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Ernest J. Gaines

5 nov. 2019
15 janvier 1933, Oscar-La Pointe Coupée Parish, LA - 5 novembre 2019, Oscar-La Pointe Coupée Parish, LA
© Jazz Hot 2019

Ernest Gaines, dessin au fusain © Sandra Miley




Ernest J. Gaines,
dessin © Sandra Miley





«
Vous écrivez mieux là où est votre âme.» Ernest J. Gaines

Pour Ernest J. Gaines, six acres de terre ont suffi à peindre la complexité intime des rapports humains, dans un luxe de détails sur les nœuds démultipliés d’incompréhensions, tant individuelles, que collectives et réciproques, incompréhensions généralisées du fait de l’histoire tricotée par les ancêtres, ondulant dans les aspirations des jeunes, entre frustrations et besoins vitaux, dont le premier –qui sous-tend tous les autres– est de rompre les chaînes.



Le plus impressionnant dans son œuvre est que son premier roman Catherine Carmier (1964) plante d’emblée tous les jalons des rapports de domination qui empêchent de s’émanciper: c’est une femme, c’est une fille, «héritière comptable» dès la naissance de toutes les lourdes biographies des âmes de sa communauté (comme dans Autobiographie de Miss Jane Pittman, 1971), née dans un milieu pauvre, sur un terreau raciste par le sexe, la couleur, l’argent, la position sociale, l’instruction, les codes, les étiquettes, l’éducation, la mise, le port de tête, les gestes, l’élocution, les regards, dans le monde impitoyable des intérêts matériels de castes renforcés par la ségrégation; elle devra faire un choix shakespearien, rester et endurer pour assumer, ou s’échapper en portant la culpabilité d’abandonner ceux qui restent, par la résolution d’une équation paradoxale aussi vénéneuse pour elle-même, que l’étau étouffant de l’espace et du temps contraints dans lesquels elle se débat pour survivre.
La dignité, par l’accès au savoir et au réel qui donnent la conscience, apparaît sous les traits des personnages d’instituteur, de professeur, de journaliste, de révélateurs qui tous lèvent le voile du mensonge et tendent la main à ceux qui n’ont pas eu leur chance d’apprendre à s’ouvrir au monde, mettant chacun face à ses responsabilités pour décharger le fardeau des plus faibles.
La pauvreté, l’injustice et les rêves prometteurs sont de puissants moteurs et ressorts dramatiques pour tout artiste universel et authentique qui s’exprime dans une langue pétrie chaque jour, façonnée par la rudesse et la drôlerie parfois de la vie, dans des dialectes, par des interjections, sans emballage.
Ernest J. Gaines, c’est Guy de Maupassant (et la grappe des écrivains-nouvellistes du XIXe siècle français), Alexandre Pouchkine (et l’école russe), Alexandre Dumas, Emile Zola, Luigi Pirandello (suivi d’Alberto Moravia, Curzio Malaparte ou Ennio Flaiano), Marcel Pagnol, Charlie Chaplin, Tennessee Williams, Jorge Amado, Pier Paolo Pasolini, le cinéma néo-réaliste italien, Van Gogh et bien sûr les enfants de la Harlem Renaissance, tous arts, artistes et penseurs confondus, des couleurs aux rythmes en passant par la nature: citoyens du monde, ils sont compris par ceux qui ne se mentent pas, quelles que soient leurs cultures, car l’humain est leur mine d’or, leurs perceptions profondes et acérées sont leur pelle et leur tamis, leurs productions populaires, solaires, ancrées dans l’humanité, sont des pépites formant un tableau complet de la (vraie) vie, se servant de l’impressionnisme et de l’expressionisme, sans querelle stérile pseudo-érudite de formes ou de chapelles, à la disposition de qui veut (se) comprendre, comprendre les autres, les désordres et plus rarement les miracles de la planète, sans devenir cynique ni manichéen, au travers de nuances infimes du sordide à la beauté, de l’enfermement à la lumière.
Les voyages de leurs «Ulysse» sont des strates fines d’apprentissages lentement sédimentées par les expériences. La poésie leur dit que tout serait possible avec moins de corruption et plus de partage. Mais ils savent aussi que les humains n’en sont pas là de la sortie des chaînes empoisonnées qu’ils se fabriquent pour dominer ou subir; et leurs plumes tracent alors implacablement le réel en contrepoint, sans concession, sans relâcher le rythme: car donner des gages de convenances serait une faute morale et une erreur «esthétique» au sens étymologique grec de «perception», ce serait un ersatz insipide mondain, sans goût ni parfum, inacceptable pour ces caractères aussi exigeants d’artistes aboutis, d’humains aussi denses et aussi lucides.

Pour parler des humains, il faut écouter la genèse et la combinaison sophistiquée de leurs secrets, et surtout, s’oublier totalement pour accéder à leurs émotions et restituer justement leurs psychologies et comportements propres.

Interrompre le fil du récit d’Ernest J. Gaines à Bayonne en Louisiane est une perte sévère d’humanité, au sens propre et figuré, encore une perte de diapason du réel dans le monde virtualisé à marche forcée et en accélération de 2019. Dans L’homme qui fouettait les enfants, (2016, cf. notre rubrique livres), le lecteur s’appuyait encore sur la mélopée en blues épique de cet écrivain straight qui contait comme un griot portant la tradition orale à l’écrit, à contre-courant, libre de tout asservissement au système, à ses «techniques», à ses manipulations.
Aujourd’hui, son œuvre achevée reste comme la marque indélébile et irréductible d’une histoire alternative pleine de vie, dans une époque sans mémoire et vidée de sens.

Hélène Sportis


RAPPEL BIOGRAPHIQUE ET CHRONOLOGIQUE

Ernest J. Gaines est né à Oscar, en Louisiane, une petite communauté de La Pointe Coupée Parish sur un méandre abandonné du Mississippi, à une vingtaine de km au nord-ouest de Bâton-Rouge, le 15 janvier 1933. Il a grandi dans les quartiers d'esclaves de la Riverlake Plantation où il travaillait encore enfant moyennant quelques cents à ramasser des pommes de terre, et où il a rempli le rôle d’écrivain public dès son enfance: «Enfant, comme les anciens n’étaient pas allés à l’école, je lisais et écrivais leurs lettres… D’une certaine manière, c’est là que tout est né, je continue à écrire leurs lettres.», disait-il pour expliquer sa vocation. C’est dans cette localité qu’il a choisi de vivre également la dernière partie de sa vie.

A l’adolescence, en 1948, sa famille s’installe en Californie: «Je ne pouvais pas aller dans un collège ou un lycée ni dans la bibliothèque de la paroisse de La Pointe Coupée.» Il y fréquente le San Francisco State College, puis l'Université de Stanford pour sa maîtrise en beaux-arts. «Je lisais des livres et des livres, et comme je ne me retrouvais pas plus que je ne trouvais mon peuple dans ces livres, j’ai alors essayé d’écrire.» disait-il en complément d’explication de sa vocation. 

A partir de 1956, il publie ses premières nouvelles dans des magazines. En 1963 et 1964, A Long Day in November et The Sky Is Gray (Une Longue journée de novembre et Le Ciel est gris), deux longues nouvelles –la seconde sera reprise à la télévision en 1980– l’orientent vers le roman. En 1964, dans son premier roman, Catherine Carmier, les éléments autobiographiques sont évidents. Catherine Carmier sert de matrice à l’ensemble d’une œuvre romanesque qui retrace le vécu, raconté par eux-mêmes, de la population de la campagne de Bayonne, la transposition du nom de la localité de naissance d’Ernest J. Gaines. En 1967, Of Love and Dust (D’Amour et de poussière) confirme sa veine réaliste, et Bloodline (Par la petite porte), 1968, ancre Ernest J. Gaines dans le mouvement général des Civils Rights, de même que The Autobiography of Miss Jane Pittman, en 1971 –la vie d'une Afro-Américaine âgée née esclave– qui est adapté plus tard pour la télévision (1974). Suivent In My Father’s House (Le Nom du fils), 1978, A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), en 1983, adapté plus tard au cinéma par Volker Schlöndorff (1987), toujours dans la continuité de la recherche d’égalité. A Lesson Before Dying (Dites-leur que je suis un homme), publié en 1993, lui vaut sa principale récompense littéraire, le National Book Critics Circle Award (1994) et est adapté à la télévision en 1999 par Joseph Sargent. Three Men (4h du matin) en 2002 et son plus recent ouvrage, The Tragedy of Brady Sims, aussi intitulé The Man Who Whipped Children (L'Homme qui fouettait les enfants), en 2017, ponctuent une œuvre où l’intensité du réalisme croise la poésie musicale du Sud louisianais.

Après ses études, Ernest J. Gaines a vécu en Californie avant de rentrer chez lui et de s’impliquer en 1981 dans le programme de création littéraire de l’Université de Louisiana, à Lafayette, où il a enseigné pendant une vingtaine d’années, aidant les écrivains en herbe à être eux-mêmes, et où il était écrivain en résidence. L'université de Louisiana a ouvert un Ernest J. Gaines Center pour recueillir son œuvre et accueillir étudiants et chercheurs.

Il a enfin fait un séjour en France pendant un semestre en 1996 où il a enseigné à l’Université de Rennes.

Ernest J. Gaines a été nominé sans succès pour le prix Pulitzer (1993) et le prix Nobel de littérature (2004) contrairement à Toni Morrison, récemment disparue (5 août 2019) qui a reçu ces deux distinctions littéraires, bien que l’œuvre de Gaines ne cède en rien, c’est le moins qu’on puisse dire en qualité littéraire et en intensité à celle de sa contemporaine (1931).

Sans doute la veine réaliste-naturaliste d’Ernest J. Gaines –à l’instar d’un Emile Zola trop dérangeant par la seule violence du réel– sa personnalité moins mondaine, plus modeste, plus provinciale, et l’enfermement de son œuvre par la critique américaine dans un folklore régionaliste –un contresens, comme ce fut le cas pour Marcel Pagnol et dans une moindre mesure pour Jean Giono– explique cette différence de traitement pour l’un des auteurs les plus profonds et universels de l’Afro-Amérique, et plus largement du monde de la littérature comme en témoigne son succès planétaire car il a été traduit dans une quinzaine de langues.

Sa dizaine de romans et ses nouvelles, traduits en France en particulier chez Liana Levi (cf. chronique récente), s’inspirent de la Louisiane rurale où il est né, a grandi et a vieilli pour faire apparaître la dureté de la condition humaine planétaire au travers de la réalité louisianaise, de la force des personnages, mais aussi de la beauté des paysages, la poésie et la musique implicite qui structurent l’univers d’Ernest J. Gaines et de ses concitoyens. Ce micro-monde, que détaille une écriture directe et intense, constitue une fresque sans pareille et une réflexion philosophique à caractère universel, en faisant émerger, de l’intérieur, les pensées et la vie d’habitants jusque-là niés dans l’histoire officielle.

Le Président des Etats-Unis, Barack Obama, a décoré Ernest J. Gaines en 2012 de la National Medal of Arts et de la National Humanities Medal.

Ernest J. Gaines est décédé le 5 novembre 2019 dans sa maison de La Pointe Coupée, à Oscar, LA, entouré de Dianne, sa compagne. Une cérémonie funéraire avait lieu à Bâton-Rouge le 16 novembre 2019.


INTERVIEW

A Conversation with Ernest J. Gaines by Lawrence Bridges, 2009, 21 mn
https://www.youtube.com/watch?v=H1dRr5-rw0w


FILMOGRAPHIE

https://www.imdb.com/search/title/?roles=nm0301318,nm0301318&title_type=feature,tv_episode,video,tv_movie,tv_special,mini_series,documentary,game,short


BIBLIOGRAPHIE

Romans

Catherine Carmier (1964), Liana Levi, 1999

Of Love and Dust (1967, D’amour et de poussière), Liana Levi, 1991

Bloodline (1968, Par la petite porte), Liana Levi, 1996

The Autobiography of Miss Jane Pittman (1971, Autobiographie de Miss Jane Pittman), Liana Levi, 1989
- Film TV (même titre) de 1974, John Korty, USA, 110mn

In My Father’s House (1978, Le nom du fils), Liana Levi, 2013

A Gathering of Old Men (1983, Colère en Louisiane), Liana Levi, 1989
- Film TV CBS (mêmes titres) de 1987, Volker Schlöndorff, USA-RFA, 91mn, musique Ron Carter et Papa John Creach

• A Lesson Before Dying (1993, Dites-leur que je suis un homme), Liana Levi, 1994
- Film TV (même titre) de 1999, Joseph Sargent, USA, 105mn
http://houstoncinemaartsfestival.org/films/a-lesson-before-dying

Three Men (2002, 4 heures du matin), Liana Levi, 2002

The Tragedy of Brady Sims ou The Man Who Whipped Children (2017, L’homme qui fouettait les enfants), Liana Levi, 2016

Essais

Mozart and Leadbelly: Stories and Essays (2005, Mozart est un joueur de blues), Liana Levi, 2006 (chronique dans Jazz Hot n°636-2007)

Nouvelles

The Turtles (1956)

Boy in the Double-Breasted Suit (1957)

Mary Louis (1960)

Just Like a Tree (1963)

The Sky Is Gray (1963, Le Ciel est gris), Liana Levi, 1993
- Film TV (même titre) de 1980, Stan Lathan, USA, 46mn (introduction par Henry Fonda)
https://www.youtube.com/watch?v=pUbEBDETMec

A Long Day in November (1964-1971, Une longue journée de novembre), Liana Levi, 1993

My Grandpa and the Haint (1966)


SUR LA TOILE

https://www.britannica.com/biography/Ernest-J-Gaines

https://www.britannica.com/topic/A-Lesson-Before-Dying

https://www.britannica.com/topic/The-Autobiography-of-Miss-Jane-Pittman

https://www.britannica.com/topic/The-Tragedy-of-Brady-Sims

https://www.wafb.com/2019/11/05/famed-louisiana-author-ernest-gaines-dies/

http://ernestgainescenter.blogspot.com/2015/04/dirt-in-james-baldwins-go-tell-it-on.html

http://ernestgainescenter.blogspot.com/2015/03/the-whitney-plantation-and-remembering.html

http://ernestgainescenter.blogspot.com/2014/06/grant-wiggins-and-booker-wright.html

http://ernestgainescenter.blogspot.com/2014/09/


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