Le Siècle du jazz, Art, cinéma, musique et photographie de Picasso à Basquiat
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17 mars 2009
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Musée du quai Branly, Paris, du 17 mars au 28 juin 2009
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Quand la machinerie des musées français se met en route sur un sujet, il y a beaucoup de chances pour que le résultat en soit spectaculaire, en regard des moyens mis à la disposition des institutions en France. Pour le jazz, il y avait d’autant plus d’attente qu’il n’avait jamais véritablement franchi le seuil de l’officialisation et d’un tel musée. C’est le premier mérite de Daniel Soutif, critique de Jazz Magazine, à l’origine de cette première exceptionnelle, et il en était le commissaire attendu dans la mesure de son implication dans le circuit institutionnel des musées depuis de nombreuses années (Centre Georges-Pompidou). L’exposition a été rendue possible grâce à la collaboration du Centre de la culture contemporaine de Barcelone en Espagne et du Musée d’art moderne et contemporain de Trento et Rovereto en Italie.
Il est nécessaire de revenir sur l’objet de cette exposition pour éviter tout contresens dans sa compréhension: il s’agissait bien d’exposer les relations entre le jazz et d’autres expressions artistiques qui ont tourné autour de lui pendant un siècle assez justement baptisé “ du jazz ”, mais pour dire que c’est dans ce siècle que le jazz est né et a vécu, plus qu’il en fut l’art de référence. Le cinéma bien sûr mériterait aussi cette position éminente et bien d’autres expressions artistiques ont continué leur vie.
L’intérêt de cette exposition est bien dans un premier temps de consacrer le statut artistique du jazz, ce qui n’est acquis que depuis peu tant le jazz, propriété des amateurs éclairés, conserva longtemps sa capacité à s’affranchir des institutions et d’une reconnaissance qui ont l’inévitable contrepartie d’académiser et de normaliser l’expression (politique des subventions). Cette attirance-répulsion pour la reconnaissance est encore à l’œuvre dans l’esprit de nombreux musiciens qui tiennent à leur “ autonomie ” créative, que ce soit un sentiment vrai traduit par le vécu et l’expression ou une simple attitude de mode.
Cette exposition n’était pas, en principe – son sous-titre – une énième histoire du jazz, bien que l’angle chronologique choisi ait tendance à induire en erreur le promeneur néophyte et curieux ou l’amateur naturel du jazz, ébloui par la riche matière de cette grande première.
La chronologie est parfois un piège,
surtout quand elle est sous-tendue par une philosophie “ progressiste ”
en matière d’art, travers (fondateur pour la personnalité de Jazz Magazine) qui pollue d’ailleurs
toutes les expressions artistiques avec ces catégories très XXe siècle
de “ modernité ”, de “ création ” et d’“ avant-garde ” décrétées ou de
mode si nuisibles à la vie et la perception de l’art, par nature (si
c’en est) intemporel et éternellement nouveau et créateur, même quand il
s’agit d’œuvres anciennes, ou d’expressions réactivant des racines. Commençons
donc par le contenu (exposé chronologiquement dans l’espace en une
sorte de colimaçon) : Une revue de presse où Jazz Hot est assez présent jusqu’aux années 60 (le fonds
Charles Delaunay de la Grande Bibliothèque), avec des articles
d’auteurs célèbres (celui d’Ansermet dans la Revue romande de 1919, de
Boris Vian parfois sous des pseudos non éclairés), des affiches, des
ouvrages sur le jazz (Goffin, Panassié, mais pas la discographie de
Delaunay de 1937 à première vue. Charles Delaunay aurait mérité une
place à part car son positionnement (fils de Sonia et Robert, artiste
lui-même), est au centre du thème de l’exposition. Il y a également des
pochettes de disque en très grand nombre (exposées et en diaporamas),
une des inventions-contributions graphiques les plus importantes du jazz
– avec peut-être une sous-estimation des textes de pochettes qui ont
appris le jazz à des millions d’amateurs – des dessins, des peintures,
quelques films ou extraits, anciens (Fats Waller, Bojangles, Fred
Astaire… toujours passionnants) ou modernes dont certains n’ont rien à
voir avec l’objet de l’exposition, des sculptures, des objets, enfin une
inflation de documents exceptionnels parfois dont les amateurs de jazz
sont d’autant plus friands qu’ils en ont été longtemps privés et, pour
l’occasion, quelques œuvres, dessins, objets, ouvrages de la Harlem
Renaissance, étaient là. Ce souci quantitatif même dans la qualité est
un peu la faiblesse des amateurs de jazz (D. Soutif en est un), souvent
collectionneurs, et de notre époque consommatrice (la conception des
musées y sacrifie son intelligence). Beaucoup de documents sont très
émouvants mais il faut pour cela avoir déjà un background jazzique. Plus
la quantité des documents est grande, plus il est nécessaire de
construire l’exposition en s’appuyant sur des commentaires complexes et
précis les articulant entre eux, créant ces liens indispensables à la
cohérence d’une histoire, en fonction du projet initial, mieux qu’une
seule chronologie muette. Or ici, tout en respectant l’ordre
chronologique qui n’était pas le fond, l’exposition ne donne pas assez
d’éclairages civilisationnels sur les Etats-Unis qui expliquent ce
tourbillon artistique qui entoura le jazz ; par exemple sur le pourquoi
Harlem et ce mouvement de 1900 à 1935, sur le pourquoi des standards,
sur les relations “ interraciales ” et internationales qui rendirent
possible cette émulation d‘expressions variées, sur ses traductions en
Europe avec en particulier le cas emblématique de Charles Delaunay,
critique propagandiste du jazz à la croisée des arts par ses parents,
ses relations, son ouverture et son talent. Oui, on sait que telle toile
date de telle époque, comme telle revue ou tel disque, mais si on peut
espérer que les férus de jazz articulent les éléments entre eux, que
font les autres ? On peut se dire que cette exposition est réservée aux
spécialistes mais dans ce cas pourquoi faire payer les autres ? La
saturation, visuelle ici est une sorte d’encouragement à une
surconsommation indigeste pour les non-initiés. L’autre travers d’une
chronologie trop isolée comme facteur explicatif dans cette exposition
est de donner au visiteur l’impression que les musiciens de jazz sont
nés un jour et morts le lendemain ; qu’une expression nouvelle rend
obsolète, comme on le dit en informatique ou en matière commerciale, les
expressions préexistantes, voire qu’elles disparaissent, et avec elles
toutes les autres formes d’art qui s’en inspirent. C’est la philosophie
de nos confrères de Jazz Magazine
liée à l’idée de rupture (Free Jazz
et Black Power), mais est-ce pour autant une réalité de terrain ?
Non bien sûr ; l’expression dans le jazz est un continuum, multiforme,
et ses formes vivent ensemble en parallèle, en se croisant ou se mêlant
parfois pour construire la surface, la matière, la profondeur,
l’épaisseur, la transversalité, la richesse, l’avenir du jazz,
éventuellement ; si on ne les tue pas, comme parfois en France pour des
raisons de pouvoir, de mode ou de coteries. En jazz comme en art, la
mémoire est même un indispensable moteur de l’authenticité et de la
création. Si, par exemple, Django Reinhardt a ouvert la grande voie
du jazz dans les années trente en France, des artistes musiciens comme
peintres, sculpteurs, graphistes, cinéastes, etc., se revendiquent
toujours de cette inspiration en 2009 pour continuer à créer, sans faire
nécessairement de “ l’abstraction créative ” rendue obligatoire par
notre temps. La peinture de Clama, le cinéma de Woody Allen, de Clint
Eastwood, les pochettes de disque en général, sont autant d’expressions
inspirées du jazz sous toutes ses formes. Dans cette exposition, la
période moderne est consacrée à l’abstraction, à l’improvisation totale
voire à la vacuité (une histoire de guitare traînée au sol par un camion
pour produire des sons aléatoires, une expo de dessus de pianos…).
C’est faire peu de cas des milliers de créateurs musiciens en vie et
autres artistes qui prolongent des formes de jazz enracinées ; loin de
pratiques qui ne sont pas artistiques parce qu’elles disent l’être et
qu’elles sont officialisées par les institutions. Au demeurant, cela
autorisa sur place quelques discussions intéressantes avec de jeunes
visiteurs où il fut possible pour nous d’apporter des commentaires
absents, de rétablir des perspectives, voire de redresser quelques
préjugés renforcés par ce parallélisme automatique de la chronologie et
de la forme qui est, en matière d’art, un barbarisme. Il y a eu dans
cet amoncellement de beaux documents quelques erreurs de légende,
parfois cocasses, mais là-dessus soyons indulgents et réalistes : la
masse réunie (des milliers de documents venant de musées, bibliothèques,
collectionneurs) est une performance, une grande réussite et le nombre
d’erreurs est très faible, la présentation soignée. La faiblesse des
commentaires est plus regrettable. Enfin, je ne peux pas terminer
sans dire un mot sur le choix du lieu de cette exposition parce qu’il a à
voir avec l’objet de cette exposition : d’abord pourquoi pas au Musée
d’Art moderne de Paris – né en 1937 justement avec cette vocation
d’exposer l’explosion artistique du début du siècle – où c’était tout
indiqué, voire à Beaubourg ou Daniel Soutif a ses habitudes ? Le choix
du Musée des Arts premiers pour ne plus dire primitifs, bien que ce soit
encore plus impropre, est en fait une des autres erreurs majeures qu’il
était possible de faire (ou d’éviter) après cette “ chronologie de la
forme ” caricaturale dont nous avons parlé. En dehors de l’horreur
absolue en matière architecturale, environnementale et sur le plan
visuel qu’est ce musée, était-ce pour rappeler au néophyte des origines
africaines premières pour le jazz ? Cela va très bien dans le discours
de mode écolo-bobo-tiers-mondiste du moment, mais cela ne constitue pas
une justification. Que le jazz soit une expression d’essence
afro-américaine, c’est-à-dire née dans la communauté américaine
d’origine africaine, d’accord. Nos confrères de Jazz Magazine et Jazzman
l’oublient trop souvent, comme nos institutions ou structures
culturelles. Mais cela signifie en clair que cette expression s’est
développée aux Etats-Unis, au XXe siècle (D. Soutif l’écrit très
justement dans son introduction d’un beau catalogue), dans une société
en plein développement et mouvement, d’immigration et de migrations
massives, mêlant toutes les influences et les populations : celle bien
sûr de la mémoire de cette population (la place de la transmission
orale, l’approche du rythme, le rôle de la musique dans le quotidien)
mais aussi celle de la musique populaire et savante occidentale. Le jazz
naît dans le contexte de toutes les modernités (la ville, l’industrie,
la vie nocturne…) et se développe quasi exclusivement dans les sociétés
démocratiques occidentales en pleine effervescence artistique et
politique. Les musiciens de jazz afro-américains sont les premiers à
revendiquer un savoir (et la possibilité d’y accéder) qu’un
tiers-mondisme naïf leur refuse encore ici sous prétexte de spontanéité,
d’improvisation, de tradition orale, de spiritualité, bref d’art “
premier ”. Le jazz est une synthèse américaine du XXe siècle, pas un
folklore né pur d’influences mais une élaboration artistique née d’un
maelström culturel. Il ne s’est pas développé en Afrique, ni en Amérique
centrale ou du Sud où a pourtant été déportée la très grande partie des
Africains au cours des trois siècles précédents, mais bien aux
Etats-Unis au XXe siècle, et par ricochet en Europe, à la “ faveur ”
notamment de deux guerres où les Libérateurs ont emmené dans leurs
bagages les conditions du rayonnement du jazz en Europe (une photo de
Jim Europe et des V-discs présents dans l’exposition nous le
rappelaient). Les musées étrangers qui participent à cette exposition
sont dans leur rôle (Art moderne et contemporain), pas le musée du quai
Branly. Si c’était une opportunité (une salle disponible ou un
responsable dynamique) plus qu’un choix, il eut été mieux de le dire car
l’association Art premier et jazz est une erreur autant sur le plan
musicologique que sur le plan de l’histoire des civilisations. Des
spectacles Jazz Africa figurant sur la même brochure que l’exposition,
disponibles au quai Branly, nous confortent sur l’idée de cette
confusion très mode et de ce renvoi du jazz à une négritude senghorienne
qui est hors sujet. Le jazz, art occidental, emprunte à l’Afrique au
même titre que la musique classique, la peinture, la sculpture, la danse
d’occident l’ont fait, en intégrant une source d’inspiration pour la
façonner selon des fantasmes occidentaux et une personnalité
civilisationnelle américaine (la Harlem Renaissance, le style jungle de
Duke Ellington autant que les revues). Cette confusion du jazz, du monde
afro-américain avec l’Afrique, outre son caractère au fond raciste même
si l’intention n’est pas celle-là, nous rappelle un vieux débat qui
anima les années 50-60 entre les auteurs afro-américains (Chester Himes,
Richard Wright et même plus tôt dans le temps Claude McKay), attachés à
leur américanité, et les tiers-mondistes ou auteurs du monde colonisé
qui pensaient l’art et la littérature à l’aune de la “ négritude ”. Ce
débat est encore vivant, même aux Etats-Unis dans l’opposition entre les
tenants de l’américanité du jazz (position de Wynton Marsalis entre
autres) et ceux de la négritude du jazz (l’AACM de Chicago) qui réfute
d’ailleurs le terme de jazz, sans réfuter les artistes de jazz. Ce
concept de négritude prend de l’ampleur dans ce XXIe siècle
communautariste et raciste, amplifié par les médias, accentué par la
perte de repères, de mémoire de ce que furent l’atmosphère de la
naissance et la vocation universelle du jazz (les artistes sont tournés
vers le public sans distinction d’origine). A l’intérieur de ce que nous
appelons le jazz au sens large aujourd’hui, ce débat est essentiel. Le
retour identitaire pour ne pas dire parfois “ racial ” (cf. l’ouvrage de
George Lewis sur l’histoire de l’AACM, Jazz Hot n° 646), avec aussi ces accaparements nationaux
(jazz français, espagnol…), mythique et mystique (jazz africain) ou
religieux (jazz klezmer, etc.), nie le statut d’art universel que des
gens comme Ansermet et Delaunay ont distingué très tôt chez ses
inventeurs (Bechet, Armstrong, Ellington, Django…). Le jazz peut avoir
des accents, du Mississippi, de Louisiane, de Chicago, de Californie et
du Texas ou d’Italie et tzigane, mais comme tous les arts affirmés, il
est une langue que les créateurs ne doivent jamais oublier sous peine de
sortir de l‘histoire. Ce Siècle du jazz, même si ce n’était pas son
objet, pose ces questions par le choix du lieu d’exposition et
paradoxalement la quasi-totalité des documents consacre le caractère
universel de cet art et renvoie à cet ancrage américain. Une plus grande
place faite aux documents d’autres pays où le jazz vit depuis les
années 1920-30, d’Italie et d’Espagne, en particulier puisque des musées
étaient partenaires, anglais ou scandinaves, belges ou allemands,
américains, japonais depuis 1945, confirmerait mieux que de longs
discours cet aspect civilisationnel du jazz. Sur le plan
documentaire, la danse et la photographie mériteraient un développement
particulier, tant le jazz a créé de symbioses avec elles. Cela dit,
c’était une première, et à ce titre l’exposition mérite d’abord beaucoup
de compliments, notamment pour cette capacité à réunir des documents
rares et parce que le commissaire, Daniel Soutif, était vraiment le
porteur de l’exposition et non un simple consultant. En dehors de ce qui
fait débat en art et pour le jazz – c’est aussi la vocation et le
mérite de cette exposition –, il a évité les naïvetés, les erreurs
grossières habituelles quand les institutions évoquent le jazz. C’est un
pas qualitatif et symbolique… Yves
Sportis
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