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jean-duverdier.com            

Sur la route des festivals en 2017

Dans cette rubrique «festivals»
, tout au long de l'année 2017, vous pouvez accompagner nos correspondants lors de leurs déplacements sur l'ensemble des festivals, où Jazz Hot est présent. Les comptes rendus sont édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand cela est possible; vous pouvez les repérer par la présence en tête de texte d'un drapeau correspondant à la langue que vous choisissez en cliquant dessus.

Le jazz en live reste une expérience irremplaçable, autant pour vous que pour les artistes et les organisateurs… Il suffit de cliquer sur le nom du festival.

Nous remercions l'ensemble des Festivals de jazz pour l'accueil de nos correspondants sachant que c'est la condition pour tous de conserver la mémoire d'une des scènes importantes du jazz. Les budgets étant de nos jours soumis aux contraintes de l'austérité, et parfois aux affres de l'ignorance sur ce qu'est le jazz, il importe que les acteurs du jazz conservent à l'esprit cet enjeu essentiel
qu'est l'information pour la préservation du jazz. Pouvoir faire des photos et des commentaires, librement, pour la presse spécialisée, et en avoir les moyens par un accueil respectueux de la part des festivals et des autres scènes, est une des facettes de la liberté et de la richesse du jazz, et plus largement de la liberté de la presse et donc de la démocratie dont nous sentons le manque dans le quotidien…

Nous conservons dans cette rubrique une antériorité d'une année pour donner à notre lectorat une meilleure idée de l'activité festivalière et de son évolution. Les années précédentes restent disponibles dans notre boutique.



Au programme des Comptes Rendus

2017 >
Provence-Alpes-Côte-d'Azur, Jazz sur la Ville • Toulouse, Haute-Garonne, Jazz sur son 31 Cousance, Jura, Jazz en Revermont • Verviers, Belgique, Jazz à Verviers Monterey, Etats-Unis, Monterey Jazz Festival • Eben-Emael, Belgique, Jazz au Broukay • Buis-les-Baronnies, Drôme, Parfum de Jazz • Pertuis, Vaucluse, Jazz à Pertuis/Festival de Big Band Langourla, Côtes d'Armor, Jazz in LangourlaOspedaletti, Italie, Jazz Sotto Le Stelle • Ystad, Suède, Ystad Sweden Jazz Festival • Marciac, Gers, Jazz in Marciac • Gandía, Espagne, Festival Polisònic • Fano, Italie, Fano Jazz by the Sea • San Sebastiàn, Espagne, Jazzaldia San Sebastiàn • Nice, Alpes-Maritimes, Nice Jazz Festival • Marseille, Bouches-du-Rhône, Marseille Jazz des Cinq Continents •  Toulon, Var, Jazz à Toulon • Antibes/Juan-les-Pins, Alpes-Maritimes, Jazz à Juan • Iseo, Italie, Iseo Jazz • Toucy, Yonne, Toucy Jazz Festival • Vitoria-Gasteiz, Espagne, Festival de Jazz de Vitoria • St-Cannat, Bouches-du-Rhône, Jazz à Beaupré • Pléneuf-Val André, Côtes-d'Armor, Jazz à l'Amirauté • Montréal, Québec, Canada, Festival International de Jazz de Montréal Getxo, Espagne, Getxo JazzCorbeil-Essonnes, Essonne, Corbeil-Essonnes Jazz Festival St-Gaudens, Haute-Garonne, Jazz en CommingesBergame, Italie, Bergamo Jazz

2016 >
• Marseille, Provence, Jazz sur la Ville Cormòns, Italie, Jazz&Wine • Toulouse, Haute-Garonne, Jazz sur son 31 • Verviers, Belgique, Jazz à Verviers • Bar-sur-Aube, Aube, Jazzabar • Bucarest, Roumanie, Bucharest Jazz Festival Monterey, Californie, USA, Monterey Jazz FestivalBuis-les-Baronnies/Tricastin, Drôme, Parfum de Jazz • Gaume, Belgique, Gaume Jazz FestivalJavea, Espagne, Xàbia Jazz Langourla, Côte-d'Armor, Jazz in Langourla Ystad, Suède, Ystad Sweden Jazz FestivalOspedaletti, Italie, Jazz sotto le StelleRoyan, Charente-Maritime, Jazz Transat • Pertuis, Vaucluse, Festival de Big Band de PertuisMarciac, Gers, Jazz in MarciacFano, Italie, Fano Jazz in a SummertimeMarseille, Bouches-du-Rhône, Marseille Jazz des Cinq ContinentsSan Sebastian, Espagne, Jazzaldia San SebastianToulon, Var, Jazz à ToulonToucy, Yonne, Toucy Jazz Festival
Vitoria, Espagne, Vitoria Jazz FestivalIseo, Italie, Iseo Jazz • Pescara, Italie, Pescara JazzSt-Cannat, Bouches-du-Rhône, Jazz à BeaupréGent-Gand, Belgique, Gent JazzPléneuf-Val-André, Côte d'Armor, Jazz à l'AmirautéVienne, Isère, Jazz à VienneGetxo, Espagne, Getxo JazzMontréal, Québec, Canada, Festival International de Jazz de Montréal • Ascona, Suisse, JazzAsconaBruxelles, Belgique, Jazz Marathon St-Gaudens, Haute-Garonne, Jazz en CommingesSt-Leu-La Forêt, Val d'Oise, Arts & Swing Bergame, Italie, Bergamo Jazz


Pour accéder directement au festival
de votre choix, cliquez sur le nom des festivals en bleu. Les recherches restent 
toujours possibles par nom de musicien, de ville, de festival, de région ou de pays en utilisant la fonction «recherche» de votre navigateur (la recherche s'ouvre dans la barre du bas de votre fenêtre).

Comme pour tout le site, nous vous rappelons qu'il vous faut survoler les photos avec le curseur, activé par votre souris ou votre touchpad, pour voir apparaître la légende et le crédit des photos.



Carl Weathersby © Guillaume Peyre by courtesy of Le Cri du Port



Provence-Alpes-Côte-d’Azur


Jazz sur la Ville,
6 novembre au 3 décembre 2017



Pour cette 11e édition en 12 ans, Jazz sur la Ville a connu son plus grand succès. L’association hésite à emprunter le mot de festival car la programmation est choisie par 35 structures adhérentes; même si le programme est concerté au sein du bureau, il donne une vision des différentes formes du jazz sans renier sa tradition ou son évolution; plus de 75 concerts et une dizaine de rencontres: expositions (expo-photos de Dizzy Gillespie en Corse par Louis Schiavo, Les Incontournables: pochettes rares de disques), films, master-class (Lalo Zanelli) et plusieurs conférences (A la Découverte de Monk, Hommage à Dizzy, La Tradition Jazz Musette, Jazz Hot: La revue internationale du jazz).
A sa naissance, il y a 12 ans, la manifestation réunissait 6 associations marseillaises et une dizaine de lieux de la ville. Désormais, les structures (organisateurs, lieux d’accueil, partenaires…) sont réparties sur 4 département de la Région Paca qui coordonnent leurs efforts et moyens pour présenter un jazz très varié. L’association, petitement soutenue par la Ville de Marseille et le Conseil Départemental 13, pas du tout par la région Paca, accomplit un travail remarquable de mise en commun des énergies, de partage des valeurs et une communication de haut niveau malgré un budget restreint. Chaque producteur est
  responsable de la gestion de ses concerts.
Le programme était très riche, et si on ne peut en donner un compte rendu exhaustif, on suivra les deux fils rouges de cette édition: la guitare et les belles voix féminines, instrumentales aussi…

 

Jensen & Jensen, Jazz sur la Ville 2017 © Ellen Bertet

Côté guitare, une véritable armada était présente, de talents régionaux à quelques maîtres actuels de la six cordes. La première salve a été envoyée par Jonny Lang dans un blues tonitruant lorgnant vers le rock. Ben Monder, toujours aussi énigmatique mais dans un style inédit, soutenait le quintet des sœurs Jensen pour leur première vraie tournée européenne. Nelson Veras, brésilien établit à Paris, conjuguait son talent à celui de l’accordéoniste Frédéric Vialle pour un spectacle intitulé Les racines du ciel à l’Hôtel C2, à Marseille. Quant à Sylvain Luc, à Nice, il offrait un heureux mariage avec les percussions persannes des frères Chemirani.
Les régionaux n’ont pas démérité: Philippe Petrucciani rendait un bel hommage à son frère Michel avec Remember Petrucciani; le Toulonnais Claude Basso retrouvait son vieux complice Jo Labita (acc) à la Seyne-sur-Mer, ancienne cité de chantiers navals, pour un duo très musette; quant à Paul Pioli, il venait à La Ciotat, autre cité navale, défendre le répertoire original de son nouvel opus Lignes.

Le blues fut encore à l’honneur avec la 48e édition du Chicago Blues Festival représentée cette année par le vétéran Carl Weathersby épaulé de Rico McFarland. Les deux sont au sommet de leur art avec une spéciale dédicace au vieux Carl, époustouflant! Le blues en conférence par François Billard (journaliste, critique, producteur) qui accueillait dans son Le Non Lieu (la plus petite salle, moins de 50 places) deux guitaristes en solo, Joël Antona puis Karim Tobbi.
Retour à l’internationale de la guitare avec deux aventuriers: le Berlinois Kalie Kalima au sein du groupe Finn Noir et l’étonnante américaine Mary Halvorson au sein de l’Illegal Crowns, tous deux en Avignon. Dans un style aussi innovant, Pascal Charrier proposait sa nouvelle formule du groupe Kami, cette fois en octet, sans oublier Guillaume Magne du Joce Miennel Tilt. Dans la galaxie Brésil, le magnifique Yamandu Costa s’imposait en digne successeur de Baden Powell, Raphaël Rabello, Guinga ou encore Egberto Gismonti, comme un nouveau génie de la guitare, cette fois à sept cordes.

Autre côté marqué de ce programme, la voix fut à l’honneur: hommages à des divas disparues, jeune pousses de la scène régionale et vedettes internationales. Mariannick St-Céran, l’une des belles voies du Sud, a livré lors de deux concerts sa passion pour Nina Simone. La jeune Eyma, à la tête de son solide quartet évoqua l’âme d’autres divas comme Abbey Lincoln; un début de parcours à suivre. Anna Farrow, en quartet, elle offrait l’intégrale de son premier album Day’s & Moods, et on n’oubliera pas Cathy Heiting. En pleine ascension internationale, Sarah Lancman en duo avec Giovanni Mirabassi venait défendre sur la scène d’un Petit Duc bien plein (nouveau lieu aixois qui accueille une saison jazz) son dernier album A Contretemps. Même succès pour l’anglaise Lucy Dixon, aussi à l’aise dans ses vocalises que dans ses claquettes. L’Australienne Sarah McKenzie (voc,p) toujours en quartet avec notamment Pierre Boussaguet (b) a ravi l’auditoire du Théâtre du Sémaphore à Port de Bouc, l’un des rares théâtres à intégrer régulièrement du jazz à son programme annuel.
Stacey Kent, en diva, accompagnée par l’Orchestre Symphonique Confluence, se produisait dans la plus grande salle de cette édition, Le Silo, à Marseille, et attira la foule à l’écoute de son nouveau projet musical I Know I Dream. La chanteuse et compositrice belge, Melanie De Basio, se présentait au Théâtre du Merlan dans un jazz sombre inspiré de sa ville natale, Charleroi. La surprise vint sans aucun doute du groupe The Como Mamas, trois grandes voix féminines originaires de Como, petite ville du Mississippi qui, pour cette première virée européenne, faisaient étape à l’Auditorium de Cabriès, autre bourgade des Bouches-du-Rhône, dans un concert revisitant la tradition du gospel.
Yamandu Costa © Guillaume Peyre by courtesy of Le Cri du Port

Cet important programme d'un mois intense, certainement plus original que bien des festivals, a attiré une audience de plus de 10000 spectateurs; une belle réussite compte tenu de la petite jauge de la majorité des salles. Nous devons encore saluer les performances originales dont celles de Lalo Zanelli & Ombu, Christian Scott, Ingrid & Christine Jensen’s –coup de cœur de cette édition–, One Foot, Yom et le Quatuor IXI Illuminations.
On se souviendra de la projection en exclusivité nationale du film Chasing Trane de John Scheinfeld, documentaire
essentiel sur Coltrane avec des images inédites et des témoignages de ses compagnons de route et de sa famille. Saluons la persévérance d'Armel Bour (Directrice du Cri du Port) qui a fait réaliser en exclusivité les sous-titres, et a pu ainsi assurer pour la première fois sa projection publique en France, en V.O. Une nouvelle fois la qualité de projection et du son du Cinéma l’Alhambra fut remarquable, et la salle était comble. Le duo italien, Francesco Bearzatti (ts) et Oscar Marchioni  (org) dévoila en lever de rideau, une création inspirée des thèmes et improvisations du Maître Coltrane.

Cette chaleureuse manifestation, qui a accueilli plus de 320 musiciens, se terminait le dimanche 3 décembre 2017 sous une neige exceptionnelle pour la cité phocéenne avec un beau succès pour le Trio Barolo, ovationné 
dans le Musée Borely (Musée des Arts Décoratifs de la Faïence et de la Mode) et avec les Quatres Vents1 sur la scène exigüe de La Meson. Le groupe sera à New York début janvier supporté par le French Quarter et le Winter Jazz Festival.

On attend que ce travail collectif exemplaire soit vraiment soutenu par les pouvoirs publics car Jazz sur la ville va à la rencontre de tous les publics, d’habitants qui résident toute l’année en Provence2 et qui aspirent à une vie culturelle mieux répartie dans l’année.

1. Cf. Jazz Hot n°680, été 2017
2.
Marseille, Aix-en Provence, Avignon, Berre-l’Etang, Cabriès, Hyères, La Ciotat, La Seyne-sur–Mer, Martigues, Miramas, Nice, Port-de-Bouc, Port-St-Louis-du-Rhône, Salon-de-Provence, Vitrolles. jazzsurlaville.fr

Ellen Bertet
Photos Ellen Bertet et Guillaume Peyre by courtesy of Le Cri du Port

© Jazz Hot n° 682, hiver 2017-2018
Toulouse, Haute-Garonne


Jazz sur son 31, 6-22 octobre 2017

31e édition du Festival Jazz sur son 31, organisé par le Conseil départemental de la Haute-Garonne, un chiffre porte-bonheur pour cette édition qui a, cette année encore, largement dépassé son objectif des 21000 spectateurs en misant (comme la plupart des festivals d’importance) sur «l’ouverture» aux musiques «tangentielles», sur une politique tarifaire favorable aux petits budgets (avec l'Automne Club) et en proposant quelques concerts gratuits.
Dans sa dimension locale, Jazz sur son 31 s’est caractérisé par la présentation du Big Band Garonne et du 6tet Jazz dirigés par le pianiste et programmateur du festival, Philippe Léogé, ou encore la soirée des 30 ans de l'UDEMD 31, mettant ainsi en lumière le réseau pédagogique du département, sans oublier la fameuse carte blanche à un musicien local qui était, cette année, le jeune pianiste Thibaud Dufoy formé au CNR de Toulouse. Sur le plan international, un coup de projecteur a été donné sur le jazz à La Havane avec quatre soirées autour des formations des pianistes de la nouvelle génération cubaine que sont Rolando Luna et Harold Lopes. Les ateliers et les rencontres avec le public prorogèrent les concerts des formations cubaines, de Claudia Solal (voc) et Benjamin Moussay (p), Frédéric Monino (b) et sa passion pour Jaco Pastorius, mais aussi le travail de Jérôme Débédat autour de la photographie en portant un autre regard sur Cuba. 

Nous passons ici en revue les concerts les plus proches du jazz de culture. Et bien que le festival couvre l'ensemble du département, nous nous sommes surtout attardés à l'Automne Club, sorte de club éphémère de 500 places installé au cœur de Toulouse au bord du Canal du Midi.


Ainsi le 10 octobre, à l’Automne Club, le trio Laurent Coq jouait devant un nombreux public curieux de découvrir cette figure contemporaine du piano jazz hexagonal qui cultive une approche assez complexe basée sur des compositions singulières issues pour la plupart de son nouvel album Kinship. Une thématique qui s'inspire de ses diverses rencontres avec des musiciens tels Jérôme Sabbagh ou Bruce Barth. C'est d'ailleurs la première fois que cette musique est jouée «live» depuis son enregistrement à New York l'année dernière. Jonathan Blake, l'ancien partenaire de Kenny Barron, Tom Harrell ou du Mingus Big Band, assure une superbe assise rythmique en variant les climats aux cymbales. Un premier thème est très ellingtonien dans son approche, suivi d'une bonne dizaine d'autres faisant référence à sa famille musicale dont on retiendra «Honest» dédié au pianiste Bruce Barth son professeur à New York en 1994 ou «Flow» en hommage à Laurence Allison. Bien que s'inscrivant dans la tradition du piano jazz, il s'en éloigne à travers son travail de compositeur de thèmes. Plus tôt, dans l’après-midi, il donnait à l’hôpital Purpan de Toulouse, un concert pour les patients et leurs proches. Une occasion de s'essayer avec brio à l'exercice du piano solo, toujours dans une thématique originale. 

Le lendemain, le club accueillait à guichets fermés la chanteuse et guitariste de Brooklyn Natalia M. King. Son blues entre shuffle et New Orleans est servi par une voix peu expressive et quelques maniérismes issus de la pop, un univers dont elle vient. Dans un français parfait, elle évoque le sens de chaque thème, donnant une impression de maîtrise de la scène et du public. Autour d'elle, le groupe fonctionne sans plus, malgré la présence de l'excellent Fred Nardin (p). 

Changement de climat avec le quintet du trompettiste Julien Alour, le 15 octobre. Une formation ayant pris le parti d'un répertoire original autour d'un leader compositeur faisant la part belle aux thèmes de son album Cosmic Dance. L'ensemble acoustique donne dans un jazz post-bop, quelquefois funky, amené par une excellente rythmique d'où émerge le vétéran Jean-Pierre Arnaud (dm) et Gabriel Midon (b). Le jeu de Julien Alour se caractérise par de longues phrases sinueuses doublées d'une articulation claire, alternant entre le bugle et la trompette. On retiendra la superbe ballade «Song for Julia» issu de son précédent album Williwaw où s'illustre François Théberge (ts) avec un léger vibrato à la Lester Young. D'un thème modal à un autre monkien, comme «Big Bang», le ténor de François Téberge cultive son espace de liberté démontrant qu'il est toujours un enfant de Warne Marsh notamment sur «Cold Duke».

Christian Sands © David Bouzaclou



Le 17 octobre, c'est au compagnon de route de Christian McBride de s'installer sur la scène de l'Automne Club: le pianiste Christian Sands a des qualités que l'on a déjà remarquées lors de ses superbes sessions en sideman. Un sens du swing presque naturel allié à une forte appartenance à la culture du piano jazz, que ce soit par ses block chords à la Phineas Newborn ou une main gauche virtuose toujours au service d'une musicalité sans failles. Son jeu peut être également plus percussif et modal suivant les thèmes démontrant une parfaite connaissance de l'héritage de la tradition avec un côté virtuose qui évite l’écueil du remplissage. Eric Wheeler (b), originaire de Washington, a une solide expérience de sideman auprès de Cyrus Chestnut ou Dee Dee Bridgewater, tandis que le batteur du trio, Jérôme Jennings, a collaboré entres autres avec Chick Corea. On peut juste regretter une certaine facilité sur le plan de l'esthétique et du répertoire. Là où il sublime le trio de Christian McBride, le pianiste manque peut-être de personnalité en leader. On retiendra une déclinaison du blues, comme le fait souvent Ron Carter, avant un clin d’œil à Ray Brown sur «FSR» ainsi qu'une superbe version de «I Got a Rhythm» où Christian Sands utilise des effets à la Erroll Garner. Le rappel sur une version gospellisante binaire de «Body and Soul» termine ce qui aura été l’une des plus passionnantes soirées du festival.

Fred Nardin Trio © David Bouzaclou

Le 18 octobre, on retrouve Fred Nardin, avec son propre trio. D'emblée, il revisite un standard, «
You'd Be so Nice to Come Home To » de Cole Porter, avant d’enchaîner sur une composition originale «Don't Forget the Blues» issu de son excellent nouvel album Opening. Le pianiste s’est entouré d’une rythmique de haut vol: Leon Parker (dm), avec lequel il partage depuis quelques années une entente musicale, est remplacé lors de cette tournée par Rodney Green; Or Bareket contrebassiste originaire de Jérusalem, ayant fait ses classes entre Tel Aviv, Buenos Aires et New York, complète ce trio in the tradition. Le pianiste s'illustre dans un jeu au swing léger, aéré et délicat doublé d'un toucher presque cristallin. On est dans un style néo-bop tout en restant contemporain dans son travail de composition. Il y a d'ailleurs une sorte de fraîcheur dans son approche du trio qui rappelle celle de Jacky Terrasson, dû certainement à la présence sur l'album du batteur Léon Parker alors que sur scène Rodney Green se veut tout aussi coloriste aux cymbales mais plus classique dans son accompagnement. Le trio se sublime sur une version dynamique de «I Mean You» avant de poursuivre un peu plus tard sur «Green Chimneys», démontrant une totale maîtrise de la culture jazz. Mais c'est par sa maturité d’écriture que Fred Nardin impressionne notamment avec «The Giant» en hommage à Mulgrew Miller, l'un de ses modèles, et dont Rodney Green fut le batteur. Le final sur «Turnaround» (Ornette Coleman) est un retour aux sources, à ce blues qui reste la matrice du jazz. 

Le lendemain l'Automne Club affiche de nouveau complet pour l'éclectique Gaël Horellou en quartet. L'altiste poursuit une carrière à géométrie variable, un peu à l'image d'un Laurent de Wilde entre son ouverture vers les nouvelles technologies avec les formations NHX, Cosmik, Connection, Explorations, mais aussi les musiques ethniques (album Identité) et bien sûr le jazz post-bop, que ce soit avec Abraham Burton (as) ou dernièrement Jeremy Pelt (tp). Ce concert est en fait le l'aboutissement de son excellent album new-yorkais, Brooklyn, où l'on retrouve Ari Hoenig (dm). Le concert débutant sur une ballade, on est frappé par l'expressivité de Gaël Horellou, sorte de Sonny Stitt contemporain ayant intégré les apports d'un Jackie McLean dans l'approche de l'instrument, voire de David Sanborn pour le léger vibrato. Ari Hoenig dynamise avec ferveur le quartet par une polyrythmie extrême relançant le soliste en permanence. Pour ce dernier concert de leur tournée, le leader présente ses musiciens: son batteur, un phénomène, sorte «d'objet musical non identifié», son ancien élève, Etienne Déconfin, devenu aujourd'hui son pianiste et Victor Nyberg son contrebassiste suédois, fidèle compagnon de route de ses trois derniers albums. Un thème tel que «Mangrove special» se finit tels un hymne coltranien démontrant la cohésion du quartet et le jeu rythmique du pianiste évoquant McCoy Tyner, surtout sur le superbe «Dutch blues» au swing implacable. Il y a une forme d'urgence dans la musique de Gaël Horellou, à l'image de ses modèles.

En seconde partie, on a pu apprécier le quintet de Wallace Roney. Le trompettiste revient à ses premières amours avec son nouveau combo acoustique, dans la lignée du Miles Davis du second quintet, avec Eric Allen dans le rôle de Tony Williams et l'excellent Curtis Lundy dans celui de Ron Carter. Le leader sculpte une sonorité grave le rapprochant de Miles surtout dans l'utilisation de la sourdine. Le jeune Emilio Modeste (ts) qui, à seulement 17 ans, a déjà partagé la scène ou étudié avec Rene McLean, Bobby Watson, Gary Bartz, Winton Marsalis, Larry Willis ou Antoine Roney, posède un jeu caractérisé par un léger vibrato au service d'un lyrisme discret, dans la lignée du Wayne Shorter des années 60. Wallace Roney laisse respirer la note, la suspend pour mieux la faire rebondir. On n'est plus dans le simple hommage à Miles Davis, mais dans une sorte de renouvellement, dans une musique toujours aussi belle et contemporaine.
Au même moment comble de l'ironie, le trio du pianiste Danilo Perez avec John Pattitucci (b) et Brian Blade (dm) –soit la rythmique de Wayne Shorter– jouait avec brio le répertoire de ce dernier sur la scène du Bascala de Bruguières. 

Dianne Reeves © David Bouzaclou

Le final du festival eut lieu au cœur de la Ville Rose, sur la scène de la Halle aux Grains, autour de la chanteuse Dianne Reeves. Aux frontières d’un jazz aux couleurs binaires, parfois funk teinté d'une world latine au sens large, la chanteuse de Détroit charme un public de plus en plus large. Douée d'une voix digne des grandes héritières de la tradition, elle promène son timbre, ses inflexions et son sens du phrasé au service d'une thématique plurielle. On est un peu dans la lignée des productions policées de son oncle George Duke qui lui avait produit quelques albums. La frappe sèche et puissante de Terreon Gully (dm) que l'on a souvent entendu derrière Nicholas Payton participe à cette impression de musique pop. Le jazz est présent notamment sur ce superbe duo avec Peter Martin, pianiste de la Nouvelle-Orléans sur «You Go to My Head», mais aussi cet hommage à Ella Fitzgerald (centenaire oblige) avec «I Can't Give Anything but Love» suivi de «That's All». La présence de Reginald Veal (b) donne une dimension plus jazz au quartet avec Peter Martin (p) en maintenant un certain équilibre avec un batteur plus à l'aise en binaire et un guitariste Romero Lumbano qui excelle dans les rythmes brésiliens. Le rappel sur «Suzanne» de Leonard Cohen conforta un très nombreux public acquis à la cause universelle d'une musique populaire au sens noble du terme.


David Bouzaclou

© Jazz Hot n°682, hiver 2017
Cousance, Jura


Jazz en Revermont, 5-8 octobre 2017

Cousance, un bourg du Revermont d’environ 1200 habitants, situé dans ce magnifique département du Jura, dans les paysages somptueux de l’automne, entre Lons-le-Saunier et Saint Amour, se pare d’un festival de jazz qui en est à sa seizième édition. Nous reviendrons sur sa genèse avec l’interview de son président-fondateur, Michel Guillot, à la suite de ce compte-rendu. Jazz en Revermont, qui fait une large part aux musiciens de la région, repose sur l’engagement de plusieurs dizaines de bénévoles assurant son bon fonctionnement. Si, pendant les quinze années précédentes, le festival a sillonné les communes du Sud Revermont, il s’est fixé, cette année, à Cousance, par facilité logistique.

La première journée fut dédiée plus spécialement aux enfants avec une matinée qui, dès 9h30, accueillait 600 enfants, très attentifs, de quatre groupes scolaires du secteur de Beaufort pour le spectacle «Jazzoo» (qui a fait l’objet d’un disque éponyme, ayant obtenu le prix de l’Académie Charles Cros, en 2015, et un Grammy Awards en Suède, en 2014). Il s’agissait d’un dessin animé et concert interactif mis en action par le groupe suédois ODDJOB (qui devait donner un grand concert le lendemain), dans le but de faire découvrir la musique et le jazz aux enfants par le truchement «d’aventures et mésaventures animalière». Spectacle repris à 19h pour tout public.
A 21h, une création de François Thuillier (tu) avec les élèves des classes de musique actuelle de l’école de musique «Haut Jura Arcade» de Morez. Puis, François Thuillier s’est produisit en trio avec Geoffroy Tamisier (tp) et Jean-Louis Pommier (tb).

ODDJOB © Serge Baudot

Le 6 octobre, un enfant du pays, le trompettiste-bugliste Aurélien Joly, parrain et fil rouge du festival, avait reçu une carte blanche avec son groupe «De la Mancha» pour ouvrir la soirée «Trompettistes». Pourquoi «De la Mancha»? Par passion pour le Don Quichotte de Cervantès, et surtout pour son amour de Rossinante et Sancho Pança, qui lui inspirent sa musique, me confia-t-il après le concert. Il était entouré de Romain Cuoq (ts), Romain Nassini (p, son habituel compagnon de duo), Michel Malines (b) et Kevin Luchetti (dm). Aurélien Joly est un trompettiste de l’école Wynton Marsalis, un son déclamatoire, chaud et cuivré typique new-orleans, une technique impressionnante avec une maîtrise parfaite des aigus, dont il n’abuse pas, privilégiant la mélodie et le feeling; avec les mêmes qualités au bugle. Le contrebassiste, parfait de mise en place, lui aussi mélodique dans les solos, a dû écouter Charlie Haden, d’ailleurs le seul morceau qui n’était pas de la plume d’Aurélien Joly, «La Pasonaria», de Charlie Haden justement, fut enlevé avec passion par le quintet boosté par la contrebasse. Le saxophoniste ténor est parfaitement en osmose avec le trompettiste, dans un jeu assez véhément, dans la descendance quelque peu ténors texans. Quant au pianiste, il assure comme on dit, par un jeu riche des deux mains qui dynamise le groupe. Le batteur est bien dans la ligne des batteurs d’aujourd’hui (tous les batteurs des différents groupes entendus à ce festival adoptent à peu près la même technique, venue en gros de Paul Motian, ils ponctuent, enrichissent les morceaux de différentes figures rythmiques; ils sont plus du côté des coloristes que de celui des producteurs de swing; par exemple le chabada a quasiment disparu, ce qui ne les empêche pas de vitaliser le groupe, et même de swinguer pour certains. Un morceau en référence au «No Pasaràn», le slogan de Dolores Ibàrruri Gomez qui devint le cri de ralliement des républicains espagnols en 1936, fut enlevé avec émotion et tension. En plus d’être un excellent trompettiste, Aurélien Joly est aussi un bon compositeur, voilà donc un jeune musicien avec lequel il faudra compter. Il faut lui souhaiter de pouvoir tourner avec son groupe; avis aux programmateurs.
En deuxième partie le groupe suédois ODDJOB du trompettiste Goran Kajfeš (voir Jazz Hot n° 675, printemps 2016) avec Per Johansson (as, fl, bcl), Daniel Karlsson (clav), Peter Forss (b) et Moussa Fodera (dm). On est là dans une autre dimension avec un groupe qui a plus de vingt ans d’âge. Le quintet se présente dans une mise en espace très scénique, jouant des poses avec les instruments et des effets de lumière simples et beaux qui créent des atmosphères mystérieuses, bleutées ou rougeoyantes, dans lesquelles la musique prend corps. Une mise en place au cordeau, des musiciens chevronnés mais jouant toujours avec passion, sincérité et engagement. Pas de poudre aux yeux, d’impros toutes prêtes: ils y vont à fond. Ce groupe s’éloigne parfois quelque peu du jazz, mais ce soir-là ils étaient tout à fait jazz. Les arrangements enlacent les solistes, ça tourne impeccablement, avec une rythmique genre Rolls Royce. Le grand concert du festival devant un public ravi.

Loïs Le Van et le Big Band Jazz en Revermont © Serge Baudot

Le 7 octobre, le Anne Quillier Sextet, fondé en 2011, dans lequel on retrouvait Aurélien Joly à la trompette, avec Pierre Horckmans (cl, bcl), Michel Molines (b), Grégory Sallet (s), et Guillaume Bertrand (dm). Anne Quillier dirige sa formation de derrière ses claviers sur des arrangements et des compositions d’elle-même en un fonctionnement qui fait penser à Carla Bley, avec parfois quelque chose des Jazz Messengers. Au piano elle joue souvent à pleines mains sur tout le clavier faisant monter la chauffe par des motifs répétitifs. La rythmique est bien huilée avec parfois un tapis basse-batterie très efficace. Le deuxième morceau fut une sorte de concerto pour piano sur tenues des soufflants et ce fameux tapis basse-batterie. Le clarinettiste basse sur, je crois, «Ex nihilo» s’arracha complètement, magnifiquement! Aurélien Joly fit à nouveau preuve de ses immenses qualités, et semblait comme un poisson dans l’eau dans cet ensemble. Un groupe solide avec de jeunes musiciens déjà bien ancré dans le jazz.
En deuxième partie, le chanteur Loïs Le Van avec le Big Band Jazz en Revermont, réunissant pour la circonstance dix-huit musiciens de divers coins de France, sur des compositions du chanteur et des arrangements de Thomas Mayade et Sandrine Marchetti. Ces musiciens (dont certains étaient déjà présents dans les groupes locaux) sont des amis et il fallait voir leur joie et leur plaisir de se trouver à jouer ensemble, aussi bien aux répétitions que pendant le concert. Loïs Le Van en est à son deuxième album, So Much More, après The Other Side et a remporté le concours de Jazz Vocal Voicingers à Zory en Pologne. C’est un vocaliste à part parmi les chanteurs masculins, un peu entre Mark Murphy et David Linx (il a d’ailleurs étudié avec lui) pour les modulations et la technique, et Kurt Kobin pour la puissance de la voix. Il sait se placer, mener le big band. Il chante en force avec de longues tenues, du moins tel que je l’ai entendu à la tête du Big Band, sur également de longues tenues modulées en différents voicings par toutes les sections. C’est un bain sonore qui emplit l’air. L’orchestre s’en est bien sorti malgré le peu de répétitions: bravo aux musiciens. Certains morceaux étaient enluminés par des solos dans la bonne tradition des big bands. Interventions salvatrices car ce bain sonore risquerait de provoquer de l’ennui, ce qui fut le cas chez quelques spectateurs. Loïs Le Van est parfaitement maître de son art, et nul doute qu’on va entendre parler de lui. Ce fut une belle découverte à ce festival, qui a su prendre des risques pour inviter des musiciens hors des sentiers battus, comme avec ODDJOB, devant un public dans l’ensemble peu habitué à ce genre de musique.

Fayçal Salhi Quintet © Serge Baudot

Dernière journée le dimanche 8 octobre avec deux concerts l’après midi. A 14h30, le quintet de Fayçal Salhi, Bisontin d’origine algérienne, qui est un joueur de oud dans la tradition, toutes proportions gardées, de Rabih Abou Khalil, auquel il a rendu hommage dans son premier disque Timgad (Jamra Productions 2016). Il confie s’être inspiré, en plus du jazz, des musiques égyptiennes ainsi que des chants de Oum Khalsoum. Au oud, c’est un rentre dedans, il joue en force, en accords plutôt façon guitare, ce qui fait son originalité. Il était entouré de Thomas Nicol, figure étrange dans ce contexte avec son look de baroqueux, extraordinaire violoncelliste, auteur de solos époustouflants lanceurs de chauffe à l’archet. Il sait faire prendre la mayonnaise. Il est majeur pour le son, le feeling et la particularité du groupe; Christophe Panzani à la flûte et au soprano s’exprime avec un beau lyrisme: il évite les phrases charmeur de serpent, restant à fond dans l’expression jazz –il a joué dans le big Band de Carla Bley; Arnaud Dolmen à la batterie, fait un beau travail de soutien et relance avec cependant un jeu léger qui s’accorde avec l’inspiration orientale du groupe; Vladimir Torres à la contrebasse est très bien dans son rôle d’assise du groupe. Ce sont de jeunes musiciens qui ne sont pas totalement dans la sphère jazz, louchant aussi vers les musiques latines. Ils réussissent assez bien la synthèse jazz-orient. A noter qu’au morceau de rappel ils entrèrent dans une véritable transe musicale qui nous emporta tous.
En deuxième partie, le trio d’Olivier Raffin (le régional de l’étape) s’adjoignit un guitariste invité. Il était aux différents claviers en compagnie de Victor Pierrel à la basse et Antoine Passard à la batterie. Sur une commande du festival l’intension du leader était de traduire en jazz quelques thèmes du groupe Police de Sting. Bonne idée en soi. Hélas on fut loin d’une réussite. On avait affaire avec un groupe amateur au sens péjoratif du terme. Ils sont jeunes, il leur reste à travailler avec humilité et en profondeur.

Jazz en Revermont est un festival sans prétention, qui met en avant les musiciens de la région tout en étant ouvert sur l’extérieur. Il s’est ainsi ouvert cette année à des formes de jazz contemporain et à quelques groupes de haut vol. Souhaitons qu’il persévère dans cette philosophie avec le nouveau président, ou présidente, qui prendra le relai en 2018.

Texte et photos: Serge Baudot

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Michel Guilot © Serge Baudot

Michel Guillot, président de Jazz en Revermont

Jazz Hot: Comment est née l’idée de ce festival?

Michel Guillot: Nous étions trois couples: ma femme et moi, mon frère et son épouse et un couple d’amis. Nous écoutions du jazz ensemble, surtout du new orleans au début, puis nous avons découvert les autres esthétiques du jazz. Nous avons eu l’idée d’un festival sur une soirée, avec un repas, et dont les bénéfices iraient à des associations de bienfaisance. On m’a demandé d’en être le président et on est parti comme ça. De fil en aiguille le festival a pris corps: les gens, les édiles, se sont impliqués. Et voilà seize ans que ça dure.

Vous vous souvenez du premier groupe invité?

Il y avait entre autres le saxophoniste Michel Pastre, et des petits groupes du coin.

Comment fonctionnez-vous maintenant?

Avec les subventions de la commune, de la région et de quelques mécènes locaux. Les entrées représentent un tiers du budget. Grâce aux bénévoles on s’en tire bien.

Comment se fait le choix des groupes?

Jusqu’à maintenant on le faisait entre nous, par les connaissances de chacun. Cette année, nous avons confié la programmation à Vincent Vandelle et à Martine Croce qui ont amené les deux groupes phares. On essaie le plus possible de faire venir des jeunes, et aussi de faire travailler des musiciens locaux tout au long de l’année avec les élèves des écoles de musique par exemple. Et aussi d’impliquer les écoles, de la maternelle au CM2; ainsi, 600 élèves ont travaillé toute l’année, en dessinant à propos de «Jazzoo». Vous avez pu voir les dessins exposés sur les murs de la grande salle.

Quel genre de public avez-vous?

La plupart ne sont pas des amateurs de jazz, ils viennent par curiosité. Nous faisons donc œuvre de pédagogie.

Vous avez annoncé que vous passiez la main…

Oui pour différentes raisons personnelles et puis il faut un renouvellement générationnel. Je n’ai pas encore trouvé mon successeur, mais je resterai dans les parages pour aider.

Texte et photo: Serge Baudot

© Jazz Hot n° 682, hiver 2017
Verviers, Belgique


Jazz à Verviers, 30 septembre-27 octobre 2017

Le 11e festival initié et dirigé par Béatrice Pottier s’est déroulé en huit soirées, du 30 septembre au 27 octobre, dans cinq villes qui bordent la frontière est de la Wallonie: à Verviers, bien évidemment, mais aussi à Saint-Vith, Eupen, Waimes et Dison. Pour la deuxième fois, une collaboration intéressante s’est établie entre l’ancienne cité lainière et le festival de Rimouski (Québec). Après Jef Neve (p) en 2015, c’est Philip Catherine (g) qui est parti découvrir la Gaspésie à l’été 2016. Cet automne, ce sont quatre canadiens qui ont atterri en Belgique pour participer au festival verviétois et mettre au point un projet commun avec des jazzmen belges à l’issue de quatre journées en résidence à Malmédy.

Hichem Khalfa et Mimi Verderamé © Fred Verheyden

Nous n’étions pas présents le 30 septembre pour assister au grand retour de l’organiste André Brasseur (77 ans), mais le 5 octobre, nous avons fait le déplacement au très beau Centre Culturel de Saint-Vith pour découvrir ce quintet mixte entre les québécois Hichem Khalfa (tp), Jérôme Beaulieu (p) et les Belges Sam Gerstmans (b) et Mimi Verderame (dm) et Fabrice Alleman (ts, ss). La soirée débuta avec une petite heure de retard justifiée par un méchant virus grippal attrapé par Fabrice Alleman lors des répétitions. Jusqu’au bout, Fabrice avait espéré pouvoir développer le programme et les arrangements créés pour la soirée. Peine perdue, il fut incapable de quitter sa loge. Le concert s’est donc déroulé sans lui, avec quelques compositions originales d’Hichem Khalfa (tp) et Jérôme Beaulieu (p), agrémentées de standards connus de tous comme «Along Came Betty» et «Airegin». Avec «E.S.T.» une composition d’Hichem Khalfa en ouverture, on comprend vite qu’on a, face à nous, un trompettiste lumineux. Le timbre n’est ni trop clair ni trop aigu; la sonorité est ample avec juste ce qu’il faut de vibrations. Classique, somme toute! On pense à Art Farmer, à Chet Baker parfois, au Miles de «Kind of Blue». Le discours est assuré et l’addition des choruses: sans excès. Hichem Khalfa laisse place aux sidemen. Jérôme Beaulieu (p, kb), timide au début, s’exprime crescendo pour finir sur un «Airegin» volontaire, inspiré. Pour notre plaisir et celui des musiciens invités, Sam Gerstmans et Mimi Verderame démontrèrent tout le talent et le professionnalisme qui les distinguent.

Le lendemain, vendredi 6, en ouverture, à la Salle Duesberg de Verviers, on a retrouvé le trompettiste franco-algérien (il réside au Québec depuis six ans) à la tête de son groupe: Jérôme Beaulieu (kb), Jonathan Arseneau (b) et Dave Croteau (dm). Le quartet est nettement plus "rockisant" avec le clavier et la basse électrique. Néanmoins, si le choix stylistique est différent, on retrouve avec plaisir le son bien rond du trompettiste. Les influences culturelles des compositions se mélangent harmonieusement comme avec le premier thème: «Momo» qui glisse sur des arabesques. Les climats varient au long du concert. A «Reminiscence» succède «Yanco»: un peu plus lourd, comme une marche funèbre africano-néorléanaise, puis «J.B»: une très belle ballade avec un bon solo de basse. «Romain-Rouge» met en évidence le talent du claviériste Jérôme Beaulieu; «Coquine» a des accents d’Aranjuez, «Here Later» est joué shuffle. Du batteur, Dave Croteau, on aurait aimé un peu plus d’inventivité mais son jeu métronomique, sert l’assurance des solistes. «Tea Time», bien enlevé, bien mis en place, conclut une prestation excellente et swingante, riche par ses arrangements et ses climats. On peut, sans risquer de se tromper, prédire une belle carrière à Hichem Khalfa(tp)! En deuxième partie, samedi, Ivan Paduart (p) et Quentin Dujardin (g) présentèrent «Catharsis»: un projet éthéré où les belles harmonies sont soulignées par Bert Joris (tp, flh). «Delivrance» et «Far Ahead» sont d’Ivan Paduart. Suivent «Paco» puis «Marc et Farouk» qui illustrent l’amour de Quentin Dujardin pour la guitare sèche, Paco De Lucia et Ralph Towner. Théo De Jong, à la basse électrique, sonne un peu trop sourd. Pourquoi ne joue-t-il pas ici de cette belle basse acoustique qui lui sied le mieux? Je ne suis pas un fan de Manu Katché (dm), qui vient de la pop music mais, ce soir-là, il a fait dans la mesure, créatif, moins bruyant. Bert Joris (tp, flh) est, incontestablement, mieux dans ses baskets avec un programme néobop. «Isabelle», «Retrouvaille», «Catharsis»…: de belles mélodies. Vous avez dit «planantes»? Comme c’est étrange!

Anne Paceo (dm) et son quartet «Circles» –seuls au programme du samedi 7 octobre– se produisaient pour la première fois en Belgique. Une affiche qui n’a guère suscité la curiosité des Verviétois puisque c’est devant une vingtaine de spectateurs seulement qu’ils jouèrent leur répertoire électronique (le festival a eu par ailleurs à subir la concurrence du football ce soir-là…). Les musiciens, vivement applaudis, eurent le bon goût d’offrir une musique très originale où les effets synthétisés, bien maîtrisés, constituent la base de toutes les compositions. Les œuvres charpentées avec goût osent des contrastes saisissants, particulièrement avec les chants de Leila Martial (voc). Dans «Sunshine», elle colle sa voix aérienne, instrumentale, sur le soprano et le clavier. «Fidèle» fait usage du vocoder; «Hope is Swan», avec des unissons soprano/voix résonne comme un poème irlandais. Ailleurs, ce sont des cris violents, punks, qui nous heurtent avant de revenir à des mélodies plus douces –on se prend à évoquer Enya et même Barbara! Entre les parties écrites ou convenues portées par les effets électroniques, on apprécia les solos totalement jazz de Tony Paeleman (kb) et Christophe Panzani (ss). Anne Paceo est une excellente batteuse et une leader-compositrice intéressante. Elle termina son concert par une introduction au likembé. Public clairsemé, public conquis, musiciens étonnés mais étonnants!

Que faut-il faire pour attirer plus de monde à Verviers? Que doit-on faire pour que les amateurs aiguisent leur curiosité et fassent confiance à une organisatrice généreuse? A mi-parcours du festival Béatrice Pottier continuait à espérer une meilleure audience pour le groupe Sonico (le 13, à Dison), la création Udiverse de Fabrice Alleman (ss) avec l’Orchestre de Chambre de Wallonie (le 14, à Eupen), le repas blues animé par les guitaristes Jacques Pirotton et Jean-Pierre Froidebise (le 20, à Waimes) et, cerise sur la tarte au riz (spécialité locale): un «Concert la Paix» qui devrait réunir autour du guitariste marocain El Hassan: Steve Houben (as,fl), Stéphane Martini (g), Mimi Verderame (g, dm), Yves Teicher (vln), André Klénès (b), Stephan Pougin (perc), Marine Herbaczewski (cello), entre-autres (le 27 au Triangle de Saint-Vith).


Texte: Jean-Marie Hacquier
Photo:
Fred Verheyden

© Jazz Hot n° 682, hiver 2017

Monterey, Californie, Etats-Unis

Monterey Jazz Festival , 15-17 septembre 2017


Les festivals de jazz d’un certain âge, disons 50 ans et plus, ont une certaine légitimité et le droit de célébrer leur propre histoire avec ses anecdotes. Le Monterey Jazz Festival, qui a atteint l’âge canonique de 60 ans en 2017, peut se vanter de son patrimoine, fier à juste titre de son statut de «plus vieux festival de jazz du monde, et ce sans interruption». Car si le Newport Jazz Festival, sur la côte opposée des Etats-Unis, fut le premier et a servi de modèle pour la façon d’opérer, il a connu une histoire plus mouvementée avec un changement de lieu; il n’en a pas moins tenu le choc tout au long des années. Il était tout à fait logique alors, que pour son grandiose programme du 60e anniversaire, Monterey, parfaitement au fait de son histoire, choisisse de faire le point sur ce qu'il a été, et sur ce qu’il est venu à représenter dans le monde du jazz. Tim Jackson, directeur artistique de longue date, qui prit les rênes des mains du fondateur Jimmy Lyons, réactiva la vision artistique qui prisait les nouveaux sons contemporains. Pendant les années Jackson, le festival de Monterey a été un modèle et un admirable carrefour des musiques traditionnelles, jusqu’aux plus aventureuses.

D’une certaine façon, le cru 2017 fut une leçon dans l’art de l’hommage. Revenons au début avec le set d’ouverture de Regina Carter dédié à Ella Fitzgerald; le programme de la scène principale rendait lui hommage alternativement à Dizzy Gillespie (longtemps visiteur privilégié et membre d’une association d’admirateurs de ce festival), et un autre à Sonny Rollins (encore avec nous, mais ne se produisant plus beaucoup). L’idée d’hommage tient aussi une grande place dans le projet actuel de Dee Dee Bridgewater –autour de son album Memphis...Yes, I’m Ready, du R&B de la vieille école, qui s’éloigne du jazz proprement dit, et met au service de la musique de sa jeunesse son puissant savoir-faire de soul singer.

Kenny Barron et Kiyoshi Kitagawa © Josef Woodard

Pour l’hommage à Gillespie, l’excellent pianiste Kenny Barron mena la charge comme directeur musical, accueillant en invités les trompettistes Sean Jones, Roy Hargrove, Nicholas Payton; mais l’un des moments les plus mémorables fut le grand solo de Kenny Barron sur «Con Alma», donquichottesque, virtuose, dans un traitement musical totalement fluide. L'ombre de Rollins, lequel a illuminé de nombreuses représentations sur la scène principale au fil des ans, planait sur la soirée du samedi avec des ténors clairement marqués par Rollins (ce qui recouvre bien-sûr un large éventail de saxophonistes ténor après 1960). Branford Marsalis, Joe Lovano, et Joshua Redman avaient tous une conception claire et personnelle de la musique de Sonny, et convergèrent vers le final sur «Saint Thomas». Mais le point culminant du set eut lieu grâce à Jimmy Heath, un copain de la même génération que Sonny, qui donna un éclatant, profond, personnel et sublime «Round Midnight».

Même si ce programme regardait plus vers le passé que d’habitude, il y avait beaucoup de choses à glaner sur les cinq différentes scènes du festival. Du point de vue d'une esthétique plus contemporaine, la soirée du dimanche fut certainement le point culminant avec l’apparition du sextet dynamique, cérébral et cependant viscéral de Vijay Iyer, (avec le batteur Marcus Gilmore tenant une pulse plus droite que le tonitruant et surdoué Tyshawn Sorey), dont le dernier album, Far From Over, fut la sortie la plus marquante de 2017. Puis ce fut au tour du quintet, étonnamment fluide, de la fascinante bassiste-leader Linda May Oh, avec le guitariste Matt Stevens et le saxophoniste Ben Wendel, brillamment à la manœuvre. Le set était à la fois accessible et audacieux.

Gerald Clayton Trio © Josef Woodard

Le Pacific Jazz Café (ré-agencé, et connu dans l'ancien temps comme la Coffee House Venue) était réservé au piano et aux petits groupes. Le menu allait de l’hommage à Stan Getz de Joel Frahm (oui, encore un hommage, sincère) jusqu’à la pianiste JoAnne Brackeen, vétérante sous-estimée, et son trio, ou encore la sensationnelle chanteuse «Ella-esque», Roberta Gambarini. On entendit un autre courant du jazz, d’une approche plus jeune mais qui a intégré les générations précédentes, avec le pianiste chef d’orchestre Gerald Clayton –également artiste en résidence du festival. Son trio a joué le vendredi au Night Club, se dépensant dans un répertoire à la fois musclé et musicalement cohérent; le pianiste et ses amis du trio sont revenus sur la grande scène le samedi soir pour un très spécial Big Show. Le père de Gérald, bien sûr, est le célèbre contrebassiste et chef d’orchestre John Clayton, qui était l’artiste choisi cette année pour l’œuvre de commande annuelle de Monterey. S’emparant des ressources élégantes et swinguantes de son Clayton-Hamilton Jazz Orchestra –le meilleur big band de la West Coast– et de celles de la nouvelle génération de talents de son fils au piano, l’aîné des Clayton conçut une suite ambitieuse intitulée «Stories of a Groove». Les grooves en question glissèrent du Blues au Swing et à des tours plus tendus, plus syncopés. A l’introduction de la suite, après avoir rassurer la commission, John Clayton déclara: «Tim Jackon m’a invité à des réflexions sur le climat politique actuel»; il fit une pause, pour souligner son effet, et conclut: «peut-être n’aurait-il pas dû faire cela». On peut lire des déclarations sur le mood-groove-swing, les turbulences, et l’importance de garder sa foi en la musique au milieu des horreurs dues la Maison Blanche. «Stories of a Groove» a parlé par le cœur et la tête d’un musicien…

Sur la grande scène de Monterey, il y a aussi des dialogues plus intimes. Pour preuve cette année, les empathiques duos de Brad Mehldau avec le mandoliniste Chris Thile –une nouvelle paire de musiciens d'un genre différent, lié par un album sans pareil (paru chez Nonesuch)– et la rencontre de deux vieux amis pianistes, Herbie Hancock et Chick Corea, pour un set audacieux, sensible, inventif et rafraîchissant. La prestation Hancock-Corea qui a clôt ce festival sur une note forte, peut aussi, d’une certaine façon, être vue comme un hommage à un festival célébrant sa propre mémoire. Tous deux on joué un rôle important dans la culture du Monterey Jazz Festival tout au long des années, et le charme ludique, facilement virtuose de ces deux-là ensemble, les a fait apparaître comme un autre moment historique de Monterey, en temps réel.

Josef Woodard
Traduction-Adaptation Serge Baudot


© Jazz Hot n°682, hiver 2017
Eben-Emael, Belgique


Jazz au Broukay, 18-20 août 2017

C’est quoi «le Broukay»? C’est où? Réponse: un moulin sis au bord de la rivière «le Geer», en Belgique, commune de Bassenge, bourg d’Eben-Emael; aux confins de la Wallonie, de la Flandre (province de Limbourg) et de la Provincie Limburg (Hollande); au sud de Maastricht (lire «Mâstrikt» et pas «Mâstrichte»); à l’est de la ville de Bilzen et à l’ouest de Visé, du Pays de Herve et des anciens Fourons devenus«Voeren»! Cet irrésistible territoire rassemble les carrières de tufeau et les champignonnières de Kanne, les immenses écluses de Lanaye entre la Meuse et le canal Albert, la Montagne Saint-Pierre, le Fort d’Eben-Emael (première incursion des parachutistes de l’Allemagne nazie en Belgique à l’aube du 10 mai 1940); la belle Commanderie d’Alden-Biesen (Bilzen) fondée par les Chevaliers Teutoniques; le restaurant 5 étoiles du Château de Neerkanne et la non moins intéressante Tour d’Eben-Ezer construite entièrement avec des pierres de silex par un initié – une sorte de cousin du Facteur Cheval!

Alexandre Cavalière-Dorado Schmitt © Pierre Hembise

Et le jazz dans tout ça? Nous étions présents pour la deuxième soirée de la 21e édition de Jazz au Broukay, organisée par les pouvoirs locaux et Jean-Pol Schroeder, le directeur de la Maison du Jazz de Liège. La première soirée était un hommage à Chet Baker qui a débuté par un document vidéo réalisé par la Maison du Jazz, retraçant la carrière du trompettiste et les relations privilégiées qu’il entretenait avec Jacques Pelzer ou Philip Catherine. Deux trios de trompettistes vinrent en apothéose de cette première soirée. Le premier comptait Grégory Houben (tp, flh, voc), Quentin Liégeois (g) et Cédric Raymond (b). Le truculent Grégory osa –dixit Schroeder– transcender les œuvres de Dalida et Johnny Hallyday. Pourquoi pas? Le second trio réunissait l’éminent Bert Joris (tp, flh), le sémillant Nicola Andrioli (p) et Jos Machtel (b). Ben, oui, nous avons raté ça!

Le samedi soir, traditionnellement, les organisateurs se consacrent au jazz Django. Nous y étions! Une vidéo assemblée par les mêmes que la veille faisait la part belle aux affres des communautés Rom et, au milieu de celles-ci: à l’héritage de Django Reinhardt et ses suiveurs: Bireli Lagrène, Patrick Saussois, les Rosenberg… Ce sont les fils de Stochelo–Johnny (g/rhythm, voc) et Mozes (g solo)– qui assurèrent la première partie avec le contrebassiste hollandais Arnould Van den Berg. Bon sang ne peut mentir. L’adage est facile, mais il est approprié pour ce qui est du talent et de la virtuosité de Mozes («BlueMoon», «Caravan»). Avec «Cry Me A River» –le seul morceau divinement chanté par Johnny– on se prit immanquablement à rêver à la gueule d’amour d’une jeune dame en canoé rose!

Pour conclure cette deuxième journée, l’apothéose avait été confiée aux Cavaliere Père et Fils en formation Jazzy Strings Sextet qui comptait: René Desmaele (tp, flh, cornet), Fred Guédon (g/rythm) et, en invité, Dorado Schmitt (g). Mario Cavalière (g) reste incontournable et bien en place pour défendre l’héritage manouche qui va de Liberchies à Samois. L’autre vedette de la journée, Dorado Schmitt (g), nous a particulièrement accroché par le velouté de sa sonorité, la justesse de son touché, sa très belle sensibilité et sa modestie. Loin de répondre aux appels, aux débordements et aux accumulations de chorus d’Alexandre Cavaliere (vln), Dorado s’exprime joliment, discret, attachant, passant les relais et rejetant une couverture qu’il mérite amplement. C’est aussi une manière de garder l’esprit; elle va à l’encontre de la virtuosité à tout cran de la plupart des familles. «It Must To Be You», «Nuages», «Bossa Dorado»…

Dans l’après-midi du dimanche, nous aurions pu écouter le Gumbo Jazz Band: du swing venu de Maastricht, puis The Viper’s Rhythm Band, cinq musiciens et danseurs des environs de Liège. Mais où étions-nous donc encore partis?

Jean-Marie Hacquier
photo
Pierre Hembise


© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Buis-les-Baronnies, Mollans-sur-Ouvèze, Drôme


Parfum de Jazz, 13-26 août 2017

Le Pour sa 19e édition, le festival Parfum de Jazz continue de faire honneur au cadre somptueux de la Drôme provençale avec trente-deux concerts, tant en journée qu’en soirée pour les «apéros-jazz» sur les places des quatorze villages participants et, bien entendu, les grands concerts offrant un jazz abordé dans ses différentes dimensions, mais sans jamais en sortir. Une programmation cohérente, ce qui n’est plus si évident aujourd’hui, agrémentée de deux conférences de qualité. Grâce en soit rendue au président et fondateur de ce bel événement, le trompettiste Alain Brunet, qui l’anime avec enthousiasme et, à l’occasion, «paie de sa personne» aux côtés des musiciens.

Super Swing Project © Patrick Martineau


Dimanche 13 août, le concert d’ouverture se tient dans le superbe décor montagneux de Saint-Ferréol-Trente-Pas; tradition oblige et pour une bonne cause, au profit de la lutte contre la mucoviscidose. Le Super Swing Project composé de Jean-Marc Monnez (p, voc), Daniel Barda (tb), Charles Prévost (washboard), le pilier du groupe, et de Gilles Berthenet (tp), entraîne un public venu en nombre sur les traces de Sidney Bechet avec «Blues My Naughty Sweety Gives to Me», mais aussi de Nat King Cole avec«When I Grow to Old to Dream» et une belle version de «Sweet Lorraine» alternant des chorus enlevés de Daniel Barda et Gilles Berthenet. Marc Monnez reprend «Lady Be Good» dans une prestation spectaculaire, puis seul au piano-voix, «Lisa» de George Gershwin. Le voyage musical se termine sur un bel arrangement de «Them There Eyes»de Billie Holiday et, pour le rappel, sur «Please Don't Talk About Me». On retrouvera avec plaisir cette formation le lendemain, pour la présentation du festival, dans les jardins de l’hôtel de ville de Buis-les-Baronnies.

Aurore Voilqué Quintet


Lundi 14 août, pour la première fois, le centre de vacances Léo Lagrange de Montbrun accueille la programmation de Parfum de Jazz avec le quintet d’Aurore Voilqué (vln, voc): Jerry Edwards (tb), Thomas Ohresser (g), Basile Mouton (b) et Julie Saury(dm). «Rose Room», sur un arrangement d’Olivier Defays, ouvre le «bal swing» suivi de «Mabel» de Django, introduit par Julie Saury et interprété dans le style new orleans; tandis que Basile Mouton ouvre longuement le «Black Trombone» de Serge Gainsbourg, où se distingue, bien évidemment, Jerry Edwards. Le public est conquis par l’énergie de la violoniste, très à son aise sur le répertoire de Django («Place de Brouckère») ou sur la chanson française («Le Rififi», associé à la gouaille de Magali Noël), particulièrement lorsqu’elle déambule au milieu du parterre. «Une Blonde en or» d’Henri Salvador conclut le concert sous les acclamations.

Les Doigts de l'Homme © Patrick Martineau


Mardi 15 août, la place du village au cœur du village de Mollans-sur-Ouvèze est comble pour Les Doigts de l'Homme –Olivier Kikteff (g), Yannick Alcocer (g), Benoît Convert (g) et Tanguy Blum (b)– qui présentent leurs nouvelles compositions et de plus anciennes, adaptées à la nouvelle formation, avec des percussions (Nazim Aliouche) au lieu de l’accordéon. Dès «Là-haut», le premier morceau joué, on retrouve la place prépondérante des trois guitares qui se répondent. Olivier Kikteff aime expliquer l’origine des compositions, ainsi, pour «Le Cœur des vivants» (également titre du dernier album, paru en 2017); il rappelle Tacite: «Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants». Quant à «Amir Across the Sea», il s’agit d’un hommage à Amir Mehtr, ce nageur qui a fui la Syrie à la nage pour rejoindre l’Europe. «Love Song», une reprise de Tigran Hamasyan, qui permet à Nazim Aliouche de démontrer tout son talent, est suivie de «4BC», une composition d’Olivier Kikteff. Benoît Convertreste seul sur scène pour l’intro de «Indifférence», standard de Tony Murena, vite rejoint par l’ensemble du groupe pour un éclatant final. Le concert s’achève avec les anciens titres du groupe –«Mixture»,«Féerie» et«Da Vibe»–, avant un rappel réclamé avec insistance.

Laurent Courthaliac Octet © Patrick Martineau


Mercredi 16 août, Laurent Courthaliac (p) présentait, à Buis-les-Baronnies, son hommage à la musique des films de Woody Allen, objet de son dernier album, All My Life (Jazz & People). Un concert donné en plein air, avec son octet, et qui précédait la projection de Manhattan, (finalement annulée pour cause d’orage), l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste new-yorkais. Les orchestrations de Jon Boutellier (bar) sont interprétées par Bastien Ballaz (tb), Fabien Mary (tp), Dmitry Baevsky (as), David Sauzay (ts), Clovis Nicolas (b) et Romain Sarron (dm). Un parcours jazzique et cinéphilique à travers des titres dont plusieurs sont issus de la comédie musicale sortie sur les écrans en 1996, Tout le monde dit I love you: «Everyone Says I Love You», «All My Life» ou encore «Just You, Just Me».

Jeudi 17 août, la soirée se tenait au Théâtre de Verdure de la Palun (Buis-les-Baronnies), lequel jouit d’une superbe vue sur le Mont Ventoux. Elle est ouverte par le quartet franco-luxembourgeois de Maxime Bender(ts, ss) –Manu Codjia (g), Jean-Yves Jung(org) et Jérôme Klein (dm)– avec leur projet Universal Sky aux ambiances oniriques. Un répertoire de compositions qui va de jolies ballades («Sorrow») jusqu’au jazz-rock («Song of Fire and Ice», clin d’œil à la série télévisée Game of Thrones).

En deuxième partie, le trio d’Olivier Hutman (p), formé des excellents Darryl Hall (b) et Steve Williams (dm) débute sous les meilleurs auspices avec «Driftin» d’Herbue Hancock. Il est rejoint, par Eric Le Lann (tp) et Olivier Temime (ts) dès le deuxième titre, «Ayam», une composition du trompettiste. Suivent un bon blues avec «Max’s Axe» et un non moins délicieux «Milestone». Une plaisante ballade également, avec un original du leader, «I Am to Talk About You», avant de reprendre «Zingaro», un bossa d’Antonio Carlos Jobim. Fin du concert et retour au pur bebop avec «Hortense»et «Fast Changes». La soirée se conclut sur un rappel enthousiasmant: «If I Should Lose You», immortalisé par Nina Simone, et «Well You Needn't» de Telonious Monk.

Les Swing Ambassadors avec Alain Brunet et Nicolas Folmer © Patrick Martineau

Vendredi 18 août, retour au Théâtre de Verdure de la Palun avec les Swing Ambassadors: Max-Alipe Michel (as, ss), Philippe Dieudonné (ts), Dominique Rieux (tp), Rémi Vidal (tb), Cédric Chauveau (p) Jean-Pierre Barreda (b) et André Neufert (dm). Le concert s’ouvre avec un «Cute» basien qui met d’emblée le public au diapason. Suivent «Moten Swing» de Bennie Moten; «Perdido», sur lequel le septet invite Tony Russo (tp); «Shiny Stocking», bien arrangé par ClaudeGousset (tb), l’un des orfèvres retravaillant ce répertoire swing pour le compte des Ambassadors, avec François Biensan (tp); ou encore «Flight of the Foo Bird» mis en valeur par un beau solo de Cédric Chauveau. Pour le final, Nicolas Folmer (tp, programmé le lendemain) est convié sur «Take the ’A’ Train» et «Lullaby of Birdland», tandis que le président du festival, Alain Brunet, entame un scat endiablé avec la joyeuse équipe.

Daniel Humair Quartet © Patrick Martineau

Samedi 19 août –notre dernier soir de présence–, toujours au Théâtre de Verdure, Daniel Humair (dm) se produisait en invité d’honneur de Parfum de Jazz 2017, avec Nicolas Folmer en invité. La batteur, qui est également peintre, exposait d’ailleurs à la Galerie Lithos de Saint-Restitut durant toute le festival. Le quartet, complété par Hervé Sellin (p) et Stéphane Kerecki(b), débute avec «What Is This Thing Called Love?» de Cole Porter, suivi de «Gravenstein», une composition du leader. Autre original, de Nicolas Folmer cette fois, «I comme Icare» permet d’introduire «Brunette» (qui semble dédié à Alain Brunet!), après quoi intervient un hommage à Paul Chambers, avec le magnifique «Mr.P.C.»de John Coltrane, bien entendu orné d’un bon solo de Stéphane Kerecki. Un concert tout en délicatesse.

Un festival qui se déguste comme un Côtes du Rhône aux riches arômes. Rendez-vous en 2018 pour un bel anniversaire, la 20e édition!

Texte et photos: Patrick Martineau

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Pertuis, Vaucluse


Jazz à Pertuis/Festival de Big Band, 7-12 août 2017


Par le caractère original de sa programmation, la défense des grands orchestres de jazz français et européens, un tarif de billetterie entre la gratuité et de 6 à 16 euros pour les concerts payants, ce festival revêt un véritable caractère populaire. Il est soutenu essentiellement par la Mairie de Pertuis et reçoit quelques autres petits soutiens institutionnels et privés.
Léandre Grau est toujours le capitaine souriant de ce navire parrainé par Gérard Badini. On y vient de toute la région, sans tenue de soirée, dans la simplicité d’une atmosphère aussi familiale que sincère, et la présence de nombreux bénévoles, dont les élèves du Conservatoire de musique n’est pas pour rien dans la bonne humeur de ce festival enraciné dans un terroir. Nous étions absents comme de coutume pour la soirée Salsa réservée à la danse et pour la soirée du mardi ou se produisaient The Shoeshiners et l’Aubagne Jazz Band… Nobody’s perfect.

Léandre Grau sur scène et les bénévoles devant la scène, Pertuis 2017 © Ellen Bertet

Lundi 7 août
Pour l’ouverture du Festival, le public a répondu en nombre, la file s’allonge à l’entrée et, après un contrôle dans les normes mais sympathique, nous pouvons assister au lever de rideau sur la scène de la première cour de l’Enclos de la Charité. Depuis plusieurs années les musiciens de Tartôprunes, dont un grand nombre a fréquenté les classes du Conservatoire de Pertuis, lancent le festival. Certains sont devenus professionnels d’autres sont là simplement par passion, par amitié et pour la «déconnade». La bande, une sorte de Blues Brothers and Sisters sont déguisé(e)s en clone d’américains. Un peu comme dans les Village People, on retrouve la statue de la liberté, le cow-boy, le bandit… La présentation se fait en simili anglais et précise qu’il s’agit d’un «Trump Tribute» où les blagues potaches alternent avec des arrangements de titres venus de tous les horizons. L’animateur remercie Léandre Grau de les avoir invités à venir depuis Memphis dans le Tennessee. Au passage, on entend quelques bons solistes, notamment le tromboniste Romain Morello et le trompettiste Valentin Halain. Le répertoire passera par le rhythm & blues, le reggae (de Bob Marley), la soul, une manière d’hommage à George Benson version Broadway et Dalida sera ressuscitée.  Après une bonne heure de concert, acclamés par la foule qui compte un grand nombre de copains, le public a juste le temps de gagner la grande scène pour écouter le Big Band de Pertuis.
Tartôprunes: Caroline Suche (p), Maeva Morello, Valentin Halain (tp), Romain Morello (tb) Philippe Ruffin, Clément Serre, Alex Chagvardieff (g),  Maxime Briard (dm) Bastien Roblot (g, perc, voc)

Cette prestation, présentée dans la programmation officielle, reste pour le Big Band de Pertuis son concert majeur de l’année. D’une édition à l’autre, le Big Band a renouvelé son répertoire offrant ainsi une diversité de compositions et d’arrangements au service de l’ensemble et des solistes. Cette grande formation qui existe depuis 1984 a donné sa chance à de nombreux jeunes musiciens; on retrouve dans ses rangs des anciens et leur relève. La chanteuse Alice Martinez, qui vient de terminer une longue tournée en Chine, s’affirme désormais au niveau national; elle apporte à cette formation un complément de charme et de swing. Léandre Grau, directeur artistique du Festival et chef de troupe du Big Band de Pertuis, toujours aussi classe, présente la soirée et lance «l’artillerie». En première partie on pourra entendre
«Flight of the Foo Bird» de Neal Hefti, enflammé par le solo du saxophone ténor Christophe Allemand, puis «Critic’s Choice» d’Oliver Nelson illustrés par de beaux solos du jeune sax alto Clément Baudier très inventif, du pianiste Yves Ravoux, discret mais ici très efficace, et de Romain Morello (tb), l’un des piliers de l’orchestre. Vont suivre «Don’t be That Way», «Between the Devil and the Deep Blue Sea» servis par une belle intervention d’Alice Martinez, «Bluesette» de Toots Thielemans avec un formidable arrangement de Mike Tomato et une mise en valeur d’échanges trombone/trompette. Toujours en pleine découverte, on retrouve un thème de Lennie Niehaus, musicien favori et collaborateur de Clint Eastwood, «Cream of the Crop». Pour les deux titres avant la pause, Alice Martinez, drapée de sa belle robe noire, rejoint la machine pour «Teach Me Tonight» et qui va exploser sur «Jumpin’East of Java».

Alice Martinez… © Michel Antonelli… et le big band de Pertuis, dir. Léandre Grau, Pertuis 2017 © Michel Antonelli

La seconde partie toujours aussi enthousiaste présente des thèmes plus traditionnels, que de nombreux amateurs dans le public reconnaitront. On va ainsi voyager sur les traces de Count Basie avec «Basie Straight Ahead» à Duke Ellington avec «In the Sentimental Mood» en passant par «Spencer Is Here», «Satin Doll», «The Very Thought of You», «Blues in the Closet», «I Loves You Porgy», «I Thought About Uou», «Just a Minor Thing». Chacun y apportant sa juste contribution et son savoir-faire, notamment les parties chantées. Après un long concert très applaudi, le rappel sera «Get Happy» qui porte bien son titre vu l’acclamation du public et la  joie qui semblait pétillait sur les visages de ces noctambules. Une belle soirée sous les étoiles du Vaucluse.
Big Band de Pertuis: Yves Ravoux (p), Gérard Grelet (g), Bruno Roumestan (eb), Stéphane Richard (dm), Christophe Allemand, Clément Baudier, Laurence Allemand (ts), Yvan Combeau (as) Jérémie Laurès (bs), Jean-Pierre Ingoglia, Romain Morello, Lonny Martin (tb), Bernard Jaubert (btb, tu), Yves Martin (btb), Yves Douste, Lionel Aymes, Roger Arnaldi, Valentin Halin, Nicholas Sanchez (tp), Alice Martinez (voc), Léandre Grau (lead)


Mercredi 9  août
Voici un quart de siècle que le Caroline Jazz Band anime avec passion un répertoire consacré au swing au blues et au style new-orleans. Originaire de Montpellier, le groupe a traversé pour des centaines de concerts maintes fois la France. Toujours chaleureux les musiciens avec entrain ont réchauffé le fond de l’air un peu trop frais ce soir-là.
Caroline Jazz Band: Henry Donadieu (ts, cl), Gilbert Berthenet (tp, flh), Francis Guero (tb), Bruno Grau (g, bjo), Yves Butrefille (b), Michel Mozet (dm)


David Hitchen et Sylvain Avazeri, Pertuis 2017 © Michel Antonelli
David Hitchen est un trompettiste anglais installé aujourd’hui dans le Gard qui a décidé en 2013 de réunir une équipe de jeunes et moins jeunes «cats» pour interpréter un répertoire de big band allant de Buddy Rich à Woody Herman. Au catalogue, on compte des thèmes de Count Basie, Stan Kenton, mais aussi de compositeurs moins connus tels Gordon Goodway, Bill Chase, Matt Catingub, Bob Florence. A l’âge de 13 ans, David Hitchen entre au Wigan Youth Jazz Orchestra de Grande-Bretagne où il rencontre le trompettiste américain, Bobby Shew, son maître et partenaire durant 10 ans. Très actif, il va jouer avec les orchestres de Monte Carlo pendant deux ans, lors de croisières du Royal Caribean Cruise Lines qui lui met le pied à l’étrier d’une carrière internationale (Europe, Chine, Etats-Unis). Parmi les musiciens les plus célèbres qu’il accompagné on peut citer le chanteur anglais Georgie Fame, The Drifters, The Platters, Barry White, Shirley Bassey et Maynard Fergusson. Fidèle à un esprit d’ouverture dans les styles (swing, funk, latin jazz, bande sonore de film), il réunit dans son orchestre des musiciens du Gard, du Vaucluse mais aussi de Pologne, Italie, Grande Bretagne…Pour cette première, il fait déjà office de vedette du festival. Ce soir, on entend entre autres «Strike Up the Band», «The Blue Machine», illustrés par deux solos intenses du ténor Boleslaw «Bolo» Mielniczuk (de Pologne) et de l’altiste Cristina Santini (d’Italie), «La Fiesta» de Chick Corea version Woody Herman, assez décapant, un hommage à Buddy Rich, «Nutville», sous la houlette du batteur ,«Get It on Bill» version Bill Chase, «Blue» un bel hommage à Blue Mitchell, trompettiste préféré de Bobby Shew, salué ici au bugle.  Programme complété par «Mira, Mira» et au final «Cruisin’ For a Bluesin’», les deux inspirés par Maynard Fergusson. Cette première partie comportait aussi «Tenor Each Way» et «Brotherhood of Man». Avant l’entracte  de cette longue première partie de plus d’une heure, David Hitchen a lancé une «trumpet battle» déchaînée avec le jeune trompettiste Sylvain Avazeri, perpétuant ainsi les défis traditionnels qui animaient les clubs. A la reprise le big band rallume la flamme, car le fond de l’air était frais, le tempo reprend à  toute allure avec plusieurs évocations de Buddy Rich «Funk City Ola», «In a Mellow», «Tone Beulah Witch»et «West Side Story». La direction de David Hitchen sait mettre en valeur le talent de ses solistes et leur grande cohésion dans la subtilité des arrangements. Un chef d’orchestre qui sait aussi bien jouer de son instrument que de l’ensemble qu’il dirige. Très attentif à la connaissance des thèmes par le public il présentera avec détails les titres, leur histoire et les rapports à sa carrière. Cette belle soirée suivie par un public attentif a aussi permis d’écouter, avant un final dédié à Maynard Fergusson, des titres plus rares comme «On Purple Porpoise Parkway» (Tom Kubis), «Blues and the Abscessed Tooth» (Matt Catingub), «Imagination» (Frank Mantooth). Le concert se clôturait donc avec un clin d’œil au bienveillant Maynard qui veille sur l’orchestre, avec le splendide «Spirit of St. Frederick».
David Hitchen Big Band: David Hitchen (tp, lead), Rémi Pichot,  Sylvain Avazeri, Manu Penlaver (tp), Bruno Hervat, Keith Hutton, Jean-Michel Stueber, Andy McKay, Vincent Bertin (tb), Philippe Castaldi, Cristina Santini, (as), Jérome Chalendard, Boleslaw «Bolo» Mielniczuk (ts), Hugo Beudez (bs), Gilles Marthan (p) Léo Chazalet (eb) Laurent Maurell (dm)


Vendredi 11 août
Le groupe Snap Fingirls nous propulse dans le jazz des années 1940 et 50, orchestré par 6 musiciens: Pascal Aignan (sax), Phillipe Anicaux (tp), Matthieu Maigre (tb), Sébastien Germain (p),  Lilian Bencini (b), Thierry Larosa (dm), et 3 chanteuses: Suzy Deschamps, à l’origine du projet avec son court-métrage «Snap Fingirls» qui est aussi prof’ de chant et pianiste; Sophie Teissier qui se produit régulièrement dans la région avec son quartet ou d’autres formations; et Claire Leyat, chanteuse-guitariste et membre du duo Ohlala. Les trois chanteuses ont mis en paroles les compositions de Pascal Aignan et Sébastien Germain. Costumes d’époque aidant, le trio nous emmène avec humour dans un petit voyage dans le temps à la suite des Andrew Sisters, et donne à entendre un joli ensemble de voix claires, souples et dynamiques. Ça pétille, ça swingue, ça dépayse…

François Laudet Big Band, Pertuis 2017 © Ellen Bertet
Rendez-vous un peu plus tard dans la cour de la Chapelle de la Charité pour accueillir le François Laudet Big Band et rendre hommage à Buddy Rich à l’occasion du centenaire de sa naissance. François Laudet est un amoureux des big bands et un disciple des batteurs blancs de l’époque swing, adeptes du contre la montre et cogneurs infatigables; il joue d’ailleurs toujours sur une Slingerland, la batterie préférée de Buddy Rich et Gene Krupa, et son répertoire puise dans le réservoir de création des années quarante et cinquante («Groovin’ High», «Love for Sale», «Wind Machine», «Basically Blues», «Sister Sadie»…), sans pour cela être passéiste. Pour preuve, la féminisation très marquée du big band, où les «filles» empoignent fermement trombone ou baryton. Un bon point au leader pour sa contribution à la parité! Une formation dynamique et très équilibrée, où les solistes ont la place de s’exprimer, plébiscitée sans réserve par le public.
François Laudet Big Band: Thomas Savy (ts), Xavier Quérou (sax), Esaie Cid (s), Matthieu Vernhes (ts), Tullia Morrand (bs), Martin Berlugue (tb), Marc Roger (tb), Martine Degioanni (tb), Judith Weckstein (tp), Sophie Keledjian (tp), Michel Feugere (tp), Julien Ecrepont (tp), Malo Mazurié (tp), Carine Bonnefoy (p), Nicolas Peslier (g), Cédric Caillaud (b), François Laudet (dm).

Samedi 12 août
Le lendemain, rencontre expérimentale, sous le regard de Tonton Georges –grand moyenâgeux devant l’éternel, dont le portrait et l’œuvre illustrent le fond de scène–, entre musiques du XVIe siècle et jazz. Gageure pas si risquée qu’on pouvait le penser, puisque ces deux musiques possèdent en commun une base rythmique forte et l’improvisation (qui a disparu ensuite). On pourrait ajouter leur même capacité à recréer à partir de matériaux populaires, les Ensaladas de Mateo Flecha pouvant se comparer aux medleys du jazz. On a donc pu voir un quatuor extrait de l’Ensemble de cuivres anciens de Toulouse, avec Daniel Lassalle (sacqueboute), Jean-Pierre Canihac (cornet à bouquin), Brice Sailly (orgue et clavecin), et Florent Tisseyre (perc) s’acoquiner avec un quintet de jazz: Denis Leloup (tb), Philippe Léogé (p), Jean-Pierre Barreda (cb) et Fabien Tournier (dm) pour jouer les œuvres de Diego Ortiz et Juan Vasquez. La rencontre des chacones, pavanes et thèmes de jazz fait dresser l’oreille, et même si le swing ne retrouve pas tous ses petits, une dynamique s’installe, qui nous fait oublier les 400 ans qui les séparent!

Big One Jazz Big Band de Stan Laferrière, Pertuis 2017 © Ellen Bertet

La clôture du festival est confiée au Big One Jazz Big Band drivé par Stan Laferrière, grand arrangeur, chanteur, batteur, guitariste… et pianiste ce soir-là, qui nous propose aussi un retour aux sources avec sa «Big band jazz saga», épopée du jazz et des big bands depuis leur apparition au début du XXe siècle. Sous la forme d’un récit pédagogique alternant avec ses illustrations musicales se déroulent donc presque 100 ans de jazz: Stan le conteur invite son big band à se couler dans le rôle des grands orchestres qui se sont succédé depuis Fletcher Henderson et James Reese Europe jusqu’à Art Blakey et Wayne Shorter, en passant par les Basie, Ellington, Miller, Thad Jones, Lalo Schifrin… Stan l’arrangeur a adapté des standards de chaque formation, les détournant et les renommant avec humour: on a ainsi droit à «Conte basique», «l’Oreille est Hard», «Fly Me to the Case», etc.
Initiative intéressante, bien servie par des musiciens très professionnels et porteurs d’une grande culture musicale, qui réaffirme que le jazz n’est pas un genre musical, mais une culture qui a ses origines dans l’histoire sociale des Etats-Unis et de la communauté afro-américaine. Parfaite clôture d'un festival de big bands ayant pris racine(s) dans la volonté pédagogique d'une école de musique et dans une terre de culture.
Big One Jazz Big Band: Stan Laferrière (dir, arr, p), Antony Caillet, Julien Rousseau, Benjamin Belloir, Mathieu Haage (tp), Cyril Dubile, Nicolas Grymonprez, Jérome Laborde (tb), Jean Crozat (btb), Christophe Allemand, David Fettman (ts), Olivier Bernard, Pierre Desassis (as), Thierry Grimonprez (bar),  Sébastien Maire (b), Xavier Sauze (dm)

Jazz à Pertuis présente depuis 19 ans des big bands, mais il existe un grand orchestre invisible –et c'est toute sa force– sans lequel ce festival ne pourrait pas exister, qui revient chaque année sans perdre son enthousiasme, sans se lasser, pour notre confort, celui des musiciens, notre accueil et notre plaisir: le big band des bénévoles avec à sa tête le plus jeune d’entre eux, Léandre Grau!
On attend impatiemment ce que nous réserve l’anniversaire des 20 ans…

Michel Antonelli et Ellen Bertet
texte et photos


© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Langourla, Côtes d'Armor


Jazz in Langourla, 4-6 août 2017

Cette année encore, le Théâtre de Verdure, cette ancienne carrière réaménagée en salle de concert en plein air, accueillait une programmation 100% jazz. Et c’est une 22eédition mémorable que Marie-Hélène Buron, la directrice artistique du festival Jazz in Langourla, assistée de Gildas Le Floch, nous ont concoctée.

Daniniel Givone © Mathieu Perez

L’année dernière, c’était le guitariste Sylvain Luc qui lançait les festivités. Cette année, l’excellent Daniel Givone a eu cet honneur. Voilà plusieurs éditions qu’il nous touche par sa générosité et sa présence infatigable au festival, aussi bien sur scène qu’aux côtés des bénévoles. On se souvient notamment du très émouvant hommage qu’il avait rendu avec Alma Sinti à Patrick Saussois. Et des nuits passionnées où il faisait le bœuf avec les musiciens de passage et les têtes d’affiche lors des jams au bar Le Narguilé, sans jamais tirer la couverture à lui. Cette discrétion, cette sensibilité, cette poésie, ce répertoire, ce jeu où tout est supérieur rendent ce guitariste exceptionnel. Il est seul en scène. Au départ, il ne voulait s’accompagner que d’une seule guitare, classique, mais, emporté par la passion, il en a rapporté d’autres et, durant une heure, il ne cesse de passer d’un instrument à l’autre et change de registre en un clin d’œil. De Jean Ferrat à Sting, du flamenco aux standards de jazz, avec une pensée pour son héros Joe Pass, il donne tout, joue avec mille nuances. Chaque instant est un moment de poésie, de jazz, de beauté. L’esprit de Patrick Saussois est très présent. On sent Daniel Givone très ému lorsqu’il évoque la mémoire de son ami. Saussois, Givone, la nuit, le jazz, la musique, des moments d’amitié indissociables du festival de jazz de Langourla. Entre Saussois et Givone, les points communs sont très nombreux. Comme lui, c’est un guitariste curieux de tout, un amoureux de la guitare qui joue tous les styles. Chaque année, Givone passe du temps au Népal. Il s’est nourri de cette culture, a étudié la façon qu’ont les Indiens de jouer de cet instrument. A la fin du set, il interprète deux compositions originales, «L’éléphant» et «Sur la route du Népal», moments parmi les plus beaux de la soirée. La transition avec le prochain groupe semble toute faite, le guitariste rappelant que le dernier album de Patrick Saussois, The Look of Love (Djaz, 2010), a été enregistré avec Rhoda Scott. Place donc à la grande organiste.
Accompagnée de son Lady Quartet, composé de Sophie Alour (ts), Géraldine Laurent (as) et Julie Saury (dm), Rhoda Scott enflamme le Théâtre de Verdure avec son groove. Entre compositions («We Free Queens», «You’ve Changed», «I Wanna Move») et reprises («Que reste-t-il de nos amours?», «Moanin’»), les titres qu’elles jouent sont tirés essentiellement de leur nouvel album, We Free Queens (Sunset Records), sorti en début d’année. Cette seconde partie de soirée est gorgée de swing, de blues, avec des accents très funky. Les musiciennes sont pleines de fougue et d’enthousiasme. Le public est conquis.

Julie Saury © Mathieu Perez

Samedi soir, le 5 août, les festivaliers découvraient le duo formé par Emile Parisien (ss) et Vincent Peirani (acc). Et n’a pas été déçu! Les trentenaires s’intéressent aussi à l’histoire du jazz et revisitent de façon très personnelle le répertoire de Sidney Bechet. Ils débutent avec «Egyptian Fantasy» et «Temptation Rag», qu’ils ont enregistrés dans leur album Belle Epoque (ACT, 2014). On comprend vite qu’ils ont longuement écouté la musique du maestro avant de s’y attaquer, tant ils en ont capté l’essence dans des arrangements subtils, laquelle dérive parfois vers la musique de chambre et la musique contemporaine. Entre le feu de Parisien et le jeu très dramatique de Peirani, la fusion est totale. Ils jouent peu de titres. Chaque morceau qu’ils interprètent est une rêverie. Chacune de leurs notes est une aventure. Suivent un hommage à Schubert («Schubertauster») et un clin d’œil à Michel Portal («3 temps pour Michel P.») avant de revenir à Bechet avec un magnifique «Song of the Medina». Somptueux.
Puis revoilà Julie Saury. Après avoir accompagné Rhoda Scott la veille, elle nous présente ici son album For Maxim (nous renvoyons les lecteurs à son interview, dans ce numéro, et à la chronique de son disque dans Jazz Hot n°679) en hommage à son père Maxim Saury (1928-2012), l’un des grands représentants du jazz new orleans en France. Pour un tel projet, elle a fait appel à des musiciens qu’elle connaît bien:Aurélie Tropez (cl),Frédéric Couderc (ts, fl), Shannon Barnett (tb), Philippe Milanta (p) et Bruno Rousselet (b). Sans jamais tomber dans le piège de la nostalgie larmoyante, elle a repris des standards que jouait et aimait son père, les a réarrangés, plutôt dérangés. On reconnaît bien les thèmes «Sweet Georgia Brown», «Moppin and Boppin», «Avalon», «Do You Know What It Means to Miss New Orleans?»,
«Back Home Again in Indiana», «Together», et ce ne sont pas tout à fait les mêmes. C’est très astucieux, très réussi, très rafraîchissant. Au final, bien que glaciale (les musiciens claquaient des dents!), la soirée fut très réussie.

Nous n’avons pu assister à la dernière soirée du festival, qui s’achevait le dimanche avec Selmer n°607et les Glossy Sisters, mais nous ne doutons pas que cette édition 2017 a fini en beauté. Cette année encore, entre les concerts au Théâtre de Verdure, les apéros-concerts en début de soirée (notamment le très intense Nebia Trio, lauréat du
Tremplin blues jazz2016) et les jams au Narguilé, Jazz in Langourla est l’un des rares festivals de jazz à défendre à ce point un état d’esprit jazz de partage et de convivialité entre les musiciens et les festivaliers, les passionnés et les bénévoles, et une programmation artistique exemplaire. A l’année prochaine!

Texte et photos: Mathieu Perez

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Ospedaletti, Italie


Jazz Sotto Le Stelle, 2-4 août 2017

Les fidèles lecteurs de Jazz Hot connaissent bien notre attachement à ce festival proche de San-Remo et à une heure de voiture de Nice. Cadre de rêve: l'Auditorium Communale est un amphithéâtre à l'antique de moins de 400 places au milieu des palmiers. Proximité avec les artistes, sonorisation irréprochable, et présence, à deux pas, d'une terrasse qui propose spaghettis al vongole et salade de poulpe irrésistibles. Le photographe Umberto Germinale, qui assure la programmation et la présentation avait prudemment, pour cette  14e édition, choisi le thème «crossing», lui laissant  les coudées franches pour une sélection d'artistes évoluant dans des univers bien différents. Un portrait au-dessus de la scène rappelle la récente disparition du contrebassiste Dodo Goya, parrain du festival et grande figure du jazz italien, à qui les trois  soirées sont dédiées. Cigare éteint en bouche, il était présent chaque année depuis la création du festival, dans le public, les coulisses, et plus souvent encore, sur scène.


Dino Rubino et Emanuelle Cisi © Umberto Germinale

Mercredi 2 août

Emanuelle Cisi (ts), Dino Rubino (p, flh), Rosario Bonaccorso (b), Peter Van Nostrand (dm) forment le quartet No Eyes, dont le nom fait référence à un titre de Lester Young, et, en introduction à cet hommage au saxophoniste légendaire, «September in the Rain » est exécuté de façon très classique avec la souplesse de swing qui convient. Pour un «Jumping at the Woodside» très enlevé, le très jeune pianiste délaisse le clavier pour le bugle dont il joue avec brio à la mode des boppers et, le sax au très beau son se révèle être aussi un émule de Rollins. Puis, c'est un émouvant «Goodbye Pork Pie Hat», le thème de Mingus qui fait allusion à l'emblématique couvre-chef de Lester.  Longue introduction du contrebassiste qui joue aussi parfois en chantonnant sa phrase à l'unisson pour la ballade «These Foolish Things», développée ensuite sous forme de samba. Suivront, en duo sax/bugle: «Jumping With Symphony Sid», un blues basique de Lester, dédié à cet homme de radio qui œuvra à diffuser le bebop,  puis «Polka Dots and Moonbeans» truffé de références à Rollins, enfin, «Tickle Toe» (thème de Lester immortalisé par le Count Basie Orchestra),  joué sur un tempo d'enfer par les deux soufflants qui échangent habilement chorus et «quatre-quatre» dans un joyeux feu d'artifice ponctué par les «bombes» du batteur new-yorkais aussi discret qu'efficace tout au long de ce remarquable concert que parachève, en rappel, un  «Lester Leaps In» tout aussi torride.

Jeudi 3 août
Riccardo Zegna (p) Original Standard Nonet –Pietro Tonolo (ts, fl), Claudio Chiara (as), Davide Nari (bs), Giampolo Casati (tp), Davide Garola (tb), Federico Zaltron (tp), Simone Monanni (b), Roberto Pagliri (dm)– présente une musique «de répertoire» où les interventions un peu convenues des solistes importent moins que l'exécution (parfaite au demeurant) des arrangements. Le pianiste, le contrebassiste, le batteur, le sax alto et le ténor sur qui repose l'essentiel, se distinguent toutefois très nettement  par des improvisations très convaincantes. Les thèmes sont tirés pour la plupart des répertoires de Monk, Mingus, Ellington, Gillespie. La prestation est de qualité et s'écoute avec plaisir. Pas de quoi révolutionner l'histoire du jazz, certes, car ce n'est pas le propos. Mais une bonne occasion de montrer que «la musique du diable» peut aussi se décliner sous la forme d'une musique de chambre (dont la dynamique, s'accroit tout au long de la soirée), appréciée des initiés tout en étant accessible aux profanes.

Peter Erskine © Umberto Germinale

Vendredi 4 août

Membre actif de Weather Report et de Steps Ahead, le batteur Peter Erskine est une star. De Gary Burton à Mike Stern, il a joué avec les plus grands. Le voir ici, si proche,  et l'entendre en «son direct», sans amplification ou presque, avec des musiciens talentueux (dont le fabuleux saxophoniste Bob Sheppard) est une véritable aubaine. Il se produisait à Ospedaletti avec son Dr. Um Band: Bob Sheppard (s), John Beasley (p, ep) et Benjamin Shepherd (b). les thèmes s’enchapinent tous aussi gorgés d'énergie les uns que les autres. Car, selon un mode jazz-rock radical, le quartet les enfile, comme autant de perles dignes des plus actuels «dance floors», tout en laissant à chacun de ses membres le loisir de les enrichir de sa touche personnelle. Le jazz redeviendrait-il une musique de danse...voire, d'hypnothérapie ? Rêvons... Le concert est magnifique. Les moments de pure folie, tempérés par des plages de quiétude apaisantes, laissent l'auditeur un peu étourdi, mais conscient d'avoir assisté à un grand moment musical. 

Succès total. L'auditorium est bondé chaque soir, et les spectateurs, ravis. Malgré des moyens financiers modestes, Jazz Sotto Le Stelle prouve, s'il en est encore besoin, la vitalité et, surtout, l'importance des «petits» festivals pour la défense et l'illustration de cette musique qui nous tient tant à cœur. Et, on peut se réjouir quand ils sont, comme ici, tenus à bout de bras par des amateurs enthousiastes et éclairés.


Texte: Daniel Chauvet
Photos:
Umberto Germinale

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Ystad, Suède


Ystad Sweden Jazz Festival, 1-6 août 2017

On revient au festival d’Ystad retrouver des amis. Le caractère convivial de ce festival –dont le fonctionnement repose essentiellement sur de nombreux et dévoués bénévoles qui répondent présents chaque année– est son atout maître. Ainsi a-t-on plaisir de côtoyer à la cafétéria du Ystads Teater (le centre de presse) les membres de l’équipe, musiciens, agents et correspondants venus du Danemark, d’Allemagne, du Royaume-Uni, des Etats-Unis ou du reste de la Suède; l’occasion d’échanger des points de vue, de rencontres et de découvertes qui font d’Ystad une cité internationale qui gravite autour du jazz en communion avec un public nombreux et sympathique. Dans la quarantaine de concerts proposés, quelques moments forts: la programmation, toujours assurée par le pianiste Jan Lundgren, est apparue cette année moins ouverte sur le monde, privilégiant les musiciens scandinaves, notamment ceux du label ACT… Elle n’en a pas moins permis de découvrir en scène de grands artistes…

La traditionnelle soirée inaugurale du festival, s’est déroulée, le 1er août, dans un nouvel espace: l’Ystad Arena, un complexe sportif flambant neuf. Fort d’une capacité d’accueil nettement supérieure à celle du théâtre municipal, ce bâtiment ouvre aux organisateurs la possibilité de jauges plus importantes. Mais le lieu possède moins de charme que les traditionnelles scènes d’Ystad. Ce premier concert –qui avait fait le plein de spectateurs– évoquait la mémoire de Monica Zetterlund (1937-2005), actrice et chanteuse de jazz suédoise, notamment connue pour avoir enregistré «Walz for Debby» avec Bill Evans en 1964. Cette célébration, ponctuée de longues interventions dans la langue d’Ingmar Bergman, ne nous était pas accessible de ce fait… Et la musique n’a pas non plus compensé notre frustration: le Ekdahl & Bagge Big Band, plutôt bon, a été lesté par les interventions de deux gloires locales, Svante Thuresson et Tommy Köberg –crooners ayant collaboré avec Monica Zetterlund–; moment à retenir, un pétillant «What a Little Moonlight Can Do» interprété par Hannah Svensson (voc) suivi par un duo avec Filip Jers («Con alma»), dont l’harmonica rappelait celui du grand Toots.

The Rad Trads dans la foule d'Ystad © Jérôme Partage

Heureusement, le lendemain offrit un réveil en fanfare au concert de 11h, avec le retour gagnant (ils étaient déjà là en 2015) des Rad Trads dont la musique oscille entre blues, rock, country. Les cinq jeunes gens–les frères Michael (tp, voc) et John (dm, voc) Fatum, Patrick Sergent (ts, kb, voc), Alden Harris-McCoy (g, voc), Michael Harlen (b, voc)– s’amusent beaucoup sur scène et partagent généreusement leur plaisir d’être ensemble. On est plutôt dans un esprit rock’n’roll, et c’est extrêmement plaisant. Le groupe –qui par ailleurs maîtrise l’art du brass band– a ensuite enchaîné sur une parade new orleans dans les rues d’Ystad (Alden Harris-McCoy troquant sa guitare contre un soubassophone) avec le renfort d’un tromboniste resté anonyme et d’un altiste japonais, Yosuke Sato. Ouverte par un antique camion de pompiers et l’ensemble des bénévoles du festival, le défilé a remporté un franc succès et s’est achevé sur «When the Saints Go Marching In» et «Down by the Riverside». Epatants, ces Rad Trads!

A 19h30, au théâtre, un autre musicien déjà présent en 2015, Bobby Medina (tp, flh, Jazz Hot n°676), proposait un projet spécial avec l’excellent XL Big Band. Pour autant qu’il soit sympathique, le trompettiste n’a pas la carrure d’un grand soliste pouvant se mesurer à un big band. Certains des arrangements originaux qu’il a présentés («Autumn Leaves», «Grazing in the Grass» en hommage à Hugh Masekela) ne manquaient cependant pas d’intérêt. Mais le vrai raté de cette prestation fut l’invitation du finaliste suédois du concours de l’Eurovision, originaire d’Ystad (la belle affaire!), le jeune Frans, dont la posture hip-hop et les maigres talents vocaux paraissaient incongrus. Cette journée s’est joliment conclue à l’église du monastère par un délicat duo entre un habitué du festival, le Danois Jabob Fisher (g) et Hans Backenroth (b).

Al Foster © Jérôme Partage

Le 3 août, la pluie nous a privés de la cour de Per Helsas Gård et il a fallu se replier au théâtre pour entendre Viktoria Tolstoy (voc). Au milieu des massifs de fleurs et avec un bon café, le récital de la Suédoise d’origine russe, serait sans doute mieux passé. Présentant son dernier album en date, Meet Me at the Movies (ACT), elle a donné en quartet (Krister Jonsson, g, Mattias Svensson, b, Rasmus Kihberg, dm) sa version de chansons de cinéma, généralement éloignées de l’univers du jazz, en dehors de «Smile» de Charlie Chaplin. Un concert pas inoubliable.
A 16h45, au Konstmuseum, le groupe David’s Angels (Sofie Norling, voc, Maggi Olin, p, David Carlsson, b, Michala Østergaard-Nielsen, dm) a servi une musique éthérée avec le renfort d’Ingrid Jensen (tp) qui fut la seule source de jazz et d’intérêt de cette prestation. A 18h15, au cloître, le Norvégien Bugge Wesseltoft donna un aimable concert de piano solo, à partir de ses compositions rappelant l’esthétique jarrettienne. Le silence religieux qui l’accompagnait prêtait volontiers à la comparaison; loin du jazz spirit.

Enfin, à 20h, au théâtre, le festival nous offrit le premier bon (et vrai) concert de jazz avec le quintet d’Al Foster (dm, Jazz Hot n°670): Freddie Hendrix (tp, flh), Mike DiRubbo (as), Adam Birbaum (p) et Doug Weiss (b). Les deux soufflants ont été pour beaucoup dans le plaisir procuré par cette prestation évoquant respectivement Dizzy Gillespie et Charlie Parker, puisque ce nouveau projet d’Al Foster est un hommage au mythique altiste. D’un côté le son mat d’Hendrix, pétaradant de swing (gillespien en diable sur «Night in Tunisa»), de l’autre le lyrisme de DiRubbo (magnifique solo sur «Lover Man»), qui prend certainement racine dans la botte italienne (c’est un Italo-Américain de la deuxième génération). Al Foster –très en confiance avec sa rythmique, qui le suit depuis de longues années–, toujours caché derrière ses cymbales, reste un maître de la batterie, tout en finesse.
Le concert de 23h réunissait Al Di Meola et Peo Alfonsi pour un duo de guitares autour du thème «Piazzolla & Lennon-McCarney» (sic). Au final, on a eu droit à une suite de compositions dans l’esprit flamenco, agrémentées de quelques (légers) effets électroniques. Un intermède avant d’aller à la jam-session.

Deborah Brown et Sylwester Ostrowski © Philippe Dugast by courtesy

Le 4 août, nous avons retrouvé avec joie la cour de Per Helsas Gård et Jacob Fisher, dont le quartet –Zier Romme Larsen (p), Mathias Petri (b), Andreas Svendsen (dm)– invitait Yosuke Sato (lequel avait eu l’honneur, la veille, de faire retentir son saxophone en haut de l’église Sainte-Marie, tradition instituée par le festival). Au menu, du bon bebop («I Fall in Love too Easely», «Ornithology»…) joué avec cœur. On passera très vite sur la prestation du Danois Carsten Dahl (p) au musée, qui relevait du bruitisme, pour arriver au concert du soir, au théâtre (et pas n’importe quel concert, sans doute le plus marquant de cette édition 2017: la grande Deborah Brown (voc) présentait un hommage à Ella Fitzgerald, entourée d’une rythmique américaine (Rob Bargad, p, Essiet Okon Esdiet, b, Newman Taylor Baker, dm), du ténor polonais Sylwester Ostrowski et de ses compatriotes du NFM Leopoldium Strings, un orchestre à cordes de vingt pièces (la chanteuse qui est retournée vivre à Kansas City, a conservé des liens étroits avec l’Europe et notamment la Pologne). L’utilisation des cordes dans le jazz a donné quelques belles réussites (Charlie Parker, Billie Holiday, Ray Charles et évidemment Ella Fitzgerald…) mais reste un exercice délicat. Deborah Brown débuta le concert simplement avec son trio («Lullaby of Birdland») et le sax (qui prodigua un accompagnement discret tout au long du concert) avant d’être rejointe par l’orchestre. D’emblée l’alchimie fut parfaite: l’expression très enracinée de la vocaliste se trouvant mise en valeur par les cordes. Un résultat magnifique, qui fit honneur au répertoire d’Ella («Cry Me a River», «Summertime»…) et atteint un sommet avec «How Deep Is the Ocean» qui propagea une émotion telle que le public suédois réserva à Deborah Brown une longue ovation à l’issue du morceau. On n’en avait pourtant pas fini: «Kansas City Here I Come» rappela les fondements blues de la culture musicale de cette grande dame.
En seconde partie de soirée, Jan Lundgren se livrait à un duo inédit avec Nils Landgren (tb, voc). On n’a certes pas retrouvé les sommets d’intensité du précédent concert, mais cette rencontre fut plaisante, teintée d’humour (le tromboniste, directeur du festival Jazz Baltica, entretient une forme de rivalité amicale avec Lundgren, directeur du festival d’Ystad). Outre l’inévitable relecture jazzy du folklore suédois, les deux musiciens ont donné à entendre plusieurs standards, dont un «The Nearness of You» joliment repris par Nils Landgren, au chant, à la façon de Chet Baker.

Anne Niepold, Lisa Wulff et Nicole Johänngten © Jérôme Partage

Le 5 août, le concert du 11h était consacré à Wayne Shorter. Le sextet de Gilbert Holmström (ts) donna une prestation intéressante bien qu’hétéroclite, passant du swing au free, et du free aux ballades. A 13h, à l’hôtel Ystad Saltsjöbad, c’est une autre musicienne déjà programmée en 2015 –et pour le même projet– qui effectuait son retour à Ystad: Nicole Johänngten (ts, ss). Il s’agissait d’une nouvelle version de son groupe international et exclusivement féminin, Sofia (avec la Belge Anne Niepold, acc, la Suissesse Julie Campiche, harp, la Suédoise Charlotta Andersson, g, la Népalaise Sanskriti Shrestha, tabla, l’Allemande Lisa Wulff, b, et la Britannique Sophie Alloway, dm): un assemblage d’identités musicales diverses qui se retrouvent autour du jazz et souvent aussi à côté. On peut en tous les cas saluer la performance de ce collectif qui ne s’était rencontré que la veille et a travaillé sur les compositions de chacune. Les plus intéressantes furent «Ystad Tree» de Nicole Johänngten et «Nœud explicatif» d’Anne Niepold.
A 16h45, au théâtre, se produisait le Scottish National Jazz Orchestra, dirigé par Tommy Smith et avec Eddi Reader (voc) en invitée. Le big band a proposé un passage en revue des chansons du patrimoine écossais avec des arrangements jazzy. Mais comme souvent en ce cas, la fusion est restée artificielle bien qu’écoutable. A 20h, toujours au théâtre, Jan Lundgren revenait en quartet avec Jukka Perko (as, ss), Dan Berglund (b) et Morten Lund (dm) à l’occasion de la sortie de leur CD Potsdamer Platz(ACT). Basé sur des compositions originales du pianiste, le concert a aligné quelques jolies ballades, en particulier «Potsdamer Platz» et «On the Banks of the Seine».
A 23h, le duo Hiromi (p)/Edmar Castañeda a donné lieu à un numéro de virtuosité, parfois un peu gratuit.

Joshua Redman Quartet © Markus Fägersten, by courtesy of Ystad Sweden Jazz Festival

Le 6 août, c’est un bon trio qui a inauguré, à 11h, cette dernière journée: celui de Lars Danielsson (b) avec Marius Neset (ts) et Morten Lund (dm). La musique était servie par des compositions de qualités, dont «Off to Munich».
Bien plus séduisant fut le concert de 16h45, au théâtre, de Jerry Bergonzi (ts), Tim Hagans (tp) et leur rythmique scandinave: Carl Winther (p), Johnny Åman (b) et Anders Mogensen (dm). Le son de Bergonzi est toujours empreint de poésie et de swing, tandis que Tim Hagans arbore un jeu très coloré. Globalement, le quintet fonctionne bien. On a notamment relevé les qualités du pianiste, fils du trompettiste Jens Winther (1960-2011) dont l’une des compositions fut jouée. Tim Hagans en profita pour rappeler qu’il avait travaillé avec lui et a souligné son lien particulier avec l’Europe. Une prestation solide dont on a notamment retenu une belle version de «Laura».

Pour les deux concerts de clôture, au théâtre, les impressions furent contrastées. A 20h, le Ann-Sofi Söderqvist Jazz Orchestra, déroula des pièces toutes de la main du leader. Si le big band permet d’éviter l’ennui, la musique était trop aseptisée pour être véritablement captivante. Les interventions ponctuelles de Lena Swanberg (honnête chanteuse de comédie musicale) l’on fait dériver vers la variété sans créer un intérêt supplémentaire.
Heureusement, nous avons quitté Ystad avec du jazz et du vrai: le nouveau projet de Joshua Redman (ts) en hommage à son père, le saxophoniste Dewey Redman (1935-2011) et, à travers lui, à l’aventure du free jazz. Très bien entouré par Ron Miles (tp), Scott Coley (b) et Brian Blade (dm), Joshua a redonné vie au répertoire du Old and New Dreams d’Ornette Coleman (dans lequel son père a côtoyé Don Cherry, Charlie Haden et Ed Blackwell), groupe qui fut actif de 1976 à 1987. Un héritage que le quartet a porté avec conviction et intensité, livrant un free aussi incandescent que saisissant.

Un mot enfin des jam sessions qui se sont tenues les 3, 4 et 5 août au restaurant Marinan, sur le port, et toujours animées par le trio du jeune Sven Erik Lundeqvist. C’est la soirée du 4 août qui restera dans les mémoires avec la constitution d’une formation détonante composée de Deborah Brown, Bobby Medina et Jan Lundgren qui ont partagé un plaisir du jazz communicatif. Tandis que la nuit du 5 août fut essentiellement animée par Nicole Johänngten et les membres de son collectif.

Texte: Jérôme Partage
Photos: Philippe Dugast by courtesy, Markus Fägersten by courtesy, Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Marciac, Gers


Jazz in Marciac, 28 juillet-15 août 2017


Le Festival de Marciac fêtait cette année son 40e anniversaire, et dans un programme toujours plus copieux qui en fait la plus grande manifestation française, l'une des plus grandes du monde en matière de jazz, on a isolé un temps exceptionnel, celui du concert donné par Cécile McLorin Salvant entourée du Quintet du parrain du festival, présent depuis 26 ans, Wynton Marsalis (tp), avec Walter Blanding (ts, cl), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b) et Ali Jackson (dm).

Ce moment a été exceptionnel parce que pour l'occasion Wynton Marsalis a écrit un fort beau texte pour célébrer cet anniversaire et ce festival, mais plus largement pour célébrer le rôle de la France, de son peuple, dans la reconnaissance du jazz en tant qu'Art et expression originale du peuple Afro-Américain. Wynton Marsalis a plus particulièrement mis l'accent, ce qui nous a énormément touchés, sur le rôle de notre revue, Jazz Hot, de ses fondateurs, Charles Delaunay et Hugues Panassié et sur l'équipe qui en prolonge aujourd'hui l'histoire ("
This publication, started in 1935, is still going strong”).

Wynton Marsalis a mis en valeur le rôle essentiel de Charles Delaunay en évoquant en particulier le Quintette du Hot Club de France, le premier label de jazz –Swing–, la discographie de Charles Delaunay et les Festivals du jazz (Paris, les Salons du jazz) d'après la Seconde Guerre, rejoignant ainsi le thème de l'exposition des 80 ans de Jazz Hot, fêtés il y a peu en 2015 à la Fond'Action Boris Vian, qui réévaluait l'apport de Charles Delaunay et bien sûr de Jazz Hot.

Il a aussi bien entendu évoqué sa longue amitié avec le Festival Jazz in Marciac, ceux qui en furent à l'origine et qui l'ont développé, Bill Coleman et Jean-Louis Guilhaumon. Et si Wynton Marsalis versa une larme à la fin de ce moment, c'est que le contenu de son texte, qu'il avait demandé de traduire et de lire à Cécile McLorin Salvant, parfaitement bilingue, avait une portée non seulement historique mais sans doute aussi très actuelle dans une Amérique du XXIe siècle où les traces de l’œuvre de Martin Luther King pour l'accession à l'égalité s'effacent dangereusement.

Dans le droit fil de son texte, d'une soirée d'anniversaire émouvante, le concert qui a réuni une Diva du jazz comme on n’en espérait plus, franco-américaine, et le virtuose Néo-Orléanais, a été un monument musical, non seulement par la qualité de l'expression jazzique, le jeu si intense de la formation de Wynton, la voix exceptionnelle de Cécile, mais encore par la dimension pédagogique et illustrative d'un concert d'une construction aussi savante qu'adaptée au discours d'anniversaire et à l'histoire que
Wynton Marsalis venait de raconter par la voix de Cécile McLorin Salvant.

Wynton Marsalis et Cécile McLorin Salvant nous ont habitués à une intelligence hors normes dans la construction de leurs concerts, ce qui en fait toujours un moment privilégié. Ils ont atteint cette fois encore une dimension dont les amateurs de jazz ne peuvent que rêver, car l'imagination, la culture comme le talent et l'expression de ces musiciens sont stratosphériques. Les présents ont eu raison comme on a coutume de le dire.

Je n'étais pas à Marciac, je le regrette, mais par la magie de YouTube, ce concert est disponible en intégralité, et nous l'avons relayé en ouverture de ce compte rendu (il vous suffit de cliquer sur l'image ci-dessous), car il peut se passer de tout commentaire par sa cohérence, la qualité de sa construction comme par le talent des artistes, y compris Dan Nimmer, Walter Blanding, Carlos Henriquez et Ali Jackson. C'est un magnifique voyage dans le XXe siècle, l'histoire de la musique et du jazz, une musique véritablement incarnée: la France, les Caraïbes, la Nouvelle-Orléans, avec pour ce faire la participation d'un Néo-Orléanais de naissance, de cœur, et d'une Cécile McLorin Salvant, toujours essentielle, et idéalement placée pour ce cheminement transatlantique par sa mémoire familiale et son vécu qui mêlent les Etats-Unis, la France et les Caraïbes.

Un beau moment de culture universelle, de jazz, de générosité. Un grand moment de pédagogie.

Car ce qui a réuni Paris, la France de l'entre-deux-guerres et le jazz hot, c'est-à-dire l'expression inventée et libérée par les Afro-Américains, c'est un socle de valeurs humaines
, acquises ou recherchées; les Sidney Bechet, Louis Armstrong, Duke Ellington, Coleman Hawkins, Benny Carter, etc., vinrent en France dans les années 1930 pour faire reconnaître leur art, collectivement, bien au-delà de leur seul talent; puis après guerre, les Don Byas, Bud Powell, Dexter Gordon, Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Thelonious Monk, et les centaines d'autres sont venus de leur jazz illuminer nos nuits, nos festivals; cette reconnaissance qu'ils trouvèrent chez Charles Delaunay, en même temps qu'un soutien et des outils pour l'indépendance de leur art, repose sur ce concept d'égalité universelle qui fait la grandeur de la France, même si elle l'a oublié en 2017. Ce même concept d'égalité s'est transposé dans la lutte des Droits civils aux Etats-Unis, il n'y a qu'à écouter les discours de Martin Luther King (cf. l'éditorial de ce mois). Le jazz, ce n'est pas qu'une musique, c'est un art au cœur d'un peuple, un art de vivre, une manière de penser le monde, une philosophie, une civilisation, même si les musiciens n'en sont pas tous et tout le temps conscients car l’art, cet art, n'est pas la propriété des seuls musiciens, même si les amateurs de jazz l'ont oublié dans ce XXIe siècle où la mémoire humaine fait place à la mémoire machine.

C'est tout ce qui rend cette soirée anniversaire de Marciac exceptionnelle. C'est pourquoi, nous tenions à en conserver une trace musicale au-delà de l'habituel compte rendu, dans un compte rendu off shore en quelque sorte, et à souligner cette soirée: 1h 58’ de bonheur! Merci à Marciac, à Wynton Marsalis et ses compagnons, à Cécile McLorin Salvant.

Nous avons tenu également à transcrire ce qui a été dit ce jour d'anniversaire, un verbatim pour mémoire, et à donner la version originale en anglais, plus complète, du texte écrit de Wynton Marsalis (textes transcrits après la vidéo).

Yves Sportis



Jazz in Marciac 2017, Cécile McLorin Salvant et Wynton Marsalis Quintet, concert des 40 ans de Marciac © YouTube




Jazz in Marciac, Happy 40th Anniversary
Texte de Wynton Marsalis, traduit, adapté et récité par Cécile McLorin Salvant
En tant qu’originaire de la Nouvelle-Orléans, je suis un non francophone d’origine française. En tant que trompettiste, je suis un disciple de Jean-Baptiste Arban et je m’honore d’être l’un des nombreux descendants du grand virtuose Maurice André.
En tant que musicien de jazz, je rends hommage à la marque profonde et durable que la France donne à l’identité du jazz. Les Français ont accueilli à bras ouvert la musique de l’Afro-Américain James Reese Europe et son orchestre, les "Hell Fighters", pendant la Première guerre mondiale, et la musique de Sidney Bechet.
Hugues Panassié et Charles Delaunay ont créé le Hot Club de France pour valoriser le jazz en France. Le Quintette du Hot Club de France avec Stéphane Grappelli et Django Reinhardt a démontré, par sa virtuosité et son swing, que le jazz était un langage musical international. Charles Delaunay, auteur de la première discographie du jazz, et Hugues Panassié ont fondé Jazz Hot en 1935.
Swing Records, le premier label de jazz du monde est né en France. Après la Seconde guerre mondiale, le Festival International de Jazz de Paris a accueilli différentes générations de musiciens et a élevé le jazz au rang d’art.
Au cours du XXe siècle, les compositeurs classiques français ont rejeté le snobisme et les préjugés qui étaient de mise envers le jazz et ont montré leur respect. Maurice Ravel avait un grand respect pour Ellington. Darius Milhaud a contribué à faire de Dave Brubeck le grand musicien, compositeur, ambassadeur et champion des Droits de l’Homme qu’il est devenu.
Pendant la période des Droits Civiques américains, tout musicien de jazz sérieux a noué des liens avec la culture et le public français. Un grand nombre d’albums ont été enregistré ici : Dizzy on the French Riviera en 1962, Miles in Antibes en 1963, les enregistrements live de Duke Ellington et d’Ella Fitzgerald à Juan-les-Pins en 1967. Les musiciens de jazz savaient que la France appréciait notre musique et nous a accordé certaines libertés qui nous étaient refusées dans notre pays, à cette époque.
L’histoire du festival de Marciac, qui a commencé en 1977, fait également partie de cette histoire. Né il y a quarante ans avec Bill Coleman et Jean-Louis Guilhaumon dans le magasin de meubles de Marcel Labarrière, c’était l’occasion de se rassembler pour partager ce qu’ils avaient en commun.
J’ai eu la chance de jouer ici pendant vingt-six ans. Dès ma première année, j’ai senti une familiarité particulière avec cet endroit. Ici, nous avons joué avec des maîtres de la Nouvelle-Orléans, un big band de jeunes musiciens français, des orchestres symphoniques, des musiciens brésiliens, pakistanais, irakiens, Pierre Boussaget, Hervé Sellin, Guy Lafitte, mon septet,  le Jazz at Lincoln Center Orchestra et les musiciens fantastiques qui sont ici avec moi. Ici, nous avons vu le chapiteau passer du silence total à la ferveur d’une église. Nous avons joué ici jusqu’à point d’heure, sur la place, dans des restaurants, dans des clubs, des maisons, des vignobles. Nous avons joué dans la rue et pour des événements officiels. Il y a deux jours, j’ai joué avec un de nos élèves, Emile Parisien, qu’on connaît depuis vingt ans.
Pour moi, tout ici a été glorieux. Tout le monde connaît le charme de cette région : l’armagnac, le tournesol, la lune, les route sinueuses, l’architecture, le cassoulet, le foie gras, le vin de Saint-Mont, mais surtout les gens d’ici.
Il y a vingt ans, j’ai écrit une suite dédiée à ce festival. Mes sentiments étaient très profonds à ce moment ; le temps qui passe ne fait que confirmer cela. Il est difficile d’être intègre et encore plus de le rester. Nous avons créé ici quelque chose de très spécial pendant quarante ans. Parce qu’il est beaucoup plus facile de laisser tomber quelque chose que de le ramasser, nous devons fêter chaque anniversaire en réaffirmant l’intégrité que ce festival représente. Merci.
Wynton Marsalis
(adaptation : Cécile McLorin-Slavant & Family)



Jazz in Marciac, Happy 40th Anniversary
Texte de Wynton Marsalis paru sur son blog

As a New Orleanian, I am a non-French speaking extended family member of France. As a trumpeter, I began studying from the book of Frenchman Jean Baptiste Arban at 6 years old, and still today, strive to play his exercises correctly. I am also honored to be one of the many descendants of the great virtuoso Maurice André whose sparkling playing inspired a world of trumpet players to pursue excellence.
As a jazz musician, I am profoundly grateful for the deep and lasting imprint of French culture and scholarship on the identity of our music. During Word War 1, the French embraced the music of Afro-American musician James Reese Europe, and members of the 369th Infantry "Hellfighters” band from Harlem. This fascination and acceptance of ragtime, the blues, and jazz continued after the war and would eventually culminate in the elevation of New Orleanian jazzman Sidney Bechet to the status of French cultural hero.
Hugh Panassie’, Charles Delaunay and a few other students created the "Hot Clubs of France” which established and promoted the value of jazz all over this country. The Quintet of the Hot Club of France, featured geniuses Stéphane Grappelli and Django Reinhardt, whose virtuosity and deep swing demonstrated that jazz was an international musical language. Charles Delaunay, authored the first jazz discography, and along with Mr. Panassie founded Jazz Hot Magazine. This publication, started in 1935, is still going strong.
The very first Jazz Record Company in the world, Swing Records was established in France and, after the Second World War, the International Festival of Jazz in Paris welcomed the styles of different generations of musicians showcasing jazz as serious art with a meaningful tradition. This was meaningful because jazz was still struggling with the perception that it was a popular fad requiring new tricks like a circus act.
Throughout the 20th century, French classical composers rejected the snobbery and prejudice that was commonplace at that time to express an affinity and deep respect for jazz. The great Maurice Ravel immediately comes to mind with his respect for Ellington, as does Darius Milhaud, who was the greatest influence in the life and work of Dave Brubeck. Milhaud was instrumental in helping shape the young Brubeck into the great musician, composer, ambassador, and champion of human rights that he became.
As we moved into the 1960’s, the American Civil Rights Era, every serious jazz musician pursued a meaningful relationship with French culture and audiences. Many many great albums were made here, from "Dizzy on the French Riviera” in 1962, to "Miles in Antibes” in 1963, to Duke Ellington and Ella Fitzgerald’s live recordings in Juan-les-Pins in 1967. Jazzmen and women knew that France appreciated and embraced our music, and she also afforded some of the freedoms denied us in our own country at that time.
The story of Marciac which began in 1977, is also part of this continuum. Born 40 years ago with American trumpeter Bill Coleman and Jean Louis Guilhaumon and in the furniture shop of Marcel Labarriere, it was a way for people to get together and express their communality and their commonality.
I have been blessed to play here for 26 of those years. From my first year, I always felt an uncommon integrity in this place. Here, we have played with New Orleans masters, a big band of young French Musicians, young musicians from New York, symphonic orchestras, with musicians from Brazil, Pakistan and Iraq, with Pierre Boussaget, Hervé Sellin, the legendary Guy Lafitte, the great tap dancer Jared Grimes and with my soulful septet, the Jazz at Lincoln Center Orchestra and the fantastic musicians up here tonight. Here, we have seen the Chapiteau absolutely silent in mass concentration and have also heard it rock with the intensity of an old time church revival. We have played until all hours of the morning to rapturous applause and stomping and cheering, played in the square while families socialized and shopped, in restaurants, clubs, homes and vineyards. Here, we have played parades down the street at official functions and at parties. Two nights ago, I played with one of our students who attended the college in the 90’s, Emile Parisien. It was a profound experience that took 20 years to enjoy.
For me, it has all been glorious and fortunate. Everyone knows about the romance of this region: the Armangac, the sunflowers, the bright night moon, the winding roads lined with stoic trees and the rustic architecture. Yes, cassoulet, foie gras and Saint Mont wine is wonderful, but the soul of everything is always the people. It is something very powerful and at the same time very delicate. It must be nurtured at all times because this spirit is all that we can truly pass on to the future. Materials decay but the spirit prevails.
20 years ago I wrote a suite dedicated to the festival and this spirit. My feeling was very strong at that time. The passage of years have only deepened that feeling. Integrity is hard to come by, it’s even harder to maintain. We have created something very special here for 40 years. Because it’s a lot easier to let something fall than to pick it up, we must celebrate each anniversary by reaffirming the integrity that this festival represented at birth. Thank you for your kindness through all these years and thank you.
Wynton Marsalis

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Jorge Pardo © Patrick Dalmace

Gandia, Espagne



Festival Polisònic, 28 juillet-19 août 2017

C’est toujours un plaisir d’assister à un concert dans les jardins arborés de la Casa de Cultura de Gandía. Le Polisònic s’y installe en plein été faisant profiter le public d’une fraîcheur plutôt recherchée et pour des tarifs plus que modérés (6 euros). 28e édition d’un programme qui, s’il fait toujours appel à du jazz, englobe aussi divers genres avec des formations ou des musiciens qui sont souvent une découverte pour les festivaliers. Parmi les neuf soirées nous avons fait des choix.

Le 5 août, les festivaliers ont pu écouter Jorge Pardo déclinant son projet «Djinn». Ce projet correspond bien à la personnalité de Pardo qui, bien que lauréat il y a quelques temps du Prix du Jazz, navigue au gré de sa fantaisie, toujours à partir des racines du flamenco. Même pour ceux qui ont écouté son précédent disque Historias de Radha y Krishna (Jazz Hot n°676), Djinn, qui peut -être considéré comme un développement de celui-ci-, est assez déroutant. Jorge Pardo (ts, fl), bien qu’entouré de quatre partenaires (clavier, basse, guitare flamenca, cajón et percussions) s’appuie sur l’ordinateur tout au long de thèmes très complexes à décrypter car les différents genres du flamenco s’imbriquent les uns dans les autres, soléas, tanguillos, bulerias… Et tout cela contient aussi des références au phrasé du jazz, au blues, à de très vieilles réminiscences flamencas. Pardo s’aventure dans le monde des DJ’s, du langage hip-hop, additionnant ces sons que l’on entend dans les lieux nocturnes du monde entier à son flamenco pour créer selon lui une «musique urbaine contemporaine». Le talent de Pardo est toujours incontestable mais parfois le son enregistré semble interminable et on apprécierait de pouvoir profiter davantage des musiciens en chair et en os. Il arrive aussi qu’il faille même s’aider des yeux pour différencier ce qui émerge des instruments de ce qui sort de l’ordinateur! Mais globalement le projet est plaisant et la soirée fut un régal.

Le 14 août, la chanteuse Mariola Membrives commémorait levingtième anniversaire de la sortie de Omega, le disque historique de Enrique Morente, une petite révolution dans le flamenco qui s’acoquine dès cette époque avec d’autres rythmes. Membrives n’a pas un jeu de scène convaincant mais elle est là pour chanter! Et la voix sort des tripes pour une réinterprétation très personnelle des thèmes originaux, issus entre-autres de textes du Poète à New York de Federico García Lorca et de compositions de Leonard Cohen –partie prenante du disque de Morente– telle que «Manhattan». La prestation sur «Aleluya», toujours de Cohen, est magnifique, dramatique: un qualificatif permanent de l’ensemble d’un concert d’une grande dureté. Nous avons aussi trouvé un grand intérêt à l’écoute de l’accompagnement choisi par Mariola et offert par d’excellents jazzmen qui enrichissent davantage encore le concert. Jazz, flamenco, les thèmes oscillent de l’un à l’autre. David Pastor et sa trompette ravissent les jazzophiles et Oliver Haldón, guitare flamenca, enchante les amateurs de flamenco. Le contrebassiste Masa Kamaguchi s’illustre dans un duo avec Mariola Membrives sur une valse lorquienne, tandis que le batteur peut briller tant avec son cajón que pour des soli de jazz à la batterie.

David Pastor © Patrick Dalmace

Quatre jours plus tard on retrouvait David Pastor, un habitué du Polisònic, à la tête de son trio Nu Roots. Le trompettiste présente son dernier travail, Motion. Une nouvelle fois nous regrettons l’utilisation d’ordinateurs qui à notre sens n’apportent rien ni au jazz ni à l’excellente prestation de Pastor, mais l’heure est à la fusion, au gadget pour se démarquer jusqu’à ce que trop de monde l’adopte. Cela dit, David est un excellent trompettiste, avec des airs d'Arturo Sandoval lorsqu’il s’envole dans les aigus. On assiste à de superbes improvisations et de beaux dialogues avec le très énergique batteur Pere Foved. Au clavier, José Luis Guart est autant acteur que pianiste mais domine son travail. Le trio est parfaitement rodé. Coltrane est à l’honneur dans «Coltrane Roots». On écoute aussi «Salvat Street», un thème du pianiste: «Dr Guart». Pastor manipule totalement «Water Melon Man» pour en faire l’ironique «The Orange Buyer». Autre belle manipulation, «Suite Bar Roca», d’un thème de musique baroque. Le batteur propose un travail original et agréable à l’oreille en grattant sa caisse claire avec les ongles pour une version également truquée de «Green en Blue».

Une nouvelle fois, le Polisònic a montré que, bien que n’étant pas un festival de jazz, la part que ce dernier occupe est de qualité. Un exemple à suivre pour les festivals existant dans un environnement proche: Javea, Dénia…


Patrick Dalmace
texte et photos 


© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Fano, Italie

Fano by the Sea, 27-29 juillet 2017


Parvenue à sa 25e année, la manifestation dirigée par Adriano Pedini a été consolidée grâce à une répartition thématique précise et l’acquisition d’un espace prestigieux: l’imposante Rocca Malatestiana. C’est là que s’est déroulée la majeure partie des concerts, que ce soit ceux en ouverture de soirée avec les acteurs et les musiciens de renom, ou ceux qui suivaient, sous l’appellation Young Stage, réservé aux musiciens émergents.
En outre, dans le décor évocateur de la Pinacoteca di San Domenico se sont tenus des concerts dans le cadre du cycle Echi della migrazione (Echos de la  migration), créé l’an dernier pour fournir des points de réflexion sur le drame des exodes de masse. Les trois dernières journées ont offert une grande variété de propositions et de contenus.

Chano Dominguez © Michele Alberto Sereni, by courtesy of Fano by the Sea

Piano alla Rocca. Les concerts du soir étaient axés sur les divers aspects du piano d’aujourd’hui. Tigran Hamasyan semble nettement orienté vers le dépassement des barrières stylistiques, mais en même temps sa poétique semble cacher quelque problème d’identité. Quand le pianiste met sa formidable technique au service de structures qui mêlent son background arménien avec l’empreinte jazz, à travers la modalité et l’improvisation, il exploite au mieux son toucher net, sa capacité de synthèse et le contrôle des dynamiques. A la fin, des longueurs évidentes émergent, ainsi que d’exténuantes séquences de vocalises en des clés pseudo-ethniques, accompagnées ou suivies par un jeu de piano tantôt minimaliste, tantôt classifiant, dans le sillage du Keith Jarrett le plus dissocié.
L’évolution artistique de Giovanni Guidi se reflète aussi bien dans l’approche de l’instrument que dans la vision du compositeur. En piano solo se condensent la valeur mélodique, les progressions harmoniques tonales et un souffle choral qui peut rappeler Chris McGregor et Dollar Brand. Ces équilibres sont d’ailleurs brisés à dessein par des configurations sombres, dans le registre grave, et des montées et descentes sur le clavier qui rappellent la poétique de Cecil Taylor.
Guidi exprime d’ailleurs au mieux ce potentiel avec le quartet Ida Lupino (du titre du CD éponyme pour ECM) dans lequel il est accompagné par Gianluca Petrella (tb), Louis Sclavis (bcl) et João Lobo (dm). Non seulement le quartet base sa propre force sur les remarquables individualités mais aussi sur les ensembles mesurés et sur les combinaisons de timbres équilibrées et sur des collectifs puissants, et aussi quand il empiète sur des terrains informels. Lobo peut se promener avec désinvolture dans des jeux raffinés de nuances timbriques jusqu’à des up tempos fluides, des figures désarticulées vers de solides images. L’interaction entre Petrella et Sclavis se révèle déterminante pour les contrastes timbriques, la compétence dans les contrepoints (par exemple dans «Ida Lupino» de Carla Bley), et la maîtrise des registres et des dynamiques dans les crescendos et les fortissimos.
Chano Dominguez est partisan d’une synthèse entre le jazz, le flamenco et d’autres cultures latines. Toutefois, sa prestation à Fano a mis nettement au second plan la composante latine en faveur de l’afro-américaine, par des installations modales et des arrangements efficaces de pages historiques. Ce n’est pas par hasard que Dominguez a puisé à pleines mains dans le Kind of Blue de Miles Davis. D’abord en appliquant une figure dans le registre grave, doublée par la contrebasse de Martin Leiton, aux cellules de «Freddie Freeloader». Puis en fragmentant le thème de «Blue in Green» et en insérant des ornementations. Pour finir, en diminuant la structure de «All Blues» en un cadre rythmique soul jazz avec des nuances funky, grâce à la contribution de David Xigu (dm). Que Dominguez soit un habile réinventeur son interprétation d’«Evidence» de Thelonious Monk, pourvue de couleurs mélodiques inédites, le démontre.

Filippo Vignato © Michele Alberto Sereni, by courtesy of Fano by the Sea

De jeunes talents s’affirment. Depuis quelques années Young Stage a pour objectif de mettre en lumière de nouveaux talents, avec une attention particulière aux Italiens. Le tromboniste Filippo Vignato qui s’est rapidement affirmé sur la scène nationale, fait preuve d’un style à maturité quant à l’articulation du phrasé, la puissance sonore et le spectre dynamique, permettant de justifier l’affiliation avec Julian Priester, Roswell Rudd et Albert Mangelsdorff. Dans son trio, une formation paritaire à part entière, figurent le pianiste français Yannick Lestra –qui traite le Fender Rhodes dans le sillage de Zawinul et de Hancock– et le batteur hongrois Attila Gyárfás, qui dans le flux rythmique continuel introduit des couleurs, des décompositions et des fractures. Le niveau élevé d’interplay favorise de longues séquences avec des sections sur tempo libre dans lesquelles apparaît l’esprit d’Ornette mais aussi, et surtout, en plus, des allusions au tournant électrique du Davis de Bitches Brew.
Le Trio Pericopes insère des éléments post-rock dans une installation rythmico-harmonique qui –toutes proportions gardées– se place dans une aire proche de celle fréquentée par des formations Bad plus, E.S.T. ou Tingvali Trio, comme du reste le montre l’approche du batteur Nick Wight. L’improvisation qui en découle est confiée à l’approche d’Alessandro Sgobbio (p) et surtout aux progressions cinglantes –avec des excursions souveraines– d’Emiliano Vernizzi (tq), avec souvent de petits noyaux thématiques ou de simples cellules mélodiques.
L’hybridation stylistique caractérise le quintet guidé par la pianiste Maria Chiara Argirò, résidant à Londres depuis quelques années. Les ensembles provenant d’itérations (de figures mélodiques ou de noyaux rythmiques) de saveur vaguement minimaliste, l’emportent. De lents et obsessifs crescendos alternent avec d’opportuns changements métriques. Totalement dirigé vers la finalité expressive, le quintette comprend Tal Janes (g), Alex Hitchcock (ts), Andrea Di Biase (b) et Gaspar Sena (dm).

Paolo Angeli © Michele Alberto Sereni, by courtesy of Fano by the Sea

Musique migrante. La Pinacoteca di San Domenico  est une église déconsacrée du centre historique. Echi della migrazione (Echos de la migration) propose la confrontation du musicien seul –comparable à un long voyage à la recherche d’un objectif avec les espaces et les volumes architecturaux, avec le silence, avec son propre instrument et, en définitive, avec soi même.
Paolo Angeli est un spécialiste de la guitare sarde préparée, instrument composé d’une grande caisse harmonique et de 18 cordes. En plus des 6 conventionnelles, 8 sont fixées sur un cordier transversal. Les 4 autres sont des cordes de violoncelle (jouées en fait avec l’archet) soutenues par un pont posé au fond de la caisse harmonique. Un embout similaire à celui d’une contrebasse est place sur l’instrument. Angeli utilise deux pédaliers: un, installé sur la droite, lui permet d’actionner des petits marteaux qui activent les basses; l’autre, à gauche, pour exécuter la partie mélodique doublant le son acoustique et l’électrifié. Enfin, Angeli peut modifier le son et créer des bourdons à l’aide d’hélices insérée sur le bord de la caisse. Le spectre des sources et des inspirations est très large: depuis une expérimentation qui se rapproche de celle de Fred Frith, Elliot Sharp et David Torn il a développé une pureté timbrique absolue, digne de Ralph Towner; depuis la tradition vocale de la Sardaigne jusqu’à la musique arabe de l’Afrique du Nord. Une synthèse accomplie et une approche totalement ouverte à l’improvisation.
Le trompettiste Giovanni Falzone a présenté son travail le plus récent, Migrante. Falzone réalise une mosaïque sonore basée sur la stratification d’échantillonnages (effectués en temps réel) de petites percussions, de petits objets, de clochettes, de flûte à bec et de voix. Avec la trompette il y superpose graduellement des cellules dilatées par le delay, des extraits de mélodies, des phrases aux amples courbes, et des emballements soudains avec un traitement méticuleux, quasi maniaque, du son. Le plus important est qu’il évite le risque de tomber dans le pseudo ethnique d’une certaine World Music.
Batteur prédisposé à la décomposition, à la désarticulation et à la recherche de timbres et de Couleurs, Roberto Dani s’est présenté en tant que percussionniste dans une prestation qui privilégiait autant le rapport à l’espace, aux réverbérations et au silence, qu’à la gestuelle. Dani opère par une lente accumulation de cellules conçues comme une véritable unité timbrique, alternant des phases statiques, suspendues à des explosions sonores improvisées. D’un côté il évoque des maîtres comme Pierre Favre et Paul Lytton; de l’autre des procédés de marque contemporaine qu’on retrouve dans les œuvres de Iannis Xenakis. Se plaçant au centre de la scène, entouré par le public, et se déplaçant vers différents angles, Dani modifie –et dans certains cas, inverse– le rapport entre exécutant et auditeur.

Dans une certaine mesure, Fano Jazz by the Sea s’efforce de modifier les critères d’utilisation de la musique à travers cette démarche. On espère que c’est ce qu’il continuera à faire dans le proche avenir.

Enzo Boddi
Traduction-Adaptation Serge Baudot
Photos Michele Alberto Sereni, by courtesy of Fano Jazz by the Sea

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
San Sebastiàn, Espagne


San Sebastiàn Jazzaldia, 21-25 juillet 2017

 

Une centaine de concerts, dix-sept scènes, plus de 150 000 spectateurs… Le bilan numérique du 52e  San Sebastiàn Jazzaldia est pour le moins flatteur. Le contenu n’est pas non plus en reste avec des têtes d’affiche comme Wayne Shorter, Herbie Hancock, Hiromi & Edmar Castañeda, Saxophone Summit, Houston Person, Abdullah Ibrahim, Uri Caine, Gregory Porter ou encore Charles Lloyd. Par ailleurs, face à l’éparpillement du festival en divers lieux, nous rendons compte de cette édition 2017 par scène.

 

Houston Person © Jose Horna


Jazz Band Ball

21 juillet. Ray Gelato (ts, voc) et son groupe The Enforcers (Gunther Kurmayr, p, Ivan Kovacevic, b, Martí Elías, dm) ont attiré un public nombreux avec leur jazz plein de swing, dans la tradition des grands showmen des années quarante et cinquante. Aux morceaux popularisés par Louis Prima et Louis Armstrong, s’est ajouté une amusante version de «Tu Vuo Fá l'Americano» de Renato Carosone.
Le concert du vétéran Houston Person (ts, 83 ans), entouré de Dena DeRose (p, voc), Ignasi Gonzalez (b) et de Jo Krause (dm) a été une véritable leçon de jazz. La première partie était centrée sur le ténor et sur son répertoire, alors que la deuxième l’était sur la pianiste qui a aligné standards («Sunny») et autres titres populaires («Imagine»).
Uri Caine (p, ep) était lui en trio avec Mark Helias (b) et Clarence Penn (dm), pratiquant un style diablement rythmique et ouvert, où se mêlent jazz, classique, pop, rock de façon débridée.
Mais la surprise de la soirée a été Kevin Mahogany (voc), soutenu par Hervé Sellin (p), Pierrick Pedron (as), Bruno Rousselet (b) et Philippe Soirat (dm), dont l’humour, la voix de baryton et les talents de scatteur ont fait mouche. Le chanteur s’est promené au gré de ses amours musicales : «Caravan», «Route 66», «The Girl From Ipanema»…

 


Terrasse Heineken

23 juillet. Ernie Watts (ts), accompagné de Christof Saenger (p), Rudi Engel (b) et Heinrich Koebberling  (dm), a offert un concert de jazz sérieux et vigoureux, où il a témoigné de sa maîtrise du meilleur hard bop. Au cours d’une heure et demi, Watts a présenté des morceaux de son dernier album Wheel of Time, comme l'élégant «Letter From Home». Il a navigué par des terrains aériens avec «Song spirituel», qu’il a commencé et a fini à la flûte. Et, bien sûr, il a eu le temps de se rappeler de son ami Charlie Haden avec la belle ballade «Real of Time».


Ernie Watts Quartet © Jose Horna


25 juillet. Comme il y a deux ans, le trio du pianiste Didier Datcharry (Jean-Xavier Herman, b, et Marie-Hélène Gastinel, dm) a passé en revue de grandes compositions signées d’Oscar Peterson, Erroll Garner, Phineas Newborn Jr., Ahmad Jamal ou encore Monty Alexander.

 

Kursaal

21 juillet. La musique de Wayne Shorter (ts, ss) est avant tout une œuvre collective où ses musiciens ont un rôle décisif. Auprès de lui, Danilo Pérez (p), John Patitucci (b) et Brian Blade (dm) génèrent une énergie irrépressible qui se nourrit de l'interaction étonnante et du dialogue entre les quatre musiciens. Avec Danilo Pérez, qui propose de nouveaux rythmes et variations, Blade, tout en précision, et Patitucci, qui constitue la base de cet assemblage, Shorter se sent libre pour jouer avec ses deux saxophones et de démontrer son talent inépuisable. Le répertoire comptait des morceaux bien structurés Lost»,«Zero Gravity»,« Adventures Aboard the Golden Mean»), pleins de tournures surprenantes et soumis aux modulations élastiques de chacun des interprètes, qui entraient et sortaient du flux musical avec une liberté totale, mais toujours en harmonie.

Wayne Shorter Quartet © Jose Horna


22 juillet. Le duo entre la Japonaise Hiromi Uehara (p) et le Colombien Edmar Castañeda (harp) faisait craindre un excès de virtuosité qui a été heureusement écarté par leur bonne entente. La musique était certes grandiloquente mais, s’agissant de musiciens si dépendants de leur capacités techniques, un certain contrôle de leur part a permis de donner un concert agréable plutôt qu’une interminable suite d’explosions musicales un peu vaines. Pour autant, la version de «Spain», à la façon de Chick Corea, livrée en rappel, ne nous a pas évité les clichés.


23 juillet. Le concert de Robert Glasper (ep) a connu quelques soucis techniques. Dès le premier morceau –«Tell Me a Bedtime Story», que Herbie Hancock avait enregistré dans son Fat Albert Rotunda il y a presque cinquante ans– le pianiste a eu des soucis avec ses claviers. Pendant que les techniciens essayaient de régler le problème, Casey Benjamin, avec son vocoder et son clavier Roland pendu autour du cou, a sauvé la situation. Après cela, son long solo au saxophone soprano, enveloppé par le jeu rythmique de Glasper, la basse de Burniss Travis II et la batterie Justin Tyson, a confirmé le caractère d'un groupe qui cherche à aller bien au-delà du jazz. Apparemment un peu trop au goût du public qui a en partie déserté la salle. Depuis ses débuts, Robert Glasper caresse l’ambitieux projet de réunir jazz et hip-hop, avec des fortunes diverses. Quand le groupe prend de l'intensité, en particulier grâce aux solos de Casey Benjamin et du guitariste Mike Severson, la formule fonctionne. Précédé par «Roxanne» du groupe Police, l’intervention de Casey Benjamin sur «Day to Day» a révélé une dimension plus sophistiquée du projet, qui a débouché sur «Gonna Be Alright» en rappel.


24 juillet. Herbie Hancock est revenu à Jazzaldia en faisant l’objet d’une double attente : d’une part, l’envie de voir une nouvelle fois cette figure mythique du jazz, de l’autre, découvrir les nouvelles tendances qu’il dessine. Dans le second cas, la principale attraction de ce concert fut Terrace Martin, un des saxophonistes actuels les plus en vue, par ailleurs producteur (notamment du dernier album de Herbie Hancock). Pour autant, peu d’espace fut réservé à ses solos, et il se concentra essentiellement sur les claviers et levocoder. Son dialogue avec Herbie n’en fut pas moins fluide. A la tête d’une formation qui comprenait également Lionel Loueke (g), James Genius (b) et Vinnie Colaiutta (dm), le pianiste a présenté un répertoire dominé par l'électronique et des effets qui ont modifié la texture de chaque instrument. Il y eut des moments assez brillants –en particulier une version risquée du populaire «Cantaloupe Island»-, mais d'autres («Come Running») où le groupe semblait déséquilibré, avec une batterie trop forte et des effets prenant trop d’ampleur. Une performance qu'Herbie Hancock a conclue avec son Roland pendu autour du cou pour jouer «Chameleon». Un départ funk-rock.

Herbie Hancock Quintet © Jose Horna

 

Théâtre Victoria Eugenia

22 juillet. Les pianistes Chano Domínguez et Stefano Bollani, lors d'une rencontre à quatre mains, ont entremêlé leurs styles dans une expérience inédite. Ils ont commencé par un morceau de Chano Domínguez («Míster CP»), puis de Stefano Bollani («Relaxing with Hamilton») pour enchaîner avec «Luisa» de Jobim. Beaucoup de complicité dans ces échanges autour des musiques de la Méditerranée, du Brésil, des airs flamencos mélangés à des chansons napolitaines et au swing; deux fortes personnalités parfaitement accordées et tout en maîtrise.

 

Musée San Telmo

La petite scène du Musée San Telmo a accueilli quatre concerts matinaux dédiés à quatre figures historiques du jazz dont on célébrait l’anniversaire: Ella Fitzgerald, Thelonious Monk, Dizzy Gillespie et John Coltrane. Les musiciens qui ont participé à ces hommages sont des enseignants du Centre Supérieur de Musique du Pays Basque, Musikene, qui fêtait ses 15 ans.


21 juillet. C’est Deborah Carter (voc) qui a inauguré la sérié –accompagnée d’Iñaki Askunze (ts), Javier Juanco (g), Gonzalo Tejada (b) et Jo Krause (dm)- pour évoquer les 100 ans d’Ella Fitzgerald. La chanteuse a tenu son rôle avec naturel, démarrant sur «How High the Moon» et enchaînant nombre des succès qui ont jalonné la carrière d’Ella: «Satin Doll», «Comes Love», «Next Voyage», «It Don’t Mean a Thing», «One Note Samba», «Take Love Easy» et «A Tisket a Tasket» en rappel. Seule exception, «Bonito Tema», une pièce composée par le guitariste espagnol José Luis Gámez.


22 juillet. Le quartet d’Iñaki Salvador (p) –Andrzej Olejniczak (ts, bcl), GonzaloTejada (b), Borja Barrueta (dm)– marquait le centenaire de Thelonious Monk en interprétant les grandes compositions du pianiste : «Epistrophy», «Trinkle Trinkle» ou «I'm Confessin», lesquelles ont bénéficié d'arrangements ingénieux. Les temps forts furent le medley «Well You Needn't» / «Blue Monk» exécuté par Iñaki Salvador en solo  en piano soloainsi que l'introduction suggestive de Gonzalo Tejada à «Round Midnight» débouchant sur «Misterioso».


Iñaki Salvador Quartet, Monk at 100 © Jose Horna


24 juillet. Pour les 100 ans de Dizzy Gillespie, le sextet de Chris Kase (tp) –Carlos Martín (tb, cga), Joaquín Chacón (g), Mariano Díaz (p), José Agustín Guereñu (b), Guillermo McGill (dm)– ne semblait pas à son affaire. On aurait en effet mieux vu Chris Kase rendre hommage à Chet Baker. D’ailleurs, le groupe n’a fait que survoler le répertoire de Diz, préférant exposer le sien, en dehors de l’inévitable «Manteca».


25 juillet. Enfin, c’est au septet de Mikel Andueza (as) –Bob Sands (ts), Miguel Ángel López (bar), José Luis Gámez (g), Francesc Capella (p), Víctor Merlo (b), Jo Krause (dm)– de commémorer les 50 ans de la disparition de John Coltrane. Ce fut une belle réappropriation, les trois saxes étant particulièrement en verve ainsi que le bassiste, avec un solo remarqué sur («Do You Hear the Voices You Left Behind», un morceau de John McLaughlin inspiré de «Giant Steps».

 

Place de la Trinidad

22 juilletCharles Lloyd a reçu, à 79 ans, le prix Donostiako Jazzaldia 2017 sur la scène de la Place de la Trinidad, par le directeur du festival, Miguel Martín. Le saxophoniste a déclaré ne pas être un adepte des discours mais a remercié l’organisation du festival ainsi que le public présent. Puis, avec son groupe (Gerald Clayton, p, Reuben Rogers, b, et Eric Harland, dm) ila donné un concert qui a diminué en intensité et a augmenté en lyrisme au fil du temps. Il a commencé fort avec une évocation de Coltrane («Dream Weaver», 1966).Puis, accompagné de Clayton, il s’est enfoncé dans le folklore sud-américain via le blues. Sa musique dégageait une atmosphère de beauté et de sentiments difficiles à trouver chez d’autres. En fin de concert, il a repris deux compositions essentielles dans son répertoire: «Rabo de Nube» de Silvio Rodríguez et «Passin' Thru». Et à la demande du public, le quartet a effectué son rappel sur «La Llorona».

En deuxième partie, le concert du Saxophone Summit dévoilait l’absence de Dave Liebman, malade, compensée parGreg Osby (as) et Joe Lovano (ts), accompagnés de Phil Markowitz (p), Cecil McBee (b) et Billy Hart (dm). Les morceaux initiaux, basés sur des compositions de Lovano, ont semblé un peu lointains par rapport à la musique de Coltrane. La mayonnaise a cependant finit par prendre avec «Compassion» et «India».

Charles Lloyd Quartet © Jose Horna


23 juillet. Donny McCaslin n'est pas un débutant. Il  avait enregistré son premier album en tant que leader il y a 20 ans, et, depuis lors, a eu une trajectoire impeccable et s'est révélé être l'un des saxophones ténor les plus créatifs et intéressants du moment. Ce n'est pas par hasard si’il a été la clé de voûte à l'orchestre de Maria Schneider et du quintet de Dave Douglas des années durant. Avec Jason Lindner (kb), Jonathan Maron (b) et Nate Wood (dm), la formation de McCaslin a ouvert son catalogue de jazz progressif avec «Shake Loose». Il y a eu aussi des morceaux comme «Beyond Now» de son dernier album, et «Fast Future» en fin de concert. Il convient de mentionner en particulier la version instrumentale de «Lazarus» de David Bowie (appartenant au disque Blackstar), absolument mémorable sur laquelle le leader a construit un long solo d'une expressivité extrême.

En deuxième partie, se produisait Kamasi Washington (ts), très attendu. Un musicien plus intéressant comme compositeur et arrangeur que comme soliste. Il était déjà venu à Jazzaldia avec une petite formation il y a deux ans. Il semble classique sans être artificiel, invoquant des sons qui appartiennent à la mémoire du jazz bien que la majorité du public l’ignore et les associe à d’autres styles comme le funk ou la soul. Ni Washington, ni le tromboniste Ryan Porter, ne sont véritablement brillants, mais ils gèrent leurs ressources de façon intelligente et livrent des solos bien structurés. Il en va du même du reste de cette formation: Brandon Coleman (kb), Joshua Crumbly (b), Robert Miller (dm), Jonathan Pinson (dm), Patrice Quinn (voc) et même le père de Kamasi Washington, le saxophoniste Rickey Washington, qui a effectué une bonne intervention au soprano.


24 juillet. Deux performances sans intérêt se sont succédées: premièrement, le brass band Lucky Chops, dont la musique tenait tout au mieux de l’esprit de carnaval, puis, Macy Gray (voc), en petite forme et trop bavarde pour nous tenir en haleine sur le terrain de la pop et du R’n’B. La réunion de la chanteuse et du brass band en fin de soirée n’a réjoui que les inconditionnels.


25 juillet. Le concert d'Abdullah Ibrahim était, très probablement, le plus attendu de cette édition. Le pianiste effectuant une tournée dédiée auxJazz Epistles, l'un des groupes les plus importants de l'histoire du jazz sud-africain. Comme à son habitude, il a ouvert son concert par une longue pièce en piano solo. Cette introduction et deux longs passages en solo ont été les plus bouleversants de cette soirée, en passant du ténébreux au crépusculaire, en modelant délicatement l'harmonie. Peu à peu, le reste des musiciens s’est joint à lui. D'abord, Noah Jackson (cello) et CleaveGuyton Jr. (fl), Will Terrill (dm), Lance Bryant (ts), Andrae Murchison (tb) et Marshall McDonald (bar). L'invité spécial aurait dû être Hugh Masekela mais, suite à un accident, il a été remplacé par Terence Blanchard (tp). Ce dernier a su s’adapter à l’univers musical d'Abdullah Ibrahim et s’est intégré au groupe sans chercher à se mettre en avant. Un beau concert avec un final au sommet, introduit en trio piano, flûte, violoncelle.

Pour le deuxième set, Gregory Porter se présentait devant le public de San Sebastian pour la troisième fois. Sa voix et son répertoire continuent de croître même si on vérifie que sa ligne musicale a plus à voir avec la soul, le R’n’B ou même encore le gospel qu'avec le jazz. En tous cas, sa présence a dégagé des ondes positives, de «Take Me to the Alley» (qui donne son titre à son dernier album), à «Holding On» en passant par «On My Way to Harlem», exécutés sans artifice. Puis, profitant d’une petite averse, le chanteur, comme un pasteur s’adressant à sa paroisse, a entonné «Liquid Spirit» et enflammé le public. Il a poursuivi avec «Consequence of Love», une version de «Papa Was a Rollin' Stone», «Genocide Musicale», «Wade in the Water», un «Don't Be a Fool» tout en intimité et un hommage à Nat King Cole avec«I Love You for Sentimental Reasons», moment où il s'est approché du jazz. Gregory Porter a achevé sa prestation sans faille sur «When Love Was King».


Abdullah Ibrahim Septet© Jose Horna

 

En conclusion, ce Jazzaldia 2017 fut un bon cru, même s’il reste encore une marge de progrès concernant, notamment, la mise en valeur du jazz, la présence invasive du sponsoring ou la facilitation du travail des photographes…

Lauri Fernández
photos
José Horna


© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Marseille, Bouches-du-Rhône


Marseille Jazz des Cinq Continents, 19-29 juillet 2017

Marseille Jazz des Cinq Continents a donné sa 18eédition, la première –en tant que directeur artistique– pour Hugues Kieffer (historiquement directeur technique du festival) qui en prenant les rênes de la programmation a redonné stabilité et sérénité à l’équipe (voir notre article paru en amont du festival). Celle-ci peut d’ailleurs se satisfaire de la fréquentation de ces dix soirées de concerts (en hausse par rapport à 2016), dont trois ont affiché complet. On s’interroge parfois sur les limites du jazz qui semble aujourd’hui englober la variété internationale et de fait le public marseillais a été à ce titre exemplaire puisqu’il s’est massivement déplacé pour Norah Jones et George Benson. Heureusement, les amateurs étaient également servis et ils ont pu applaudir Taj Mahal, Tony Allen et Branford Marsalis. Lesgrands festivals de jazz sont devenus des événements de grande consommation (c’est ce qu’attendent collectivités et sponsors) et si le jazz y est encore possible, il n’est plus toujours indispensable à ces grandes animations.


 Branford Marsalis Quartet et Kurt Elling © Ellen Bertet

Après la soirée inaugurale du 19 juillet –un concert gratuit, à la Friche de la Belle de Mai, du groupe anglais Sons of Kemet (au son entre hip-hop et world, avec une touche jazzy pour prétexte)–, le festival opérait son réel démarrage, le lendemain, avec la très belle affiche réunissant le quartet de Branford Marsalis (ss, ts, inédit à Marseille) et Kurt Elling (voc). Un mot sur le cadre, d’abord: le Théâtre Silvain, splendide théâtre de verdure, aménagé en 1923 sur le modèle du théâtre d’Epidaure, encaissé dans une calanque des quartiers sud de Marseille. On y accède en longeant la somptueuse Corniche qui offre le tableau, sur fond bleu-azur, des îles du Frioul et du Château d’If. Tous les ingrédients pour une soirée de jazz absolument parfaite étaient réunis. Et le plaisir fut au rendez-vous. Devant des gradins bien remplis, Branford a débuté le concert avec sa rythmique: Joey Calderazzo (p), Eric Revis (b) et Justin Faulkner (dm); une véritable Rolls du swing qu’il a conduite avec doigté, prenant au soprano des solos d’une grande finesse. Dès le deuxième morceau, Kurt Elling entre en scène. Dans ce contexte, le chanteur a donné le meilleur, rappelant ses qualités de jazzman (c’est un excellent scatteur), alors qu’on l’avait trouvé plus fade, dans le registre du crooner, lors de son dernier passage à Paris, en novembre 2016 (voir notre compte-rendu). Mais avec la présence stimulante de Branford Marsalis, Kurt Elling a mis un tigre dans son moteur et a dialogué très à son aise avec le quartet, qui marquait-là une première collaboration (suite à la sortie de Upward Spirale, Okeh, 2016). Etincelant sur les morceaux rapides, il est poignant sur les ballades: «Practical Arrangement» (chanson de Sting –grand ami du saxophoniste–, bien arrangée) a soulevé l’émotion du public marseillais; aidé en cela par les interventions de Branford qui joue juste ce qu’il faut. Quel régal également d’entendre le trio seul: le lyrisme de Calderazzo, la puissance de Revis, le drive de Faulkner. Largement acclamés, le saxophoniste et le chanteur ont repris en duo, pour le rappel «I’m a Fool to Want You». Puis Eric Revis est revenu seul en scène pour un long solo absolument épatant avant que le concert ne s’achève sur une évocation collégiale de New Orleans.
Le 21 juillet, pour la seconde soirée au Théâtre Silvain, le jazz de haute volée avait cédéla place à plus de facilité avec les très festifs rythmes cubains de Roberto Fonseca (p, ep) et –assez logiquement– attiré un public encore plus nombreux que la veille. Il faut dire que le spectacle avait de l’allure: une grande formation avec une belle section de cuivres pour donner de l’ampleur à la musique. Cette dernière, si elle est authentiquement cubaine, n’entre pas vraiment dans la sphère du jazz. Roberto Fonseca, malgré le patronage de Jazz in Marciac, ne s’inscrit pas la belle synthèse du jazz afro-cubain (les n°496 et 497 de Jazz Hot restent d’ailleurs utiles à (re)lire sur le sujet) mais dans une musique grand public qui permet à chacun de se lever de sa place pour bouger, taper dans les mains et danser. Effet recherché et obtenu.
La première série de concerts se terminait le 22 juillet avec quatre formations que l’on pouvait apprécier sur les terrasses du Mucem et du Fort Saint-Jean, autre cadre merveilleusement flatteur. Le premier groupe à s’offrir aux festivaliers fut le bon quintet de Yonathan Avishaï (p), composé de César Poirier (as, cl), Yoni Zelnik (b), Donald Kontomanou (dm) et Inor Sotolongo (perc). Au menu, de solides compositions, exécutées avec allant et une approche moderne qui n’oublie pas le swing. A noter également une belle reprise du «Django» de John Lewis. On avait ensuite le choix entre le trio de Piers Faccini (g, voc) –dans la veine pop-folk américain– ou le délicat duo réunissant Cyril Achard (g) et Géraldine Laurent (as). La décision fut aisée et ce fut effectivement un joli moment que ce dialogue intimiste entre le guitariste et l’altiste. On connaît les qualités de Géraldine Laurent dont le son mélodieux fut joliment mis en valeur par les cordes. Le dernier temps de la soirée –la «création» de Guillaume Perret (ts), façon rave party– a paru en revanche hors sujet.

Tony Allen © Ellen Bertet

Après une pause dominicale, le festival a pris, le 24 juillet, ses quartiers dans les jardins du Palais Longchamp dont les pelouses débordaient pour la venue de Norah Jones. Lors d’une courte première partie, Nguyên Lê (g) a proposé une rencontre avec le violoniste vietnamien Ngô Hông Quang pour une évocation planante de l’Asie. Un beau voyage mais très éloigné du continent du jazz. Autre problématique avec Norah Jones (voc, p, g) qui n’est pas véritablement une artiste de jazz (elle se situerait plutôt dans le créneau pop-folk) mais sait s’exprimer à l’occasion dans l’idiome blues ou jazz dont elle maîtrise la grammaire (outre un ou deux passages blues au piano lors du concert, on peut rappeler qu’elle avait enregistré un joli duo avec Ray Charles et participé, après sa disparition, à un hommage à Jazz at Lincon Center). En promo pour son nouvel album, Day Breaks, la fille de Ravi Shankar a présenté de nouvelles chansons et également fait plaisir à ses fans en reprenant quelques-uns de ses succès («Don’t Know Why»). Un show millimétré (avec un bon orchestre: Dan Iead, g, Peter Remm, synth, Joshua Lattanzi, Jason Roberts, b, Gregory Wieczorek, dm, perc) qui a bénéficié du charme indéniable de son interprète.
Le 25 juillet, c’est un public un peu plus jeune et branché qu’à l’accoutumé qui s’était déplacé pour Robert Glasper et Kamasi Washington. On apprécie l’abord original de Glasper (kb) et son humour. Mais ce soir, le pianiste avait délaissé la formule trio –où il excelle– pour un projet entre jazz, rock et hip-hop réunissant Mike Severson (g), Burniss Earl Traviss II (b), Justin Tyson (dm) et Benjamin Casez à la guitare synthé seulement (le fort mistral ayant endommagé son saxophone durant les balances). Au menu, du gros son de guitare électrique (avec une reprise du groupe de rock Nirvana) et des effets électroniques à gogo. Dans un esprit plus fusion, plus free et plus débridé, Kamasi Washington (ts) entouré par Patrice Quinn (voc), Ryan Porter (tb), Brandon Coleman (p), Joshua Crumby (b) et deux batteurs juchés sur de hautes estrades (Robert Miller et Jonathan Pinson), est un ténor sérieux. Le groupe, ensuite rejoint par Rickey Washington (ss), rappelle quelque peu la fantaisie du Sun Ra Arkestra, mais dont la musique était davantage enracinée. Il n’en reste pas moins que Kamasi Washington incarne une dimension de la scène jazz actuelle tout à fait intéressante quand elle ne se dilue pas dans les musiques commerciales du moment. Saluons au passage le travail de l’équipe technique du festival, confronté à un mistral qui lui a passablement compliqué la tâche.
Le 26 juillet, Ana Popovic (g, voc) assurait le lever de rideau d’une des dernières légendes vivantes du blues, Taj Mahal. Avec son groupe franco-italien (Cédric Ricard, ts, Davide Ghidoni, tp, Michele Papadia, kb, org, voc, Philippe Gonnand, b, voc, Stéphane Avellanda, dm), elle a attaqué son répertoire habituel, essentiellement constituéd’originaux, et malgré la qualité de ses musiciens (souvent issus du jazz) n’a pas fait dans la dentelle. Misant beaucoup sur son apparence, la Serbe enchaîne des titres tous semblables (à part une reprise de Tom Waits) et suscite une lassitude qui nous fait regretter de n’avoir plus souvent en France l’occasion d’entendre les grands noms du blues de Chicago, New York ou New Orleans. Vint enfin Taj Mahal (g, voc, hca, bjo…) dont c’était le premier passage par Marseille; les amateurs les plus anciens ont toutefois le souvenir d’un concert au théâtre municipal d’Aix-en-Provence, en octobre 1980. Sa collaboration avec Keb’ Mo’ (g, voc, hca…) a donné naissance à un groupe majeur du blues actuel, Tajmo (Danna Robins, ts, Quentin Ware, tp, David Rodgers, kb, org, Stan Sargeant, b, Marcus Fannie, dm, Deva et Zoe Mahal, voc). Le duo Taj Mahal / Keb’ Mo’, ainsi bien renforcé, proposait des compositions tirées de leur dernier album, Tajmo (Concord) mais aussi des titres emblématiques de leur carrière. Taj Mahal est entré en scène, précédé par le groupe, sur «Senor Blue» suivi de «Don’t Leave Me Here». Au cours de la soirée, les deux compères ont varié les plaisirs, passant, pour Taj Mahal, de la guitare électrique au dobro, de la guitare acoustique au banjo, de la mini-guitare dix cordes à l’harmonica, alors que Keb’ Mo’ alternait guitare électrique et harmonica. Nouveautés et morceaux plus anciens se sont enchaînés sans temps mort: «Queen Bee», «She Knows How to Rock Me», «Done Changed My Way of Living». Comme une boucle dans le temps, ils reprennent de façon acoustique «Diving Duck Blues»et «Leaving Trunk» présents sur l’album Taj Mahal. Keb’ Mo’ joue un rôle essentiel assurant visiblement la direction musicale. Ses interventions en soliste, à la guitare et au chant sont une composante essentielle. Dans un final festif et devant un public debout et chantant, le groupe aussi soudé qu’excellent a quitté le plateau avec «All Around The World». A 75 ans, Taj Mahal prouve encore que le blues peut être populaire et de grande qualité.
Le 27 juillet ne fut assurément pas la meilleure soirée du festival (même si l’affluence y fut la plus forte: signe des temps). On passera rapidement sur la première partie avec la chanteuse Imany qui, ni par son expression, ni par son répertoire (notamment «Bohemian Rhapsody» de Queen) n’a le moindre lien avec le jazz. Restait l’indéboulonnable George Benson dont la collaboration avec Miles Davis n’est plus qu’un lointain souvenir, le guitariste ayant fait le choix d’une carrière commerciale depuis son tube de 1980: «Give Me the Night» (évidemment dans la setlist du soir). Après un démarrage funk et instrumental prometteur, Benson nous a servi une soupe indigeste de sa voix doucereuse et fatiguée, accompagné d’arrangements vintage sortis de ce que la variété des années 80 a produit de pire. Exemplaire, sa bluette «Nothing’s Gonna Change My Love for You» (popularisée en France par le chanteur pour adolescentes Glenn Medeiros). On préférerait entendre George Benson revenir au jazz et au blues dont il fut un brillant interprète. Ce n’est pas pour cette vie apparemment.
Le 28 juillet ne fut pas non plus fameux, célébrant un métissage musical confus où le jazz n’est plus que résiduel. Rien d’étonnant de la part d’Emile Parisien (ss) et Vincent Peirani (ass) –qu’on a encore jamais pris en flagrant délit de swing– qui présentaient un hommage à Joe Zawinul avec Aziz Samahoui (voc, perc), Manu Codja (g), Tony Paeleman (ep), Linley Marthe (b), Paco Séry (dm) et Mino Cinelu (dm). Un assemblage de musiques du monde façon bouillabaisse (pour le côté couleur locale). En seconde partie, le protéiforme Herbie Hancock (p, kb) a emprunté une nouvelle fois la voie des courants en vogue, jouant une musique saturée d’effets et finalement artificielle. A la tête d’un groupe correspondant à sa vision musicale (Terrace Martin, kb, voc, Lionel Loueke, g, James Genus, b, Vinnie Colaiuta, dm), le leader nous a quand même offert de brefs instants de grâce avec quelques solos émergeant de l’ensemble, qui nous ont rappelé qu’Herbie Hancock est un grand musicien de jazz (quand il le veut).
Heureusement, la dernière soirée du festival, découpée en trois concerts, apporta de bons moments de jazz (pour ce qui est des deux premiers concerts) placés sous le signe de l’«afrobeat». En ouverture, c’est son "inventeur", Tony Allen (dm) qui présentait un hommage à Art Blakey, accompagné d’Irving Acao (ts), Jean-Philippe Dary (p) et Matthias Allamane (b). Très modestement, le batteur a déclaré au public: «I just try to entertain you». Il est allé bien au-delà, revisitant le répertoire du leader des Jazz Messengers avec originalité, suspendant le swing par moments, comme en apnée, marquant le rythme d’une frappe lourde (particulièrement sensible sur «Night in Tunisia»). Malgré un pianiste manquant de relief, c’est un bon groupe qui a occupé la scène, servi par les excellentes prestations d’Irving Acao et Matthias Allamane. Le tout avec un final envoûtant sur «Secret Agent». On en aurait bien dégusté davantage! Même réflexion à propos du quartet de Roy Ayers (vib, voc). Plein d’énergie et de joie de vivre, le leader a généreusement distribué ses good vibes. Enchaînant des compositions efficaces («Searching», «Grey, Black and Green»…), secondé par de solides sidemen (malheureusement non crédités), il a donné à entendre un jazz festif qui avait tout pour plaire au plus grand nombre. En troisième partie, c’est le large ensemble de Seun Kuti (voc, fils de Fela Kuti) qui a investi les lieux. Les couleurs et les rythmes africains ont ainsi conclu le festival sur un air de fête. Il s’agissait de poursuivre le fil rouge de la soirée: Fela Kuti (voc, 1938-1997) dont Tony Allen a été le batteur attitré et avec lequel Roy Ayers a enregistré Many Colours of Music en 1980. Une conclusion sympathique mais encore une fois assez éloignée du jazz.

Un mot enfin de la programmation parallèle au festival, «Marseille Heure Jazz», nettement moins ambigüe (Rhoda Scott au Parc de la Moline, Eric Legnini à Salon-de-Provence, Stéphane Belmondo, Jacky Terrasson à Aubagne, des projections de film, comme le documentaire inédit I Called Him Morgan, et une exposition consacrée à Miles Davis à L’Alcazar…). Preuve que le problème pour le jazz est bien le gigantisme des festivals et leur besoin d’atteindre le grand public pour être rentables. On rêverait ainsi que Marseille Jazz des Cinq Continents exerce son éclectisme au sein du jazz plutôt qu’au-delà (car il y a tant à faire) en privilégiant les belles scènes du Théâtre Silvain et du Mucem.

Jérôme Partage
Photos Ellen Bertet

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Nice, Alpes-Maritimes


Nice Jazz Festival, 17-21 juillet 2017

Ayant vu son édition 2016 annulée quelques heures après l'épouvantable attentat sur la Promenade des Anglais le soir du 14 juillet 2016, le Nice Jazz Festival revêtait cette année un caractère bien sûr très particulier. Le jazz «symbole de liberté», selon les mots d'Herbie Hancock («ambassadeur de bonne volonté» à l'Unesco et parrain de l'édition 2017 du festival), se devait de surmonter l'adversité et de relever le défi en appliquant le slogan: «Peace, Unity, Love and... Having Fun».
Double programmation: d’un côté, la grande scène Masséna (souvent plus de 6000 spectateurs debout devant un mur de son phénoménal) dédiée aux têtes d’affiche à peu près toutes étrangères au jazz; de l’autre, la scène du Théâtre de Verdure (3000 places assises et une sonorisation plus mesurée), davantage tournée vers les amateurs de jazz, proposait des vedettes confirmées comme des révélations prometteuses (ce sont essentiellement ces concerts-là que nous avons suivis). Politique payante, en tous cas, du point de vue comptable puisque le festival a battu son record de fréquentation.

Lundi 17 juillet
Trombone Shorty (tb) ouvre le bal avec son «funk» à la sauce new orleans très appréciée du public de Massena pour sa fougue et son engagement dynamique et spectaculaire. Herbie Hancock conclut la soirée par un concert très fortement estampillé jazz-rock: Herbie Hancock (key, p), Lionel Loueke (g, key), Terrace Martin (as), James Genus (b) et Vinnie Colaïuta (dm), ne déclenchent pas franchement l'enthousiasme malgré (ou à cause d')un volume sonore démesuré excluant toute forme de nuances.
Au Théâtre de Verdure, le même soir, Renée Rosnes (p, arr) et son «Woman to Woman» –Cécile Mc Lorin Salvant (voc), Anat Cohen (cl), Melissa Aldana (ts), Ingrid Jensen (tp), Noriko Ueda (b), Allison Miller (dm)– créent l'événement. Sur des standards («Shadows» de Charlie Mingus, «Yesterdays» de Jerome Kern) ou des compositions personnelles («Barbudos»), les arrangements d'une grande modernité et le jeu splendide d'invention de ces jazzwomen d'exception (intervenant ensemble ou, tour à tour) font merveille, tandis que Cécile Mc Lorin Salvant reste simplement égale à elle-même: magnifique!

En seconde partie, Roberto Fonseca (p, voc) –entouré de Javier Zalba (fl, ts, cl), Jimmy Jenks (sax), Matthew Simon (tp), Yandy Martinez (b), Ramses Rodriguez (dm), Adel Gonzalez (perc) et Ucha (voc)–, élargit sa palette habituelle de couleurs africaines, tout en gardant les bases purement cubaines qui assurent son succès, pour une solide prestation en accord avec les canons du genre.

Mardi 18 juillet, Théâtre de Verdure
En début de soirée, Samy Thiébault (ts, fl), accompagné d’Adrien Chicot (p), Sylvain Romano (b), Philippe Soirat (dm), et Meta (perc, voc), obtient un succès mérité en reprenant quelques compositions issues de Rebirth, son dernier album (dont «Abidjan», «Nesfé Jahân»...) et quelques thèmes inédits (dont une composition du Vénézuélien Enrique Hidalgo). Avec fougue, élégance et originalité, ce citoyen revendiqué du «village planétaire» transporte ses auditeurs d'un continent à l'autre sans jamais s'éloigner du langage du jazz. Une prouesse.
Puis, vient Christian McBride (b) en quartet avec Josh Evans (tp), Marcus Strickland (ts, cl) et Nasheet Waits (dm). C'est un concert très attendu, car si le contrebassiste publie abondamment, ses apparitions sur les scènes de nos contrées ne sont pas des plus fréquentes. Sa prestation est à la hauteur des attentes. Dans un langage post-bop (avec des touches de free assumées), la maîtrise technique s'efface, toute au service d'une créativité enthousiaste et juvénile dont le dynamisme et la véhémence promettent encore au jazz quelques belles années. Standards ou compositions originales, ballades ou thèmes «up-tempo» tout est de la même qualité: exceptionnelle. Un concert magistral!

Pour conclure la soirée, après ce moment d'intensité maximale, la tâche consistait, pour Youn Sun Nah (voc) à ramener le calme et la douceur au Théâtre de Verdure. Soutenue par Jamie Saft (p, org, ep), Clifton Hyde (g), Grad Jones (b) et Dan Rieser (dm), sa frêle silhouette, sa voix fragile (lorsqu'elle parle, car lorsqu'elle chante, c'est tout à fait autre chose), et son attitude empreinte d'une hyper timidité ont conquis la foule des spectateurs encore scotchés à leur siège (et qui l'avaient déjà encensée lors de son dernier passage ici même il y a deux ans, dans un genre très différent). Avec une science du suspense «light» et un charme irrésistible,Youn Sun Nahprésente un répertoire composé de ballades soft et de thèmes musclés, en dominant parfaitement son sujet.

Mercredi 19 juillet, Théâtre de Verdure
Johnny O'Neal (p, voc) était soutenu par Ben Rubens (b) et Itay Morchi (dm). Interprète du rôle d'Art Tatum dans le film Ray, et membre des Jazz Messengers au début des années quatre-vingt, dont il cite d'ailleurs quelques thèmes, et au jeu très apprécié par le regretté Mulgrew Miller, le pianiste-chanteur est un inconnu à Nice. Il y livre une solide prestation dans le genre «trio piano/vocal post-bebop», où l'on relève l'influence d'Ahmad Jamal pour la qualité des ruptures de climats et de tempos et le toucher de piano, et une très belle maîtrise du chant et du scat. Surprise bienvenue pour une majorité de jeunes spectateurs peu habitués à entendre un jazz d'une facture aussi classique.

Tony Allen (dm) présente ensuite son hommage à Art Blakey avec Irving Acao (ts), Remi Sciuto (bs), Daniel Zimmerman (tb, tuba),Jean-Phi Diary (p, key), Indy Dibongue (g) et Mathias Allemane (b). Tout auréolé de son compagnonnage avec Fela Kuti, la star historique de la pop africaine, et à ce titre considéré comme l'un des créateurs de «l'afro-beat», Tony Allen se livre à un hommage très personnel tant par son jeu que par ses choix de rythmiques, radicalement décalées, évoquant plus l'Afrique que le jazz. Les thèmes «patrimoniaux» des Jazz Messengers deviennent ainsi difficiles à reconnaître, car quelque peu vidés de leur substance. La déception est toutefois tempérée grâce aux pointures qui composent l'orchestre, toutes capables d'improvisations fulgurantes.
Cory Henry (org, key), moins de trente ans, est déjà une star comme membre des «Snarky Puppy» un groupe «soul fusion»…Bref, il joue de l'orgue Hammond, a été baptisé au son du gospel et de la soul. De sacrés atouts. Mais les solides racines qui irriguent son jeu sont mises au second plan, pour une musique à la mode et sans profondeur. Il était accompagné de Adam Agati, Andrew Bailey (g), Darius Woodley (dm), Sharay Reed (b), Cassondra James et Matia Celeste (voc).

Jeudi 20 juillet, Théâtre de Verdure
Elève de Max Roach et Billy Higgins, le jeune batteur new-yorkais Daniel Freedman s'est déjà fait remarquer aux côtés de personnalités aussi différentes queSting, Angélique Kidjo, Anat Cohen, Lionel Loueke ou Dianne Reeves. A la tête de son quartet –Yonathan Avishai (p), Gilad Hekselman (g), Felipe Cabrera (b)–, il reprend les titres de Imagine That, son dernier album. Nourrie d'influences africaines (en particulier des Gnawas) orientales, sud américaines ou... gospel, c'est une musique limpide, sans aspérités inutiles, qui s'écoute avec beaucoup de plaisir.

Révélé par Avishai Cohen, le pianiste israélien Shai Maestro mène désormais sa propre carrière dans la mouvance «jazz contemporain». Un terme fourre-tout où il est de bon ton de revendiquer les mannes d'Erik Satie, Art Tatum, Claude Debussy, Jimi Hendrix, ou, qui sait...les tambours du Bronx... Si ce «mesclun» (comme on dit à Nice) a ses adeptes, le trio (complété par Jorge Roeder, b et Ziv Ravitz, dm) a livré un set grandiloquent.
Mais le concert attendu était celui réunissant Abdullah Ibrahim (p) et Terence Blanchard (tp), soutenus par Cleave Guiton Jr. (as, cl, fl, piccolo), Lance Bryant (ts), Andrae Murchison (tb), Marshall McDonald (bar), Noah Jackson (b, cello) et Will Terrill (dm). Né en 1934, le pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim (soutenu autrefois par Duke Ellington, et à qui Paul Bley et Keith Jarrett doivent stylistiquement beaucoup) entame le concert en solo. En moins d'une vingtaine de minutes, c'est un medley magique. Sans les développer, il esquisse en quelques mesures les thèmes magnifiques qui ont construit son œuvre. On les reconnaît avec bonheur tout en pestant d'avoir oublié leurs titres… Quand il est ensuite, et très discrètement, rejoint par la flûte et le violoncelle, le public subjugué et ravi, est tellement respectueux et conscient d'être à l'écoute d'une des légendes vivantes de l'histoire du jazz qu'il ose à peine applaudir. Puis c'est l'orchestre tout entier, emmené par le trompettiste Terence Blanchard (dans le rôle réservé initialement à Hugh Masekela, l'autre icône du jazz sud-africain), qui reprend et développe les pièces précédemment évoquées. Le pianiste se fait moins présent, se contentant de ponctuer les prises de solos (tous superbes) des soufflants et d'introduire ou de conclure les thèmes, mais la musique garde la même intensité et la même qualité: sublimes. Ovation debout de plusieurs minutes légitime pour Abdullah Ibrahim, dans un Théâtre de Verdure bondé; incontestablement la plus grande personnalité de ce festival.

Vendredi 21 juillet, Théâtre de Verdure
Depuis quelques années, un concours national, ouvert gratuitement au public, se déroule sur plusieurs jours, organisé par la Ville de Nice et Imago prod, la petite mais valeureuse structure de David Benaroche, dévoué défenseur du jazz sur la Côte d'Azur. Ce Tremplin du NJF permet aux lauréats de se produire sur la scène du festival. Spirale Trio (Laurent Rossi, p, Philippe Brassoud, b, Jérôme Achat, dm, victorieux en 2016) et Pierre Marcus (b) Quartet (Baptiste Herbin, as, ss, Fred Perreard, p, Thomas Delor, dm, victorieux en 2017) étaient programmés pour un trop court set en ouverture de rideau sur la scène du Théâtre de Verdure. Sur des compositions personnelles, ces deux formations azuréennes pratiquent un jazz post-bop dynamique de très haut niveau. Ils obtiennent un beau succès devant des amateurs très exigeants. Evoquant Charlie Parker autant que Cannonball Adderley, le saxophoniste Baptiste Herbin fait très forte impression, mais ce n'est pas nouveau. Il suit un chemin qui va très bientôt le mener au tout premier rang. Idem pour Pierre Marcus, le jeune prodige de la contrebasse, issu du Conservatoire de Nice, qui surprend et enthousiasme chaque fois davantage en affirmant sa personnalité au fil des c
oncerts.
Retour aux musiciens confirmés avec Henri Texier qui précise qu’il ne dirige en rien les membres de son «Sky Dancers»: Sébastien Texier (ts), François Corneloup (bs), Manu Codjia (g), Armel Dupas (p) et Louis Moutin (dm). Il présente des compositions personnelles, toutes dédiées à des minorités ethniques maltraitées, dont la plupart d'Amérique du Nord. Set superbe. Les thèmes sont splendides de musicalité et d'invention tant harmonique que rythmique, les arrangements tirés au cordeau et la section rythmique redoutable d'efficacité. Les solistes, s'emparant de ce matériau d'une solidité à toute épreuve, n'ont plus (facile à dire…) qu'à se laisser porter et laisser libre cours à leur imagination. Ce dont ils ne se privent pas. Le public, conquis, salue la performance par une ovation debout largement méritée.
Annoncé comme le fils spirituel de Pharoah Sanders voire d'Albert Ayler ou de John Coltrane (rien de moins!), Kamazi Washington (ts) avait, pour sa première venue à Nice, un sacré défi à relever. Entouré par son propre père, Rickey Washington (fl, ss), Brandon Coleman (p, keys), Ryan Porter (tb), Joshua Crumbly (b), Robert Miller (dm), Jonathan Pinson (dm) et Patrice Quinn (voc), le saxophoniste a donné un concert décevant. Hymnes pathétiques, déluges d'incantations des cuivres à l'unisson façon free jazz, feux roulants de batterie, stops chorus de saxo ténor (au très gros son) enflammés, mélodies reprises par une chanteuse hiératique, costumes africains… Un folklore qu'on croyait oublié. Harmonies le plus souvent minimales et rythmes simplistes mais véhéments, énergie débordante dans les tempos rapides, discours universalistes naïfs et lyrisme exacerbé dans les ballades. La recette est connue… Rien ne manque pour conquérir un auditoire prêt à se laisser emporter par ce tsunami.

Le succès est sans précédent pour cette édition 2017 qui a totalisé 43000 spectateurs, sans compter le «off» qui se déroulait dans une soixantaine de lieux publics, cafés, restaurants et hôtels à travers la ville, dont une scène dans les jardins de la Promenade du Paillon où on a pu notamment découvrirle trompettiste et chanteur néo-orléanais James Andrews, émérite professeur –encore injustement méconnu– de Trombone Shorty, sa starde frère cadet. Un rebond aussi surprenant qu’heureux pour un festival qui, après avoir connu le pire, envisage l’avenir avec confiance, ayant déjà lancé les ventes du «pass» pour l’édition 2018.
Daniel Chauvet

© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Toulon, Var


Jazz à Toulon, 15-23 juillet 2017

28e édition de Jazz à Toulon qui a pour ambition de porter le jazz à travers la ville, du centre à la périphérie. L’occasion de rappeler la genèse de ce festival, issu de la volonté du maire de l’époque, François Trucy, qui avait confié à son chef de Cabinetn Jean-Pierre Colin, le soin de proposer un festival d’été. Ce dernier, passionné de jazz et ayant effectué son service militaire à Boston (où il avait rencontré la nouvelle génération de jazzmen à la Berklee), initia donc un festival de jazz dont la réalisation en fut confiée à Daniel Michel, directeur du COFS. La formule étant de donner un concert gratuit chaque soir sur une place différente. Daniel Michel (Nanou pour les intimes), a pris sa retraite l’an dernier, mais il garde un œil sur son enfant. La présidente du COFS, Bernadette Guelfucci, a pris la suite avec courage car les difficultés budgétaires sont de plus en plus contraignantes. Malgré tout, Jazz à Toulon poursuit sa belle histoire

 Olivier Ker Ourio Quintet © Serge Baudot


Les grands concerts du soir

En ce 15 juillet de canicule et pour le coup d’envoi, Richard Bonaet le groupe Mandekan Cubano –Ludwig Afonso (dm), Osmany Paredes (p), Luisito Quintero (perc), Roberto Quintero (perc), Rey Alejandre (tb), Dennis Hernandez (tp)– ont mis le feu à la place de la Liberté, cœur de la ville, avec une musique qui mêle l’héritage du jazz et des musiques traditionnelles afro-cubaines. Creuset d’une fusion brûlante et torrentueuse. Mandekan Cubano repose sur trois percussionnistes: un conguero maître de ses quatre congas, incroyable de vitesse, de précision et de clarté dans ses roulements; avec lui, c’est la transe assurée; un joueur de tambours cubains, bongos, cymbales et percussions diverses dont un cajon, remarquable de vélocité sur tous ses instruments; un batteur solide pour assurer le tempo et les différentes assises rythmiques. L’écueil avec tant de percussionnistes serait qu’ils fassent tous la même chose; écueil évité car le trio fonctionne en contrepoints rythmiques, les figures s’enchevêtrant les unes dans les autres pour produire un tapis foisonnant qui vous transporte dans les rues chaudes de La Havane. Côté soufflants, un bon trompettiste du genre, qui assure, comme on dit. Le point faible est le tromboniste, assez brouillon dans ses solos, et très souvent en dehors du temps, ce qui brise le groove de cette musique; mais la rythmique faisait oublier ce défaut. La révélation fut le pianiste, dans la droite ligne des pianistes cubains, plutôt côté Danilo Perez, très jazz dans ses solos; longs solos que lui accordait avec raison Richard Bona. A noter un instant de calme vers le milieu du concert, la seule mais somptueuse ballade façon slow qui fit se pâmer bien des cœurs. Quant au leader à la basse électrique à cinq cordes, sa facilité, son agilité, la perfection des attaques, à la mitrailleuse parfois, la richesse de ses lignes de basse, son imagination dans les solos, son lyrisme, sont des qualités rarement réunies chez le même musicien. Et chapeau pour les arrangements, joués en place, au cordeau, menés d’une main de fer par le bassiste. Que dire de sa voix suave, caressante et envoutante, montant en douceur dans les aigus. La plupart des chansons sont en langue Mandekan, originaire de l’Afrique de l’Ouest. A noter que Richad Bona est également un grand showman, sachant communiquer avec le public avec bonhomie, sincérité, humour et un plaisir évident, créant une atmosphère de fête qui réjouit le public remplissant l’immense place. Naturellement, il invita la foule à chanter en l’imitant, puis, pour les assis, à se mettre debout et danser, et les assis de se lever et de se trémousser. Concert ad hoc pour lancer ce festival populaire.

Le 17 juillet, la place Bouzigue (une place excentrée dans les quartiers nord de la ville, presque un village, bercé par le chant des cigales) prenait la route du blues avec Natalia M. King (voc, g), accompagnée de Fred Nardin (p, org), César Poirier (s, cl), Anders Ulrich (b) et Donald Kontomanou (dm). Natalia M.King, du haut de ses 48 ans et après une longue absence, a repris la route des concerts avec de jeunes musiciens tout à fait à son écoute. Elle s’exprime sur une faible tessiture, plutôt dans le médium, avec une voix puissante bien carrée, assez blues, mais sans grand charisme, se servant de sa guitare avec parcimonie; mais le groupe est là, solide. Elle fait preuve d’une belle sincérité et d’un grand engagement physique. C’est un programme blues, teinté de rhythm & blues avec parfois des parfums new orleans, surtout quand César Poirier prend la clarinette. La chanteuse parle beaucoup, se racontant, axant la soirée autour de l’amour avec tous ses tourments, la chose la plus importante au monde, dit-elle. D’ailleurs son second morceau sera «You Don’t Know What Love Is?» sur un autre tempo, et dans un autre univers que ceux de Billie Holiday. Un autre thème de Billie, dont elle avait écrit les paroles «Don’t Explain»; chez Billie c’était la plainte de la femme amoureuse trompée, blessée, mais généreuse; avec Natalia, pris sur up-tempo, c’est la femme en colère, «Pas d’explication mais ça va barder!». Un autre thème cher à Billie «Stormy Weather» fut très bien enlevé. Le meilleur morceau de la soirée fut «I Put A Spell on You» plus dynamique et lui convenant mieux. Bien que se disant non-féministe, elle dédicaça un morceau à Simonne Veil et… Edith Cresson! Le batteur se régalait visiblement à glisser quelques figures de son cru dans son drumming blues. Contrebassiste et pianiste-organiste prirent des solos d’une belle expressivité. Et bien sûr, figure désormais obligée, Natalia M. King appela le public à se lever et à danser (sans grand succès) sur «Clap Your Hands». Un concert agréable, bien mené, mais sans grand relief.

Le 18 juillet, place Saint Jean, en plein cœur d’un quartier populaire à l’est de la ville, Olivier Ker Ourio (hca) était en quintet avec Jerry Léonide (p, ep), Linley Marthe (b), Arnaud Dolmen (dm) et Inor Sotolongo (perc); un ensemble formé avec des musiciens des «îles chaudes»: La Réunion, Maurice, La Guadeloupe, Cuba, avec lesquels il reprend et développe son expérience L’Orkès Pei. Le concert débute avec l’hymne de la Réunion, «P’tit’ fleur fanée», de Jules Fossy, suivi par «La Rose tombée», autre air réunionnais, dans lesquels se mêlent le maloya (hommage rendu à Danyel Waro, l’un des grands spécialistes) et le jazz. On est tout de suite dans un bain rythmique, ça tourne et ça chauffe. Le conguero (qui a joué avec tout le gotha cubain et moult grandes pointures du jazz) est le diable derrière ses quatre congas; il ira jusqu’à l’épuisement dans des solos torrides, comme par exemple sur «Sirocco» qui nous vaudra un duel de haute technicité entre la basse et la batterie. Le batteur pratique un drumming africain tout à fait dans la descendance de Dennis Charles; il est pour beaucoup dans la chauffe. Quant au bassiste, dans ses solos il fera un festival de tout ce qu’on peut faire avec une basse électrique, solide comme un roc dans l’assise du groupe. Le pianiste fait preuve d’un sens mélodique admirable et très prenant, que ce soit au piano ou au Fender Rhodes. Quant à l’harmoniciste, on le sent heureux d’être là, avec ces musiciens, qu’il regarde, on peut dire, avec amour. Il est au sommet et se donne à fond avec le lyrisme qu’on lui connaît, et qu’on retrouve dans ses compositions, et surtout avec un phrasé jazz. Cette musique qui repose souvent sur le ternaire est d’un grand plaisir d’écoute, tant les mélodies sont belles, les rythmes envoûtants, et les musiciens, haut de gamme, d’une générosité infinie, dans une mise en place exemplaire. Ce n’est pas du jazz pur et dur, mais c’est cousin germain. Un grand concert qui comble l’esprit et le corps.

Le 19 juillet, place Martin Bidouré (dans un quartier populaire à l’ouest de la ville) se produisait Yilian Cañizares(vln, voc). Née à La Havane où elle étudie le violon, elle poursuit ensuite ses études au Venezuelaet en Suisse au Conservatoire de Fribourg. Elle découvre Stéphane Grappelli et s’intéresse au jazz. Elle fonde alors le groupe Ochumare, puis tourne sous son propre nom. Ylian Cañivarez fut donc une découverte pour les Toulonnais avec son groupe composé de Daniel Stawinski (p), David Brito (b), Cyril Regamey (dm) Inor Sotolongo (perc) qui jouait la veille avec Olivier Ker Ourio. Ce fut le troisième concert basé sur de la musique cubaine, et ce soir plus particulièrement Yoruba, peuple en particulier du Nigeria et du Bénin, pris en esclavage et vendu dans les pays d’Amérique Latine, dont Cuba, où son influence sur la musique est grande; on connaît les tambours yorubas. Yilian Cañizares est de cette origine, elle jouera un morceau de sa composition dédié à son grand-père Yoruba, et un autre à sa mère de la même ethnie. Elle chante en yoruba, en espagnol et en français, et de plus elle chante en s’accompagnant au violon, avec parfois des unissons à la Slam Stewart. Une belle voix, chaude, souple, prenante, qui peut exprimer aussi bien la douceur, dans une berceuse, le célèbre «Duerme Negrito», ou sur une ancienne prière du Nigeria «Ochumo» (orthographe non garantie), que la passion et la colère. Un hommage au compositeur Simon Diaz, vénézuélien comme le contrebassiste, et un salut à ce peuple. Yilian Cañizares est une très bonne violoniste classique, elle est très expressive, avec parfois un emportement à la tzigane, mais elle n’a absolument pas le phrasé jazz, sauf sur quelques mesures par-ci par-là de facture quelque peu grappellienne. Son pianiste, berlinois, sonne parfaitement cubain, le contrebassiste est solide mais le batteur à la frappe lourde; heureusement le conguero (avec seulement trois congas ce soir) s’est chargé de booster brillamment le contexte rythmique.Belle présentation de Yilian Cañizares, fragile et pourtant dominante, touchante dans un ensemble où le rouge domine, auréolée par une énorme coiffure afro rousse, virevoltant et dansant comme un lutin avec un sourire à dérider les plus coincés. Un beau et bon concert de chansons cubaines. Pour le jazz on verra demain.

Le 20 juillet, Jean-Luc Ponty (vln), Biréli Lagrène (g), Kyle Eastwood (b) étaient réunisen bas du Marché Lafayette, près du port. Un excellent concert. Voyant et écoutant Jean-Luc Ponty je me remémorais le concert mythique à Châteauvallon en 1972, je crois, avec le jeune Stanley Clarke (19 ans) à la contrebasse, et le grand batteur de Miles, Tony Williams. Ponty n’a rien perdu de son jeu, olympien de facilité, de lyrisme dans des solos cinq étoiles. Kyle Eastwood se révèle un contrebassiste étonnant, d’une dextérité et d’une vélocité incroyables, avec des attaques nettes, au service d’un phrasé quasiment guitaristique. D’ailleurs dans la complémentarité contrebasse/guitare, on ne distinguait plus de qui étaient les phrases, l’un en lançant une, l’autre la reprenant et la développant, ou partant à l’unisson. Quant à Biréli, je ne sais comment il se débrouille, j’ai beau regarder sa main droite, mais tout en assurant une rythmique d’enfer (piano-batterie à lui tout seul), il arrive à phraser; des phrases qui tournoient comme des chansons. Quand je lui ai demandé comment il faisait, il m’a répondu: C’est facile! Quelques standards au répertoire et des compositions des trois musiciens: Une «Samba de Paris» dynamitée, une «Andalucia» d’Eastwood avec une intro basse pharamineuse; «Renaissance» de Ponty, véritable hymne à la vie; «Stretch» de Biréli, qui s’envole littéralement. Le moment le plus chargé d’émotion et de lyrisme contenu fut sur «Mercy, Mercy» de Zawinul; c’est beau quand soudain on entend que le public retient son souffle. Le premier vrai concert pleinement jazz du festival, et quel concert! Cela valait la peine d’attendre!

Le 21 juillet, place de l’Equerre, dans la vieille ville, la jeune chanteuse britannique, Jo Harman, est apparue vêtu d’une longue robe bleue, portant couronne sur ses cheveux, avec aux pieds des baskets blanches, pur tableau du temps du Flower Power; sa musique vient de cette époque également. Elle est entourée, accompagnée, par quatre musiciens (Terry Lewis, g, Steve Watts, cl, Andy Tolman, b, Martin Johnson, dm, qui font bien le job, comme on dit, avec tous les effets et les facilités du genre, c’est à dire du pop-rock britannique. A noter que le piano électrique sonnait comme une casserole. La demoiselle possède une voix qu’on entend beaucoup dans la pop anglo-saxonne. Elle a une grande maîtrise sur une belle tessiture, capable d’aller de la douceur à l’impétuosité. Elle chante avec un engagement total du corps, bougeant d’une façon à la fois touchante et affriolante, avec une belle présence, occupant toute la scène. En revanche, le comportement du guitariste et du bassiste est intolérable: quand ils ne jouent pas, et que la chanteuse se donne à fond, ils sont là qui discutent et se marrent comme des pingouins sur la banquise; bien sûr dès que leur tour arrive, ils sont impeccables; ils font leur boulot, y nada mas! Un concert qui réjouit un vaste public, mais de jazz pas une ombre.

Le 22 juillet, plages du Mourillon, on s’attendait au grand concert du festival et, amère déception, Roy Hargrove était bien présent physiquement mais absent musicalement, ou presque. Quand le trompettiste se risque à quelques figures de break dance, qu’il chante, le résultat n’est pas à la hauteur, malgré un formidable quintet hard bop: Justin Robinson (s), Sullivan Fortner (p), Ameen Saleem (b), Quincy Phillips (dm).Globalement le phrasé de Roy est absent, sauf sur deux belles ballades qu’il interprète au bugle où l’on retrouve le musicien à son niveau. A noter là un splendide solo de batterie: sur une ballade, il faut le faire. Pour le reste ce sont des riffs, des bouts de phrase, parfois une courte envolée, et des imperfections qui nous font penser que Roy Hargrove avait visiblement un problème ce soir-là. Heureusement, la rythmique était d’enfer et le leader lui a judicieusement laissé une large place.

Jean-Luc Ponty, Kyle Eastwood, Biréli Lagrène © Serge Baudot

Les concerts d’après-midi:

Place Camille Ledeau, le 18 juillet, un bon groupe de fusion, Groovology (Thomas Turunen, cl, Gabriel Charrier, tp, Julian Boudrin, s, Philippe Mege, b, Jérémie Eloire dm) dans le style des Brecker Brothers. Les arrangements sont simples et efficaces, qui permettent aux musiciens de s’exprimer en longs solos. Bonne mise en place et bon choix de répertoire. A noter que le contrebassiste remplaçait le titulaire au pied levé, et qu’il s’en est sorti avec les honneurs.

Place Puget, le 19 juillet, Shoeshiners Band (Alice Martinez, voc, ukulélé, Ezequiel Celada, s, cl, Sylvain Frou Avazeri, tp, tb, Gabriel Manzanèque g, bjo, Olivier Lalauze, b, Stéphane Zef Richard, dm, washboard), reprend, tant dans la présentation que dans la musique, le jazz swing/new orleans revival des années quarante, sur de bons arrangements originaux et une mise en place parfaite. Alice Martinez chante les mots, scate très swing, avec une voix charmeuse, un bon feeling, et une décontraction admirable. Du beau travail.

Le 20 juillet, le guitariste Claude Basso présentait son travail de compositeur et arrangeur exécuté par son groupe constitué de Pascal Aignan (ts,) Olivier Chaussade (ts), Adrien Coulomb (b), Thierry Larosa (dm), tous excellents jazzmen vivant dans la région. Un groupe homogène, à l’écoute, parfaitement en place. Claude Basso a concocté des morceaux très nettement sous l’influence du Monk des années cinquanbte, avec ses ruptures, ses changements de rythme, et tout ce qu’il faut pour lancer les solistes. Les arrangements pour les deux ténors sont remarquables avec quelque chose d’Ellington dans l’harmonisation. Deux ténors semblant venir de la lignée Lester Young-Sonny Rollins, pour faire vite. Aignan étant plus rentre dedans, plus bouillant, tandis que Chaussade tourne autour du thème, l’effleure avant de lancer la machine; tous deux sont parfaitement complémentaires, et font le travail d’une section de cuivre complète. Basso, le guitariste tranquille, dans la grande tradition de la guitare jazz sait faire monter la pression dans ses solos; avec la contrebasse et la batterie on a une rythmique solide et tournante, pour du jazz pur fruit.

Toujours place Puget, le 21 juillet, le Sardana Jazz Quartet, composé de Jean-Luc Savalli (p, lead), Denis Fouriot (tp), Pierre Navarro (b) et Gilles David (dm), dans un jeu mainstream-bop parfaitement intégré, était tout à fait à l’aise sur les grands standards auxquels ils apportent une touche personnelle, comme par exemple sur «Take The A train» de Strayhorn ou «In a Sentimental Mood» du Duke, avec une belle et longue intervention du bugliste et du bassiste. Un beau et nostalgique «Softly as a Morning Sunrise». Le bassiste électrique est remarquable de vélocité sur les tempos rapides, et de lyrisme sur les tempos lents. Un Quartet de bon aloi.

Autres manifestations:

Le 18 juillet, une parade circulait de 10h à 12h30 dans les quartiers du centre ville avec Freaks Band et d’autres musiciens, amateurs et professionnels, pour faire la fête.

Du 18 au 21juillet, 13h à 16h, étaient proposées des scènes ouvertes de avec le trio Jazz in the City -Marc Tosello (b), Lucien Chassin (dm) et Michel Gagliolo (p)– qui accueillaient sur une place du centre ville les musiciens qui voulaient s’exprimer en groupe ou recevoir des conseils. On eut quelques déconvenues mais aussi de belles surprises. La formule a rencontré un grand succès.

Cette année une grande place a été donnée aux musiciennes, mais hélas pas une seule vraie jazzwoman, alors qu’on n’en manque pas, notamment en France. A l’image de bien d’autres festivals, Jazz à Toulon affiche le mot jazz mais le met en minorité dans sa programmation, particulièrement sur les grandes scènes. On sait néanmoins gré au festival de permettre encore d’écouter du jazz dans le cadre d’une opération dont le but premier est l’animation de quartier.

Serge Baudot
Texte et photos

© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Antibes/Juan-les-Pins, Alpes-Maritimes


Jazz à Juan, 14-23 juillet 2017


Il est toujours agréable de retrouver la Pinède Gould qui depuis 1960 accueille l’un des plus célèbres festivals de jazz de France et du monde, créé, entre autres, par un ancien de Jazz Hot, Jacques Souplet. La première édition rendit hommage à Sidney Bechet qui venait de disparaître, avec l’inauguration du célèbre buste. De Rosetta Tharpe, Charles Mingus, Bud Powell, Ted Curson, Eric Dolphy, Stéphane Grappelli, Martial Solal, René Urtreger, Claude Luter, etc., présents lors de la première édition, à l’actuelle édition, l’histoire et beaucoup des gloires du jazz ont fait étape avec régularité sur cette scène prestigieuse: on se souvient en particulier d’Ella Fitzgerald et de la cigale, de Duke Ellington, avec Ella aussi, Louis Armstrong, Erroll Garner, Dizzy Gillespie, Oscar Peterson, B. B. King, Aretha Franklin, Miles Davis, John Coltrane, pour n'en citer que quelques-un(e)s qui ont écrit les pages de la légende. Le premier compte rendu dans les colonnes de Jazz Hot (n°157, septembre 1960) est de Charles Delaunay en personne, et de toutes les scènes alors proposées (le Fort en particulier), il recommande de privilégier la Pinède Gould. L’histoire lui a encore donné raison pour cette 57e édition…



Joey Calderazzo, Eric Revis, Branford Marsalis, Jeff Tain Watts, Kurt Elling, Jazz à Juan, 19 juillet 2017 © Michel Antonelli

Mardi 18 juillet
Wayne Shorter Quartet: Wayne Shorter (ts, ss), Danilo Perez (p), John Patitucci(b), Brian Blade (dm)
A presque 84 ans (il est né le 25 août 1933), Wayne Shorter est devenu à l’instar de Sonny Rollins, son aîné de seulement trois ans, l’autre légende encore vivante du saxophone de l’histoire du jazz contemporain. Sa longue et glorieuse traversée est marquée par de grandes étapes. La belle époque auprès d’Art Blakey (1959-1964) qui le révèle au grand public et l’amène en Europe pour la première fois; sa consécration au sein du quartet de Miles Davis (1964-1969), son ascension au rang de véritable vedette en cofondateur de Weather Report (1970/1985); enfin, avec son quartet actuel qu’il dirige depuis l’an 2000 et qui l’a intronisé au rang d’icone. Seule la période de 1985 à 2000 apparaît moins fondamentale, même s’il participe aux côtés d’Herbie Hancock à des tournées de V.S.O.P ou joue avec Carlos Santana… Le Festival d’Antibes l’accueille pour la 11e fois, un hommage à sa longue carrière et à la célébration d’un des plus prolixes compositeurs que ses différents groupes au fil du temps ont largement sollicités. Le répertoire actuel correspond à une profonde introspection, et ses thèmes s’enchaînent sans nul besoin de présentation, comme une longue suite alternant saxophone ténor ou soprano. Cette approche longuement pensée a commencé au contact de John Coltrane pour aboutir aujourd’hui à une marque de fabrique qui va au-delà de sa contribution aux rythmes d’Art Blakey,  de la recherche de renouveau de Miles Davis ou de la machine foudroyante du jazz-rock de Weather Report. Wayne Shorter est désormais un sage, une figure emblématique qui arrive avec une musique, difficile à priori, à capter un vaste auditoire subjugué. Antibes à ce mérite d’avoir présenté des artistes tels John Coltrane, Cecil Taylor, Anthony Braxton, ou encore Ornette Coleman au grand public. Ce quartet fonctionne au regard, au sourire: une entente parfaite laisse à chacun l’espace de s’exprimer et si, aujourd’hui, ses sidemen sont aussi les leaders de leur propre formation, ils redeviennent ici les disciples du maître qu’ils suivent fidèlement et qu’ils honorent par un niveau technique et une inspiration sans faille. S’installant tranquillement, le groupe délivre une potion magique qui s’infiltre dans l’inconscient pour laisser place à un ravissement étrange qui durant 80 minutes envoute. L’heure du rappel vient et dans un boléro original l’artiste resalue l’audience. A signaler que Wayne Shorter apparaît comme le conteur principal dans le film consacré à Lee Morgan, I Call Him Morgan, qui vient d’être présenté à Marseille et dont on peut espérer la diffusion prochaine en France. Wayne Shorter précise que c’est grâce à Lee Morgan qu’il a été recruté par Art Blakey. Quel chemin parcouru depuis dans cette carrière hors norme!

Branford Marsalis Quartet With special guest Kurt Elling: Branford Marsalis (ts, ss), Joey Calderazzo (p), Eric Revis (b), Justin Faulkner (dm), Kurt Elling (voc)
En 2001, Branford Marsalis devait jouer pour la première fois à Antibes et aléas de la météorologie, le concert face aux trombes d’eau, fut annulé. Seul un petit cercle, dans un lieu à l’abri, avait assisté à un bœuf, paraît-il mémorable. Le revoici donc avec ses mousquetaires invitant le crooner Kurt Elling pour une tournée estivale de haut-vol. Pour avoir écouté le quartet à plusieurs reprises, dont un magnifique concert à Perugia, on ne pouvait que s’attendre à une parfaite entente qui prouve que les groupes réguliers apportent à leur répertoire une dimension inégalée. Le groupe ouvre cette seconde partie  par un titre enthousiaste, Branford Marsalis, lui aussi, valsera du soprano au ténor au fil des compositions. Kurt Elling, en digne invité, fait son apparition, moins bavard que dans son propre groupe, mais chantant tout aussi bien. Il se lance sur les traces de Porgy and Bess de Gershwin en interprétant «There's a Boat Dats Leavin' Soon for New York». Kurt Elling est l’un des excellents talents vocaux du monde du jazz ; Sa carrière aux Etats-Unis et en club est très riche, mais il manque encore en Europe de la véritable reconnaissance qu’il mérite. A son habitude, le saxophoniste laisse une grande liberté à ses musiciens, surtout à Joey Calderazzo, un grand du clavier, même si sa carrière de leader reste en retrait. Le répertoire alterne compositions de Branford Marsalis et répertoire de standards de Kurt Elling, qu’ils ont enregistré sur l’album Upward Spiral, «Blue Gardenia», « I’m fool to Want You», «Pratical Arrangement», « Doxy». Kurt Elling rappelle sa passion pour la bossa nova avec «So Tinha De Ser com Voce» ou encore un final en clin d’œil à Antonio Carlos Jobim avec l’évocation d’«Aguas de Março». Le concert est justement réparti entre titre en quartet où la rythmique fait merveille, laissant à chacun son espace d’expression et une juste place au chanteur qui scatte parfaitement avec sobriété. Lors du rappel, un cérémonial néo-orléanais enthousiasme le public debout, rappelant une parade avec un Kurt Elling, verre plastique à la bouche, reproduisant le son de la trompette bouchée.

Mercredi 19 juillet
Macy Gray: Macy Gray (voc), William Wesson (kb,ts,fl), Jonathan Jackson (kb), Caleb Speir (eb), Tamir Barzilay (dm)
On attendait avec impatience cette nouvelle tournée de Macy Gray, allait-elle reprendre les thèmes et le groupe, très blues et jazz, de son magnifique album Stripped* enregistré en 2016 ou proposer un groupe dans une lignée moderne rhythm & blues? Ce fut la seconde solution qui doit mieux convenir à une tournée de grands festivals d’été. Avec un groupe resserré, la chanteuse à la voix si particulière a défendu son projet avec une force, une rage et  une ténacité dignes des plus grandes. Un seul regret l’absence d’une section de cuivres, mais William Wesson, instrumentiste polyvalent passe allégrement des claviers, au saxophone ténor, de la flûte au mélodica sans oublier d’assurer les chœurs. Drôlement costumé en complet à carreaux, l’orchestre a assuré comme la chanteuse. Tour à tour féline et romantique, susurrante ou coléreuse, l’authentique Macy Gray s’inscrit dans la droite ligne de Tina Turner pour défendre ses grands titres qui recueillent tant de vues sur internet et soulève le public de son siège. Elle nous livre des versions dynamiques de «Do Something», «Beauty With World», «Finally Made Me Happy », «She Ain’t Right For You», sans oublier son tube «I Try» et, pour le final, un version vitaminée de « My Way». Notons l’excellence de la rythmique où Tamir Barzilay et Caleb Speir ont donné le bon tempo.

Gregory Porter: Gregory Porter (voc), Tyvon Pennicot (ts), Chip Crawford (p), Jahmal Nichols (b), Ondrej Pivec (org Hammond), Emmanuel Harrold (dm)
Pour avoir écouté de nombreux concerts de Gregory Porter, qui se ressemblaient forts, à l’exception de ses participations remarquables, à ses débuts, auprès de Robin McKelle puis son invitation au sein du Lincoln Jazz Orchestra dirigé par Wynton Marsalis (avec Cécile McLorin Salvant), allait-on assister à une énième version de son tour de chant?
Mais Gregory Porter, tout en restant fidèle à ses accompagnateurs présents sur ses albums, a fait bouger les lignes et mis sur le devant de la scène l’excellent Tyvon Pennicott (ts), remarqué notamment dans le quartet d’Al Foster, et l’organiste tchèque Ondrej Pivec. Ces changements l’inscrivent encore plus dans une démarche reliant le gospel à la scène jazz de Harlem. Chacun des musiciens a eu droit à son moment de bravoure mais c’est surtout le discret mais plus qu’efficace Tyvon Pennicott qui cisèle le répertoire du grand chanteur tant par la taille que par la voix, le saxophoniste apparaît minuscule devant la masse du colosse à la casquette. Tour à tour charmeur et crooner, dans ses chansons d’amour «Hey Laura », «Consequence of Love» ou « Brown Eye Girl», il s’inscrit dans la pure tradition avec la superbe évocation de ses aînés et de ses références (John Coltrane, Marvin Gaye, Abbey Lincoln…) dans «On My Way to Harlem». Variant les combinaisons d’accompagnement, du duo piano-voix, orgue-voix, il sait utiliser la palette de ses musiciens et des climats, souvent tendres, pour délivrer un tour de chant qui fait de lui avec Kurt Elling l’un des chanteurs actuels intéressants dont l’univers dépasse largement le jazz. Clin d’œil aux anciens avec un «Nature Boy» que Nat King Cole n’aurait pas renier et une introduction de «Shaft» suivi de «Papa Was a Rolling Stone», puisés chez Isaac Hayes et the Temptations qui sont autant de grands titres qui s’inscrivent dans la Great Black Music. Le grand Gregory Porter aura donné à Antibes un de ses plus beaux concerts. La classe !

Jeudi 20 juillet
Sting with special guest Joe Sumner: Sting (eb, voc), Dominic Miller, Rufus (g), Josh Freese (dm), Joe Sumner (chœur, g, voc), Percy Gardona (acc)
C’est une tournée familiale qui réunit père et fils, celui de Sting et celui de son fidèle guitariste Dominic Miller. L’ouverture de la soirée propose en effet Joe Sumner, le fils de Gordon Sumner alias Sting. Le fils est aussi le chanteur et bassiste du groupe de rock anglais Fiction Plane. Le père introduit le fils, et ils entament un duo vocal acoustique rappelant la tradition folk anglaise. Resté seul en scène, Joe Sumner prouve sa maîtrise vocale pour un court passage qui met en valeur ses compositions. Il fait désormais parti du groupe actuel de son père et ils se retrouvent en fin de soirée, après l’intermède Hiromi. Sting reprend alors des titres de son dernier album (le 12e en solo) 57th & 9th, et il enchaîne les tubes de sa déjà longue carrière. Sa musique a côtoyé le jazz avec ses premiers albums personnels, The Dream of the Blue Turtles (1985) ou Bring of the Night (1986) qui réunissaient entre autres Branford Marsalis, Darryl Jones (eb) Kenny Kirkland… Mais, petite faute de goût pour cette scène mythique du jazz, c’est son répertoire rock depuis Police qui assure ce soir-là son succès, avec un record d’assistance pour le festival…

Hiromi duo featuring Edmar Castañeda: Hiromi (p), Edmar Castañeda (harp)
On se référera au n°680 de Jazz Hot, été 2017 (Festival de St-Gaudens) pour rappeler le parcours de la pianiste Hiromi et de sa rencontre avec le harpiste colombien Edmar Castaneda. Leur tournée a démarré en mai 2017 et, en 2 mois, le duo a pu peaufiner un répertoire original où les deux protagonistes brillent de leur talent d’improvisateurs. Nullement impressionnée de jouer en première partie de Sting, qu’elle évoque comme l’un des stars de sa jeunesse, la Japonaise, toujours la crinière électrique, va interpréter et défendre une partie de son répertoire, ici écourté, devant une immense audience (le record du festival). Le duo démarre sur deux compositions d’Edmar Castañeda,  «Entrecuerdos», puis un hommage à Jaco Pastorius, «Para Jaco», où le son des cordes basses de la harpe évoque le jeu du bassiste. Le dialogue est permanent et le jeu très scénographié de la pianiste ajoute à la qualité de sa prestation. On a écrit que le duo ressemblait à un big band. Hiromi rappelle qu’elle est aussi compositrice et propose sa longue suite «Elements» qui se divise en quatre tableaux, «Air, Earth, Water et Fire». Un duo encore magnifique qui a réussi une nouvelle fois son pari de rallier un vaste public sur un répertoire difficile, encore plus risqué ce soir devant un public venu pour Sting.

Vendredi 21 juillet
Shabaka & the Ancestors: Shabaka Hutchings (ts), Mthuni Mvubu (as), Ariel Zomonsky (b), Tumi Mogorosi (dm), Gontse Makheme (perc), chanteur non ptécisé (voc)
Cette soirée, comme l’a précisé, le présentateur, était dédié à la célébration d’un jazz authentique, traversant les époques et se voulant représentatif de l’ancienne génération et de la relève par la jeune garde. Hélas il semble que le public semble avoir répondu moins nombreux.
La soirée débuta avec le saxophoniste britannique Shabaka Hutchings qui vient de signer avec un de ses groupes, The Ancestors, son premier album Wisdom of Elders. Enregistré en Afrique-du-Sud, le groupe défend l’héritage du jazz mais aussi de l’Afrique. Selon Shabaka «les choix de vos ancêtres, leur histoire, ont un impact sur vous, libre ensuite à chacun d'en tirer les leçons qui lui sont utiles… C’est aussi bien l’histoire de son arrière-grand-père qui servit dans l’armée britannique au moment de la Première Guerre mondiale et qui échoua quelque temps à Cape Town, qui sert son énergie, autant que le souvenir de John Coltrane et Pharoah Sanders en 1965» Il s’est entouré avec ses Ancestors de musiciens aguerris de Cape Town et de Londres et dans une sorte de longue suite, entrecoupée de chants, il évoque la voix de ses ancêtres. Normalement le chant est porté par la voix de Siyabonga Mthembu qui pour cette soirée fut remplacé. Le concert, plus bref que d’habitude, laisse présumer ce que peut être l’incantation qu’il désire atteindre et offrir à l’auditoire, comme lors de ses longues performances.

Robert Glasper Experiment: Robert Glasper (kb, fender Rhodes), Casey Benjamin (voc, kb, ts, ss), Burniss Earl Traviss II (eb), Justin Tyson (dm), Mike Severson (g)
Robert Glasper est-il le caméléon du jazz actuel, toujours où on ne l’attend pas et dans de nombreux et différents projets. En trio acoustique, à la commande de bandes sonores comme Miles Ahead, le film sur Miles Davis, ou dans ses formules «expérimentales» où le jazz se marie à l’électro, le funk, le rap ou encore le hip hop. Décoré de multiples Grammies Awards pour ses collaborations avec Kanye West, Jay-Z ou Mos Def, il semble plus apprécié des scènes de musiques actuelles que des clubs de jazz, du moins en Europe. Pour sa première participation au Festival de Juan-les-Pins, il propose son quartet habituel renforcé d’un guitariste de rock. Tel une machine, il ne laisse aucun répit tant par le volume sonore que par la diversité de ses interventions. Il démarre sur un hommage à Herbie Hancock «Once Upon the Time» où s’exprime son toucher dans un long solo au fender Rhodes, puis alternera compositions originales et clins d’œil tels, «Show Me the Way», «The Sweetest Taboo» et même un «Roxanne» dévastateur. Le muti-instrumentiste Casey Benjamin, assure dans tous les cas de figure et sa présence sur le devant de la scène peut laisser penser un court moment que s’est lui qui dirige l’orchestre. En fait, il est le double du pianiste qui grâce à sa versatilité peut servir du fond du court. Sur les parties les plus calmes Robert Glasper nous rappelle Lonnie Liston Smith, lui aussi grand maître des claviers, qui puisait son inspiration avec son Cosmic Echoes dans l’univers de la planète soul et funk sur fond de jazz. Une première qui a pu surprendre un public plus âgé qui s’était réfugié en haut des gradins en attendant Archie Shepp. Loin d’une réputation de grande gueule, le pianiste après son concert n’a pas hésité à aller à l’encontre des spectateurs.

Archie Shepp: Archie Shepp (ts, voc), Marion Rampal (voc), Carl-Henri Morisset (p), Mathias (b), Steve McCraven (dm)
Depuis plusieurs années, Archie Shepp ne s’appuie pas sur un groupe régulier, à part son dernier épisode de la saga Attica Blues Big Band. Au fil des concerts, on retrouve d’excellents musiciens, vétérans comme ce soir Steve McCraven ou des plus jeunes comme le brillant Carl-Henri Morisset qui s’est illustré auprès de Riccardo Del Fra, Eddie Henderson ou encore Ricky Ford. SI Cette conception du partage est louable, elle laisse néanmoins le souvenir nostalgique de ses groupes de haut niveau du passé de part et d’autre de l’Atlantique.
Archie Shepp symbolisait ce soir la mémoire, la tradition qui au cours de sa carrière l’a vu passer du free jazz le plus radical (John Coltrane, John Tchicaï…) à la relecture de la grande musique classique afro-américaine, Duke Ellington en tête. Sa très longue carrière ne peut se résumer à quelques lignes, mais l’écoute de ses magnifiques albums chez Impulse!, Denon, Marge, SteepleChase ou Enja, pour ne citer que certains labels, résume un pan de l’histoire du jazz des cinquante dernières années. Avec cette formation, il a décidé de traverser son histoire avec des standards et certains de ses titres emblématiques. Le son est moins puissant mais toujours émouvant, et Archie Shepp joue, malgré son âge, sans discontinuer en premier plan. Il attaque par un hommage au pianiste très oublié, Elmo Hope, suivi du désormais traditionnel « Don’t Get Around Much Anymore» d’Ellington, laissant après sa partie vocale la part belle au pianiste qui prouvera toute sa compétence. Sur le morceau suivant «I Know About the Life» enregistré en 1981, avec l’un de ses meilleurs quartet (Ken Werner, Santi De Briano, John Bestch) il invite la chanteuse Marion Rampal qui depuis la reprise de l’Attica Blues Big Band le rejoint régulièrement sur scène. La chanteuse d’origine marseillaise, relève très dignement le défi et elle a su, sur chacun des titres qu’elle interpréta, sans aucun cabotinage, s’intégrer à l’univers du saxophoniste. Archie Shepp en vieux combattant, toujours attentif aux défis enchaîne «Burning Bright» composé par Tom Mc Clung, son ami et pianiste depuis 1996 (disparu en mai dernier, cf. notre rubrique nécrologique)  et «Blues For Brother George Jackson» signé de sa plume. Il rend ici un vibrant hommage au militant des Blacks Panthers et défenseur des droits de l’homme, assassiné à la prison de Saint Quentin lors d’une révolte (21/08/1971). Au final, un concert plein d’émotion pour ce géant du jazz qui, à tout juste 80 ans, reste encore actif.

Pour sa 57e édition, le Festival Jazz à Juan annonce une fréquentation de près de 30000 spectateurs. Rendez-vous est donné pour la 58e édition de Jazz à Juan qui aura lieu du 14 au 22 juillet 2018. A l’année prochaine!


Michel Antonelli
Texte et photo

© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Iseo, Italie


Iseo Jazz, 14-16 juillet 2017


Exemple unique dans la multitude des festivals disséminés sur la péninsule, et qui en est à sa 25e année de vie, Iseo Jazz a fermement maintenu l’engagement de mettre en avant la scène du jazz italien, en privilégiant et promouvant des projets originaux, avec une attention particulière portée aux talents émergents: ceci grâce au travail scrupuleux du directeur artistique, le musicologue Maurizio Franco. Le festival porte ainsi le slogan mérité de «La casa del jazz italiano» (La maison du jazz italien). Bénéficiant du cadre magnifique du lac d’Iseo, la manifestation s’est enracinée dans le territoire, grâce aux multiples événements qui l’ont précédée dans différentes localités limitrophes de la province de Brescia. Le noyau principal de la programmation a coïncidé avec les trois soirées finales, qui se sont tenues comme d’habitude à Iseo, sur le parvis de la Pive di Sant’Andrea et au Lido de Sassabanek. Cette année 2017 correspondait également au 50e anniversaire de la mort de John Coltrane et au 100e de la naissance de Thelonious Monk. Deux projets spéciaux furent ainsi dédiés à ce dernier qui, partant  de la vision géniale du compositeur, visaient à mettre en valeur ses aspects encore inexplorés.

En trio avec Giancarlo Bianchetti (g) et Giovanni Giorgi (dm), le saxophoniste Pietro Tonolo a traité l’œuvre de Monk comme un flux ininterrompu de compositions: «Reflections», «Bemsha Swing» et «Misterioso». Cette démarche s’accompagne de l’utilisation de l’électronique (d’où ElectroMonk, titre du projet et du CD éponyme). Outre les saxes ténor et soprano, Tonolo utilise la flûte basse et leflutax, une flûte traversière dont le son est modifié par l’emploi d’un bec de soprano et l’utilisation du delay. Giorgi élargit les possibilités rythmiques  à l’aide de live electronics et d’un pédalier de guitare relié à la batterie. Bianchetti est capable de produire un large éventail de couleurs et de nuances. La composante rythmique se trouve exaltée par le traitement insolite réservé à «‘Round Midnight» et par les progressions urgentes de «Epistrophy» et «Bright Mississippi», qui dans quelques cas rappellent le trio Motian-Lovano-Frisell.

Daniela Spalletta Trio © Fabio Botti/Fotos Simonetti, by courtesy of Iseo jazz

Vocalese Monk? Cela semble une contradiction dans les termes. Pour autant, Daniela Spalletta (voc) a osé transposer les thèmes et les improvisations de Monk au chant. C’est encore plus courageux (ou risqué!) si l’on considère l’absence d’instruments harmoniques. Dans le dialogue avec Alberto Fidone (b) et Peppe Tringali (dm), Daniela s’aventure avec désinvolture sur les lignes asymétriques de «Monk’s Dream» et sur les éclats impulsifs de «Straight No Chaser», témoignant d’une maîtrise dans l’articulation du phrasé, en dépit d’un spectre vocal encore limité. Monk se trouve encadré dans l’optique des autres: Joe Henderson dans le solo de «Ask Me Now»; Wynton Marsalis en asséchant la respiration orchestrale de «Four in One».

Un chant riche en profondeur caractérise Ada Montellanico, qui, avec son quintet, proposait le projet Abbey’s Road, une relecture passionnante du répertoire d’Abbey Lincoln. La chanteuse met son expression au service du collectif, interagissant avec Filippo Vignato (tb) et Giovanni Falzone (tp), auteurs d’arrangements efficaces. La capacité narrative et l’identification au texte ressortent, même dans des morceaux comme «Driva Man» et «Freedom Day», tirés deWe Insist! Freedom Now Suite de Max Roach, album-manifeste historique qui se plaçait dans le droit fil de la lutte pour les droits civils. Le phrasé fluide et la richesse des accents s’apprécient pleinement dans «Wholly Earth» chargé de polyrythmie africaine, et dans un «First Song» de Charlie Haden, exprimé avec des pauses judicieuses. Une concision riche en contenu caractérise les arrangements qui font ressortir les ensembles mais valorisent en même temps les équilibres entre Matteo Bortone (b) et Ermano Baron (dm), le phrasé incisif de Vignato, la finesse cristalline des constructions mélodiques de Falzone.

Ada Montellanico © Fabio Botti/Fotos Simonetti, by courtesy of Iseo jazz

Depuis 1980 Tiziano Tononi (dm) et Daniele Cavallanti (ts) animent Nexus, avec l’objectif de développer, dans une perspective européenne, les exigences proposées par l’avant-garde afro-américaine des années 60 à 70, se tenant à une distance appropriée du free historique. Leur approche privilégie d’amples installations modales avec d’occasionnels glissements atonaux, de la polyphonie et des schémas d’appels et de réponses, des constructions polyrythmiques qui mettent en évidence, par intermittence, une matrice africaine. D’ailleurs Tononi est en quelque sorte débiteur aussi bien d’Andrew Cyrille que d’Ed Blackwell, tandis que l’approche au ténor de Cavallanti vient en grande partie de Dewey Redman. Cela démontre qu’en définitive à la racine de leur musique il y a aussi l’esprit révolutionnaire d’Ornette Coleman et de Don Cherry. Les contrastes et les combinaisons entre les autres voix instrumentales s’avèrent plus dynamiques: Alberto Mandarini (tp), Francesco Chiapperini (as, bcl), Emanuele Parrini (vln), Pasquale Mirra (vib) et Andrea Grossi (b).

Tandis quel les concerts qui se sont tenus sur le parvis de la Pieve di Sant’Andrea ont proposé cette remarquable densité de contenu, la soirée au Lido di Sassabanek a mis en confrontation deux approches totalement différentes du rapport entre le jazz et la musique populaire.

Shardana est le projet avec lequel Zoe Pia se confronte à l’héritage de sa Sardaigne natale. La jeune clarinettiste qui a mené aussi une activité dans le domaine classique, a rassemblé un quartet singulier formé de musiciens ayant comme elle joué avec le trompettiste Marco Tamburini, disparu prématurément il y a deux ans: Roberto De Nittis (p, kb), Glauco Benedetti (tuba basse), Sebastian Mannutza (dm, vln). L’idée de base est intéressante: partir de la répétitivité de certains motifs folkloriques, soutenus parfois par les typiques launeddas et l’enregistrement de chants traditionnels, pour développer des formes d’improvisation.

Tullio De Piscopo © Fabio Botti/Fotos Simonetti, by courtesy of Iseo jazz

Le batteur Tullio De Piscopo, à qui a été remis le Prix Iseo, a derrière lui une carrière longue et variée. Animateur de la scène italienne depuis les années 70 De Piscopo peut se prévaloir de nombreuses et prestigieuses collaborations avec des artistes du calibre de Wayne Shorter, Bob Berg, John Lewis, Billy Cobham, Gerry Mulligan, Astor Piazzolla (pour n’en citer que quelques-unes). Comme batteur il est doté d’un swing impeccable, d’un drive fluide, d’un impressionnant contrôle des dynamiques et d’une fine musicalité. En outre, il est capable littéralement de faire «chanter» l’instrument, comme le montrent quelques-unes de ses figures modelées sur des phrases mélodiques: une caractéristiques qui lui vient sans aucun doute de ses origines napolitaines. A partir des années 70, De Piscopo s’est consacré aussi à la musique commerciale, mais toujours avec goût: avec le chanteur-guitariste Pino Daniele, et aussi à son compte à la fois comme chanteur et batteur. Dans le plaisant concert d’Iseo, on a pu apprécier les aspects variés d’une forme intelligente de divertissement: les polyrythmies de «Anticalypso», composées du guitariste Roland Prince pour le quintet d’Elvin Jones; le jazz-rock de «Toledo», du répertoire de Pino Daniele; un solo de batterie très «cantabile»: les succès commerciaux des années 70 comme les contagieux «Stop Bayon» et «Andamento lento»: de la soul et du funk à profusion dans les versions «napolitanisées» de «Sex Machine» de James Brown et «Cantaloupe Island» de Herbie Hancock. Pour démontrer que dans une interprétation moderne du concept de «populaire» -ou popular d’un point de vue anglo-américain- on peut conjuguer la perfection instrumentale, la musicalité, la créativité, le spectacle, et (pourquoi pas?) le divertissement.

Encore une fois donc, Iseo Jazz a su mettre sur le même plan –toujours avec une grande attention à la qualités des choix-recherche, innovation et tradition, le rapport entre l’actualité et l’histoire du jazz, sans jamais en oublier sa nature de musique populaire.


Enzo Boddi
Traduction-Adaptation Serge Baudot


© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Toucy, Yonne


Toucy Jazz Festival, 14-15 juillet 2017

Le 9e édition du Toucy Jazz Festival bénéficie de l’expérience acquise par Ricky Ford au service de la passion, bien épaulé en la circonstance par son épouse Dominique. La ville de la Puisaye a une nouvelle fois célébré l’esprit du jazz et du blues durant le troisième week-end de juillet, et le Toucy Jazz Festival a été cette année marqué par deux concerts phares dans le parc de la Glaudonnerie, celui de Mighty Mo Rogers, figure éminente du blues contemporain, et celui de China Moses, bien connue du public français pour sa personnalité de femme de médias et, bien sûr, comme chanteuse de jazz et de soul. Dédié à Michka Saal, la réalisatrice de A Great Day in Paris, récemment décédée, le festival présente cette année la particularité que Ricky Ford s’efface davantage au profit des artistes invités, retenu qu’il est, dans un premier temps, à Paris pour le défilé du 14 juillet auquel il participe pour commémorer l’esprit de James Reese Europe et de tous ceux qui importèrent le jazz en France (il est l’auteur de l’arrangement utilisé pour interpréter l’hymne national sur les Champs-Élysées). Dans le prolongement de la précédente édition, le choix des artistes invités témoigne d’une authentique réflexion sur la constitution d’une affiche attractive et développe une formule qui se réfère davantage à l’esprit qu’à la lettre des valeurs fondatrices du jazz.

Mighty Mo Rodgers © Patrick Martineau

Mighty Mo Rodgers (voc, ep) est l’une des grandes voix du blues contemporain, une figure particulière en ce qu’elle recèle d’influences composites à même d’alimenter les nombreux courants du jazz contemporain. Bien secondé par Luca Giordano (g), Walter Monini (eb) et Alessandro Svampa (dm), il va par ce concert au Toucy Jazz Festival, qui s’inscrit dans son Mud’n Blood Tour, littéralement bouleverser toutes les personnes présentes en dynamitant les clivages qui obscurcissent souvent notre vision du monde. Le chanteur claviériste est dépositaire d’un héritage immémorial, cette filiation spirituelle qui noue le destin des esclaves du sud américain au jazz des grandes villes d’Amérique du Nord. La vision très concrète qu’il a de ce qui constitue une vie d’homme digne de ce nom lui a de surcroit fait mettre ses connaissances universitaires au service des populations démunies en enseignant dans les quartiers difficiles. Avant de monter sur scène, Mo nous parle avec passion de l’histoire de l’esclavage, de la façon dont «un peuple captif a engendré la musique la plus libre qu’on puisse imaginer». Il évoque le lien qui va du blues rural au blues urbain, avec cette électrification des instruments qui le laisse longtemps dubitatif, bien qu’elle ait préparé le terrain au rock et à une large partie de la musique populaire. Pour lui, le blues est avant tout une voix, un chant, au-delà de ces guitares électriques qu’il a appris à apprécier chez T-Bone Walker et Albert Collins, et qui sont devenues le fétiche d’une musique par trop bruitiste menaçant toujours de couvrir les vocalises du chanteur. Bien qu’il reconnaisse le génie de Jimi Hendrix, qu’il considère comme un véritable bluesman, ses goûts personnels très étendus l’inclinent à apprécier des musiciens tels B.B. King sur son Live at the Regal, James Brown et son Live at the Appolo, ou Lightnin’ Hopkins, dont la période acoustique nourrit encore aujourd’hui toute son œuvre, ce legs universel à l’origine de sa vocation de «blues soldier». Sa voix hantée et lebeat marqué de sa musique viennent aussi de figures comme John Lee Hooker, capsule de bouteille de bière collée sous la semelle, qui scandent symboliquement le tempo des sourdes mélopées susurrées par leur voix de basse. C’est avec ce qu’il considère comme une authentique vocation spirituelle qu’il aborde ce concert conçu comme un prolongement de son identité et de sa culture, au service d’une vision résiliente de la vie et de l’union entre les peuples. Tout de noir vêtu, il s’installe derrière son clavier et tente de conjurer par sa musique «The Evil that Men Do». «Truth, Justice and the Blues» résonne comme un programme de vie. Au passage, sur le shuffle «No Regrets», qui résonne comme le «Respect» d’Aretha Franklin, on remarque l’excellent son d’ensemble qui soutient le message de l’artiste, tandis que «Shame!» est animé d’un feeling quasi-funk; qui établit le lien avec la soul et le rhythm ’n’ blues de Jimmy Reed et d’Otis Redding, comme attesté par l’usage du piano électrique Wurlizer et de la Gibson demi-caisse, présents dans la musique de Mighty Mo, à l’instar de l’inspiration plus gospel de gens comme Bobby Blue Bland et Wilson Pickett. Après un couplet technosceptique de l’artiste sur le téléphone portable et les réseaux sociaux, censés rapprocher les hommes alors qu’ils confèrent un caractère évanescent aux relations humaines nouées par leur entremise, la veine libertaire et émancipatrice de l’artiste donne un caractère triomphateur au quasi-reggae «Prisoners of War» et à «Bastille Blues», qui relient les différentes formes d’expression artistiques de la communauté afro-américaine, au premier rang desquelles on trouve la musique des grandes métropoles, et en particulier Muddy Waters et le Chicago Blues (superbe chorus basse-batterie). Un hommage à Charlie Mingus qui se mue en évocation d’Albert King pour ceux qui sont nés «Under a Bad Sign», et le slow blues de «Juke Joint Jumpin’» nous dit que «si la terre est bleue, c’est en raison même de l’existence du blues», «Kennedy Dies» puis «Tangle Blues» et «Black Coffee and cigarettes» finissent de convaincre un public conquis au point de danser sur les pelouses du parc de la Glaudonnerie, avant qu’un dernier rappel en forme de manifeste «Soldier of the Blues» n’emporte définitivement la mise en poussant l’osmose entre artistes et public à un niveau rarement atteint pour un concert en extérieur. Avant de nous quitter, Mo Rodgers nous annonce avec malice que Ricky Ford a promis de venir jouer sur son prochain album, et nous songeons alors à ce nouvel opus dont il nous a parlé, un duo avec le chanteur malien Baba Sissoko, destiné à revitaliser le chant blues en lui restituant ses racines africaines (Griot Blues). Définitivement l’un des grands moments de l’histoire du festival de Toucy.

Clément et Rémy Prioul © Patrick Martineau

Après cette épiphanie, la Vandoren Jam Session accueille Clément (kb) et Rémy Prioul (dm) à l’orgue et à la batterie. Toujours dans le lignage de Jimmy Smith et Larry Young, leur sens du swing et le son de l’orgue Hammond nous accompagnent tout au long de ces deux journées en dehors du temps. Leur set bien rôdé peut sembler par trop respectueux des grands musiciens qu’ils reprennent et adaptent, mais les frères Prioul convainquent par la qualité de leur interprétation et n’oublient pas de jouer de nouveaux titres comme «Cry Me a River» ou le plus surprenant «Purple Rain» de Prince. Clément Prioul utilise toujours son Cabin Leslie pour recréer le son tournoyant caractéristique de l’orgue Hammond B3, et le fait d’être issu d’une famille de musiciens au sein de laquelle les deux instrumentistes sont seuls passés professionnels permet aux deux frères une symbiose formidable, toute en cohésion et faite de prises de risques complètement maîtrisées. A la fin du dernier set, Fred Burgazzi (tb) un fidèle de Ricky Ford, s’adjoindra une nouvelle fois au duo lors de la clôture du festival.

Christian Sauvage © Patrick Martineau

En marge du marché de Toucy, la poésie de Christian Sauvage (p), pianiste qui vit dans l’Yonne et dont le disque figure en bonne place dans la vitrine de la librairie de Toucy, apporte une touche d’exotisme bienvenue à un patrimoine musical empreint par ailleurs d’un fort classicisme. Au sein même de la Galerie14, lieu où se déroule traditionnellement une partie du festival off, Christian Sauvage déploie une verve essentiellement romantique au service d’une sorte de littérature musicale du voyage. La mélancolie de «Oiseau Bleu», le métissage du «Crystal Silence» de Chick Corea et Gary Burton, la musique brésilienne de Chico Buarque, le maniérisme élégant de Debussy, la modernité de Ravel, tout ceci compose une émulsion riche de saveurs qui inclut jusqu’à une touche de folklore issu des pays de l’Est. Sa technique très propre lui permet des harmonies impressionnistes intégrant le meilleur de la délicatesse pianistique de Bill Evans, ainsi que des emprunts judicieux à la musique arabe, à laquelle l’ont confronté ses années d’enfance en Algérie. Un authentique bain de jouvence, plein de fraicheur, d’intelligence et de charme distingué et érudit.

Au soir du 15 juillet, c’est au tour du China Moses (voc) trio d’investir la scène du Parc de la Glaudonnerie, aux termes d’une tournée qui suit la sortie de l’album studio Nightintales, premier album tissé de compositions personnelles qui lui tiennent visiblement très à cœur. Partageant la scène avec Luigi Grasso (as, kb) et Mike Gorman (p) soit une partie seulement de la formation à l’origine de l’enregistrement, la chanteuse va nous interpréter ses «légendes nocturnes» dans une veine plus intimiste que celle des concerts donnés précédemment par le groupe. Il y a évidemment l’équivalent d’une mise à nu symbolique derrière ce parti pris de dépouillement. La chanteuse est coutumière de jeux de masques dignes de la République de Venise. Son saut de l’ange à elle est suggéré par le caractère répétitif des voyages nécessités par les tournées, qui rend les différentes villes traversées interchangeables, comme elle nous l’explique avec une grande franchise. Dans ces conditions, seule la réponse du public, l’osmose avec les personnes venues assister au concert parvient à faire la différence et à rendre unique tel ou tel instant privilégié. Ce qui constitue une sorte d’encouragement à se manifester bruyamment en même temps qu’un rappel des difficultés rencontrées par la communauté des musiciens, avec pour toile de fond une initiation aux histoires vespérales qui constituent la matière même de son nouvel album. Si les références aux séries télévisées populaires, de même que l’assimilation de la voix masculine au saxophone (dialogue amusant entre la chanteuse et Luigi Grasso lors d’un intermède à caractère burlesque) peuvent sembler un peu faciles, même si elles sont présentées comme des clins d’œil, elles établissent de l’aveu même de la chanteuse un écran sur lequel défilent les histoires d’hommes et de femmes qui lui sont chères. La formule shakespearienne «Nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves» convient ici pour qualifier ce voyage au cœur d’un multivers très féminin, sorte de «girl power» après la lettre qui achève sa mue au contact des hommes, devenus entretemps objets de désir et de poésie. Sur les premiers titres, la chanteuse apparaît bien plus émotive que son assurance coutumière ne le laisserait supposer de prime abord, et Ricky Ford n’y est peut-être pas étranger, lui qui, au début du concert, présentait la fille de Dee Dee Bridgewater comme la plus belle et la plus intéressante voix depuis Billie Holiday.

Mike Gorman, China Moses, Ricky Ford, Luigi Grasso © Patrick Martineau

Le son d’ensemble plus acoustique que lors des concerts donnés avec la formation au complet permet en tout cas de matérialiser le legs du blues et du rhythm ’n’ blues à l’univers de la chanteuse. Il y a chez China Moses comme une défiance vis-à-vis de ce qui constitue ses plus beaux atouts, ses plus belles qualités, un peu comme si elle avait en permanence l’intuition que toute facilité, et partant toute autorité, s’expient dans les brumes vaporeuses de quelque ivresse artificiellement entretenue, aux confins du talent, de la sensibilité esthétique, et de la conscience féminine. Les grandes figures de la pop culture lui sont manifestement familières, elle qui dût en son temps ajouter un certain nombre de références au panthéon de son illustre génitrice. La dimension symbolique du legs de Janis Joplin est ainsi célébrée au travers de «Move Over» (tiré de l’album Crazy Bluesde 2012) tandis que la vie brève et intense de Dinah Washington (à qui elle a consacré l’intégralité d’un album hommage en 2009, This One’s For Dinah) constitue une sorte de modèle pour la chanteuse, qui rappelle les diverses expériences qui s’offrirent à elle telles des tentations, et le prix de cette liberté qui brûle les ailes dans une consomption permanente. Dans cette acception, China Moses exprime un scepticisme technologique comme démenti par le génie relationnel de l’artiste, qui communique et utilise à merveille les médias comme les réseaux sociaux. Elle nous dit le processus d’écriture fiévreuse de l’album avec son producteur, Anthony Marshall, cinq jours de fièvre créatrice au terme desquels le hip hop n’était plus l’ennemi du swing, rompant tous les clivages qui pouvaient encore, parfois, la retenir prisonnière d’un passé, d’un héritage trop lourds à porter. Ces «midnight love affairs», parfois tristes et mélancoliques, constituent en tout cas un véritable voyage au pays des couleurs et des parfums, défiant l’uniformité de goûts revendiquée par les puristes, et hantées par un timbre de voix versatile qui évolue du contralto aux accents lyriques de voix opératiques vraisemblablement empruntés à l’univers des cantatrices. Les aventures d’une nuit défilent, en forme d’exhortation («Watch Out») ou d’avertissement, de communication ultime ou de rupture majeure («Disconnected»), quand elles ne prennent pas la forme d’une dépendance et d’une addiction. Mais parce qu’il faut bien vivre, toujours aller de l’avant, ce dérèglement de tous les sens peut aussi prendre la forme d’une overdose, d’une intoxication («Nicotine»), d’une obligation d’affronter son propre fatum («Hangover»), et d’un flirt avec le nervous breakdown, afin que d’éviter le «Breaking Point», pour avoir enfin une chance de se retrouver en se réconciliant avec son propre destin. Grâce doit être rendue à Luigi Grasso, dont le talent et l’intelligence au saxophone font penser aux partitions et aux traités d’harmonie qu’il recouvre de son écriture fine et déliée (quel plaisir de l’entendre jouer avec la polyphonie de son clavier électronique, émulant le temps d’un titre les harmonies vocales de grands orchestres de jazz) tandis que les atmosphères lunaires générées par le piano de Mike Gorman bénéficient de toute la science des arrangements développée de concert par les deux complices musicaux, qui se fendent de passages instrumentaux de haute volée sur lesquels China Moses peut évoluer en toute liberté. Le concert se termine sur une ultime jam en compagnie de Ricky Ford, dont les admirateurs scandent le nom lors du rappel tout en refluant vers la scène, spectacle émouvant qui symbolise sans doute mieux qu’un long discours toute la réussite de cette édition 2017 du festival de Toucy.
Jean-Pierre Alenda
photos Patrick Martineau

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Lucien Barbarin, Vitoria 2017 © Jose Horna


Vitoria-Gasteiz, Espagne



Festival de Jazz de Vitoria-Gasteiz,
11-15 juillet 2017


Le Festival de Jazz de Vitoria-Gasteiz affiche un bilan contrasté, sur le plan de la fréquentation, pour cette édition 2017, la 41e. Contempler le complexe omnisports de Mendizorroza avec presque la moitié des sièges vides trois jours durant, avec les conséquences qu’on imagine sur le plan financier, voilà qui a soulevé des inquiétudes et, de la part du public et des médias présents, quelques interrogations. A contrario, les concerts du Théâtre Principal ont connu une bonne fréquentation. Pour autant, en ces deux lieux, la programmation proposée ne manquait pas d’intérêt.


Le 11 juillet, au Théâtre Principal, parmi les concerts du jour, se jouait une nouvelle version du projet «Konexioa» (Connexion) du batteur de Vitoria, Hasier Oleaga, en quartet avec Jorge Abadía (g), Julen Izarra (ts) et Jorge Rossy (vib, qu’on a longtemps connu comme batteur de Brad Mehldau, Wayne Shorter ou encore Joshua Redman), mêlant des compositions de chacun des musiciens avec d’autres de Chris Cheek, Lee Konitz, Lee Morgan ou même Kurt Weill. A Mendizorroza, les Brown Sisters ont remporté un franc succès lors de la traditionnelle nuit du gospel –le palais omnisports étant, pour cette occasion, plein à craquer!–, avec un répertoire de spirituals classiques et des originaux, dépassant même en qualité les groupes des années précédentes

Konexioa, Vitoria 2017 © Jose Horna

La soirée du 12 juillet, à Mendizorroza, évoca le jazz fusion des années soixante-dix et quatre-vingt avec, en première partie Larry Carlton (g), suivi de Stanley Clarke (b). Le guitariste a débuté en solo, avec une ballade de nuances douces et tapping. Rejoint ensuite par Wolfgang Dahlheimer (kb), Claus Fischer (b) et Hardy Fischotter (dm), il s’est orienté vers le blues et le funk, échangeant notamment des phrases avec le clavier. Un concert qu’il a achevé avec ses morceaux les plus connus: «Josie», «Sleepwalk» ou «Room 335».
Quant à Stanley Clarke, il était entouré de Beka Gochiashvilli (p), Cameron Graves (kb) et Mike Mitchell (dm), soit les membres du «Up World Tour» qu’on avait pu entendre deux ans auparavant au festival de Getxo. On a ainsi retrouvé des titres déjà présents à ce précédent concert («Brazilian Love Affair», «Song to John», etc.) ainsi qu’une construction similaire: un démarrage très électrique à la basse, des rythmes funky et beaucoup de slap, des solos partagés avec chacun des musiciens, puis un changement à la contrebasse, histoire d’en remontrer en virtuosité. Un ensemble bien fait, mais sans surprise.

Kenny Barron, Eric Reed, Benny Green, Cyrus Chestnut, Vitoria 2017 © Jose Horna

Le 13 juillet, à Mendizorroza, était consacré à Thelonious Monk à l'occasion du centenaire de sa naissance. Dans la première partie du programme, quatre pianistes se sont relayés pour jouer diverses de ses compositions, en solo comme en duo. Et pas n’importe lesquels: Kenny Barron, Cyrus Chestnut, Benny Green et Eric Reed! Ce dernier, après avoir dédié le concert au regretté Mulgrew Miller, s’est assis devant l’un des deux Steinway pour jouer «Thelonius». Duos et solos se sont enchaînés sur «Monk's Dream», «Bye-Ya»,«Ruby, My Dear», «I Mean You» ou encore «Blue Monk». Cette évocation a permis de donner différents points de vue sur Monk, avec des choix évidents («In Walked Bud» par le duo Green/Chestnut) ou d’autres beaucoup moins («Teo» par Green), en passant par des standards qui lui sont associés («Smoke Gets in Your Eyes» par Chestnut, «I'm Getting Sentimental Over You» par Barron). On retiendra tout particulièrement de cette performance le «Reflections» d’Eric Reed et le «Light Blue» de Kenny Barron.

TS Monk, Vitoria 2017 © Jose Horna

En seconde partie, TS Monk (dm) a poursuivi l’hommage à son père avec force et swing. «Rhythm-A-Ning», «Sierra» ou «In Walked Bud» ont permis au public de profiter d'un jazz vivant et fluide, surtout concentré sur le bebop. Randall Haywood (tp), Patience Higgins (as), Willie Williams (ts), Theo Hill (p) et Beldon Bullock (b) ont formé avec le batteur une formation brillante, avec une mention spéciale au saxophoniste, auteur des meilleurs solos. Invitée du sextet, Nnenna Freelon (voc) a captivé le public avec l'intense «Skylark», accompagnée par Beldon Bullock, ou avec ses scats. Le final a offert un «Round Midnight» joué d’abord en instrumental, puis avec le concours de la chanteuse. Un succès très net! Il faut rappeler que TS Monk et Nnenna Freelon s’étaient déjà produits ensemble à Vitoria en 1997 pour un hommage à Thelonious Monk


Jean-Luc Ponty, Kyle Eastwood, Biréli Lagrène, Vitoria 2017 © Jose Horna

Le 14 juillet, c’est une formation à cordes originale que proposait Mendizorroza avec la réunion entre Jean-Luc Ponty (vln), Biréli Lagrène (g) et Kyle Eastwood (b). Les deux premiers, en compagnie de Stanley Clarke, avaient déjà enregistré un disque (D-Stringz) sous ce format en 2015. De même, Ponty et Clarke, en 1994, était en trio à Vitoria avec Al Di Meola sous le titre «The Rite of Strings». Avec une telle antériorité, on se demandait si Kyle Eastwood serait à sa place… et ce fut le cas! Le «walking» d'Eastwood s’est bien combiné avec les accords de Biréli, tandis que Ponty développait des mélodies avec le ton si particulier qui le caractérise. De «Blue Train» de Coltrane ou «Oleo» de Sonny Rollins, jusqu’à «Andalucía» ou «Samba de Paris» d'Eastwood, en passant par «To and Fro» et «Childhood Memories» de Ponty, sans oublier «One Take» ou «Saint-Jean» de Lagrène, le répertoire fut à la hauteur du talent des musiciens.
La journée s’est finie par Patti Austin (voc), soutenue par un trio de musiciens allemands, efficaces mais froids. Evoquant Ella Fitzgerald, elle a également démontré ses talents d’actrice en racontant sa vie, ses débuts dans la pauvreté, ses amours et différents moments de sa carrière. Basé sur son album, For Ella, le tour de chant de Patti Austin comprenait «Honeysuckle Rose», «Mr. Paganini», «The Man I Love», «Satin Doll», ou le taquin «A-Tisket-A-Tasket». La chanteuse les a interprétés avec goût et élégance. Elle a terminé avec un thème qui est une sorte d’hymne, «Hearing Ella Sing». Un bel hommage!

Notons que l’animation des rues de Vitoria avait été confiée cette année au tromboniste de New Orleans Lucien Barbarin et son Street Band. Dans une configuration complètement acoustique, sans amplification, excepté un micro dont Barbarin s’est servi pour chanter, il a su créer une ambiance particulièrement festive.

Woman to Woman, Vitoria 2017 © Jose Horna

Le dernier soir, à Mendizorroza, le premier concert, intitulé «Woman to Woman» rassemblait la crème du jazz féminin autour de Renee Rosnes (p): Cécile McLorin Salvant (voc), Anat Cohen (cl), Melissa Aldana (ts), Ingrid Jensen (tp), Noriko Ueda (b) et Allison Miller (dm). Les instrumentistes et la chanteuse se sont relayées, et seul le dernier morceau a été joué par le groupe au complet. Melissa Aldana a parcouru tous les registres de son ténor en un phrasé riche. Ingrid Jensen a joué avec une grande diversité de tons, la sourdine y compris, avec beaucoup de style, tout comme Anat Cohen. La puissance et le dynamisme d'Allison Miller ont bénéficié des appuis graves de Noriko Ueda, constituant une excellente base rythmique. Quant à Renee Rosnes, elle a assuré avec brio la direction musicale. Enfin Cécile McLorin Salvant a su porter, jusque dans le cœur du public, les histoires qu’elle a chantées, notamment «Gracias a la Vida» ou «Alfonsina y el Mar», chantés en espagnol parfaitement vocalisé. «Yesterdays» ou «Flamenco Sketches» sont des exemples de standards menés magistralement, tandis que «Galapagos» de Rosnes a donné idée des qualités de compositrice de la pianiste.
En seconde partie de soirée, le Panaméen Rubén Blades (voc), appuyé sur les treize membres de l’orchestre de Roberto Delgado (b) a parcouru son répertoire (Las Calles», «Pedro Navaja», «Ojos de Perro Azul», «El Cantante» ou «Todos Vuelven»). Il est à noter qu’il a également interprété «Mack the Knife» dans la version swing de Bobby Darin et a fait danser tout le palais omnisport.

Pendant ce temps, le grand pianiste George Cables entamait le dernier de ses concerts dans les salons de l'hôtel Canciller Ayala qu’il enveloppé d’un jazz authentique durant le festival. Accompagné par Essiet Essiet (b) et Victor Lewis (dm), George Cables a été sans doute ce que le festival de Vitoria a donné de meilleur et nul autre que lui ne pouvait mieux le conclure.

Lauri Fernández
photos
José Horna


© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Saint-Cannat, Bouches-du-Rhône


Jazz à Beaupré, 7-8 juillet 2017



Treize ans après sa création, Jazz à Beaupré persiste et signe une nouvelle édition, nous invitant à la découverte ou aux retrouvailles dans le très beau cadre du parc du Château de Beaupré. La priorité donnée aux petites formations autour du piano, et le choix de faire connaître des musiciens régionaux restent les lignes directrices de la programmation de Chris Brégoli et Roger Mennillo.
Le programme annonçait le 7/07 : Quartet Ligne Sud, avec Christian Gaubert (p) André Ceccarelli (dm) Diégo Imbert (el b) (en remplacement de Jannick Top) et Christophe Leloil (tp). A la suite, le duo de Jacky Terrasson (p) et Stéphane Belmondo (tp). Nous étions absents ce jour-là, mais pour nous faire pardonner, voicile lien pour retrouver les vidéos sur le site du festival (cliquer sur l'écran YouTube)

Vidéo Jazz à Beaupré 2017, Jacky Terrasson-Stéphane Belmondo


La soirée du 8, qui n’était d’ailleurs pas un lundi, débute avec Monday 8 Trio, avec Laure Donnat (voc), Ugo Lemarchand (ts) et Roger Mennillo (p). Une rencontre sur un stage, un an plus tôt, a donné naissance à ce projet musical en trio, deux voix et un piano ; pas de section rythmique donc. Mais Laure Donnat chante depuis 1997, Ugo Lemarchand a commencé le saxophone à 12 ans… quant à Roger Mennillo, pianiste et compositeur self-made in Provence, le jazz est sa seconde patrie. C’est dire que ces trois-là ont le sens de l’équilibre, du dialogue (trialogue ?), de la passation de témoin. Laure est une chanteuse expressive et énergique, qui sait donner ou retenir sa voix, passant du registre intimiste de « Girl From Ipanema » au shout puissant des blueswomen sur « Fine and Mellow » immortalisé par Billie Holiday et Ella Fitzgerald. Le ténor d’Ugo Lemarchand a un son chaud et feutré dans la lignée des pères du saxophone depuis  Coleman Hawkins, Lester Young et Ben Webster. Il se glisse à la suite des vocaux de Laure, les prolonge ou les souligne comme une deuxième voix. Roger Mennillo est la force tranquille du trio, tout en sobriété, délicatesse et swing, dans le registre tynerien qu’il affectionne. Un CD devrait être la prochaine étape du trio.

Roger Mennillo, Laure Donnat, Ugo Lemarchand

Le déroulement des soirées, en deux parties, permet à la mi-temps de profiter de l’accueil de la famille Double, qui ouvre son parc et ses millésimes aux amateurs de bons vins. Avant et entre deux, Jean Pelle, en MC consciencieux, présente, accueille, explique, fait patienter…

Après la découverte, le temps des retrouvailles : Monty Alexander est presque un abonné de Jazz à Beaupré, avec pas moins de cinq participations. On connaît, mais on revient, on sait qu’on ne s’ennuiera pas. Monty garde la même énergie et la même capacité de renouvellement. Son dernier trio est bâti sur le format classique piano-basse-batterie, avec un plan de scène resserré à la Jamal, batteur et bassiste très proches du leader.
On attendait Herlin Riley à la batterie, c’est Obed Calvaire qui le remplace, batteur de Miami d’origine haïtienne qui, depuis son passage à la Manhattan School of Music, accompagne depuis une dizaine d’année (entre autres, la liste est trop longue !) Wynton Marsalis, Joshua Redman, Dave Holland, le SF jazz Collective ou le big band de Roy Hargrove. Pas de problème d’adaptation donc, Obed Calvaire sait se couler dans tous les styles et tous les formats, et le jeu dansant des batteurs de New Orleans n’a pas de secrets pour lui.

Monty Alexander © Ellen BertetObed Calvaire et Hassan Shakur © Ellen Bertet

A la basse, Hassan Shakur, accompagnateur régulier de Monty Alexander, et qu’on a pu entendre avec Ahmad Jamal. Fils du pianiste Gerry Wiggins Sr, il commence sa carrière à 12 ans et intègre le Duke Ellington Orchestra version Mercer à 18. Il fait lui aussi le tour de la planète avec Dizzy Gillespie, Milt Jackson, Sarah Vaughan, plus récemment avec Bill Easley… bref, du solide, du jeu rond, profond et énergique.
Monty Alexander a commencé sa carrière musicale à 14 ans dans les clubs de Kingston, Jamaica, et le jazz est entré très tôt dans sa vie avec les tournées nord-américaines. Son arrivée aux USA en 1961 le plonge dans un jazz en pleine expansion, et ce glouton de musique réussit un cross over magistral entre les rythmes caraïbes et le swing. Il n’a donc aucun scrupule à glisser de Nat King Cole à Bob Marley (« Nature Boy »), à invoquer Sonny Rollins avec le très latin « St Thomas »… Ils font partie de sa culture et de sa vie : chassez la Caraïbe… On navigue donc de ses propres compositions « Grub », « Skamento », à l’indispensable « Besame Mucho » ou à un long et expressif « Autum Leaves » qu’il dissèque à plaisir.

Pianiste volubile et enthousiaste, il sait accorder sa place au silence et laisser parler ses accompagnateurs. Toujours en mouvement, et pas avare de communication, Monty Alexander donne chaque fois le meilleur, avec humour et gentillesse, et renchérit sur les rappels !

N’oublions pas la qualité du son (et de la boisson!), la disponibilité des bénévoles, qui font de ce festival «sympa-chic», une heureuse étape sur la route des festivals.


Ellen Bertet
texte et photos

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Pléneuf-Val André 2017, le public © Sandra Miley


Pléneuf-Val-André, Côtes-d’Armor



Jazz à l’Amirauté, 4 juillet-22 août 2017




Pour la 22e édition, l’Association Jazz à l’Amirauté, toujours en étroite collaboration avec la municipalité, a poursuivi son bonhomme de chemin, fidèle à ses fondamentaux d'une manifestation conviviale, à ses mardis du jazz et au swing, pour le plus grand bonheur de cette ravissante station balnéaire sur la côte nord de la Bretagne. 

Signalons pour les amateurs de découvertes que Pléneuf-Val André réunit les attraits d'une station balnéaire du début XXe siècle, Val-André, d’un ancien port de pêcheurs qui allaient gagner leur pain jusqu'en Islande, Dahouët, et d'une belle et ancienne petite ville de l'intérieur, Pléneuf, où le génie de la pierre est à la base de l'architecture.
La fête gratuite du rendez-vous hebdomadaire de juillet et d’août, toujours très bien organisée par la trentaine de bénévoles de l’association, sous la férule d’Elie Guilmoto, a permis à un public toujours aussi nombreux de taper du pied et des mains chez l’Amiral Charner.



Parrainée par Philippe Duchemin, cette édition proposait Julien Bruneteaud Trio (4/7), William Chabbey Trio (11/7), Philippe Duchemin Trio et Leslie Lewis (18/7), Soul Sérénade d’Emilie Hédou (25/7), La Canne à Swing de Kevin Goubern (1/8), La Swingbox de Didier Desbois (8/8), Louis Prima Forever de Patrick Bacqueville, Michel Bonnet, Claude Braud et compagnie (15/8), et pour finir ces deux mois, le Boogie System de Jean-Pierre Bertrand (22/8).


On le voit un programme dévolu au swing, comme chaque année, où les très bons musiciens de jazz de l’hexagone ont la part belle pour le plus grand plaisir d’un public très fidèle et nombreux qui en redemande.
L’étalement dans le temps nous empêchant d’être présents pendant deux mois dans cette belle partie de la Bretagne, nous avons centré notre compte rendu sur le trio de William Chabbey (g) avec Guillaume Naud (org) et Mourad Benhammou (dm) et sur celui de Philippe Duchemin (p), avec Patricia Lebeugle (b) et Jean-Pierre Derouard (dm), qui accompagnait une découverte, l’excellente Leslie Lewis au chant.
Deux visions du swing, plus bop chez Chabbey, plus mainstream chez Duchemin-Lewis, mais une vision du jazz, un jazz ouvert, généreux, qui fait référence au blues et au swing, et qui reste toujours expressif, tout entier tourné vers l’échange avec le public.

Guillaume Naud, Mourad Benhammou, William Chabbey © Yves Sportis

Le 11 juillet, William Chabbey a largement repris son répertoire («A New Day», «Kenny’s Song», «La Valse des frangins», «New Swing», etc.) dans la veine de ces trios de la grande tradition du jazz où l’orgue se marie à la guitare, avec la complicité d’un bon Guillaume Naud et le drive toujours aussi réjouissant de l’excellent Mourad Benhammou. On a apprécié la révérence faite à B. B. King, qui montre que les musiciens dits «de jazz» savent très bien quel grand musicien de jazz était le bluesman B. B. King, et combien le dit «blues» est la composante essentielle de cette musique de jazz.



Philippe Duchemin, Patricia Lebeugle, Leslie Lewis, Jean-Pierre Derouard © Yves Sportis

Leslie Lewis © Yves SportisLe 18 juillet confirma d’ailleurs cette volatilité des étiquettes qui cloisonnent la grande musique afro-américaine, aujourd’hui universelle. Car Leslie Lewis est tout à la fois une bonne chanteuse de jazz, de blues, de gospel, de soul, sa voix trahissant à chaque détour tous les accents de la grande tradition vocale afro-américaine à travers le temps. Si le trio de Philippe Duchemin nous a gratifiés en intro’ de son virtuose hommage à Bach, la chanteuse a repris le répertoire des standards et du jazz («Cheek to Cheek», «Night and Day», «Misty», «What a Little Moon Can Do», «Georgia», etc.), s’écartant parfois vers la soul ou vers le gospel sans qu’au fond on change d’univers.
Seul «dérapage incontrôlé», dirons nous, la version d’une chanson de Leonard Cohen, sans doute intéressante mais pas dans le registre de la chanteuse, a paru un peu artificielle et désincarnée. Le public a globalement tout apprécié et a réservé une belle ovation à cette soirée, prenant plaisir dans l’après-concert à discuter directement avec des musiciens tous aussi simples et accueillants.



On ne doute pas que les autres soirées ont reçu un accueil similaire d’un public curieux et direct dans son abord de la musique, sans chichis, et c’est de cet esprit dont le jazz a besoin, loin des atmosphères des messes médiatiques ou élitistes qui ne sont pas à son échelle ou dans son esprit.


La Bretagne swingue toujours, et si l’équipe de Jazz à l’Amirauté travaille à renouveler son équipe, c’est bien parce que l’accueil du public le justifie… Rendez-vous avec le swing en 2018 et avec les nouvelles énergies tant attendues!


Yves Sportis
photos Sandra Miley


© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Montréal, Québec, Canada


Festival International de Jazz de Montréal, 28 juin-8 juillet 2017


Tout fut parfait au Festival de jazz de Montréal cet été, lequel, comme d’habitude, prouva une fois de plus qu’il est un modèle, c’est à dire la façon dont un festival de jazz devrait travailler. Les rouages de l’organisation sont bien huilés, se déroulant en divers points de la ville –tout autour de cette Place des Arts, vibrante de culture– interdite à la circulation et équipées en podiums de plein air pour nourrir les oreilles affamées du public qui afflue dans cet espace. Cette année, on pouvait aussi participer à la cuisine mutante, semi-indigène du «pulled pork poutine», tout en dansant dans les rues.

Avec sa programmation sage (ce qui veut dire le plus possible de programmes conséquents en salle), le festival n’est rien moins qu’un merveilleux et fiable miroir de la scène du jazz du moment. Le Festival de Montréal, même s’il désire être dans la niche «avant-garde», fait sagement appel aux vieux chouchous et aux nouvelles coqueluches, ainsi qu’aux nouveaux courants dans le spectre des styles et des énergies du jazz de cette saison particulière; et cette année ne fit pas exception.


 

The Bad Plus & Kurt Rosenwinkel © Joe Woodard


Parmi les groupes les plus pointus que j’ai rencontrés dans ces quatre jours, dès l’ouverture forte et typique au week-end de ce festival de dix jours, fut le nouveau All-Star Project Hudson (Jack DeJohnette, John Scofield, Larry Grenadier et John Medeski), et l’étoile qui arrive à maturité, le trompettiste et leader Ambrose Akinmusire avec son quartet, ainsi qu’un brillant duo du guitariste Bill Frisell avec son nouveau compagnon d’armes, le bassiste Thomas Morgan.


Cependant, d’une certaine manière, un puissant air d’aigre-doux millénaire planait sur les trois premiers soirs du festival, du moins pour ceux d’entre nous qui pensent que le trio, unique en son genre, The Bad Plus, est l’une des aventures jazz les plus fascinantes de ce millénaire. The Bad Plus, une variation malléable et mobile du vénérable contexte trio piano, perd son pianiste, Ethan Iverson, qui sera remplacé par Orrin Evans à la fin de l’année.


Ce changement majeur imposait une certaine mélancolie au rendez-vous «Invitation» pour les adieux à Montréal des trois concerts, tous nettement différents, dans l’église réformée, The Gesù (où se joue l’essentiel de la musique d’avant-garde). Un concert d’ouverture avec simplement le trio nous rappelait la proposition créative du groupe démocratique et cependant subversif en tant qu’unité: le pianiste Iverson qui n’est jamais dans l’exagération ou le théâtral bon marché, saupoudrait sa prestation d’ironie et d’invention, ayant formé un pacte avec le bassiste Reid Anderson (probablement aussi le meilleur compositeur des trois) et le batteur David King, créant une musique souple, émouvante, iconoclaste et qui se définit comme Hip: une musique vraie jusque dans ses termes artistiques. La liste des morceaux comprenait Anderson’s «Dirty Blonde» (le seul air qui fut répété dans la suite, le «répertoire à répétition», un syndrome dont beaucoup d’autres artistes ont été coupables), la version fraîche et éclairante par le trio de «Time After Time» (la chanson de Cyndi Lauper) et la sorte de vignette d’Iverson «Do Your Sums/Die like a Dog/Play for Home» et  King’s Rough 'n' Rangy «Wolf Out».


Mais comme il l’a montré à Montréal en 2017 aussi bien que dans une invitation précédente à une résidence ici, le trio peut facilement s’adapter à des situations où il se transforme en orchestre de «soutien» pour les solistes invités; dans ce cas l’agile saxophoniste alto, influencé par Bird, Rudresh Mahanthapa et le guitariste Kurt Rosenwinkel. Avec Mahanthapa, le groupe prit pour un soir des morceaux de grands saxophonistes alto, principalement Charlie Parker et Ornette Coleman, avec le spirituel  «Subcouinscious-Lee» de Lee Konitz dans le mélange. Pour le troisième soir ils se sont appuyés sur le monde du guitariste Kurt Rocsenwinkel, avec des airs de facture plus contemporaine qui allaient bien à la fluide virtuosité et à la voix musicale au penchant sérieux du guitariste.


A la Maison Symphonique de Montréal (qui abrite le Montreal Symphony), à l’architecture encore relativement nouvelle, avec son hall de concert à l’acoustique impressionnante, le vétéran Charles Lloyd, qui vieillit en beauté, a ouvert son set en présentant ses respects révérencieux à la pianiste Geri Allen, récemment décédée, et qui avait joué dans l’orchestre de Llyod pendant quelques années. Llyod était là avec son New Quartet: Gerald Clayton remplaçant Jason Moran au piano, avec la force robuste du bassiste Reuben Rogers dans la section rythmique, et l’imposant batteur Eric Harland qui maintient les fondations pour les pérégrinations variées de Lloyd.


Mais la véritable excitation et le cœur de ce deuxième acte vinrent plus tard, avec Hudson (ainsi nommé parce que tous les musiciens vivent dans l’idyllique Hudson Valley, au dessus du remue-ménage de New York). Comme on l’a entendu dans leur premier album et spécialement en direct, ces quatre-là s’entendent à merveille, amenant une atmosphère organique post-Miles au déroulement des événements (DeJohnette et Scofield appartiennent tous deux au club des ancien de Miles). Avec un matériau incluant des chansons de Jimi Hendrix –heureusement des morceaux moins courus comme «Wait Until Tomorrow» et «Castles Made of Sand»– le savoureux et nouvel original de Scofield «El Swing», «Woodstock» et «Dirty Ground» à la métrique bizarre de Bruce Hornsby (avec DeJohnette chantant, modestement mais sincèrement), Hudson fit vraiment une grande impression, offrant des souhaits pour la vie à venir dans le sol instable des groupes de jazz composé de leaders actifs à part entière.


Comme à l’habitude différentes factions du jazz étaient représentées à Montréal. Le Tip City Trio sans batteur de Christian McBride s’est aventuré en douceur sur le terrain Jazz and Pop, et le facteur jazz-rencontre-le-groove fut traité joliment par le Robert Glasper Experiment et les intrigantes idées de Donny McCaslin sur le sujet d’une esthétique du jazz injecté de rock. McCaslin a gagné récemment un légitime profil très médiatisé, grâce à son rôle dans le brillant album chant du cygne de David Bowie, «Black Star», et le set de McCaslin atteignit un haut point à minuit  avec la version sur les nerfs et cathartique du vieux classique de Bowie «Look Back in Anger». La nuit suivante au Gesù, l’excellent et polyvalent batteur du McCaslin Band, Mark Giluiana (également important sur Black Star), vint avec son propre quartet faire preuve d’un parfait talent pour slalomer entre les valeurs du jazz traditionnel et les énergies contemporaines.


Rosenwinkel lui-même était en bonne place avec son nouveau projet aux fortes saveurs brésiliennes, «Caipi», au sous-sol du bâtiment central du festival, l’Astral Night Club. Tout à fait en contraste la Maison Symphonique offrait son ambiance épique à des artistes singuliers développant de grandes idées –la star montante de la gauche-du-jazz, Colin Stetson, pour son captivant solo Saxophonic (incluant la gymnastique du souffle circulaire sur des «sonics» au saxophone basse), et le solo aventureux du jeune claviériste et chanteur débordant d’énergie, Tigran Hamasyan, globalement satisfaisant, mais parfois noyé dans les trucs et les machins.


Tandis que les pianistes passent, la grande nouveauté à Montréal cette année a été Iverson et la reconnaissance de The Bad Plus; le «nouvel espoir» du vieillissement du jazz (depuis 17 ans sans changement de personnel). Sans aucun doute Iverson continuera à travailler de sa façon unique –comme il l’a fait avec le groupe de Billy Hart et ailleurs– avec peut-être un travail en solo à venir? Sans aucun doute Les Bad Plus continueront à travailler pour le bien d’un nouveau jazz provocateur (ou deviendrons plus mauvais, dans l’une ou l’autre des définitions). Mais pour l’instant, nous savourons la chance de vivre les derniers jours de ce grand orchestre en transition, et le Gesù de Montréal a été un temple contemplatif parfait pour les trois nuits musicales les plus inspirées de cet été.

Josef Woodard
Traduction-Adaptation Serge Baudot


© Jazz Hot n° 681, automne 2017

Getxo, Espagne


Getxo Jazz Festival, 28 juin-2 juillet 2017

En avançant d’une semaine ses dates habituelles, le Festival International de Jazz de Getxo a ouvert la saison estivale au Pays Basque. Il s’est présenté, comme les années précédentes, en trois volets: les grands concerts pour les têtes d’affiche, la programmation «Troisième Millénaire» dédiée aux jeunes talents et le concours de groupes, sans oublier les jam sessions nocturnes.



Lors de la première journée, le saxophoniste polonais Andrzej Olejniczak (ts, ss, bcl) a donné la première de son projet «Interpretando a Chopin», accompagné par Michal Tokaj (p), Michal Baranski (b) et Lukasz Zyta (dm). Ce projet, élaboré avec le compositeur polonais-canadien Jan Jarczyk, récemment décédé, revisite librement divers Préludes, Études et Mazurkas de l’immortel pianiste. Olejniczak a développé différentes perspectives dans une vaste gamme qui mêlait classique, jazz et même certains rythmes latins ou afro-cubains. Un grand concert mené à bien par l'un des meilleurs saxophonistes européens et un trio de premier ordre. Comme cerise sur le gâteau, il faut souligner l'hommage à John Coltrane au 50eanniversaire de sa mort, «Central Park West».

Andrzej Olejniczak, Getxo Jazz 2017 © Jose Horna

Après les changements de programme dus à l’état de santé de John Abercrombie d’abord, et Pharoah Sanders après, la vedette de la deuxième journée a été Christian Scott (tp), l'un des meilleurs musiciens de la nouvelle génération, et dont la critique américaine apprécie la volonté de fusion entre jazz, hip-hop et rock. Christian Scott a commencé à prendre de l'importance en 2006 avec l'album Rewind That tandis que dans son dernier opus, Stretch Music, il poursuit sa recherche d’un nouveau style, plein de références et d’effets retentissants. Accompagné par Elena Pinderhughes (fl), Lawrence Fields (p), Luques Curtis (b) et Mike Mitchell (dm), le trompettiste a proposé un concert reflétant cette recherche qui n’est pas sans rappeler Miles Davis: son électrifié, effets synthétiques à la trompette, appui puissant de la batterie mais également des morceaux plus mélodiques où le piano et la flûte adoucissent cet ouragan sonore. Bien que pouvant paraître quelque peu hermétique, le concert a remporté les suffrages du public.

Christian Scott Group, Getxo Jazz 2017 © Jose Horna

Le 30 juin, Bill Evans (ts, ss) retrouvait la scène avec un nouveau projet, soutenu par Dean Brown (g), Etienne M'Bappé (b) et Keith Carlock (dm). Tout a commencé avec un Evans mélodique, dans une ligne de jazz «mainstream» au goût du public le plus traditionnel. Et bien qu’il ait présenté Dean Brown comme un guitariste fusion, ce dernier a rapidement mis le cap vers des accentuations funk. Le leader a également joué quelques morceaux au piano et a chanté; en effet, il prend les solos au saxophone (en particulier au soprano) avec une difficulté croissante. Enfin, Dean Brown a orienté la musique jouée vers le blues-rock, l’éloignant du jazz. On retiendra a minima le savoir-faire d’Etienne M'Bappé, dont les solos étaient de haut niveau.

Le 1er juillet, Dianne Reeves a joué à guichets fermés. Les onze morceaux qu'elle a interprétés, d’un instensité allant crescendo, ont confirmé l’excellence de cette grande dame du jazz ainsi que la qualité des musiciens qui l’entouraient: Peter Martin (p, kb), Romero Lubambo (g), Reginald Veal (b), et Terreon Gully (dm). Après une ouverture instrumentale à la tonalité brésilienne, Dianne Reeves a entamé «Suzanne», de Leonard Cohen, de façon éthérée, continuant avec «Minuano» de Pat Metheny. Puis sont venus «Infant Eyes», de Wayne Shorter, «All Blues», de Miles Davis, et «Tango», un original de Dianne Reeves, tiré de son dernier album, Beautiful Life (2015). Devant un public complètement conquis, elle a interprété «Once I Loved» d'Antonio Carlos Jobim, en duo acoustique avec le vétéran de la guitare brésilienne, Romero Lubambo. Elle a profité de son morceau «Nine» pour utiliser à nouveau le scat, et avec «One for My Baby (and One More for the Road)», elle a demandé au public de se joindre à elle en claquant des doigts. Le concert s’est achevé sur la ballade soul «Cold», sur lequel Dianne Reeves a présenté ses musiciens en chantant. Et, devant l’insistance du public, a donné en rappel un autre original, «Mista», pour lequel elle a invité sur scène Claudio Jr. De La Rosa (ts), leader d’un des groupes qui concouraient ce jour-là (voir plus loin). L’ovation finale fut mémorable.

Dianne Reeves, Getxo Jazz 2017 © Jose Horna


Le 2 juillet, dernier jour du festival, on affichait aussi complet pour Chucho Valdés en quartet (Yelsy Heredia, b, El Pico, dm, Yaroldy Abreu, perc). Ce fut un concert joyeux, exubérant, flirtant également par moments avec la musique classique. Soit un voyage d’une heure et demi dans les Caraïbes. Les solistes ont su mêler leurs styles, comme sur «El tango de Lorena», un hybride du tango et du blues, tel que Valdés lui-même l’a décrit. Il a enchaîné avec «Son 21», «Le Rumbón», une composition de musique paysanne qu'il a appelé «Country Cuban Music», «Con poco coco» (un morceau de son père, Bebo Valdés), une adaptation -proche du boléro- du «Prélude n° 4» de Chopin, une fusion de conga, jazz afro-cubain et contradanse sur «Conga-Danza», ou encore son «Caridad Amaro» et un medley de jazz «américain». En rappel, Chucho Valdés a offert «Son Andino», un rencontre entre Cuba et les Andes, en invitant le public à danser les «timbas» cubaines au son de la contrebasse.

Chucho Valdés, Getxo Jazz 2017 © Jose Horna

Au concours de groupes le jury a fait sensation en attribuant le premier prix au trio norvégien Malstrom (Salim Javaid, as, Axel Zajac, g, Jo Beyer, dm) dont le projet présentait des éléments de rock progressif et de free jazz proches de The Thing. Le prix du meilleur soliste est allé à Alistair Payne, le trompettiste du Quintet Sun-Mi-Hong, groupe qui a reçu le deuxième prix. Le public s’est une nouvelle fois distingué du jury en donnant sa voix au quartet de Claudio Jr. De La Rosa, ainsi que le prix du meilleur soliste à son leader.

Dans la partie «Troisième Millénaire» se sont spécialement démarqués le quartet de la chanteuse Anne Bejerano, le quintet de Dahoud Salim (p, gagnant du concours de l'année passée) et le trio de Giulia Valle (b), avec Marco Mezquida (p) et David Xirgu (dm).

Il faut enfin signaler la belle exposition photographique Jazz for Two…and Two for Jazz (40 clichés) proposée par «notre» José Horna, à la salle d’exposition Torrene, pendant le festival.

Lauri Fernández
photos
José Horna


© Jazz Hot n° 681, automne 2017
Corbeil-Essonnes, Essonne


Corbeil-Essonnes Jazz Festival, 23 juin-2 juillet 2017

Caveau de La Huchette : 'La La Land Tribute' © Patrick Martineau

Le Corbeil-Essonnes Jazz Festival, organisé par l'association Codjace, a proposé une programmation une nouvelle fois marquée par son partenariat historique avec le Caveau de La Huchette. C’est en effet la troupe du Caveau, emmenée par Dany Doriz (vib), qui a ouvert le festival avec un grand concert évoquant le film de Damien Chazelle,La La Land, dans lequel le célèbre club parisien apparaît. Se sont donc retrouvés sur la grande scène du parc Chantemerle: Wendy Lee Taylor et Austin O’Brien (voc), Tony Solà et Pascal Thouvenin (ts), Ronald Baker (tp, voc), Jeff Hoffman (g), Philippe Petit (p), Cédric Caillaud (b), Didier Dorise (dm) et un très jeune invité, Nirek Mokar (p). En outre, s’ajoutait à cette 18e édition une dimension féminine importante avec la présence de Sarah Lenka (voc, le 25 juin), Gunhild Carling (tp, voc, le 1er juillet), Mariannick Saint-Céran (voc, le 2 juillet) ou encore Rhoda Scott (org, le 24 juin), concert auquel nous étions présents.

Linda Lee Hopkins © Patrick Martineau

Rhoda Scott était ainsi à la tête d’un groupe presque exclusivement féminin: Aurélie Tropez (cl), Nicolas Peslier (g), Julie Saury (dm) et Linda Lee Hopkins (voc). La première partie du concert, instrumentale, a donné l’occasion à Rhoda de mettre en valeur ses sidewomen, avec une prise de leadership d’Aurélie Tropez sur «In My Solitude» (il est à souligner que si la clarinettiste était à son aise sur ce morceau ellingtonien, elle a su adapter son esthétique swing au groove gospel de l’organiste tout au long du concert) et un revigorant solo de Julie Saury sur «Caravan». L’accompagnement très fin de Nicolas Peslier étant également à souligner.
Avec l’arrivée de Linda Lee Hopkins sur «What a Wonderful World», le concert a pris une nouvelle dimension, plus festive; la chanteuse étant décidée à faire réagir un public un peu sage. Avec de puissants échos d’église dans la voix, elle a rapidement déclenché l’enthousiasme avec un prenant «Stand by Me» (où elle a glissé, le plus naturellement du monde, quelques mesures de «Fields of Gold» de Sting), «Hit the Road Jack» ou encore «Let the Good Time Roll» qui a fait se lever l’assistance. En parfaite osmose avec Rhoda Scott, dont elle partage les racines musicales (sans compter que Julie Saury est excellente pour le gospel), Linda Lee Hopkins a fini par ensorceler le public de Corbeil-Essonnes qui a repris avec elle «Glory, Glory, Hallelujah!» en se tenant la main. Mais sur le rappel, Rhoda Scott a rappelé que c’était toujours elle la patronne, prenant tout le monde de cours avec «Ainsi Parlait Zarathustra», d’abord pris avec toute la solennité de l’orgue (et de la batterie), avant de partir dans une improvisation jazz pour laquelle l’a rejointe l’ensemble de la troupe.

Nicolas Peslier, Julie Saury, Aurélie Tropez, Rhoda Scott © Patrick Martineau

Texte: Jérôme Partage
Photos: Patrick Martineau

© Jazz Hot n° 681, automne 2017
St-Gaudens, Haute-Garonne


Jazz en Comminges, 24-28 mai 2017


Pour situer le Festival Jazz en Comminges qui en est à sa 15e édition, on peut tout simplement citer la présentation de l’association CLAP qui organise cette belle manifestation sur les bords de la Garonne.
«Depuis des années, le Comminges est une terre de jazz. Terre de naissance de Guy Lafitte, saxophoniste de renommée internationale, né à St-Gaudens. Terre de clubs et de caves comme La Rotonde à Bagnères-de-Luchon où l’on recevait les plus grands musiciens de jazz à l’époque du Hot Club. C’est pour continuer cette histoire que Pierre Jammes et Bernard Cadène créent en 2003 les Rencontres du saxophone, devenues le festival Jazz en Comminges». Pour cette 15e édition le programme plus que riche présentait au Parc des Expositions quatre grandes soirées avec sept groupes de stature internationale et un grand nombre d’événements dans toute la ville; des concerts gratuits avec le Festival Off, des films, master-classes, expositions et conférences. L’association regroupe un grand nombre de bénévoles de tous âges qui donnent une forte vitalité et un entrain réjouissant à tous les participants, des musiciens au public. L’époque du long week-end de l’Ascension permet de découvrir en même temps une magnifique région aux pieds des Pyrénées, riche d’un patrimoine culturel et d’une gastronomie incontournables.
 



Big Band Garonne © Michel Antonelli
Le 24 mai, après une minute de silence en mémoire des victimes de l’attentat de Manchester, la vague déferlante du Big Band Garonne souffle sur la salle qui vibre sous la puissance de de l’orchestre. Le Big Band Garonne est un collectif de 16 musiciens qui réunit des musiciens professionnels de la région Occitanie; il se présente comme «une fabuleuse machine, avec un son puissant et une rythmique vigoureuse». Sous la direction du pianiste Philippe Léogé, déjà vieux routard de la scène locale et nationale, cet orchestre bénéficie de la force de la jeunesse qui se double ici d’excellents solistes. Philippe Léogé a créé des compositions originales et des orchestrations, notamment pour des solistes chanteurs qui se sont produits avec le big band lors des dernières éditions du festival Jazz sur son 31 à Toulouse (Térez Montcalm, Sylvia Droste, David Linx, Keelylee Evans, Moly Johnson). Depuis 2014, le Big Band se produit régulièrement avec Richard Galliano. Le programme de ce soir est signé par le pianiste, le bassiste et la chanteuse, complété de quelques standards. Les orchestrations sont efficaces, parfois compliquées, et sont dans la droite ligne de celles des big bands d’outre-Atlantique qui savent marier jazz et variétés, qualité et entertainment, en empruntant l’efficacité des orchestre de studios. On peut penser, en toute modestie, à l’orchestre de Dave Grusin, le GRP All-Stars Big Band, qui puise dans différents univers son répertoire. Les titres originels portent des noms fantaisistes «Monstre du Loch Ness», «Le Colosse de Rhodes» suivis avec l’arrivée de la chanteuse Frédérika d’un hommage à Frank Sinatra avec «I Got You Under My Skin» et «The Lady in the Tramp». Le look de Frédérika tire plus sur un mélange entre chanteuse de country et tzigane que sur la sophistication et le glamour habituel de la chanteuse jazz. Sur certains moments très funky le groupe se rapproche de l’esprit de celui d’Aretha Franklin, époque King Curtis, et le saxophoniste alto vient jouter avec la voix de la chanteuse. Très investi dans la tradition musicale régionale, Philippe Léogé nous propose de découvrir un des thèmes de sa prochaine création qu’il présentera lors du Festival Jazz sur son 31. L’orchestre va puiser dans la tradition de la musique occitane qui dès le XIVe siècle a contribué à la richesse culturelle de la région. Le thème s’intitule en français «Les Vêpres de la Noce» interprété à l’origine à la boulègue (cornemuse locale faite avec une panse entière de mouton, «décédé» comme il sera précisé) qui pour un néophyte comme moi sera parfaitement revisité avec fougue et exaltation. Certains traditionnalistes occitans ou jazzophiles, pourraient être surpris, mais le jazz n’est-il pas une musique d’aventure? Etonnement, l’arrangement et l’interprétation nous font penser ici au grand orchestre électrique de Chick Corea, peut-être «Est-ce l'Espagne qui pousse un peu sa corne», estocade qui sera porté par le saxophoniste Jean-Michel Cabrol dans un style Gato-barbérien. Suivent trois titres signés par Frédérika qui, bien qu’intéressants, voyagent trop dans un univers pop à l’anglaise de variétés –de qualité– servi dans l’écrin d’un big band à son service. Après un long concert terminé par un titre du bassiste (a priori, «Wild Why»), le groupe est très applaudi et pour son dernier rappel évoque le maître Nougaro sur une musique de Ray Lema, «C’est une Garonne», peut-être un résumé de l’esprit de l’orchestre: «Moi mon océan, c'est une Garonne qui s'écoule comme un tapis roulant.» Citons les principaux solistes: Cyril Latour (tp), David Cayrou (as) Jean-Michel Cabrol (ts), Cyril Amourette (g)… On attend donc avec impatience leur futur programme qui sera donné en octobre à Toulouse, Narbonne, et, en novembre, à l’Opéra Grand-Avignon.
Le Big Band Garonne: Philippe Léogé (dir, clav) Frédérika (voc), Tony Amouroux, Alain Cazcarra, Cyril Latour (tp)  Rémi Vidal, Christophe Allaux, Olivier Lachurie (tb), Christophe Mouly, Samuel Dumont, Jean Michel Cabrol, David Cayrou (sax),  Cyril Amourette (g),  Pascal Selma (eb) Florent «Peppino»Tysseyre (perc),  Fabien Tournier (dm)


Hiromi et Castaneda © Michel Antonelli
Depuis 2011, la pianiste japonaise Hiromi est sur le devant de la scène et séduit tous les publics. Après son trio avec Anthony Jackson (eb) et Simon Philips (dm) et ses deux derniers albums qui lui ont permis de se produire dans tous les festivals et théâtres, elle a la bonne idée de rencontrer le harpiste bolivien Edmar Castañeda lors du festival de Montréal en 2016. Aussitôt l’idée d’une collaboration a germé, et ce concert annonce en Europe une prochaine tournée d’été bien remplie. Edmar Castañeda, n’est pas le premier venu car il a joué depuis son installation à New York en 2007 avec Wynton Marsalis, John Scofield, Marcus Miller et Paquito D’Rivera. Cet étrange mariage de l’altiplano au Fujiyama vole au-dessus des nuages et le piano percussif valse avec une harpe modernisée par de multiples effets. Hiromi n’a plus rien à prouver au niveau technique et c’est avec subtilité qu’elle arrive à faire passer des improvisations qui voisinent avec l’univers de Cecil Taylor. Look, gentillesse, effort de parler en français lui permettent de mettre le public dans sa poche. Quant à Edmar Castañeda, il sait aussi faire swinguer ses multiples cordes à l’égal d’un piano. Dans un set avec court rappel, tout le monde est gagnant. Le harpiste n’est pas un faire-valoir et, avec humour, il s’exprime en espagnol, la frontière n’est pas loin, oubliant l’indispensable anglais des tournées. Chaque titre est original et alterne entre moments de bravoure et ambiances plus intimistes, On aura eu le grand plaisir d’écouter des compositions d’Edmar Castañeda, dont«Entrecuerdos» puis deux solos: «Jésus de Nazareth» et un hommage à Jaco Pastorius, «Para Jaco», où le son des cordes basses de la harpe, à la limite de la saturation, rappellent le jeu du bassiste. Les titres d’Hiromi s’appellent «Molling Sunshine», «Choux à la Crème», son dessert préféré, et une toute nouvelle composition qu’elle dédie au public (c’est la seconde fois qu’elle se produit à ce festival), en fait une longue suite «Elements» en quatre tableaux, «Air», «Earth», «Water» et «Fire». Un duo magnifique qui peut rassembler un large auditoire tout en livrant une musique de haut niveau qui, s’il s’écarte par moment du jazz, y revient sans cesse.


Jacob-Collier et les enfants © Michel Antonelli
Le 25 mai proposait le jeune londonien Jacob Collier (voc, p, kb, eb, dm, g perc), tout juste 22 ans et bardé de récompenses (encore deux Grammy Awards en février dernier), le chéri de l’internet et des foules. Son show est parfaitement rodé, chantant en sautillant, il accumule les passages sur chaque instrument sur lesquels il lance des boucles sonores puis en choisit un pour improviser. Ce soir, il joue principalement du piano, de la contrebasse électrique, des claviers et de la batterie (assez lourdement). Très marqué par Stevie Wonder, il lance et termine le concert sur deux titres de son maître, le premier revu et corrigé «Don’t You Worry ‘Bout a Thing», le final «You and I» plus naturel, en passant par «Hideaway» de Chick Corea, tout d’abord à la guitare acoustique puis au piano, puis les deux en même temps suivis de titres très funkies. Tel l’apprenti sorcier dans Fantasia, il déverse des centaines de sons modifiés par ses effets, et sa performance ravit la plupart du public car ce diable se donne vraiment, bondissant de la scène à la salle, sourire aux lèvres, tel un évangéliste. Ses qualités sont masquées par la multiplication des effets et le traitement de chaque titre, assez similaire, peut lasser. Son numéro se fait en symbiose avec une équipe soudé qui maîtrise le son, le traitement des images en direct (2 caméras le filment en permanence et son vidéaste mixe la vidéo projetée avec des effets numériques) sans oublier son backliner qui a tout préparé sur scène. L’artiste utilise à lui seul plus d’une trentaine de voies sur la console de mixage. A travers des titres rapides, où le public est appelé à participer, ou de moments plus tendres, l’auditoire très satisfait joue le jeu. Moment fort du concert, l’invitation sur scène d’un chœur d’une vingtaine d’enfants qui avaient préparé en son honneur un titre des Beach Boys, groupe fort apprécié par le chanteur qui les accompagne au piano. Un moment fort applaudi. Après un show un peu long car assez répétitif, à la demande quasi générale et après une standing ovation, il vient interpréter en rappel une version assez étonnante de «Fascinating Rhythm» de Gershwin.


Justin Robinson et Roy Hargrove © Michel Antonelli




Retour à la simplicité avec l’installation d’un authentique groupe de jazz, le Roy Hargrove Quintet. Roy Hargrove (tp, flh,voc) se présente avec son groupe quasi habituel car seul le pianiste Sullivan Fortner a été remplacé par Takata Ono, pour cette pré-tournée de printemps. Costume de rigueur, basket rouge aux pieds et sourire au visage, tel un lutin à la houppe rigolote, il emmène son groupe sur les traces actuelles du jazz américain. On entre immédiatement dans le jeu pour un jazz qui baigne dans la tradition mais servi par une fougue moderniste. Le groupe joue essentiellement des nouvelles compositions telles «Stuff», «Seven Avenue» ou encore «Madness of the Earth». Nul besoin de superlatif pour une formation solide ou chacun a l’occasion de s’exprimer: si Roy Hargrove est bien le leader il laisse une large autonomie à des musiciens de valeur. Tour à tour à la trompette et au bugle, il chante aussi, assez discrètement, et scate en véritable héritier de Dizzy Gillespie. D’humeur joyeuse, le groupe partage des moments de rythmes accélérés ainsi que des ballades bien inspirées. Le pianiste Takata Ono, au jeu complet, tisse tel une araignée, un accompagnement sans faille et assure des solos de haut vol. Il signe une composition quasiment joué en solo très émouvante. Justin Robinson (as), tel un autre lutin, mais un peu enrobé, sa silhouette rappelle celle d’Arthur Blythe, prouve qu’il peut rivaliser avec les grands noms de l’alto. Tour de force d’Ameen Saleem (b) qui, sous sa casquette vite enlevée vu la température de la salle, nous entraîne dans la moiteur de la jungle avec un solo éblouissant. On n’oublie pas Quincy Philips (dm) qui lui aussi a fait son petit tour de piste. Un seul regret: la longue première partie priva une partie du public, parti avant la fin, du grand maître de la soirée: Roy Hargrove!






Kyle Eastwood, Quentin Collins, Stefano Di Battista © Michel Antonelli
Annoncé en quintet le 26 mai, le groupe  de Kyle Eastwood est en fait un quartet avec un invité de marque. Très à l’aise sur cette scène qui l’a déjà accueilli, il fait l’effort de s’adresser au public en français et présente ses musiciens pour introduire la soirée à la contrebasse qui démarre sur un de ses anciens titres, «Prosecco Smile», suivi de «Big Noise», composition du répertoire de jazz écrite en 1940. Mariant tradition et apport personnel, son répertoire et son interprétation sont parfaitement équilibrés, rendant hommage à ses aînés, proposant des nouveaux titres et évoquant sa passion pour la musique de film. Le groupe évolue du trio au quartet, lui-même passant de la contrebasse à la basse électrique, donnant à chacun l’occasion de se distinguer, notamment Quentin Collins à la trompette et au bugle. Il poursuit avec des titres de l’album Time Pieces qui vient de paraître, dont «Bullet Train» puis un hommage à Herbie Hancock avec sa ballade «Dolphin Dance», dans un tempo très lent surligné par un solo du bugle. Sur le cinquième thème, «Marrakech», qu’il avait composé dans sa jeunesse, suite à son premier voyage au Maroc, apparaît il maestro Stefano Di Battista (as, ss), resplendissant et modeste. Dans une évocation orientale, le soprano survole le climat dessiné à l’archet rythmé de percussions chatoyantes. Une véritable initiation aux mystères du désert qui envoute sur un crescendo au son hypnotique. En hommage à l’Italie et au cinéma, le groupe devient trio, basse électrique, piano et soprano pour interpréter le thème principal du film Cinema Paradiso, composition d’Ennio Morricone, qui nous fait revivre le film sans les images, une version touchante. Rappelant son statut de compositeur de musique de cinéma, Kyle nous livre avec Andrew McCormack (p) une version épurée de la bande sonore de Letters From ’Iwo Jiwa, réalisé par son père. Le groupe au complet termine sur une version vitaminée de «Boogie Stop Shuffle», aussi sulfureuse que l’original de Charlie Mingus. Depuis des années, Kyle Eastwood, en toute discrétion, a gravi les marches qui le mène de la notoriété héritée d’un père célèbre à un véritable statut de musicien respecté. Aujourd’hui, son talent de leader se double de celui d’un excellent compositeur entourée d’une équipe fidèle et d’invités de marque qu’on peut retrouver sur son dernier album:
Kyle Eastwood (b, eb), Andrew McCormack (p), Quentin Collins (tp, flg), Chris Higginbotton (dm) et Stefano Di Battista (as, ss)

Monty Alexander © Michel Antonelli




A l’aube de ses 73 ans, le pianiste jamaïcain Monty Alexander apparaît toujours aussi élégant, un vrai gentleman du clavier. Il a choisi depuis quelques années de jouer soit en trio acoustique dans un répertoire très jazz ou dans ce groupe, Junkanoo Swing, qui mélange la musique de Harlem aux racines de son île natale, voyageant du calypso au reggae avec des escales jazz. En fait, il y sur scène un trio et un groupe de reggae qui repose magnifiquement sur la rythmique du batteur Karl Wright. N’ayant plus rien à prouver depuis longtemps, vu sa formidable carrière, il semble se faire plaisir en amusant le public qui revisite ainsi ses compositions et de grands standards dans un pot-pourri soigné et joué de façon magistrale. Clin d’œil à ses rencontres avec Harry Belafonte pour le calypso «Banana Boat Song», tube interplanétaire, une brève évocation du thème de James Bond 007 contre Dr. No, qui se passait à la Jamaïque, une citation de la Panthère Rose d’Henri Mancini, le tout en passant du trio acoustique au quartet électrique très carré. Adoubé par Duke Ellington, il introduit en sa mémoire une version très personnelle de «Duke’s Place» qui devient «Hello» de Lionel Ritchie et poursuit avec «Hurricane Come and Gone», belle composition signée de sa plume, enchaînée à «Could Be You Love», un reggae de Bob Marley. Pour terminer le concert, il rappelle la mémoire de Bob Marley dans une version gospel de «No Woman No Cry», autre tube international qui rassemble toujours la foule. Le contrat est rempli, mais le public très nombreux réclame un rappel qui sera un blues déviant vers un calypso signé encore par Harry Belafonte, mais sacralisé en jazz par Sonny Rollins (un de ses anciens employeurs) «Don’t Stop the Carnival», thème dansant qui mettra en valeur les batteurs dans un échange type battle drums: Un concert  au millimètre servi par un grand professionnel!
Monty Alexander (p,melodica), Hassan Shakur (b), Jason Brown (dm), Leon Dunkan (eb),Andy Bassford (g), Karl Wright (dm, perc)

Parmi les nombreux concerts qui animèrent la ville dans plusieurs lieux, nous pouvons entre autres citer, le duo trompette et guitare Religio, le groupe de la chanteuse Manel Cheniti, dans un répertoire consacré à Dinah Washington et le groupe So Groovy, dont les cuivres et la chanteuse, Valéria Vitrano, ont fait trembler les piliers de La Halle aux Grains. Il ne faut surtout pas oublier l’Atelier Adultes du Conservatoire Guy Lafitte qui a mis particulièrement en valeur les plus jeunes en quintet dans leur composition intitulée «Detroit» et une version fort sympathique de «Litlle Sunflower». Quant au deuxième Tremplin Jeune Talent, qui se déroulait tôt le matin, on a pu découvrir trois excellents jeunes groupes, dont deux gagnants exæquo qui seront programmés en sélection du Off lors du prochain festival. Les deux vainqueurs sont le Guillaume Ramaye Reunion Project et le quartet Minor League, emmené par le guitariste Jérémy Bonneau. Le troisième groupe, non retenu, La Cave, n’a pas démérité mais ce groupe au style de rock progressif dirigé par le guitariste Cyril Bernhard est plus adapté à un circuit rock.

L’édition 2017 se poursuivait le samedi 27 mai, en notre absence, avec un concert à guichets fermés pour la venue de Jamie Cullum, artiste toujours aussi populaire.
Elle se terminait le dimanche 28 mai par une très longue journée qui accueillait le futur du jazz régional. Le public devait ainsi découvrir à La Halle aux Grains les ateliers des cycles longs de l’Ecole de Musique Music’Halle, suivi dans l’après-midi des classes à horaire aménagé du Collège Didier Daurat, de l’orchestre du Conservatoire Guy Lafitte dirigé par Wilfrid Arexis et pour terminer le formidable Big Band 65, qui depuis 1978 honore par son swing le département des Hautes Pyrénées. Sans oublier, pour les stakhanovistes, le concert du septet Offground donné à l’auditorium de la Médiathèque du Saint-Gaudinois.
Pour découvrir la totalité des manifestations et des superbes équipements culturels de la Ville de St-Gaudens et de la Communauté des Communes du Saint-Gaudinois, il faudra revenir l’année prochaine. En attendant, vous pouvez découvrir le détail des actions de l’Association CLAP dans le cadre du festival sur le site www.jazzencomminges.com et si vous êtes à proximité rejoindre les rangs des bénévoles nécessaires à la réalisation de ce festival incontournable en Occitanie.


Michel Antonelli

© Jazz Hot n° 680, été 2017
Melissa Aldana © foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Bergame, Italiechronique à lire en italien


Bergamo Jazz, 23-26 mars 2017


La 39e édition de Bergamo Jazz –la seconde sous la direction de Dave Douglas– a proposé un programme dense et de qualité élevée, avec quelques nouveautés: un espace appréciable était réservé aux jeunes groupes italiens émergents dans la session Scintille di Jazz dirigée par le saxophoniste bergamasque Tino Tracanna; la fascinante cité lombarde offrait une vaste distribution des nombreux événements en de multiples lieux (dont quelques-uns n’ont jamais été ouverts à la musique). Outre le Teatro Donizetti, destiné aux concerts du soir, le Teatro Sociale et l’Auditorium della Libertà, le public a pu jouir de cadres inédits tels que la Biblioteca Angelo Mai, l’Accademia Carrara et l’ex-Monastero del Carmine. A l’intérieur de ce riche programme –entre le confirmé, le surprenant et quelques désillusions– on peut trouver quelques pistes qui contribuent à faire réfléchir sur la fonction culturelle et, pourquoi pas?, sociale d’un festival de jazz aujourd’hui.







L’art difficile du trio


La musique de l’OriOn Trio de Rudy Royston (dm) se développe sur des pédales modales et des tempos libres, mais aussi sur le groove et des patterns rythmiques élémentaires. Dans les parties modales, et encore plus quand il se confine dans l’informel, on retrouve des échos de l’incommensurable leçon du compositeur Paul Motian. Dans ce contexte, l’attention à la dynamique est maximale et offre à Royston le prétexte pour jouer sur les timbres et les couleurs. Ailleurs, l’approche rythmique est en revanche plus plate et conventionnelle, révélant les limites d’un leadership encore simpliste et d’un projet inachevé. La propulsion de Yasushi Nakamura (b) est puissante et pourvue de son et de sorties vibrantes. Fréquemment au-dessus des lignes et aux marges de l’intonation, Jon Irabagon élabore un crescendo inspiré du phrasé corrosif rappelant David Murray, David Ware au ténor et Sam Rivers au soprano.


Pleinement consciente de l’histoire du ténor, la chilienne Melissa Aldana, âgée de 28 ans, fait preuve d’une personnalité prometteuse et d’une volonté de définir son propre langage, surtout par des compositions originales desquelles émerge une matrice latine sans traces de lieux communs. Son style est caractérisé par un son rond, un phrasé clair et jamais interminable, dans lesquels on trouve des traces évidentes de Warne Marsh, Sonny Rollins et de son maître George Garzone. Une telle attitude se reflète aussi dans le traitement des standards: un «Spring Can Really Hang You up the Most» raisonné et précédé par une introduction où viennent s’élaborer des variations autour du fragment initial du thème de «Saint Thomas». Polyvalente, sèche et empathique, la rythmique –son compatriote Pablo Menares (b) et Craig Weinrib (dm)– intègre chaque sollicitation qu’elle souligne avec discrétion, et relance.


Evan Parker © foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz



Le solo comme défi


Dans la poétique d’Evan Parker –engagée ici exclusivement au soprano– la respiration circulaire est le moyen employé pour construire des spirales concentriques alimentées par une logique stricte. Les cellules se multiplient, jusqu’à créer une sorte de loop hypnotique et induire un état de transe, héritage de cultures anciennes, grâce à des harmonies, des micros, des sopranos et des registres extrêmes. D’une masse sonore apparemment informe émergent continuellement des schémas géométriques et des phrases (ré)générées. Malgré tout, sur le terrain de l’improvisation aléatoire, on peut identifier une forme et une unité structurelles. L’itération effleure parfois l’univers de Terry Riley, non sans raison sopraniste. De brèves phases statiques s’ouvrent occasionnellement, avec des changements de registre et de timbre, d’où affleurent aussi des fragments mélodiques. L’importance que Monk et Lacy (hommage à travers «The Dumps») attachaient aux pauses et au silence, est mise volontairement au second plan.


Le violoncelliste Ernst Reijseger est partisan de la conception de l’improvisation totale, libérée des matrices prédéfinies selon les canons historiques de l’école hollandaise. Dès lors il se construit un flux sonore qui peut prendre vie par l’archet hypnotique pour ensuite s’élever en soudaines visites tournées vers le blues. Ou bien, il crée des progressions de saveur Bach combinées avec des vocalises, et il utilise le pizzicato pour élaborer des phrases orientées vers la formation d’un groove se rapportant à la mémoire des grands contrebassistes qui s’exprimaient aussi au violoncelle comme Oscar Pettiford, Ron Carter et Dave Holland, ou des spécialistes de l’instrument tels Abdul Wadud et Hank Roberts. Puis il utilise tout le corps de l’instrument à la façon de percussions ou d’une guitare. Il émerge aussi des africanismes découlant de la collaboration avec le Sénégalais Mola Sylla. Le rapport avec l’espace prend à travers le mouvement un rôle prépondérant avec cette pincée de théâtralité et de clownerie propres à la scène hollandaise.




Qu’est-ce qu’on entend aujourd’hui par «tradition»?


Dans la reprise de This Machine Kills Fascists, disque dédié à Woody Guthrie, Francesco Bearzatti avec le Quartetto Tinissima effectue une reconnaissance à l’intérieur des différentes sources du jazz afro-américain, soulignant les racines folk et blues. L’héritage de New-Orleans se manifeste dans la scansion rythmique et dans certains mélanges entre clarinette et trompette, tandis qu’une empreinte R&B découle du phrasé sanguin du ténor. Les digressions rythmiques ouvrent le chemin à des solos incisifs. Sous cet aspect, les enchaînements nets et logiques avec lesquels Giovanni Falzone (tp) développe ses phrases se révèlent impressionnants. Danilo Gallo (b) fournit le ciment avec son style sec mais polyvalent, recourant à une ample gamme de timbres grâce à des pédales et des effets. Une polyvalence exemplaire complétée par la variété des solutions de Zeno De Rossi, capable d’exploiter un large éventail de couleurs de chaque élément de la batterie.


Francesco-Bearzatti Tinissima Quartet© foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz



Dans un duo inédit avec Kenny Wollesen, Bill Frisell a proposé, avec une inventivité rafraichissante, un panorama stimulant qui pourrait être la définition d’Americana, ce qui veut dire un répertoire lié à la tradition populaire en accord avec l’acception la plus grande du terme. Cela ressort en particulier par l’emploi varié des timbres pendant l’exécution grâce aux ressources du pédalier. De douces mélodies (comme l’originale «Steady Girl») avec des réminiscences country et des accents rock se trouvent réunies –dans une sorte de colonne sonore imaginaire– par une harmonisation et une articulation du phrasé absolument jazz. Quand Frisell salit et exacerbe les timbres il semble restaurer les fastes de Before We Were Born. Le versant plus jazz rappelle la collaboration avec Motian. On s’en aperçoit clairement dans la façon dont le thème «Misterioso» est distillé, puis désarticulé, dans la méticuleuse et réfléchie succession harmonique de «Lush Life», dans les lignes superbes d’«Oleo». Ces caractéristiques enrichissent les versions de «A Hard Rain’s A-Gonna Fall» de Dylan, abordées avec une audace corrosive, et «What the World Needs Now Is Love», de Bacharach, jalonnée de délicates figures mélodiques. Dans chaque passage, Wollesen suit le dessin du collègue avec une grande sensibilité dynamique, d’heureuses intuitions de timbres et une approche contrapuntique par endroits, utilisant aussi dans un même morceau les baguettes, les mailloches feutrées et divers types de balais.


Bill Frisell, Kenny Wollesen © foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Simply Ella de Regina Carter est un non projet, exemple typique de «comment on ne devrait pas appliquer des critères servilement philologiques à la tradition». En pêchant dans le répertoire global de Fitzgerald, Carter a exécuté des versions privées de contenu, d’intuition et d’âme, sans rien y ajouter de personnel: en gros, elle a confectionné du cover. Ainsi elle a rendu vain le travail d’arrangement de Marvin Sewell, réduisant au minimum syndical la contribution de Reggie Washington (b) et Alvester Garnett (dm). Unique exception, Ellington: «Come Sunday» exprimé à la fin par un interplay et «Imagine My Frustration» pourvu d’un minimum de blues feeling.


L’idée d’introduire l’orgue (en réalité un clavier qui en reproduit les sonorités) en le confiant à Cooper Moore permet à William Parker de se rattacher non seulement aux œuvres des grands solistes comme Jimmy Smith, Jack McDuff, Big John Patton, Larry Young, mais aussi à la tradition du soul jazz et du R&B sans jamais utiliser aucun élément dérivé ou philologique. C’est plutôt en unissant ses lignes puissantes et enveloppantes au drumming polyrythmique et dense d’africanismes du partenaire proverbial Hamid Drake que Parker parvient à une installation des plus solides et en même temps fluide par les placements d’un orgue toujours en dehors des schémas et par les progressions brûlantes du ténor de James Brandon Lewis, qui regarde plus vers Rollins, Ayler, Shepp et Ware que vers Coltrane, mais semble aussi avoir assimilé la leçon de Hawkins, Gonsalves et des ténors texans. Evidemment tout en étant dotée d’une nette matrice afro-américaine, cette musique est à des années lumière du groove canonique. Elle se transforme plutôt en un flux de magma bouillonnant.


William Parker Quartet © foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz



 

Le son ECM


Au prestigieux label allemand ECM s’attache une poétique orientée vers une recherche abstraite de la pureté sonore. Amateurs et opposants d’une telle orientation auront tiré des motifs valables de discussions dans deux événements proposés à Bergame.


Espaces et silences. Eléments nécessaires en musique, explorés à fond par des compositeurs contemporains comme Morton Feldman. Le Norvégien Christian Wallumrød s’inspire de ces critères pour réaliser avec son ensemble un tissu basé sur la répétition systématique de noyaux harmoniques essentiels et de micro-cellules mélodiques. Il en résulte de subtils mélanges de timbres entre le piano et l’harmonium du leader, vibraphone ou batterie (Per Oddvar Johansen), violoncelle (Katrine Schiøtt), trompette (Eivind Lønning) et (Espen Reinertsen) ténor. La musique reste en équilibre entre espace et profondeur mais dénonce aussi des contenus très fragiles. Certains moments chorals étaient plus appréciables, dans lesquels au moins le dessin mélodique réussit a circuler, à tel point que l’improvisation s’efface complètement et se confine en territoire académique.


Avec le solide quartet Surrounded by Sea, Andy Sheppard semble poursuivre une recherche de la double nature: d’une part des mélodies limpides, d’une lisibilité simple; d’autre part des dynamiques diffuses, impalpables, aux limites du silence. Au-delà des meilleures intentions, il en découle une musique terriblement statique et privée de feu créatif, qui limite la notable aptitude des musiciens, à commencer par l’inventivité du leader. Les intuitions mélodiques et l’inclination dialectique de Michel Benita sont réduites à l’os, tandis que Sebastian Rochford (dm) apparaît confiné dans un rôle de modeste (et par intermittence incertain) second rôle. Elvind Aarset (g) développe avec une efficace économie sa fonction de sonorisateur à l’aide de la vaste gamme d’effets et le support de l’électronique, mais il n’est pas mis dans la condition d’exploiter pleinement de telles ressources pour créer un contraste plus consistant.




Musique pour grands ensembles


Exemple particulier de la féconde scène scandinave, Shamania est une formation féminine de onze éléments (plus une danseuse) réunis par Marilyn Mazur. Malgré son rôle de direction musicale, la percussionniste danoise ne concentre pas sur elle les exécutions. Au contraire, certains de ses stimuli (comme les configurations et les séquences colorées) donnent le prétexte et l’occasion de collectifs joyeux, la circulation «démocratique» de cellules mélodiques, échanges entre les sections ou à l’intérieur de chacune. Celle des soufflants (alto/ténor/soprano-trompette-trombone) est particulièrement animée –enrichie de deux vocalistes Josefine Cronholm et Sissel Vera Pettersen– en possession d’une vaste gamme expressive et capables d’acrobaties téméraires. A noter aussi pour son expérience de l’improvisation radicale, Lotte Anker (ts, ss), qui se distingue par un phrasé anguleux et par un timbre vif. Le choralité polyphonique des exécutions puise avec une inspiration libre dans la musique ethnique (en particulier de l’Afrique), mais le langage et l’esprit sont absolument jazz.


Marilyn Mazur Shamania © foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Sur la base d’une collaboration de 20 ans, Enrico Pieranunzi a présenté avec le Brussels Jazz Orchestra, formation belge de 16 éléments, une série de ses compositions finement arrangées par le trompettiste Bert Joris, desquelles ressortent «Persona», «Fellini’s Waltz», «It Speaks for Itself» et «With My Heart in a Song». L’écriture harmoniquement dense et mélodiquement linéaire du pianiste romain se trouve ici mise en valeur par des échanges et des stratifications entre les sections de anches et de cuivres, par les superpositions rythmiques sur l’usage récurrent du ¾, ainsi que les intéressantes solutions timbriques, comme la combinaison fréquente entre Clarinette et flûte. La choralité et la précision des arrangements limitent au minimum indispensable les solos qui atteignent la plus grande efficacité expressive dans les séquences entre l’alto (Frank Vaganée), la trompette (Pierre Drevet) et le trombone (Marc Godfroid).



Enrico-Pieranunzi, Brussells Jazz Orchestra foto Gianfranco Rota by courtesy of Bergamoi Jazz




Place aux jeunes!


Pour la vitalité et le futur d’un festival en Italie, il est fondamental de mettre en avant la réalité locale, avec une attention particulière aux talents émergents. Dans le cadre de la section Scintille di Jazz le groupe de la vocaliste de 27 ans Camilla Battaglia s’est signalé en reproposant une bonne partie du récent Tomorrow-2 More Rows of Tomorrows. Il s’agit d’un projet courageux basé sur un répertoire totalement original, dans lequel Camilla recherche un mariage peu facile (ou peut-être mieux: une unité) entre des textes cérébraux, des mélodies au dessin ardu et une harmonie complexe. Pénalisée en la circonstance par un mauvais message, la voix participant aux dynamiques collectifs. Camilla est fille de: sa mère est la chanteuse Tiziana Ghilioni, son père est Stefano Battaglia. On ne peut qu’apprécier son effort de chercher sa propre identité, loin des stéréotypes de la chanteuse de jazz ou d’encombrants modèles. Il serait souhaitable de rechercher une plus grande finesse et musicalité dans les choix phonétiques et lexicaux. L’apport du groupe est intéressant, avec en plus de l’incomparable Roberto Cecchetto (g), Nicolò Ricci (ts), Federico Pierantoni (tb), Andrea Lombardini (elb) et Bernardo Guerra (dm).




En conclusion cela vaut la peine de rappeler que dans le petit espace du Teatro Donizetti était présentée l’exposition photographique Il Jazz di Riccardo Schwamenthal, photographe bergamasque, passionné historique, disparu en octobre dernier: des documents des plus précieux, rigoureusement en noir et blanc, sur les protagonistes d’une époque mémorable. Le Donizetti ne sera pas disponible, à cause de restaurations urgentes, pour la 40e édition de 2018, pour laquelle on peut s’attendre à une symbiose future avec d’autres lieux évocateurs de la cité.

Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
Photos de Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

© Jazz Hot n° 679, printemps 2017

Aïda Diene © Michel Antonelli
Marseille, Provence


Jazz sur la Ville, 3 novembre-3 décembre 2016





Jazz sur la Ville fêtait sa 10e édition en onze ans d’existence. Cette manifestation atypique assimilée à un festival a démarré autour de six associations marseillaises et compte aujourd’hui 46 partenaires répartis sur l’ensemble de la Région Provence-Alpes Côte d’Azur 1. Cette année plus de 300 musiciens (266 professionnels et une cinquantaine d’amateurs) ont donné 70 concerts, complétés par deux expositions (Flying Dutchman Records, Jazz à Porquerolles par ses photographes), trois films (Histoires de l’Accordéon, Music Is My Way, The Whole Gritty City), quatre masters classes (Andy Emler, Jazz à la voix, Reggie Washington, Francis Varis-Raoul Barboza), une conférence (Detroit, capitale ignorée de la musique), une lecture musicale (Thelonious Sphere Monk), un ciné concert (Les saisons) et une création théâtrale (La nuit ou Nina a chanté), soit un total de 81 manifestations qui placent cette nouvelle édition dans le peloton de tête des événements dédiés au jazz dans le sud-est de la France. L’ampleur de la manifestation est l’occasion (et la raison) ici d’un compte rendu collectif… Merci à tou(te)s.




Jeudi 3 novembre
Le Cri du Port-Lou Tavano (voc) Sextet: Alexey Asantcheeff (p), Arno de Casanove (tp, flh), Maxime Berton (sax, bcl, fl), Alexandre Perrot (b), Ariel Tessier (dm)
Le coup d’envoi est donné par le concert de Lou Tavano qui présentait son nouvel album For You composé en partenariat avec le pianiste Alexey Asantcheeff. Pour son premier concert marseillais, l’élégante chanteuse, superbement épaulé par une équipe de jeunes musiciens, donna tout son soul et emporta haut la voix un auditoire ravit. Le public très enthousiaste lui fit trois rappels, honorés à chaque fois par une nouvelle composition parfaitement maîtrisée. La fougue de la jeunesse, un groupe très soudé, un répertoire original fit de cette soirée une réussite totale malgré une salle à moitié pleine. Le la de Jazz sur la Ville était donné.

Samedi 5 novembre

Le Non-Lieu-Detroit capitale ignorée de la musique
Cette conférence musicale donnée par François Billard (journaliste, écrivain, producteur discographique…) a été suivi de la projection de Resilience, un documentaire sur la résistance des habitants de Detroit. Dans le cadre kitch-chaleureux du Non-Lieu, cette conférence nous a promené depuis les années trente jusqu’à aujourd’hui à travers les genres musicaux, du jazz de Don Redman au rap d’Eminem. Le style tient autant du happening verbal, d’une forme d’improvisation que du genre savant. Il en résulte une promenade séduisante dans la jungle épaisse des musiques de Detroit, la ville demeurant le héros, avec ses multiples lianes permettant de passer d’un genre à un autre. C’est une forme inédite de DJing commenté sur le mode ironique. Le documentaire Resilience a apporté un beau contrepoint à cette odyssée. Il témoigne admirablement de l’interaction entre la musique et la vie de ses habitants et de la résistance d’une population, unie contre la misère et les magouilles des politiques et des hommes d’affaires.  Non, Detroit n’est pas près de mourir.

Samedi 5 novembre

La Meson-Dèlgres: Baptiste Brondy (dm), Rafgee (tb, sousaphone), Pascal Danaë (voc, g)
Le nom du groupe vient de celui de Louis Dèlgrès, officier métis qui combattit le rétablissement de l’esclavage par Napoléon à la Guadeloupe. Le leader Pascal Danaë se rappelle son ancêtre, Louise Danaë, esclave affranchie en 1841, et évoque un univers musical entre le blues et ses racines africaines. Le choix de l’orchestration, dobro électrifié et sousaphone donne une coloration très particulière à ce blues chanté en dialecte et créole bien soutenu par un batteur dans la lignée du «Chicago sound». Un blues tropical qui électrise l’auditoire, la petite salle de La Meson, bourrée presque comme toujours. Une forme originale qui sied à un blues revisité par une véritable sincérité.

Dimanche 6 novembre

Musée Cantini-What’s News? Reimagining Benny Goodman: Oran Etkin (cl, bcl), Sullivan Fortner (p)
Dans la grande salle du Musée Cantini, qui accueillait l’exposition Le Rêve, Oran Etkin pour sa première venue à Marseille a fait danser l’âme des peintres et du public. Oran Etkin (élève de Dave Liebman et David Krakauer) affirme son attachement à un jazz traditionnel, ici puisé dans l’œuvre de Benny Goodman et la veille dans celle de Duke Ellington, lors d’un concert (Wake Up Clarinet!) pour le jeune public à La Criée.  Les spectateurs répartis autour du groupe, certains presque adossés aux toiles, à la stupeur des gardiens, ont apprécié un style maîtrisé, très chic. Ce concert gratuit, présenté par Marseille Concerts, a permis à un public non spécialiste de découvrir un excellent musicien et une exposition.

Dimanche 6 novembre

Le Cri du Port-Ligne Sud: Christian Gaubert (p), Jannick Top (elb), André Ceccarelli (dm) + Christophe Leloil (tp)
Retour à Marseille et au jazz pour Christian Gaubert. Si Christian a fait ses armes au Conservatoire de Marseille puis a formé trio et big band au service du jazz, c’est par ses collaborations avec les grands noms de la chanson (Aznavour, Bécaud, Shuman…) qu’il est devenu un compositeur, arrangeur, chef d’orchestre très recherché aussi bien dans les studios d’enregistrement que dans le cinéma. Avec son trio Ligne Sud, il retrouve ses amis Jannick Top et André Ceccarelli et replonge dans l’univers du jazz en signant deux opus dont le second Lendemains prometteurs vient de paraître. Il signe des thèmes qui empruntent les chemins de la Bulgarie, de la Turquie et plus loin l’Arménie. Pour ce concert à l’heure du thé, les amis et le public ont répondu présents et la petite salle (135 places) du Cri du Port a refusé du monde. Le trio renforcé par le trompettiste Christophe Leloil (présent sur le dernier album) a poursuivi son voyage.

Jeudi 10 novembre

Espace Julien-Omer Avital (b) Quintet: Eden Ladin (clav), Asaf Yura (as, ts), Alexander Levin (ts), Ofri Nehemya (dm)
La jeune génération des musiciens israéliens installés à New York, présenté par L’Espace Julien et le Cri du Port, est prometteuse. Omer Avital tel un Charlie Mingus, dont il s’inspire fortement, ne laisse aucun répit à son combo et à son auditoire. Ce soir, il présente son nouvel album Abutbul Music qui voyage entre Amérique urbaine et Moyen-Orient. Les arrangements sont soignés même si par moment ils sont un peu répétitifs, mais le but est la transe, et ça fonctionne à merveille.

Vendredi 11 novembre

Atelier des Arts-David Patrois (vib) Trio: Jean-Charles Richard (ss,bs), Luc Insenmann (dm)
La petite salle du quartier de Sainte-Marguerite accueille depuis quelques années des concerts de jazz plutôt classique. Ce concert, présenté par le Cri du Port, le second dans ce lieu, réunit un public très attentif pour un répertoire bien pointu. L’audience peu habituée à cette formule lui a fait un chaleureux accueil. David Patrois, l’un des rares vibraphonistes nationaux, proposa un répertoire original, la plupart sur son dernier album Flux Tendu. Le groupe avait choisi de jouer acoustique et leur écoute mutuelle était perceptible. Luc Insenmann, parfait aux balais et aux baguettes, assura une superbe rythmique et si ma préférence alla au baryton de Jean-Charles Richard, son jeu soprano se maria allégrement aux lames du vibraphone.

Samedi 12 novembre

La Maison du Chant-Tribute to the Jungle Queen Abbey Lincoln: Aïda Diene (voc) Edouard Leys (p), Guillaume Alexandre Robert (b)
Après avoir assuré un stage vocal, la veille à La Maison du Chant, Aïda Diene nous a entraîné dans une jungle où la reine se nomme Abbey Lincoln. Le titre interpellait, et la chanteuse rappela, en quelques titres, le parcours de chanteuse, poétesse, féministe mais aussi militante pour l’égalité des droits civils. Solidement épaulé par Edouard Leys au piano et par Guillaume Alexandre Robert, le trio présente une belle cohésion. Aïda a chanté le gospel et ça s’entend notamment dans les passages en solo complétement acoustiques où sa voix s’envole vers les anges. Aïda vient aussi du Sénégal, et elle  a voyagé entre Dakar, Paris et a choisi aujourd’hui la Bretagne pour exprimer son art de chef de chœur. On peut regretter beaucoup d’explications qui cassent un peu le rythme du spectacle mais cela a le mérite d’expliquer le contexte. Ce « tribute » évoque trois périodes essentielles du parcours d’Abbey Lincoln. Son affirmation dans le jazz «Afro Blue», 1959), ses années aux côtés du batteur Max Roach («Driva’ Man», 1960, «Lonesome Lover» 1962), et ses grandes compositions du dernier album («Throw It Away», «Down Here Below», 2006). Aïda, dans un esprit très gospel, chanta un émouvant «Come Sunday», de Duke Ellington, qu’Abbey Lincoln avait gravé 1959 sur l’album Abbey in Blue. Un concert très applaudi.

Dimanche 13 novembre
Le Parvis des Arts-La Nuit où Nina a chanté, de et par Emma Battesti-La Cie d’Ici

La comédienne Emma Battesti évoque le parcours chaotique de Nina Simone (née Eunice Kathleen Waymon), de sa Caroline-du-Nord natale à Carry-le-Rouet où elle s’est éteinte à 70 ans comme elle l’avait annoncé; une pianiste qui espérait devenir concertiste classique et qui autant par le racisme que par le fait culturel  est devenue pianiste puis «Diva» du jazz. Atlantic City, New-York, Lagos, l’Europe, la France, ses années de militante, cette folie qui l’habite et ce désir d’affirmer sa liberté. En une heure de théâtre on découvre sa vie, ses lubies, son exploitation par le système et ses maris, sa ruine et une renaissance tardive admirée par le monde entier. Du choix de son nom Simone, en l’honneur de Simone Signoret, de son amour pour les chansons de Jacques Brel, qu’elle immortalisera par sa version anglaise de «Ne me quitte pas» et sa magnifique interprétation de «Strange Fruits» qu’elle s’approprie à l’égal de Billie Holiday. Emma Battesti dans un décor très sobre et sombre et avec le soutien d’extraits musicaux, sollicite notre attention et notre émotion. En ce dimanche, Le Parvis des Arts, petit théâtre du 3e arrondissement, a intégré Jazz sur la Ville avec le public inhabituel des concerts de jazz.




Andy Emler Running Backwords © Christian Palen

Lundi 14 novembre-Cité de la Musique de Marseille-Andy Emler Running Backwards: Andy Emler (p), Claude Tchamitchian (b), Eric Echampard (dm), Marc Ducret (g)
Ce nouveau projet d’Andy Emler réunit une fine équipe habituée à travailler à ses côtés, la rythmique fait partie intégrale de son trio et Marc Ducret, en tant qu’invité, a souvent joué avec Andy, notamment en duo. Il s’agissait du second concert du groupe qui rodait un répertoire destiné à être enregistré au studio de la Buissonne. Les musiciens ont offert une belle surprise presque maîtrisée. Tous les musiciens sont des habitués des chemins de l’improvisation mais les partitions sont là et il faut suivre la piste du maître Emler. Le sourire est de rigueur, la complicité et le talent font le reste. Les titres interprétés ce soir-là seront à écouter prochainement sur disque…

Mardi 15 novembre

BMVR l’Alcazar-Marseille-Lecture Musicale, Thelonious Sphere Monk: Frank Cassenti (récit), Pierre Baillot (sa, oud), Julien Etheredge (perc), Paul Pioli (g)
Cette lecture musicale était précédée de la projection du film Music is My Way de Frank Cassenti, réalisé durant le Festival de Porquerolles avec Charles Lloyd, Archie Shepp, André Minvielle, Jean-Jacques Avenel… qui permit de découvrir la magnificence de l’ile mais aussi l’esprit amical et intime de ce festival qui a fêté l’été dernier ses 15 ans. Frank Cassenti, auteur et réalisateur de films, se révèle aussi un excellent conteur et les anecdotes, tirées du livre But Beautiful: A book About Jazz de Geoff Dyer, nous font revivre l’étrangeté, la folie et le charme de Mr. Monk. Les musiciens très discrets s’inscrivent parfaitement dans cette démarche et illustrent avec simplicité les thèmes de Monk.

Jeudi 17 novembre

Le Cri du Port: Itamar Borochov (tp) Quartet, Shai Maestro (p), Avri Borochov (b), Jay Sawyer (dm)

Très attendu pour sa première tournée en leader, le jeune trompettiste israélien, Itamar Borochov, installé à New York, a rempli pleinement les promesses annoncées par ses deux premiers albums, dont Boomerang2 qui vient de paraître sur le label Laborie Jazz.
Complétement envouté par la musique, Itamar semble côtoyer les esprits et avec une grande inspiration et une maîtrise parfaite va subjuguer le public venu nombreux, qui lui a fait une véritable ovation. Il a interprété les titres de son dernier album, Jones Street, sa rue préférée à New-York City, «Wanderer Song», «Prayer» et un émouvant «Avri’s Tune» dédié à son frère qui l’accompagne sans oublier «Samsara» tiré de l’album Outset. On ne peut que vanter le pianiste invité, Shai Maestro, qui s’est affirmé depuis des années en leader. Est-ce l’intimité de la salle, la complicité avec le public ou tout simplement sa capacité à transcrire une musique ancrée dans l’histoire du jazz mais qui n’hésite à flirter avec l’Orient sans jamais tomber dans la facilité, qui transforma ce simple concert en concert mémorable?

Itamar Borochov et Jay Sawyer © Florence Duccommun
Vendredi 18 novembre

Fort Napoléon, La Seyne-sur-Mer-Denis Césaro/Claude Basso Quartet: Denis Césaro (p), Claude Basso (g), Jean-Marie Carniel (b), Thierry Larosa (dm)
Pour souffler un air de Jazz sur la Ville sur La Seyne-sur-Mer, Art Bop avait convoqué la vieille garde en la personne de Denis Césaro et Claude Basso qui ont tenu leur promesse de fêter avec chaleur leurs retrouvailles au Fort Napoléon. Devant un public légèrement plus nombreux que d’habitude, ils ont su évoquer avec talent et chaleur un répertoire varié allant de Michel Petrucciani à Bill Evans en passant par John Abercrombie et Jim Hall. Les compositions personnelles de Denis et Claude Basso (qui vient de publier un nouvel album) ont pu compter sur la solide rythmique toulonnaise formée par Jean-Marie Carniel, et Thierry Larosa.

Vendredi 18 novembre

Le Non-Lieu-Francis Varis, Raúl Barboza (accordéon)

Arrivant pour la fin du premier set, je découvre Francis Varis dans une magnifique version du légendaire thème nordestin Asa Branca de Luis Gonzaga, suivi par un solo de Raúl Barboza, dédié aux indiens mapuches d’Argentine. Les deux amis, invités par François Billard (animateur du lieu, producteur discographique notamment de Francis Varis et coauteur avec Didier Roussin du pavé: Histoires de l’Accordéon), se sentaient comme à la maison, et allaient dans une simplicité (caractère des plus grands) et avec humour nous livrer l’âme et le cœur de leur piano du pauvre, devenu ce soir, le plus magnifique des instruments. Tour en à tour en solo ou en duos, les accordéons chromatiques, à touches pour Francis, à pistons pour Raúl, nous font voyager du jazz musette à la pampa argentine, de la tradition française au tango de Buenos Aires. Francis Varis salue la mémoire de son ami et guitariste Didier Roussin, avec qui il a participé au renouveau de l’accordéon jazz en France et passant au mélodica rendra aussi hommage à Toots Thielemans, dans un Bluesette original.


Raúl Barboza © Michel Antonelli

Samedi 19 novembre

Bibliothèque du Merlan-Andrea Caparros Trio Regra Três: Andrea Caparros (voc), Emile Melenchon (g), Wim Welters (g7 cordes, cavaquinho)
La jeune chanteuse d’origine franco-brésilienne a été bercé dès son enfance par la musique de son père Georges (saxophoniste et accordéoniste), de son oncle José (trompettiste) et dans la tradition de la Musique Populaire du Brésil par sa maman. «La règle de trois» conforte cette jeune formation où la voix est épaulée par deux bons guitaristes dont Wim Welker à la guitare 7 cordes (typique) et au cavaquinho qui par ses nombreuses collaborations (Caroline Tolla, Ze Boiade) devient le plus brésilien des guitaristes marseillais, comme aurait pu le dire Vinicius de Moreas. La chanteuse candidate malchanceuse du dernier tremplin Jazz à Porquerolles, a fait d’énorme progrès est désormais maîtrise son répertoire. Elle puise dans l’œuvre de Jobim (Samba do avião, Luisa), de Dorival Caymmi (Doralice), de Baden Powell (Berimbao) et fait un clin d’œil aux chanteuses, Elis Regina, Gal Costa, qu’elle admire. La bibliothèque du Merlan, dans les quartiers Nord de Marseille, s’associe chaque année, depuis 1998, à Jazz sur la Ville et a choisi la voix comme référence.

Samedi 19 novembre-dimanche 20 novembre

La Meson-Reggie Washington (elb), Vinx (voc, perc)

La Meson donne régulièrement une Carte Blanche à un musicien. Pour la sienne, Reggie Washington a invité, pour une première inédite, le percussionniste et chanteur Vinx, célèbre pour ses collaborations avec Sting, Herbie Hancock ou Taj Mahal…Deux musiciens hors normes pour une si petite salle qui affichait complet. On connaît surtout Reggie Washington pour son travail auprès de Steve Coleman, Brandford Marsalis, Cassandra Wilson…, le nouvel Attica Blues Band d’Archie Shepp et actuellement auprès de Lisa Simone. Reggie va épauler avec une technique parfaite la chaude voix de Vinx qui attaque avec un «Hello Sunshine Where You Gone» fort original, utilisant delay, reverb et autre technique pour multiplier sa voix. La formule fonctionne. La suite est d’un grand professionnalisme mais limité par un manque de diversité. Ce soir, c’était une première et cette expérience marque peut-être le début d’un intéressant voyage.
Le 20 novembre, pour le second concert de sa carte blanche, Reggie Washington a réuni un trio avec Hervé Samb, avec qui il officie auprès de Lisa Simone2 et Ulrich Edorh (dm) mais aussi producteur et animateur du Studio Da Town (Marseille). On marie rock, funk, fusion et blues. Après un long premier titre où Hervé Samb s’envole dans un superbe solo, le groupe enchaine un long titre en solo par Reggie, «Mr. Pastorius» (qu’il avait gravé en 2006 sur A Lot of Love, Live!) rejoint par un Ulrich Edorh funky.

Lundi 21 novembre

Cité de la Musique de Marseille-The Frenchtown Connection: Pierre Fenichel (b), Thomas Weirich (g), Romain Morello (tb), Simon «Braka» Fayolle (dm)

The Frenchtown Connection est en liaison directe avec Trenchtown, quartier emblématique des productions musicales de Kingston en Jamaïque. Une plongée dans les multiples rythmes qui sont nés dans cette petite île: nyahbinghi (burru), manto, ska, rocksteady et reggae bien sûr. Sous la houlette de Pierre Fenichel, ce nouveau quartet livre sa première devant un petit public car la pluie et le vent frappe Marseille ce soir-là. Puisant dans le vaste répertoire, on marche dans les pas de Count Ossie avec «Bongo man»,
«Light of Saba, des Skatellite ; Herb Challis, «Rock Bottom, Ken Boothe ; I don’t see you cry ou encore du célébrissime Them Belly Full (But We Hungry) de Lecon Cogill et Carlton Barrett chanté par Bob Marley (album Natty Dread). Chaque titre a été arrangé pour sonner plus jazz et les solistes à tour de rôle auront le loisir de s’illustrer.

Mardi 22 novembre

Salon de Musique-Guzu et Michel Zenino Quartet

A Salon-de-Provence, en première partie, nous avons apprécié la bonne performance du jeune quartet Guzu, venu de Toulouse, représentant l’école Music-Halle: Damien Gouzou (dm, compos),
En seconde partie, Michel Zenino (b, compos) proposait un ensemble idéal avec Sophie Le Morzadec (voc), Etienne Manchon (p, keyb), Antoine Paulin (g), Christophe Monniot (as, sops), Leonardo Montana (p), Jeff Boudreaux (dm) et c’est presque en qualité d’hôte de l’IMFP3 qu’il présente la musique de son nouvel album. La soirée est lancée par un superbe double hommage à Horace Silver et Sigfried Kessler, Siggy pour les intimes, compagnon de scène de Michel, qui signe avec «Silver Blues Siggy» une composition de qualité. Michel Zenino présente un nouveau quartet international avec Jeff Boudreaux venu de Baton Rouge (LA), Leonardo Montana, natif de Salvador da Bahia (Brésil), Christophe Monniot de Normandie et lui, le régional de l’étape natif de Marseille. Des compositions originales, toujours présentées avec humour, nous font découvrir, une très belle ballade «Malcolm», «The Mouse» racontant une histoire de Roméo et Juliette revisité par des souris. Passionné de chanson française, Michel, réinvente une version de «Sarah» de Georges Moustaki, suivie de «San Francisco» de Maxime le Forestier. Le public, en grande majorité jeune, en redemande.

Mercredi 23 novembre

Hôtel C2-No Drums Jazz Trio: Thierry Maucci (ts), Claude Vesco (g), Christophe Cuzzucoli (elb)
Dans l’élégant salon de ce très chic hôtel, le No Drums Jazz Trio, sans batterie, comme l’indique son nom, joue un répertoire puisé dans le jazz des années 1960-1970. Volume adapté à l’auditoire qui très sagement écoutera ce trio qui comprend deux vétérans (Thierry et Claude) du jazz régional. Les deux compères présentent une longue carrière, dans des styles très différents, free pour Thierry redevenu plus classique et bop, fusion, modern jazz pour Claude. Le premier a signé une dizaine d’albums sous son nom et le second, seulement deux, mais sa carrière sillonne la nuit jazzistique marseillaise. Complété par Christophe, adepte de la basse cinq cordes et admirateur de Jaco Pastorius, le groupe s’est formé il y a deux ans et joue régulièrement un répertoire revisité à sa manière. Entre Rollins et Pat Martino.

Jeudi 24 novembre

Le Cri du Port-Chicago Blues Festival 48e Edition: Eddie Cotton Jr. (g, voc), Grady Champion (harp, voc, g), Diunna Greenleaf (voc), Kendero Webster (dm), Darryl Cooper (clav), Myron Bennett (elb)
Cela fait près de 15 ans que le Chicago Blues Festival, n’a pas fait étape à Marseille, le dernier concert de Lil’ Ed & the Bues Imperials n’avait rassemblé qu’une cinquantaine de personnes. Ce soir, carton plein au Cri du Port qui refuse du monde depuis deux jours. Dans la pure tradition de ce tour, le groupe du leader, en l’occurrence celui d’Eddie Cotton, avec l’invité, Grady Champion, chauffe la salle, avant l’arrivée de la vedette puis du second invité, la chanteuse Diunna Greenleaf. Niveau sonore à fond, les fender twins crachent leur puissance et la chaleur monte dans la nuit. Le public mi-debout mi-assis applaudit et danse, comme dans un lieu de culte du blues éternel. Même si les musiciens, ne font pas (encore) partie du panthéon du blues, ça assure et on en redemande. En fait les musiciens viennent plutôt du Sud que de Chicago, Eddie Cotton Jr. et Grady Champion sont natifs du Mississippi, et se sont illustrés à leur début à Memphis et Diunna Greenleaf vient de Houston, Texas. Peu importe, quand on a le blues… On y met ses joies et ses peines et tout cela devient le blues, ici rageur comme à Chicago, la cité des vents. Tradition oblige, on passera du blues endiablé à des chants d’amour perdu, et chacun aura son morceau de bravoure à l ‘harmonica, solo de guitare et chant. Dans la simplicité et avec bonne humeur les musiciens nous ont offert une belle soirée avec authenticité. Commencé à fort volume, le concert se termina sur la belle voix a cappella de Diunna Greenleaf dans un pur gospel qui se sentit à sa place dans cet ancien lieu de culte protestant.

Vendredi 25 novembre

Centre Hospitalier Valvert-Les Impatients du Jazz II & Bloom Project. Fred Pichot (ss, as, dir), Jean-Michel Troccaz (dm), Andrew Sudhibasilp (g), Sylvain Terminiello (elb), Perrine Mansuy (keyb), Tania Zolty (voc) invité spécial Didier Malherbe (duduk, fl, ss)

Les Impatients du Jazz II est le second volet des ateliers que mène Fred Pichot avec les patients du Centre Hospitalier Valvert, présenté par Marseille Jazz des Cinq Continents & Osé l’Art. Il rassemble sur scène une trentaine de personnes; pensionnaires, personnel hospitalier et soignants, épaulés par des musiciens professionnels pour une démarche de création collective. Le musicien mène la danse mais certains des patients peuvent en devenir durant un moment le chef d’orchestre. Si les arrangements semblent simples et répétitifs ils n’en demeurent pas moins communicatifs et tous semblent enflammés dans la préparation et l’exécution du concert. Le second volet de la soirée est consacré à la rencontre entre l’orchestre de Fred Pichot et leur invité de marque, ce soir le légendaire Didier «Bloom» Malherbe. Toujours aussi zen, Didier nous conte en coulisse comment Fred lui a proposé cette rencontre incluant des reprises du groupe Gong où il a officié depuis son origine. Didier Malherbe connaît bien Marseille où il s’est produit avec le premier Gong (Théâtre Toursky-mai 72) et plus tard avec Bloom, l’Equipe Out, en duo avec Pierre Bensussan, et Haddouk Trio puis Quartet, sans oublier en invité de Leda Atomica. Le groupe a pu répéter durant 3 jours pour offrir ce soir un concert inédit, lui aussi à guichets fermés.

Samedi 26 novembre

L’Alhambra Cinemarseille-Louise & The Po’ Boys-The Whole Gritty City

Alexandra Satger (voc, tom bass), Matthieu Maigre (tb), Seb Ruiz-Levy (tp), Renaud Matchoulian (banjo), Djamel Taouacht (washbord, perc), Julien Baudry (soubassophone)
L’Alhambra Cinemarseille et le Cri du Port présentent chaque trimestre une soirée thématique où se combinent concert et projection. Cette soirée dédiée à La Nouvelle-Orléans, a, fait salle comble, un public de tous les âges dans ce quartier de l’extrême-nord de Marseille, St-Henri. En lever de rideau, Louise alias Alexandra Satger, en véritable chef de troupe, chantant dans un mégaphone, suivie de ses musiciens, descend dans la salle par les escaliers, enthousiasmant immédiatement le public qui les accueille debout. Le groupe revisite des standards de la Crescent City, comme on l’a baptisée, et sans aucun temps mort, en 50 minutes, gagne ses galons de petit marching band. Mais ce soir son excellente prestation sera un vrai concert, plus qu’un défilé, en hommage au berceau du jazz. Chacun des musiciens assurent parfaitement son rôle, la section rythmique menée par Renaud Matchoulian, Julien Baudry et Djamel Taouacht, ne lâche jamais la pulsation qui permet aux solistes de nous offrir quelques beaux solos, trombone (Matthieu Maigre) et cornet (Seb Ruiz-Levy), tant en dialoguant chacun à son tour. Un salut particulier à Alexandra Satger, dont la voix légèrement éraillée, et la fougue mènent de main de maître son petit combo. Le programme allègre de ce soir comporte aussi deux belles chansons d’amour tirées de la tradition du French Quarter, interprétées en français, une des langues de la Louisiane.
Après un court entracte, le film de Richard Baber, The Wole Gritty City, projeté en première régionale, nous plonge dans le quotidien de trois marching bands de collèges de la Nouvelle-Orléans. Il suit pendant une année des enfants qui grandissent dans la plus musicale et la plus dangereuse des villes américaines. Leurs chefs d'orchestres les préparent à participer en tant que musiciens à la parade du Mardi Gras mais aussi à survivre à la violence de leur environnement. Ce document social et musical fut salué par le public, faisant de cette soirée un succès populaire.

Dimanche 27 novembre

La Maison des Arts (Cabriès)-Jacky Terrasson (p), Stephane Belmondo (tp)

Les musiciens se côtoient depuis des années et ont souvent joués ensemble au sein de diverses formations et d’albums (Gouache de Jacky, Ever After de Stéphane…) mais le duo s’était rarement produit dans la région. Fort de la parution de leur album, Mother, paru chez Impulse!, dont ils jouent plusieurs titres, ils vont colorer cette belle fin d’après-midi ensoleillée dans le village de Cabriès qui s’est doté d’un beau petit auditorium et d’un piano de bonne facture. A leur habitude dans une parfaite entente, ils vont ravir un public très familial qui savoure leur musique et en redemande.

Mercredi 30 novembre

Hôtel C2-Géraldine Laurent Quartet At Work: Géraldine Laurent (as), Paul Lay (p), Yoni Zelnik (b), Donald Kontomanou (dm)

Ces quatre musiciens se sont produits à plusieurs reprises dans la ville mais jamais dans cette formation. Géraldine Laurent sans états d’âme entraîne son équipe en droite ligne du bebop, revisité avec une fougue juvénile. Dans le premier set, les titres s’enchaînent sans temps morts, laissant juste un souffle aux applaudissements. Les échanges piano sax, sont remarquables, et si l’on croyait Paul Lay calme, son jeu intrépide et précis le place en tête des jeunes loups du clavier national. Concert parfait, seul regret le bar et l’environnement  bruyants, voir à modérer leur dialogue incessant et le bruit des cliquetis des couverts.

Jeudi 1er décembre

Cinéma Le Bourguet-Film The Whole Gritty City et Thomas Weirich Trio

Le Cinéma de Forcalquier et La Plage Sonore (qui organise à Forcalquier chaque été le Cooksound Festival) ont fait le pari de présenter une soirée musicale en pleine semaine dans cette petite ville des Alpes-de-Haute-Provence. Le film choisi rejoignait la thématique de la Nouvelle-Orléans. Un public attentif a eu le loisir de découvrir en première partie le trio du guitariste Thomas Weirich, programmé tardivement, qui assura une superbe introduction à cette balade à travers la Louisiane. Le film bénéficia ainsi d’une seconde projection dans le sud pour un public très satisfait de cette initiative automnale, à un moment où la ville s’endort après l’animation estivale.

Samedi 3 décembre, le jour de clôture de Jazz sur la ville, d’autres concerts se sont déroulés à la Cité de la Musique de Marseille, au Conservatoire Pablo Picasso de Martigues et à Vitrolles. La dernière soirée de concerts de Jazz sur la Ville se terminait donc après un mois intense, marqué par un véritable succès populaire. L’édition 2017 est déjà annoncée et fêtera les 100 ans de l’arrivée à Brest du premier orchestre de jazz composé de musiciens afro-américains. Mais, pendant cette année 2017, les différents acteurs de cette manifestation, et c’est là que réside l’originalité de Jazz sur la ville, poursuivent leur activité permanente, jazz ou pas jazz, musicale, théâtrale ou autre, car pendant l’année, à Marseille et dans la région, la vie culturelle ne s’arrête pas…


1 Le collectif Jazz sur la Ville préfère le terme de «manifestation» plutôt que celui de festival dont le caractère ponctuel résulte d’une seule entité.
2 Jazz Hot n° 677, automne 2016
3 Institut Musical de Formation Professionnelle de Salon de Provence

Michel Antonelli

remerciements à Mikhaele Elfassy, Florence Ducommun, Claire Pericart,
François Billard, Christian Ducasse, Christian Palen,
Dominique Michel, Guillaume Peyre, Franck Tanifeani
Photos Florence Ducommun, Christian Palen et Michel Antonelli

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Cormons et diverses communes du Collio, Italie et Slovénie


Jazz & Wine of Peace, 26-30 octobre 2016




Plus riche que les années précédentes la 19e édition de Jazz&Wine a confirmé son fort lien avec le territoire et son caractère multiculturel, aussi bien par les contenus musicaux que par la présence de nombreux spectateurs autrichiens et slovènes.
Comme de coutume, le Teatro Comunale de Cormons a abrité les concerts du soir, plus attractifs pour le grand public. Les villages, les propriétés, les domaines vinicoles (Le Collio est un terroir vinicole, une appellation contrôlée, ndlr), et les caves dans lesquels avaient été distribué tous les autres événements ont fourni pas mal d’éléments de réflexion, et pas moins d’agréables surprises. Et c’est par ces dernières que cela vaut la peine de commencer.


Gonzalo Rubalcaba © Luca d'Agostino/Phocus Agency by courtesy of Jazz & Wine

A la Villa Attems de Lucunico, Emile Parisien (ss), Michele Rabbia (perc, el), et Roberto Negro (p) ont fait la démonstration de la façon dont on peut actualiser des langages de contextes historiques sans tomber dans le «déjà entendu». Dans le jeu de piano de Negro on trouve des traces de Satie, des échos de Paul Bley et une nette influence de la musique contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle par l’utilisation du piano préparé. Empreint d’une marque postwebérienne, le processus de construction graduelle privilégie les timbres et intègre des fragments électroniques, des sons parasites du soprano et la vaste gamme des percussions. Tout cela se concrétise en constructions polyrythmiques, réélaborations jazzistiques insolites (Cantabile de György Ligeti!) et se déstructure en progressions free que le soprano pénètre comme une lame tranchante.

Dans le cadre de l’Abbazia di Rosazzo, Jean-Louis Matinier (acc) et Marco Ambrosini (nyckelharpa) ont donné vie à une forme joyeuse d’improvisation, au delà du genre. Le choix d’Ambrosini est des plus originaux. Ne pouvant plus pratiquer l’activité de violoniste classique à cause d’un accident, il a exhumé un instrument encore utilisé dans les musiques populaires suédoises: semblable à la vielle dotée à cordes mélodiques et de résonances, et en mesure de produire des bourdons. L’interaction vitale avec Matinier évoque la tradition folklorique, la musique ancienne, Gesualdo et Monteverdi, rappelant à l’esprit les collaborations de l’accordéoniste avec Michel Godard, Renaud Garcia-Fons et Michael Riessler.

Près du domaine d’Angoris, Andrea Massaria (g) et Bruce Ditmas (dm) ont reproposé le contenu d’un récent travail dédié à Carla Bley, adoptant deux procédés différents. Ils jouent sur des dynamiques raréfiées dans la reprise de «Olhos de gato», dans le climat en suspens (favorisé par l’utilisation du delay) de  l’«Utviklingssang», et dans la paraphrase de «Ida Lupino». Ils donnent vie à de longues et torrides improvisations sur «Vashkar», «And Now the Queen» et «Batterie», en déstructurant et masquant les thèmes. Dans ce contexte les seules limites se situent dans une certaine unité de timbre et dans la prépondérance sonore des polyrythmies de Ditmas.

A Buttrio, près de la Villa di Toppo Florio, le Living Being Quintet de Vincent Peirani a fait preuve d’une notable capacité à puiser dans des sources disparates. Tony Paeleman (elp), Julien Herné (elb) et Yoann Serra (dm) forment une section rythmique  qui construit des implantations modales efficaces (l’ombre de Miles Davis plane dans le coin). Les compositions originales sont riches d’intéressantes  trouvailles mélodiques et quelques intuitions heureuses alimentent la réélaboration  d’un autre matériel. «Some Monk» prend forme de deux fragments de «We See» et «Played Twice». Le collectif s’exprime sur des sommets de grand lyrisme dans «Dream Brother» de Jeff Buckley et grâce à une efficace cohésion dans la frénétique version de «Mutinerie» de Michel Portal. Peirani se comporte en vrai leader, coordonnant les exécutions, interagissant avec un surprenant Emile Parisien, auteur de piquants solos de soprano et dans une certaine mesure débiteur de David Liebman. 

A la Kulturni Dom de Nova Gorica, le quartet Made to Break, dirigé par Ken Vandermark, a confirmé qu’il représentait une continuation digne d’estime de l’énorme patrimoine de Chicago. La soif d’expérimentation du saxophoniste abreuve  de longues séquences dans lesquelles convergent la recherche des timbres et la variété du fond propre des musiciens de l’AACM, avec d’occasionnels rappels au free et à l’électronique de Christof Kurzmann. Soutenu par le travail intense de Tim Daisy (dm), Vandermark développe une puissance impressionnante dans le phrasé du ténor (Ayler est une référence crédible), tandis qu’à la clarinette, il conserve une clarté exemplaire même dans les passages les plus impraticables. Avec lui Jasper Stadhouders (elb), avec son Rickenbacker, instrument très en vogue dans le rock progressif et qui véhicule des solutions de timbres originales, interagit efficacement.

Une grande créativité et une inclination pour les compositions extemporanées ont caractérisé le set du duo Groove & Move à l’Azienda Agricola Borgo San Daniele de Cormòns. Gabriele Mitelli (tp, pocket trumpet, flh, perc) et Pasquale Mirra (vib, perc) opèrent librement sur les traces de Don Cherry et Karl Berger. La mémoire de disques historiques comme Symphony for Improvisers, Togetherness et Eternal Rhythm affleure indirectement, mais la référence à Cherry se concrétise quand tous les deux citent «Art Deco» et «Brown Rice». L’esprit du grand Don se traduit par une exploration des timbres, souvent générée par des bourdons émis par la pocket trumpet ou par une trompette préparée (qui sonne presque comme un didjeridoo), ou par l’emploi de petites percussions. Dans les deux cas, on procède de toute façon à la construction des structures. De fugaces citations d’«Epistrophy» et «I Mean You», ou bien le thème de «Orange Was the Colour of Her Dress» démontrent que la mémoire historique et toujours vigilante.

Que certaines des plus prestigieuses écoles puissent créer des répliques de modèles, le concert de Nir Felder à Vila Vipolže l’a prouvé. Formé à la Berklee de Boston, le guitariste fait la preuve qu’il a approché des notions de tous les spécialistes majeurs. Pourtant le phrasé et le son –pourvu aussi d’une infrastructure rock– ne révèle pas une identité précise. En outre ses compositions, pour agréables qu’elles soient, sont assez prévisibles sur le plan harmonique. Orlando le Fleming (elb) et Jimmy MacBride (dm) s’adaptent à ce canevas  prévu.

Beau projet que celui présenté à la Tenuta Villanova de Farra d’Isonzo par Klaus Gesing (bcl, ss), Björn Meyer (elb) et Samuel Rohrer (dm). Comme l’atteste Amiira, le trio fait son point fort de l’interplay, de la recherche de timbres, et d’une lente mais graduelle construction de mélodies raffinées. La circulation continuelle de signaux et de trouvailles contribuent d’une manière égale aux constructions méticuleuses et à la prononciation limpide de Gesing, ainsi que la vaste gamme de solutions de Meyer (pédales, arpèges, notes amorties, effets, cordes et caisse harmonique de percussions) et le travail sur les couleurs –digne d’un percussionniste– de Rohrer. Il en résulte une parfaite unité formelle.

A la Cantina Renato Keber de Zegla, le trio São Paulo Underground –Rob Mazurek (corn, el), Guilherme Granado (synt), Mauricio Takara (dm, cavaquinho)– a organisé un concert-événement aux aspect plus ou moins rituels. De furieuses et pulsantes  progressions rythmiques, renforcées par le synthétiseur analogique, introduites et scandées par leurs successions de rengaines vocales de saveur tribale et d’effets électroniques vintage. Sur ce flux presque ininterrompu se détache le cornet de Mazurek avec un phrasé bouillonnant et des improvisations emportées qui convoquent la leçon irrévérencieuse de Lester Bowie et la poésie naïve de Don Cherry. On assiste donc à une représentation  qui –une fois les équilibres de circonstances faits– évoque les lointaines expériences de Sun Ra Arkestra et de l’Art Ensemble of Chicago, mais pourvues de significations bien plus profondes.

Quant aux concerts du soir au Teatro Comunale de Cormons, ils ont attiré un nombreux public et offert une très grande qualité dans l’ensemble, suscitant pourtant quelque perplexité et quelques désillusions, fruits des discussions entre les chargés du travail et les passionnés.

Avec son quartette désormais classique, Jan Garbarek s’est fossilisé dans une formule figée, dans laquelle il convie en même temps quelques heureux traits mélodiques d’inspiration populaire, dans lesquels il glisse une world music superficielle. Le show est construit d’une façon impeccable, sur la base d’un répertoire privé de nouveautés, qui prévoit aussi d’amples espaces réservés aux (inutiles) solos des autres membres, libérés de leur tâche de second rôle, selon une pratique plus typique d’un concert rock; le funambulesque et parfois débordant Trlok Gurtu est le seul apte à ajouter des touches de couleurs et de créativité; l’honnête mais impersonnel Yuri Daniel (elb); l’humble et didactique Rainer Brüninghaus (p, syn). Le peu de moments de pure émotion coincident avec quelques interventions de Garbarek, en vertu de son timbre diamantin, et avec la suite «Molde Canticle» qui  tourne autour de «I Took Up The Runes (1990)».

Par respect pour les spectacles italiens de 2015, le quartette Aziza a pris une physionomie plus homogène, mais aussi plus prévisible et sans doute moins encline au risque. En dépit des constructions magistrales de Dave Holland (b) et de l’inventivité d’Eric Harland (dm), les exécutions se dirigent souvent sur de solides grooves parfois enjôleurs. On apprécie la cohésion du collectif et l’effort de composition des quatre membres. Dans ce domaine, il semble avoir acquis plus de poids par les contributions de Chris Potter (ts, ss) et Lionel Loueke (g). Malheureusement le premier emploie un dixième de son enviable talent, recourant trop souvent à des patterns et à un langage «breckerien». Le second utilise de multiples effets, mais il arbore un son et un phrasé personnels seulement dans certaines prestations polyrythmiques proches de ses propres racines africaines.

Avec son récent «Charlie», Gonzalo Rubalcaba a rendu un hommage sincère à son maître Haden. Renonçant quasi complètement à sa virtuosité, il aborde avec respect «Firts Song» et «Silence», faisant un usage de bénédictin du staccato en lui appliquant des pauses opportunes: pratique exaltée dans l’exécution en trio de «Blue in Green». Il ajoute aussi, avec mesure, des connotations afro-cubaines au côté latino de Haden («La Pasionaria» en est un exemple brillant), ou des morceaux d’autres compositeurs insérés par le contrebassiste dans son propre répertoire, comme «Hermitage» de Pat Metheny. En digne héritier de Haden, Matt Brewer élabore des lignes essentielles mais prenantes avec un son somptueux et enveloppant, stimulant Jeff Ballard à produire une ample gamme de nuances percussives. Dans ce contexte il revient à Will Vinson (as) de jouer un simple rôle d’exposition et de conclusion du thème.

Par rapport au CD, When You Wish Upon A Star, Bill Frisell a présenté une formation privée de la viole d’Eyvind Kang, se trouvant devant l’obligation de faire coexister le trio –avec Thomas Morgan (b) et Rudy Royston (dm)– et la voix ténue de Petra Haden, gênée de plus par la toux et un rhume. Il était licite de se demander si le répertoire (adapté de musiques de film) aurait dû subir cette présentation. Tous comptes faits, on peut parler d’épreuve brillamment surmontée malgré quelques inévitables défaillances (en français) vocales. Petra a réussi à apporter une certaine expressivité –avec une approche quasiment rock– aux interprétations de «Moon River», «When You Wish Upon a Star» et «The Windmills of Your Mind». Frisell et ses collègues se sont engagés avec une grande conscience des tessitures dynamiques dans les aspects de «Lush Life» et «To Kill a Mocking Bird», réussissant à ne pas banaliser des thèmes archiconnus, comme «Once Upon a Time in the West» de Morricone et «The Godfather» de Rota. Le mérite en revient aussi à la capacité interactive et au goût mélodique de Morgan, ainsi qu’aux solutions inventives et à la sensibilité coloriste de Royston. Quant à Frisell on ne peut qu’admirer son sens de l’économie dans la construction des phrases et le soin à moduler le son, qualités indispensables pour affronter un répertoire apparemment sans surprise et à ajouter un autre chapitre à sa recherche dans le cadre de la popular music.

En conclusion d’une édition qui connut un grand succès sous tous rapports, il est juste de souhaiter d’heureux auspices pour la vingtième édition.


Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
Photo de Luca d'Agostino/Phocus Agency by courtesy of Jazz & Wine

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Greg Porter © DAvid Bouzaclou




Toulouse, Haute-Garonne



Jazz sur son 31, 8 au 23 octobre 2016



«Métissage culturel, mouvement musical ouvert sur le monde», «diversité des univers» tels sont les maîtres-mots de ce 30e anniversaire du festival Jazz sur son 31 organisé par le Conseil départemental de la Haute-Garonne sous la plume de Georges Méric son président. Une dimension politique également en faisant d'un événement culturel un remède contre l'exclusion et le repli sur soi dans un esprit d'universalisme et de valeurs humanistes. Un bien vaste projet dont le résultat est finalement de ressembler à l'ensemble des programmations de festivals de jazz où le jazz, parfois de haut niveau ou très convivial comme ici, est cependant dilué au sein de diverses musiques de mode.
Ainsi le jazz Django à la sauce occitane, Savignoni tri e lo Papet, côtoie la scène européenne avec le norvégien Peter Wettre (ts); les voix de la madrilène Lorena del mar à Lou Tavano et Leila Martial à la world du batteur Jean-My Truing, aux rives des Balkans avec le duo entre Bojan Z (p) et Julien Loureau (ts) sans oublier l'Afrique de Ray Lema (p) et la scène israélienne autour de Shaï Maestro (p) et Yonathan Avishaï (p). La génération contemporaine hexagonale est fortement représentée avec Géraldine Laurent (ts), Laurent Coulondre (p), Airelle Besson (tp), Nicolas Calvet ou le collectif Awake. Des formations dont le jazz est souvent un des éléments fondateurs parmi tant d'autres tout comme les poids lourds des festivals que sont Manu Katché ou l'inévitable Ibrahim Maalouf. Cette quinzaine nous a permis d'entendre quelques remarquables prestations.
On se concentre donc dans ce compte rendu sur le jazz de culture…



C'est d'ailleurs une forme de succès qui caractérise cette ouverture de festival tant le public fut nombreux dans cette salle d'Odyssud de Blagnac en périphérie de Toulouse. L'affiche est fort prometteuse avec une rencontre comme les aime le saxophoniste Joe Lovano. Par le passé, il a toujours privilégié les expériences diverses d'un classicisme assumé autour du piano d'Hank Jones à un hommage à Charlie Parker ou Tadd Dameron sans oublier les formules plus libres avec Gunther Schuller, Paul Motian ou le Masada de John Zorn.
Cet état de fait se caractérisait déjà il y a une vingtaine d'années dans ses deux approches du quartet avec Mulgrew Miller ou Tom Harrell sur la scène du Village Vanguard. Son ouverture au monde est ce soir au cœur d'une rencontre aux couleurs latines avec le pianiste cubain Chucho Valdes qui n'est pas sans rappeler son formidable duo avec Gonzalo Rubalcaba sur Blue Note.
L'axe ténor-batterie fonctionne à merveille avec son complice Francesco Mela dont la polyrythmie en fait un partenaire idéal mêlant jazz et formes latines. Démarrant sur un boléro, Joe Lovano impose sa personnalité évoquant Sonny Rollins en forçant son vibrato; la formule se veut classique en quintet avec percussion. Un hommage sincère à l'ancien président de Blue Note, Bruce Lundvall, qui nous a quittés l'année dernière  avec cette composition «BL» de Joe Lovano qui a permis au quintet d'installer un climat plus méditatif autour de la sonorité légèrement voilée et dure du ténor  rappelant Joe Henderson. Si la formation se veut cubaine avec Yaroldy Abreu (perc), Gaston Joya (cb) et le coleader Chucho Valdés qui s'en donne à cœur joie dans un déluge de notes avec un lyrisme exacerbé, le jazz reste un élément fort de cette rencontre, notamment par le répertoire d'où se détache le superbe «The Star Crossed Lovers» du duo Ellington-Strayhorn, «Confirmation» de Parker ou un thème modal de Miles Davis. Le final en formule piano-ténor sur «Body and Soul» étant le reflet d'une soirée à la musicalité exemplaire.


Christian McBride Trio © David Bouzaclou
Il nous aura fallu attendre une semaine avant d'apprécier le sublime trio du contrebassiste Christian McBride. L'ancien protégé de Ray Brown cultive une même approche où le swing est le principal vecteur, même si on est plus dans une forme de prolongement. Un respect de la tradition sans en vénérer la poussière tant ses projets sont divers sur le plan de la formule mais aussi au niveau du concept. Une précision diabolique doublée d'une énorme sonorité boisée utilisant toutes les ressources de son instrument sont la marque de fabrique du leader. La superbe version de «Caravan» met en avant les excellents arrangements du contrebassiste et de son impeccable mise en place. Christian Sands (p) explore un jeu tout en nuances passant de couleurs modales évoquant McCoy Tyner dans l'aspect ornemental de ses improvisations, tout en conservant une certaine élégance issue de son ancien mentor Billy Taylor.
La où le trio avait trouvé un équilibre dans l'excellence avec ses prestations au Village Vanguard, l'ensemble perd aujourd'hui un peu de sa superbe dû à l'absence de Ulysses Owens Jr. aux baguettes. Un musicien complet à la grande qualité de frappe utilisant de légers roulements, toujours à l'écoute en maintenant une dynamique tout au long d'un thème. Jerome Jennings son remplaçant est plus dans une approche globale d'accompagnement en soutenant le soliste en permanence. Cela fait maintenant sept ans que le pianiste et le contrebassiste collaborent avec un répertoire rappelant celui du Vanguard comme cet excellent «Fried Pies» de Wes Montgomery ou du thème plus méditatif «Sand Dune» de Christian Sands. Ses passages en block chord à la Phineas Newborn donnent une impression de virtuosité non dénuée de musicalité. Philadelphie étant la ville de naissance de Christian McBride, le côté funky s'exprima pour le plus grand bonheur du nombreux public de cette salle de Diagora de Labège aux portes de Toulouse. D'une mélodie de Stevie Wonder à un hommage à James Brown où Jerome Jennings fait quelques clins d'œil à Clyde Stubblefield, la piste de dance n'est plus très loin.  Le final monkien clôtura une soirée qui s’avérera être l'un des sommets du festival.

L’Automne club qui reste le lieu privilégié de Jazz sur son 31 au cœur du Conseil général de la Haute-Garonne, affichait complet pour le concert du jeune trompettiste Marquis Hill. Le phénomène de Chicago, heureux lauréat du prix Thelonious Monk en 2014 présenta des extraits de son nouvel album The Way We Play avec quelques versions de compositions de musiciens tels «Maiden Voyage» d'Herbie Hancock ou «Fly Little Bird Fly» de Donald Byrd. La déception est au rendez-vous de par un jeu linéaire sans expressivité, bien loin des références qu'on nous vend (Woody Shaw), sans le vibrato ou la brillance doublée de la rondeur d'un Freddie Hubbard. Cette discontinuité rythmique entre binaire et ternaire, où les thèmes interchangeables s'enchaînent, laissent peu de place à l'improvisation du leader. Seul le jeune vibraphoniste Joel Ross, qu'on a découvert l'été dernier auprès de Wynton Marsalis, surnage avec un jeu plus proche d'un Bobby Hutcherson ou Steve Nelson. On est loin des jeunes loups des années 1980-90 tels Roy Hargrove, Terence Blanchard ou Brian Lynch qui avaient déjà au même âge plus de maturité et de personnalité.
Le lendemain, sur la même scène, le guitariste Jérôme Barde à la sonorité si singulière venait présenter son excellent groupe les Jazztronautes d'où émerge le formidable contrebassiste Darryl Hall dont le prolongement peut se faire sur l'album Spinning (Space time records).

Smalls and Mezzrow at Toulouse © David Bouzaclou
En seconde partie, c'est le fameux Smalls Jazz club du 183 West 10th Street à Greenwich Village qui s'invite pour deux soirées exceptionnelles. C'est le responsable Spike Wilner également pianiste (ou l'inverse) qui est le maître de cérémonie. Avec une approche bop du piano dans la lignée de l'école de Detroit, Spike Wilner est dans la continuité d'un Tommy Flanagan tout en prolongeant une vision plus globale incluant Earl Hines mais aussi l'aspect modal et rythmique de McCoy Tyner voire même le stride. Le blues est toujours dans l'esprit de sa musique comme ce «Iceberg Slim» en hommage au célèbre écrivain afro-américain ayant passé sa vie entre proxénétisme et écriture. Une magnifique version de «Warm Valley» d'Ellington avec un superbe jeu en single note du guitariste Peter Bernstein telle une révérence contemporaine à Kenny Burrell répond à Joel Frahm (ts) au jeu droit avec un léger vibrato au ténor expressif à souhait avec de subtiles citations tout au long de ses interventions.
«Trick Baby» qui est également le titre d'un livre de Iceberg Slim est un thème évoquant l'univers funky d'Horace Silver quand «Hopscotch» nous entraîne dans une valse au swing irrésistible. La proximité du leader avec son public échangeant des anecdotes sur son mentor Jaki Byard, partageant avec ce dernier le respect de la tradition du jazz au sens large ou bien cette histoire de musicien new-yorkais raté qui retrouve le goût de la musique dans sa simplicité, donne à la soirée une ambiance décontractée de club. Spike Wilner est entouré d'une superbe rythmique amenée par Tyler Mitchell (b) qu'on avait déjà découvert il y a plus de vingt ans auprès d'Art Taylor, et par Anthony Pinciotti (dm) d'une grande personnalité tout en souplesse et swing. Les activités autour des clubs du Smalls et du Mezrrow (cf. Jazz Hot n°678) sont également au cœur des deux soirées car les musiciens sur scène font partie de l'histoire de ses deux lieux si singuliers fonctionnants  de manière familiale. Le final sur «Blues for the Common man» est un démarquage du classique «After Hours» dont les longues phrases sinueuses du ténor à la Eddie Harris est un pur bonheur.

La soirée de clôture à la Halle aux Grains de Toulouse affichait complet bien avant l'ouverture du festival avec en tête d'affiche l’éclectique talentueux chanteur Gregory Porter. Une voix sublime aux inflexions faisant une double allégeance à Donny Hathaway et Stevie Wonder, pour une soul sophistiquée se baladant dans les contrées du jazz et du gospel. Un seul regret dû à la formation pop fonctionnelle qui entoure un tel diamant vocal.
Non loin de là, l'Automne Club revisitait le swing des années 30 et 40 autour de Paul Chéron (ts, cl) en septet. Une forme de promesse pour la prochaine édition de Jazz sur son 31.


David Bouzaclou

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Verviers, Belgique


Jazz à Verviers, 9 septembre-4 novembre 2016



A l’est de la Belgique, la ville de Verviers est l’épicentre d’un triangle dont les angles, Liège, Maastricht et Aix-la-Chapelle forment l’Euregio. Cette apparente communauté de 500 000 âmes cherche depuis Charlemagne –ou, pour le moins depuis 1945– à développer des liens économiques et culturels qui fédèrent par-delà les langues et les anciennes frontières. On peut ainsi rêver d’un nouvel essor sur les friches lainières des bords de Vesdre. En jazz, il y eut une éphémère B.D.N. Jazz Federation (pour Belgique/Deutschland/Nederland), baptisée à Vaals en février 1977, qui regroupait sept associations et clubs de Liège, Bilzen Maastricht, Würselen, Spa et Verviers. Dans l’ex-cité lainière, le Bihain, la Jument Balance et le Chapati Two ont disparus, mais le Hot Club subsiste et programme encore un concert mensuel pour quelques amateurs de new orleans et de dixieland. Verviers s’enorgueillit aussi d’une belle palette de musiciens qui va de Louis Dops (tp) à la famille Houben –Steve (as,fl), Grégory (tp,voc)– en passant par Roger Claessen (cl), Milou Struvay(tp), Tony Liégeois (dm), Félix Simtaine (dm), Jano Buchem († eb, b), Pirly Zurstrassen (p, acc) et son fils Félix (b, eb).
Béatrice Pottier, directrice du Jazz à Verviers, rêve de succès depuis 2007. Elle en compte quelques-uns à la mesure d’un public trop souvent frileux. La fermeture du Grand Théâtre local, pour rénovations, l’a poussée à éclater sa 10e édition en dix dates et divers endroits de Saint-Vith à Dison en passant par Waimes, Eupen, Malmédy et Verviers: Hôtel de Ville, Eglise Saint-Remacle, Centre Culturel de l’Espace Duesberg. Nous étions à l’Espace Duesberg du vendredi 7 au dimanche 9 octobre.




De retour du festival de Rimouski (Québec), Béatrice avait ramené dans ses valises le trio d’Emie Roussel (p) et le quintet de son père Martin (p). C’est Emie qui nous est apparue en premier le vendredi à 19h30. La jeune pianiste a livré quelques-unes de ses compositions de structures minimalistes par l’écriture et le rendu. Où l’on attendait des improvisations, on écouta de longues redites de phrases courtes, sans modulations. Le toucher de la pianiste est beaucoup trop raide et, malheureusement, nous nous sommes ennuyés à son écoute, nonobstant les solos créatifs de Nicolas Bédard (b, elb) et le tempo rigoureux de Dominic Cloutier (dm, «Mario»).



Viktor Lazlo et David Linx © Jérôme Partage

La délicieuse Viktor Lazlo (voc) vint heureusement en seconde partie. La chanteuse, qui fêtait ce jour-là son anniversaire, débuta son récital sans surprise en nous transportant dans son «Canoé Rose». La diction est nette, la tessiture un peu plus grave qu’à l’origine. La voix prend de l’assurance au fil d’un récital comprenant 19 titres; des reprises: «Les Mots d’Amour», «Pleurer des Rivières», «Put the Blame on Mame»; et, bien sûr, les succès de Lady Holiday qu’elle affectionne particulièrement: «Good Morning Heartache», «God Bless the Child». Comme lors de son spectacle My Name Is Billie Holiday (180 représentations), elle chante «Georgia» en duo-collage avec Billie (voix off). Le trio de Michel Bisceglia (p) assure parfaitement l’accompagnement avec, en invité, Olivier Louvel (g). David Linx (voc) apparait dès la 9e chanson, «Au lait». Pour son «Travel Song», Viktor Lazlo l’accompagne en harmonie; sur «The Lady Is a Tramp», les chanteurs alternent les phrases, David ponctuant très swing les interventions de la jolie Viktor. La rencontre est chaleureuse entre des artistes qui s’aiment et se respectent; elle se prolongera en questions réponses et en backings, passant par «What Are You Doing…» et «Bridges» pour se clôturer sur un fulgurant «Breathless». On notera particulièrement les paroles écrites par David Linx sur «Poses» et «Along Goes Betty» («Along Came Betty», la composition de Benny Golson, ici en hommage à Betty Carter); celles de Viktor Lazlo sur «Lola and Jim» et «Promised Land» en compassion pour les victimes des guerres en Syrie et en Irak. Viktor Lazlo ne sera jamais une chanteuse de jazz à part entière; elle ne le revendique sans doute pas. Mais elle aime le jazz et les standards; dans ses veines coulent quelques-unes des gouttes écorchées qui transpirent si bien dans ses romans (cf. Les Tremblements Essentiels, Albin Michel, 2015).



Le samedi 10 octobre, c’est donc Martin Roussel (p) qui prenait le relais de sa fille. Sans vouloir trop pousser la comparaison, force fut de constater que la musique de ce second groupe était bien plus aboutie. Le pianiste, qui s’était produit en trio deux jours plus tôt, revenait ainsi en quintet avec Alexandre Côté (as, ss), Frédéric Alarie (b), Guillaume Perron (dm) et Marie-Josée Cyr (voc). Certes, on reste dans une esthétique «Effendi» (le label d’Alain Bédard très représentatif de la scène jazz québécoise), soit un jazz introspectif tourné vers la composition. Le concert s’est d’ailleurs ouvert sur le «Deuxième mouvement» du dernier album de Martin Roussel, Planetarium, tout à fait dans cet état d’esprit. Mais c’est avec un standard, «What Is This Thing Called Love» que la formation a accueilli sa chanteuse, laquelle a révélé une expressivité particulièrement saisissante sur le «Quatrième mouvement» (du même album), un véritable cri de douleur évoquant nos temps troubles. Le concert a eu également des moments plus enlevés, notamment avec «La ballade de la mouche» où chaque soliste a pu mettre en avant ses qualités.


Hono Winterstein, William Brunard, Biréli Lagrène © Jérôme Partage

Mais l’événement de la soirée était la venue de Biréli Lagrène (g) qui n’avait plus foulé la scène belge depuis plusieurs années. A la tête d’un trio bien rôdé (Hono Winterstein, g, et William Brunard, b), Biréli a donné un superbe récital, aux accents variés: un «After You’ve Gone» à la tonalité country (avec une cocasse citation du thème de James Bond!), un magnifique «All of Me» nanti d’un solo virevoltant, «Just the Way You are» de Billy Joel ainsi que sa très belle composition, «Mouvement», créée avec son quartet électrique. Tant la complicité avec les accompagnateurs (tous deux excellents) que la virtuosité ce soir-là très fluide (et sans recherche de performance) du leader ont offert au public (étrangement un peu clairsemé) un jazz à la fois enraciné et capable d’assimiler avec succès des musiques autres. Un excellent concert qui s’est évidemment achevé sur «Nuages» pour le rappel.


Le dimanche 9 octobre, en début de soirée, les organisateurs avaient programmé un quartet d’élèves du Conservatoire de Maastricht –dont deux Verviétois. Pouvait-on espérer un encouragement, un soupçon de curiosité de la part des citoyens locaux? Que nenni! Chez ces gens-là, Monsieur*, le dimanche à 16 heures, on déguste en famille chez la tante ou la belle-famille: une part de doreye (tarte au riz et macarons) ou un quart de tarte à l’makèye (tarte au fromage blanc caillé) avec on’bonne djate di cafè (une tasse de café, en wallon dans le texte). Or donc, rien qu’une trentaine de personnes pour écouter ceux qui, demain peut-être, leur feront honneur! Nous, nous les avons écoutés attentivement! Robin Rebetez (sax, Verviers) et John Wolter (dm, Luxembourg) ont encore du chemin à faire pour trouver l’assurance; Yannick Heselle (eb, Verviers) tient un bon tempo; Tae Jung Kim (g, Corée du Sud) déjà créatif, ajoute de belles couleurs à ses solos («Difference Between», «The Will»). En soirée, Antoine Pierre (dm) aurait dû remplir les trois cents sièges du Centre Culturel puisque son groupe «Urbex» fait l’unanimité de la critique spécialisée
en Belgique. Et bien re-nenni! Juste la famille et quelques proches venus spécialement pour eux! Pour nous: surprise et déception! Le groupe s’est présenté en quintet, sans Steven Delannoye (ts, bcl) ni Toine Thys (ts, ss), avec un Bram De Looze (p) timoré et un Jean-Paul Estiévenart (tp) en crise de foi(e) vraisemblable. Prestation intéressante toutefois de Félix Zurstrassen (eb) et jolies parties du guitariste Bert Cools. Autoritaire, sûr de ses compositions et de ses arrangements, Antoine Pierre (dm) semblait le seul à prendre beaucoup de plaisir.


La Directrice du festival, Béatrice Pottier, déçue par la froideur du public cantonal, se réjouissait quand même des succès engrangés par les cinq premiers concerts. C’est avec un grand optimisme qu’elle attendait les deux dernières dates: le 14 octobre à Waimes et le 4 novembre à Malmédy. Faudra-t-il en 2017 reconduire le partenariat avec l’Espace Duesberg éloigné du centre-ville? That is The Question!


Jean-Marie Hacquier et Jérôme Partage
Photos Jérôme Partage
* pour ceux qui ne connaissent pas, référence à Jacques Brel (ndlr)
© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Bar-sur-Aube, Aube


Jazzabar, 9-11 septembre 2016



Ce festival du fond de l’Aube, animé par les dynamiques Jean-Pierre et Myriam Chouleur, propose à l’amateur de jazz de profiter de la musique tout au long de la journée: de la fanfare dans la ville à la dégustation dans une cave, au déjeuner en terrasse et bien-sûr aux concerts du soir. Pour sa 8e édition Jazzabar a fait la part belle aux hommages en évoquant Django Reinhardt, Stéphane Grappelli, Fats Waller, Erroll Garner, Ray Charles, Louis Prima. En ouverture de chaque soirée du festival, Jean-Pierre Chouleur a rendu hommage à Jean Richer disparu cette année, figure connue et aimée de la vie associative de Bar-sur-Aube et fidèle de Jazzabar depuis sa création.


Les facéties de Jérôme Etcheberry © Patrick Martineau
Le 9, le quintet de Pablo Campos (p, voc) a ouvert le festival avec deux soufflants de grande qualité: Nicolas Montier (ts), Jérôme Etcheberry (tp), secondés par les excellents Sébastien Girardot (b) et de Germain Cornet (dm). Au programme, une relecture intelligente et dynamique des standards avec un souci sincère, de la part de ces jeunes musiciens, de faire perdurer une tradition artistique. Jazz Hot était même présent sur scène par le biais d’une facétie du trompettiste…


Didier Lockwood (vln), Adrien Moignard (g), Diego Imbert (b), Noé Reinhardt (g)
La seconde partie de soirée était occupée par le trio Adrien Moignard (g), Noé Reinhardt (g) et Diego Imbert (b) dans leur répertoire Django joué sans fioriture ni virtuosité trop démonstratives. Ils ont ensuite invité Didier Lockwood (vln) à les rejoindre sur scène. Star très attendue de ce festival (le public, nombreux, était venu pour lui) il a vite pris l’ascendant sur le trio.

Le Mardi Brass Band de Didier Marty © Patrick Martineau
Le lendemain, la parade matinale du Mardi Brass Band de Didier Marty a promené ses cuivres dans les rues de la ville en faisant raisonner la musique de New Orleans. Il a poursuivit son parcours jusqu’à la salle Davot où le même Didier Marty (ts, voc), avec son autre formation, Les Amuse-Gueules (Didier Quéron, soubassophone, Pierre-Yves Plat, p, voc, Frank Mossler, dm, voc) a fait pétiller le déjeuner.


Stéphanie Trick et Paolo Alderighi © Patrick Martineau
Le soir, l’intime duo de pianistes Stéphanie Trick et Paolo Alderighi a proposé un récital à quatre mains dominé par le ragtime («Stoptime Rag», «Handful of Keys») et passant également par le blues et le swing («L.O.V.E.»). 



Uros Peric © Patrick Martineau
Il a été suivi par une prestation autrement plus démonstrative, celle du Slovène Uros Peric (p, voc), accompagné par ses trois choristes (les Pearlettes: Sandra Feketija, Suzana Labazan, La Likar).


Drew Davies (ts), David Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b) et Guillaume Nouaux (dm). Bien connu pour son épatante imitation de Ray Charles, il a enthousiasmé le public qui lui a réservé une standing ovation.


Philippe Petit, Jeff-Hoffman, Jean-Philippe O’Neill © Patrick Martineau
Le 11, la dégustation en cave s’est déroulée en compagnie de Jeff Hoffman (g, voc), flanqué de Philippe Petit (org) et Jean-Philippe O'Neill (dm), lesquels ont également animé le déjeuner en terrasse avec leur gros son blues et groovy.

Dany Doriz, Philippe Duchemin © Patrick MartineauDidier Dorise et Jean-Philippe O’Neill
Le soir, Dany Doriz (vib) était présent avec sa fidèle rythmique: Philippe Duchemin (p), Patricia Lebeugle (b) et Didier Dorise (dm) qui a croisé les baguettes avec Jean-Philippe O'Neill pour une battle réjouissante.



Prima for Ever © Patrick Martineau
Enfin, pour clore le festival, le spectacle Prima for Ever, sous la direction de Stéphane Roger (dm) réunissait Pauline Atlan (voc), Patrick Bacqueville (voc, tb), Claude Braud (ts), Michel Bonnet (tp), Fabien Saussaye (p), Nicolas Peslier (g) et Enzo Mucci (b) sur le répertoire du chanteur de New Orleans: «Just a Gigolo» ou «Sentimental Journey» ou encore «Nothing’s too Good for My Baby»… Un moment de bonne humeur qui incita, sans tarder, les spectateurs à la danse. Une joyeuse conclusion.

Patrick Martineau-
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Bucharest Jazz Festival 2016, La Piata George Enescu © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Bucarest, Roumanie


Bucharest Jazz Festival,
19-25 septembre 2016




La première édition du Festival de Jazz de Bucarest (Bucharest en anglais,
București en roumain) a eu lieu en 1999 avec un programme international, notamment le saxophoniste anglais John Surman et le musicien de jazz le plus renommé du pays à cette époque, le pianiste Johnny Răducanu 1.

Le festival 2016 présentait donc sa 18e édition, sous la direction artistique
nouvelle de l’excellente chanteuse roumaine, Teodora Enache 2. Sa carrière internationale l’a parfois conduite sur les bords de la Seine à Paris.

Entre ces deux dates le festival a accueilli le trio de Carlos Barreto, Herb Robertson, Kenny Garrett, Eric Le Lann, le Trio Baláz et, entre autres, les musiciens du cru Anca Parghel, Mircea Tiberian, Christian Solenau, Nicola Simion ou encore Florin R
ăducanu, marquant ainsi sa volonté d’ouverture à différents courants du jazz contemporain. Le pianiste roumain Lucian Ban, installé aux Etats-Unis, partenaire d’Abraham Burton, en a été le directeur artistique en 2014.

Cette nouvelle édition se voulait complète et, en accompagnement des concerts, étaient aussi proposés une exposition des photos de Jakab Tibor, des conférences, films, workshops et master classes, le tout avec entrée gratuite. Le festival se déroulait principalement dans deux lieux: l’Hanul Gabroveni, pour les conférences, master-classes, expositions, films, et la Piata George Enescu pour les concerts du soir, place qui porte le nom
du grand compositeur roumain (Georges Enesco, en français) né en 1881 et décédé à Paris en 1955, qui compta parmi ses maîtres Jules Massenet et Gabriel Fauré, et qui eut pour élève, entre autres, Yehudi Menuhin…

En complément, nous avons découvert un club,
le Green Hours Jazz Cafe, que nous présentons en post-scriptum de ce compte rendu et qui proposait sur sa scène pendant le festival un concert du trio de Mircea Tiberian.

Un festival au cœur de la musique donc, et du jazz en particulier, puisqu’en ouverture, le Bucharest Jazz Festival nous avait fait le plaisir et l’honneur de proposer une conférence sur l’histoire de notre revue, Jazz Hot, dans le cadre de l’histoire du jazz. Jazz Hot a, il est vrai, une très ancienne relation avec la Roumanie en matière de jazz…




Conférence d'ouverture, Histoire de Jazz Hot, Introduite par Teodora Enache (debout) et proposée par Michel Antonelli (à gauche) © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Lundi 19 septembre


Hanul Gabroveni
Avant le lancement officiel et la conférence consacré à Jazz Hot, l’audience a pu apprécié l’exposition photos de Jakab Tibor: «Musical Body Sounds». L’artiste, diplômé en 1995 du New York Institute of Photography, propose un travail en noir et blanc qu’il décrit ainsi: «Ces photos reflètent mon amour pour la musique, une danse symbolique érotique entre le corps de la femme et l’instrument de musique

Après une présentation dynamique de Teodora Enache, votre serviteur a eu la tâche facilitée par une bonne organisation, une excellente traduction de
Iulia Damian que nous remercions vivement, et une assistance attentive et savante pour mener à bien une conférence intitulée: «Jazz Hot: une présence essentielle dans l’histoire du jazz». Le public très attentif et très intéressé n’a eu de cesse de poser des dizaines de questions pour un échange plus qu’intéressant. Les Roumains –mais aussi des Italiens, Français et même des Brésiliens étaient présents– sont en demande d’informations et avides de programmation de jazz.



Florent Lungu et Michel Antonelli © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival





Mardi 20 septembre


Hanul Gabroveni
A midi, l’éminent musicologue et producteur T.V, Florent Lungu, nous retrace, avec passion et humour, la vie de son ami Johnny
Răducanu incontournable compositeur, contrebassiste et pianiste qui a animé, depuis les années 1950 jusqu’à sa disparition en 2011, la vie jazzistique de Bucarest et de toute la Roumanie. Extrait de films, écoute d’extraits musicaux et anecdotes ont ravi un public très ému par cette évocation. Florent est reparti heureux de cet échange, et avec sous le bras le numéro de Jazz Hot qui avait publié en 2003 un entretien du maître 1.




Conference Doru Ionescu et Virgil Mihalu © Michel Antonelli





Mercredi 21 septembre


Hanul Gabroveni
A midi, Virgil Mahaiu (universitaire, écrivain, poète et correspondant de Down Beat) et Doru Ionescu (écrivain) évoquent l’histoire du jazz en Roumanie, à travers la mémoire des festivals roumains, des publications culturelles, l’écoute de quelques extraits musicaux, et en présentant quelques albums de référence. Des producteurs, parmi la petite dizaine de labels de jazz de Roumanie, évoquent la difficulté de produire pour un petit marché. La distribution dans le pays reste très limitée (82 points de ventes maximum dont la plupart non spécialisés) l’essentiel des ventes se faisant par le net et surtout lors des concerts. Etaient présents les labels Fiver House Records, Soft Records, Green Records, EM Records, e-media, pour un échange décontractée, certains évoquant une mise en valeur exclusive par les médias du jazz du premier âge.



Place George Enescu

Installée sur l’une des plus belles et grandes places de la ville, entouré d’immeuble anciens et de nouveaux hôtels, l’espace du festival est concentré autour de son parterre et d’une scène de dimension raisonnable. Il s’agit d’un festival à taille humaine dont la capacité assise varie autour de 800 à 1000 places et pour la totalité de 2000 places avec les places debout. Le festival devait avoir lieu en juillet, mais la nomination tardive de sa directrice a reporté son organisation en septembre où la température est déjà basse, un petit 15° nocturne. Sous un ciel menaçant, un présentateur joue son rôle de maître de cérémonie, bavard et très professionnel mentionnant les partenaires dont Jazz Hot. Teodora Enache, qui se présente pour cette fois sur scène avec sa casquette de directrice artistique, salue son auditoire qui en retour l’applaudit, et présente le premier groupe dont le pianiste a été son accompagnateur, un air d’amitié plane sur le festival.

Tasi Nora © Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Fest


Sárosi Péter Azara & Tasi Nóra/Tasi Nóra (voc), Sárosi Péter (clav), Gábor Szabolcs (as), Gyergyai Szabolcs (b), Pál Gábor (dm)
Très inspiré par la fusion, notamment Weather Report et Wayne Shorter dont le groupe jouera un thème, les musiciens s’empare calmement de la scène pour installer un répertoire rodé. Les musiciens jouent ensemble depuis trois ans et, tour à tour, expriment leurs qualités musicales. Le saxophoniste Gábor Szabolcs révèle un talent certain qui se délivrera vraiment sur les derniers titres. La chanteuse, Tasi Nóra, qui aborde la scène avec son manteau devra se réchauffer pour donner le meilleur d’elle-même. Le répertoire est en anglais; certains titres, entre ballades d’inspirations traditionnelles et blues, oscillent vers le jazz rock. Sárosi Péter, après une année très chargée en 2015 (collaboration avec huit groupes) avait décidé de faire une retraite dans la forêt roumaine. Ce concert marque son retour avec son groupe régulier. Ce soir aux commandes de son clavier, tour à tour Fender Rhodes ou orgue Hammond, il en aura parcouru toutes les touches pour un discours personnel très original. Les caprices du temps ont compliqué les choses; le groupe termine son concert
sous la pluie devant un public se réfugiant sous les espaces abrités.

Elena Mindru © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Elena Mîndru et Jyväskylä Big Band featuring Tuomas J. Turunen: Elena Mîndru (voc), Tuomas J. Turunen (p), Ilkka Mäkitalo (direction)
, Harri Koivisto, Kerttuli Koivisto, Tero Savolainen (tp), Kalle Keränen (as, ss) Ville Lähteenmäki (as), Antti Kettunen (ts, fl), Sanna Tanninen (ts, fl), Ville Huovinen (bar), Florian Radu, Henriikka Steidel-Luoto, Heikki Sillanpää, Tuomo Kangas (tb), Sebastian Burneci, Antti Kuusela, Hanna Turunen (cb), Matias Luoto (g), Tommi Taavila (dm), Markus Snellman (perc)
Fondé en Finlande dans les années 1970, le Jyväskylä Big Band est l’un des orchestres les plus renommés en Finlande et dans les pays scandinaves. Pour ce projet, il a fait appel à la chanteuse Elena M
îndru, d’origine roumaine installée à Helsinski, et au pianiste finlandais, Tuomas Juhani Turunen, déjà partenaires depuis de longues années. Diplômée de l’académie de musique d’Ârhus, au Danemark, Elena mène ensuite des études de doctorat au département de jazz de l’Académie Sibelius à Helsinski. Avec plus de 400 concerts à son actif et deux albums sous son nom, elle mène une carrière professionnelle depuis plus de 13 ans. Tuomas Juhani Turunen, compositeur et pianiste reconnu, se produit souvent en invité de big bands, avec son groupe, en solo ou en duo avec Anna Inginmaa.
Dès la première composition, l’orchestre implante son décor, efficacité et harmonie mises au service des leaders mais aussi de plusieurs solistes qui s’illustrent de façon parfaite et originale. Il est évident que la vedette de ce soir est Elena Mindru, de retour au pays, qui avec la fougue et la passion d’une grande dame amène son orchestre vers la lumière. Si les titres sont chantés pour la plupart en anglais, elle interprète aussi des compositions inspirées de la tradition finlandaise et dans sa langue natale. On note en particulier un thème inspiré de l’Espagne, dont l’introduction rappelle «Sketches of Spain» de Miles Davis, et qui laisse la part belle à plusieurs musiciens. Durant le concert, les solistes se succèdent avec brio: on citera le trompettiste Sebastian Burneci, le tromboniste Florian Radu, Kalle Keränen au sax alto mais aussi un cours passage très remarqué du guitariste Matias Luoto. Cet orchestre solidement soudé sous la direction efficace de Ilkka Mäkitalo peut compter sur une rythmique talentueeuse en la personne de la contrebassiste Hanna Turunen et des deux percussionnistes. Par bien d’aspect, ce big band a rappelé celui de Don Ellis. Le temps à la pluie, peu clément, priva cette belle prestation d’un plus grand public, le final étant salué par les aficionados qui avaient bravé température et humidité.
Une première soirée intéressante qui a permis de découvrir des groupes de qualité inconnus en France.



Alexandru Padureanu © Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Festival
Jeudi 22 septembre


Place George Enescu

Alexandru Pădureanu (p), Laurentiu Horjea (b), Albert Gheorghe (dm)
Découverte en lever de rideau impromptu du pianiste Alexandru Pădureanu qui livre une version époustouflante de «Caravan». Maîtrise totale, maestria, improvisation originale, comment qualifier cette belle surprise? Il est évident que ce pianiste est hors du commun. Sans se faire prier, il passe par un «Watermelon Man» impeccable et s’offre une superbe version lente puis rapide des «Feuilles Mortes». La Roumanie est coutumière de tels virtuoses, du piano et d’autres instruments, et Alexandru évoque parfois un autre virtuose par ses unissons main droite-main gauche, ses cascades de notes: Phineas Newborn. Chapeau l’artiste!



Bega Blues Band © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Bega Blues Band/Johnny Bota (b), Mircea Bunea (g), Lucien Nagy (sax, fl), Maria Chioran(voc), Toni Kühn (clav, melodica), Ligâ Dolga (dm)
Si à l’origine,
en 1983, le groupe fondé par le guitariste Bela Kamosca, aujourd’hui disparu, s’inspirait du blues, désormais son parcours emprunte les voies de la fusion. Fusion du jazz et du rock mais aussi de la variété roumaine et de la musique de leur région d’origine la Transylvanie. Le groupe se produit en 1992 au Festival de Privas où il remporte le premier prix et joue en 2002 aux côtés de Toots Thielemans au Festival de Sibiu (Roumanie).
Ce soir les titres parfaitement chantés par Maria Chioran sont tous en langue roumaine. Désormais sous la direction du bassiste Johnny Bota, qui signe la quasi totalité des compositions, on découvre un groupe homogène dont tous les membres résident et jouent régulièrement en Roumanie. Les musiciens s’installent sur scène comme à la maison, pas de vraie présentation, mais immédiatement ils sont en action. Sur un premier titre très décapant, on rentre dans une musique qui s’inspire fortement de la fusion des années 1970; le saxophoniste, Lucian Nagy, se situe entre David Sanborn et Michael Brecker, et maîtrise aussi bien son jeu au saxophone que ses interventions à la flûte traversière et à la flûte traditionnelle. Leur musique, peut-être est-ce due à la langue, rappelle par moment l’univers kobaïen du groupe Magma mais aussi celui de la chanteuse polonaise Ursula Dudziak. Toni Kühn, tantôt au clavier électrique, tantôt au piano acoustique mais aussi au mélodica, propose toutes une palette d’atmosphères, quant à Licà Dolga, impeccable dans son rôle de tambour major, et Mircea Bunea à la guitare ils complètent ce sextet au profil très sympathique. On peut regretter le titre «Song for Sacha»
qui plonge le répertoire vers la variété, apprécié par le public (pour une raison qui nous échappe), mais, sur le final qui revisite «Afro Blue», les musiciens donnent une nouvelle marque de leur énergie: un concert très professionnel, qui sonne dans l’esprit d’un style déjà ancien des années 1970-80, mais la musique n’est qu’une histoire d’un éternel ressourcement.

Dan Ionescu © Cristi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Dan Ionescu Quartet/Dan Ionescu (g), David Restivo (p), Jim Vivian (b), Kevin Dempsey (dm)
Dan Inonescu «le» guitariste de jazz de Roumanie a été classé 12 fois consécutivement comme le meilleur guitariste du pays. Il tourne depuis les années 1980 et 1990 empruntant les voies de la fusion. En 1996, il s’installe à Toronto et se produit avec la scène locale et dans tout le Canada. Il a opté pour une guitare à huit cordes construite sur ses indications.
Pour lui aussi, c’est un retour au pays avec comme il le dit: «pour la première sur une scène roumaine un groupe de jazz canadien». Ses accompagnateurs ont tous des références sérieuses, le pianiste David Restivio a travaillé avec Mel Torme, le contrebassiste Jim Vivian a étudié auprès de Dave Holland et Marc Johnson. Kevin Dempsey, le batteur, a étudié auprès de Marvin Smitty Smith, Joe Morello… La virtuosité du guitariste n’est pas en question, mais sa mise en valeur n’est pas des plus évidentes. Très fortement inspiré par les guitaristes brésiliens, notamment Toninho Horta, il joue un répertoire marqué par cette musique. Il reprend même un choro dédié à Villa Lobos qui a beaucoup écrit pour la guitare.
On peut se demander si le choix d’une guitare à huit cordes n’est pas dû à l’envie de jouer comme les Brésiliens qui ont souvent utilisé des guitares inspirées du bandolim (10 cordes pour Egberto Gismonti) ou la sept cordes traditionnelle du Nord. Le répertoire est bien interprété, les musiciens assurent, le pianiste est remarquable. La froideur de la nuit a peut-être découragé une partie du public, moins nombreux que la veille.

On retient en particulier de cette soirée, la magnifique introduction d’Alexandru Pădureanu.


David Restivo durant la Master Class © Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Festival


Vendredi 23 septembre


Hanul Gabroveni
Master Class Dan Ionescu (g), David Restivo (p). Cette rencontre, à midi, est plus un échange avec le public qu’un cours de musique. Dan Ionescu revient sur son parcours et explique que son approche de la musique est très sensitive, très émotionnelle, et précise que dans l’improvisation, l’esprit et le jeu ne font qu’un: «On ne peut pas jouer et penser en même temps. Je communique mieux avec mes musiciens en jouant qu’en parlant. La musique vient du cœur, c’est le meilleur chemin pour un agnostique.» Répondant à une question sur sa guitare à huit cordes, il précise qu’il l’a conçue pour qu’elle soit à la fois légère pour son dos, ergonomique pour son poignée, ses doigts et son bras et qu’elle puisse lui permettre d’aller vers les horizons qu’il souhaite.» Il revient sur sa passion pour la musique brésilienne et offre un medley de compositions d’Antonio Carlos Jobim lors d’un superbe duo très émouvant. A la fin, l’enfant du pays a salué ses amis,
rapidement car une voiture l’attendait pour un retour vers l’aéroport et Toronto…



Decebal Bādilā © Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Festival

Place George Enescu

Second Meeting/
Decebal Bădilă (b 6 cordes, b fretless), Petrică Andrei (p), Vlad Popescu (dm)
Comme son nom peut l’indiquer, ce groupe marque les retrouvailles de vieux complices issus de la communauté jazzistique de Roumanie. Decebal Bădilă est le «Jaco Pastorius» local. Professionnel depuis 1984, il s’est installé depuis 1990 à Francfort où il participe notamment à des émissions TV, séances de studio, concerts et tournées avec des groupes allemands. Il est membre du SWR big band de Stuttgart. Petrică Andrei accède à la notoriété durant le Festival de Sibiu 3 en 1993. Lauréat de plusieurs prix dont celui du concours de piano de Vilnius (Lithuanie), c’est surtout sa participation en tant que finaliste au Concours Martial Solal de Paris en 1998 qu’il revendique le plus
4. En tant que soliste, il a donné une centaine de récitals en Europe (Vienne, Berlin, Barcelone, Paris…). Le batteur, Vlad Popescu, rejoint en 1992 le big band de la Radio roumaine au sein duquel il se produira jusqu’en 2011. Il collabore à différents groupes locaux et se produit avec le pianiste italien Guido Manusardi, le trompettiste français Michel Marre ou le tromboniste et éducateur américain Tom Smith. Aujourd’hui, Vlad enseigne à l’Université nationale de Musique de Bucarest. Pour cette «seconde rencontre», les musiciens ont préparé un programme spécial basé en partie sur le dernier disque de Decebal Bădilă, Joy of Love. Se succédent différents hommages: à Chico Buarque avec une très belle version de «O que Sera» ou encore pour honorer la mémoire de Toots Thielemans (et celle de Jaco qui a joué aux côtés du Sage belge) un émouvant et étonnant «Bluesette». La technique ni le talent des musiciens ne sont à remettre en cause, mais cette sympathique réunion n’est qu’une opportunité. En passant, Decebal Bădilă joue une version de «Satisfaction» des Rolling Stones et une composition de Decebal Bădilă dédicacée à son pianiste et ami Petrică Andrei qui nous livre une solo de haut vol. Une bonne première partie pour chauffer le public venu en nombre (plus de 1500 personnes) en attendant la vedette de la soirée, Lisa Simone.

Lisa Simone © Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Festival



Lisa Simone/Lisa Simone (voc), Hervé Samb (g), Sonny Troupé (dm), Reggie Washington(b)
Le public découvrait, pour la première fois sur scène en Roumanie, Lisa Simone et son groupe, en fait presque un groupe «made in France» car à part Reggie Washington installé en Belgique, toute cette petite troupe vit en France. Lisa demeure près de Marseille dans l’ancienne villa de sa mère. Pas de surprise, le groupe comme à chacun de ses concerts, carbure à l’énergie. Parfaitement rodée, la musique nous entraîne sur les pistes d’un rhythm and blues actuel des plus efficaces. Lisa Simone interprète plusieurs titres de son second album, My World, paru en mars dernier. Superbement épaulé par une équipe de choc très présente sur la scène française mais aussi mondiale (Reggie Washington à joué avec Steve Coleman, Brandford Marsalis, Roy Hargrove… et plus récemment avec Archie Shepp, The Head Hunters ou encore Randy Brecker, Hervé Samb a été partenaire de David Murray, Jimmy Cliff, Oumou Sangaré. Sonny Troupé, avec son complice Grégory Privat mais aussi Jacques Schwarz-Bart, a donné de nombreux concerts cette saison.
Après un démarrage très funky, le groupe garde un tempo d’enfer et Lisa Simone de sa puissante voix séduit un public qui ne demande que ça. Chaque soliste a droit à son moment de bravoure: celui d’Hervé Samb, très inspiré du «Voodo Child» d’Hendrix, sidère l’auditoire ne comprenant pas comment une guitare acoustique peut délivrer une telle puissance. Reggie Washington, imperturbable, installé sur un haut tabouret en fond de scène, est le pilier d’un groupe illuminé par la batterie de Sonny Troupé en très grande forme. Lisa Simone, en grande professionnelle, amène peu à peu la foule à participer à son rituel, et n’hésite pas à descendre au milieu d’elle, partageant son chant avec des spectateurs conquis. Après un début de carrière compliqué, depuis deux ans
avec son premier album, All Is Well, Lisa Simone s’est définitivement affirmée comme une des grandes chanteuses d’aujourd’hui. Elle a choisi de porter son nom de scène en hommage à sa mère, et perpétue ainsi une voix revendicatrice forte et un répertoire ouvert. Elle n’oublie pas Nina, et interprète l’un de ses titres de 1963, «If You Knew», connu aussi par son refrain «Just me, Just you My love».

Lisa Simone dans la foule © Christi Mitrea by courtesy of Bucharest Jazz Festival


La photo aérienne, prise par le drone du festival, nous donna une certification sans contestation de la réussite de la soirée du concert de Lisa Simone: la place était bondée.

Les deux derniers jours du Bucharest Jazz Festival, auquel nous ne pouvions assister, ont vu deux master-classes, présentés par Kenny Werner, puis Mino Cinelu et Theodosii Spassov (fl), le très bon musicien, coleader du dernier disque de Teodora Enache, Incantations (cf. chronique CD de Jazz Hot).

Etaient également prévu en concert, le samedi 24, le duo Mino Cinelu-Theodosii Spassov, The Kenny Werner Trio, et le dimanche 25 Nicolas Simion Group, Jazz Syndicate-Charlie Parker & Dizzy Gillespie Tribute et un final avec le Trilok Gurtu Quartet

Le Bucharest Jazz Festival, exceptionnellement en fin d’été cette année, aura en principe lieu en juillet l’an prochain. Il a le mérite, en plus d’être gratuit, de présenter des musiciens du pays mais aussi des groupes étrangers avec des projets originaux (Finlande, Allemagne, Inde, Etats-Unis, Bulgarie, France...). Très décontracté, on peut circuler dans l’enceinte sans contrôle, et les professionnels n’ont ni besoin de badges ni d’accréditations pour rencontrer les artistes. C’est aussi une manière originale de découvrir une ville et un pays 5. Servi par une équipe dynamique et très sympathique, présidée par Mihaela P
ăun, Alina Teodorescu, Ralica Ciută, Teodora Enache (direction artistique), Anamaria Antoci, Tereza Anton, Hubert et toute l’équipe souriante croisée tout au long de ce séjour, ce festival, organisé sous l’égide de l’Arcub, le Centre Culturel de la Ville de Bucarest, possède ses spécialistes et fins connaisseurs du jazz, plus ou moins âgés et parlent plusieurs langues.

La musique et le jazz en Roumanie, c’est déjà une longue et riche histoire, et s’il fallait s’en persuader, on consulterait les premiers numéros de Jazz Hot en 1935 pour se rendre compte que, dès cette époque, il y avait un correspondant roumain!



1. Jazz Hot n° 601 en 2003, entretien avec Johnny Raducanu
2.
Jazz Hot n°587 de février 2002 entretien avec Teodora Enache
3. Le Sibiu Jazz Festival est le plus ancien festival de jazz de Roumanie. Sa première édition date de 1970 et avait eu lieu à Ploiesti. Il est le grand évènement jazz de l’année pour les amateurs.
4. Plusieurs pianistes roumains rencontrés évoqueront ce concours, pour eux le plus important dans le domaine du jazz et du piano.
5. cf. notre post-scriptum ci-dessous…


Michel Antonelli
photos de Christi Mitrea, Daniel Oprea by courtesy of Bucharest Jazz Festival

Le Green Hours 22 Club Jazz Cafe © Michel AntonelliPost Scriptum

Le Green Hours Jazz Cafe, un club de Jazz à Bucarest

Le Green Hours Jazz Cafe est un club en plein centre de la ville. C’est aussi un lieu de théâtre et il revendique le titre de «Théâtre Off» de Roumanie. Installé au sous sol d’un bâtiment ancien, il dispose a son entrée d’un beau patio, le tout associé à une activité de restaurant.
Le directeur artistique du club, Voicu Rădescu, joue un rôle essentiel dans la permanence de la diffusion du jazz dans cette grande ville. Les soutiens apportés par l’Etat ou la ville restent inexistants. Seule la recette peut payer les musiciens, et, en de rares occasions, avec le soutien d’institutions de pays étrangers, il peut élargir sa programmation. Il organise chaque année un petit festival, le Green Hours Jazz Fest. Cette année, c’était en mai, et il a pu présenter le duo franco-allemand Vincent Peirani et Michaël Wolny, le quartet italien de Caterina Palazzi ou encore le quartet isralien de Daniel Zamir…

L'affiche du concert de Mircea Tiberian Trio au Green Hours dans le cadre du Bucharest Jazz Festival © Michel Antonelli

Depuis 1994, il partage un batiment avec une association, le Groupe pour le Dialogue Social (sorte d’O.N.G), avec le siège du magazine Revistei 22 et la librairie Librariei Humanitas, le tout dans un système hérité de l’underground. Il propose aussi des soirées consacrées au blues, à la musique classique et à différents événements culturels. Parmi le grand nombre de musiciens accueillis, on compte des Roumains: Johnny R
ăducanu, Harry Tavitian, A.G. Weinberger, Lucian Ban, Ada Milea, Mircea Tiberian, Pedro Negrescu, i ORDACHE, Marius Popp, Cristian Soleanu, Ion Baciu Jr., Vlaicu Golcea, Electric Brother, Raul Kusak, Sorin Romanescu, Marta Hristea, Teodora Enache et venus d’autres pays: Jurg Solothurnmann (Suisse), Ferdi Schukking (Pays-Bas), Astillero (Mexique), Harold Rubin Quartet (Israel). C’est un lieu d’expression pour la jeune relève du jazz local:  Jazz Unit, Urma, Aievea, Kumm (Cluj), Slang, Blazzaj (Timisoara), East Village, Arthur Balogh, Maria Răducanu, etc.

Le club est aussi éditeur discographique et compte aujourd’hui une vingtaine de références: Jazz Unit Sextet-Changes live at Green Hours, Trei Parade/Bazar, George Baicea-Cinderella, Vlaicu Golcea & Marta Hristea-Lina Music for 1001 poems, Trigon-Glasul Pământului, Teodora Enache & Jean Stoian-Meaning of Blue, Ruxandra Zamfir-Being Green, Jazz Unit-Frow Now ON, Johnny Răducanu meets Teodora Enache-Jazz Behind the Carpathians, George Baicea-Trafic greu, Ada Milea-No mom’s Land, East Village-Non entropy, Martha Hristea & Vlaicu Golcea-Colinda noastra, East Village/Open Village-Live at Green Hours…

En dehors de l’accueil technique et du bar, l’équipe du Green Hours, pour le jazz, se limite à deux personnes.
MA

Green Hours Jazz Cafe: Calea Victoriei 120, Bucureşti, ROMANIA - http://greenhours.ro/
© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Monterey, Californie, USA


Monterey Jazz Festival, 16-18 Septembre 2016



Bien que cela n’ait pas été le meilleur festival, dans l'ensemble, des récentes éditions d’une longue histoire, le Festival de jazz de Monterey 2016 -qui en est à sa 59e édition, un record- a été très bien articulé par l’admirable équilibre réalisé par son directeur artistique de longue date, le toujours attentif Tim Jackson. Dans les obligations d’un directeur de mettre sur pied le programme du festival chaque année, il convient d'aborder les multiples facettes de cette belle et déroutante chose qu’on appelle «jazz», de la vieille garde (par exemple, Quincy Jones, 83 ans) aux jeunes lions (voire très jeune, avec la «prise» de Joey Alexander, 13 ans, la sensation du piano qui draine les foules), du mainstream à l'avant-garde (comme dans le piano trio de Christian McBride, un contraste frappant avec le trio de l’aventureux pianiste Kris Davis, aux prises de risques systématiques) et avec toutes les nuances entre ces tendances.

Christian McBride Trio © Josef Woodard




Il fallait d’abord penser à la commande annuelle du festival qui varie énormément d'une année à l’autre. En 2016, le prestigieux spot a été inspiré par Wayne Shorter et sa captivante musique de chambre pour quartet «The Unfolding». Cela a été clairement le clou du Festival de Monterey 2016, une œuvre qui prend sa place dans le cadre des inventions orchestrales coloristes de Wayne Shorter, dont l’orchestre est par nature désordonné et explorateur, et pas toujours connecté aux muses –malgré ses grandes compositions astucieusement écrites– comme la belle et bien nommée «The Unfolding» (le dépliage), qui a, dans l’ensemble, mis en valeur son génie de la composition mêlé à des moments de roue libre impulsés dans l'instant.

Wayne Shorter, The Unfolding Project © Josef Woodard



Ce n’est pas un hasard si Tim Jackson, lui-même, a été brièvement sous le feu des projecteurs de la scène de l'arène principale cette année, pas seulement dans son rôle familier de maître de cérémonie, mais en tant que récipiendaire du prix George Wein, du nom du saint patron du jazz, encore actif dans les festivals. La récompense que lui ont remise un groupe de sympathisants et de représentants du festival, comprenant des fans du festival de longue date et ami Clint Eastwood, Quincy Jones et d'autres, est bien méritée. Tim Jackson est un inconditionnel du festival dont le travail est un modèle pour la façon dont les choses doivent être faites.

Comme cela arrive dans le paysage du jazz en général, une part de la musique la plus intrigante entendue ici n'a pas attiré nécessairement la grande foule. Le groupe de Billy Hart, l'un des plus passionnants dans le jazz d’aujourd’hui, se produisait dans une petite salle, au «Night Club». Mais le groupe du batteur, âgé aujourd’hui de 75 ans, enrichi par le très musical Mark Turner au saxophone et le virtuose longiligne Ethan Iverson au piano (échappé de son set avec son groupe The Bad Plus), repoussa les limites de la création tandis qu’il conservait un swing impérieux pour se propulser sur de nouvelles voies. Au «Coffee House», conçu comme la vitrine pour les trios avec piano, il était bon d'entendre le grisant Stanley Cowell rejouer après une longue semi-absence, et le Kris Davis trio –avec le remarquable Tom Rainey à la batterie et ses formes rythmiques changeantes– procurer certains des moments les plus stimulants et enrichissants du week-end.

Stanley Cowell Trio © Josef Woodard



L’attention du public a été attirée par deux grands chanteurs –Cécile McLorin-Salvant et Gregory Porter– dont on a, à juste titre, apprécié la trajectoire ascendante rapide dans le jazz dernièrement.

Pat Metheny est revenu au Festival de Monterey avec un orchestre à moitié renouvelé –la bassiste Linda Oh et le pianiste britannique, Gwilym Simcock, avec l’habituel Antonio Sanchez à la batterie– et un set basé sur un grand nombre de partitions déjà anciennes, à l'inverse de l’habituelle tactique du prolifique guitariste-compositeur de venir avec de nouveaux projets musicaux.

Quincy Jones était un pile électrique et une présence marquante de la fête du comté de Monterey tout le week-end, avec son cérémonial, son magnétisme et «ses orientations spirituelles» jusqu’à son big band en hommage à ses enregistrements des années 1960 (A & M Records), Walking in Space, Gula Matari, and Smackwater Jack. Un ensemble avec l’apprécié Hubert Laws, Christian McBride, le suprêmement mélodique maître de l’harmonica chromatique, Gregoire Maret, James Carter et la chanteuse invitée, Valerie Simpson, revisitant l’influente musique hybride jazz-soul de Quincy Jones, captant à la fois le charme intemporel et ses harmonies un peu statiques dans une ambiance rétro.

Joey Alexander © Josef Woodard


Mis à part le jeune phénomène, étonnamment virtuose, le jazzman mainstream Joey Alexander, à peine adolescent, la jeune garde comprenait également la dynamique et douée Elena Pinderhughes, à la flûte et au chant. En tant qu’accompagnatrice, Elena Pinderhughes a fait son chemin sur la scène du jazz en jouant avec Christian Scott, Kenny Barron, Stefon Harris et d'autres, mais elle possède aussi un impressionnant son progressif jazz/R&B pour faire son chemin, et nous avons pu l’entendre dans son set sur la scène du Garden Stage, et dans ses liens artistiques étroits avec son frère, l’impressionnant claviériste Samora Pinderhughes.


Elena Pinderhughes © Josef Woodard


D’un autre coin des talents des vingt et quelques années a surgi l'artiste soliste, autosuffisant et agile, le britannique Jacob Collier, qui a ébloui la foule avec son set de clôture du festival. Aidé par un système vidéo interactif élaboré, qui multiplie efficacement sa présence par des additions fantomatiques, le claviériste-guitariste-percussionniste-chanteur-athlète-perfectionniste a proposé de vertigineuses restitutions de Stevie Wonder: «Do Not You Worry 'Bout a Thing» et Gershwin «Fascinating Rhythm». Sensationnelle et techniquement poussée, la performance de Collier était prenante, même si un peu stérile. Maintenant, nous aimerions voir s'il joue bien avec les autres.

Officiellement, l'artiste en résidence était la très talentueuse batteur-compositrice-chef d'orchestre Teri Lyne Carrington, dont le Mosaic projet se jouait sur la scène principale, et qui a également joué avec le prometteur jeune Next Generation Big Band le dimanche après-midi.

Mais un autre artiste récurrent –il a beaucoup de casquettes ici– l’artiste-phare Joshua Redman, avait, comme son compagnon du Berkeley High School Ambrose Akinmusire, pour projet de revenir jouer ici dans l’orchestre de son lycée.
Joshua Redman, Still Dreaming Quartet © Josef Woodard

Cette année, Joshua Redman a dévoilé sa polyvalence innée –et sa récente tendance au jonglage– en mettant en place un set spirituel et peaufiné avec Bad Plus et son propre quartet. Joshua Redman, qui a produit un album fascinant et frais sur Nonesuch l’année dernière, est encore plus captivant avec son nouveau groupe, Still Dreaming. Cet orchestre, avec Joshua Redman, Brian Blade (dm), Ron Miles (cnt) et Scott Colley (b) est une lumineuse nouvelle-vieille équation, un «groupe hommage à un groupe hommage», comme Joshua Redman l’a dit au public. Ce groupe s’appelait auparavant Old et New Dreams, avec les anciens sidemen d’Ornette Coleman (Dewey Redman, Charlie Haden, Don Cherry et Ed Blackwell) rendant hommage à Ornette, sans Ornette, et apportant un nouveau son en chemin. Bien sûr, Dewey est le père de Joshua (le jeune saxophoniste n’a reconsidéré l'influence de son père que plus tard); Scott Colley était un protégé assidu de Charlie Haden; et Ron Miles, un grand fan de Don Cherry. Ensemble, les musiciens modernes prolongent l'héritage de Old and New Dreams, avec des rebondissements originaux, en renouvelant la «nouvelle» manière.

D'une certaine façon, Still Dreaming de Joshua Redman et «The Unfolding» de Wayne Shorter ont servi d’idéale et pratique métaphore de ce qu’est le Festival de Monterey à tous points de vue: c’est un tribut annuel à une musique profonde et multidimensionnelle, qui ajoute sa propre dimension au plaisir, actualisant la pile du jazz, contenu et contexte.


Josef Woodard
Traduction-adaptation Yves Sportis
Photos © Josef Woodard

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Alain Brunet, Luis Manserat, Pascal Bouterin, Jean Gros @ Michel-Laplace
Buis-les-Baronnies, Drôme


Parfum de Jazz, 15 au 27 août 2016



Il s'agit d'un festival qui est une alternative économique, sinon sécuritaire, aux grandes entreprises d’animation où le nombre de clients ou présents est l'objectif premier. Parfum de Jazz est une manifestation itinérante dont le budget est de 120 000 euros et qui fonctionne avec environ 50 bénévoles. Le but d'Alain Brunet, directeur artistique, est de tenter d'inculquer une base de l'histoire du genre auprès des jeunes (prix des places à 5 euros pour les moins de 25 ans!). But louable face à un constat que nous faisons tous, l'indifférence des moins de 50 ans à ce que l'on qualifie de jazz. Nous avons assisté aux concerts du 16 au 19 août.




Steeve Laffont © Michel Laplace


Le premier concert payant s'est tenu derrière la Mairie de Mollans-sur-Ouvèze. Au programme, Steeve Laffont en quartet pour illustrer la musique à Django. Un public de plus de 250 personnes (pas vraiment jeunes). Belle tenue artistique, avec un Steeve Laffont (bien connu des vétérans de Jazz in Marciac), guitariste originaire du Haut-Verney, toujours aussi virtuose notamment dans «Them There Eyes» (excellent solo de William Brunard, b), «Nuages» (co-soliste Jérôme
Brajtman, g), «All of Me», «Limehouse Blues», «Honeysuckle Rose» (solo en accords de Rudy Rabuffetti, g), «Aranjuez/Spain» (Brunard, très virtuose). Alain Brunet est venu se joindre au groupe en fin de concert, et l'alliage bugle et cordes swing fut du meilleur effet.

Les concerts suivants furent donnés à Buis-les-Baronnies, lieu central du festival. S'y tient un festival off, gratuit, en fin de matinée (11-12h) et en fin d'après-midi (18-19h), avec à l'affiche l'Akpé Motion (fusion: «Desert», avec solo construit en crescendo de Pascal Bouterin, dm; 18/08, «In a Silent Way») et le Parfum de Jazz All Stars (José Caparros, Tony Russo, tp, Daniel Barda, tb, Baby Clavel, as et le Magnétic Orchestra: solo de Russo, modèle Holton, dans «Do You Know What It Means» et son stop chorus dans «Take the ‘A’ Train», 18/08; son de bugle de José Caparros à la trompette Monette dans «Summertime», 19/08).

Alain Marquet, Irakli, Jean-Claude Onesta, Daniel-Barda © André Henrot


La soirée du 17 fut consacrée au maître, Louis Armstrong. D'abord un concert derrière le cinéma, Le Reg'Art, par les Louis Ambassadors. Dès le premier titre, «Atlanta Blues» (Handy), Irakli a montré, à 76 ans, une forme olympique sur la trompette (Selmer équilibrée de 1948). Ceux qui ont vu Louis Armstrong en concert (comme le signataire) ont été émus par cette évocation si fidèle; ceux qui ne l'ont jamais vu pouvaient imaginer ce qu'ils ont loupé. Irakli, avec décontraction et humour, a présenté chaque titre qui comme au temps du All Stars alterne des incontournables (le «Medley»!) et morceaux moins célèbres («Say It With a Kiss»), avec des «spécialités» pour chacun: «Somebody Loves Me» par Jacques Schneck (p), «Whispering» pour Philippe Plétan (b), «I Surrender Dear» par Alain Marquet (cl), «Stars Fell On Alabama» par Jean-Claude Onesta (tb), «Steak Face» et «Mop Mop» par Sylvain Glevarec (belle sonorité de batterie). Irakli est saisissant avec la sourdine straight (même modèle que celle de...Louis) («Rose de Picardie»). Daniel Barda (tb King modèle Silver Sonic) s'est joint aux Louis Ambassadors dans les cinq derniers titres dont «Way Down Yonder in New Orleans», «Do You Know What it Means to Miss New Orleans» (beau team Barda et Onesta!).

Puis au cinéma ce fut la projection d'un film qui dresse un tableau parfait du Paris perdu (que j'ai connu) avec un niveau d'expression musicale qu'on n'a pas su préserver (musique de Duke Ellington/Billy Strayhorn, orchestre d'Ellington avec Paul Gonsalves et Lawrence Brown, et deux titres avec Louis Armstrong en re-recording sur un orchestre de studio français comptant Roger Guérin, Gus Wallez, etc -les solistes doublant Sidney Poitier et Paul Newman étant ici Guy Lafitte et Billy Byers, tandis que Jimmy Gourley jouait dans la jam une partie écrite par Duke alors que l'on voir à l'écran Serge Reggiani)...ça m'a fichu le blues: Paris Blues de Martin Ritt (sorti en septembre 1961).

Fabien Mornet, Taofik Farah, Sarah Lenka, Manuel Marches, Camille Passeri © André Henrot


Le 18, il a été question, chose rare de nos jours, de Bessie Smith, artiste essentielle du blues-jazz. Il y a deux façons d'aborder un projet, soit s'imprégner de l'expressivité de l'artiste, soit de lui emprunter son répertoire (les deux approches réunies peuvent ne pas éviter le piège de la copie). C'est la seconde voie que Sarah Lenka a choisi, attachée au texte des chansons pour bâtir le scénario de son spectacle. Sauf peut-être un peu dans «After You've Gone» (bon arrangement pour Camille Passeri, tp), on n'entend pas l'art d'interpréter de Bessie Smith. Nous avons eu une musique très agréable, bien jouée, tendant vers le folk (avec Fabien Mornet, bj, dobro, Taofik Farah, g sèche, Manuel Marches, b) et la pop (le deuxième bis, «Radioactive» sonnait comme les reprises de Bessie Smith: «Do Your Duty», «It Won't Be You», «You've Got to Give Me Some», «On Revival Day», etc). Le public qui, dans l'ensemble ignore tout de Bessie Smith, fut enchanté.

Le 19, fut donné au théâtre Le Pallun, le spectacle Frank Sinatra for Ever du crooner Gead Mulheran (voc), né près de Manchester, avec les Brass Messengers de Dominique Rieux (tp), un mini big band qui sonne comme un grand avec Tony Amouroux, lead tp, Rémy Vidal, tb, Christophe Mouly, ts-fl, Thierry Ollé, p, Florent Hortel, g, Julien Duthu, b, André Neufert, dm, Pellegrin, arr. On connait l'amour de «The Voice» pour les big bands jazz (Count Basie) et pour les trompettistes (de Harry James, son premier employeur célèbre, à Harry Edison): nous n'avons pas été déçu! Gead Mulheran, baryton plus léger que Sinatra (baryton Martin; «Stranger in the Night») sait phraser comme lui («I Got You Under My Skin«-bon solo de Vidal). Les arrangements, exigents! (bravo Tony Amouroux!: «Time Goes By») sont intéressants (2 bugles dans «Moonlight in Vermont»; passage guitare+voix dans «La Mer»; alliage flh-tp harmon-fl-tb sourdine bol dans «Chicago Is»; «Les Feuilles Mortes» à quatre, voc, p, b, flh). Parmi les bons solistes: Thierry Ollé («What Now My Love»), Dominique Rieux («Fly Me to the Moon»), Rémy Vidal («Mack the Knife», «Lady is a Tramp»). Un niveau international salué par un public enthousiaste. Au total, souhaitons longue vie à ce festival!

Michel Laplace
Photos Michel Laplace et André Henrot

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Lorenzo Di Maio, Jean-Paul Estievenart, Cedric Raymond © Pierre Hembise



Rossignol-Tintigny, Belgique



Gaume Jazz Festival, 12-14 août 2016


La Gaume est à la Belgique ce que la Provence est à la France, et «le» Gaume est au jazz ce qu’Avignon est au théâtre. Depuis trente-deux ans, Jean-Pierre Bissot, son directeur-programmateur, garde la même image: un rendez-vous à dimension humaine avec des consécrations de jazzmen belges et des rencontres internationales peu courues. Sans œillères artistiques, on y vient pour des découvertes et pour la convivialité.
Cette année, pour la 32e édition, à mon grand regret, je n’ai pas pu me consacrer aux trois journées champêtres, me limitant aux concerts du vendredi sous chapiteau. Raté donc, les groupes de Nicole Johänntgen (sax), Elina Duni (voc), Pascal Schumacher (vib), Lionel Loueke (g), Jean-François Foliez (cl), Johan Dupont (p), Jérémy Dumont (p), Aka Moon et le Scarlatti Book, l’Orchestra Vivo de Garret List et le «Clair de la Lune» de Manu Hermia («Jazz For Kids»). 


Heureusement, vendredi, je n’ai pas raté la première prestation publique du quintet de Lorenzo Di Maio (g). L’album sort en septembre  mais un vent favorable me l’avait déjà fait découvrir en juillet (Igloo 273). Ne manquez pas de lire l’engouement qui est mien en le cherchant au sein de nos multiples chroniques de disques! Avec ces musiciens, j’ai retrouvé en live toutes les qualités découvertes à mes premières écoutes: richesse d’écriture, singularité des arrangements, unité et implication de tous. Les spectateurs, enthousiastes, ovationnèrent le groupe, le compositeur, le collectif.

Jacky Terrasson © Pierre Hembise



Je suis fan de Jacky Terrasson (p), et j’aime bien Stéphane Belmondo (tp, flh). Les voir réunis à Rossignol ne pouvait que me plaire. L’adjonction du musicien gnaoua Majid Bekas (oud, guembri, chant) me laissait plus dubitatif.
Le concert s’est ouvert par deux duos piano-trompette. Le pianiste appelle le trompettiste qui répond puis s’imbrique dans le discours. En symbiose ou en écho, avec force (Jacky) ou délicatesse (Stéphane), ils s’unissent et plaisent («All the Things You Are»). Dès le troisième thème, Majid Bekas rejoint les complices. Heureux de l’entourage il étonne par de très belles lignes à l’oud. On aimerait que ça dure! Au cours d’un quatrième morceau, Jacky Terrasson se démène, percute, évoque et déstructure «Summertime»; le musicien maghrébin suit avec goût. Vient un cinquième morceau et l’oud est abandonné pour le guembi: une sorte de guitare-basse africaine. Bekas chante, nasillard, et Belmondo pose la trompette pour jouer du coquillage. Suivent un long solo de guembi puis une valse de Michel Legrand joliment exposée en duo piano-bugle. Le huitième thème, au cours duquel Jacky Terrasson surprend, flamboyant, les choses vont se gâter lorsque Majid Bekas s’éternise en imprécations, psalmodiant sur une incessante ligne de basse répétitive. Lorsqu’il se met au likembé, la mesure est à son comble, le muezzin a remplacé le musicien, et la rencontre tourne franchement à l’aigre pour les oreilles des amateurs de jazz venus, ouverts aux rencontres… surprenantes! On ne peut pas tout aimer ni tout réussir. Le mérite de Jean-Pierre Bissot est d’essayer; le nôtre, est, parfois, de résister!


Jean-Marie Hacquier
Photos Pierre Hembise

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Maria João © Patrick Dalmace




Javea, Espagne



Xàbia Jazz, 6-8 août 2016




Le Festival est précédé par diverses manifestations parmi lesquelles un atelier pour les jeunes intitulé Juguem a fer jazz, (Jouons à faire du jazz). L’initiative est intéressante. On peut penser et espérer que dans cet espace, il s’agit de faire comprendre aux jeunes participants, par le jeu, ce qu’est le jazz. Le programme annonce en effet clairement que l’atelier vise à «éveiller la curiosité et la sensibilité des enfants pour le jazz», mais, à l’écoute des concerts du XVIe Xàbia Jazz, on est en droit de s’inquiéter…







Plaça de la Constitució, 
6 août. Nuit étoilée avec une belle brise. Le bar bien situé, en hauteur, face à la scène, avec bocadillos, cocas, tapas et cervezas.
 Mauvaise soirée pour le jazz. 
Deux formations espagnoles étaient invitées, Achromatic Project et St Fusion. Des musiciens (presque) tous très corrects, qui, sans aucun doute, s’investissent dans leur travail, mais pas un gramme de jazz. Un peu de tout, du classique, du rock, du brésilien et même un éventail de produits japonais pour St Fusion dont la vedette est la chanteuse et pianiste Satomi Marimoto. Il existe sans doute un public pour ce type de musique. Mais à l’affiche d’un Festival dit «de jazz», présenter de telles formations ne fait qu’entretenir la confusion dans l’esprit du public qui, à terme, peut penser que le jazz finalement c’est n’importe quoi pourvu qu’il y ait des instruments. Le festival pourrait se discréditer à vouloir emprunter cette voie.

John Abercrombie © Patrick Dalmace




Théoriquement, le niveau musical se haussait nettement pour la soirée du 7 août qui a mis à son menu le guitariste John Abercrombie accompagné de ses partenaires actuels, le pianiste Marc Copland, le batteur Joey Baron et le contrebassiste Drew Gress. Ils ont déjà écumé la côte (Barcelone, Peñiscola…) et, à l’exception de Joey, la pile électrique du groupe, semblent passablement émoussés et démotivés. John, l’expérimentateur infatigable, l’innovateur, a perdu de vue les racines du genre et, imperturbablement endormi, abandonne huit thèmes au public de Javea. Deux d’entre eux font un peu sens pour les amateurs de jazz et possèdent deux doigts de swing grâce à l’implication de Baron, le seul qui transmet un sentiment. Pour le reste on dans une sorte de musique de chambre et l’on peut se demander si Abercrombie s’est aperçu qu’il y avait presque 900 personnes devant lui.


Le jour suivant, le concert de clôture proposait la chanteuse portugaise Maria João, accompagnée par l’Orchestre de Jazz de Matosinhos. L’exceptionnelle voix de Maria, son enthousiasme contagieux, son dynamisme, sa présence sur scène sauve un peu la XVIe édition de Xàbia Jazz. Les dix-sept musiciens dirigés par Pedro Guedes sont d’excellents interprètes. Tout est écrit minutieusement et arrangé par le pianiste Carlos Azevedo. Les quelques soli offerts sont agréables à écouter. La plupart des thèmes proviennent du disque Amoras e Framboesas, enregistré par l’OJM et Maria. Ils s’inscrivent dans la musique portugaise, brésilienne, pop. Deux sont porteurs de valeurs du jazz «The Surrey With the Fringe on Top», chargé de swing pour lequel le public du festival répond avec chaleur. Devant la même ferveur des festivaliers, «Dancing in the Dark» est bien jazzifié par l’orchestre et Maria João.


 
L’an prochain, le XVII° Xàbia Jazz ne manquera sans doute pas de remettre le festival sur ses rails et le jazz au cœur de son programme.



Patrick Dalmace
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Langourla, Côtes-d'Armor


Jazz in Langourla, 5-7 août 2016


Cette 21e édition de Jazz in Langourla poursuit inlassablement sa défense d’un festival 100 % jazz. Sans véritable thématique cette année, sinon celui d’un jazz sans postures, la programmation privilégie les coups de cœur de la directrice artistique Marie-Hélène Buron, assistée de Gildas Le Floch. Dans un cadre chaleureux, grâce à la qualité des musiciens invités, à l’accueil et à l’investissement des bénévoles sur place, cette édition est une réussite.

Comme chaque année, en dehors des groupes de jazz de Bretagne, invités à se produire vers 19h, la soirée se déroule en deux temps, avec une première partie à 20h, et une seconde à 22h dans le splendide Théâtre de Verdure, cette ancienne carrière réaménagée en salle de concerts en plein air.


Sylvain Luc © Mathieu Perez

Le 5 août, le lauréat du Tremplin Jazz in Langourla 2015, François Collet (g) et son trio composé de Denis Pitalua (b) et Fabien Blondet (dm), a ouvert la 21e édition du festival devant le Théâtre de Verdure. Il a interprété des titres de son premier album, EP.1, sorti en mars dernier. Dans la veine de John Scofield, le guitariste ne manque pas de talent. La performance est excellente. Le public a apprécié.
 
La première partie a été particulièrement raffinée avec le guitariste bayonnais Sylvain Luc. En solo, il a interprété des compositions originales, toutes superbes («Bleu tendre», «Ameskeri», «Langourla la») et deux standards («Nardis», «Yesterdays»). Chez Luc, tout est poésie. Tout est juste et délicat. Chaque titre n’en finit pas de se dérouler. Plutôt que d’impressionner par sa technique virtuose, le guitariste privilégie l’émotion. Seule elle parle.

Sweet Screamin’ Jones et Boney FieldsScreamin-Jones © Mathieu Perez




Changement de registre avec Sweet Screamin’ Jones et Boney Fields. L’altiste et chanteur Yannick Grimault, dit Sweet Screamin’ Jones, qui a parfaitement assimilé l’art des bluesmen, et son acolyte trompettiste de Chicago (tous deux bien connus des habitués du Caveau de La Huchette) en ont mis plein les yeux et les oreilles. Accompagné du brillant Pierre Le Bot (p), Philippe Dardelle (b) et Patrick Filleul (dm), le quintet nous fait passer de «The Way You Are» à «Place du Tertre» (Lagrène) dans un set très rodé et au swing survolté.





Trio Doria © Mathieu Perez



Le lendemain, vers 19h, une belle surprise nous attendait: le trio d’Eric Doria (g), avec Jeff Alluin (claviers) et Raphaël Chevé (dm). Dans la tradition des excellents trios à l’orgue, Doria a interprété des compositions originales («Thumb’s Up», «Little Kitty Cat Groove», «Amazone», «Corduroy»). Le tout, bien ficelé, ne manquait pas de groove.



Sarah Lenka © Mathieu Perez



Puis, retour aux sources avec Sarah Lenka (voc), en quintet qui a proposé sa relecture de Bessie Smith. Secondée par les excellents Fabien Mornet (banjo, dobro, voc), Taofik Farah (g, voc), Manu Marches (b, voc), Camille Passeri (tp, voc). La chanteuse, pétillante, a offert un set très swing. Pleine d’humour et de légèreté, elle raconte Bessie, en fait une femme d’aujourd’hui, avec ses histoires d’amour et ses coups durs. Elle s’approprie ce répertoire sans nostalgie. Le résultat, très frais, a donné parmi les meilleurs moments du festival.

Geraldine Laurent © Mathieu Perez




Changement de cap avec Géraldine Laurent, et son dernier album At Work («Odd Folk», «At Work», «An Overdue», «Room Number 3», «Epistrophy» de Monk). Accompagné des ultrasolides Paul Lay (p), Yoni Zelnik (b) et Donald Kontomanou (dm), l’altiste poursuit son aventure personnelle dans un jazz très contemporain, qui dialogue avec ses figures tutélaires, Sonny Rollins, Lee Konitz, Charlie Rouse. Son jeu est sincère, captivant et le climat, planant.





Le 7 août, la soirée débutait vers 19h avec les stagiaires de la master class de swing manouche. Cette année, ils suivaient les conseils du guitariste Nicky Elfrick, accompagnateur régulier de Tchavolo Schmitt. Les musiciens sont très jeunes et doués (Matteo, Gireg, Ivan). Le répertoire de Django, on le connaît bien, (« Blue Bossa », « I’ll See You In My Dreams », « Douce Ambiance ») et joué avec autant d’enthousiasme, on se régale.



Angelo Debarre © Mathieu Perez



Au Théâtre de Verdure, Angelo Debarre a assuré la première partie, accompagné du virtuose William Brunard (b) et de l’épatant Raangy Debarre (g). On connaît la prédilection de Marie-Hélène Buron pour les guitaristes. On se souvient du concert fameux de Boulou et Elios Ferré l’été dernier, aussi de l’épatant Daniel Givone avec Alma Sinti ou David Reinhardt avec son trio, lors d’éditions précédentes. Debarre prouve, comme toujours, qu’il n’est pas qu’un maître du swing manouche, mais un immense guitariste de jazz. Les racines présentes, sa curiosité, elle, vogue vers d’autres horizons. Par son élégance, sa sophistication et l’émotion de son jeu, Angelo Debarre est l’un de ces conteurs qui vous touchent au cœur.
Suivait le dernier concert de cette édition. Le pianiste Lorenzo Naccarato, avec Benjamin Naud (dm) et Adrien Rodriguez (b). Ce jeune groupe, sympathique, repose sur la personnalité de son leader qui présente ses compositions originales («Komet», «Shapes and Shadows», «Breccia», «Animal Locomotion», «From Now On», «Mirko Is Still Dancing», «Medicea Sidera»). Si Naccarato abuse des motifs obsédants, à la façon de Tigran Hamasyan, en moins aboutis, et nous bombarde de références intellos, inutiles, entre les titres pour justifier le sens de ses compositions, le set a été brillant. Le public a beaucoup apprécié.


Les jams au Narguilé © Mathieu Perez



Cette année, les jam sessions qui se sont tenues au bar Le Narguilé ont été particulièrement conviviales. Animées par les excellents Paddy (ts) et Manue Paumard (b) jusqu’au milieu de la nuit, les têtes d’affiche du festival –Sweet Screamin’ Jones, Boney Fields, Philippe Dardelle, Lorenzo Naccarato, Raangy Debarre, entre autres– sont venues jouer le bœuf avec les autres musiciens, amis, bénévoles.


Par les temps qui courent, entre un climat général peu serein et des festivals de jazz qui disparaissent brutalement, gageons que ce beau festival sera aussi soutenu l’année prochaine qu’il l’est aujourd’hui par les acteurs locaux et les festivaliers.



Mathieu Perez
Texte et photos


© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Richard Galliano © Jérôme Partage


Ystad, Suède



Ystad Sweden Jazz Festival, 3-7 août 2016



7e édition pour le festival de jazz de Scannie, région du sud de la Suède, lequel a pris désormais son rythme de croisière et continue d’enregistrer une fréquentation chaque année en progrès. Le programme reste globalement de bonne tenue –même si le jazz straight ahead n’est pas la seule couleur– et toujours propice à la découverte de bons artistes, en particulier scandinaves. Le festival proposant jusqu’à neuf concerts sur une journée, des choix s’imposent naturellement mais permet à chacun, en fonction de ses goûts, de s’y retrouver. Par ailleurs, Ystad, ville natale du commissaire Wallander (pour les amateurs de polars), paraît aujourd’hui moins indifférente à l’événement, davantage signalé; on a même vu certains commerçants du centre-ville arborer le tee-shirt du festival. A l’inverse –et c’est donc particulièrement regrettable–, au restaurant de bord de mer Marinan, où se tient la jam nocturne depuis l’année dernière, on ressent une distance certaine avec le jazz: sur les trois soirées de jam, on a pu observer qu’une partie de la clientèle présente était là simplement pour boire (bruyamment), selon les habitudes du lieu, lequel ne s’était fendu d’ailleurs d’aucune communication particulière autour du festival et a même interrompu brutalement la dernière soirée alors que les musiciens n’avaient pas fini de jouer! Ajoutons à cela que, contrairement à l’année précédente, ces jam-sessions festivalières ne furent guère passionnantes, peu de tête d’affiche y ayant participé en dehors de Joachim Kühn (p) et de Cyrille Aimée (voc).




La soirée inaugurale du 3 août, selon l’habitude à l’Ystad Teater, était réservée aux sponsors, journalistes et fidèles du festival. Passés les habituels discours de remerciements de la part du président du festival, Thomas Lantz, et de son directeur artistique, Jan Lundgren, ainsi que l’introduction de l’invité d’honneur de l’édition 2016, Richard Galliano, la partie musicale a été assurée par un trio de chanteuses suédoises: Vivian Buczek, Hannah Svensson et Anne Pauline, soutenues par une bonne rythmique: Ewan Svensson (g, papa d’Hannah), Matthias Svensson (b, sans lien de famille avec les deux autres) et Cornelia Nilsson (dm). Vivian Buczek a davantage de personnalité; son «God Bless the Child», en hommage à Billie Holiday, accompagné d’un joli solo d’Ewan Svensson, était assez réussi. Malgré de bonnes interventions, Hannah Svensson n’a pas convaincu sur une composition de son cru, «For You», ballade pop un peu fade. Quant à Anne Pauline, elle est sympathique, mais transparente… Pour autant, les interprétations en trio étaient plaisantes: «You Don’t Know What Love Is», «Sophisticated Lady», entre autres.
A 22h, la tradition, initiée en 2012, de faire jouer un trompettiste en haut du clocher de l’église Ste Marie a été respectée, Paolo Fresu ayant été chargé de quatre solos à faire retentir aux quatre coins cardinaux. Après quoi, le Sarde était au centre d’un concert donné au monastère d’Ystad dans le cadre de l’exposition «Archeomusica» (une belle exposition sur les instruments de musique de l’Antiquité, en Grèce, en Egypte, dans l’Empire romain et en Scandinavie, visible jusqu’au 8 janvier 2017). Fresu y était entouré de Daniele di Bonaventura (bandonéon)  et de l’Ensemble Mare Balticum: une rencontre entre musique médiévale et expression contemporaine non sans charme.

Marlene VerPlanck © Jérôme Partage

C’est donc le 4 août que démarrait vraiment le festival. Les concerts de 11h, dans la cour historique (XVIe siècle) de Per Helsas Gård, sont ceux les plus tournés vers la tradition. Ce matin-là, c’était Marlene VerPlanck (voc) qui inaugurait la journée, flanquée d’une très bonne rythmique britannique (John Pearce, p, Paul Morgan, b, Bobby Worth, dm), qui la suit habituellement quand elle tourne en Europe. A 82 ans, la chanteuse du New Jersey reste dynamique, même si la voix a les accents de la vieillesse. Après une vingtaine d’années de travail en studios, en collaboration avec son mari Bobby VerPlanck (tb, décédé en 2009), Marlene VerPlanck a relancé sa carrière à la fin des années soixante-dix. Elle est aujourd’hui heureuse d’être sur scène, et son plaisir est communicatif. Passant en revue les standards («So Easy to Love», «Speak Low», «But not for Me»…), elle a évoqué l’un de ses modèles, Peggy Lee, donnant un récital plaisant.

A 15h, au Hos Morten Café (autre cour extérieure fort agréable), Per-Arne Tollbom (dm) présentait son quintet suédois, Kind of New, où se distingue un bon trompettiste, Anders Bergcrantz. Si le groupe swingue sous l’impulsion post-bop de son leader, la prestation est restée inégale par le manque d’inspiration du guitariste (Anders Chico Lindvall, cherchant des effets psychédéliques) et du ténor (Anders Nyvall). Dommage.

A 17h, Richard Galliano (acc) se produisait en solo dans l’église Ste Marie. L’invité d’honneur du festival a aligné ses succès («New York Tango», «Tango pour Claude») ainsi que quelques thèmes bien connus du grand public, comme la musique du fil Le Parrain de Nino Rota ou «Imagine» de John Lennon. Un concert très populaire dans sa thématique, sa manière, et qui n’a pas manqué de plaire.

LaGaylia Frazier © Jérôme Partage
A 20h, dans un lieu encore inédit pour ce festival, le dancing du Surbrunnsparken (un parc au nord du centre-ville), nous avons fait la découverte de LaGayla Frazier, chanteuse de soul originaire de Miami et installée en Suède depuis quinze ans. Portée par l’excellent Bohuslän Big Band (une institution, puisqu’il était, à l’origine, au XIXe siècle, un orchestre militaire), l’Américaine a donné un show détonnant, entre jazz et musique populaire américaine. Dotée d’une voix à la puissance maîtrisée et d’une énergie scénique décoiffante, la rencontre avec la grosse machine à swing a fait merveille. On retiendra notamment un «Night in Tunisia» à la sauce soul ou encore une reprise de Stevie Wonder, «Higher Ground», proprement épatante.  Et même sur une ballade suédoise donnée en rappel, LaGayla Frazier a su garder tout son groove. Une vraie nature! Un seul regret: que les organisateurs n’aient pas pensé à laisser un espace libre pour la danse (ce qui s’imposait pourtant dans un dancing!) ce qui aurait ajouté au plaisir du public, chauffé à blanc.

Le dernier concert du jour se tenait à 23h au théâtre avec une nouvelle édition du projet Mare Nostrum (qui a fait l’objet d’un album chez ACT) réunissant Jan Lundgren (p), Richard Galliano et Paolo Fresu. Rien de très neuf sous le soleil de la Méditerranée: chacun des trois musiciens a apporté ses propres compositions dans le prolongement du concert présenté à Ystad en 2012. Il est à noter que c’est le Suédois qui en rabat aux deux Méridionaux question jazz: lui seul swingue par intermittence et laisse échapper quelques accents blues. Mais on a globalement affaire à une plaisante musique du monde, légèrement jazzy ou folky selon les moments, et très bien servie.

Svend-Asmussen et le quintet de Jacob Fisher © Jérôme Partage

Le 5 août, la cour du Per Helsas Gård fut le théâtre d’une scène émouvante. Un épatant quintet suédo-danois, emmené par l’excellent Jacob Fisher (g), entouré de Bjarke Falgren (vln), Gunnar Lidberg (vln), Matthias Petri (b) et Andreas Svendsen (dm) rendait hommage à une grande figure du jazz danois (et scandinave), le violoniste Svend Asmussen qui a fêté ses 100 ans le 28 février dernier. Asmussen a joué et enregistré avec tous les grands de son époque: Django, Stéphane Grappelli, Duke Ellington, Stuff Smith, etc. Son compatriote Jacob Fisher, qui l’a accompagné pendant quinze ans, était donc tout désigné pour ce tribute concert, de même que le Suédois Gunnar Lidberg (86 ans), une de ses émules. La surprise fut générale quand le Maître fit son apparition au tout début du concert. En fauteuil roulant, mais visiblement en bonne santé et heureux d’être là, on l’a installé devant la scène. La musique convoquée fut celle de Django et Stéphane Grappelli («Nuages»), mais aussi de Stuff Smith («Timmy Rosenkrantz Blues»), servie par un Fisher d’une invariable finesse. Le dialogue des violons fut également réjouissant, avec notamment un «When You’re Smiling» très swing. Puis Ligberg s’est adressé à Asmussen. Si la langue nous était étrangère, on devinait l’amitié et la reconnaissance que témoignait le plus jeune à son aîné.
Joe Lovano © Jérôme Partage

Les jeunes groupes scandinaves étaient programmés l’après-midi. Pour le concert de 20h au théâtre, Joe Lovano (ts) était l’invité du Bohuslän Big Band qu’on avait déjà pu apprécier la veille. Mais le contexte était là bien différent: il s’agissait de reprendre le répertoire du ténor américain, compositions personnelles ou titres marquant enregistrés au cours de sa carrière. Ce n’est pas la première fois que Lovano se frotte à un big band européen (Brussels Jazz Orchestra, WDR Big Band); il semble goûter l’exercice. Si le Bohuslän Big Band est l’un des très bons orchestres de jazz en Europe, il lui manque quelques solistes de caractère pour sortir du lot. D’où, sans doute, la bonne idée de Jan Lundgren de le programmer avec des guests à la forte personnalité: en effet, Lovano apportant sa puissance et sa mélodicité au big band, le concert fut un régal dont on retiendra en particulier une composition très swinguante «Bird’s Eye View», une très jolie version de «Duke Ellington’s Sound of Love» et une évocation de Caruso, auquel Lovano a consacré un album en 2002, avec deux originaux: «The Streets of Naples» (pour laquelle le pianiste, Tommy Kotter, a pris l’accordéon) et «Viva Caruso».

Le concert suivant, à 23h, consacrait le retour à Ystad de Hugh Masekela (flh, voc), qui était l’invité d’honneur de l’édition 2013. Si au bugle Masekela s’exprime dans un idiome bop, ses interventions vocales (nettement plus présentes), comme sa formation (composée de musiciens sud-africains) s’inscrivent dans une musique africaine électrifiée, mêlée de pop et de funk. Les rythmes très dansants, sur lesquels Masekela a fait son numéro de cabotinage, ont enthousiasmé le public. Tant pis pour le jazz…



Le 6 août, à 11h, la scène du Per Helsas Gård nous réservait une nouvelle découverte: la jeune Danoise Kathrine Windfeld (p) et son big band Aircraft, formation dont les membres  –scandinaves et polonais– doivent, pour la plupart, avoir autour de 30 ans. Le  répertoire présenté était constitué de morceaux originaux, bien arrangés, dans l’esprit Kenny Clarke–Francy Boland Big Band (même si ça ne swingue pas autant) et où l’on retrouve aussi l’influence de Dave Holland. Une bonne formation.

A 15h, au cinéma Scala, se produisait le quartet de Filip Jers (hca) pour un concert supplémentaire, celui prévu à 18h30 étant complet. On ne doute pas de l’intérêt du public suédois pour cette formation qui explore la musique folk de son pays (d’ailleurs sans chercher de lien artificiel avec le jazz). Mais pour les étrangers, l’intérêt de ce groupe est tout relatif.

Franco D'Andrea © Jérôme Partage

A 17h, au théâtre, Franco D’Andrea (p) avec Mauro Ottolini (tp) et Daniele D’Agaro (cl) présentait un projet singulier: la musique du trio accompagnant la présentation d’une série de photos de Pino Ninfa portant sur l’Afrique du Sud. Les compositions délicates du pianiste créèrent des atmosphères tantôt sombres (en jouant sur les notes graves), tantôt mélancoliques (à l’évocation des victimes de l’apartheid) ou plus joyeuses devant des scènes de fête et de danse. Jouant avec les ponts culturels, en interprétant «Basin Street Blues» et «St Louis Blues», le trio donnait l’impression que les scènes photographiées provenaient de New Orleans (en particulier à l’église). Une expérience intéressante. 

A 20h, l’un des pères du «smooth jazz» (ce courant dérivé du jazz-rock qui connaît un grand succès commercial aux Etats-Unis), Bob James (p) montait sur la scène du théâtre avec son quartet: Perry Hugues (elg), Carlitos Del Puero (elb) et Bill Kilson (dm). Ouvrant le concert sur un bon blues, sur lequel Hugues a pu démontrer ses qualités, le quartet s’est rapidement orienté vers un traitement «easy listening» des standards: toucher de piano très «variétés», rythmes binaires. Assez logiquement donc, on eut aussi droit à une reprise pop («Downtown», le tube de Petula Clark). Bob James pratique ainsi un jazz aseptisé, sans consistance, formaté pour le robinet radiophonique.

A 23h, Jan Lundgren donnait son second concert, dans la même formule que celui donné en 2015 avec Mathias Svensson et un quatuor à cordes; lequel a fait l’objet d’un enregistrement récemment paru chez ACT, The Ystad Concert. Centrée sur un hommage au pianiste Jan Johansson (1931-1968), la rencontre entre jazz, folk suédois et musique classique, a de nouveau fonctionné. On peut se reporter au compte-rendu de l’année précédente pour en apprécier la teneur, tout en regrettant que le pianiste et programmateur ait manqué de se renouveler cette année pour cause d’actualité discographique.



Martin Taylor-Ulf Wakenius © Jérôme Partage


Le 7 août, dernier jour du festival, un bon duo de sax se trouvait à 11h à Per Helsas Gård: Bernt Rosengren (ts) et la Danoise Christina von Bülow (as). Le premier, qui au tout début de sa carrière s’est produit au festival de Newport (1959) a joué avec George Russell, Don Cherry, Horace Parlan. La seconde, fille d’un guitariste de jazz, a notamment étudié et joué avec Lee Konitz, pris quelques cours avec Stan Getz, et enregistré avec Horace Parlan. Si les interventions de Rosengren furent les plus marquantes, le duo (soutenu par la rythmique du ténor) a donné à entendre un excellent bop.

A 13h, à l’hôtel Ystad Saltsjöbad, s’est tenu sans doute le meilleur concert du festival: Martin Taylor en duo avec Ulf Wakenius. Complices et emplis d’humour, les deux guitaristes ont évoqué Stéphane Grappelli («Two for the Road») ainsi que Barney Kessel («Blues for a Playboy»). Jouant également en solo à tour de rôle (Taylor sur «They Can’t Take That Away From Me», Wakenius sur un superbe medley brésilien), les compères ont en outre mis en valeur quelques belles compositions de Martin Taylor: «Last Train to Hauteville» ou encore, pour le rappel, un clin d’œil aux Antilles, «Down at Cocomo’s». Du très beau jazz.

A 15h, au Hos Morten Café, une énième rencontre entre jazz, pop et folk suédois nous attendait avec le quintet d’Iris Bergcrantz, surtout remarquable pour le bon trompettiste déjà en vue sur cette même scène trois jours plus tôt: Anders Bergcrantz.

A 17h, au théâtre, Oddjob, le quintet animé par Goran Kajfes (tp, perc) rendait hommage à Bengt-Arne Wallin, autre figure du jazz suédois ayant puisé dans le folklore national (voir nos «Tears» du 23/11/15), parrain du festival, lequel aurait dû fêter cette année le 90e anniversaire. Cinquante ans après Wallin, Oddjob réinterprétait à son tour l’imaginaire musical suédois par le filtre du jazz. Vingt-cinq ans de pratique commune de la musique ont donné au groupe une évidente cohésion: Per Ruskträsk-Johansson (s, bcl) est l’alter-ego du leader, tandis que la rythmique (Peter Forss, b, Janne Robertsson, dm) est emmenée par l’excellent Daniel Karlsson (p). Et c’est tout le talent Kajfes d’être arrivé, à partir de cette matière, à produire du véritable jazz, aux accents free et à flux tendu.

A 22h, au théâtre, c’est Avishai Cohen (b, voc) qui a conclu l’édition 2016 du festival d’Ystad, avec son trio (Omri Mor, p, Daniel Dor, dm). Attendu comme l’un des must de la semaine, le concert de l’Israélien s’est révélé, dans l’esprit, plus proche des «musiques actuelles», tel qu’on les pratique en Europe, que du jazz. Dépourvue de swing, enfermée dans des boucles répétitives, la musique du contrebassiste a l’aridité du désert du Néguev. Elle a séduit le public scandinave, il est vrai déjà habitué au désert de glace.

Le final fut réchauffé par des derniers instants comme toujours chaleureux, partagés avec la belle équipe de bénévoles du festival. Rendez-vous du 2 au 6 août 2017!


Jérôme Partage
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Ospedaletti, Italie


Jazz sotto le Stelle, 3-5 août 2016


Le drame épouvantable qui a frappé Nice le 14 juillet dernier rendait impensable le maintien du Nice Jazz Festival. La vie, en particulier celle de la musique, a repris peu à peu sur la Côte-d'Azur et sur la Riviera italienne; les amateurs de jazz comptaient sur  les «petits» festivals de la région pour épancher leur soif de swing et d’improvisations. Leurs attentes furent comblées par une programmation de ces petites organisations proposant des affiches originales. Parmi celles-ci, nous faisons un arrêt comme chaque année à Ospedaletti, pour le Jazz sotto le stelle que concocte, avec son équipe, notre excellent ami et photographe, Umberto Germinale. En pensant à Chet Baker, Umberto avait sous-titré cette 13e Edition de Jazz sotto le Stelle «I remember you», mais ce  fil conducteur avait assez de souplesse pour permettre aussi quelques écarts.


West Project Orchestra © G. Cardone by courtesy of Jazz sotto le stelle

Ainsi, le mercredi 3 août, le West Project Orchestra, orchestre de 18 musiciens italiens, pros et semi-pros dirigés par le guitariste Riccardo Anfosso, se proposait de reprendre le répertoire du Liberation Orchestra de Charlie Haden sur les arrangements de Carla Bley, dans son aspect le plus militant: les chants révolutionnaires. Légères ou austères, les partitions originales laissent  aux solistes des moments  d’improvisations généreuses dont Alberto Mandarini  (tp), «guest star de l’orchestre», prend avec un grand talent, la plus grande part.

Mike Melillo Trio © Umberto Germinale

Le jeudi 4 août se produisait Evidence, le trio de Mike Melillo (p), Elio Tatti (b) et Gianpaolo Ascolese (dm), qui, on l’aura deviné, se consacrait à la relecture inspirée et très originale des thèmes de Thelonious Monk. Une entreprise périlleuse, parfaitement réussie, avec toujours ce toucher si percussif, ce swing et cette intensité si fidèles aux originaux. Mike Melillo est à n'en pas douter l'un des plus authentiques représentants de cet art incomparable du piano jazz qui de Bud Powell à Thelonious Monk a peu d'équivalant en intensité, en tension. Du grand Art et l'événement de ce festival! We like Mike…


Paolo Fresu Devil Quartet © G Cardone by courtesy of Jazz sotto le stelle

Le vendredi 5 août, Paolo Fresu, (grand admirateur de Chet Baker s’il en est) avec son Devil Quartet composé de Bebo Ferra (g), Paolino Dalla Porta (b) et Stefano «Brushman» Bagnoli (dm), présentait une des dernières facettes de son œuvre personnelle si prolifique. Cohésion parfaite de l’ensemble (plusieurs  disques et tournées ont été réalisés dans cette configuration). Et si, pendant la balance, les musiciens esquissèrent les standards, le concert ne donna à entendre que des compositions originales, pour la plupart inédites. Comme un tour de chauffe avant un nouvel enregistrement…

Bien dans l'esprit du jazz, Jazz sotto le Stelle creuse avec modestie, et beaucoup d'intégrité, un sillon qui fabrique la mémoire du jazz, celle qui dure.

Daniel Chauvet
Photos G. Gardone et Umberto Germinale by courtesy

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Royan, Charente-Maritime


Jazz Transat, 2, 9, 16, 23, 30 août 2016



Avec en arrière-plan la mer, les carrelets et les dernières lumières du soleil couchant, le Jazz Transat a offert chaque mardi soir d’août un concert de jazz en plein air, gratuit, sous le kiosque surplombant la plage de Pontaillac. Un public dense a pu successivement écouter Julie Morillon, Didier Conchon, le crooner Pablo Compos, Antoine Hervier et Christian Escoudé ainsi que le Good Life Quartet. 
Jazz Hot a choisi d’écouter le guitariste Christian Escoudé et le trio d'Antoine Hervier
, le 23, et le Good Life Quartet, avec le batteur Jean-Pierre Derouard et le tubiste Fred Dupin, le 30.




Antoine Hervier, Laurent Vanhee, Rudy Bonin, Christian Escoudé © Patrick Dalmace



Christian Escoudé était l’invité du pianiste Antoine Hervier et de son trio, Laurent Vanhee, contrebasse –excellent– et Rudy Bonin, une figure locale de la batterie. Après un thème en trio, Christian Escoudé est entré sur scène avec son indicatif, «Take Five», court mais bien enlevé. Le guitariste a choisi, plutôt que d’interpréter ses compositions ou celles de jazzmen actuels, de renouer avec les œuvres qui l’ont accompagné lors de ses premiers pas dans le jazz. On a donc compris qu’on aurait une soirée de standards, ce qui n’a pas manqué de ravir le public –pas trop jeune!–, et ne fait pas de mal dans une période où le mot jazz recouvre tout et n’importe quoi. Le plat de résistance débute avec «Four on Six», une historique composition d’un de ses maîtres, Wes Montgomery, que Christian Escoudé a parfaitement assimilé. Le guitariste enchaîne avec une pièce de son autre mentor, Django Reinhardt, «Hungaria». L’originalité du jeu reste dans l’esprit du Gitan. Un autre grand standard suit, «April in Paris». Escoudé rappelle que le thème figure dans Bird, le film de Clint Eastwood sur Charlie Parker. La chanson française est aussi à l’honneur avec tout d’abord la jolie valse «Sous le ciel de Paris» et une magnifique version personnelle, jouée en solo, de «La Vie en rose».
 Le swing, au centre de la plupart des thèmes, monte en puissance sur «Just One of Those Things». Django revient avec l’incontournable «Nuages», qui emballe le public, et « Blues for Ike ». C’est banal de le répéter, mais existe-t-il un meilleur disciple de Reinhardt que Christian Escoudé? 
Pour le rappel, celui-ci et ses partenaires ont choisi «Moon River», une mélodie simple adaptée à la voix d’Audrey Hepburn, qui sans être véritablement chanteuse,  l’interprète dans le film Diamants sur canapé, mais dont Mancini, son compositeur, a fait un succès devenu un standard. 
Au final, cette quatrième soirée de Jazz Transat a permis aux amateurs de jazz mais aussi, étant donné le répertoire, à un public plus large, de vivre un beau moment, favorisé par une superbe météo.

Jean-Pierre Derouard © Patrick Dalmace




La dernière soirée de la saison et du Jazz Transat a été marquée par une exceptionnelle polémique dans le public, les uns se plaignant que «la Ville» ne mettait pas assez de chaises, les autres répliquant que ça s’appelait Jazz Transat, et qu’il fallait donc apporter son fauteuil de camping, et tous de s’en prendre à ceux qui, debout, les empêchaient d’apprécier le concert. Mais parlons musique! Apprécions d’abord les paroles d’introduction de Rudy Bonin rendant hommage à Rudy Van Gelder, décédé quelques jours auparavant. Nouvelle nuit axée sur les standards. Le Good Life Quartet, formation initiée par Fred Dupin et Rudy Bonin, qui, pour cette fois, va laisser sa place à Jean-Pierre Derouard, met à l’honneur les crooners, Sinatra et Nat King Cole principalement, auxquels redonne vie la voix de François-Marie Moreau, par ailleurs brillant instrumentiste que l’on a pu écouter au ténor, soprano, baryton, à la flûte et clarinette basse au fil des thèmes. Même si la voix de
François-Marie Moreau n’est pas réellement celle d’un crooner, les interprétations sont belles. Avec lui, le pétillant et dynamique F. Mazurier (clav) et deux maîtres du jazz, Jean-Pierre Derouard, excellent tout au long de la prestation et, tout aussi parfait, Fred Dupin (tuba) prenant admirablement la place d’une contrebasse. C’est «Fly Me to the Moon» qui lance le concert et, déjà, on sent battre le swing propulsé par Derouard. Suivent «Call Me Irresponsible», «A Foggy Day», avec un beau solo au soprano. Les standards défilent: «Cry Me a River», «Come Fly With Me»… avec de bons moments à la clarinette basse, à la flûte, et toujours un soutien sans faille de tous les partenaires. Les hommages se succèdent. Pour Nat, «I Wish You Love », pour Frank, «Beyond the Sea»… On apprécie un très beau «All of Me». Les soli de Derouard et Dupin déclenchent un tonnerre d’applaudissements! Après un rappel ovationné, le Jazz Transat, soigné par la météo tout au long des soirées qu’il a égrainé, s’achève de la plus sympathique façon.
Patrick Dalmace
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Pertuis, Vaucluse


Jazz à Pertuis-Festival Big Band, 1er au 6 août 2016

Le Big Band de Pertuis, dir. Léandre Grau, ouvre traditionnellement le festival © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

La 18e édition de ce festival, dont le bon esprit jazz ne se dément pas, innove quelque peu dans son titre, puisque nous voyons apparaître l’appellation «Jazz à Pertuis», avec en sous-titre le rappel de la spécialité du lieu: les big bands. Gageons qu’il s’agit là de donner un non plus direct car plus court que l’ancien. De fait, aucun changement dans l’organisation, l’esthétique et l’esprit, et cela fait du bien de retrouver, année après année, un festival très convivial qui respecte son identité jazz en respectant la musique qu’il propose (du jazz), la thématique qu’il a choisie (les big bands) et pour un succès public toujours constant, un public qui se forme d’année en année grâce au professeur Léandre Grau. Au demeurant, et malgré la modestie naturelle de Léandre, un enseignant à la Pagnol (La gloire de mon père), le festival est devenu un événement mondial jazzique quasi-unique. La qualité en jazz n’est pas une affaire de quantité ni d’accumulation de stars, mais d’esthétique, de culture, d'esprit, de dimension humaine et de conviction.



Tartôprunes © Ellen Bertet

Le 1er août, la traditionnelle ouverture par le Big Band de Pertuis sur la grande scène, est savamment orchestrée par son bras juvénile en première partie, les Tartôprunes, émanation partielle de la grande formation, réunissant les plus jeunes. «Jeunes» ne signifie pas ici approximatifs. Cela fait plusieurs années que cette formation ouvre le festival, et la jeune classe des musiciens de Pertuis et des alentours bouge mais ne faiblit pas, et rend parfaitement justice à l’esprit du festival. Le directeur musical en est Romain Morello, brillant tromboniste et soliste du Big Band de Pertuis entre autres, et on retrouve également plusieurs musiciens du big band. L’esprit est ludique, modeste et complice avec un public très populaire, au vrai sens du terme, on ne s’en étonnera pas pour ce festival sans grosses têtes.
Le répertoire propose du jazz (Mingus par exemple, mais aussi des parties néo-orléanaises, Miles Davis, etc.), mais aussi de la musique populaire jazzée, « plaisantée », piratée avec beaucoup d’humour. Le thème de 2016 étant autour de la sécurité, le groupe avait d’ailleurs choisi de se déguiser en pirates surveillant l’horizon, avec perruques, costumes et accessoires (sabre gonflable, brassards de sécurité, etc.), allusion non voilée (c’est déjà ça) à l’opération vigipirate (vigie et pirates). L’humour est donc au rendez-vous malgré la période. Brassens, dont le collège qui accueille le festival porte le nom, est au rendez-vous.
Dans une cour pleine à craquer (plus de 1000 personnes, assises, debout, couchées…), ça rigole, ça swingue, ça chante et ça danse (les enfants surtout), avant que le groupe, qui ne se présente que par les prénoms, comme certains des big bands –Philippe (g), Clément (b), Alex (b, le MC à l’humour léger), Romain (tb, dir), Bastien (bon chanteur, voc, g), Valentin (tp, voc), Ezequiel (bon ts), la belle Caro’ (clav), Maxime (dm), Arno (as)–  amène tout ce public, dans un rappel où alternent Miles (clapping) et esprit new orleans dans un défilé vers la grande scène et le second concert. Une bonne entrée en matière qui montrent « qu’aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années » et qu’on peut être jeunes et déjà avoir du métier.

Big Band de Pertuis-Alice Martinez © Ellen Bertet


Le concert du Big Band de Pertuis, introduit par le parrain légendaire du festival de Big Band de Pertuis, le grand et fidèle Gérard Badini, plein d’humour avec sa voix cassée de bluesman, se déroule en deux parties, sur la grande scène. Toujours aussi généreux (près de 2h de musique), le Big Band de Pertuis renouvelle d’année en année son répertoire. Léandre Grau dit que «c’est pour ne pas lasser…». La vérité, pour ce pédagogue amateur de big band, est qu’il aime le travail et la musique, le jazz, et qu’il veut jouer tout type de répertoire un jour ou l’autre. Le choix est aussi fait de la variété des compositions: on passe ainsi de «Lulu Left Town» de Mark Taylor à Lennon/McCartney, une composition des Beatles sortie tout droit de l’esprit du Basie Beatle Bag, album célèbre du Count, dont le big band de Léandre Grau s’inspire à n’en pas douter. «Between the Devil and the Deep Blue Sky» (Koehler et Arlen), «Daahoud» (Clifford Brown) sont l’occasion de re-découvrir l’excellente Alice Martinez (voc) à qui ce big band convient tout à fait. Dans le seconde partie, parmi beaucoup de thèmes comme «Moment’s Notice» (Coltrane), «The Very Thought of You», «I Thought of You», «Bolivia», «If I Were a Bell », etc., on retiendra les bons ensembles, une écriture classique et l’intervention de solistes inspirés au premier rang desquels on retrouve Alice Martinez (voc), Lionel Aymes (tp), Romain Morello (tb), Christophe Allemand (ts), Maxime Briard (dm)… Une belle soirée de plus pour ce big band exemplaire de la cohérence culturelle profonde de ses instigateurs, car le festival est le point d’orgue annuel d'un travail qui ne s'arrête jamais, et qui va au-delà de la seule école de musique pour générer dans cette petite ville un engouement sincère et largement partagé par la population dans toute sa diversité.


Mariannick Saint-Céran © Marcel Morello by courtesy of Jazz à PertuisLe 2 août, c’est Marseille qui est invitée à Pertuis, avec le Phocean Jazz Orchestra de Thierry Amiot, un autre prof’ du Conservatoire de Marseille venu avec sa classe de jazz, et, en première partie, une habituée de Pertuis, la talentueuse et dynamique Mariannick Saint-Céran (voc) qui rend un hommage original et profond à Nina Simone qui passa une part de sa vie non loin de là, en Provence. Ce «We Want Nina» est savamment préparé pour évoquer toutes la facettes de la légendaire artiste, car Nina Simone, comme tous les grands artistes, a d’abord fait du Nina de tout ce qu’elle a abordé, le jazz et le blues entremêlé bien entendu, mais aussi la variété, les standards, la chanson. Nina a été une artiste profonde, engagée sans avoir besoin de le dire comme l’est la grande musique afro-américaine, par essence. Le répertoire retenu par Mariannick est bien équilibré pour témoigner de cette œuvre, et la voix elle-même et l’expression de la chanteuse se prêtent parfaitement à cet hommage, sans faiblesse avec le nécessaire respect pour Nina, une Diva, pour le plaisir d’un public toujours aussi nombreux et attentif. «It Ain’t Necessarily So» (Gershwin), «Love Me or Leave Me» (Donaldson-Kahn), «Be My Husband» (Nina Simone), un duo voix-batterie magique, «Old Jim Crow» (Nina Simone), «Work Song» (Nat Adderley), «For Four Women» (Nina Simone), «My Baby Just Cares for Me» (Donaldson-Kahn), «Black, Young and Gifted», etc., ont évidemment débouché sur un rappel mérité. Mariannick Saint-Céran était bien entouré de Laurent Elbaz (clav-org), Lamine Diagne (ts), Cedric Bec (dm) et de Marc Campo (g) qui est un excellent guitariste de blues dans «Old Jim Crow», dans la tradition électrique dénuée de ses extensions rock, ce qui est rare à trouver en dehors de la tradition américaine.



La seconde partie, à 21h30, comme toujours décomposée en deux sets, présentait donc le Phocean Jazz Orchestra (cf. la formation en fin de compte rendu) mêlant des élèves et des prof’s du Conservatoire de Marseille, des anciens pas très âgés, dont l’excellent bassiste, Franck Blanchard, à l’origine du projet dirigé par Thierry Amiot qui signe la plupart des arrangements. Comme annoncé, le programme présentait d’abord un répertoire «acoustique», sous-entendu jazz classique, puis une partie «électrique», sous-entendu un répertoire plus récent, se traduisant par le passage à la basse électrique et aux claviers synthétiques.

Le premier set présenta en effet des compositions d’Horace Silver («Nutville»), bonne entrée en matière, Count Basie («Flight of the Foo Bird» de Neal Hefti, «One O’Clock Jump»), un bon «When I Fall in Love», belle ballade où le chef Thierry Amiot a fait briller sa trompette, sa sonorité et sa technique, Charles Mingus («Nostalgia  in Time Square»), un fort beau thème mis en valeur par un bon chorus du saxophoniste alto, Thomas Dubousquet, et du contrebassiste, Franck Blanchard, et pour finir le set un thème hispanisant de Chick Corea, «La Fiesta», qui aurait pu se trouver en seconde partie. Cette première partie, fort agréable et appréciée, malgré quelques belles interventions du chef, resta sage, à l’exception du thème de Corea où l’orchestre se libéra.
Le second set «électrifié» commençait bien, par un bon «A Night in Tunisia», où le leader faisait encore apprécier sa belle virtuosité dans les aigus qu’exige ce thème du grand Dizzy Gillespie, thème qui aurait pu d’ailleurs finir la première partie à la place de «La Fiesta», pour la cohérence du programme, malgré l’électrification… Puis vint la thématique annoncée, plus électrique avec ses lignes de basses accentuées, plus funky, plus récente aussi, avec «Mercy, Mercy, Mercy» de Joe Zawinul, et si le thème est plus rudimentaire, bien que balancé, paradoxalement l’interprétation de l’orchestre est plus enlevée, plus possédée, les trompettes, les sax, tous en fait, dansant leur musique avec conviction… et un plaisir évident (sourires).

Phocean Jazz Orchestra © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

Puis, nouvel écart par rapport au programme, l’orchestre choisi de mettre en valeur le régional de l’étape, le lead Hugo Soggia (tb), sorti des classes de Léandre Grau pour aller suivre l’enseignement du Conservatoire de Marseille. Hugo a choisi «Georgia», immortalisé par le grand Ray Charles (bien qu’il en existe d’autres très belles versions), et la réussite est au rendez-vous d’un superbe chorus de trombone, avec de beaux arrangements, cette fois très classiques bien qu’originaux, de Thierry Amiot. Sans doute, un des meilleurs moments sur le simple plan de la musique, car ce morceau réunit toutes les qualités d’expression, de répertoire et d’intensité, de blues et de swing. Retour au funk avec le «Chameleon» d’Herbie Hancock, arrangé par Maynard Ferguson si nous avons bien compris le chef car c'est une de ses inspirations, en bon virtuose de la trompette, et là encore, la simplicité du thème mais la tonicité rythmique, provoque l’électrochoc nécessaire au dépassement de l’orchestre, pour un moment intense de partage avec le public. La suite avec «Strasbourg-St-Denis» de Roy Hargrove, «Pick-Up the Pieces» de l’Average White Band, fut dans la logique de cette bonne soirée, très enlevée, par un orchestre plus familier de Weather Report, du R’n’B, du funk, que de l’univers plus lointain de la swing era dont les musiciens ne possèdent pas la clé sur le plan émotionnel et de la sensibilité, individuellement et collectivement, malgré une exécution tout à fait acceptable et bien travaillée.
Ce constat était finalement clarifié par le rappel sur un thème de Mercer Ellington «Things Ain’t Not What They Used to Be», joué sur un tempo shuffle accentué, réunissant les deux univers. Le public a tout apprécié, mais sans doute plus la seconde partie, et il n’avait pas tort. Quoi qu’on pense de la plus grande qualité des compositions de Mingus, Silver, Basie (ou ses arrangeurs), Gillespie, bien que «A Night in Tunisia » se soit prêtée à la deuxième manière, c’est sur des thèmes qui appartiennent davantage à la culture de la génération de cet orchestre que les musiciens sont les plus libres, les plus persuadés, les plus rentre-dedans, qualités essentielles pour l’expression en big band. On peut danser sur le répertoire de Basie, Silver ou Mingus, mais c’est une danse différente.
Un bon big band en devenir, il n’a que 2 ans, avec outre le chef, excellent trompette, auteur de bons arrangements, un bon bassiste, Franck Blanchard, un bon batteur de big band, Nicolas Reboud, un excellent altiste, Thomas Dubousquet qui promet beaucoup, et en général de bonnes mais rares interventions des moins jeunes de la section de saxophones, Samuel Modestine (bar) et Thierry Laloum (ts) qui possèdent leur réserve de blues.


Pierre Bruzzo © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

Le 3 août, retour dans le temps avec le groupe, néo-orléanais dans l’âme, du toujours jeune et pétillant Pierre Bruzzo, un disciple de Sidney Bechet qui nous a dit ne pas avoir été de la fête parisienne de l’Olympia, l’automne passé pour les 60 ans du concert de l’Olympia. Une erreur de casting à n’en pas douter, car, entouré de Philippe Bruzzo (tb), Guy Mornand (g), Philippe Coromp (p), Bernard Abeille (b), Alain Manouk (dm), Pierre Bruzzo (ss) a fait revivre l’univers du grand Sidney Bechet par la manière, un son de saxophone vibrant et intense, malgré les printemps qui s’accumulent, ce dont a plaisanté un leader en verve. Il a également repris le répertoire du légendaire Néo-Orléanais qui fait encore partie de l’inconscient collectif, à Pertuis comme partout, puisque le public a réagi en connaisseur aux différents thèmes : «Struttin’ With Some Barbecue» (Lil Harding), «Ain’t Misbehavin’» (Fats Waller), «Le Marchand de poissons» (Bechet), un «Glory Hallelujah», hymne américain repris à la Bechet, comme il le fera de l’hymne provençal, «La Coupo Santo», un peu plus loin, l’indispensable «Petite Fleur» (Bechet), vibrant à souhait, les inusables «Some of These Days», «On the Sunny Side of the Street» avec, pour la partie vocale, Philippe Bruzzo et un chorus de contrebasse de Bernard Abeille, «Dans les rues d’Antibes» (Bechet), et en rappel l’incontournable «When the Saints», pour le plus grand bonheur du public. Dans la bonne formation, on a remarqué le style Hawaïen et savant de Guy Mornand (citation «traditionnelle» de la Rhapsodie n°2 de Liszt). Bechet étant inépuisable, on avait encore de la réserve, mais il fallait laisser la place à la seconde partie de la soirée.



L’Azur Big Band, parce qu’il vient de Nice, est venu nous rappeler l’attentat tragique qui a endeuillé l’été 2016. C’est avec tact que le leader de la formation, Olivier Boutry, les a évoqués dans le cours du concert. La formation, très professionnelle dans sa présentation et son programme, proposait un répertoire classique dans l’esprit de ce qu’ont pu produire les grandes formations américaines depuis l’ère de la swing era, alternant instrumentaux et accompagnement de chanteurs/ses de variétés influencées par le jazz. Il y avait ainsi une chanteuse américaine, Jilly Jackson, efficace, et un crooner américano-suédois, vivant sur la Riviera, ainsi présenté, Ricky Lee Green, au beau phrasé évoquant l’idéal universel du genre qu’est Frank Sinatra. Au physique rappelant Thierry le Luron, il a de réelles qualités d’expression dans ce genre.

Azur Big Band © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

L’orchestre, dans la partie instrumentale, dirigé et présenté par Olivier Boutry, a proposé en ouverture, comme en fin de concert un classique blues, bien tourné, joué avec toute l’énergie nécessaire, de bons chorus de Laurent Rossi (p) et de Bela Laurent (tb). De bons «Flying Home» (Goodman-Hampton, immortalisé par Lionel Hampton et Illinois Jacquet), «Sing Sing Sing» (Luis Prima), avec un bon chorus de batterie sur les peaux in the tradition (Krupa-Rich), «Mambo 5» , le «Ticle Toe» de Lester Young immortalisé par le Count basie Orchestra ont démontré que cet orchestre, sans mettre en avant ses solistes, a de belles qualités d’ensemble, une rigueur et une énergie qui séduisent le public connaisseur car elles sont des qualités indispensables d’un  big band. «Cry Me to the Moon», «Fly With Me», «Fever» , «I Love You», «The Lady Is a Tramp», «You Are the Sunshine» et autres standards, ont mis en valeur Ricky Lee Green et la belle Jilly Jackson, avant un rappel réunissant tout le monde sur la très fréquentée «Route 66», pour le plaisir non dissimulé d’un public encore nombreux, et pour la plus grande satisfaction des musiciens, ainsi récompensés, de ce bon collectif.


Le 4 août, le jeudi, est comme chaque année dévolu à la salsa, une sorte de respiration du jeudi, qui se présente très clairement pour ce qu’elle est, un à-côté du festival, et qui est l’occasion aussi pour le public de danser. Nous n’y étions pas mais ça a chauffé pour le plaisir des danseurs d'après les échos du lendemain.

Bastien Ballaz Quartet © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

Le 5 août, c’est le beau quartet de Bastien Ballaz qui a introduit une soirée de découvertes. Le tromboniste, qui a été à bonne école (Conservatoire de Marseille, Bruxelles avec Phil Abraham, etc.), est un excellent compositeur, instrumentiste, et il a côtoyé déjà du beau monde (Cécile McLorin Salvant, Liz McComb, Bill Mobley, James Carter…). Entourée de jeunes musiciens excellents (Maxime Sanchez, p, Simon Tailleu, b, Gautier Garrigue, dm), il joue le répertoire du jazz («Four in One», Monk, «Henya» d’Ambrose Akinmusire) et sa musique originale, des suites qui alternent des atmosphères, un beau récit qui témoigne d’une vraie imagination très «cinématographique» («Lullaby», «Synopsis», «New Orleans Drunk Party») qui évoquent d'autres références, les compositions de Charles Mingus ou Horace Silver par exemple. Ils ont eu droit à un rappel mérité («Lost in My Dreams» de Bastien Ballaz). Un musicien à suivre!


Lutz Krajenski Big Band © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

La seconde partie invitait un groupe allemand, le Lutz Krajenski Bib Band, composé de 13 musiciens dont deux chanteurs très intéressants, Ken Norris, parfaitement francophone car séjournant régulièrement en France,
et Myra Maud, une très belle Parisienne aux racines malgaches et martiniquaises, tous deux possédant de réelles qualités musicales et un métier certain. Lutz Krajenski est le leader, pianiste et organiste de cet orchestre, aussi professionnel que d’autres dans ce festival, mais avec une touche supplémentaire qui confère une dimension plus dynamique au spectacle. Le public ne s’y est pas trompé, et c’est dans cette soirée que les danseurs sont venus sur le devant de la scène pour participer à un moment fort de cette édition.

Myra Maud et Ken Norris © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis
Le répertoire éclectique, parfois variété américaine, soul, teintée de jazz ou de ferveur avec ses deux chanteurs talentueux, parfois même brésilien, parfois broadway (West Side Story), sans être le plus jazz de la semaine, possédait cette étincelle qui a déclenché l’enthousiasme du public et une bonne soirée. De beaux arrangements, avec des ensembles de flûtes en particulier, donnait une couleur particulière au big band, et il y avait dans chaque pupitre un solide soliste capable d’enrichir les ensembles de bons chorus. Terminé sur un beau «Everytime We Say Goodbye» par l’excellent Ken Norris et sur un rappel enfiévré sur l’inusable «Cheek to Cheek» et un bon duo Ken Norris-Myra Maud, ce moment a permis de vérifier qu’en matière de big band, l’énergie, la conviction sont une des composantes importantes pour le public, un élément de métier autant qu’une donnée générale de l’expression artistique.


Olivier Lalauze Sextet © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis


Le 6 août, c’est le sextet d’Olivier Lalauze
(b, comp, arr) qui ouvrait la soirée de clôture, en compagnie d’Ezéquiel Célada (ts), Alexandre Lantieri (as, cl), Romain Morello (tb), Gabriel Manzanèque (g). Après une formation au sein de l’IMFP de Salon-de-Provence, puis du Conservatoire d’Aix-en-Provence, Olivier Lalauze en parallèle à ces activités d’accompagnateur (Cécile McLorin-Salvant, Archie Shepp, Cie Nine Spirit, Jean-François Bonnel…) développe depuis 2012 un projet en sextet. C’est un groupe bien soudé qui défend un répertoire original. Fort d’un prix au Tremplin Jazz de Porquerolles en 2015 qui lui valut une programmation à Jazz sur la Ville puis à assurer un première partie d’Otis Taylor cet été, le sextet se produit régulièrement sur les scènes du Sud dont il est l’une des jeunes formations les mieux rodées. Sa musique s’inspire autant de Charlie Mingus, époque petit combo, que de la musique contemporaine et se présente souvent comme des petites suites. L’attention du public est requise car le groupe ne pratique pas les habituelles séquences du jazz (exposition-chorus) dans un festival où le public a été formé à ça. Le pari fut réussi malgré parfois quelques silences interrogateurs. Pour le rappel, Olivier Lalauze a proposé un thème sur la Guerre d’Espagne, revu et corrigé dans l'esprit du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden.

Le dernier concert du festival était très attendu, avec le programme annoncé en deux parties, musique profane-musique sacrée, du Duke Orchestra de Laurent Mignard qui consacre son travail à une relecture proche de l’original de l’œuvre de Duke Ellington (cf. Jazz Hot n°656). Le concert avait lieu à guichets fermés, ce qui a été le cas de la plupart des soirées, et, ce soir-là, on a refusé du monde…

Duke Orchestra-Laurent Mignard © Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

La première partie a été l’occasion de constater que l’orchestre a les moyens artistiques de ses ambitions, et le public a répondu par une belle ovation à un set de haut niveau. Sur les «standards» du répertoire ellingtonien «I’m Beginning to See the Light», «Take the ‘A’ Train» (chorus Philippe Milanta, Jérôme Etcheberry), «Cotton Tail» (Carl Schlosser, Fred Couderc), «Rocks in My Bed» (Sylvia Howard), «Just Squeeze Me» (Sylvia Howard, Jérôme Etcheberry), etc., l’orchestre répond au défi avec beaucoup d’énergie, de mise en place et de sensibilité à cette musique. Le savant et grand pianiste Philippe Milanta est l’élément indispensable de l’ensemble comme en témoigne l’extraordinaire «Rockin’ in Rhythm», et Jérôme Etcheberry apporte ses contrechants et sa puissance à la Cootie Williams, quand Richard Blanchet colore l’ensemble de ses aigus dans la tradition de Cat Anderson. Myra Maud, présente la veille, est à nouveau de la fête, et c’est sur un «It Don’t Mean a Thing» incandescent, en présence des deux chanteuses et du danseur Fabien Ruiz (claquettes) que se termine ce premier set exceptionnel.

Duke Orchestra-Laurent Mignard-Philippe Milanta, Myra Maud et Sylvia Howard © Ellen Bertet

La seconde partie proposait une relecture de la musique sacrée de Duke Ellington, l’orchestre étant soutenu pour l’occasion par deux chorales (Chorale du Pays d’Aix, Chorale Free Son). Si le travail est encore ici considérable, la réussite est moindre. La musique religieuse américaine, même celle du Duke, nécessite une certaine ferveur qu’ont pu rendre les deux chanteuses, elles-mêmes de cette culture ou de ce feeling, mais étrangère au reste de l’orchestre et surtout aux chorales. Très attentifs au respect de cette musique, ils ne possèdent pourtant pas cette conviction intérieure nécessaire à ce registre. Bien sûr le «Come Sunday», immortalisé par Mahalia Jackson et Duke Ellington, reste un magnifique moment, et cela n’enlève rien ni au talent, ni au travail exceptionnel de cet ensemble pour cette partie du répertoire, mais si le jazz d’Ellington, dans sa tradition instrumentale non sacrée, peut supporter des relectures extérieures au monde afro-américain, fidèles ou moins fidèles, pour peu que les instrumentistes solistes aient une vraie intériorisation du blues et du swing et un respect de l'œuvre, cela devient contestable pour la musique à vocation religieuse ou le blues, la voix ne pardonne pas. L’ensemble manquait d’âme, malgré les excellentes Sylvia Howard et Myra Maud, un Philippe Milanta hors pair et un chef très pédagogique.

Cela n’empêcha pas une conclusion enthousiaste, un public debout et une fin de festival chaleureuse, où Laurent Mignard –qu'il faut féliciter pour l'étendue de son travail autour de l'œuvre d'Ellington, un grand compositeur du XXe siècle– n’en finissait pas de remercier avec son talent de showman, et son humour, un Léandre Grau et son équipe (une sonorisation de big bands sans faute pendant une semaine, bravo!) qui le méritent, et qui ont eu droit, tout au long d’un festival bien rempli et pourtant convivial, sans service d’ordre intempestif, aux éloges de tous les orchestres, pour le son, l’organisation, l’accueil et l’ensemble.

Un festival de jazz, avec un programme jazz, populaire à tous les sens de l’adjectif, qui ne sombre pas dans la mondanité, est donc encore possible, et c’est tant mieux pour le jazz qui retrouve ses valeurs!


Yves Sportis
Photos Ellen Bertet, Christian Palen et Marcel Morello by courtesy of Jazz à Pertuis

© Jazz Hot n° 677, automne 2016



1/8/2016
Tartôprunes
Valentin Halin (tp), Romain Morello (tb, arr, dir), Arnaud Farcy (as), Ezequiel Celada (ts),
Bastien Roblot (voc, g), Caroline Such (clav), Clément Serre (g), Philippe  Ruffin (g), Alexandre Chagvardieff (b), Maxime Briard (dm)
Big Band de Pertuis
Léandre Grau (dir, arr)
Alice Martinez (voc)
tp: Yves Douste, Lionel Aymes, Nicolas Sanchez, Roger Arnaldi, Valentin Halin
tb: Yves Martin, Loni Martin, Romain Morello, Hugo Soggia,
Tuba contrebasse:
Bernard Jaubert
sax: Christophe Allemand (ts, fl), Michaël Bez (as), Yvan Combeau (as, fl), Laurence Arnaldi (ts),
Arnaud Farcy (as), Jérémy Laures (bar)
Yves Ravoux (p), Bruno Roumestan (b), Gérard Grelet (g), Maxime Briard (dm)

Big Band de Pertuis © Christian Palen


2/8/2016
Phocean Jazz Orchestra

Thierry Amiot (dir, tp)
tp: Augustin  Héraud, Benjamin Deleuil, Pierre-Olivier Bernard, Fan Hao Kong
tb: Hugo Soggia, Bertrand Chappa, Félix Perreira, Alain Delzant (btb)
sax: Thomas Dubousquet (as), Aurore Guidaliah (as), Antoine Lucchini (ts) Thierry Laloum (ts), Samuel Modestine (bar)
Jean Sallier-Dolette (p, clav), Franck Blanchard (b, cb), Nicolas Reboud (dm)

Phocean Jazz Orchestra © Christian Palen



3/8/2016
Azur Big Band
Olivier Boutry (dir, as)
tp: Philippe Giuli, Jean Vincent Lanzillotti, Cyrille Jacquet, Benoît Roiron
tb: Bela Lorant, Gilles Barrosi, Jean-Louis Zanelli, Cyril Galamini
sax: Michael Labour (as), Eric Polchi (ts), Alexis Roiron (bar)
Philippe Villa (p), Michel Romero (b), Olivier Giraudo (g), Max Miguel (dm)
voc: Jilly Jackson, Ricky Lee Green

Azur Big Band © Christian Palen


5/8/2016
Lutz Krajenski Big Band

Lutz
"Hammond” Krajenski (dir, arr, p, clav)
tp: Axel Beineke (tp, flh), Benny Brown (tp, flh)
tb: Andreas Barkhoff, Sebastian John
sax: Ulrich Orth (as, fl), Thomas Zander (bar, fl), Gabriel Coburger (ts, fl), Felix Petry (as, fl)
Hervé Jeanne (b, elecb),
Matthias Meusel (dm)
voc: Myra Maud, Ken Norris

6/8/2016
Duke Orchestra-Laurent Mignard

Laurent Mignard (dir)
tp: Jerôme Etcheberry, Sylvain Gontard, Gilles Relisieux, Richard Blanchet
tb: Jerry Edwards, Michaël Ballue, Nicolas Grymonprez
sax: Fred Couderc (ts), Carl Sclosser (ts), Didier Desbois (as) Aurélie Tropez (as, cl), Philippe Chagne (bar)
Pierre Maingourd (b), Philippe Milanta (p), Julie Saury (dm)
Myra Maud (voc), Sylvia Howard (voc), Fabien Ruiz (claquettes)
Chorale du Pays d’Aix, Chorale Free Son

 
Herlin Riley, Marciac 2016 © Michel Laplace
Marciac, Gers


Jazz in Marciac, 29 juillet au 15 août 2016


Les considérations générales (lieux de spectacles) n'ont pas changé. Mais cette année, un choix s'impose pour ces 17 soirées données parallèlement sous chapiteau et à L'Astrada (souvent deux concerts par soir). Un total de 18 jours avec 59 concerts payants, pour environ 140 gratuits au Festival Bis officiel (la place, La Péniche). Pour de multiples raisons,
ce 39e Jazz in Marciac (JiM) a connu des fléchissements de fréquentation. Il y eut les contraintes sécuritaires qui alourdissent les conditions de travail de reportage (interdicton d'accès au back stage). Sans parler des dictats des producteurs: 32 balances fermées pour 29 ouvertes. La programmation «diverse» est typique de JiM (cf. Hot News). Abordons des moments choisis de ce que nous avons pu entendre.

La trompette lance le festival, le 29, via le Bis, à 11h30 avec le jeune Niels' Trio d'où se détache Noé Codjia (tp) qui donne toute sa dimension expressive en tempo lent (beau son, sobriété, feeling et gestion de la tension: «Alfie» de Rollins). Puis c'est la première prestation de Malo Mazurié (tp), solide et inspiré dans le funky Sophie Alour (ts, ss) 5tet («Unsatisfied» de Stanley Turrentine avec Hugo Lippi, genre Grant Green, et Fédéric Nardin, org), avant la soirée sous le chapiteau où, en première partie du récital Diana Krall (sous influence King Cole, avec l'excellent Bob Hurst, b, «Let's Fall in Love», «I've Got You Under My Skin»), Christian Scott (tp) a fait sa seconde apparition ici (Stretch Music). Une musique dense où contrastent le style «exaspéré» de Braxton Cook (son à la Jackie McLean) et la paisible Elena Pinderhugues (fl) sur un drumming binaire («New Heroes»). Christian Scott joue en force et que dans la nuance ff. Ses effets sur le travail du son dans le micro retiennent l'attention («Last Chieftain»).

Le 30/07, nous avons choisi, à L'Astrada, la rencontre du Quatuor Debussy et du duo Jean-Philippe Collard-Jean-Louis Rassinfosse: un traitement du son classique avec les improvisations du pianiste (dans leur adaptation du Concerto en fa mineur pour clavecin de Bach, la lecture stricte de la partition balance plus que les développements).

Le 31/07, avant une démonstration d'énergie par les frères Moutin, nous avons eu l'excellente performance du Nicolas Folmer Electric Group. Folmer s'inspire du Miles Davis des années 1970 (pédale wa-wa) et 1980. Il délivre une musique spectacuaire (thèmes-riffs accrocheurs comme «Safari»), bien épaulé par Laurent Coulondre (org), Damien Schmitt (dm) et le «guitar hero» Olivier Louvel («Jungle Rock»). Sur tempo rapide les souffleurs jouent avec la précision d'un ordinateur. A noter un passage en duo «section de trompettes» (grâce à l'électronique) et drums, et bien sûr le son avec la sourdine harmon notamment dans «Kiss kiss bang bang» (médium répétitif, avec changement de tempo pour le solo décapant d'Antoine Favennec, as).

Le 1/08, 7000 personnes sous le chapiteau venues pour Ibrahim Maalouf (synthé, tp) et son show «participatif» Red & Black Light (lumières, volume sonore, rythmique rock)! Son introduction dans «Improbable» est une démonstration du son arabe à la trompette (utilisation du 4e piston mais aussi bends avec les lèvres). A cette occasion, Stéphane Belmondo put jouer (magnifiquement) devant une vaste audience. En trio (Thomas Bramerie, b, Jesse Van Ruller, g), il nous a délivré son programme Love for Chet, surtout au bugle (son rond, chaud). Nous avons tout spécialement apprécié «la chanson d'Hélène» de Philippe Sarde tirée du film Les choses de la vie, où il souffle les notes sans attaque pour plus de feeling.


Ellis Marsalis, Jesse Davis, Darryl Hall, Mario Gonzi © Michel Laplace

Le 2/08, Ellis Marsalis a offert un bref concert (1h30) strictement bop, avec des références à Monk («Rhythm-A-Ning», «Evidence», «Epistrophy») et un «Broadway» très réussi (citation de «Straight No Chaser» du très parkerien Jesse Davis et excellent solo de Darryl Hall).

Le 3/08, la charmante Cyrille Aimée a fait dans la variété (de «T'es beau, tu sais» créé par Edith Piaf à «But Not for Me» en duo avec Shaw Conley, b, en passant par «Three Little Words» avec solo à la Django d'Adrien Moignard), puis, comme l'an dernier (cf. compte-rendu), Lisa Simone s'est imposée par son sens de la scène et une ferveur digne d'une chanteuse gospel («Work Song» torride). Elle sait chanter le blues («Don't Wanna Go», Hervé Samb, g -passé en Bis avec son groupe).

Le 4/08, Ahmad Jamal a donné en exclusivité «Marseille» chanté en français et anglais par Mina Agossi en début de soirée: bon motif mélodique. Dès le second titre, Herlin Riley (dm) a confirmé sa stature unique (bons solos de James Cammack, b, Manolo Badrena, perc). Jamal a utilisé des mélodies simples ou connues («Perfidia», «Poinciana») et un style de piano, sobre et très percutant (ce qui, avec ses trois accompagnateurs, nous a valu une orgie rythmique).

La soirée contrebasse (5/08) permit d'apprécier avant le virtuose Avishai Cohen (bonne version de «A Child Is Born») la formation de Kyle Eastwood augmentée de Stefano di Battista (as, ss) qui ne manqua pas de swing («Boogie Stop Shuffle» de Mingus, bons solos de tous; «Marciac» avec Quentin Collins au bugle; «Blow the Blues Away» avec alternative Brandon Allen-di Battista-Collins).

Retour aux cuivres le 6/08, avec la 6e rencontre du LTP3 et d'une harmonie: celle de Roquefort des Landes (dir. Sylvie Labèque). Compositions (festives, souvent dansantes) de Michel Marre (flh, tp de poche) tant à quatre («Etoile Rouge», «Down to the Festa»,…) qu'avec l'harmonie («Mestre 'Amor» d'après «You Don't Know What Love Is», «Bagad Cafe» avec multiphonie du tubiste,…). Feu d'artifices de cuivres avec l'humour de Marre, la virtuosité de Jean-Louis Pommier et François Thuiller!


Young Stars of Jazz © Michel Laplace
Peu de monde sous le chapiteau le 7/08 pour la soirée dédiée à André Clergeat. Du trio Cyrus Chestnut, nous retiendrons la sonorité pleine de Buster Williams (b) («Dedication» de Lenny White). Puis, ce fut une heureuse surprise!, Wynton Marsalis avait réuni 9 jeunes artistes (et une tap danseuse, Michela Lerman) qui, connaissant parfaitement l'idiome (sonorités, swing), se sont consacrés à Duke Ellington: Julian Lee (ts, cl) a arrangé (pas de copie!) «Happy Go Lucky Local» (avec en introduction «Single Petal of Rose» joué par Lee à la Ben Webster) où Reuben Fox (ts, véhément) et Patrick Bartley (cl, genre Procope) se sont d'emblée fait remarquer, et «Creole Love Call» (beau travail de Wynton Marsalis avec le plunger, solos de Joel Ross, vib, Russell Hall, b). Puis ce furent des versions enchaînées de «Johnny Come Lately» (Mathis Picard, p stravinskien, Anthony Hervey, prodige disciple de Wynton Marsalis) et «Such Sweet Thunder» (Sam Chess, tb sweet digne de Lawrence Brown, beau son de la section de sax). Trois «head charts» ensuite: «All Too Soon» (Gabe Schnider, g, Sam Chess avec la sourdine clear tone, Fox, ts websterien), «Take the ‘A’ Train» (Wynton Marsalis et Bartley, as –inspiration libre–, démonstration stride de Picard), «Heaven» (Wynton Marsalis avec la sourdine harmon, bons solos de Schnider, Ross, Picard, et Hall avec l'archet). Sous le choc d'une telle concentration de swing, le public n'a pas voulu les lâcher. Trois bis: «Rockin' in Rhythm» (alternative de ténor entre Fox et Lee qui a un son plus large, solo de Kyle Poole, dm, Bartley, cl et conclusion avec «Single Petal of Rose»), «Blood Count», ballade à la Hodges (Bartley) interrompue par un «Portrait of Louis Armstrong» (alternative Anthony Hervey-Wynton Marsalis...match nul!!!) et «Take the ‘A’ Train» (Herlin Riley remplaçant Poole: excellents solos de Ross, Chess, Hervey, Marsalis, Bratley, Lee, Fox, Schnider, Picard, Hall et...Riley!). Il fallait tout décrire, car ce fut LE concert jazz de ce 39e Festival.

Soirée des riffs funk le 8/08 avec Fred Wesley (tb, voc) en première partie (Gary Winters, tp-flh, solide) d'un Maceo Parker épaulé par Greg Boyer (tb) (bref «Satin Doll» du leader pour démontrer qu'il n'est pas jazzman).

Kamasi Washington (ts), par sa sonorité massive, s'apparente à John Coltrane-Albert Ayler (9/08).

L'alliage voix-ténor-trombone (Ryan Porter) est intéressant et son traitement de «Cherokee» original. Abraham Mosley est un peu le Jimi Hendrix de la contrebasse. Même filiation coltranienne chez David Sanchez (ts, perc) en quartet (10/08).

Lucky Peterson © Michel Laplace



Lucky Peterson (org, voc) a préludé son Tribute to Jimmy Smith du 11/08 par un passage au Bis en trio (Kelyn Crapp, g, Herlin Riley, dm) d'une heure et demie, 2 jours plus tôt («The Champ», etc). Sous le chapiteau son concert fut de premier ordre, entouré des mêmes et de Keith Anderson (ts, as) (beau prêcheur dans «Purple Rain»). L'invité officiel, Nicolas Folmer, fut bon dans «Everyday I Have the Blues», l'invité surprise, Wynton Marsalis, a pris un solo dans «Blues in B flat». Le Wynton Marsalis 5tet a ensuite occupé la scène (avec en invité Herlin Riley, tambourin, dans «My Soul, My Jazz»). Musique de haut niveau (un seul bis) par une équipe très soudée (Walter Blanding, ts-ss, Dan Nimmers, p, Carlos Henriquez, b, Ali Jackson, dm) autour du leader bon dans la ballade («The Very Thought of You») comme dans l'utilisation du plunger («America»).




Charles Lloyd © Michal Laplace



Le 12/08, Charles Lloyd s'est présenté entouré de Jason Moran (p, bon dans ce contexte), Harish Raghavan (b, solide) et Eric Harland (dm). Au ténor, il retrouve l'aspect serein de Coltrane dans les ballades («How Can I Tell You?») et il opte pour la flûte sur des motifs dansants («Tagore»).
Le torride James Carter (ts, as, ss) lui fit suite avec Gerard Gibbs (org, excellent) et Alex White (dm) dans un programme prenant Django en alibi («Manoir de mes rêves», «Valse des niglos», etc.): ampleur de son (ténor), slap tongue, multiphonie, respiration circulaire et swing.




Le 13/08, soirée dédiée à Michel Petrucciani par Philippe Petrucciani (g) et Nathalie Blanc (voc): certains titres sollicitaient Nicolas Folmer (tp, grande forme: «c'est une carioca»), Francesco Castellani (tb), Sylvain Beuf (ts, ss), et en invité André Ceccarelli (dm).




L'Astrada a terminé le 14/08 par le fervent gospel, surtout instrumental, des Campbell Bros (la steel guitar de Chuck et Darick Campbell évoque la voix; Phil Campbell, g-voc, aurait fait un bon bluesman, mais «Hell no, Heaven yes”!).


Darick Campbell, Phil-Campbell, Carlton Campbell © M-Laplace

Le festival Bis, comme chaque année propose des talents médiatiquement négligés. Nous avons remarqué le virtuose Bastien Ribot (vln) (30/07, invité du Corsican Trio: «Night in Tunisia»), Julien Alour (tp, flh) en 5tet (31/07, François Theberge, ts: «Blue Monk», «Big Bang»), Antoine Hervier (p) (hommage à Oscar Peterson), Pierre Christophe 4tet (1/08, Fabien Marcoz, b, Mourad Benhamou, dm, Olivier Zanot, as disciple de Paul Desmond: «Fats Meets Erroll»), le swing de Guillaume Nouaux (3/08, Paul Chéron 6tet: «Pee Wee's Blues»), Francis Guéro (tb) (6/08, Ting a Ling: «You Always Hurt», «Girl of My Dreams»), Philippe Petit (org) (6/08 avec Florence Grimal, voc: «Gone with the Wind», «Lady is a Tramp»), Mélanie Buso (fl) (7/08, Music'Halle Toulouse: «Another Stupid Death»), les Soul Jazz Rebels (10/08, Jean Vernheres, ts, Hervé Saint-Guirons, org, Cyril Amourette, g, Tonton Salut, dm), Alain Brunet (flh, tp) (Sylvia Howard-Black Label: «In a Sentimental Mood», 13/08, «Lover Man», 14/08), Damien Argentieri (p) (13/08, Véronique Hermann: «Sweet Georgia Brown»), la soul de Nicole Quinteta Whitlock alias Ms Nickki (14-15/08, «Big Girl», «Stand by Me»,...) et le funk de Nicolas Gardel (tp virtuose) (14/08, Headbangers: «What is this thing called jazz?»).

Ces bons moments vécus masquent les profonds changements sociaux. Que seront les 40 ans de JiM?


Michel Laplace
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Fano, Italie


Jazz by the Sea, 28-30 juillet 2016


Après quelques années d'une restructuration due aux lourdes coupes dans le financement, Fano Jazz by the Sea a relancé son activité avec une 24e édition riche de points de réflexions et de propositions réparties dans des lieux divers selon un projet bien défini.
Les concerts grand public avaient lieu au Teatro della Fortuna où l’on a vu défiler des protagonistes –avec l’immanquable succès public– tels que le trio Scofield-Mehldau-Guiliana, Yellowjackets, le Volcan Trio (les Cubains Gonzalo Rubalcaba, Armando Gola et Horacio «El Negro» Hernández) et le Kenny Garrett Quintet.



Phronesis © Maurizio Tagliatesta by courtesy of Fano Jazz by the Sea


Les événements programmés dans la Corte Sant’Arcangelo pour être sur un créneau plus confidentiel, n’en sont pas moins intéressants. Guidé par le bassiste danois Høiby, Phronesis est une des formations les plus intéressantes de la scène européenne actuelle. La poétique du trio est basée sur une interaction constante faite de continuels échanges de stimulations et de signaux. Les compositions reposent sur une harmonie ouverte, des implantations modales, des structures polyrythmiques développées avec un recours aux mètres impairs, des passages en tempo libre, et des thèmes d’une articulation dense. Høiby dirige les exécutions avec un phrasé fluide et dialectique qui rappelle de loin Gary Peacock, et un son somptueux qui d’une certaine manière rappelle son regretté compatriote Niels-Henning Ørsted Pedersen. En collaboration et en contraste en même temps, le Norvégien Anton Eger se distingue par un drumming fiévreux et découpé, et par des décompositions et des fractures continuelles, enrichi par une attention particulière aux timbres. L’Anglais Ivo Neame (p) intègre le dialogue en produisant une confrontation profitable sur des plans verticaux et horizontaux, creusant à fond la substance harmonique par des interventions incisives.



Lars-Danielsson Group © Maurizio Tagliatesta by courtesy of Fano Jazz by the Sea


Sur la base des deux récents volumes des Liberetto, le contrebassiste Lars Danielsson fait preuve d’une prédilection pour les harmonies riches et ensorceleuses, et des thèmes finement ciselés, souvent sur la base de mélodies chantantes. Dans cette formulation, se localisent aussi bien l’infrastructure classique que les racines du folk scandinave et d’autres formes de la tradition populaire européenne, comme la Passacaglia in 4/4 le met en évidence, élaboration de la structure conventionnelle en 3/4. Il en résulte une proposition musicale plaisante, ingénieusement construite, mais à traits très narcissiques, et finalement trop méticuleuse dans les détails, qui n’exclut pas l’improvisation mais renonce à affronter le moindre risque. Dans ce cadre l’habileté des musiciens passe au premier plan de toute façon. En premier lieu le pizzicato limpide du leader à la manière d’un violoncelle, particulièrement dans les intros et les interventions en soliste. La dynamique hétérogène de Magnus Öström (ancien batteur de E.S.T.) obtenue par les balais et les différents types de baguettes, est en équilibre entre le swing, les rythmes binaires d’origine rock et son jeu frénétique et proverbial entre la charleston et la caisse claire. D’autre part la science rythmico-harmonique de John Parricelli (g) et sa discrétion dans la distribution des timbres, est « transgressée », seulement dans un long solo au phrasé rock et en couleurs blues. Pour finir, le toucher rythmique de Grégory Privat (p), remplaçant Tigran Hamasyan, nous valut quelques progressions en solo basées sur des séquences télégraphiques et vertigineuses.



Roberto Gatto Special Quartet © Maurizio Tagliatesta by courtesy of Fano Jazz by the Sea


Chargé par la direction artistique de Fano Jazz de présenter un nouveau projet, Roberto Gatto a rassemblé une formation de musiciens avec lesquels il collabore dans des contextes différents: le fidèle Dario Deidda (b), Sam Yahel (p) et Javier Vercher (ts). Malheureusement il a déçu les attentes en proposant un répertoire composé de peu d’originaux et de nombreux standards exécutés avec le critère habituel de la succession des expositions du thème-séquence, avec des solos en reprises du thème. C’est dommage car le début informel, en tempo libre et glissements atonaux, avait laissé présager des développements des plus intéressants. Une version en trio piano de «Moonlight in Vermont» a fait exception, jouée sur la pointe des pieds avec des pauses savantes et de subtiles dynamiques. On a évidemment apprécié la maîtrise individuelle des membres du groupe: le swing fluide et décontracté, la gamme dynamique du batteur; l’invention mélodique de Deidda capable de faire sonner l’instrument électrique comme une contrebasse; le jeu de soustraction et les phrases essentielles de Yahel, un talentueux spécialiste de l’orgue Hammmond dans d’autres contextes; le timbre puissant, voisin de celui de Joe Henderson, de Vercher.



Sur la base d’une heureuse intuition du directeur artistique Adriano Pedini, la Pinacoteca di San Domenico accueillit une exposition des concerts de l’après-midi sous le titre Gli echi della migrazione, on ne peut plus en phase avec les événements de ces dernières années. Evénements sonores en solos, tout à fait appropriés à la dimension acoustique de l’église désacralisée, qui ont vu se succéder le trompettiste Luca Aquino, le percussionniste Michele Rabbia et les saxophonistes Dimitri Grechi Espinoza et Gavino Murgia.

Oreb-Preghiera Sonora de Grechi Espinoza est un vrai projet, quant au son et aux structures. On pourrait le définir comme une « architecture sonore », étant donné qu’il exploite précisément l’interaction entre les espaces et les volumes architectoniques. L’opération est née des expériences réalisées dans le «duomo romanico di Barga», qui s’est ensuite concrétisée par un enregistrement effectué au baptistère de Pise et visibles sur Angel’s Blows. Grechi Espinoza construit un monologue-dialogue intérieur grâce à la réverbération naturelle. La voix du ténor se prête bien au projet par sa gamme de timbres particuliers et dynamiques. Dans les mouvements qui composent la suite, Grechi Espinoza développe des cellules mélodiques avec une méticulosité de chartreux, procédant par accumulation et stratification progressives, créant par moments des passages contrapuntiques. Plus que le phrasé, l’élément jazzistique de l’opération s’individualise dans l’énoncé et dans le procédé exécutif  qui ne renonce pas à l’improvisation, ou à une citation occasionnelle, comme il advient dans le cas des structures élaborées sur la base d’un minuscule fragment de «’Round Midnight». L’auditeur assiste à une longue prière affligée qui s’extériorise en un blues réduit à son essence et élevé au rang de spiritual.



Profondément attaché à ses racines sardes natales, Murgia remplit de façon exemplaire le rôle d’un musicien européen moderne capable de greffer le langage du jazz sur le substrat de sa propre culture, les repeignant avec des instruments traditionnels, mais toujours avec le filtre de l’improvisation. Murcia est également membre d’un quartette vocal sarde spécialisé dans les chants traditionnels a tenore. Par la suite, il exploite son registre de basse et certains traits gutturaux, soit pour exécuter un solo riche de dynamiques et de multiplications de cellules rythmiques, soit pour préparer une base polyphonique d’échantillons sur laquelle improviser au soprano. Murgia maîtrise aussi les instruments sardes traditionnels comme il sulittu (flûte piccolo, ou zufilo en canne), et les antiques launeddas, anches jouées avec la technique du souffle continu, formé d’une double canne avec laquelle on crée un bourdon, et une canne seule avec laquelle on exécute la mélodie. Le lien avec sa terre se perçoit dans l’approche plus délicieusement jazzistique; dans le phrasé sinueux du soprano, en pleine dialectique avec la réverbération de l’église, ou sur une base préenregistrée; dans la voix puissante du ténor qui se superpose à un fond électronique. Une poétique qui place Murgia sur les traces des expériences réalisées par John Surman et Jan Garbarek, mais qui révèle en même temps une identité forte et bien définie.



Dans le merveilleux décor nocturne de l’église en ruine de San Francesco, l’exposition YoungStage a proposé un thème cher à Fano Jazz, qui montre une belle attention aux jeunes musiciens italiens. Parmi les concerts, on a distingué le trio du contrebassiste Matteo Bortone, très actif sur la scène française. Bortone, Enrico Zanisi (p) et Stefano Tamborrino (dm) sont non seulement des talents émergents qui s’imposent, mais ils témoignent du fait d’avoir dépassé la dépendance aux modèles afro-américains, définissant ainsi une identité et une poétique originales. Les compositions de Bortone mettent en évidence une conception architectonique accomplie, minimaliste et de tempos libres. On perçoit à l’intérieur un sens mélodique aigu, libéré de la stricte dépendance au thème. Assez souvent, en fait, on assiste à un renversement du déroulement performatif. Ils séparent l’empathie et la syntonie avec lesquelles Bortone et ses collègues contribuent au processus de l’improvisation. Zanisi apporte des interventions concises et prégnantes, avec un toucher limpide, quasiment classique et avec un riche langage harmonique. Bortone privilégie les lignes sèches, les pédales, et les phrases essentielles et en même temps mélodiques. Tamborrino complète le cadre avec une ample gamme dynamique, une nette propension pour les couleurs et une rare capacité d’écoute. Une démonstration efficace et peu commune de comment on devrait interpréter le piano trio aujourd’hui. Et c’est aussi la confirmation (l’énième)  que l’avenir des festivals de jazz en Italie ne peut faire abstraction d’une promotion adéquate du riche réservoir de nouvelles idées que la scène nationale propose.

Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
photos Maurizio Tagliatesta by courtesy of Fano Jazz by the Sea


© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Hugh Coltman © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents


Marseille, Bouches-du-Rhône



Marseille, Jazz des Cinq Continents, 20-29 juillet 2016





Pour cette
17e édition, le Marseille Jazz des Cinq Continents (MJ5C) était associé à différentes manifestations, regroupées dans son programme sous l’appellation «Marseille Heure du jazz» qui ont commencé dès le 2 juin. Ces différents concerts, expositions, films, conférences, master-classes, présentés dans de beaux parcs (Maison Blanche, de la Moline), des Bibliothèques (l’Alcazar, Gaston Defferre), le Conservatoire national de région ou des hôtels, a permis d’élargir le public et d’animer différents points de la ville. On retiendra, la petite exposition «ECM, une autre esthétique du Jazz» inaugurée en présence de Manfred Eicher, son fondateur toujours très sobre et précis, avec en fond musical le percussionniste Don Moye en trio. On passera rapidement sur l’exposition «Accordé O Jazz» consacrée aux archives musicales du Mucem qui semblent bien pauvres ou mal exploitées, avec néanmoins la présence en vidéo du regretté guitariste marseillais Claude Djaoui. Côté masters classes, elles étaient animées par Thomas Bramerie (b), André Ceccarelli (dm) et Didier Lockwood (vln), musiciens qu’on retrouva en concert durant le festival, ces manifestations bénéficiant a priori d’autres budgets gérés par chacun des organisateurs.

Acte 1-Toit terrasse de la Friche de la Belle de Mai
Mercredi 20 Juillet–Ilhan Ersahin’s Istanbul Sessions: Ilhan Ersahin (ts), Alp Ersonnez (b), Turgut Alp Bekogiu (dm), Itzen Kizil (perc)
Le coup d’envoi a été lancé par un concert électrique du saxophoniste turc, Ilhan Ersahin, sur le toit terrasse de la Friche de la Belle de Mai. Cet espace rassemble un public jeune, souvent habitué de ce lieu ouvert le soir en été. Il faut dire que le concert était gratuit et que la soirée sous les étoiles était attractive. A son habitude, ce groupe a donné toute sa fougue à une musique puisée dans sa tradition orientale revisitée par l’électro-jazz. Ilhan Ersahin anime à New York son propre club ouvert à l’underground qui brasse largement toutes les tendances et les mouvances actuelles. En fait, c'est un des rares résidents new-yorkais du festival. Le groupe s’était produit à Marseille il y a quelques années en compagnie d’Erik Truffaz.

Didier Lockwood © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents



Acte 2-Théâtre Sylvain

Jeudi 21 juillet-Didier Lockwood Quartet: Didier Lockwood (vln), Antonio Farao (p), André Ceccarelli (dm), Darryl Hall (b)
Didier Lockwood, musicien familier de Marseille (il prépare d’ailleurs un spectacle sur Léo Ferré avec le comédien-metteur en scène Richard Martin), proposait un groupe composé de valeurs sûres permettant notamment de retrouver le pianiste italien Antonio Farao rare sur les scènes locales. Dans le cadre magnifique du Théâtre Sylvain,
bel amphithéâtre très bien éclairé sur la Corniche, retrouvait son lustre d’antan (fin XIXe siècle). Si le concert ne fut pas des plus originaux, le professionnalisme de l’équipe assura un premier set agréable.

Lars Danielsson European Sound Trend: Lars Danielsson (cb), Cæcilie Norby (voc), Itamar Borochov (tp), Iiro Rantala (p) Theodosii Spassov (kaval ) Gérard Pansanel (g) Hussam Aliwat (oud) Wolfgang Haffner (dm). Ce nouveau groupe European Sound Trend, dirigé par le contrebassiste suédois, était la création maison du MJ5C. Avec cette création, le festival voulait symboliser son ancrage dans un jazz ouvert à tous les continents. Tout d’abord la distribution était à cette image, car elle réunissait des musiciens venus (dans l’ordre) de Suède, Danemark, Israël, Italie, Finlande, Bulgarie, France, Palestine et Allemagne, et se voulait ouverte à des sources d’inspiration populaires ou classiques. Le mélange, malgré les risques, fut réussi, et le public fut touché par cet ensemble a priori hétéroclite. On connaissait ce musicien nordique pour ses albums chez Act, toujours bien réalisés. Cette première (a priori sans autre point de chute pour le moment) permet de vérifier son talent de rassembleur dans une formule originale. Ce groupe devrait trouver preneur, nous le lui souhaitons, dans le réseau des festivals de l’Association Jazzé Croisé dont le MJ5C fait partie. Affaire à suivre.

Jan Garbarek et Trilok Gurtu © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents


Vendredi 22 Juillet-Jan Garbarek featuring Trilok Gurtu: Jan Garbarek (sax pic/ts), Trilok Gurtu (perc, dm, voc), Yuri Daniel (b), Rainer Bürninghaus (clav,p). Qui mieux que Jan Garbarek, à part Keith Jarrett, pouvait représenter le label ECM, musicien symbolique du label allemand. A noter que le label a enregistré, depuis ses débuts, la majeure partie de sa production au Talent Studio à Oslo en Norvège, pays de Garbarek. Dans un amphithéâtre quasi complet et sous le chant des cigales, Jan Garbarek, démarre son set au piccolo sax avec un maîtrise parfaite, soutenu par un groupe rodé. Pour un second titre au ténor, son staff est au complet et vraisemblablement c’est son ingénieur du son qui est aux manettes, hyper basses qui couvrent un peu la voix et pad électronique de Trilok Gurtu, un morceau un peu trop répétitif mais qui plaît au grand public. Trilok Gurtu se distinguera dès le troisième morceau, tirant la couverture à lui et soulevant l'enthousiasme du public. Jan Garbarek a toujours divisé les amateurs de jazz, certains le rangeant dans une froideur nordique, seulement sauvés par ses anciennes collaborations avec Jarrett ou Egberto Gismonti, d’autres le plaçant au sommet des musiciens européens. Il est sûr que ce n’est pas un musicien qui swingue mais force est de reconnaître que certains passèrent une belle soirée. Il ne s’était pas produit à Marseille depuis fort longtemps.

Acte 3-Mucem
Samedi 23 Juillet-Sarah McKenzie: Sarah McKenzie (voc, p), Joe Caleb (g),
Pierre Boussaguet (cb), Marco Valeri (dm).
Sous un ciel orageux, la soirée a pu commencer avec un léger retard et un léger changement d’ordre de programmation. On passera sur la mauvaise organisation de l’accueil
du Mucem (qui se renouvèlera le lendemain) pour se rattraper sur les belles visions nocturnes et les paysages que nous offre ses remparts. Dans la lignée des nouvelles chanteuses (et ici aussi pianiste), la belle Sarah McKenzie très sympathique et très pro’ nous interpréta, avec une belle assurance, le répertoire de son dernier disque. Répertoire classique, compositions personnelles et encore jazz bossa, devenu le passage inévitable pour «se vendre» dont on peut préférer les versions originales. Reste une question, voire deux: est-ce parce qu’elle est signée sur le label Impulse! (légendaire mais cédé à de nombreuses reprises depuis l'origine) ou parce qu’elle est australienne que son étoile brille bien plus que de nombreuses autres chanteuses plus authentiques. Bien fait, bien propre, mais aucune trace de blues dans se prestation, bien épaulé avec notamment l’excellent contrebassiste Pierre Boussaguet.

Onefoot: Yessaï Karapetian (clav, fl), Marc Karapetian (b, synt), Marc Font (dr, sampling). Le jeune groupe marseillais qui monte, d’abord à la capitale où les deux frères Karapetian se retrouvent au Conservatoire national supérieur de musique dans la classe de jazz, dirigé par Riccardo Del Fra, et sur la scène nationale avec la signature chez un producteur important dans le réseau electro et funk. Après un premier EP paru fin juin, des dates dans des scènes de musiques actuelles, des concerts remarqués aux Transmusicales de Rennes, au Festival de Vienne, à Jazz à la Défense, sans décrocher hélas de prix, le groupe affrontait une scène importante à Marseille. Livrant une musique électrique fraîche, sans compromis mais dans son époque, il n’hésita pas à interpréter deux titres emblématiques d’Arménie, prouvant à son auditoire que la transition peut se faire dans la tradition, certes bien revisitée et mondialisée. Disposant d’un temps de balance assez court (dû aux intempéries), le groupe réussit quand même à avoir son «son», servi par son technicien (Fabien Terrail). Sans aucun doute le groupe le plus filmé, enregistré et retransmis sur les réseaux sociaux.

Minuit 10: Thibaud Rouvière (voc,g), Sylvain Rouvière (g,cl,voc), Mathis Regnault (bs, voc), Etienne Rouvière (dr,pad elec,voc). Issu de l’Institut musical de formation professionnelle de Salon-de-Provence, cette jeune formation s’intègre dans la lignée d’un jazz rock progressif. Découvert grâce au réseau Jazz Emergence qui réunit des écoles de musiques, Minuit 10 était le coup de cœur du Conseil Départemental. Une autre fratrie pour une musique électrique. Ces deux jeunes groupes prouvent que le jazz intéresse la jeunesse et peur élargir un public qui ce soir là était déjà intergénérationnel.

Kyle Eastwood et Quentin Collins © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents




Kyle Eastwood
: Kyle Eastwood (b, cb),
Quentin Collins (tp) Brandon Allen (saxes), Andrew McCormack (p), Chris Higginbottom (dm). Toujours très classe, ce séducteur de Kyle livra un énième concert de bonne qualité; pas de nouveauté ici, il interpréta les titres de son dernier album. Très présent sur les scènes du sud cette saison, son groupe, inchangé, à le mérite d’assurer lors de chaque représentation, un parfait équilibre de jazz classique et moderne. Très disponible, il participa à l’Alcazar à une rencontre autour de l’œuvre de son père intitulé «Eastwood after hours».




Dimanche 24 Juillet-Hugh Coltman/Shadows-Songs of Nat King Cole: Hugh Coltman (voc) Thomas Naïm (g), Gaël Rakotondrabe (p), Christophe Minck (cb), Raphaël Chassin (dm)
De «Mona Lisa» à «Nature Boy», le crooner anglais rend hommage à la voix du célébrissime chanteur de charme et pianiste, Nat King Cole, un des premiers musiciens afro-américain à avoir été admis dans la haute-société blanche. Hugh Coltman est sans aucun doute sincère et très humble devant son inspirateur; hélas, il manque un peu de conviction et le tout reste trop poli, sans doute par un trop grand respect à son icone. Terminant sur un blues, sorte d’hommage au pionnier anglais du revival de ce style outre manche, Alexis Korner, il sera salué par un public en petit nombre par rapport à la veille.

Jean-Pierre Como/Express Europa. Jean-Pierre Como (p), Hugh Coltman et Walter Ricci (voc)
, Stéphane Guillaume (sax), Louis Winsberg (g), Thomas Bramerie (cb), Stéphane Huchard (dm). En 95, Jean-Pierre Como, après ses aventures avec Sixun, signait l’album Express Paris Roma. Vingt ans après, il renouvelle le voyage qui consiste à intégrer dans le jazz la chanson, italienne en particulier. Après la création de ce nouveau projet en octobre dernier au Café de la Danse, avec presque la même équipe renforcée de quelques invités, il semblait intéressant d’écouter le résultat après maturation. Bonne surprise, le répertoire et son interprétation se sont épanouis, et le groupe sonne parfaitement. Stéphane Guillaume, en remplacement de Stefano Di Battista, donne son maximum et assure entièrement sa partie; Louis Winsberg, toujours l’esprit ouvert, contribue à l’enrichissement des compositions. On saluera la performance du jeune chanteur napolitain, Walter Ricci, qui est de plus en plus sollicité en France. Quant à Jean-Pierre Como, simple et discret, il sait diriger ses musiciens vers son but. Il est vrai que la rythmique, contrebasse, batterie n’a plus rien à prouver et sert de tremplin à maître Como. En l’occurrence, une soirée agréable marquée par le chant entre le blues, la méditerranée et la mer.
Les concerts des soirées au Mucem étaient présentés en coproduction par le MJ5C et le Mucem.

Acte 4 – Palais Longchamp
Lundi 25 Juillet-Ester Rada: Ester Rada (voc)
Chanteuse israélienne d’origine éthiopienne, Ester Rada est apparue, après une carrière d’actrice, sur la scène musicale en 2013. Sa musique, définie «comme une rencontre où s’entremêlent Ethio-Jazz, funk, soul et R&B, avec des nuances de groove issues de la black music» reflète le mélange de ses goûts et influences qui vont de Nina Simone au Fugees. Epaulée par un bon groupe, elle nous a offert une chaude première partie appréciée par un public venue en majorité pour la seconde partie.

Ibrahim Maalouf © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents



Ibrahim Maalouf/Oum Kalthoum:
Ibrahim Maalouf (tp), Franck Woeste (p), Rick Margitza (ts), Christophe Wallemme (cb)
, Nicolas Charlier (dm).
Ibrahim Maalouf/Red & Black Light Tour-10 ans de Live: Ibrahim Maalouf (tp, cl),
Martin Saccardy (tp), Yann Martin (tp), Youenn Le Cam (biniou, fl, tp), Eric Legnini & Franck Woeste (cl, fender rhodes), François Delporte (g), Antoine Guillemestre (b), Stéphane Galland (dm). Depuis le début de sa notoriété Ibrahim Maalouf était pour la quatrième fois l’invité du festival. Une sorte d’hommage à la place qu’il tient aujourd’hui. Il fera en décembre un concert à l’AccordHotels Arena, ex-Bercy, soit une des plus grandes salles de France. Peu ou pas de jazzmen ont réussi cet exploit, mais le statut d'Ibrahim Maalouf est déjà au-delà du jazz. Salué, primé et presque béatifié, il faut admettre qu’aujourd’hui il tient une place particulière. Présent sur tous les fronts, albums, concerts, musiques de films, enseignement, son omniprésence galvanise le public qui en redemande. On le voit beaucoup plus que d’autres trompettistes talentueux du jazz, mais il faut lui reconnaître le grand mérite d’être un véritable showman.
Pour cette soirée il avait décidé d’intervertir l’ordre prévu des deux groupes pour commencer par son hommage à Oum Kalthoum, dont la tournée était déjà terminée et finir la soirée par son super groupe électrique. Les deux groupes ont plu à la grande audience, la seule soirée à guichets fermés. La célébration d'
Oum Kalthoum par le groupe fut très chaleureuse, Rick Margitza, saxophoniste méconnu (malgré son passage chez Miles Davis) se pose en alter ego du trompettiste et contribue pleinement à la réussite de ce répertoire. Le second groupe annonçait la fête et, Maalouf en maître de cérémonie, véritable Monsieur Loyal du Parc Longchamp, alluma le feu. Seul regret, un changement de plateau un peu long.

Elena Pinderhugues et Kris Funn du groupe de Christian Scott © Florence Ducommun




Mardi 26-Christian Scott/Atunde Adjuah presents Stretch Music: Christian Scott (tp, flh),
Braxton Cook (saxes), Elena Pinderhughes (fl, voc), Lawrence Fields (p, clav), Kris Funn (b), Corey Fonville (dm). Pour beaucoup la «seule soirée vraiment jazz» du festival et, hélas, un public moins nombreux, un Palais Longchamp à moitié-plein pour les optimistes, a moitié-vide pour les autres. Mais les présents, dont de nombreux musiciens, ont pu savourer deux excellents concerts donnés par des musiciens de haut niveau. Christian Scott, comme il y a deux ans sur la même scène, arrive avec un groupe très carré, en fait un vrai groupe avec des musiciens qui jouent ensemble depuis des années, et cela s’entend. Compositions originales baignées d’un esprit néo-orléannais au service d’un jazz puissant, puisant sa force dans le passé mais collant à l’actualité, un jazz vivant. Chaque soliste, le pianiste Lawrence Fields, le saxophoniste Braxton Cook, le batteur Corey Fonville et Elena Pinderhughes, merveilleuse lutine de la soirée, marquent de leur empreinte le son du groupe. Christian Scott les remerciera pour leur talent, leur fidèle compagnonnage et, dans une présentation, parfois un peu bavarde, contera leurs parcours. Quant au leader, on ne peut que saluer sa prestation, sobre efficace, concise, pleine d’imagination pour un répertoire sans cesse renouvelé, bref un grand, un vrai jazzman!

Christian Scott © Florence Ducommun


Snarky Puppy: Michael League (b, direction), Chris Bullock (sax, fl), Mike Maher (tp), Justin Stanton (tp, clav), Shaun Martin (cl) Bill Laurance (cl) Bob Lanzetti (g), Larnell Lewis (dm), Marcelo Woloski (perc).
Groupe a géométrie variable allant jusqu’à 25 membres (dont Cory Henry), Snarky Puppy a conquis un vaste public avec une dizaine d’albums et un réseau internet des plus efficaces. Vu sur la toile dans le monde entier! Avec des centaines de concerts dans les pattes, le groupe, ici en formule réduite, tourne au quart de tour, et le moteur est parfaitement réglé. Pour leur premier concert à Marseille, on aurait pu espérer un plus grand nombre de fans, mais le groupe a rempli son contrat. Véritable machine, Snarky Puppy enchaîne les titres, morceaux de bravoure,
avec efficacité, entre Blood Sweat and Tears et Frank Zappa sans le génie et l’humour. Ce mini big-band moderne louche entre le rock et le jazz. Les «Chiots Moqueurs» seront rejoint par Christian Scott et Elena Pinderhughes dans le final pour un mariage sympathique entre New York et New Orleans.

Snarky Puppy © Florence Ducommun



Mercredi 27 Juillet-Jacob Collier Solo (p, g, dm, b, voc, machines)
Chanteur et multiinstrumentiste, Jacob Collier a été annoncé comme la découverte jazz de l’été en France. Ce jeune anglais de 22 ans, parrainé par Quincy Jones, et dont le premier album, In My Room, paru en 2015, distribué par Sony –ce qui ouvre bien des portes– a été baptisé par le Guardian «nouveau messie du jazz», rien de moins! En fait de messie, il s’agit avant tout d’un bon touche-à-tout, très sympathique et très séducteur qui ravirait les belles mères. Son show efficace, en parfaite coordination avec l’ingénieur du son et les lumières, séduit d’abord mais lasse vite. On a compris, il sait tout faire mais le recours systématique aux techniques de studio, reverb, juxtaposition, echo… font sonner ces compositions, assez banales, comme très monotones. Vu sur le net en solo au chant et piano, plus sobre ou avec Snarky Puppy, bien entouré, sa qualité devrait s’affirmer à moins qu’il ne préfère une carrière sous les paillettes.


St Germain
: Ludovic Navarre-St Germain (pad, etc.), Didier Davidas (p), Cheikh Diallo (kora), Sadio Kone (n’goni), Guimba Kouyate (g), Edouard Labor (sax), Sullyvan Rhino (b)
, Jorge Bezerra (dm, perc). Venu par curiosité pour Jacob Tellier, je pensais repartir juste après, erreur de ma part car St Germain «roi de la Frenchtouch» revisitait une Afrique Enchantée avec un groupe plein d’énergie. Certes, nous ne sommes plus dans le domaine du jazz, mais ce groupe nous emmène joyeusement vers les rives des fleuves du continent noir. Efficace, sans état d’âme, bien que peu originaux, on se laisse prendre aux solos de kora et aux polyrythmies. Le temps du disque d’or est bien terminé celui qui à l’époque de son album Tourist, vendu a des milliers d‘exemplaire, avait rempli la pelouse du Palais a du se contenter ce soir, lui aussi, d’une audience très moyenne.



Jeudi 28 Juillet-Autour de Chet: Luca Aquino, Stéphane Belmondo, Airelle Besson, Erick Truffaz (tp), Hugh Coltman, José James, Camélia Jordana, Sandra NkaKé (voc), Bojan Z (p, clav), Cyril Atef (dm, perc), Christophe Mink (cb), Pierre-François Dufour (dm,cello) + violons. Présenté comme ce qui devait être un grand moment du festival et malgré la qualité des interprètes, l'idée de prolonger le succès de l’album Autour de Chet, paru en avril dernier chez Verve/Universal, ne semble qu’une formule de producteur. Le plateau réinvitait la plupart des participants de l’album, et si on peut saluer les belles prestations des chanteuses (un duo inventif) de Camélia Jordan et Sandra Nkaké, de José James et des trompettistes Luca Aquino et Stéphane Belmondo, on reste déçu sur l’ensemble. On aurait pu rêver d'une rythmique plus fine comme la voix de Chet.

Jamie Cullum © Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents



Jamie Cullum
: Jamie Cullum (voc,p), Tom Richards (sax), Rory Simmons (tp,g), Loz Garratt (b). Nouvelle invitation au pianiste-chanteur anglais dans sa formule quartet où il assure le show en permanence. Entre jazz, rythm’n blues, rock et variétés, Jamie Cullum sait faire plaisir à son public venu tout autant pour sa musique que pour sa belle gueule d’amour. Si son dernier album, Interlude, rend hommage à Nina Simone et Sarah Vaughan, il emprunta ce soir-là une piste royale bordé de bonnes intentions. Il sait y faire. Il se double depuis quelques années d’un talent d’animateur d’un programme de jazz sur BBC2 et connaît son auditoire. Pas de surprise donc, un groupe qui soutient son leader depuis longtemps, une musique bien travaillée qui s’intègre aussi bien sur les scènes des grands théâtres que sur la scène plus jazz du Ronnie Scott Club de Londres où Jamie Cullum est régulièrement programmé.


Vendredi 29 juillet-Aron Ottignon: Aron Ottignon (p), Rodi Kirk (electroniques), Sam Dubois (steel drums, perc)- Seal
Je ne ferai pas le correspondant de guerre commentant l’actualité depuis le bord de la piscine. Je n’ai pas assisté à ces concerts dont les échos furent variables, grand spectacle et ravissement pour les fans de Seal, dure première partie pour Aron Ottignon (dixit musicien local présent) qui n’a pas enthousiasmé les présents.

Malgré le grand succès des manifestations gratuites, on note une audience moyenne sur les concerts payants, à part pour les concerts événements qui sont de moins en moins du jazz. Ce phénomène se retrouve d’ailleurs dans de nombreux grands festivals aux capacités d'accueil importantes qui évacuent le jazz pour des spectacles intéressants sans doute, mais dont le parcours et les concerts relèvent d’autres esthétiques et d’autres histoires. Paradoxalement (pour le souci de rentabilité), on remarque des plateaux «maisons» très chers, clefs en main, qui peu à peu remplacent l’artistique pour une rentabilité non avérée, au détriment d’une véritable esthétique qui pourrait être la marque de fabrique et la fierté d’un festival de jazz. Pour cette édition, dédiée à Bernard Souroque, premier directeur artistique du festival qui nous a quittés en octobre 2015, l’équipe a suivi ses indications. Force est de constater qu’en 17 ans, le festival n’a pas réussi à créer un vrai public de fidèles, curieux de jazz et de son renouveau. Peut-être une formule à repenser, des prix d’entrée à revoir, notamment au Palais Longchamp où le public est mal assis ou debout, subit les nuisances d'un restaurant trop proche et un manque de visibilité de la scène. Un public plus bavard et mondain qu'à l'écoute, car justement pas formé par une démarche de longue haleine. Enfin, dernière surprise de cette édition, juste avant le début du festival, on apprenait le départ de Stéphane Kochoyan, appelé à remplacer Bernard Souroque. Il dirige par ailleurs les festivals de jazz à Orléans, Barcelonnette, Nîmes et après s’être chargé du Festival de Vienne, il venait à peine d’être engagé à Marseille en mars dernier comme nouveau directeur artistique. Compte tenu du budget pour une fois à la hauteur des plus grandes ambitions, on attend mieux d'un grand festival de la capitale méditerranéenne, vieux bastion du jazz en Europe!

Dominique Michel
Photos Florence Ducommun
et Valentine Kieffer by courtesy of Marseille Jazz des Cinq Continents.

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Ellis Marsalis reçoit le prix Donostiako Jazzalldia 2016 des mains de Branford MArsalis et de Miguel MArtin, le Directeur du festival © José Horna



San Sebastián, Espagne



San Sebastián Jazzaldia,
20 au 25 juillet 2016




Cette édition qui s'est déroulée de la meilleure des façons sur le plan musical, où il y a eu d'excellents moments, a été ternie par le comportement de certains «artistes» ou de leur environnement, empêchant les photographes accrédités de faire ce qu'ils font depuis que le jazz existe et qui est tout à l'honneur du jazz, de l’art ou du reportage photographique, c'est-à-dire prendre des photos. Décidément, la démocratie et l'art en général vivent une sale période, et bien que ce ne soit pas le seul fait de ce grand festival, on comprend mal que les festivals, dans leur ensemble, ne s'organisent pas collectivement pour empêcher cette dérive de quelques stars, la plupart du temps, que nous détaillons en conclusion car cela commence à devenir insupportable.




20 juillet. Le 51 Heineken Jazzaldia a accueilli cette année la 10e édition du Festival 12 Points dédié à la découverte de nouveaux talents du jazz européen. 12 concerts de 12 groupes de douze villes européennes composaient le noyau de 12 Points, qui comportaient en plus un séminaire de personnalités expertes en jazz (Jazz Futures), et des jam sessions nocturnes (European Jams) dans le récemment étrenné Kutxa Kultur Kluba de Tabakalera. Voilà pourquoi les nocturnes au Musée San Telmo sont devenues des matinales.



21 juillet. La première matinale au San Telmo a présenté le concert d'Ainara Ortega «Scat», l’excellent groupe dont nous avons déjà parlé dans la chronique du Festival de Getxo de cette même année.
L’habituel Jazz Band Ball sur les terrasses du Kursaal a démarré sur le concert de Dave Douglas «High Risk». Le trompettiste est venu accompagné du DJ Shigeto et, comme base rythmique, Jonathan Maron (elecb), et Ian Chang (dm). C'est une leçon de jazz contemporain très proche du Miles Davis électrique.

Le guitariste Norvégien Terje Rypdal et Elephant Nine ont fait un concert plus proche du rock progressif que du jazz.
Gloria Gaynor a rendu hommage à Diana Ross, Roberta Flack, Barry White, Pharrell Williams ou Police et n'a pas oublié ses succès les plus populaires.  L’apothéose finale fut, bien sûr, son «I Will Survive».

Marc Ribot et ses Young Philadelphians,  trio à cordes, ont fait danser le public avec leurs versions enfiévrées des grands succès du Philadelphia Sound. Le guitariste Américain, accompagné de Mari Halvorson, Jamaaladen Tacuma, et Grant Calvin Weston, a joué des morceaux emblématique du genre («The Hustle»,
«Love Rollarcoaster», «Love Epidemic», la suite «TSOP'» ou «You Are Everything»), utilisant sa manière, la distorsion portée à la limite.

Cyrus Chestnut Trio © Jose Horna

En même temps, le trio composé  par Cyrus Chestnut (p), Buster Williams (b) et Lenny White (dm) se produisait sur la scène Frigo. Cyrus Chestnut  était souriant. De leur côté,  Buster Williams et Lenny White ont été le support rythmique parfait pour le phrasé du pianiste. Le trio, parfaitement cohérent, a joué ses propres morceaux («I Remember») ainsi que des standards («I Cover the Waterfront») qui sont dans son disque Natural Essence.

Ellis Marsalis et Jesse Davis © Jose Horna


22 juillet.  A la matinale, le saxophoniste Mikel Andueza a présenté son disque Cada 5 segundos. Le concert a commencé par «Mr. MB», un hommage à Michael Brecker. Après, ils ont joué des morceaux comme «Zortziko para Mauro», «Kenny» (dédié  à Kenny Garrett) ou «Axuri Beltza», un arrangement d’une chanson populaire de Navarre. Mikel Andueza est, sans aucune doute, l'un des grands du jazz espagnol, comme ses partenaires: Iñaki Salvador (p, kb), Gonzalo Tejada (cb, b), Chris Kase (tp), Gonzalo del Val (dm) et Dani Pérez Amboage(g).




Ellis Marsalis fait partie de l’histoire du Jazz. Malgré son âge, il possède toujours beaucoup de musique en lui. Il s’est produit à la Place de la Trinidad, accompagné par Jesse Davis (as)
, Darryl Hall (b) et Mario Gonzi (dm): un jazz bebop d'une grande élégance et serein. Il nous a donné, entre autres, un très beau «With a Song in My Heart». Le concert terminé, son fils Brandford, qui officiait pour le deuxième set, lui a remis le prix Donostiako Jazzaldia de cette édition. Après la cérémonie, ils nous ont offert un ravissant duo piano sax soprano sur l'éternel «Do You Know What It Means to Miss New Orleans».


Ellis Marsalis Quartet feat. Kurt Elling © Jose Horna

Dans la seconde partie, après un puissant démarrage du quartet de Branford, l'invité d'honneur de ce groupe dans sa tournée estivale, Kurt Elling, est monté sur la scène. Dès sa première intervention, le chanteur de Chicago a démontré encore une fois sa maîtrise de la scène et de l'art vocal. Pendant les deux heures environ du concert, ont résonné
«I'm Not Promising the Moon», la bossa de Jobim «Só Tinha d'Être Com Você», «Blue Gardenia», «One Island to Another», «Mama Said», «As Long As You're Living», toujours soutenu par le soprano et le tenor de Branford. Pour finir, le traditionnel «St. James Infirmary», a permis à Kurt Elling de reproduire une sonorité de trompette-sourdine avec un gobelet en carton.




Jack DeJohnette Trio © Jose Horna

23 juillet. À la Trini, une séance de jazz sérieux, dur, intense, sans concession, est à mettre au compte de DeJohnette, Ravi Coltrane et Matthew Garrison au premier set. In Movement, est le dernier projet de Jack DeJohnette où il réunit avec la descendance des membres du quartet de John Coltrane, Ravi et Matthew, pour récréer des morceaux de Coltrane, Miles Davis, Earth  Wind & Fire mais aussi des originaux. Le concert a été divisé en deux suites qui intégraient des morceaux comme «Alabama»,
«Two Jimmys«, «Serpentine Fire» ou «Lydia». A souligner aussi, la version de «Blue in Green» avec DeJohnette au piano.


Steve Coleman Quintet © Jose Horna

Steve Coleman, au deuxième set, nous a offert le meilleur concert que nous l’avons vu donner depuis plus de vingt ans. Accompagné par Jonathan Finlayson (tp), Miles Okazaki (g), Anthony Tidd (b) et Sean Rickman (dm), Steve Coleman a joué des longs développements musicaux agrémentés de quelques surprenants changements de rythme. «Round Midnight» a été l'un des temps forts. L'autre a été l'apparition de Ravi Coltrane invité pour un dernier morceau passionnant.


24 juillet. Jerry Bergonzi (ts) et Perico Sambeat (as) se sont produits à midi, au Club du Théâtre Victoria Eugenia. Jerry Bergonzi, un vrai maître du ténor, déployait un son parfait, propre, dans la tradition coltranienne. Perico Sambeat était plus lyrique. Leurs deux partenaires n'ont pas été en reste: Renato Chicco (Hammond B3), et Andrea Michelutti (dm), ont démontré leurs qualités rythmiques sur lesquelles les deux saxophonistes ont pu s’appuyer.
Renato Chicco, Perico Sambeat, Jerry Bergonzi, Andrea Michelutti © Jose Horna

Au Musée San Telmo, le Workshop de Lyon (Jean Aussanaire, Jean Paul Autin, Jean Bolcato et Cristian Rollet) a présenté son spectacle «Lettre à des Amis Lointains», plein  d’humour, de poésie et à la sauce free jazz, le tout bien équilibré. Chaque morceau était un monde plein de saveurs de chansons folkloriques, d'airs sud-africains, arabes, arméniens, de ballades ou des moments de bruit infernal, mais parfaitement disposés et cuisinés pour que le public en profite.

L'après-midi, l’auditoire du Kursaal a reçu le saxophoniste Jan Garbarek et le percussionniste Trilok Gurtu. Garbarek a répété en plusieurs reprises qu'il ne faisait pas de jazz mais de la musique improvisée, ce qui est très honnête de sa part, et très juste. De toute façon, sa musique méditative, introspective et quelque part religieuse plaît beaucoup au public de San Sebastián.


A la Place de la Trinidad, accompagné d'un trio que commandait le grand batteur Nate Smith, José James a présenté quelques-uns des morceaux qu'il va inclure dans son prochain disque, Love in a Time of Madness. Au contraire d'autres chanteurs de jazz plus orthodoxes, James se caractérise par son ouverture à d'autres styles, spécialement le rap. Mais ce chanteur maîtrise aussi la tradition du soul et du meilleur jazz, une évidence dans son disque Yesterday I Had the Blues: the Music of Billie Holiday. Ça nous aurait bien plu qu'il intègre quelques thèmes de ce beau travail, mais nous avons dû nous contenter de
«Park Bench People», «Grandma's Hands», «Come to My Door», et d’hommages à Bill Whiters («Ain't No Sunshine») et David Bowie («Man Who Stole the World»). Pour le bis, le trompettiste Christian Scott s'est joint au groupe; son intervention a fait monter le niveau d'un concert qui avait décliné.

Le deuxième set de la soirée a accueilli Steps Ahead «Réunion Tour». Une bonne partie des morceaux appartenaient à leur disque Holding Together (1999) dont «Bowing to Bud», «Pools» et «Copland», qu'ils ont complété avec deux standards («The Time Is Now» et «Lush Life» (beau chorus de Mike Manieri). En outre Manieri, cette réunion rassemblait les anciens du groupe, Marc Johnson (b), Bill Kilson (dm) et Eliane Elias (p). Le «petit nouveau»  était le saxophoniste Donny McCaslin, un indispensables du big band de Maria Schneider; Donny a joué fort et bien, combinant ses interventions avec le vibraphone de Manieri. Il y a eu dans ce concert deux détails qui ne sont pas passé inaperçus pour les plus attentifs; primo, la pianiste Eliane Elias a ordonné de braquer deux projecteurs supplémentaires sur elle seule; secundo, elle a demandé à plusieurs reprises à la sonorisation de monter le son du piano dans une lutte avec le saxophoniste qui n'a échappé à personne…

25 juillet. Au Théâtre Victoria Eugenia, La Marmite Infernale est venu pour présenter son dernier travail «Les Hommes … Maintenant». Un projet inattendu du groupe de 13 musiciens capables de tout. Le groupe a joué du free jazz, du funk, du rock, du folklore, du classique, etc. Tout était réuni pour un tabac, mais leur performance n'a reçu qu'une tiède ovation imputable à la surprise de l'auditoire.

Bobo Stenson Trio © Jose Horna 



A la Trini, le pianiste suédois Bobo Stenson a présenté son dernier disque, Indicum. Stenson, accompagné d’Anders Jormin (b) et Jon Fait (dm), a  offert un vrai récital. Lyrique et tranquille, il a commencé par «La Peregrinación», la chanson d'Ariel Ramirez que Mercedes Sosa a rendu célèbre en son temps. La suite est allée crescendo avec les morceaux «Gysing»,
«Linnea», «Symphony of Birds» ou «Post scriptum», une fin idéale pour son concert.

Elena Pinderhughes, Christian Scott, Lawrence Fields (arrière-plan)Braxton Cook © Jose Horna



Au Kursaal, Christian Scott a offert le dernier grand concert de cette édition du Jazzaldia, son projet «Stretch Music». Avec Braxton Cook (as), Lawrence Fields (clav), Kris Funn (b), Corey Fonville (dm) et Elena Pinderhughes (fl, voc), Christian Scott a alterné des parties acoustiques et électriques avec de bons chorus de la flûtiste, du saxophoniste, en dehors des siens. A souligner, l'hommage à Herbie Hanckok ( «Hurricane»), et en bis «Equinox» de John Coltrane. Malgré quelques problèmes de son, un beau final final pour cette 51e édition du grand festival de San Sebastián.


Le bilan de ce Jazzaldia 2016 est donc très bon sur le plan musical avec beaucoup de temps forts. Sur les diverses scènes, la programmation des concerts de jazz a été variée, récupérant l'équilibre qui avait fait défaut à l'édition précédente.
Néanmoins, il faut revenir sur l’attitude de certains artistes qui a obscurci le festival, imposant des conditions inacceptables au travail des reporters photographes. Heureusement, ces faits n’étaient pas généralisés, mais, par leur répétition, ils traduisent une tendance plus qu'inquiétante.

- Le 22 juillet, encore une fois Brad Mehldau a interdit la présence de photographes accrédités.

- Le 23 juillet, Ibrahim Maalouf a exigé des photographes accrédités qu'ils signent un soi-disant contrat de renonciation à leurs droits.

- Le 24 juillet, Eliane Elias a essayé d'imposer ces conditions aux photographes accrédités; le reste des artistes du Steps Ahead Réunion Tour n'ayant posé, eux, aucune condition.


- Le 25 juillet, Diana Krall a exigé des photographes accrédités la signature d'un soi-disant contrat qui attente à leurs droits d'auteur. Il faut ajouter l’interdiction de scène pour l'organisation qui n'a pas remis le traditionnel bouquet. L'interdiction de photographier, même pour le public, a provoqué les huées mais, malgré les efforts de la road-manager, la prise d'images n'a pas pu  être empêchée. Avec la prolifération des smartphones, le résultat de ces interdictions est qu'il n'y a plus que des photos et des vidéos de qualité médiocre.

Lauri Fernández et Jose Horna
Photos Jose horna

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Toulon, Var

Jazz à Toulon, 19-28 juillet 2016


Respectant les trois jours de deuil national suite aux événements tragiques de Nice, le Festival Jazz à Toulon, prévu à partir du 15 juillet, n'a démarré que le 19. Les concerts annulés, en accord avec les musiciens, ont pu être reportés après ces dates.


Sylvain Luc-Luis Salinas © Ellen Bertet




19 juillet,
 Sylvain Luc-Luis Salinas (g)
. Silvain Luc et Luis Salinas donnaient le départ du Festival sur une Place Louis Blanc bondé où le public assis et debout écoutait en silence, dans un profond respect des musiciens et des autres spectateurs. A chaque édition ce public très attentif me surprend, à l’écoute des solistes, les ovationnant à chaque passage de bravoure, et applaudissant chaleureusement à la fin de chaque titre. Et pourtant c’est gratuit; on pourrait penser qu’il n’est que de passage et se fiche du plateau mais, bravo, c’est le contraire! En comparaison de nombreux festivals, dont le prix d’entrée est de plus en plus élevé, recueillent un public bavard, 
sans aucune attention pour la musique, ignorant la présence de ses voisins et les abreuvant de banalités téléphonés ou histoires insipides. Digression faîte, retournons à cette rencontre inédite pour une première tournée française. Si l’Argentin, Luc Salinas, est bien connu du public sud-américain et des aficionados de la guitare, il reste  à découvrir en France, malgré un album sur le label Dreyfus. Sylvain Luc a fait le bon choix et s’est entouré d’amis fidèles avec André Ceccarelli (maintes fois son partenaire) et Remi Vignolo qui faisait à cette occasion son retour à la contrebasse après l’avoir délaissée plusieurs années pour la batterie. Cette belle équipe a alterné solos, duos et quartet dans un répertoire qui puise plus dans la chanson populaire que dans les standards de jazz. D’inspiration mondiale, on passera de «You Are the Sunshine of My Life» de Stevie Wonder à «Estate» de Bruno Martino sacralisé par João Gilberto, Chet Baker ou Michel Petrucciani, en passant par «Someday My Prince Will Come». Un répertoire grand public entrecoupé de solos de maestria; on peut regretter un manque de profondeur dans les formules de ces rencontres d’été mais, pour ce groupe, la technique et l’inspiration pallient à cette impression. Pour le rappel, face à une audience très satisfaite, le jeune Juan Salinas, digne fils de son père, est venu compléter ce quartet pour une brève joute amicale s’inspirant du flamenco revisité jazz.



Robin McKelle © Michel Antonelli



21 juillet, Robin McKelle. Autre Place historique dans l’histoire du festival, la dénommée, Martin Bidouré, où la scène est installée devant le parvis d’une église qui illumine le soir, comme aurait dit Claude Nougaro. Robin McKelle démarre un show réglé à la perfection, servi pas des musiciens bien rodés. Elle interprète quasiment les titres de son dernier album The Looking Glass dont elle a signé la totalité des compositions. Depuis son premier album consacré au jazz et ses concerts accompagnés par un big band, Robin Mc Kelle a choisi un voie nettement plus soul, voire country rock. Très inspirée a ses débuts par Ella Fitzgerald, elle penche aujourd’hui vers les reines de la soul comme Gladys Knight qu’elle cite souvent comme une de ses références, et dont elle reprendra un hit pour le rappel. Alternant tempos rapides et ballades, elle séduit un public qui se lève à chaque demande, et qui l’applaudit chaleureusement. Présente à Paris pour un concert le soir des attentats de novembre 2015 et suite à celui de Nice, elle remercie le public d’avoir le courage de venir aux concerts, de résister, puis rend hommage aux victimes dans un solo vocal-piano très sombre et élégant, dédié aussi à Prince. Derniers roulements de tambour en deux titres funky avant de quitter la scène et de re-saluer ses fidèles musiciens et le public très nombreux. Mentions spéciales à Jake Sherman (p, fender, org HB3) et à Eli Menezes (g) renforcés d’une rythmique efficace, Matt Brandau (b) et Adam Jackson (dm).



23 juillet. Bill Evans (saxophones, fender rhodes), Darryl Jones (b), Keith Carlock (b), Dean Brown (g), Plages du Mourillon. Juste quelques jours avant le début de la tournée européenne qui démarrait par Toulon, Mike Stern s’est fait renversé par une voiture et a dû annuler sa participation au groupe. Bill Evans a donc fait appel au guitariste Dean Brown, fidèle compagnon de route, qui a déjà fait parti de ses groupes antérieurs. Tâche pas si ardue pour Dean Brown qui n’est pas le premier venu, car il joué et enregistré aux côtés de Marcus Miller, The Brecker Brothers, Billy Cobham, David Sanborn, Bob James, George Duke, Roberta Flack ou Joe Zawinul, et qui dirige son propre quartet. Cette véritable machine de guerre avec Darryl Jones (Miles Davis, Rolling Stones) et Keith Carlock (Sting, Steely Dan,  Diana Ross, Mike Stern) était prête à dompter un ciel plus que menaçant et chasser au loin les nuages. Programme presque habituel depuis des années pour Bill Evans qui pratique, au delà de sa fusion, un style très proche du funk et du bluegrass. Dans son dernier album en leader Rise Above il a même fait appel aux musiciens très country blues du dernier Allman Brothers Band.
Sans surprise véritable, le groupe trouve ses marques et assènent sa puissance rythmique dévastatrice et balaie toute hésitation. Pour la soirée du festival qui rassemble le plus de monde, le long des plages du Mourillon, le choix était parfait; touristes et amateurs ont répondu présents et sont repartis satisfaits et repus de son. Au contraire des différentes places de dimension variable mais conviviales, le concert sur le grand parking du Mourillon revêt souvent un caractère plus festif et nécessite un renfort de sonorisation qui chaque fois est très bien maîtrisé. Le choix de Bill Evans, qui a donné un concert sans concession, peut sembler risqué, mais il n’en était rien: qualité et populaire ont fait une excellente alchimie. Même si la musique de Bill Evans au fil des albums et des concerts se ressemble, elle a le mérite d’être très bien interprétée par un vrai groupe quasi permanent, l’exception (Mike Stern) ce soir-là confirma la règle.


Ne chantons pas sous la pluie! © Michel Antonelli



24 juillet, Olivier Ker Ourio Quartet «Oversea».
 
La petite place Monseigneur Deydier, dans le Mourillon Village, était parfaite pour accueillir le coup de cœur du festival, hélas les patients spectateurs sous leur parapluie n’auront pas eu le plaisir d’écouter ce groupe original. Après l’attente de l’accalmie, qui n’est pas venue, c’est finalement la météo marine qui a été la plus forte et le concert a dû être annulé. Mathias Allemane, l’original de l’étape, avait roulé 700 kilomètres pour célébrer cette fête à la grenouille.

Jazz à Toulon s'est poursuivi avec le report des concerts prévus du 15 au 18 juillet, mais nous n’y étions plus. Une bonne édition comme toujours, malgré des circonstances très lourdes. Un baptême difficile mais réunssi pour la nouvelle présidente de jazz à Toulon, Bernadette Guelfucci (une ancienne de l'équipe qui a succédé à Daniel Michel), à qui nous souhaitons beaucoup de prochaines éditions dans une atmosphère plus légère.



Michel Antonelli
Photos Ellen Bertet et Michel Antonelli

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
 
Toucy, Yonne



Toucy Jazz Festival, 15-16 juillet 2016



Le Toucy Jazz Festival est né en 2008 sous l’impulsion de Ricky Ford et de son épouse Dominique. Ce saxophoniste américain installé en Bourgogne, qui a joué entre autres avec le Duke Ellington Orchestra et Charles Mingus, organise, chaque année dans cette petite ville de la Puisaye, une véritable fête du jazz. Après une édition 2015 circonscrite pour l’essentiel à l'église toucycoise, principalement pour des raisons économiques, le Toucy Jazz Festival profite d’une météo ensoleillée et renoue avec les concerts de plein air dans le parc de la Glaudonnerie en 2016. Ces réjouissances se voient malheureusement entachées par l’ignoble attentat de Nice, qui nous vaudra une minute de silence pétrifiante et lourde de signification à l’entame de la manifestation, chacun ayant sans doute alors en tête le rêve de fraternité et de paix porté par le jazz, avant que Ricky Ford ne puisse officiellement ouvrir le festival en ce vendredi 15 juillet 2016.
La vie reprenant ses droits coûte que coûte, force est de constater qu’une volonté d’ouverture caractérise cette édition, marquée par la présence de deux formations clairement liées au patrimoine musical africain. L’une des têtes d’affiche de ces 15-16 juillet 2016 est en effet Manu Dibango, figure emblématique de la World Music, et Ricky Ford prendra à son heure la tête de son quartet African Connection pour cette édition particulière, qui, circonstances obligent, comporte un fort relent de «life goes on».


Pour débuter, un groupe béninois du nom de Eyo’N, le Brass Band, prend place sur la petite scène du belvédère pour une session haute en couleurs. Tentant le grand écart entre musiques issues du golfe de Guinée et répertoire de la chanson française, ils égayent les esprits au moyen de relectures très fun du «Poinçonneur des Lilas» de Gainsbourg, et du «Temps ne fait rien à l’affaire» de Brassens. Le nom du groupe a pour signification «Réjouissez-vous», et l’aspect fanfare clairement assumé fait voisiner des aspects urbains façon Tambours du Bronx avec l’esthétique steel drums du folklore caribéen, un positionnement parfaitement illustré par leur récente tournée avec les Ogres de Barback. Une joie de jouer contagieuse et jamais prise en défaut les anime.


Manu Dibango et Ricky Ford © Patrick Martineau




Manu Dibango est le saxophoniste camerounais emblématique par excellence. Promoteur d’une esthétique dont l’ambition est de restituer à  la musique afro-américaine  ses origines africaines, il nous propose ce soir un concept très métissé, Africadelic, un nom qui fait immédiatement penser à ce que George Clinton et Bootsy Collins réalisaient sous la bannière de Funkadelic, en même temps qu’une tentative d’ancrer le jazz dans un certain œcuménisme. Née dans les années 70, la "World Music s’incarne notamment dans le makossa camerounais, et évolue depuis lors dans un territoire ondoyant qui unit certaines des composantes de la soul, du jazz et du rythm'n blues au sein d’un même creuset.
Lors des balances, Manu Dibango vient tancer ses jeunes et fougueux musiciens en modérant des ardeurs jugées préjudiciables à la simple écoute de la musique. Ce concert fédérateur eut le mérite d’attirer plus de public que les sièges du parc ne pouvaient en accueillir. Cette affiche hétéroclite ayant vocation à fédérer bien au-delà du seul public jazz, Dominique Ford escomptait au moins 400 personnes, et de ce point de vue, ce premier concert en tête d’affiche de l’édition 2016 est une totale réussite.
L’artiste annonce d’emblée la couleur en parlant d’un «safari musical»au public pour évoquer le défrichage de terres exotiques en forme d’afro-jazz funk auquel il s’adonne ce soir. Notes de guitare saturée, pédale wah-wah, orgue Hammond ou sonorités de Fender Rhodes, le paysage instrumental fait penser au travail de Dominic Miller, David Sancious ou encore Branford Marsalis.
Tout au long du concert, on songe aussi tour à tour à l’univers musical de Youssou N’Dour, Salif Keita ou Papa Wemba, à Angélique Kidjo, Peter Gabriel, et Manu Katché, notamment au travers du superbe travail vocal des choristes, omniprésents tout au long du concert. Les musiciens ne bougent quasiment pas de leur emplacement initial sur la scène. Ce parti pris, qui sert le charisme du leader, prive parfois ses musiciens d’une mise en valeur méritée sur scène lorsqu’ils exécutent une partie qui les voit briller individuellement. C’est particulièrement le cas lors de ce superbe hommage à l’Argentine et à la poétesse Alfonsina Storni «Alfonsina y el mar», un moment qui nous rappelle que le jazz, à l’instar de toute forme d’art authentique, a partie liée avec l’histoire de la démocratie et la quête de l’égalité des droits.
L’usage de syncopes permet au groupe de jouer du reggae avec naturel, en utilisant des sonorités plus liquides pour ses cocottes funky. On note aussi l’emploi de deux snare drums chez le batteur. La profondeur du saxophone de Dibango est accentuée par l’utilisation d’une réverbération assez prononcée. Dès que le leader se fait plus discret, on évolue très près des terres défrichées en leur temps par le Santana Band ou Jimi Hendrix, alliant psychédélisme et influences latines sud-américaines greffées sur les racines africaines de Manu Dibango.
C’est sans doute lors d’un hommage chanté à son village natal que le leader se sera le plus éloigné de l’idiome jazz ce soir. Comme à l’accoutumée, le set de Dibango se clôt sur une interprétation endiablée de «Soul Makossa», titre pourtant destiné à constituer une face B de single en 1972, et qui est depuis devenu le plus grand succès de l’artiste. C’est le moment que choisit Ricky Ford pour rejoindre une première fois la scène du Toucy Jazz Festival, en s’adonnant avec une vigueur et une joie de jouer communicative à l’une de ces jams qui marquent les esprits. Le concert se termine par un ultime rappel sous forme d’hommage à Sidney Bechet et à La Nouvelle-Orléans, lors d’une émouvante et magnifique improvisation solo de Manu Dibango autour du thème de «Petite Fleur» sous le clair de lune de Toucy. L’image du saxophoniste seul sur scène avec au-dessus de lui le disque de la lune constitue l’une des images fortes d’un week-end qui n’en a d’ailleurs pas manqué. Un instant magique qui nous ramène dans ce qui fut l’aurore du world jazz.


Après cette fête de tous les sens, la Vandoren Jam Session accueille Clément Prioul à l’orgue et Baptiste Castets à la batterie. Ensemble, ils vont rendre hommage à Jimmy Smith et Larry Young, deux figures mythiques de l’orgue Hammond, en plusieurs occurrences tout au long du week-end. On peut ressentir l’exercice comme plutôt scolaire dans l’ensemble, mais la sincérité évidente de l’interprétation de même que la fidélité absolue manifestée envers l’œuvre de Jimmy Smith achève ce soir de convaincre ceux des membres du public qui n’ont pas quitté immédiatement les lieux après le concert de Manu Dibango. Clément Prioul nous confiera le lendemain utiliser un authentique Cabin Leslie pour recréer le son tournoyant caractéristique de l’orgue Hammond B3 (il nous cite aussi deux musiciens rock, qui comptent certainement parmi ses influences personnelles, comme ayant particulièrement popularisé l’instrument auprès des mélomanes, Jon Lord et Keith Emerson). L’absence de bassiste est totalement dans l’esprit des œuvres de Jimmy Smith, même si l’obligation de recréer les lignes de basse à la main gauche limite vraisemblablement l’audace harmonique des lignes mélodiques jouées par la main droite. L’aspect par trop percutant de la batterie Pearl est nuancé par l’usage de baguettes et de balais en fonction des titres interprétés. Fred Burgazzi, un tromboniste qui rend régulièrement hommage au swing traditionnel avec Ricky Ford au sein de Ze Big Band en Bretagne, s’adjoindra le lendemain au duo lors du festival off.

Bobby Few, Galerie 14 © Patrick Martineau




Le samedi 16 juillet, ce sont plusieurs sessions off organisées toute la journée au cœur de la Ville qui retiennent notre attention. Concomitantes du grand marché de Toucy, les prestations matinales de Bobby Few et Clément Prioul ont lieu dans un climat d’agitation qui a peu à voir avec l’ambiance des clubs new-yorkais. Bobby Few est désormais un habitué du festival de Toucy où le retiennent ses attaches amicales avec Ricky et Dominique Ford. Cette année, il nous propose deux mini-concerts en solo au sein même de la Galerie14, lieu où Dominique organise des expositions d’art. C’est donc dans un contexte plus intimiste et sous des toiles colorées que la légende de Cleveland  interprète deux sets dans la même journée. La première prestation revêt des apprêts d’une grande simplicité, eu égard au contexte précité et à l’heure sans doute fort matinale pour un musicien de jazz. La seconde, en revanche, constituera l’un des moments forts du festival, au moment où une certaine torpeur s’est emparée de Toucy après le marché et l’heure du repas. Bobby est manifestement fébrile avant de commencer son set, le trac étreint donc jusqu’aux plus grands et expérimentés des musiciens. Après quelques notes égrenées sans conviction particulière, une sorte de mise en train destinée à conjurer l’angoisse liminaire, les hommages aux grandes figures du jazz défilent. C’est à un véritable voyage dans le temps et l’histoire du jazz que Bobby nous convie en cette après-midi radieuse. Miles Davis, Thelonious Monk, Gershwin ou une fantaisie en La mineur qui ressuscite l’esprit de Scott Joplin émaillent une prestation à la fois intimiste et puissante, qui attire l’attention de passants pas spécialement présents pour assister à un concert de jazz en cette heure normalement plus propice à la sieste. La performance comporte un aspect expressionniste. D’un chaos de formes digne du chef-d’œuvre inconnu de Balzac émergent des accords, des harmonies qui prennent forme devant nous comme le feraient les avatars perçus au sein d’une toile pointilliste. L’émotion s’empare de l’assistance, et des larmes roulent sous les paupières tandis que l’artiste finit son set.



Le samedi soir retour au in avec African Connection, Ricky Ford nous offre un succédané de ses plus récentes expériences musicales, animées d’un désir de concilier un certain avant-gardisme avec l’héritage du blues et du jazz traditionnels. Composé de Raymond Doumbe (b), de Steve McCraven (dm) et d'Alex Legrand (g), le quartet de Ricky Ford se distingue d’emblée par la vigueur d’ensemble qui l’anime. Les différents titres sont annoncés par le leader sous forme de numéros. Une démarche originale qui a le mérite d’évoquer de prime abord l’aspect fortement structuré des prestations du combo. La Gibson ES 335 du guitariste introduit des notes chaleureuses et sensuelles dans la structure même des morceaux interprétés, combinées avec des accents plus lyriques lors des parties en solo. Le timbre de Ricky Ford et la conviction qui empreint chacune de ses interventions sont les deux choses qui frappent immédiatement l’esprit lorsqu’il s’empare de son instrument. Plus proche en cela de Coleman Hawkins que de Lester Young, il détache les notes les unes des autres, ne recourant au phrasé legato que pour des motifs ornementaux. Avant le concert, Alex Legrand nous confiait combien il se sentait honoré de jouer avec une légende comme Ricky Ford, insistant sur la beauté du timbre de son saxophone et sur la source d’inspiration qu’il représente pour les jeunes musiciens de jazz. Entrecoupé de commentaires très personnels du leader, les titres s’enchainent rapidement et semblent animés d’une rigueur presque mathématique. Le numéro quatre aurait été composé en à peine une demi-heure et comporte quelques syncopes hybrides sur des figures binaires. Le numéro 5 est dédié à Charlie Mingus et semble une sorte d’adultération d’un thème de John Coltrane. Le final fait penser aux excès en vigueur dans la musique contemporaine, dans une ambiance très jazz fusion à la Weather Report.


Kirk Lightsey, Fred Tuxx, Ricky Ford © Patrick Martineau




C’est maintenant l’heure du Kirk Lightsey Quartet qui célèbre le bebop de Charlie Parker et Dexter Gordon. Il s’agit là de la formation la plus jazz, au sens le plus traditionnel du terme, parmi toutes celles présentes sur l’affiche. De ce point de vue, la foule d’admirateurs présents semble à la fois bien moins nombreuse et plus «parisienne» que celle présente pour le concert de Manu Dibango (200 personnes tout au plus, à rapprocher des 600 annoncées par Dominique Ford la veille). Ce clivage illustre la complexité des choix qui s’offrent aux organisateurs de festivals contemporains, partagés entre fidélité à un héritage immémorial et devoir de viabilité financière. Ricky Ford nous a confié l’après-midi espérer un maximum de suffrages pour ce concert vedette, et on comprend implicitement qu’il tente de concilier l’aspect musical aventureux des formations auxquelles il s’associe et les préoccupations commerciales qui en assurent la visibilité.
Les principales influences de Lightsey sont ses «professeurs» de piano Hank Jones et Tommy Flanagan. Il revendique également la filiation de Bud Powell et d’Art Tatum, Son intérêt réitéré pour les chanteurs nous vaut ce soir la présence de Fred Tuxx pour sa première au festival de Toucy. Il nous demande d’ailleurs de faire en sorte qu’il se sente le bienvenu parmi nous, avec un humour qui ne se démentira pas au cours de ce très long set vespéral. De par le classicisme évident de la prestation, on songe à l’influence des collaborations du leader avec des orchestres de musique classique. Avec en tête la figure tutélaire de Dexter Gordon, Lightsey essaie d’ouvrir le jazz à un plus large public, tout en rendant hommage aux grands artistes qui lui donnèrent envie de faire de la scène. De ce point de vue, on peut dire qu’il remplit la mission qu’il s’est assignée avec une grande classe, tant l’élégance de ses traits mélodiques et l’inspiration constante dont il fait preuve ravissent l’esprit de l’amateur de jazz le plus exigeant ce soir. Jouant sur un piano de location, Lightsey nous offre une introduction purement acoustique de toute beauté, dans la brume de laquelle on jurerait voir se dégager une ambiance urbaine digne des plus grandes métropoles. Un Sangora Everett sobre (dm) confère une assise solide à l’ensemble. Son drumming subtil et peu démonstratif développe un jeu de cymbales parmi les plus fins qui soient, jouant au fond du temps, bien calé sur Thibaud Soulas (b) qui anime le set de sa vigueur et de sa précision rythmique. Au fil de l’écoute, on comprend que le travail presque primal du contrebassiste est destiné à offrir un contrepoint esthétique à la sophistication harmonique du leader. L’apport de Fred Tuxx, quant à lui, relève davantage de la tradition du music-hall et de Broadway. La prestation atteint son apogée sur le classique «All or Nothing at All», sur lequel Fred Tuxx approche le niveau des meilleurs crooners, avec un timbre de voix similaire à celui d’Al Jarreau. On se serait peut-être passé de quelques rires et jeux de scène un peu forcés du chanteur, mais c’est déjà la fin du festival et pour conclure cette très belle édition, qui dédaignera une nouvelle jam avec notre hôte Ricky Ford dont les admirateurs scandent le nom lors du rappel ? Pas nous en tout cas, car celle-ci atteint un niveau de complicité combiné à une folle envie de jouer qui font oublier l’horreur des faits de terrorisme qui endeuillent le monde aujourd’hui. «La beauté sera convulsive ou ne sera pas». Un bien beau moment de musique, d’art et de partage.

Jean-Pierre Alenda
Photos Patrick Martineau

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
 
Vitoria, Espagne


Festival de Jazz de Vitoria-Gasteiz, 12-16 juillet 2016




Le mardi 12 juillet a démarré au Théâtre Principal la 40e édition du Festival de Jazz de Vitoria avec le contrebassiste Pablo Martín Caminero et le saxophoniste Américain Chris Cheek. Pour une nouvelle édition de la proposition «Konexioa» (connexion), ces deux musiciens, accompagnés par Albert Sanz (p) et Borja Barrueta (dm), ont entremêlé les styles, de la «Soleá de Gasteiz», de Martín Caminero, au «Panels» de Cheek– avec sagesse et bon goût. Les jours suivants, la même scène a accueilli les concerts du guitariste valencien Ximo Tebar, le trio GoGo Penguin, le pianiste Yaron Herman et le saxophoniste Rudresh Mahanthappa, qui présentait son projet plebiscité «Bird Calls».




Revenons sur la première journée, le 12, dans le Complexe omnisports de Mendizorroza: le gospel était au programme, comme d’habitude, à cette occasion-là sous la férule de Bryant Jones & The Victory Singers. Malgré la qualité des voix, cette sorte de format et ces répertoires se répètent excessivement.




Taj Mahal © Jose Horna




Le mercredi 13 juillet, Mendizorroza a dédié sa programmation au blues.


Au premier set, Ruthie Foster a débuté son concert avec «Singing the Blues». Les réminiscences de la southern music américaine ont établi le point de départ de quelque chose qui est allée au-delà du blues. Elle-même l’avait dit: «du gospel, du blues, de la soul et un peu de reggae». Accompagnée par Larry Fulcher (b, 5 cordes), Samantha Banks (dm) et Hadden Sayers (g), Foster a parcouru tous les chemins annoncés.




Au deuxième set, Taj Mahal a aussi proposé au public un voyage qui allait dès bayous de La Louisiane jusqu'aux abords africains. «Good Morning Little Schoolgirl», «Corrina, Corrina», «Fishin’ Blues» et «C.C. Rider», parmi d’autres, ont émergé de la voix, des cordes ou des touches des différents instruments dont s’est servi Taj Mahal pour une grande soirée mémorable.





Tom Harrell © Jose Horna





La nuit du 14, le jazz est revenu en force au Complexe omnisports grâce à la double performance de Tom Harrell (tp, flh), et de Joshua Redman (ts, ss) à la tête de leur quartet respectif.


Voir et écouter Harrell, c’est une expérience, tenir un fil qui semble pouvoir se briser à tout moment. Ses silences sont mortels et perturbants, mais, quand il embouche la trompette ou le bugle, tout semble coller et s’écouler en altitude. Accompagné par Ralph Moore (ts), Okegwo (bs) et Adam Cruz (dm), Harrell a égrené «Adventures of a Quixotic Character», «Sunday» ou «Shuffle»… Un moment moment tenu en haleine le public, c’est l'interprétation d'un «Body and Soul» mémorable, où Tom Harrell n’a bénéficié que du soutien d’Ugonna Okegwo.







Joshua Redman Quartet © Jose Horna





Après lui, Joshua Redman a présenté son nouveau projet avec Kevin Hays (p), Joe Sanders (b) et Jorge Rosy (dm). Le répertoire, qui recueillait des compositions des quatre membres du quartet, a permis d’écouter des magistraux jeux de dynamiques ou des déroulements de solos passionnants, dans une proposition d’un haut niveau musical. Reste à savoir si l’actuelle veine lyrique de Redman, de grande qualité, va faire disparaître ou pas ses déchaînements hardbop d’il y a vingt-deux ans …








Kenny Barron et Dave Holland © Jose Horna





Le vendredi 15 juillet, Mendizorroza a présenté deux concerts diamétralement opposés par l’esprit: Kenny Barron et Dave Holland au premier set et Jamie Cullum au deuxième.


Avec des morceaux comme «Pass It On» ou «Waltz for Wheeler», Barron (p) et Holland (b) ont recréé la magie du jazz. Ils ont joué une musique élégante qui ne s'appuyait pas sur la virtuosité mais sur un savoir-faire ancré dans leur énorme capacité de création artistique. L’intensité se démultipliait dans leurs échanges, à l’image de leur enregistrement The Art of Conversation. «Rain» et «Seascape» de Barron, «Segment» de Charlie Parker, ou «In Walked Bud» de Thelonious Monk en fin de concert ont trouvé sur la scène une nouvelle dimension.



A propos de Jamie Cullum, on ne peut rien dire de plus que dans les précédentes chroniques: Cullum lui-même reconnaît, dans une interview récente, qu'il n’est pas un pianiste de jazz. Ses concerts sont un show où domine le spectacle par-dessus tout (les sauts du haut du piano, les courses d’un bout à l’autre de la scène, les coups de cymbales à tout bout de champ…) Un standard de jazz et le bis où il a joué la chanson de Kyle Eastwood «Grand Torino» (musique du film) ont été les seuls moments d’originalité. Il a massacré indifféremment «Wind Cries Mary» de Jimi Hendrix et «Love for Sale» de Cole Porter, mieux vaut ne pas s’en souvenir…







Cécile McLorin Salvant Quartet © Jose Horna





Le samedi 16 juillet, Pat Metheny et Ron Carter, puis Cécile McLorin Salvant ont mis le point final au
40e Anniversaire du Festival de Jazz de Vitoria.


Il est difficile de ne pas établir de parallèle entre ce duo avec Carter et celui que Metheny a fait avec Charlie Haden il y a quelques années. Et non parce que Ron Carter n’a pas été à la hauteur, mais par l'attitude quelque peu erratique du guitariste. Cette année, nous n'avons pas trouvé la complicité et le feeling qu’il avait entretenu avec Haden dans le disque Beyond the Missouri Skyes, au concert de 2009 sur la même scène, ou encore au Jazzaldia de San-Sebastian en 2001. Le concert a pris quelque peu corps dans «Manhá de Carnaval» ou «Saint Thomas», mais le concert durant, les moments beaucoup trop plats ont foisonné, ternes malgré les efforts de Ron Carter, auteur du meilleur chorus de la nuit, entremêlant avec un goût exquis une fugue de Bach et la très populaire chanson «You Are My Sunshine».



Pour la seconde partie, Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b) et Lawrence Leathers (dm), ont introduit la jeune Dame du jazz, Cécile McLorin Salvant. Cécile est, avant tout, une voix miraculeuse! En dehors de l’opéra contemporain de Kurt Weill et Langston Hughes («Somehow I Never Could Believe») ou du plus classique «Devil May Care», son set a repris «What a Little Moonlight Can Do», «Wild Women Don't Have the Blues», «Wives and Lovers» de Burt Bacharach au programme dans son récent disque. Son concert a été intense et d’une extraordinaire générosité avec ses musiciens auxquels elle a laissé des chorus en toute liberté, notamment au formidable Aaron Diehl. Comme touche finale, Cécile a chanté en espagnol «Alfonsina y el mar», coupant le souffle à un public par ailleurs déjà totalement fasciné.


Lauri Fernández et Jose Horna
photos © Jose Horna

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Iseo, Italie


Iseo Jazz/La Casa del jazz italiano, 10-17 juillet 2016

La Casa del jazz italiano, Eglise paroissiale de Sant'Andrea © photo X by Courtesy of Iseo Jazz

Iseo est une petite ville pittoresque de Lombardie dans la province de Brescia, située sur les bords du lac homonyme dans un écrin naturel de grande beauté, à quelques kilomètres au nord de la Franciacorta, région renommée pour ses excellents vins. Depuis 24 ans, Iseo abrite un festival qui, sous l‘appellation «La casa del jazz italiano» se focalise sur une programmation bien précise: réserver de l’espace aux musiciens italiens, illustrant la scène nationale dans son ampleur et privilégiant par dessus tout de vrais projets et des productions originales. Une chose qui ne compte pas pour rien, en considérant le peu d’attention que prête la plupart des festivals aux jazzmen italiens.
La direction artistique est confiée au musicologue Maurizio Franco enseignant aux «Civici Corsi di Jazz della Civica Scuola di Musica» de Milan. En outre, ce qui n’est pas du tout négligeable, la manifestation tient aussi compte du rapport avec le territoire, répartissant quelques événements dans d’autres localités bresciannes.





Dans la cour du Palazzo Municipale di Palazzuolo sull’Oglio le quartet de Roberto Rossi a présenté un projet expressément conçu pour le festival, dédié à Clifford Brown, compositeur: loin des intentions philologiques ou revivalistes, l’opération a mis en lumière la vitalité des matériaux examinés. Le mérite en revient à l’ample vocabulaire bien maîtrisé du tromboniste, grâce sa féconde interaction avec Giacomo Uncini (tp), un jeune et brillant virtuose, et au solide support de Larco Vaggi (b) et Tony Arco (dm).
Le trio de Stefano Battaglia a proposé le répertoire de In the Morning (ECM), disque basé sur les musiques d’Alec Wilder. Une analyse brillante et profonde valorisée par le bagage culturel du pianiste et par la dialectique empathique instaurée avec Salvatore Maiore (b) et Roberto Dani (dm). C’est assurément un trio piano actuel des plus intéressants pour l’audace harmonique et la recherche des timbres.




La Villa Mazzotti de Chiari a constitué le décor pour un autre projet spécial: la représentation en forme interdisciplinaire de «Such Sweet Thunder» d’Ellington au moyen d’une des émanations du Civici Corsi di Jazz, le workshop Big Band, dirigé par Luca Missiti, en collaboration avec les acteurs et les danseurs sous la direction de Valentina Mignogna.




L’Auditorium de Darfo a abrité une soirée réservée à Gershwin. Ex-élève de Marco Fumo (parmi les meilleurs spécialistes mondiaux du ragtime et des musiques afro-américaines savantes), le pianiste Michele Di Toro a affronté des pages contraignantes comme Rhapsody in Blue et Prelude n° 2, en plus de «Rialto Ripples» appartenant à la production de jeunesse de Gershwin. Dans la version piano de la Rhapsody in Blue, plutôt rare, Di Toro a correctement marqué ces aspects rythmiques souvent ignorés ou négligées dans beaucoup d’exécutions classiques, y insérant aussi des parties improvisées –prévues du reste dans la version originale du compositeur– avec un toucher limpide, cristallin, et d’opportunes variations dynamiques. Il a également mis en valeur la section d’inspiration afro-cubaine, introduite par des notes répétées, et en exaltant l’utilisation des block-chords dans les passages importants. Di Toro a interprété plus librement et avec bonheur le Prélude n°2» en l’appréhendant avec une variation sur le thème de «Summertime» carrément déstructuré, duquel il a successivement exploité quelques fragments pour y imprégner la ligne thématique du prélude, énoncée par étapes avec un grand sens du blues. Dans «Rialto Ripples», il a reproposé le Gershwin amoureux du ragtime et du novelty, y incorporant des figures de stride et quelques dissonances.

Enrico Intra © photo X by Courtesy of Iseo Jazz






En duo avec la chanteuse américaine Joyce Yuille, le pianiste Enrico Intra (directeur du Civica Jazz Band) a proposé une étude avec son habituelle finesse pour interpréter des standards majeurs de Gershwin : «Embraceable You», moyennant sa pratique insolite de faire précéder le thème avec le couplet «I Got Rhythm», vidé et dépouillé des approches conventionnelles: «I’ve Got a Crush on You» caractérisé par d’efficaces glissements des syllabes et des accents flûtés: «They Can’t Take That Away From Me» riche de brefs rappels à James P. Johnson, Fats Waller, Teddy Wilson et Erroll Garner. Dans la version en solo de «Summertime» avec une introduction en ostinato lancinant, y entremêlant des fragments du thème, d’abord savourés et puis enrichis par des ornementations, revenant ensuite–avec des variations de thème et d’atmosphère– à une forme de «Walking». Dotée d’un contralto puissant, Joyce nous a réservé une version a cappella émouvante de «Motherless Child».






Tous les autres concerts se sont déroulés à Iseo dans deux cadres évocateurs: le côté sacré de l’église paroissiale romaine de Sant’Andrea et le Lido di Sassabanek. La vocalité est réapparue sous des formes diverses dans le duo Boris Savoldelli (voc) et Walter Beltrami (g), musiciens de la région brescianne, mais également actif sur la scène internationale. Avec le support de l’électronique, Salvoldelli et Beltrami  appliquent un traitement radical à de notables standards et de vieilles chansons italiennes. Comme le démontrent le bouleversement de «Caravan» grâce aux stratifications vocales obtenues avec un échantillonneur; la tonalité désuète imprimée à «Giorgia on My Mind»; la présentation étrange, quasi psychédélique, d’une chansonnette comme «Pipo non lo sa»; le coupage rock appliqué à un classique comme «Ma l’amore no». Fort d’une gamme caméléonique, Salvelli est un expérimentateur curieux; de son côté, Beltrami joue son rôle de guitariste moderne, maître d’un vocabulaire étendu.

Boris Savoldelli et Walter Beltrami © photo X by Courtesy of Iseo Jazz


A sa 30e année d’existence le quartet Enten Eller a confirmé les traits distinctifs de sa poétique. On note une propension à dépouiller les mélodies greffées sur des installations essentiellement modales et pour des thèmes géométriques de goût vaguement «ornettien». Dans ce cadre, trompette (Alberto Mandarini) et guitare (Maurizio Brunod) dessinent de substantiels unissons, parfois avec le filtre de l’électronique. Même dans les passages les plus informels, la rythmique jouit d’une ample respiration en vertu des longs coups d’archet, des lignes pénétrantes et des pédales puissantes de Giovanni Maier (b) et de la discrétion de Massimo Barbiero (dm) dans l’utilisation de ces dynamiques et de ces couleurs qui sont la marque de la philosophie du quartet.




Le piano solo original d’Oscar Del Barba, un autre «local hero», nous a réservé une très belle surprise. Son approche se sert des mouvements de l’arrière plan européen cultivé, ce qui lui permet d’élaborer les cellules des thèmes d’une structure dodécaphonique construisant des formes polytonales et polyrythmiques avec la méthode de la superposition. Son jeu de piano se trouve au confluent d’éléments post-wéberniens et des influences de Tristano et Bley, spécialement dans le jeu rythmique sur le registre grave. En outre, Del Barba fait la preuve qu'il sait dialoguer efficacement avec le silence par l’utilisation du staccato et des pauses.

Riccardo Del Fra Quintet © photo X by Courtesy of Iseo Jazz





Résidant en France depuis longtemps, le contrebassiste Riccardo Del Fra a fourni avec son quintet italo-français une grande preuve de cohésion et de maîtrise interprétatives. Des éléments tangibles dans l’approche critique et dans la coupe moderne appliquées à «But Not For Me» et «I’m Old Fashioned», complètement revitalisés, ou bien un «Love For Sale» transposé dans une implantation soul jazz ravivée à la teinte funk. Del Fra interagit avantageusement avec Ariel Tessier (dm), tandis que Maurizio Giammarco (ts, ss) et Francesco Lento (tp) en font autant: le premier avec un langage transversal, riche d’intuitions, spécialement au soprano; le second avec des phrases articulées, mais toujours méditées. Bruno Ruder (p) fait preuve d’un style brillant, avec des traces d’Herbie Hancock et McCoy Tyner. Le traitement réservé par Del Fra à «I’m a Fool to Want You», dans un duo poétique avec Ruder, constitue un sommet de rare expressivité: le contrebassiste exécute le thème en le scandant méticuleusement, et puis «chante» littéralement dans la partie improvisée.







Maria Pia De Vito (voc) et Rita Marcotulli (p) peuvent se permettre d’affronter n’importe quel type de matériau avec perspicacité critique et créativité fertile, en maintenant  dans un esprit inaltéré un langage rythmico-harmonique  et d’accent jazz. Les compositions de Marcotulli privilégient des figures rythmiques articulées sur lesquelles De Vito s’aventure dans des acrobaties dangereuses, en utilisant la voix à la manière d’un instrument à vent ou à percussion, dans une dialectique serrée et symbiotique. L’essence mélodique, propre à l’infrastructure du chanteur, s’extériorise dans l’usage du napolitain, notamment dans «Voccuccia de no pierzeco» (villanella du XVIe siècle) et dans la traduction d’un texte de Borgès. Il pénètre ensuite dans des aires disparates, se confrontant à la chanson d’auteur; c’est le cas de «Rainbow Sleeves», écrite par Tom Waits pour Rickie Lee Jones. Le Prix Iseo a été attribué à De Vito.


Maria Pia De Vito e Rita Marcotulli © photo X by Courtesy of Iseo Jazz



Enzo Jannacci (Milan, 1935-2013) était l’un des chanteurs italiens les plus géniaux, auteur de chansons surréalistes au goût doux-amer, riches de trouvailles ingénieuses. A son actif, on peut aussi revendiquer des expériences de jeunesse comme pianiste de jazz, accompagnateur de musiciens américains de passage. Réuni par le clarinettiste Paolo Tomolleri, l’Orchestra Jannacci est un sextette formé de musiciens qui avaient collaboré avec l’auteur-chanteur milanais: Marco Brioschi (tp), Paolo Brioschi (p), Sergio Farina (g), Piero Orsini (b) et Flaviano Cuffari (dm). Ciao Enzo in jazz est un projet spécial du festival, dédié affectueusement à l’ami disparu, composé des versions des chansons (
«L’Armando», «Il tassì», «Vincenzina», «Veronica», «El portava il scarp del tennis»)  déjà prévues harmoniquement à une réélaboration jazz. Un savoureux mainstream riche de swing, un rappel au dixieland, et une substantielle pointe de bossa.



Maurizio Franco, Gianni Coscia, Gianluigi Trovesi © photo X by Courtesy of Iseo Jazz
A la clôture du festival, on retient 7 Wheels for Wheeler, que la Bocconi Jazz Business Unit a centré sur les compositions de Kenny Wheeler, et un autre projet spécial: Dalla monferrina à Kurt Weill, dédié à Umberto Eco et accompagné de textes écrits et récités par Maurizio Franco pour Gianluigi Trovesi (cl) et Gianni Coscia (acc), ce dernier concitoyen et ami fraternel d’Eco. Les étapes de la narration sillonnent le parcours du talentueux duo, qui comme de coutume explore de vastes territoires à travers les musiques savantes et populaires: du folk de l’Italie du Nord aux Balkans, de la Renaissance à Offenbach, de Fiorenzo Carpi à Weill, jusqu’à la chanson italienne d’antan.



Le festival d’Iseo prend donc en grande considération les multiples aspects de l’actualité nationale, cherchant à affirmer une identité commune à travers une empreinte fortement en rapport avec un projet. Arrivederci en 2017 pour le 25e anniversaire. 

Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
Photos X by courtesy of Iseo Jazz


© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Dean Brown, Dennis Chambers, Bill Evans, Darryl Jones © Alessandra Freguja




Pescara, Italie



Pescara Jazz, 8-10 juillet 2016


Malgré les problèmes qui en phase de préparation avaient semblé quasiment  compromettre sa réalisation, la 44e édition de Pescara Jazz a offert un programme varié et de bon niveau, suivi comme toujours par un public fidèle et nombreux.






Avec l’E-Collective, Terence Blanchard s’empare de la tendance, propre à de nombreux représentants du jazz afro-américain, à interpréter les différents segments de la black music actuelle et de les traduire en stimuli pour leurs propres créations. La conception de Blanchard est aussi alimentée par un souffle socio-politique. Une grande partie de la jeune population afro-américaine a orienté ses préférences vers  le hip hop, le rap, le drum’n’bass, le jungle, tout comme leurs parents ou grands-parents avaient une prédilection pour le rhythm and blues, la soul et le funk. Blanchard cherche à donner une même dignité à tous ces genres pour montrer leur plein droit d’appartenir à l’univers afro-américain. Avec des hauts et des bas, malgré tout, il poursuit une opération intellectuellement honnête, intégrant l’électronique dans la palette sonore. La programmation par ordinateur est utilisée pour insérer de courts extraits de récitatif avec des connotations précises de protestation sociale et de références aux tensions récentes («I Can’t Breathe»). Le parcours touche à différents territoires: des allusions au Davis électrique, des rythmiques funk et jungle, des crachements mélodiques à la Michael Jackson, des riffs rock. La seule limite est dans le filtrage constant du son de la trompette qui rend le phrasé irritant,  presque guitaristique, mais aussi terriblement uniforme.




Le grave accident de Mike Stern à trois jours du départ pour la tournée européenne a contraint
Bill Evans à le remplacer par un habitué des tournées, Dean Brown, bouleversant ainsi le répertoire. Point  fort du groupe, l’inébranlable couple rythmique, Dennis Chambers (dm)-Darryl Jones (b).  Ce dernier, très jeune encore, fut membre, comme Evans, du groupe de Miles Davis. Depuis longtemps, Evans poursuit avec ses groupes la mise au point d’un mélange entre jazz, R&B, funk et rock. Certes, c‘est une opération qui n’est pas sans arrières pensées commerciales, conduite en leur temps par David Sanborn et les Brecker Brothers, et définie tout simplement comme musique populaire. On saisit dans le phrasé et les inflexions du ténor le son d’une lointaine connexion coltranienne, en affinité avec le regretté Bob Berg et de nets rappels du R&B.  La matrice de Wayne Shorter apparaît au soprano dans une version efficace de «Jean-Pierre» de Miles Davis. Dean Brown s’est inséré dans ce contexte avec une variété de solutions de timbres, une syntaxe plus proche du rock et un phrasé saccadé, corrosif, teinté de nuances hendrixiennes.

Ravi Coltrane, Jack DeJohnette, Matthew Garrison © Alessandra Freguja



A 74 ans, Jack DeJohnette ne se repose certes pas sur ses lauriers. Le trio constitué avec Ravi Coltrane et Matthew Garrison (documenté par In Movement) témoigne d’une poussée constante vers l’exploration de nouvelles conceptions et de modalités d'exécution. Il prend son envol, souvent à égalité avec des interactions alimentées et soutenues par le batteur, qui atteint des sommets de grande expressivité même dans les passages informels sur tempo libre. La gamme des timbres s’enrichit de l’éventail des solutions choisies mijotées par Garrison aussi bien à la basse électrique qu’avec des inserts électroniques pilotés  à travers le pédalier et l'ordinateur. Avec des pédales denses, dans un domaine essentiellement modal, et de sèches lignes mélodiques qui par traits évoquent la figure du père, il intègre le jeu polyrythmique et les démontages de DeJohnette. Coltrane a désormais acquis sa propre identité, qui au ténor l’éloigne résolument des comparaisons inconfortables avec le père, tandis qu’au soprano et surtout au sopranino il construit des parcours frétillants, asymétriques et à traits abrasifs, contrastant violemment avec le flux rythmique. Quand le trio affronte «Alabama», affleure inévitablement l’esprit des pères, Coltrane et Garrison, mais la montée en tension trace une nette et opportune distinction par rapport à l’original.




Ceux qui s’attendaient à un kaléidoscope de latin jazz crépitant avec le sextet d’Arturo Sandoval seront restés partiellement déçus. Surtout dans la première partie du concert où le trompettiste cubain s’est étendu sur une manière entertainment, s’adonnant aux timbales et au chant. Un processus d’américanisation, interprété comme façon de concevoir la performance, plutôt tape-à-l’œil et un peu kitsch, avec des greffes vocales qui s’étendent d’un improbable crooning à un scat emprunté au maître Gillespie. Evidemment, quand il embouche la trompette, Sandoval est encore un formidable virtuose capable de monter dans les aigus et les suraigus avec une enviable netteté. Quand il s’identifie avec les racines puisant dans le patrimoine afro-cubain, il exploite les possibilités du groupe avec ces stratifications polyrythmiques, qui, partant de la superposition classique clave et montuno, ont donné la rumba, le mambo et la salsa. Appliquant cette formule à «A Night in Tunisia» et surtout à «Seven Steps to Heaven», le groupe a obtenu des résultats encore plus efficaces.


Carla Bley, Steve Swallow, Andy Sheppard © Alessandra Freguja




Le trio bien établi, Carla Bley-Steve Swallow-Andy Sheppard, a indubitablement recueilli l’héritage, et développé les intuitions des formations nées dans le sillage des innovations de Lennie Tristano: en premier lieu le trio de Jimmy Giuffre, dont le bassiste a longtemps été membre. Encore plus que dans un passé récent, le trio applique aux compositions de la pianiste un soin maniaque pour le son, les timbres et la dynamique, traduit en phrases ciselées avec un raffinement méticuleux. L’attention à la page écrite n’entame pas le processus créatif, ni ne porte préjudice aux espaces pour l’improvisation. De temps à autres, un goût pour le contrepoint moderne émerge, source d’efficaces entrelacements à travers les voix instrumentales. L’apport du piano est dépouillé, fréquemment  basé sur l’usage du staccato. Comme à l’accoutumée, Swallow déroule une double fonction rythmico-mélodique avec ses lignes riches carrément guitaristiques. Sheppard, surtout au ténor, développe ses phrases sur la pointe des pieds, avec une sorte de souffle vital qui semble avoir de lointaines racines dans Lester Young et une référence évidente à Wayne Marsh. Dans l’unique morceau qui ne soit pas un original, «Misterioso», l’arrangement de Carla Bley prévoit une intro’ et une coda quasi  classiques et opposées aux cellules du thème, tandis que les développements ramènent avec force à la lumière l’essence du blues de l’écriture de Monk.


Branford Marsalis et Kurt Elling © Alessandra Freguja




Dans le sillage de Upward Spiral, Branford Marsalis a inséré solidement Kurt Elling dans son quartet, dans le but de disposer -plus que d’un chanteur– d’un alter ego avec qui inter-réagir. Le vocaliste de Chicago possède un sens inné de la scène, une maîtrise des ressources et du matériel explorés. Il affronte avec un swing décontracté «There’s a Boat Dat’s Leavin’ Soon for New York» (de Porgy and Bess), module avec adresse les pauses et les inflexions des vers de la ballade «Blue Gardenia» de Nat King Cole, traite avec un ton rythmique incisif «Só tinha de ser com você» de Jobim. Il est en outre doté d’une diction claire, d’une articulation fluide pour le scat et d’une capacité remarquable de sauter d’un registre à l’autre. Les caractéristiques des originaux sont encore plus évidentes, d’où émergent l’habileté narrative et un processus accompli d’identification avec le texte. Le quartet bien rôdé bénéficie de la propulsion massive de Eric Revis (b) et Justin Faulkner (dm), et de l’ample soutien harmonique de Calderazzo (p), également protagoniste de quelques apparitions en solo qui exploraient les implications des morceaux. Que ce soit au ténor ou au soprano, Marsalis renonce à la virtuosité, en faveur de constructions calibrées. L’intense duo avec Elling, sur la base d’appels et réponses, sur «I’m a Fool to Want You» exprime la profonde conscience de la tradition et produit un sommet expressif au grand impact émotionnel.



On ne peut que souhaiter longue vie à Pescara Jazz, en dépit des difficultés affrontées ces années dernières. Le 50e anniversaire n’est pas loin!


Enzo Boddi
Traduction Serge Baudot
Phot
os Alessandra Freguja

© Jazz Hot n° 677, automne 2016

Saint-Cannat, Bouches-du-Rhône


Jazz à Beaupré, 8-9 juillet 2016


Ce n’est pas exagérer –même quand on est de Marseille– que d’affirmer que Jazz à Beaupré se tient dans l’un des plus beaux sites offerts à un festival de jazz en France: le parc, planté de platanes vénérables, d’une propriété viticole, le Château de Beaupré où s’élève ledit château, une élégante bastide provençale, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, tel est le décor raffiné d’un festival qui se consacre au «beau» piano jazz et plus si affinité, et qui continue d’être porté avec passion par ses créateurs, Roger Mennillo, lui-même excellent pianiste, et Chris Brégoli. Chaque soirée débute autour d’un verre (issu de la production du domaine, bien entendu) que l’on déguste à l’heure où la température se fait plus aimable, en regardant le soleil se coucher. Puis le «speaker», Jean Pelle, le légendaire patron du Pelle-Mêle, club mythique du Vieux-Port de Marseille, invite les spectateurs à se presser de rejoindre leurs places. Et Môssieur Pelle d’introduire chacun des musiciens avant leur entrée en scène avec un art certain de la prise de parole didactique et décontractée.




Harold Lopez-Nussa Trio © Jérôme Partage



Une place de choix était réservée cette année à Cuba puisque, sur les quatre concerts répartis sur les deux soirées de festivals, la moitié mettait à l’honneur des musiciens caribéens. Ainsi, c’est Harold López-Nussa, 33 ans, étoile montante du piano cubain qui a ouvert les festivités. Diplômé de piano classique, il débute sa carrière au sein de plusieurs orchestres symphoniques tout en se joignant à des formations de musique traditionnelle et de jazz. Il fait d’ailleurs le choix du jazz en 2007, montant son propre groupe, tourne de 2008 à 2011 avec Omara Portuondo (voc) et aujourd’hui se joint régulièrement à Orlando Maraca Valle (fl). A Beaupré, il était en trio avec Felipe Cabrera (b) et son frère Adrián López-Nussa (dm). Le répertoire présenté est essentiellement celui tiré de son disque à sortir en septembre, El viaje (Mack Avenue), dominé par des compositions de son cru. López-Nussa est à la croisée des chemins: sur les ballades, on entend le pianiste de formation classique, délicat, introspectif; sur les thèmes rapides émergent les racines latines et ce rapport naturel au rythme qui se marie si bien avec le jazz. C’est dans ce second registre qu’on le préfère, d’autant que le soutien de Cabrera est impeccable. On retient toutefois un bel original, sur tempo lent, «Herencia», issu d’un précédent album.

Dado Moroni et Kenny Barron © Jérôme Partage



Le second concert de cette première soirée proposait un duo prometteur: Kenny Barron (déjà présent avec son trio l’année précédente) et Dado Moroni se faisant face, chacun derrière son piano. Quelle merveille de concert! Le dialogue a été riche, chacun parlant le langage du jazz avec son propre accent: Moroni, très mélodique, tricote autour des thèmes de belles notes perlées; Barron, plus rugueux, arbore un jeu percussif davantage ancré dans les graves. De Gershwin à Monk, en passant par Randy Weston («Hi Fly»), le duo a donné à entendre du jazz essentiel. A noter quelques jolies compositions de Dado Moroni dans le répertoire abordé, comme «First Smile» par laquelle l’Italien évoquait la naissance de son premier enfant. Le concert s’est achevé sur une invitation qui a ému plus d’un habitué du festival: Dado Moroni a cédé sa place à Roger Mennillo qui a partagé, avec l’entrain d’un jeune homme, un blues coloré en compagnie de Kenny Barron.




Pierre de Bethemann Trio © Jérôme Partage



La soirée du lendemain a débuté avec le trio de Pierre de Bethmann (p), composé de Sylvain Romano (b, le régional de l’étape) et de Tony Rabeson (dm). A 51 ans (malgré des allures de jeune homme timide), De Bethmann a atteint la plénitude de son art. C’est ainsi qu’il s’est attaché –avec une indéniable réussite– à traduire en jazz quelques titres marquants de la chanson française ou thèmes du patrimoine hexagonal (projet qui est au centre de son dernier album, Essais. Volume 1, chroniqué l’hiver dernier dans Jazz Hot). Si pour certains titres, le lien avec le jazz est évident («La Mer» de Charles Trenet, qui est depuis longtemps devenu un standard), d’autres adaptations sont plus inattendues («Pull marine» de Serge Gainsbourg). La reprise d’«Indifference» de Tony Murena  fut d’une grande beauté, le trio parvenant à rendre toute l’intensité de l’interprétation originale à l’accordéon. En revanche, le pianiste n’a pu faire émerger le swing de la «Sicilienne» de Fauré, se heurtant à la limite de l’exercice: le passage d’un idiome musical à un autre. Toujours est-il que De Bethmann, maniant l’improvisation avec une poésie onirique, a réalisé une bonne synthèse entre jazz et culture musicale européenne.

Enfin, retour à Cuba avec Omar Sosa (p) et Cuarteto Afrocubano. Pour autant qu’elle fût festive et jubilatoire, la musique de Sosa se situe au-delà des frontières du jazz. On a cependant apprécié tout ce qui relevait d’une expression authentique, de la joyeuse convocation des rythmes de La Havane, nous rappelant que la piano est un instrument basé sur un système de percussion; on a été moins convaincu par les ambiances planantes de quelques compositions.   

Beaupré est devenu en quelques années un rendez-vous incontournable pour les amoureux du piano, et cela sans aucun doute par la science jazzique de son directeur artistique, Roger Mennillo, et ses atouts de charme nous rendent impatients de la prochaine édition.


Jérôme Partage
Texte et photos


© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Ron Carter-Pat metheny, Gent Jazz 2016 © Bruno Bollaert by courtesy of Gent Jazz


Gent/Gand, Belgique




Gent Jazz, 7-8 juillet 2016



Evacués les 175 mm² de précipitations du mois de juin! Les canaux gantois ont retrouvé leur quiétude et les vergers du Bijloke (abbaye) leurs pommes sauvages. La quinzième édition du festival de jazz peut alors dérouler son programme de sept jours en deux week-ends. L’entreprise est gigantesque: deux podiums – un petit et un grand, cinq cents artistes et des infrastructures de gastronomie et de confort remarquables. Nous avons choisi de vous brosser l’ambiance des deux premiers jours. 

Jeudi, dès l’entrée, en salle de presse, les chroniqueurs débattaient en toutes langues des velléités de réduction des subventions accordées à la Culture par la Région Flamande. Dans la foulée, on murmurait que l’organisateur gantois avait sollicité 750000 euros auprès des sponsors institutionnels. Il n’en aurait finalement reçu que 315000 alors que, l’an dernier, la manne en comptait encore 350000! Mais, revenons au programme… 




Le 7, dès 16h30, Terence Blanchard (tp) et son «E. Collective Band» essuyaient les plâtres (sic) sous la grande tente devant un public encore confidentiel. Pour ceux qui gardent en mémoire les prestations d’un jeune trompettiste néo-orléanais avec les Messengers d’Art Blakey (1982), ce fut une grande gifle. Blanchard use du modèle d’instrument qui fit la réputation de son concitoyen Wynton Marsalis, mais Terence, 54 ans, compositeur et arrangeur, s’inscrit dans son époque: celle des moogs, des loops, des synthés et des fusions-modulations-distorsions. L’électronique, présente dans la plupart des groupes de ce festival, est ancrée dans la musique du siècle. Elle est généralement bien maitrisée. Les rythmes du quintet, souvent orientés two beats, font immanquablement penser au Miles-électro.  C’était au début des années 80… déjà! Les arrangements de Terence Blanchard sont parfaits; l’usage des synthés est discrètement maîtrisé; la mise en place des jeunes accompagnateurs: impeccable: Charles Alture (g), Taylor Eigsti (p), Gene Coye (b) et David Ginyard (dm). C’était bien; un calque de l’album «Breathless» publié par Blue Note l’année dernière. 


Après un interlude au petit podium, le pianiste Wout Gooris présentait à 18h30, en quintet: une musique de climats, sorte de longue suite incantatoire. L’œuvre est bien écrite, dans l’esprit - sans surprise - du tronc commun des diplômés des conservatoires belges. En solistes, on retrouvait avec plaisir Erwin Vann (ts), doublé par le néo-zélandais Hayden Chisholm (as). La musique du groupe est intéressante mais prévisible («Twaalf»); elle est  acoustique, en contraste total avec ce qui s’était passé avant et tout ce qui se passera après! 


Dans la foulée de la publication de son triple album «The Epic», Kamasi Washington (ts) est apparu à la tête d’une tribu afro-américaine, funk et jazz, de dix musiciens. Les compositions et les arrangements sont signés par le leader avec la volonté de pulser une énergie proche de la transe (une expression chère à Robert Goffin, malheureusement tombée en désuétude); un jazz moderne pour la jeunesse des banlieues. Du bruit, beaucoup de bruit avec deux drummers (Tony Austin et Ronald Bruner JR.) et un contrebassiste: Miles Mosley, qui tire  à tout va, comme un diable dans un bénitier (solo à l’archet sur «Askim»). De cet orphéon polymorphe, on peut retenir quelques chorus intéressants de Miles Mosley (b), de Brandon Coleman (kb), de Cameron Graves (p) et d’un flutiste apparu en fin de concert sur une composition dédiée à la mère de Kamasi. Je n’ai pas pu saisir le nom du flutiste, mais il s’agit d’un membre de la famille Washington (son père?). A jeter néanmoins: la vocaliste Patrice Quinn! Kamasi Washington n’est pas un nouveau Coltrane; son écriture et ses arrangements valent bien mieux que ses solos. Issu d’Inglewood (LA), il met dans sa musique la force revendicative des Noirs de la côte Ouest. Le jazz est revivifié, proche du peuple, accessible mais contemporain. Héritier de Sun Ra, de Mingus,  d’Albert Ayler et des Black Panthers, il mâtine tout l’héritage, des marching bands jusqu’au hip hop en passant par le rhythm and blues, le groove, le jazz et, bien sûr: l’électro-jazz. Cette fusion vigoureuse est intelligente et séduisante pour tous! 


Sur le petit podium (Garden Stage) on pouvait écouter, en trois passages alternés:  l’autre feeling, celui de la Côte Est (N.Y) avec les jeunes jazzmen de Kneebody (Adam Benjamin/kb, Shane Endsley/tp, Ben Wendel/ts, Kaveh Rastegar/b et Nate Wood/dm) alliés au DJ-sampler Aka Daedelus (Alfred Darlington). Une autre manière (blanche) de mixer le jazz post-bop et le scratch; une manière plus proche de ce qui se joue chez nous. Contrastes côtiers, choix; voix divergentes ou voies parallèles?


En clôture de la première journée, Ibrahim Maalouf (tp) proposait son hommage à Oum Kalthoum (voc). Cette symphonie sur un poème de la chanteuse égyptienne ne laissera pas un souvenir impérissable. Elle pêche par sa longueur et notre langueur, nonobstant (j’aime cet adverbe) l’originalité d’arrangements aux rythmes variés et des solistes, excellents accompagnateurs: Mark Turner (ts), Frank Woeste (p) et les sublimes Scott Colley (b) et Clarence Penn (dm).


Deux rencontres inhabituelles encadraient la seconde journée, le 8. La première, en lever de rideau: Pat Metheny (g) avec Ron Carter (b); la deuxième, en clôture: John Scofield (g), Brad Mehldau (p, kb) et Mark Guiliana (dm). Etonnés, nous espérions trouver dans ces rencontres matière à orgasmes auditifs. Ça commence très mal, avec deux standards: «Tristesse» et «My Funny Valentine». Pat Metheny n’est pas du tout dans le coup: mauvaise pince, idées absentes. On court à la catastrophe jusqu’à ce qu’un blues et un beau solo de basse de Ron Carter lui permette de respirer. C’est réparé, croyons-nous, avec une ballade en cinquième morceau; les notes sonnent pleines. Enfin? Suivent «Question and Answer», puis «Freddie Freeloader» et le solo de guitare retombe dans les banalités; Carter prend la suite, inventif, merveilleux en rythmes, remettant la syncope à sa place - une syncope qui fait totalement défaut chez Metheny. Au huitième titre, la multi-manche «Pikasso 42» remplace la guitare «Ibanez» et le guitariste est chez lui, dans son groove. Pour suivre, avec une valse lente, nous aurons droit à un beau solo de basse relayé aux doigts sur une guitare sèche de type espagnol. Une chansonnette insignifiante précède, «The Theme» pour terminer l’affrontement. Pat Metheny n’avait peut-être pas encore récupéré du jet-lag? En sera-t-il  remis le lendemain à Rotterdam?


Moins décevante était la rencontre de Brad Mehldau (p, kb, moog, synthés) avec John Scofield (g, eb). Rencontre de l’eau et du feu? C’est ce qui nous préoccupait! Palliant l’absence (voulue) de bassiste, le pianiste assure la ligne rythmique en accompagnant le guitariste de la main gauche sur le «moog»; lorsque Mehldau prend un solo, Scofield échange sa guitare pour une basse électrique. Les solos sont de longueurs démesurées. Le guitariste est en retenue, en-deçà des envolées rockeuses qui le caractérisent. Brad Mehldau glisse sous ses notes des ondes joliment colorées à l’aide du piano, des claviers et des synthés. «Wake Up», «He Was What He Was!». Avec ses compositions, Mehldau est à l’aise, construisant, comme il en a l’habitude, par répétitions-progressions. Mark Guiliana (dm) accompagne discrètement; Il faut attendre la fin du concert pour qu’il s’envole dans un solo qui n’ajoute rien à la conversation. «Love the Most» conclut une rencontre intéressante, tempérée. En devenir? 


Au cours de cette seconde journée, le Garden Stage offrait d’écouter en carte blanche le saxophoniste Steven Delannoye en trois formules acoustiques; un duo avec Nicola Andrioli (p); un trio avec les mêmes + Lode Vercampt (cello); un quartet avec Andrioli (p), Jean-Paul Estiévenart (tp), Reinier Baas (g) et Mark Schilders (dm). Une consécration méritée pour ce sympathique saxophoniste passé par le Lemmensinstituut de Leuven et la Manhattan School of Music de New York. Airelle Besson (tp) et son quartet avait été ajoutés en supplément after midnight. J’aurais sans doute pu l’écouter plutôt que de passer deux heures dans les embouteillages au retour vers Bruxelles! La rencontre avait été manquée à la Jazz Station, mais je l’avais écoutée et vue sur Mezzo


Nous avions découvert «De Beren Gieren» l’an dernier au festival de Middelheim (Anvers). Le trio de Fulco Ottervanger (p,kb) n’a rien perdu de sa créativité et de son énergie. A la manière de feu E.S.T, il procède par petites structures évolutives. Le pianiste hollandais percute les notes et les cordes, envoûté, voire: endiablé. La rythmique est collée aux pulsions du leader; bassiste et batteur s’affichent à tour de rôle alors que le claviériste joue des harmonies modulées en vagues graduelles. Lieven Van Pée (b) est remarquable par son accompagnement obsessionnel en quatre ou cinq notes; lorsqu’il est soliste, il use joliment de l’archet, montant en harmoniques pour créer la tension. Sur des structures répétitives du bassiste, breakées aux drums, Fulco Ottervanger (p) improvise, inspiré, usant des résonances piano-keyboards. L’osmose entre les musiciens est fusionnelle. Le swing explose. Ce furent  sans doute les meilleurs moments de ces deux premières journées!


Après la proclamation des Sabam Jazz Awards 2016: Bram De Looze (p): jeune talent et Peter Vermeersch (cl, sax, compos): talent confirmé,  le chanteur Hugh Coltman est venu rappeler les douces heures de Nat King Cole. La voix charme les flemish mamies  («Sweet Lorraine», «Mona Lisa»). Avec «Smile», la perle de Chaplin, il monte en voix de tête. Suit «Nature Boy». Au fil des morceaux, le crooner passe du sirop au rhythm ’n’ blues; il prend deux petits chorus à l’harmonica, s’en va chanter dans l’ouïe du Steinway, feature ses accompagnateurs et termine en force, conquérant, ovationné pour un show bien rodé. 


Le Gent Jazz Festival est devenu un événement incontournable et très couru, malgré la proximité du gigantesque Festival de Northsea de Rotterdam. Tous les concerts ne sont pas du même niveau, il y a des rencontres ratées, mais aussi quelques instants de vrai bonheur… Ça, ça vaut le déplacement!


Jean-Marie Hacquier
Photos: Bruno Bollaert © by courtesy of Gent Jazz

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Pléneuf-Val-André, Côtes-d’Armor


Jazz à l’Amirauté, 5 juillet-23 août 2016



Depuis 20 ans (c’est la 21e édition), l’association Jazz à l’Amirauté, en étroite collaboration avec la municipalité aujourd’hui dirigée par M. Jean-Yves Lebas, promeut le jazz en cette magnifique station balnéaire sur la côte nord de la Bretagne, la Côte d'émeraude (en raison disent certains de la couleur de la mer, je pense plutôt en raison de celle de certaines roches), dans un des plus beaux départements de France, toujours authentique ouvert à un tourisme encore équilibré, familial.
Tous les mardis donc de ces mois de juillet et d’août 2016, la trentaine de bénévoles de l’association, coordonnée avec beaucoup d’efficacité par Elie Guilmoto, met en œuvre une belle scène de jazz, ouverte et gratuite, où se presse une assistance remarquable (1000 à 2000 personnes selon les soirs).
Dans cette charmante station qui offre encore un beau décor début de XXe siècle, le cadre est enchanteur pour le jazz dans ce verdoyant parc de l’Amirauté, en référence au généreux donateur du parc et de la belle demeure, l’Amiral Charner.
Parrainé par Philippe Duchemin, qui apporte sa contribution à l'élaboration d'une programmation très jazz et variée, l’équipe est maintenant très bien organisée et rodée.  Attrait supplémentaire, l’atmosphère malgré la grande affluence, reste familiale, simple et sans aucun des travers qui s’accumulent aujourd’hui dans beaucoup de festivals. Tout reste à l’échelle, du jazz, de la ville, et c’est la meilleure façon d’aborder un festival.



Danser sur Nougaro, Pléneuf-Val-André, 2016 © Yves Sportis


Il ne nous était pas possible de couvrir tous les mardis, et dans un bon programme qui faisait la part belle aux pianistes avec Arnaud Labastie Trio (le 5/7), Olivier Leveau Quartet (12/7) et Pierre Le Bot (23/8), qui proposait du jazz d’inspiration ou filiation new orleans les 19/7 et 2/8 avec The New Washboard Band (19/7),  le Santadrea Jazz Band (2/8), Daniel Sidney Bechet (9/8), Mathieu Boré Quintet (16/8), nous avions donc choisi de nous arrêter le 26/7, pour cette première visite de Jazz Hot à Pléneuf-Val-André, et d’assister au bel hommage
à Claude Nougaro, intitulé «Danser sur Nougaro», multidimensionnel et conçu par le parrain du festival Philippe Duchemin (p), entouré de son trio habituel (Les frères Christophe, b, et Philippe Le Van, dm), de Christophe Davot (voc, g), et d’un ensemble à cordes de 12 musiciens, Cenoman, sous la direction d’Arnaud Aguergaray (vln). L’ensemble classique comprenait 12 musiciens, violons, altos, violoncelles et contrebasse.

Le leader du jour, pas vraiment perturbé par un bras dans le plâtre, résultat d’un enthousiasme peu raisonnable pour le Tour de France, a dirigé cette belle heure et demie de musique de son clavier, n’hésitant pas de sa main valide à non seulement accompagner mais également à improviser dans d’acrobatiques chorus de main droite, bien appréciés par le public. Au demeurant, Ravel a composé un Concerto pour main gauche, et, dans le jazz, Bud Powell, pour taquiner Art Tatum, avait lui aussi joué une pièce virtuose pour la main gauche.

Les arrangements recherchés du leader, aux tonalités originales car ils mêlent la couleur jazz de Duchemin, jazzy de Nougaro et classique de l’ensemble à cordes, ont fait la part du lion à l’excellent Christophe Davot, le chanteur indispensable et courageux pour un tel hommage, car il n’est pas facile de passer derrière l’interprète Nougaro de ses propres chansons et poésies. Christophe Davot donna aussi un échantillon de ses qualités guitaristiques et fut, de fait, au centre de ce bon spectacle musical.

Dans le registre poétique,  l’utilisation des cordes a été particulièrement appréciable, et le dynamisme du trio-quartet jazz a permis de mettre en valeur le côté jazzy du répertoire du Toulousain. On aurait même aimé que les cordes soient présentes sur «Rimes» joué sans les cordes.
 
Le répertoire est forcément sans surprise tant Claude Nougaro a enchaîné les succès et imprégné l’imaginaire collectif. Commencé avec «La Pluie fait des claquettes», malgré le beau temps du jour, le concert s’est fini sur l’inévitable «Le Jazz et la java» lors du rappel des 1200 spectateurs ravis. «Ma Femme», «Cécile, ma fille», «Armstrong», «Le Déjeuner sur l’herbe» (en référence à Renoir, peut-être Jean plus qu’Auguste, et pas à Manet, «Les Mains d’une femme dans la farine», «Prisonnier des nuages», «Rimes», «Tu verras», «Le Coq et la pendule», «Dansez sur moi»…
On retient en particulier «Berceuse à Pépé», «Toulouse» où Christophe Davot fut excellent; on note un blues instrumental du trio au milieu du set; on apprécia la couleur poétique des cordes et des arrangements sur plusieurs des thèmes, et au final le public ne s’y est pas trompé en faisant une belle ovation à ces musiciens et à cette soirée, où chacun fredonna avec l’orchestre ce qui est au sens littéral du domaine public, l’univers de Claude Nougaro.

Bravo donc à l’initiateur du projet, Philippe Duchemin, aux organisateurs du festival, car la soirée fut un simple mais très appréciable moment de poésie musicale dans la période actuelle. Quand on aime le jazz, et lorsque le programme, la qualité de l’organisation et de l’environnement se conjuguent avec une telle harmonie, il est recommandé d’en profiter pour découvrir une région splendide, toujours très authentique.


Yves Sportis

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Getxo, Espagne


Getxo Jazz Festival 2016, du 1er au 5 juillet  2016


40e édition du Festival International de Jazz de Getxo, avec cette année des vedettes de l'envergure de Dee Dee Bridgewater, Esperanza Spalding, Uri Caine, Hermeto Pascoal, et Jorge Pardo. A ces concerts vedettes se sont ajoutés en outre ceux du concours de groupes et de la partie «Troisième Millénaire», ainsi que les jam sessions nocturnes.




Jorge Pardo Quartet © Jose Horna

Lors de la première journée, après le groupe du concours –Wilfried Wilde Quintet– le saxophoniste et flûtiste Madrilène, Jorge Pardo, a dédié son intervention au guitariste flamenco Juan Habichuela (83 ans), décédé la veille. Voilà pourquoi son guitariste officiel, Josemi Carmona (neveu d’Habichuela), n’a pas pu venir à Getxo et a été remplacé par Rycardo Moreno. Pardo a présenté quelques morceaux de son disque Huellas («Puerta del Sol Expresso», «Sanlúcar-Mojácar») avec d’autres classiques comme «Historia de un amor» ou le standard
très connu «Caravan», toujours dans la ligne du métissage jazz-flamenco qui le caractérise. Avec sa guitare acoustique, Rycardo Brun a apporté des nuances plus proches du jazz, tandis que Pablo Baez, à la contrebasse, et le percussionniste José Manuel Ruiz «Bandolero» fournissaient une adéquate base rythmique.



Uri Caine Trio © Jose Horna


Pour la deuxième journée, après le groupe du concours –Tomasz Wendt Trio–, le trio d’Uri Caine a offert un concert solide et imaginatif avec sept morceaux où il a fait alterner plusieurs perspectives musicales. Caine (p, Fender), aux côtés de l’excellent John Hébert (b) et de Ben Perowski (dm), a parcouru divers chemins, du funk à l'élégance classique, en passant sur de beaux moments de scintillement minimaliste, sans oublier non plus la facette politique et revendicative, dédiant le blues ragtime «Smelly» (puant) au pathétique Donald Trump.



Hermeto Pascoal © Jose Horna



Lors de la troisième journée, après le groupe du concours –Francesco Colombo Trio–, s’est produit le groupe d’Hermeto Pascoal, l'un des grands artisans de la fusion entre la musique traditionnelle brésilienne, le jazz et d'autres musiques encore… On ne peut nier que c'était un concert amusant et du goût du public, où il y a eu des moments de qualité, en particulier du coté de Vinicius Dorin (sax) et d’Andrés Marques (p); mais le jeu proprement dit d’Hermeto a eu des inégalités qui faisaient penser plutôt à un one man show, basé sur ses traits humoristiques habituels (l'imitation de Jerry Lee Lewis au piano, les sons avec baigneurs ou la cafetière/trompette pleine d’eau…). Pour être juste, disons qu'il y a eu aussi des moments musicaux de bon niveau («Irmãos Latino», «Frevo Em Maceio», ou même le numéro de toute la bande soufflant dans des bouteilles en verre), néanmoins le bilan global reste marqué par les clins d'œil faciles (un pasodoble espagnol absolument oubliable), voire les auto-parodies…




Dee Dee Bridgewater Quintet © Jose Horna


Lors de la quatrième journée, après le dernier groupe du concours –Daahoud Salim Quintet–, le festival a présenté la star la plus remarquable du programme 2016, la chanteuse Dee Dee Bridgewater. Elle s’est produite à la tête d'un quintet de jeunes musiciens d'un bon niveau –Theo Crocker (tp),
Anthony Ware (s, fl), Michael King (clav), Eric Wheeler (b), Kassa Overall (dm). Encore une fois, la chanteuse a témoigné de l'étendue de son registre vocal, de son talent théâtral et de sa capacité à se mettre le public dans la poche dès son entrée en scène, lui offrant deux bis d'un style inhabituel, avec le public dansant de tous côtés: le soul de Stevie Wonder, «Livin’ For the City», et le funk «Compared to What», chanté en son temps par Roberta Flack et révisé ici par Dee Dee, qui a ajouté danse et bonds avec sa section à vent. Le jazz était dans le répertoire précédant les bis: «Afro Blue» de Mongo Santamaría, «The Music Is the Magique» d'Abbey Lincoln, ou «Filthy McNasty» d’Horace Silver. Le meilleur a été deux morceaux en scat de Dee Dee mimant le son des instruments avec sa bouche: un trombone dans le génial «Blue Monk» de Thelonius Monk, et une trompette avec sourdine dans le traditionnel de New Orléans «St. James Infirmary». En définitive, un beau succès!




Esperanza Spalding Emily's D+Evolution © Jose Horna



Pour la cinquième et dernière journée, la contrebassiste Esperanza Spalding a présenté son projet «Emily's D+Evolution», un show qui, paradoxalement, n'a rien eu à voir avec le jazz. C'était plutôt une opéra-rock, une performance conceptuelle ou une sorte de thérapie personnelle avec un fond musical. L'histoire qu'elle tentait de raconter (d'une compréhension difficile même si on maîtrise l'anglais) portait sur son anti-évolution et sur son évolution comme femme et artiste, racontée par l'intermédiaire des aventures d'Emily, comme une sorte d'alter ego. Le format choisi, avec une guitare et une batterie de hard rock, et un chœur genre high school, a beaucoup trop pesé jusqu'à estomper la puissance d'Espérance Spalding comme bassiste. A notre avis, un faux-pas dans son parcours musical.


Le gagnant du concours de groupes a été le Daahoud Salim Quintet. Le pianiste et compositeur Daahoud Salim, fils du saxophoniste Abdu Salim, est parvenu, chose impossible depuis des années, à faire coïncider le jury et la voix du public pour un prix qui, depuis cette édition, va s'appeler «Prix Juan Claudio Cifuentes», du nom du regretté critique de jazz «Cifu», pour le prix de meilleur groupe comme pour celui de meilleur soliste. Le deuxième prix est allé au trio du saxophoniste Polonais Tomasz Wendt.


Il faut ajouter au programme les concerts du «Troisième Millénaire» où de jeunes projets comme Laurent Coulondre Trio et Ainara Ortega «Scat» ont partagé l’affiche avec des anciens tels que Kiko Berenguer ou Gonzalo del Val. Il faut aussi souligner que la Salle Torrene a accueilli l'exposition de mosaïques «Le Jazz ? Yes!» de l'artiste Javier de la Torre, d’après des photographies de jazz.



Le bilan de Getxo Jazz pour son 40e anniversaire a été bon tant pour la qualité artistique que sur le plan de l’affluence. Seul point négatif, les lumières de scène avec des effets visuels hors de propos. Il y avait beaucoup plus de réflecteurs pour ces jeux de lumières ou d'images projetées –éblouissant complètement les premiers rangs du public– que pour illuminer les musiciens eux-mêmes! Une anecdote: pendant la samba jouée par le groupe d’Hermeto Pascoal, un paysage arctique était projeté sur la toile de fond… A résoudre pour les prochaines éditions de ce grand Festival!


Lauri Fernández et Jose Horna
Texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Lincoln Center Jazz Orchestra-Wynton Marsalis © Denis Alix by courtesy of Festival International de jazz de Montréal



Montréal, Québec, Canada



Festival International de Jazz de Montréal,
29 juin-9 juillet 2016




On peut imaginer le déroulement des festivals de jazz de l'été canadien comme une énorme vague d’énergie musicale roulant vers l’Est, sautant par dessus le continent, devenu phénomène saisonnier traditionnel. Phénomène qui est son véritable ADN. Tout débute avec l’impressionnante chaîne des festivals canadiens, qui démarre sur les franges ouest de Vancouver, passe par l’Alberta, Toronto, pour arriver au grand et remarquable festival de Montréal, avant de s’en aller vers l’Est, vers les festivals européens.
Une fois de plus, le Festival international de Jazz de Montréal (FIJM), dans sa 37e édition cette année, prouve sa puissance et sa valeur artistique,
avec une vision large de ce qu’il y a de mieux dans le jazz aujourd’hui.
Le FIJM n’hésite pas présenter de la pop, du R&B et d’autres musiques à côté du jazz, afin d’obtenir des subventions et dattirer ceux qui n’éprouvent aucun intérêt pour un festival de jazz. Cet appât pour un public de masse est apparu sous la forme de noms tels que Brian Wilson et Melody Gardot. Mais le festival ne sacrifie ni ne lésine jamais avec sa principale mission de présenter une gerbe de quelques-uns des artistes de jazz parmi les meilleurs et les plus significatifs du moment, aussi bien d’expression contemporaine que de la tradition, même si les fans de l’avant-garde ont pu se sentir lésés, puisque la programmation contemporaine a été pratiquement supprimée.



Gregory Porter © Benoît Rousseau by courtesy of Festival International de jazz de Montréal



Cette année, le concert d’ouverture a tracé une ligne ténue entre le jazz et la pop, sous les traits du chanteur Gregory Porter, devenu rapidement l’un des plus populaires chanteurs de « jazz », mais dont le charme s’étend à une plus large audience qu’à celle plus strictement jazz. Avec son répertoire inédit, Porter est en symbiose avec l’héritage et les influences évidentes de Bill Withers, Marvin Gaye et Donny Hathaway qui lui attirent les amateurs de « soul », tandis que son phrasé souple, sa fluidité dans l’improvisation (son album «Liquid Spirit» est un modèle pertinent de ce don) et son langage harmonique, titillent l’essence du jazz.
En concert, au Théâtre Maisonneuve, place des Arts, centre du festival et carrefour des lieux de concert, Porter entra sur scène sur une annonce élogieuse quand le directeur artistique, André Ménard, le présenta en vainqueur du «Festival’s Ella Fitzgerald Award»: «Je la prends, dit Porter avec un sourire malicieux. Elle appartient aussi à mon orchestre. Cependant elle restera chez moi.»

La grande soirée Porter dans la grande salle faisait contraste avec le style vocal de Cyrille Aimée, dont le répertoire à l’Astral Night-club allait de Michael Jackson’s «Off the Wall» à «Light as a Feather» de Corea (rappelant Flora Purim). Ses variations sur le thème de «Gypsy» alliaient  des gestes théâtraux à sa musicalité.

Une autre soirée, un autre style de chanteur, avec Rufus Wainwright, qui s’en tira bien avec son œuvre pleine de promesse « La pop rencontre l’opéra », dans la grande salle Wilfrid-Pelletier. Elevé à Montréal, dans une dynastie musicale, fils de Loudon Wainwright III et de la regrettée Kate MacGarrigle, frère de la talentueuse et sous estimée Martha, il s’est créé un style unique, travaillant depuis la pop sophistiquée de «Poses» « Cigarettes and Chocolate Milk», «California», jusqu’à un opéra ambitieux, de sa conception « Prima Donna » à propos de Maria Callas, présenté ici dans une version multimédia. Un «Show Capper» de sa version particulière de «Hallelujah» de Leonard Cohen (autre Montréalais célèbre) lui permit d’inviter sur scène les membres de la famille : Martha, Lily et Sylvia.

Pour la captivante «Invitation Series », en première partie, le festival avait dirigé les projecteurs sur le trompettiste multi-style, Christian Scott, suivi par trois concerts qui démarrèrent avec Kenny Barron, (mais j’étais alors déjà parti). Le Scott’s Band qui invitait la jeune et étonnante flûtiste en pleine ascension, Elena Pinderhughes, avec le saxophoniste aux doigts agiles, Braxton Cook, s’aventura dans un répertoire à la fois électrifié et post-mainstream, qui est en quelque sorte le concept de « Stretch Music » du trompettiste. D’autres invités se produisirent à la soirée suivante, tout d’abord le guitariste à sept cordes Charlie Hunter, qui donne son meilleur en lignes groove mâtinée de funk, et la chanteuse Lizz Wright, une artiste en milieu de carrière et qui est maintenant à son niveau le plus haut. Quand Scott eut chanté chaleureusement et avec générosité les louanges de la chanteuse et dit que sa musique lui était une source d’inspiration, l’élégante et truculente chanteuse déclara à la foule : « Pour la première fois de ma vie, je suis la plus vieille personne sur scène. » Son répertoire incluait une nouvelle reprise de Neil Young’s «Old Man» et les poignants gospels «Freedom» et «Surrender», tandis que son orchestre occasionnel composé de copains lui construisait un soubassement ferme et expressif.

Marsalis’ JALC Big Band, encore et toujours l’un des meilleurs, joua pour un public totalement différent dans ce nouveau Concert Hall, la Maison Symphonique de Montréal, à l’architecture et à l’acoustique enchanteresses. L’orchestre était sur son trente-et-un, aussi bien côté costume que musicalement. Comme toujours dans cet orchestre, les racines du jazz se mêlent à la modernité.
L’orchestre est parti de Jelly Roll Morton («Le premier musicien de jazz intellectuel», commenta Marsalis) pour aller jusqu’à l’arrangement de Don Redman sur «I Got Rhythm» et à l’esthétique plus récente de « Armageddon » de Wayne Shorter, élégamment arrangé par le trompettiste Marcus Printup. Le «Crescent City» de Victor Goines, s’enrichissait délicieusement des percussions et des balancements de la valse, tandis que le «Jackson Pollock» de Ted Nash (de Nash’s Art-Minded Portrait in Seven Shades) était étourdissant, coloré par des traits rapides comme le jet des couleurs dans l’action painting,  tout en mettant en avant un solo du trompettiste Ryan Kisor.

Pour la soirée suivante, un ensemble de taille moyenne représentait une autre strate de la culture jazz, celle de jeunes et solides musiciens qui composent la nouvelle génération de Blue Note Records. Ce Blue Note 75 Band renvoie au 75e anniversaire de l’auguste label en 2014, prouvant que la vie continue. Ce groupe était composé de Robert Glasper (clav), d’Ambrose Akinmusire (tp), de Marcus Strickland (sax), de Derrick Hodge (b), de Kendrick Scott (dm) et, légèrement plus âgé, de Lionel Lueke (g), tous d’impressionnants interprètes qui ont fait preuve de sensibilité et de force expressive sur la scène.
En même temps ils ont rendu hommage au fonds musical de Blue Note, démarrant avec «Witch Hunt» de Wayne Shorter, et passant par des originaux des artistes des débuts de Blue Note. Les clous de la soirée furent le méditatif «Henya» d’Akinmusire ; Scott, en post-hard-bopper sur «Cycling through Reality»; et le joli  «Bayyinah» de Glasper, ouvrant le solo de piano sur d’habiles  entrelacements. Ils terminèrent avec un classique sans référance à Blue Note, le «Turnaround» d’Ornette Coleman, en transformant avec un peu de  dérision la mélodie de «Turnaround» en un motif en boucles.

Au risque d’en faire trop par rapport à ma brève apparition au festival, je trouve que cette boucle hypnotique de «Turnaround» symbolisait avec force le message, sous-jacent et partagé par tout le monde, de ce festival aussi considérable et couvrant un si vaste champ. Après tout, le jazz est une boucle, un chœur de voix fantomatiques et de mémoire de la musicale ancestrale, confrontés à l’arrivée et à l’évolution de «New Thing». L’ancien a rencontré le nouveau à Montréal, pour l’englober et en prouver la justesse, comme cela arrive habituellement ici chaque été.


Josef Woodard
Traduction et Adaptation Serge Baudot


© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Randy Weston, Jazz à Vienne 2016 © Pascal Kober


Vienne, Isère (alternate)



Jazz à Vienne, 28 juin-15 juillet 2016





Il a joué au sommet des Alpes dans la neige, a vécu un temps à Annecy et a même ouvert un club de jazz au Maroc, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, invitant des musiciens gnawas comme Abdellah Boulkhair El Gourd à partager la scène avec lui. Il fête cette année ses 90 ans, et sa musique est de plus en plus belle. Bon pied, bon œil (et surtout excellente oreille!), Randy Weston nous a enchantés lors de son concert au Théâtre antique de Vienne ce lundi 4 juillet 2016. Guy Reynard vous l’a déjà dit.
Je voulais juste ici rajouter quelques lignes sur la profonde humilité, la profonde humanité, de ce pianiste hors du commun qui fut parmi les premiers à réunir les musiciens des deux continents, l’africain et l’américain. Mention toute spéciale à Alex Blake, son formidable contrebassiste, assis sur une chaise basse, la «grand-mère» presque couchée sur le corps, en jouant quasiment comme d’une guitare flamenco, tout en accords, sans que jamais ce jeu atypique puisse être assimilé à un quelconque procédé spectaculaire.




Lisa Simone, Jazz à Vienne 2016 © Pascal Kober



Randy Weston, 90 ans de musique au cœur, était précédé de Lisa Simone. J’avais rencontré sa maman en 1992 dans un festival à Pointe-à-Pitre. Pas facile, la maman… Et vie tout aussi pas facile pour Lisa, sa fille. Mais l’ancienne de l’US Air Force est d’abord excellente chanteuse et compositrice. Surtout, elle est en empathie immédiate avec son public et ceux qu’elle rencontre. Conséquence: ce jour-là, elle nous a accordé deux petites séances photos en mode street photography puis en mode glamour en studio! C’est aujourd’hui devenu si rare (l’empathie, tout comme la liberté photographique) qu’il faut saluer le changement d’attitude du service de presse du festival cette année. Service qui mérite enfin son nom après tant d’années de prise de pouvoir de la part de l’entourage des musiciens, souvent trop habitué aux usages du show business et peu sensible à l’univers particulier du jazz.




Esperanza Spalding, Jazz à Vienne 2016 © Pascal Kober



Soirée féminine le samedi 9 juillet avec un joli plateau qui semble a priori très hétéroclite: Esperanza Spalding en première partie, suivie du duo Ibeyi, puis de la formation de la chanteuse Yael Naim. D’Esperanza Spalding, on dira qu’elle a du culot. Et ce sera un euphémisme. Cette fille est folle! Vous la croyez contrebassiste? Esperanza Spalding habite son corps de liane comme si elle était une danseuse du grave pour une sorte d’opéra jazz surréaliste et ébouriffé. Je l’ai connue en 2009. Plutôt sage. La voici en athlète de sa cinq cordes… Dix ans tout juste après son premier album, Junjo, presque orthodoxe, il y a aujourd’hui du Frank Zappa dans Emily’s D+Evolution, son nouvel opus (autobiographique!). Richesse des timbres et de l’écriture, textes déjantés (et parfaitement incompréhensibles pour un Français, même correctement anglophone), mise en scène et en costumes, chorégraphies, bref, pure poésie que ce spectacle qui rugit d’une belle énergie juvénile. Succès auprès du public. Moins auprès de la critique jazz. Moi, j’aime l’audace insolente de cette compositrice d’à peine 30 ans, avec son parcours de première de la classe, son enfance dans les quartiers difficiles de Portland (Oregon) et sa chevelure (en effet) ébouriffée, qui se fiche de l’avis de ceux du sérail, tente le diable et, au fond, aime d’amour son instrument comme son public. Quelqu’un, qui vous remercie de citer «Silence», ce merveilleux thème composé par Charlie Haden qu’elle interprète de façon impromptue sur le prototype d’un instrument que lui a apporté backstage un luthier de la région, ne peut être qu’une grande musicienne!

Peu commune, non plus, le prestation de Lisa-Kaïndé Diaz (chant et piano) et Naomi Diaz (chant et percussions). Elles sont les filles (jumelles) de feu le grand percussionniste cubain Miguel «Anga» Díaz qui joua avec l’Irakere de Chucho Valdes, que j’avais croisé avec le pianiste Omar Sosa à Tanger en 2005, et qui est décédé, trop tôt, l’année suivante, à l’âge de 45 ans. Il y a peu, j’avais retrouvé Lisa et Naomi au festival des Enfants du jazz à Barcelonnette, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Elles étaient alors… stagiaires! Aujourd’hui, elles ont créé le duo Ibeyi. Beau chemin parcouru, les filles! Bel hommage à votre papa. Un univers musical singulier qui, s’il est en effet un peu éloigné du jazz, n’en reste pas moins sincère, exigeant et diablement séduisant. Lisa et Naomi préparent actuellement un deuxième album avec quelques friends invités. On a hâte d’écouter…

Sincérité et exigence sont deux qualificatifs qui s’appliquent également parfaitement à Yael Naim. Il y a quelques mois, je l’ai vue à Lyon, avec son homme, David Donatien, dans une formule atypique et musicalement risquée, accompagnés par une formation classique: le quatuor Debussy. Presque acoustique et tout en finesse. Ce samedi, les voici avec leur propre orchestre. Dans un registre extrêmement différent, mais tout aussi attachant. Arrangements aux petits oignons, sens du spectacle et surtout, quelle voix! Message personnel: Yael, ne sois pas timide! À quand l’enregistrement du répertoire jazz de Joni Mitchell entendu ici même, au théâtre antique de Vienne, il y a quelques années?



Buddy Guy, Jazz à Vienne 2016 © Pascal Kober



Exceptionnellement, après sa traditionnelle All Night Jazz qui s’achève aux aurores, Jazz à Vienne s’est poursuivi en proposant une soirée blues. Il ne fallait pas y rater Shakura S’Aida, une grande chanteuse de blues américaine encore trop méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique que j’avais rencontrée en 2009 au festival Tanjazz avec le pianiste français Rachid Bahri. Pas de doute: Shakura sait faire le show et emballe les sept mille spectateurs du festival. Une parfaite introduction au concert de Buddy Guy qui, lui aussi, distille un blues qui plonge aux racines du genre. A bientôt 80 ans, chemise à pois, as usual, Papy Guy a su garder son âme d’enfant et ne nous a rien épargné: gratter avec les dents les cordes de sa Fender Stratocaster (laquelle a la touche blanchie par endroits à force de bends), distribuer ses médiators aux premiers rangs, prendre un chorus avec la guitare dans le dos, s’amuser avec l’effet larsen, descendre de scène pour aller à la rencontre de son public, jouer avec son… ventre (!), la guitare à l’envers, la frapper avec une baguette de batterie, s’amuser de ses effets de distorsion voire faire de la musique avec une… serviette de bain! Jamais rien pourtant qui puisse sembler emprunté ou superfétatoire. Buddy Guy? Un festival de blue notes pour marquer la fin du festival. Avec gourmandise!

Pascal Kober
Texte et photos

PS du photographe aux organisateurs: remettez-nous donc la belle affiche dessinée par Bruno Théry en fond de scène plutôt que ces infâmes effets de lumières que l’on voit partout, rejetons de ces satanées boules à facettes des boîtes de nuit des années 1970!

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Randy Weston, Vienne 2016 © Guy Reynard


Vienne, Isère


Jazz à Vienne, 28 juin-15 juillet 2016



Comme à l'accoutumée, Jazz à Vienne 2016 propose un programme soutenu qui s'étale sur la journée, de 12h30 sur la scène de Cybèle jusqu'à tard dans la nuit avec le club de minuit dans un petit théâtre à l'italienne. Tous ces concerts sont gratuits à l'exception du Théâtre antique où passent les têtes d'affiche du festival. Les quatre journées auxquelles nous étions invités présentaient donc beaucoup de musiques, et il n'est pas incongru de mettre musiques au pluriel car le champ culturel du festival s'élargit, ici comme ailleurs, à des projets qui s'éloignent de plus en plus du jazz. Nous avions choisi ces quatre jours car le jazz y était dominant.




Lisa Simone © Guy Reynard



Lundi 4 juillet. Lisa Simone ouvre la soirée au Théâtre antique. Il n'y a aucune affectation mais une présence sympathique et décontractée. Le soleil est encore présent, et la chanteuse se présente avec un grand chapeau africain en cuir et des lunettes de soleil. Elle ne les garde que peu temps et entre dans son spectacle habituel. On sait que Lisa Simone a beaucoup fréquenté Broadway et la comédie musicale. Elle a également chanté dans des groupes de gospel, et tous ces éléments se retrouvent dans son spectacle. Elle est une chanteuse de soul naturelle qui se rapproche de plus en plus du jazz. Elle possède une belle voix  chaude, et la comédie musicale lui a enseigné à mettre en scène ses chansons. Son incursion dans le public, sans être spontanée, est différente d'un spectacle à l'autre et varie selon les réactions du public (certains sont plus intéressés par les selfies que par la musique!). La musique demeure soul avec des éléments gospel, blues et jazz et la touche personnelle d'une chanteuse qui s'est rapidement fait un prénom en se distinguant de son illustre mère. Son quartet est très soudé: Hervé Samb (g acoustique) et Reggie Washington (b) assurent l'accompagnement, et lorsque Sonny Troupé (dm) se lance dans un chorus, c'est un percussionniste mélodiste qui réussit à faire chanter les tambours. Lisa Simone a réuni un orchestre idéal pour communiquer avec le public.

Randy Weston propose son African Rhythms Quintet. A plus de 90 ans, il n'a rien perdu de ses qualité de pianiste et de son enthousiasme pour retrouver le chaînon manquant entre l'Afrique et la musique afro-américaine. Les deux saxophonistes se complètent parfaitement: Billy Harper est d'une grande rigueur dans des solos très élaborés alors que  T.K. Blue qui a beaucoup joué avec les musiciens sud-africains (Chris McGregor, Abdullah Ibrahim) est plus effervescent. Neil Clarke aux percussions africaines est certes le plus proche de l'Afrique tandis que le fidèle Alex Blake assure la maîtrise rythmique de l'ensemble. Randy Weston joue plutôt sur des tempos assez lents au cours de cette première partie où ses compositions constituent le répertoire. «Hi Fly» qui termine cette première partie est d'abord esquissé au piano sur un tempo assez lent avant de prendre son essor avec l'entrée des saxophonistes. La deuxième partie constraste complètement avec la première. Les saxophonistes sortent et Cheik Tidiane Seck (elec p), Ablaye Sissoko (kora) et Mohamed Abouzekry (oud). Mais la musique ne semble pas vraiment décoller malgré quelques bons solos, montrant toute la difficulté à fusionner des musiques de tradition différente.



Hugh Coltman © Guy Reynard



Mardi 5 juillet. C'est le chanteur anglais Hugh Coltman qui ouvre la soirée pour Diana Krall. Il se place dans la lignée du music-hall. Il a choisi des chansons de Nat King Cole qu'il explore avec une voix sans aspérités, douce. Il propose ainsi une belle séance nostalgique tournée vers le swing des années 1950-60.


Diana Krall Quartet © Guy Reynard




Diana Krall effectue
également un retour vers le passé, mais il s'agit ici de celui des débuts de sa carrière. Elle n'a malheureusement pas oublié sa paranoia envers les photographes. Pour ce retour vers le jazz Diana Krall a choisi un orchestre de très haut niveau avec Anthony Wilson (g), Bob Hurst (b) et Kerriem Riggins (dm). La chanteuse ne quitte pas son piano et distille des mélodies swinguantes. Les tentations rock and roll sont ici oubliées, et ses accompagnateurs sont choisis en fonction de ce retour à ses premières amours. De belles mélodies bien insérées dans le jazz peuvent aussi continuer à lui amener un fidèle public.




Mercredi 7 juillet. Cette soirée, largement consacrée à Django Reinhardt, débute avec le quintet d'Angelo Debarre (g) avec Marius Apostol (vln). Le quintet se place naturellement dans la tradition du Quintet du Hot Club de France à la fois par l'instrumentation ainsi que par le répertoire et la manière. Les deux solistes ont leur propre personnalité. Le violoniste est beaucoup plus tourné vers la tradition tzigane. Soixante ans après la disparition du «Divin Manouche», la forme a un peu tendance à se figer.

Angelo Debarre Quintet © Guy Reynard


Il y a deux ans dans ce même théâtre antique le Amazing Keystone Big Band proposait des arrangements sur la musique de Quincy Jones présent alors sur scène. Cette fois, c'est la musique de Django Reinhardt en grand orchestre. Une plus grande cohérence se fait sentir grâce aux arrangements. Trois invités viennent exposer leur vision de Django. Stochelo Rosenberg, un grand soliste, parvient parfaitement à s'adapter au grand orchestre. Marian Badoï (accord)
apporte sa sensibilité de l’Europe orientale tandis que James Carter qui a déjà exploré la musique du guitariste manouche, est nettement plus disert. Pour le final, avec l'orchestre et les quatre solistes invités, «Nuages» est naturellement convoqué.

Amazing Keystone Big Band © Guy Reynard



Jeudi 8 juillet. Poursuivant ses recherches électriques, Brad Mehldau retrouve Mark Guiliana (dm) avec lequel il a déjà beaucoup exploré le duo. Et il a invité John Scofield (g) qui met beaucoup de blues dans son jazz. Brad Mehldau refuse toute photo et, utilisant piano acoustique, Fender Rhodes et synthétiseurs vintage, au son parfois pas très net, n'est pas toujours en accord avec les autres instruments. Autant le trio fonctionne bien sur la musique électrique avec Mark Guiliana, autant le piano acoustique s'accorde très mal à ce même jeu de batterie. Les mélodies de Brad Mehldau ont du mal à résister au travail rythmique de Mark Guiliana, fait de profondes ruptures. John Scofield joue à la fois de la basse et de la guitare et sa musique est toujours teintée de blues et de retours au jazz des année 1970. Un projet hybride.

John McLaughlin/The 4th Dimension © Guy Reynard



Rien de tel chez John McLaughlin dont le groupe, The 4th Dimension, existe depuis plusieurs années avec une remarquable stabilité (Emile Mbappe, b, Gary Husband, clav). Seul Ranjit Barot (dm) est indien. La musique reste indienne. Le jeu de guitare de McLaughlin est fait à la fois de longues phrases et de bouffées où croît l'intensité et le rythme du morceau. Quel que soit le groupe qui l'accompagne, le jeu virtuose de John Mclaughlin est personnel, lyrique. Les autres musiciens s'intègrent bien au projet et tous participent à l'univers rythmique et mélodique d'un concert varié mais toujours d'une belle unité.





A noter, pour finir sur une note ludique, un blindfold test proposé par le biographe Ashley Khan à James Carter avec pour thème, bien sûr, le saxophone…

Guy Reynard
texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
Ascona, Suisse

JazzAscona, 23 juin-2 juillet 2016



Ascona est la capitale européenne des musiques de la Nouvelle-Orléans, et, donc, on y a entendu en provenance de la Cité du Croissant, des artistes en exclusivité comme Glen David Andrews, Aurora Nealand (ss, cl, voc, Tom McDermott, p, Bechet revu), Jazz Vipers, Tremé Brass Band (Shamarr Allen, tp, Terrence Tarpin, tb, Benny Jones, b dm), Palm Court All Stars, Davell Crawford Trio (Herlin Riley), John Michael Bradford, Leon Brown, les Boutté. Ces artistes absents de nos programmations constituent la raison principale pour laquelle un jazzfan français choisit de venir à Ascona. Il n'y avait pas de changement significatif dans l'organisation.




Craig Klein © Michel LaplaceKevin Louis © Michel Laplace



Le premier jour, Glen Davis Andrews (tb-voc, showman) s'est produit avec un percutant trio soul-funk (org, g, dm).
La découverte fut Jazz Vipers, à l'instrumentation inhabituelle, qui swinguent les standards. La rythmique tourne avec Joshua Gouzy (b) et Molly Reeves (g -genre Danny Barker). La front-line est excellente, Kevin Louis (cnt), Craig Klein (tb), les Bonie, Earl (cl, ts) et Oliver (bs): «Dinah» (Craig Klein, tb-voc), «I want a Little Girl» (Kevin Louis, voc), «Shake It & Break It» (belles nuances).


Davell Crawford © Michel Laplace





Le 25, leur invité John Michael Bradford (tp, voc) a confirmé son potentiel (en trio avec la rythmique: «Stardust»). L’Ascona Jazz Award 2016 a été décerné décerné à Davell Crawford qui nous donna un copieux récital avec Barry Stephenson et l'incroyable, Herlin Riley (des évocations de Ray Charles et surtout de Fats Domino –
«It Ain't a Shame«, «I'm Walking«, «Blueberry Hill»–, un bon «St. James Infirmary»).




Herlin Riley © Michel Laplace







L'événement du festival fut la Piano Night du 26 (2 pianos et 6 pianistes) au Teatro del Gatto, conçue par Davell Crawford qui l'a présenté, et, en solo, l'a ouverte (bel «Amazing Grace») et achevée («Do You Know What It Means»). Nul mieux que lui, Tom McDermott et Paul Longstreth pouvaient évoquer la lignée louisianaise du clavier (Fats Domino, James Booker, Henry Butler, Dr. John). En valeur ajoutée, Herlin Riley, mais aussi Barry Stephenson (pour David Paquette: solo à l'archet dans «New Orleans» et en slap dans «Shake It & Break It»). Notons un «Maple Leaf Rag» par McDermott tel que ne l'a pas pensé Scott Joplin, un bon duo Paquette-Crawford sur «St Louis Blues», un «St. James Infirmary» par Silvan Zingg et un final sur «My Mojo Working» par les six pianistes (Christian Willisohn, aussi)!


Autour de Lillian Boutté, Thomas L'Etienne a réuni un All Star (Uli Wunner, as-cl, Fessor Lindgren, tb, Shannon Powell, dm) dans un répertoire varié ouvert aux invités (belle soirée Armstrong avec John Michael Bradford, Leon Brown, Shamarr Allen, tp, 28/06). Lars Edegran a réuni au sein des Palm Court All Stars des vétérans que l'on a plaisir à retrouver, Gregg Stafford (tp, voc: «Second Line»), Sammy Rimington (cl: «I Grow too Old to Dream»; as, «Little Tenderness», avec Topsy Chapman, voc), bien soutenus par Richard Moten (b: «Sweet Georgia Brown») et Jason Marsalis, parfait dans le jazz tradtionnel («Avalon»).


Nous avons donc eu plusieurs générations de trompettistes dont Gregg Stafford, qui fait désormais figure de flambeau de la tradition (le 01/07, son «Moonlight Bay» vient directement de Kid Thomas). Shamarr Allen a un style compatible avec le traditionnel («Bogalusa Strut» avec Jazz Vipers, 30/06), mais sa vraie nature est post bop, et c'est aussi le cas pour John Michael Bradford (qui était à l'aise dans le funk de Glen David Andrews, 30/06). Tous deux dotés d'une excellente technique, jouent fortissimo, sans nuances, contrairement à Leon «Kid Chocolate» Brown qui soigne la sonorité («La Vie en Rose», 01/07), et Kevin Louis, au phrasé souple, capable d'envolées spectaculaires sans sacrifier la qualité du son et les diverses dynamiques.


Anais St.-John © Michel Laplace




Il n'y a pas que les Néo-Orléanais; le programme est complété par des artistes européens. Des jazzfans suisses m'ont témoigné leur enthousiasme pour le groupe Jazz à Bichon (avec remplaçants) qui fit le plein à Piazzetta (26/06). La Section Rythmique (Guillaume Nouaux, dm, Sébastien Girardot, b, David Blenkhorn, g) fait l'unanimité (avec Hetty Kate, voc). Notons l'exploit de Pierre Guicquéro (tb) remplaçant au pied levé dans les Primatics (vif succès). Pour les Français, les jazzmen actifs en Italie sont à découvrir. L'Italo-américain, Michael Supnick (tp, tb, voc) a démonstré au Pontile (26/06) tout ce qu'il doit à Louis Armstrong: «Confessin'», «I Can Give You Anything But Love», etc. Le vétéran Emilio Soana (tp) au sein du SMUM Big Band fit bonne figure avec John Michael Bradford en guest (26/06). On a retrouvé Red Pellini (ts) avec le Gotha Swing. Enfin, le talent d'Alfredo Ferrario (cl) et du styliste, percutant et élégant à la fois, Fabrizio Cattaneo (tp) fut un atout pour Anaïs St. John, fille de Marion Brown qui, plus qu'une chanteuse, est une interprète («Is You Is», «Gee Baby», etc.).

Ceux qui souhaitent découvrir les artistes dont il est ici question doivent aller à Ascona!


Michel Laplace
texte et photos

© Jazz Hot n° 677, automne 2016
 

Johan Dupont à l'Archiduc, Jazz Marathon de Bruxelles 2016 © Pierre Hembise

Bruxelles, Belgique




Brussels Jazz Marathon, 22 mai 2016




Alors que le marathon se déroule le vendredi et le samedi dans les clubs, les bistrots et sur les places de la capitale, le dimanche, la Grand-Place est réservée aux Lundis d’Hortense pour la promotion de quatre des meilleurs groupes belges du moment. C'est sur le dimanche que nous nous sommes focalisés.






Les frères Dellanoye et leur Delvita Group ouvraient dès 15h.15. Nous avons écouté avec attention et admiration le quartet de Jan De Haas. On voit souvent Jan derrière une batterie, mais on oublie parfois qu’il est  un excellent vibraphoniste (trois albums à son nom). C’est d’ailleurs accompagné par les musiciens de son dernier album (W.E.R.F. 123) qu’il avait choisi de se produire –Ivan Paduart (p), Sal La Rocca (b), Mimi Verderame (dm). Le répertoire est principalement construit autour des compositions du vibraphoniste qu’on rapproche facilement de Sadi pour les  valses. Moins excessif que l’Andennais sur les tempos rapides, il a le bon goût de doubler ses solos sur des toms placés en avant-scène. La cohésion du quartet est excellente. Les sidemen ont apporté quelques-unes de leurs compositions mais ils restent au service d’une jolie musique, collective, de facture classique.

Lorenzo Di Maio, Grand-Place © Pierre Hembise







Vint ensuite, le groupe de Lorenzo Di Maio (g): Cédric Raymond (b), Nicola Andrioli (p), Antoine Pierre (dm) et Jean-Paul Estiévenart (tp). Cédric est l’ainé ; les autres ont moins de trente ans et ça se ressent dans la manière dont ils jouent (très bien): plus appuyée, avec des prises de risques, des question/réponses et des structures qui soulignent la complémentarité des solistes («Detachment», «No Other Way», «September Song»).  «Santo Spirito» joué en finale mit en lumière l’approche surréaliste à la belge du pianiste transalpin. La musique est gaie!

Elle le sera plus encore avec le dernier groupe : celui du batteur Yves Peeters: Dree Peremans (tb), Nicolas Kummert (ts), Axel Gilain (eb), Bruce James (p, voc) et François Vaiana (voc). Reflet de leur album Gumbo publié chez WERF, le band propose un patchwork d’originaux («Lighthouse» de Kummert), des lyriques écrits par François Vaiana, des backings ténor/trombone et un feeling très Bourbon Street impulsé par Bruce James (p, voc).

Sur le chemin du retour, nos pas nous ont heureusement entraînés à la porte de L’Archiduc. Le mythique club art déco servait de cadre au duo Johan Dupont (p)–Steve Houben (as). Dos à la porte, assoiffés, incapables de nous faufiler au comptoir, nous nous sommes délectés du swing intense à la Fats Waller de Johan Dupont et des réparties élégantes de Steve Houben. Renaud Crols (vln) se faufila en douce et tout swing dans ce concert-coda d’un soir jouitif («Lament», «La Javanaise», etc.).


Jean-Marie Hacquier
Photos Pierre Hembise
© Jazz Hot n° 676, été 2016


Saint-Gaudens, Haute-Garonne


Jazz en Comminges, 4 au 8 mai 2016

Le week-end de l'Ascension est depuis 14 ans la période choisie par les fondateurs de Jazz en Comminges pour héberger leur festival, aujourd'hui sur 5 journées pour le Off gratuit et 4 soirées pour le festival officiel, avec toujours deux concerts chaque soir. Si l'on ajoute les orchestres présents dans plusieurs bars et restaurants, le cinéma local qui présente des films de jazz, les expositions, on peut dire que pendant ces cinq journées, la ville entière vit au rythme du jazz.

Cette année l'Ascension étant très précoce, les Pyrénées, toutes proches, étaient encore largement recouvertes de neige. Le programme, comme à l'habitude, est centré sur le jazz actuel sans exclusive de style, d'une belle cohérence malgré quelques assemblages parfois curieux. Le cru 2016 ne dérogeait pas, et la musique toujours extrêmement intéressante avec une acoustique parfaite, dans un lieu qui n'est pas fait a priori pour la musique mais parfaitement aménagé, et des techniciens du son et de la lumière parfaitement efficace,.



Didier Lockwood, Philippe Catherine, Richard Galliano © Guy Reynard


La première soirée est à guichets fermés. Le public très nombreux est certainement venu, plus attiré par l'accordéon de Richard Galliano et le violon de Didier Lockwood que par David Sanborn qui surfe depuis plusieurs décennies sur les différentes modes. Il ne faut certes par oublier Philip Catherine qui complète le trio. Quelques dizaines d'années auparavant, ainsi que le rappelle Didier Lockwood, un premier trio avait déjà existé avec Christian Escoudé, remplacé aujourd'hui pour Richard Galliano. Chacun des musicien reste dans son propre univers et prend des chorus parfaitement en place, mais au bout de quelques thèmes le son du trio n'apparaît toujours pas: il reste une juxtaposition de brillants solistes, et personne n'a la volonté de prendre la direction de l'ensemble, sauf sur ses propres compositions. Les trois musiciens proposent certes de belles musiques, mais on attend toujours ce jeu collectif qui est la base du jazz, aussi brillantes que soient les interventions personnelles.

David Sanborn a toujours voulu se couler dans la mode de son temps. Ainsi dans les années 70 et 80, il privilégiait le son de son saxo alto et donnait à sa musique une direction très proche d'une sorte de smooth jazz, peu dérangeant, qui flirtait avec la fusion, mais sans jamais dépasser les limites d'une musique médiane loin des outrances du free et même du bebop et hard bop, trop loin de la musique susceptible de toucher le grand public. Il effectue aujourd'hui un virage  complet, introduisant une partie plus funk à son orchestre, et parfois même quelques ouvertures vers le free dont on ne voit pas trop l'utilité. Heureusement l'organiste Ricky Peterson replace cette musique dans une voie plus proche du jazz et la batterie de Billy Kilson demeure dans cette même veine et pallie largement l'absence du percussionniste annoncé. André Berry à la basse donne la direction funk à la musique tandis que le guitariste Nicky Moroch reste assez discret. Mais en cherchant trop à rester au goût du jour, il n'est pas certain que David Sanborn y retrouve vraiment une sonorité personnelle et son public.



La deuxième soirée du festival est très différente  car les deux orchestres présentés sont certes très différents, mais il s'agit cette fois de véritables groupes. Le trio du pianiste Rémi Panossian, présenté en partenariat avec le Conseil Général de Haute Garonne, est une découverte de Jazz sur son 31, le festival automnal de Toulouse. Les trois musiciens forment un trio très soudé, et Maxime Delporte à la basse et Frédéric Petiprez à la batterie, apportent plus qu'un soutien au pianiste, et sont partie prenante à l'élaboration de la musique. Celle-ci joue plus sur les couleurs et les textures que sur le swing et le groove, mais chaque pièce est parfaitement mise en place. De belles improvisations sont suscitées par les parties d'ensemble et une belle dose d'humour vient pondérer une musique parfois très sérieuse avec des compositions comme «Brian le Raton Laveur» ou «Into the Wine». Même si le rock n'est jamais très loin, la sonorité d'ensemble demeure très européenne avec des références à l'harmonie de la musique classique.



Deux ans auparavant, Chucho Valdés était déjà présent sur cette même scène, mais en petite formation où dominaient les percussions. Cette fois-ci, avec un mini Irakere, il réalise un parfait équilibre entre section rythmique et souffleurs. Ces derniers sont présentés en une ligne qui fait face aux percussionnistes et au pianiste. La musique prend tout de suite une grande ampleur avec les percussions et le piano qui créent la mélodie tandis que les trois trompettes et les deux saxos apportent les riffs de la musique cubaines qui soulignent les percussions. Cela ne les empêche d'ailleurs pas de prendre tour à tour quelques solos décidés par le pianiste. Dreiser Durruthy Bombalé percussionniste, chanteur et danseur, fait office de maître de cérémonie et paraît diriger l'office païen dédié aux divinités importées d'Afrique et largement transformées au contact du christianisme. Cependant Chucho Valdés garde constamment la direction des opérations et relance régulièrement les solos ou les ensembles. Même lorsqu'il dirige avec beaucoup d'humour un «Take Five» à la mode cubaine, il demeure d'une grande impassibilité sans jamais se permettre le moindre sourire. On pense naturellement à Irakere et à la réussite de cet Orchestre National de Jazz de Cuba où, tout en demeurant toujours fidèle à la musique cubaine et au jazz, Chucho a réussi et réussit toujours à créer une musique enthousiasmante de très haut niveau.

Dee Dee Bridgewater et Irvin Mayfields © Guy Reynard


La troisième soirée présentait un plateau où la Nouvelle-Orléans et la trompette étaient les vedettes de la soirée. Certes la star annoncée était Dee Dee Bridgewater. Le dernier disque l'avait présentée beaucoup plus sobre avec le trompettiste Irvin Mayfield dirigeant le New Orleans Jazz Orchestra. C'est une formation réduite qui l'accompagne à Saint-Gaudens où demeurent malgré tout Irvin Mayfield, Victor Atkins (p) et Adonis Rose (dm). Le saxophoniste Irwin Hall vient de New York et le bassiste annoncé n'est pas non plus celui du disque. D'emblée, Dee Dee Bridgewater se place dans le spectacle, présentant longuement chacun de ses musiciens avant même qu'une note n'ait été jouée. Lorsqu'enfin la musique commence, elle s'attache à mettre le spectacle en valeur. Le  chant très émouvant du disque est un peu éclipsé par le show. Irvin Mayfield et l'orchestre, auxquels la chanteuse laisse avec bonheur une large place, restent d'une belle sobriété qui contraste avec le goût du spectacle de la chanteuse. Mais ceci n'enlève rien au concert qui reste toujours intéressant grâce à la maîtrise d’Irvin Mayfield et à la capacité de Dee Dee Bridgewater de captiver le spectateur et de susciter l'émotion.

Christian Scott, Logan Richardson, Kriss Funn © Guy Reynard


Dee Dee Bridgewater et Irvin Mayfield avaient été précédés par Christian Scott qui a abandonné, provisoirement nous l'espérons, son excellent septet. Seuls restent dans sa formation le batteur Corey Fonville et le bassiste Kris Funn. Logan Richardson est le saxophoniste et Tony Tixier le pianiste. Christian Scott nous apprendra d'ailleurs que Tony Tixier a rejoint l'orchestre une semaine auparavant. Le trompettiste a dessiné les quatre trompettes qui ont été réalisées pour lui, et il en utilise deux dans les concerts. Même si la longueur totale du tube demeure la même, les différences de courbures modifient profondément le son, et l'on a vu Irvin Mayfield essayer l'une des deux trompettes utilisées. Il définit sa musique comme de la «stretch music» terme qui peut prendre plusieurs sens en anglais mais qui signifie à la fois se tendre et se détendre, s'étendre, s'étirer. Malgré les changements de personnel, ce concept permet au son de chaque musicien de s'intégrer dans celui l'orchestre. Ainsi Tony Tixier est dans une veine où dominent le swing et le groove alors que Logan Richardson est plus porté vers une esthétique free. Christian Scott propose un discours très lyrique, porté par ses diverses expériences et les musiques actuelles qu'il intègre à son discours. Il utilise les compositions personnelles de son dernier disque West of the West, The Last Chieftain ainsi que Eye of the Hurricane de Herbie Hancock. Avec son jeu sans vibrato, il atteint assez vite l'émotion qui lui permet ensuite d'aller au delà de ce qui a été fait tout en restant ancré dans la tradition. Peut-être est-ce cela tout simplement la stretch music.

Joe Lovano © Guy Reynard


La dernière soirée est beaucoup plus éclectique. Joe Lovano présente modestement son Classic Quartet avec Laurence Fields au piano, le bassiste bulgare Peter Slavov et le batteur d'origine kosovar Lami Estrefi. Le quartet est parfaitement défini par le terme classique qui est non pas un retour vers le passé mais bien plutôt une adaptation actuelle des styles du passé. Joe Lovano excelle à se couler dans les styles qui ont marqué sa famille au travers de son père lui aussi excellent saxophoniste, de ses années de formation et des grands anciens de l'instrument. Même si sa sonorité n'est pas reconnaissable dès la première note, il possède un style bien à lui avec beaucoup d'énergie. Le quintet fonctionne parfaitement bien avec de belles interactions entre les quatre musiciens, et les hommages à Wayne Shorter et Michel Petrucciani sont de parfaites réussites car ils ne se contentent pas de reproduire les originaux, mais Joe Lovano sait se les approprier pour rendre l'hommage plus personnel et donc plus émouvant encore.

Changement complet de décor avec Al Di Meola et son trio qu'il intitule «Elysium & More». Longtemps adepte de la guitare électrique et des formations de fusion après des débuts avec Chick Corea dans la deuxième mouture de Return to Forever. Lassé des décibels, il a désormais décidé de se consacrer à la musique acoustique à la tête de formations plus ou moins étoffées. Pour Jazz en Comminges, il a choisi de venir en petite formation avec Peo Alfonsi (g) et Peter Koszas (dm). Mais la musique n'est pas très différente de celle des formations plus étoffées par l'utilisation d'effets électroniques qui permettent de doubler les sons produits. Le batteur est confiné derrière une sorte de barrière en plexiglas et apparaît vraiment isolé des deux guitaristes. La musique est présentée en longues suites plus proches de la world music que du jazz. Al Di Meola, avec de belles envolées lyriques, abandonne réellement le rôle de «guitar hero» qu'il tenait dans les formations électriques: il joue assis avec des partitions vers   lesquelles il penche la tête et recherche avant tout une sonorité personnelle aussi bien sur ses propres compositions que sur une reprise comme le «Because» des Beatles. Malgré tout, l'amateur de jazz reste un peu sur sa faim avec une musique un peu trop au-delà, mais largement appréciée par le grand public qui ne s'est pas fait prier pour rejoindre le devant de la scène lorsque Al Di Meola le lui a demandé.

Jazz en Comminges a connu un beau succès public avec quatre soirées bien remplies, et il a fallu rajouter des chaises lors de deux soirées. Le programme se veut éclectique et le programme demeure toujours alléchant. Le seul bémol viendrait de trop de changement de personnels de dernière minute qui, s'ils ne changent pas la qualité de la prestation, compliquent un peu le travail du chroniqueur. Un affichage des line-ups serait sans nul doute un moyen d'y remédier. La 14e édition de Jazz en Comminges reste un grand cru avec plusieurs concerts de haute volée dans une très agréable atmosphère de convivialité.


Guy Reynard
Texte et photos

© Jazz Hot n° 676, été 2016
Samson Schmitt © Patrick Martineaux


St-Leu-la-Forêt, Val d'Oise


Arts & Swing, 2 avril 2016


Organisé par l’association Graines de Swing depuis 7 ans, ce petit festival permet aux musiciens de la région de se produire sur scène ainsi qu'à d'autres artistes-artisans des environs –luthiers, peintres, sculpteurs, photographes, etc.– de venir y exposer leurs œuvres. Cette année Philippe Drillon, luthier, présente les différentes étapes de la fabrication d’une guitare. Chaque année aussi un musicien de renom est invité comme tête d’affiche pour le grand concert de soirée; cette année, c’est Samson Schmitt…



Fond de Caisse, la formation des organisateurs Christophe Quarez (g, voc), Yves Paris (g), Michel Taché (g) et Michel Bartissol (b), fait  l’ouverture du festival dans un répertoire constitué de chansons françaises, de jazz de Django et de bossa nova. Le quartet laisse la place à l’Ecole de musique de St-Leu, sous la direction de Sylvain Guichard, qui aborde les standards de jazz. La jeune Julie Fraisse (g) se distingue par son jeu fluide; puis le duo Sophia (g, voc) et Déon (voc) enchaîne sur des arrangements pop et hip hop, un ton surprenant pour ce festival. Retour au jazz avec le trio Kdoublevé  (p-b-dm) de Julien Krywyk (p), qui revisitent les standards et avec le trio ZAF de Serge Zafalon, professeur de guitare à Montmorency, qui nous ramène à la musique de Django et clôture cette première partie.

L’ambiance cabaret voulue par les organisateurs rassemble petit à petit les visiteurs le long du bar pendant que le plateau se vide de ses instruments pour accueillir Amalgam, groupe de jazz vocal de 30 artistes créé en 1983 sous la direction de Paul Anquez. Passant de la comédie musicale au jazz et aux rythmes brésiliens, cette chorale a capella présente des tableaux syncopés de toute beauté. Intermède classique avec Olivier de Valette, 1er prix du Conservatoire de Paris, qui interprète brillamment des musiques Andalouses et des compositions de Georges Gershwin. Retour au jazz avec le SG Trio de Sylvain Guichard (g), Gabriel (g) et  Eric Métais (b) qui s’inspire aussi des standards du jazz et Monalisa Jazz Quintet, composé de Marc Merli (p), Hugo Lagos (g), Sacha Leroy (b), Thierry Cassard (dm), qui nous propose un jazz électrique en prélude à l’invité du grand concert, Samson Schmitt.

Pascal Bordeau, Claudius Dupont, Samson Scmitt © Patrick Martineau

Clôture du festival avec Samson Schmitt (g), l’enfant de Forbach. Il a donné son premier concert à 12 ans, et il est considéré avec son quartet, avec qui il a déjà enregistré deux albums (Djieske en 2002 et Alicia en 2007), comme l’un des meilleurs groupes français de jazz de la tradition de Django Reinhardt. Il joue ce soir en trio avec Pascal Bordeau (g) et Claudius Dupont (b), et ils reprennent essentiellement des morceaux de l’album Vocal et Swing, produit à partir des compositions de Pascal Bordeau sur des arrangements de Samson Schmitt: «La Tête qu’on fait», «La Crise», «Carole», etc. Ces morceaux permettent à Samson Schmitt d’étaler la beauté de son jeu, sa personnalité et sa virtuosité, et la mise en avant de ses musiciens, l’humour et le partage sur scène témoignent du bon esprit du groupe. Le public apprécie, en redemande, debout au dernier rappel.

Ce petit festival d'un jour, autour de la musique de Django et des arts qui s'y rattachent, mérite un détour. Rendez-vous pour la prochaine édition!

Patrick Martineau
texte et photos

© Jazz Hot n° 675, printemps 2016


Bergame, Italie

Bergamo Jazz, 17-20 mars 2016


Après la gestion de quatre ans d’Enrico Rava, Dave Douglas a repris la direction artistique de la 38e édition de Bergamo Jazz, lui imprimant un tour peut-être moins innovant, mais en maintenant la haute qualité et la variété des propositions.
La richesse de l’affiche a été comme toujours complétée par des événements collatéraux, comprenant des concerts de musiciens locaux, des présentations de livres et des rencontres, comme celles peaufinées par le Centro Didattico Produzione Musica avec des élèves de écoles primaires et secondaires, ou bien le débat entre Dave Douglas et Franco d’Andrea.
Comme de coutume les concerts se sont déroulés entre le Teatro Donizetti, le Teatro Sociale, l’Auditorium della Libertà et la galleria d’arte Gamec. Le public, nombreux et attentif, s’est pratiquement trouvé face à une ample gamme de thèmes, avec avant tout, l’approche de la tradition, conjuguée en modes divers.



Franco d'Andrea ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Le trio D’Andrea, intégrant Han Bennink, constitue pour le pianiste une clé efficace pour greffer les polyphonies du jazz new orleans (pratiqué pendant sa jeunesse) sur une organisation polyrythmique dans laquelle coexistent des références à Waller, Ellington, Tristano et Monk, et des empiètements dans le domaine atonal. Puis affleure une matrice africaine, comme le démontrent les figures sombres dans le registre grave qui déconstruisent «Caravan», et émerge la dialectique constante avec Han Bennink, héritière entre autres de Baby Dodds, le tout inclus dans le solo à la caisse claire et sur toutes les surfaces environnantes. Daniele D’Agaro (cl) et Mauro Ottolini (tb) représentent le versant polyphonique d’une ample gamme de timbres et d’expressions, interprètes modernes d’un parcours qui d’une part unit Johnny Dodds, Barney Bigard et Pee Wee Russell à Jimmy Giuffre et Anthony Braxton, et d’autre part à Kid Ory, Tricky Sam Nanton et Jack Teagarden à Roswell Rudd et Ray Anderson.


Geri Allen ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Dans une période dans laquelle certains musiciens afro-américains (Nicholas Payton en tête) réfutent le terme jazz en faveur de l’acronyme BAM (Black American Music), Geri Allen, dans un solo de piano dédié à Detroit et Motown, a démontré comment on peut exécuter de la grande musique en se contrefichant des étiquettes. Sans écarts stylistiques, Miss Allen a fait preuve de profondeur harmonique, d’un choix de phrasé, d’un méticuleux travail rythmique (avec un usage efficace du registre grave) et d’une pensée mélodique limpide et pure, même dans la relecture des classiques Motown comme «That Girl» de Stevie Wonder, «The Tears of a Clown», écrit par le même Wonder pour Smokey Robinson, «Save the Children» de Marvin Gaye et «Wanna Be Startin’ Something» de Michael Jackson.

Joe Lovano Quartet ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Avec son nouveau quartet –Lawrence Fields (p), Peter Slavov (b), Lamy Estrefi (dm)– Joe Lovano présente une poétique désormais consolidée: implantation modale de matrice coltranienne, thèmes élégants et bien agencés, successions de solos torrentiels dans lesquels se détache le langage sec de Fields, digne de Red Garland et soutenu par une pompe rythmique, mémoire de McCoy Tyner. Mainstream moderne? Classicisme? Le débat est ouvert.


Kenny Barron ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Kenny Barron a offert une authentique leçon de style et de mesure. En trio avec Kiyoshi Kitagawa (b) et Johnathan Blake (dm), le pianiste de Philadelphie a concentré en une synthèse efficace l’héritage du bebop (à travers le morceau éponyme de Dizzy Gillespie), les tensions rythmiques-harmoniques du hard bop, la leçon de Garland et Monk, son association passée avec Charlie Haden («Nightfall»). Blake se révèle un partenaire idéal, en vertu d’un drumming éclectique et riche d’analyses.

Billy Martin Wicked Knee ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Dans le quartet Wicked Knee, le batteur Billy Martin a rassemblé trois cuivres, le tuba de Michel Godard, fondement de l’incessante pulsation rythmique et protagoniste de quelques solos estimables; le trombone de Brian Drye, riche d’inflexions qui parcourent l’histoire de l’instrument; la trompette (également slide) de Steven Bernstein, en parfaite opposition aux stimuli rythmiques dictés par le leader qui part de la tradition des Marching Bands pour poursuivre à travers des figures rythmiques enrichissant le tissu avec les couleurs de multiples percussions. Avec cette position, semblable au Pocket Brass Band de Ray Anderson et au Brass Ecstasy de Dave Douglas, le quartet embrasse la polyphonie de New Orleans, le premier Ellington («It Don’t Mean a Thing») jusqu’au «Peace» d’Ornette Coleman.



Balkan Bop est la dénomination forgée par le pianiste albanais Markelian Kapedani pour son trio multi-ethnique, complété par l’Israélien Asaf Sirkis (dm), et le Russe Yuri Goloubev (b), doté d’un son somptueux et d’une belle inventivité mélodique. Par moments, d’évidents rappels à la tradition balkanique émergent par l’adoption de mesures impaires comme le 7/4 et le 9/8, et par les échos populaires de certaines mélodies. Tout est filtré à travers une esthétique mainstream et le fréquent recours aux rythmes latins. Dans le jeu de piano de Kapedani, on retrouve des traces de Red Garland, Bobby Timmons, Cedar Walton et Herbie Hancock.

Anat Cohen ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


La poétique de la clarinettiste israélienne Anat Cohen est bien plus impressionnante tant elle possède une gamme de timbres et un spectre dynamique vraiment impressionnants, ainsi qu’un accent qui unit une infrastructure classique, des nuances jazzistiques, des inflexions et des modulations hébraïques évoquant les grands solistes traditionnels comme Naftule Brandwein et Dave Tarras, ou d’extraction classique comme Giora Feidman et David Krakauer. Son apport majeur consiste dans la combinaison d’un arrière plan hébraïque avec des mélodies et des formes brésiliennes, avec comme exemples frappants «Lilia» de Milton Nascimento de veine mélancolique, ou les chôros «Espinha de bacalhau» de Severino Araújo et «Um a zero» de Pixinguinha. Objectif atteint aussi grâce à l’apport infatigable de Daniel Freedman (dm), aux lignes pulsantes de Tal Mashiach (b) et aux incursions téméraires de Gadi Lehavy (p).

De nombreux éléments du patrimoine latino-américain, largement présents dans le Melting Pot de New York, sont traduits dans un contexte actuel par le groupe Catharsis du tromboniste Ryan Keberle, avec des références évidentes à Cuba, au Brésil et à la Colombie. Instrumentiste formidable et fin compositeur, Keberle intrique des lignes contrapuntiques et produit de denses amalgames avec Mike Rodriguez (tp). Jorge Roeder (b) et Eric Doob (dm), qui réunissent le dynamisme, la cohésion et d’intéressantes trouvailles mélodiques. La voix de Camila Meza, parfois insérée dans les lignes des soufflants, possède un timbre éthéré et une tessiture limitée, mais en fait elle fonctionne bien dans le contexte.


Aujourd’hui il est rare qu’un concert de jazz attire de nombreux jeunes. La thèse a été démentie par le Jazz Quartet de Mark Giuliana, en vertu de sa participation au Blackstar de David Bowie. L’écriture du batteur prévoit des thèmes mélodieux construits sur des structures harmoniques ingénieuses, avec des développements mélodiques de bon goût et d’extraction populaire, secondées par une poétique chère à Bad Plus et Bill Frisell. Tandis que l’apport du groupe –Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p), Chris Morrissey (b)– est purement fonctionnel dans le collectif. Giuliana met en évidence une certaine originalité de langage par l’utilisation coloriste de la batterie, avec des contretemps sur la caisse claire, la grosse caisse et la charleston, et la scansion simultanée des quatre temps sur la ride et la crash.


Bergamo Jazz a accordé un peu de place à la recherche. Les deux Tino Tracanna-Massimiliano Milesi (ts) ont conduit une analyse sur le rapport entre le son, l’espace et le temps au moyen d’une ample gamme de thèmes: échos de la Renaissance, anaphores minimalistes, contrepoints à la Bach, constructions rythmiques, éclats d’improvisation totale et une version de «The Train and the River» de Jimmy Giuffre.


Atomic ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Le quintet scandinave Atomic recueille idéalement l’hérédité du Free historique et de l’improvisation radicale européenne des années 70, et il la projette dans une synthèse fraîche et incisive. Dans le cadre d’une même exécution s’alternent de puissants collectifs, des thèmes dépouillés, des progressions sur up tempo swinguants, de fréquents changements métriques, des phases atonales, des structures asymétriques qui rappellent la conception harmolodique d’Ornette Coleman. Sous la mise en scène de Håvard Wiik (p), tête du groupe, se mêlent les entrées en scène foudroyantes de Magnus Broo (tp) et Fredrik Ljungkvist (ts, cl), alimentées par la masse sonore produite par Ingebrigt Håker Flaten (b) et enrichie par les inventions coloristes de Hans Hulbækmo (dm).


Louis Moholo 5 Blokes ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

On rencontre de très solides racines historiques et identitaires dans le 5 Blokes de Louis Moholo-Moholo, avec lesquelles le batteur sud-africain ravive l’esprit, et en partie, le répertoire des blue notes. Composé de musiciens anglais, le quintet traduit dans une forme vive et crédible le legs des regrettés Mongesi Feza, Dudu Pukwana, Johnny Dyani et Chris McGregor. Ainsi se rétablit, idéalement mais pas filologiquement, la connexion entre la scène free anglaise et les expatriés sud-africains.
Shabaka Hutchings (ts, bcl) et Jason Yarde (as, ss, bs) entreprennent de torrides digressions, souvent entrecroisées. Alexander Hawkins (p) fait souvent fonction de raccord entre les différentes phases des longues exécutions avec sa frappe lancinante. John Edwards (b) possède un phrasé violent qui produit une onde de choc sur laquelle se greffe le drumming hétérodoxe du leader: une série exténuante de roulements, de contretemps, quasiment un solo sans fin. L’homogénéité du collectif se détache et prévaut dans une sorte d’imaginaire de rencontre entre des hymnes sud-africains et Albert Ayler.

Comme dit précédemment, le festival a mis en évidence la tendance des artistes américains à avoir des réflexions sur leurs propres traditions, mettant en évidence l’effort des musiciens d’une autre provenance pour greffer sur le langage jazzistique des éléments de leur culture propre. Connaissant l’ouverture d’esprit et la variété des intérêts de Dave Douglas, il est licite de s’attendre à des nouveautés substantielles et des choix plus courageux pour les prochaines éditions.
Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot
Photos Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

© Jazz Hot n° 675, Printemps 2016