aujourd’hui les relations indispensablement pacifiques entre les êtres. Marcus en explicite quelques correspondances par des analogies entre la vie et le jazz : vie/swing, blues/malheur, qu’il décline.
L’ouvrage réorchestré en 2012 par le compositeur a été allongé à presque une heure trois quarts. Il comporte quatre parties, de trois mouvements chacune, représentant un ensemble de douze pièces d’une durée comprise entre 6'15'' et 13'05'' ; ce sont des moments musicaux faits d’impressions, de sensations, de souvenirs… Un vécu musical intuitif. Marcus s’inscrit dans la filiation des musiciens populaires américains : George Gershwin et Duke Ellington en ont été deux représentants éminents. L’esprit des grandes pièces ellingtoniennes et marsaliennes y est évident, tant dans le sujet que dans la forme. Néanmoins, tout en empruntant son organisation compositionnelle au langage classique, Roberts demeure manifestement attaché dans son expression à ses racines communautaires, le jazz. Et, dans la matière comme dans la manière, son travail évoque celui d’une autre très grande musicienne, Mary Lou Williams. Comme elle, il puise son inspiration dans la foi et le sacré pour donner naissance à un art musical sécularisé magnifié dans la stylistique du blues.
Le pianiste est dans cet album remarquable. Le compositeur ne l’est pas moins. Mais l’orchestrateur prend avec cette relecture une nouvelle dimension. Le public avait déjà été, lors de la première version en 1993, subjugué par son talent combinatoire et ses enchaînements thématiques ; ici, le compositeur joue de l’orchestre comme d’un instrument. L’écriture des ensembles d’une grande liberté de ton n’en est pas moins ciselée avec rigueur, laissant ainsi place aux talents des solistes, chacun s’exprimant dans le registre harmonique de son choix, du plus classique au plus débridé. Cette construction hardie tient à la structuration de section rythmique, dans ces faces, confiée aux bons soins du contrebassiste et du batteur ; non que le pianiste s’en désintéresse, mais leur rôle y est essentiel pour la tenue générale de l’édifice.
L’interprétation est irréprochable. The Modern Jazz Generationest une superbe formation. Quel que soit leur âge, les instrumentistes sont de vrais musiciens d’orchestre : leursvoicingssont parfaits. Et les solistes, les mêmes, ne sont pas moins brillants. Les chorusesne sont jamais les occasions de prouesses techniques mais des instants de musique au cours desquels on peut, au détour d’une phrase, s’émerveiller de « cabrioles pas possibles ». Quant au trio, il est égal à lui-même : pièce d’orfèvrerie, il tourne comme une montre suisse : la mise en place de Rodney Jordan est impeccable ; le tempo et la couleur font de Jason Marsalis un batteur original dans la confrérie ; quant à Marcus, il confirme être un pianiste d’exception.
Romance, Swing and the Blues
est un grand disque ; c’est même un disque important dans l’histoire du jazz. Il met en évidence, non seulement le talent d’un vrai grand musicien, mais également et surtout, pour le jazz, l’impérieuse nécessité de revenir à des œuvres construites, élaborées, pensées. Depuis trop longtemps, le spontanéisme du free lance a tenu lieu de vérité. S’il a, à l’improviste, pu donner quelques belles surprises, les lois du hasard font qu’il ne sauraient suffire à assurer d’une grande œuvre.
Et quel bonheur d’entendre chanter l’intelligence.

Félix W. Sportis

Romane
Intégrale Romane. Volume 6. Elégance

Opus de Cligancourt, Just Enough for Jazz, Soir de trottoir, After You’ve Gone, La Promenade, Dreams, Pour Parler, The Break Thru, For Jim, How High the Moon, Pierre
Romane (g), Stochelo Rosenberg (g), Gilles Naturel (b)

Enregistré en 2000
Durée: 47’37’’

Frémeaux et Associés 544 (Socadisc)

Deux fines gâchettes de la six cordes se sont retrouvées par un beau mois de juillet de l’année 1999, à dégainer, au cours d’une même soirée des nuits de la guitare de Patrimonio (Corse). La rencontre a laissé des traces, et quelques mois plus loin Romane et Stochelo Rosbenberg signaient ensemble un élégant Elégance. Cet opus du guitariste parisien constitue à présent le volume 6 de l’intégrale Romane éditée par Frémeaux et Associés. Au menu, des duos mouchetés pour, non pas asseoir une quelconque suprématie, mais au contraire partager l’héritage de Django Reinhardt. Au chapitre des perles à découvrir, ou redécouvrir pour les connaisseurs: « Dreams » du guitariste hollandais. Ce choix, certes subjectif, correspond tout à fait à l’atmosphère qui règne principalement dans ce CD. Gilles Naturel (b) est en charge de construire l’ossature rythmique pour permettre aux deux protagonistes de s’aventurer vers des sentiers moins bien balisés (« Opus de Clignancourt »). Les deux guitaristes exposent chacun leur tour leurs compositions et se retrouvent à swinguer sur « How High the
Moon » et « After You’ve Gone », les deux standards de cette galette. C’est juste assez pour faire deElégance, un album jazz ouvert.

Michel Maestracci

TAB
Himéros

M. Duane, Les Tourments de Phalaenopsis, Instant, Mlle Palmer, La Râpe et le clou, Punctum, Himéros, L’Inconnu des 3, Rouge soie
Alex Beaurain (g), Frédéric Becker (ss, ts, bansuri), Frédéric Malempré (dm, perc)

Enregistré les 19, 20 et 21 février 2014, Bruxelles

Mogno Music J051
(www.mognomusic.com)

Les compositions d’Alex Beaurain veulent créer des "climats" qui s’ouvrent aux autres cultures. Le choix de Frédéric Becker qui joue du bansuri (« M.Duane », « Instant », « La Râpe et le clou », « Himéros ») en est sans doute la résultante. On retrouve cette tendance chez de nombreux jazzmen européens. En pochette, on apprend qu’il s’agit d’une approche « poétique, fine, sensible, évoquant les couleurs de la nature ». Moi, je veux bien, mais j’ai quand même le sentiment que le saxophoniste traverse les sous-bois sans toujours bien regarder où il met les pieds. Au soprano : c’est limite sur « M.Duane » ! Le travail de Frédéric Malempré aux percussions est bien plus en phase avec les images (« La râpe et le clou », « Rouge soie »). Malheureusement il n’est pas bien mixé. Alex Beaurain a certes un beau doigté, spécialement à la guitare sèche (« La Râpe et le clou »), mais il use un peu trop volontiers des exercices sur les gammes et les arpèges (école de Fabien Degryse ?). On reste sur l’impression d’un enregistrement réalisé en une seule prise. Ces idées-là ont besoin de temps en caves.

Jean-Marie Hacquier

Aivar Vassiljev
More for More

What is This Thing ? Early Morning, Bumpy Road, Eulipian Lament, Time Tunnel, Sky Blue, Blues for Estonia
Aivar Vassiljev (dm), Mart Soo (g), Taivo Sillar (b), Vinnie Cutro (tp), Bob Ferrel (tb), Deniss Pashkevitch (ts, fl)
Enregistré les 9 et 10 juillet 2012, Tallinn (Estonie)
Durée : 51' 00''
AVRecords 005 (www.avrecords.ee)


Les visites régulières du Spirit of Life Ensemble en Estonie sont fructueuses. En témoigne cet enregistrement issu de la rencontre de Bob Ferrel et Vinnie Cutro avec le groupe d’Aivar Vassiljev. La musique est assez vigoureuse mais préserve des plages de respiration poétique, comme sur le délicat « Sky Blue », avec des belles interventions à la flûte de Deniss Pashkevitch, par ailleurs volontiers breckerien au ténor (« What is This Thing ? »). Mart Soo est partagé entre diverses influences, de Pat Martino à Pat Metheny, en passant par le bruitisme (« Early Morning ») tandis que Taivo Sillar assure une bonne pulsation. « Bumpy Road » monkien avec un Bob Ferrel qui évoque Ray Anderson. Il est plus proche de J. J. Johnson sur « What is This Thing ? ». Dans tous les cas, son drive, son invention et sa puissance constituent un véritable régal ! Il est particulièrement mis en valeur sur sa splendide composition en 3/4 « Eulipian Lament », jouée ici assez lentement et sur le tonitruant « Time Tunnel ». Vinnie Cutro fait également admirer sa présence à la Woody Shaw avec une vigueur et une précision remarquables. La conclusion sur un blues est « de rigueur » et montre toute la convivialité dont le jazz sait faire preuve pour fédérer les gens de manière internationale. « Who’s the real ambassador ? » chantaient LHR avec Louis Armstrong et CarmenMcRae… Voilà une réponse incontournable.
Jean Szlamowicz