Didier
Lockwood est décédé d'une crise cardiaque le 18 février à Paris. Il avait 62
ans. Une disparition d’autant plus brutale et stupéfiante que le violoniste
débordait de projets (il venait de sortir un album, Open Doors, avec une tournée à suivre) et se produisait encore, la
veille de sa mort, au Bal Blomet (Paris 15e). C’est une personnalité
éminente du jazz (et de la musique en général) en France qui disparaît. Depuis
ses débuts au sein du groupe Magma, au milieu des années soixante-dix, en
passant par les rencontres avec Stéphane Grappelli, Michel Petrucciani, Biréli
Lagrène, Martial Solal, Gordon Beck, Billy Hart, Dave Holland et ses incursions
dans le monde de la musique classique, Didier Lockwood était un musicien
bénéficiant d’une large audience et multipliant les expériences les plus
variées. Il avait, en outre, fondé une école de musique, en 2001, le Centre de
Musiques Didier Lockwood, et exercé plusieurs missions et responsabilités dans
le cadre institutionnel.
Né à Calais, le 11 février 1956, dans une famille d’artistes (son père
était instituteur et professeur de violon, sa mère peintre amateur et son frère
aîné Francis est pianiste), Didier Lockwood débute sur l’instrument de son père
à 6 ans et intègre immédiatement le conservatoire. Il est assidu et reçoit une
formation exigeante qui lui permet d’intégrer
l’Orchestre lyrique du Théâtre Municipal de Calais à 13 ans. Trois ans plus tard, il remporte le premier
prix de violon au Conservatoire de Calais ainsi que le Premier prix national de
musique contemporaine de la SACEM pour sa composition pour violon préparé. Dans
le même temps, son frère l’initie au jazz. Et alors qu’il est reçu en tête du
classement à l’Ecole Normale de Musique, il renonce à y entrer. En effet, le
jeune homme de 17 ans, qui a découvert le violon amplifié, a passé une audition
auprès de Christian Vander (dm), lequel recherche de nouveaux membres à son
groupe de rock progressif, Magma. Cette première expérience musicale dure
quatre ans. Mais dès 1976, le violoniste intègre, en parallèle, le big band de
Jean-Louis Colombier. Lors d’un concert en hommage à Stéphane Grappelli, il est
remarqué par le maître qui le prend sous son aile et l’emmène en tournée. C’est
ainsi que Didier Lockwood foule pour la première fois les grandes scènes
internationales de jazz. Dave Brubeck l’invite à son tour à se produire au Carnegie Hall de New York. Didier Lockwood n’a alors que 21 ans.
C’est la musique électrifiée qui continue de l’intéresser et son
abord personnel du jazz s’effectue donc par le prisme de la fusion. En 1978, il
débute des collaborations avec André Ceccarelli (dm), François Jeanneau (s),
Didier Levallet (b) et Henri Texier (b).
Parallèlement, il évolue dans le groupe Zao, une sorte d'extension de Magma. Dans la foulée, il sort un premier album sous son nom, Surya (Inner City), où
l’on retrouve son frère Francis aux claviers, mais aussi Jean-Claude Agostini (g), Jean-My Truong
(perc), Sylvain Marc (b) et Luc Plouton (key). Didier Lockwood poursuit ainsi
les rencontres au sein de l’esthétique jazz-rock (Gordon Beck, p, NHØP, b, Tony
Williams, dm, Bob Malach, ts, Jan Hammer, kb) malgré l’épisode acoustique que
constitue son trio avec Philip Catherine (g) et Christian Escoudé (g) sur
l’album Trio (JMS, 1983). Sa
discographie témoigne d’ailleurs de l’éclectisme de ses compagnonnages: Gordon
Beck, Cecil Mc Bee, Billy Hart (Out of
the Blue, Gramavision, 1985), Marcus Miller (Rhythm & BLU, Cream Records, 1985), Manu Dibango (Afrijazzy, Polydor, 1987), sans compter
les scènes partagées avec les pianistes Martial Solal et Michel Petrucciani. Il
enregistre aussi plusieurs disques avec son Didier Lockwood Group (Francis
Lockwood, Jean-Michel Kajdan, g, Sylvain
Marc, b, Kirt Rust, dm, dans sa première version) et se produit à L’Olympia en
1985 avec son quartet et le groupe de fusion québécois UZEB (UZEB-Lockwood Absolutely Live + Quartet,
Cream Records 39).
Au début des années 1990, il s’entoure de Jean-Marie Ecay (g),
Laurent Vernerey (b) et Loïc Pontieux (dm). Il enregistre aussi son premier
album sur le sol américain: New York
Rendez-Vous (1995, JMS Records) avec Dave Liebman (s), Mike Stern (g), Dave
Holland (b) et Peter Erskine (dm). En 1996, il renoue avec la musique
classique, composant, avec l’Orchestre National de Lille, un concerto, Les Mouettes. Il n’en garde pas moins un
pied aux Etats-Unis et sort un album avec Joey DeFrancesco (org, tp), James
Genus (b), Steve Gadd (dm), Storyboard
(1996, Dreyfus Records). Ce format, que Jean-Luc Ponty avait essayé avant lui
aux côtés de Daniel Humair et Eddy Louis (HLP), semble lui convenir puisqu’il
enchaîne ensuite avec Benoît Sourisse (p) et André Charlier (dm) pour Round About Silence (1998, Dreyfus
Records).
En 2000, il rend hommage à Stéphane Grappelli avec Biréli Lagrène (g) et NHØP
(b) en revisitant les grands standards du jazz en général («Misty», « I
Got Rhythm», «In a Sentimental Mood »), et de la tradition Django en particulier
(«Minor Swing», «Nuages»), sur Tribute to
Stéphane Grappelli (Dreyfus Records). Un coup de chapeau (ou plutôt d'archet) au maître qui lui avait symboliquement offert son instrument, en passage de témoin. Après cette évocation d’un musicien
que beaucoup considèrent comme un modèle pour lui (bien que de l'avis de l'intéressé, c'est de Jean-Luc Ponty que lui vient sa vocation de violoniste de jazz), Didier Lockwood s’oriente
vers la musique indienne. Son violon croise Ragunath Manet, le plus grand
représentant de Barat-Natyam (danse indienne) et joueur de veena. Puis, il se lance
dans les compositions pour orchestres symphoniques (Les Enfants de la pluie, Hypnoses),
l’influence de sa femme, la chanteuse lyrique Caroline Casadesus peut être? Toujours
est-il qu’il partage avec elle l’affiche d’un spectacle à succès: Le Jazz et la Diva. Parallèlement à
cette parenthèse classique, il revient au jazz manouche en réunissant les
musiciens qui ont joué avec Stéphane Grappelli à différentes époques de sa
carrière. On retrouve ainsi sur Waltz
Club (2006, Universal Music) le guitariste écossais Martin Taylor,
l’accordéoniste Marcel Azzola et le contrebassiste Jean-Philippe Viret. Deux
ans plus tard, il récidive avec For
Stéphane, (2008, Frémeaux & Associés) cette fois-ci avec Dee Dee
Brigewater (voc), Toots Thielemans (g), René Urtreger (p), Romane (g), Sylvain
Luc (g), Marc Fosset (g), Patrice Caratini (b), Daniel Humair (dm). Sa carrière
est ainsi faite de nouvelles découvertes pour stimuler sa créativité et son
goût du partage comme ses œuvres pour les enfants (À la récré, ou Chansons pour
les enfants). En 2009, Didier Lockwood publie un disque en duo avec son
frère (Lockwood Brothers, Frémeaux
& Associés) et enchaîne avec un album sur Claude Nougaro, où tous les
musiciens ont eu un lien fort avec le chanteur. Ou encore, il immortalise son
passage au Jazzhus Montmartre de Copenhague sur Live at Montmartre (2010, Sony Music) avant de se pencher sur
l’électro en compagnie de Charlier, Sourisse et Philippe Balatier du groupe
NoJazz.
Il faut également rappeler l’engagement du violoniste dans la pédagogie de la
musique. Marqué par son parcours d’enseignement classique qu’il trouve trop
rigide, il entend permettre à chaque jeune musicien de recevoir une formation
performante sur le plan technique lui permettant d’aborder tous les styles
musicaux et de maîtriser l’art de l’improvisation. Ainsi, après la publication
d’un ouvrage théorique, Cordes et âmes
(Editions Salabert), une méthode consacrée à l’improvisation et au violon jazz,
il fonde en 2001 le Centre de Musiques Didier Lockwood à Dammarie-les-Lys (77).
Etablissement reconnu par le ministère de la Culture, délivrant un cursus
diplômant, très bien implanté à travers de nombreux partenariats, le CMDL a de
fait participé à installer Didier Lockwood comme une personnalité éminente du
jazz en France. Par ailleurs, à partir de 2011, il anime le festival Violons
Croisés, toujours à Dammarie-les-Lys, ville dont il est brièvement maire
adjoint à la Culture (2014-2016). Egalement positionné dans les institutions
nationales, il dirige le Haut-Conseil de l’Education Artistique et Culturelle,
créé par le ministère de la Culture en 2005, et remet, en 2016, au Premier
ministre, un rapport sur l’enseignement de la musique dans lequel il propose de
réformer en profondeur l’apprentissage en conservatoire. Ce rapport est mal
accueilli par les directeurs de conservatoire.
Didier Lockwood opère un retour
vers le jazz en 2017 avec son ultime album,
Open Doors (Sony Music). A cette occasion, il retrouve un vieux complice, André Ceccarelli. Le quartet est excellemment complété par Antonio Faraò (p) et
Darryl Hall (b). Sa soudaine disparition, le 18 février 2018, prive le projet
de sa dimension scénique, la tournée programmée pour 2018 et 2019 n’aura pas
lieu. Didier Lockwood devait également donner un concert en hommage à Django Reinhardt au mois de mars: autre rendez-vous manqué mais qui rappelle le lien qu'a conservé le violoniste, disciple turbulent de Stéphane Grappelli, avec le jazz tout au long d'une carrière au rythme intense, on ne peut plus éclectique.
Ses obsèques ont eu lieu à l'église St Roch (Paris 1er), le 11 février 2018. Il repose à présent au Cimetière du Montparnasse.
Michel Maestracci
DIDIER LOCKWOOD et JAZZ HOT: 383 (1981), 409 (1984), 436 (1986), 522 (1995), 558 (1999)
SITE: www.didierlockwood.fr
SELECTION DISCOGRAPHIQUE
Leader/coleader LP 1978. SuryaInner City 1092 LP 1978. Thank You Friends (Faton Cahen), Atlantic 5489 CD 1979. New World, Polydor 821 880-2 CD 1979. Swing Strings System, Frémeaux & Associés 449 LP 1980. Live in Montreux, JMS Records 011 CD 1981. Fusion, JMS Records 015-2 CD 1982. Fasten Seat Belts, JMS 016-2 CD 1983. The Kid, JMS Records 024-2 CD 1983, Trio, JMS 031-2 (avec Philip Catherine et Christian Escoudé) LP 1984. Didier Lockwood Group, Gramavision 1884-12-1 CD 1985. Out of the Blue, Gramavision 1885-04-2 LP 1985. Rythm'n Blue, Cream Records 170 CD 1985. Uzeb-Lockwood Absolutely Live + Quartet, Cream Records 39 CD 1987. 1.2.3.4, Nova 8921-2 CD 1990. Phoenix 90, DLG, JMS Records 054-2 CD 1991. Lune Froide (B.O.), JMS 058-2 CD 1993. Didier Lockwood Group, JMS 18621 CD 1994. Solal-Lockwood, JMS 067-2 CD 1995. New York Rendez-Vous, JMS Records 075-2 CD 1995. Chansons pour les enfants, JMS 051-2 CD 1996. Storyboard, Dreyfus Records 36582 CD 1998. Round About Silence, Dreyfus Records 365952 CD 2000. Tribute to Stéphane Grappelli, Dreyfus Records 36611 CD 2001. Omkara, Dreyfus Records 36624 CD 2003. Globe-Trotter, Universal Music 980 932-4 CD 2005. Concerto pour violon. Les Mouettes, Universal Music 4767553 CD 2006. Waltz Club, Universal Music 9837659 CD 2008. For Stéphane, Frémeaux & Associés 8520 CD 2009. Brothers, Frémeaux & Associés 592 (avec Francis Lockwood) CD 2010. Live at Montmartre, Sony Music CD 2015. Apesantar, Frémeaux & Associés 8528 CD 2017. Open Doors, Sony Music 5491822
Sideman LP 1976. Zao, Kawana, RCA Victor 1 0178 LP 1979. François Bréant, Voyeur extra lucide, EGG Visa 7011 LP 1979. Henri Texier, A Cordes et à cris, JMS 06 LP 1981. André Ceccarelli, JMS 014 CD 1985. Billy Hart, Gramavision 79506 LP 1987. Manu Dibango, Afrijazzy, Polydor 831 720-1 CD 1991 Gordon Beck, For Evans Sake, JMS 059-2 CD 1993. Leni Stern, Like One, Lipsticks Records 89017-2 CD 1996. Babik Reinhardt, Nuances, RDC Records 400 182 CD 1996. Richard Galliano, Laurita, Dreyfus Jazz 0365722 CD 1996. Michel Portal, Anyway, Label Bleu 6544 CD 1998. Leni Stern, Recollection, LSR 42 CD 1999. Jean-Marc Jafet, Dolorès, JJG 003 CD 2001. Anne Ducros, Purple Songs, Dreyfus Records 36622 CD 2005. Markus Stockhausen, Mozart, La nuit jazz n’groove, Nocturne 322 CD 2008. Biréli Lagrène, Gypsy Routes, Dreyfus Records 36720 CD 2010. Pink Turtle, Back Again, Frémeaux & Associés 528 CD 2017. Antonio Faraò, Eklektik, Warner 5054197610424
VIDEOS
Documentaire sur Didier Lockwood (en anglais) https://www.youtube.com/watch?v=R4OsEvP5ULU
1984. Stéphane Grappelli et Didier Lockwood, Jazz à Juan Stéphane Grappelli (vln), Didier Lockwood (vln) https://www.youtube.com/watch?v=J-B6pZVRQ4U
1992. Didier Lockwood, «Nuages», France 2, Musiques au cœur (8 avril 1992) Didier Lockwood (vln), Jean-Marie Ecay (g) https://www.youtube.com/watch?v=AAyAXIRRbGs&index=5&list=PLrjVianOJk2tl0UsyLYwCGZzjS19pZPh0
2011. Mike Stern/Didier Lockwood/Tom Kennedy/Dave Weckl, Jazz à Vienne Mike Stern (eg), Didier Lockwood (vln), Tom Kennedy (eb), Dave Weckl (dm) https://www.youtube.com/watch?v=8qIhSQXx3GU
2014. Richard Galliano/Biréli Lagrène/Didier Lockwood, Suisse (18 juillet 2014) Richard Galliano (acc), Biréli Lagrène (g), Didier Lockwood (vln) https://www.youtube.com/watch?v=eANuzNahj-U
2017. Didier Lockwood Quartet, concert intégral, Jazz in Marciac Didier Lockwood (vln), Sylvain Luc (g), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm) https://www.youtube.com/watch?v=Dw8it9RNFVw
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