Err

Bandeau-pdf-web.jpg
Actualités
Rechercher   << Retour

Donostia-San Sebastián (Espagne)

1 sep. 2013
Donostia-San Sebastián Jazzaldia, 24 au 28 juillet 2013
© Jazz Hot n°664, été 2013

Gregory Porter © Jose Horna

L
e 24 juillet, la 48e édition du Jazzaldia débutait par son Jazz Band Ball avec le chanteur Gregory Porter. Accompagné de son quartet américain, Porter a présenté la plupart des morceaux de ses deux albums, Water et Be Good, et d’autres thèmes qui devraient faire partie de son prochain opus. Pendant une heure et demie ont résonné des chansons comme « On My Way to Harlem », « The Way You Want to Live », « Work Song », pratiquement a capella, pour finir son concert avec la populaire « 1960 What ? ». Un bon concert altéré par les limites de la Scène Frigo.

Une autre affaire a été celui de Jamie Cullum. Cullum ne joue pas de jazz, tout au plus, il utilise quelques recettes, mais ce qu'il joue vraiment c’est de la musique de variété. A
San Sebastián, le répertoire et le show ont voulu faire honneur à la taille de la scène et au nombreux public, mais cela a nui essentiellement à la musique, spécialement dans quelques versions maladroites de « Love For Sale » de Cole Porter et « The Wind Cries Mary » de Jimi Hendrix, ou dans des citations superflues de l’omniprésent « Get Lucky » de Daft Punk et même du « Moanin’ » de Charles Mingus.

Sur les terrasses, il y a eu quelques propositions qui ont réuni leur public : Robert Glasper s’est tourné vers la dureté du funk, Ernst Reijseger vers l'improvisation et Ola Kvenberg vers l'élégance. Comme fin de fête, la Shibusa Shirazu a renouvelé son mémorable succès du Jazzaldia 2010. Avec une vingtaine de Japonais sur la scène – musiciens et danseurs – l'orchestre est une machine à fabriquer du groove et de l'intensité dans laquelle l'improvisation, les rythmes frénétiques et l'interaction entre musique et spectacle s’unissent pour créer un show éblouissant.

Vijay Iyer Trio © Jose Horna

La scène du 25 juillet a été ouverte par un concert magique de Vijay Iyer Trio. Accompagné par son fidèle Stephan Crump et par l’extraordinaire batteur Tyshawn Sorey, Iyer a présenté un trio très compact, clairement basé sur l'interaction de la collectivité. En tant que soliste, Crump est l'un des contrebassistes les plus fascinants d’aujourd’hui. Sorey est de son coté un musicien complet : chaque note renvoie à sa créativité et à son hyper sensibilité. Iyer semble avoir affiné son style pour, peut-être, faire quelque chose de plus accessible au grand public, sans pour autant perdre son audace rythmique.


Carla Bley et Steve Swallow © Jose Horna

À la « Trini » (place de la Trinitad), Swallow Quintet présentait son nouvel opus Into the Woodwork avec son inséparable Carla Bley et trois musiciens très intéressants : Chris Cheek (ts), Steve Cardenas (g) et Jorge Rossy (dm). Bien que le groupe ait été très soudé, le répertoire a manqué de la magie d'autres projets de Swallow, et le concert est devenu un peu froid par rapport à d'autres visites du bassiste.

À l'entracte, on a rendu hommage au travail du magazine Cuadernos de Jazz et de son directeur, Raúl Mao, décédé en début d’année, avec la remise d’une plaque commémorative à sa veuve, Marie Antonia García.

Jorge Pardo © Jose Horna

Au deuxième set, un grand Jorge Pardo présentait son dernier album, Huellas, accompagné d’une vingtaine de musiciens, des jeunes et quelques vétérans dont David Pastor, Marc Miralta, Josemi Carmona, Paul Martin Caminero ou Bandolero. Tous fantastiques mais, par-dessus tous, nous avons aimé le maître Pardo : une force de la nature qui va au-delà de l'instrument. Le flamenco et le jazz confluent dans son discours sans aucune tension, avec beaucoup de magie. Son timbre inimitable a fait se lever le public de la Trini à certains moments ; mention spéciale au « 'Round Midnight » qu'il a joué en solo à la flûte.

Au Cloître de San Telmo a eu lieu le concert hallucinant du Aurora Trio – Agustí Fernández (p), Barry Guy (cb), Raymond López (dm). Le travail de ces musiciens est difficile à décrire ; il faut être sur place pour apprécier. Un jeu incroyable, plein de nuances, qui passe de la mélodie la plus sensible à l’improvisation la plus extrême et libre.

lee Konitz

Le vendredi 26, Lee Konitz a joué au Kursaal un concert vraiment émouvant. Konitz est l'un des grands survivants de l’âge d’or du jazz. Il s'est fait connaître en 1947 et, depuis lors, il n'a jamais failli à son engagement créatif pour la musique improvisée. Il a beau jouer depuis 60 ans les mêmes morceaux, son discours continu d'être original, spontané et excitant. Son concert l'a encore confirmé : le saxophoniste représente la plus pure essence du jazz, en démontrant que l'on peut jouer quelque chose de différent et personnel en improvisant encore et encore sur de vieux standards. Avant le concert, après avoir reçu des mains de Miguel Martin le prix Donostiako Jazzaldia, Konitz a dit : « Je ne sais pas pourquoi ils me récompensent, je suis seulement un humble saxophoniste qui essaie de jouer du sax alto le mieux qu’il peut. »

Dave Douglas © Jose Horna

Sur la scène de la Trinidad, Dave Douglas a signé un concert superbe avec de bonnes compositions et un groupe où chaque membre était un monde à lui-seul. Mention spéciale au saxophoniste extraordinaire Jon Irabagon, l'une des grandes promesses du jazz du XXIe siècle, à la bassiste Linda Oh et au prodigieux pianiste Matt Mitchell. Encore une fois, Douglas est avant tout un leader majuscule.

Pharoah Sanders © Jose Horna

Pharoah Sanders a interprété un concert agréable et sans prétention. A son âge – avec une capacité physique diminuée – monter sur scène est une épreuve. Il a commencé avec « The Night Has a Thousand Eyes » qui ouvrait l'album mythique Coltrane's Sound, en improvisant sans trop d'idées novatrices, mais avec un son de saxophone précieux. Après ce premier morceau, comme s'il avait tout donné, Sanders s'est maintenu au second plan, se limitant à l'exposition du sujet (dans « Naima ») ou en improvisant brièvement (dans « Giant Steps »), pour récupérer son souffle dans « The Creator Has a Master Plan ». Son groupe, qui le soutenait de façon très compétente, avait été complété à la dernière minute par le pianiste Dan Tepfer en remplacement du fidèle pianiste de Sanders, William Henderson.

Le samedi 27, après la remise de l'autre prix Donostiako Jazzaldia au journaliste et critique de Jazz Juan Claudio Cifuentes "Cifu", a eu lieu l'un des rendez-vous le plus attendu du Jazzaldia : le Marathon Masada. Douze groupes, cinq heures et un protagoniste-leader : John Zorn. De la magie sur la scène, la perfection totale dans beaucoup des propositions et un son impressionnant. Bref, un concert historique pour beaucoup de raisons. L'après-midi a commencé avec le quartet original Masada, ça va de soi, la seule formation où Zorn exerce comme instrumentiste, avec Electric Masada, sa mutation amplifiée, fermant la soirée avec le meilleur concert de la journée. Entre ces deux temps forts, dix micro-concerts (20 minutes de durée en moyenne) parsemés de poids lourds (Masada String Trio, Electric Masada, Erik Friedlander ou le duo de Mark Feldman et de Sylvie Courvoisier), de poids moyens (le Bar Kokhba, The Dreamers, Uri Caine, David Krakauer ou Banquet of Spirits), de poids légers (Secret Chiefs 3) et même un aspirant (le quartet vocal Mycale).

China Moses © Jose Horna

À la Place de la Trinité, en parallèle du Marathon, deux voix féminines ont rempli la scène. D’abord, China Moses. Son entrée en scène n'aurait pas pu être plus tape-à-l'œil : à la main gauche un éventail, dans la droite une coupe de vin rouge, habillée par une jupe noire et un tee-shirt à bretelles, l’ensemble mis en valeur par d’incroyables chaussures, rouge brillant, à talons de plus de dix centimètres de hauteur. Le répertoire proposait des morceaux de ses deux derniers disques This One Is for Dinah et Crazy Blues. Tout au long de la nuit, ont résonné des morceaux comme « Resolution Blues », « Dinah's Blues », « Cherry Wine », la ballade « Just Say I Love Him », « Crazy Blues »,  qu’elle chanta à la manière d’une blues woman des années 1920-30 et on retient une
excellente version de « Work Song ». La formation qui l'accompagnait n’a fait que cela : l'accompagner pour qu'elle brille. Ils ont eu leurs moments pour quelques solos, spécialement Jean-Pierre Derouard (dm) et Raphaël Lemmonier (p), mais il était clair que l'âme du concert était sans appel China.

En dehors des deux morceaux de son dernier disque (« La nuit la plus longue » et « Santa Lucía »), Concha Buika misa sur un registre de chansons où le boléro tenait le rôle principal. La pluie perturba un peu le concert, mais le public était complètement subjugué par le travail splendide de la chanteuse. Le pianiste Iván « Melon » Lewis et le percussionniste Raymond Porrina ont fait ce qu'ils avaient à faire : l'accompagner discrètement.

Diana Krall © Jose Horna

L'après-midi du dimanche 28, Diana Krall revenait au Kursaal avec une nouvelle image, quelques changements musicaux – jouer en regardant les musiciens, leur donner plus de place, l'entrée de Marc Ribot dans le groupe et des changements dans le répertoire… pour reprendre des chansons de l'album Glas Rag Dol (« We Just Couldn't Say Goodbye » et « There Ain't No Sweet Man That's Worth the Salt of My Tears ») avec lesquelles elle a commencé sa performance. Une grande lune et quelques étoiles sur scène ont transporté le public dans une séance nocturne de vieux théâtre, gramophone inclus, pour écouter des morceaux comme « Just Like a Butterfly » ou « That's Caught in the Rain », où elle fut uniquement accompagnée par l'invité de la veillée, le grand guitariste Marc Ribot. Krall a emmené sur son terrain des versions comme « Lonely Avenue », « Just You, Just Me », « Simple Twist of Fate » de Bob Dylan, « Wide River to Cross » du répertoire de The Band, ou « Temptation » de Tom Waits, après lequel elle a offert deux bis : « Glad Rag Doll » et « Whispering Pines ». C'était le rendez-vous mondain du festival et le public en est parti très satisfait.

La fin de ce Jazzaldia
de San Sebastián à la place de la Trinité a eu un accent asiatique prononcé. La chanteuse coréenne Youn Sun Nah commença, courageuse, seule sur scène avec son piano africain, chantant « My Favorite Things ». Puis, elle enchaîna avec « Hurt », la belle et triste chanson de Train Reznor que Johnny Cash rendit célèbre en son temps, et pour la soutenir est apparu Ulf Wakenius avec sa guitare délicate. L'intensité alla crescendo quand, entourée déjà par le groupe au complet – Vicent Periani (acc) et Simon Tailleu (b) – elle entonna « Lament ». A partir de là, tout a été facile : les gens étaient fascinés, et elle en jouissait. Le premier tour de force fut « Moment Magique », en duo avec Ulf ; elle continua un autre duo où Periani démontra son savoir-faire à l'accordéon ; elle s’est animé avec « Pancake » et régala par une démonstration de folklore coréen dans « Arirang ». Il restait encore de temps pour parachever son triomphe, et elle proposa une version de « Breakfast in Bagdad ». Pour finir, elle revendiqua Tom Waits avec « Jockey Full of Bourbon ». Quand elle a vu le public applaudir debout et en redemander, Youn était émue et a ajouté en bis un intense « Ghost Riders in the Sky ».

Hiromi © Jose HornaLa Japonaise Hiromi Uehara a joué le rôle principal du deuxième set à la tête de son trio, formé d'Anthony Jackson (b) et Steve Smith (dm) qui a remplacé fort heureusement, à notre avis, le batteur
habituel, Simon Phillips. La pianiste a présenté en cette occasion une bonne partie des morceaux qui font partie de son dernier disque Move. Elle démarra la nuit avec le morceau éponyme, suivit par « Endeavor », et on écouta aussi la longue « Suite Escapism » avec ses trois parties: « Reality », « Fantasy » et « In Between ». De son ancien répertoire, elle a repris « Labyrinth » et « Desire » (son disque Voice) ; elle a aussi joué, en piano solo, l'un de ses morceaux star, « Place to Be ». Les opinions à propos de ce concert ont été extrêmes : Hiromi enchante par son énergie et sa dextérité, ou déçoit par son manque de nuances et l'excès de concept « rock » qu'elle impose. Les deux opinions peuvent coïncider en la considérant comme « explosive », mais il reste à voir s’il y a, finalement, autre chose que de la fumée après tant de poudre brûlée.

S'il y avait à faire un bilan, on pourrait dire que c’était une bonne édition du Jazzaldia de
San Sebastián où, en marge des données sur le nombre de concerts ou les statistiques de fréquentation du public, il faut remarquer la permanence d'espaces gardant une place au jazz en ces lieux de référence (bientôt la 50e édition !). Il ne resterait qu’à revenir sur une distribution plus équilibrée des concerts pour le Jazz Band Ball et à résoudre les problèmes que pose, tantôt au public tantôt aux artistes, la scène Frigo. Peut-être pour la prochaine année ?

Lauri Fernández et Jose Horna