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Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2018


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHoward Johnson and Gravity
Testimony

Testimony, Working Hard for the Joneses, Fly With the Wind, Natural Woman, High Priest, Little Black Lucille, Evolution, Way Back Home
Howard Johnson (tubas en si, fa, bar), Velvet Brown (lead tuba en fa), Dave Bargeron (tuba en mi), Earl McIntyre (tuba en mi), Joseph Daley (tuba en si), Bob Stewart (tuba en do) Carlton Holmes (p), Melissa Slocum (b), Buddy Williams (dm) + Nedra Johnson (voc), Joe Exley (tuba en do), CJ Wright, Butch Watson, Mem Nahadr (choir)

Enregistré en 2016, New York

Durée: 54'

Tuscarrora Records 17-001 (www.hojotuba.com)

A 76 ans, Howard Johnson s’offre le luxe d’une éternelle jeunesse musicale et réunit une nouvelle fois sa bande de tubistes. Leur harmonie date de longues années et la joie et la force de se retrouver sonnent de grands airs. Il est bon de rappeler le parcours d’un des tubistes mais aussi compositeur majeur qui a donné ses lettres de noblesse à un instrument? trop souvent cantonné à marquer le tempo. Appelé à New York en 1963 par Eric Dolphy, le tout jeune Howard (22 ans) débarque dans la capitale du jazz et se fait remarquer par des compositeurs qui ne cesseront de faire appel à ses services. Ses lettres de noblesses acquises auprès de Charlie Mingus, il se met au service de Gil Evans, de Carla Bley et de tant d’autres patrons de grands orchestres. A noter qu’il ne délaissera jamais le blues et, dès 1971, il est auprès de Taj Mahal. Une carrière exemplaire qui le fait apparaître dans des dizaines d’albums et qui le pousse à monter son propre ensemble. Sans cesse précurseur, il compose et arrange des dizaines de titres et aime puiser dans un répertoire populaire qu’il adapte à ses formations.
Dans ce nouvel opus, les tubas, accordés sur différents tons, sont les rois et chacun a droit à sa partie de bravoure. Il est difficile de comparer entre eux ces mousquetaires du souffle car tous, par leur nom, leurs qualités, leurs expériences, ont contribué à l’histoire de leur instrument. Si Bob Stewart est le seul à avoir vraiment mené aussi une carrière de leader, tous sont des sérieux candidats de l’olympe des cuivres embouchés, des brass gros volumes comme on les appelle. Howard Johnson signe deux des compositions «Testimony» et «Little Black Lucille», rend hommage, à McCoy Tyner, «Fly With The Wind» et «High Priest», à Carole King «Natural Woman» sans oublier le pianiste Bon Neloms avec «Evolution». L’album s’écoute sans temps mort, avec un immense plaisir, du début à la fin, et paraît bien court. L’atmosphère générale baigne dans le blues et l’ensemble revisite les étapes qui marquent sa carrière. L’album se conclue sur «Way Back Home» comme un hymne au retour à la maison de la soul, à l’égal d’un «Sweet Home Chicago». Un final où se succèdent Bob Stewart, Dave Bergeron et Howard Johnson; on remonte le Mississippi jusqu’à Chicago dans une tradition revisitée. Un précieux album qui nous prouve une nouvelle fois que des musiciens, même d’un âge avancé, peuvent nous faire vibre
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Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Steve Slagle
Alto Manhattan

Family, Alto Manhattan, I Know That You Know, Body & Soul, Inception, Guess I’ll Hang My Tears Out to Dry, A.M, Holiday, Viva la Famalia
Steve Slagle (as, fl), Laurence Fields (p), Gerald Cannon (b), Bill Stewart (dm) + Joe Lovano (ts, mezzo ss), Roman Diaz (cga)

Enregistré le 6 aôut 2016, Paramus (New Jersey)

Durée: 52'

Panorama Records 006 (www.steveslagle.com)

Malgré une longue carrière de plus de quarante ans, Steve Slagle reste hélas un des altistes contemporains les plus mal connus et dont néglige de plus les qualités de flûtiste. Arrivé à New York en 1976, il est sollicité aux pupitres de grands orchestres,de Machito à Carla Bley, en passant par Woody Herman, Lionel Hampton ou Cab Calloway… et se singularise auprès de Steve Kuhn, Ray Barreto. Au milieu des années quatre-vingt, il se produit avec ses propres groupes –dans lesquels figurent Mike Stern–, il apparaît régulièrement aux côtés de Joe Lovano, et codirige à partir de 2000 le Stryker/Slagle Band. Il enregistre et tourne avec le chanteur brésilien Milton Nascimento et le Charlie Mingus Big Band (quatre albums) où il assure un temps le rôle de chef d’orchestre et d’arrangeur; il travaille même avec Elvis Costello et Dr John. Il revêt souvent son habit de formateur et intervient notamment dans les «clinics» du Thelonious Monk Institute.
Pour son dix-septième album, Steve Slagle a réuni ses fidèles accompagnateurs et invité son ami Joe Lovano sur trois titres. Alto Manhattan est le nom latino de l’Upper Manhattan, cette partie de New York que Steve Slagle appelle sa maison. Une évocation de son quartier à travers des compositions originales, certaines inspirées par la musique cubaine, et des reprises «Body & Soul» ou «Guess I’ll Hang My TearsOut to Dry», thème moins connu de J. Styne et S. Cahn, ainsi qu’un hommage à McCoy Tyner avec «Inception». La totalité de l’album est d’excellente tenue. On soulignera son style envolé qui aime accélérer les tempos. Le groupe est très soudé autour de son patron et les invités, Roman Diaz aux congas et Joe Lovano aux saxophones ténor et mezzo-soprano contribuent de tout leur savoir-faire à la réussite de cet album. Tous les titres recèlent leur propre intérêt et on peut apprécier en particulier les deux derniers où Steve Slagle prouve ses talents de flûtiste. Un excellent artisan qui mérite que l’on s’attarde sur son travail d’orfèvre
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Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Madness Tenor
Be Jazz for Jazz

Awo, Plus Plus, Nobody’s Perfect, Sadness, Fox in the Wood, Hey Open Up, A Bacchus, On the Phone
Lionel Martin (ts, as, ss), George Garzone (ts), Mario Stanchev (p), Benoît Keller (b), Rampo Lopez (dm)

Enregistré en mars 2015, St Genis L’Argentière (Rhône)

Durée: 47'

Cristal Records V001/5 (Sony Music)

Madness Tenor, nom en référence à John Coltrane et Sonny Rollins, dont on retrouve la filiation dans les deux premiers titres époustouflants, «Awo», pour Coltrane, et «Plus Plus», pour Rollins. Les deux sax, parfaitement soutenus par un trio dévastateur, célèbrent cette rencontre entre l’Europe et l’Amérique, réunion rendu possible par le Jazz Forum Festival de Stara Zagora en Bulgarie, d’où est originaire Mario Stanchev, le Festival à Vaulx Jazz et le Théâtre des Pénitents de Montbrison. Si on connaît bien dans l’hexagone le travail, les groupes et les expériences multiples de Lionel Martin, Mario Stanchev, Benoit Keller et Ramon Lopez, il est bon de rappeler le rôle de George Garzone, pédagogue émérite et jazzman absolu. Professeur au Berklee College of Music et à la New Scool for Jazz and Contemporary Music, entre autres, il a enseigné à nombre de pointures, tels Joshua Redman, Branford Marsalis,Mark Turner et a joué avec Joe Lovano, John Patitucci, Gary Peacock, Dave Holland ou Dave Liebman.
Son curriculum vitae n’a en rien intimidé la fine équipe qui l’accueille et balaie tout préconcept qui pouvant opposer les musiciens des deux côtés de l’Atlantique. Cet album est un hymne à la liberté, l’entente et la complicité des souffleurs est épaulé à tout moment par la vitalité du groupe qui nous emporte dans un vent violent. Toutes les compositions sont originales mais nous apparaissent déjà comme des titres inscrits dans la mouvance de la musique libertaire, celle puisée aux sources du free jazz. L’album est fort du début à la fin et on ne peut que basculer dans cet univers de bataille d’où jaillit un son de tonnerre. Pas de temps mort, on écoute tous les titres dans une fusion jubilatoire et l’on regrette de n’avoir pu assister en live à un concert face à cette tempête. Nul besoin d’isoler un titre ou une félicitation à un des musiciens, il faut prendre le groupe en bloc et accepter le choc.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Jean-François Bonnel
With Thanks to Benny Carter

When Lights Are Low, Titmouse, Mood Indigo, Lotus Blossom, Blues in My Heart, If Dreams Come True, Key Largo, Cocktails for Two, ‘Deed I Do, Love You’re Not the One for Me
Jean-François Bonnel (as, cl), Chris Dawson (p), François Laudet (dm), Charmin Michelle (voc)

Enregistré en 2017

Durée: 52’

Arbors Records 19452 (http://arborsrecords.com)

Dans un style impeccable, Jean-François Bonnel exprime sa passion pour le répertoire et le musicien qu’était Benny Carter. Jeune étudiant et sans un sou en poche, il monta à Paris pour écouter ce maître et il put assister à un concert en club. Tout juste assis en face de l’orchestre, émerveillé, il n’osa aller saluer le saxophoniste mais resta à jamais marqué par ce souvenir. Ce moment magique le guidera dans sa carrière pour exprimer au mieux l’authenticité du jazz qu’il entend défendre. Jean-François Bonnel n’est plus un débutant. A presque 60 ans, il présente un parcours des plus riches. De ses débuts avec le Hot Antic Jazz Band (qui se produit aux Etats-Unis avec en invités Benny Waters, ts, et Jabbo Smith, tp), à la découverte de Cécile McLorin Salvant, qui se forme dans la classe de jazz qu’il dirige au conservatoire d’Aix-en-Provence, Jean-François, pédagogue et multi-instrumentiste (as, cl, tp, g) mène discrètement une carrière complète.
Pour cet enregistrement, spécial à son cœur, il a invité deux amis d’Outre-Atlantique, Chris Dawson (p) et Charmin Michelle (voc), et le fidèle et excellent François Laudet qui a été son compagnon lors des tournées avec Benny Carter (Saxomania). Les musiciens ont décidé de se priver d’un contrebassiste, laissant ainsi une plus grande place à la rythmique. Le répertoire a été vite choisi: en l’occurrence, les titres préférés de Benny Carter et, en particulier, ceux déjà interprétés par la chanteuse rencontrée au sein du Tuxedo Big Band. Le titre qui sert d’introduction, «When Lights Are Low», est la composition la plus connue de Benny Carter, qu’il écrivit à l’époque où il vivait à Londres; on peut en compter plus d’une centaine de versions enregistrées et celle-ci ne démérite en rien. Charmin Michelle promène avec une justesse extrême sa belle voix sur les versions de «When Lights Are Low», «Mood Indigo», «Lotus Blossom», «Blues in My Heart», «Key Largo», «Love You’re Not the One for Me», apportant son feeling et sa joie qui dynamisent ce beau programme. Les trois autres musiciens, présents sur la quasi-totalité des titres, gambadent allégrement, illustrant de leur talent sobre et élégant un disque bien plus qu’agréable. Il suffit d’écouter «Deed I Do» pour se rendre compte de l’entente qui stimule cette séance en studio. Un bel hommage qui permet de découvrir des musiciens dont le rôle demeure essentiel dans l’échange des générations et la transmission d’une véritable tradition. On ne peut que saluer cette heureuse initiative du label américain Arbors Records qui aux côtés de Bucky Pizzarelli, Al Grey, Bob Dorough, publie ici l’enregistrement un artiste français. Un seul regret, l’intéressant petit livret, signé d’Ed Berger, co-auteur de Benny Carter. A Life in American Music, est disponible seulement en anglais.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Paul Pioli Trio
Lignes

Rituel’s Blues, Ne Coupez Pas, En Sortant de l’école, The Jim’s Song, A la bonne heure, Manoir de mes Rêves, One for Ben, Motif, Chuchotements, Valse pour Auguste
Paul Pioli (g), Pierre Fenichel (b), Fred Pasqua (dm)

Enregistré en décembre 2016, Marseille (Bouches-du-Rhônes)

Durée: 52'

Autoproduit 01-2017/AP (www.paulpioli.com)

Bonne surprise venant du sud de la France,le nouvel opus du guitariste marseillais Paul Pioli, Lignes, qui a précédé de peu l’album de l’aixois Jean-François Bonnel, les deux étant de sérieux compères depuis des lustres. Guitariste sachant rester discret, Paul Pioli n’en présente pas moins une carrière de près de quarante ans qui l’a vu s’associer au guitariste Jean-Paul Florens en duo (son premier LP Caramel), au Trio Rituel ou encore à la regrettée flûtiste Dominique Bouzon. Grand admirateur de Wes Montgomery, dont il emprunte le toucher, jouant sur les cordes sans médiator, il a su au fil du temps s’en délivrer en affirmant un jeu plus personnel. Sa grande collection d’albums historiques a nourri sa curiosité, en même temps qu’il s’ouvrait aux guitaristes new-yorkais entendus dans les clubs de la Grosse Pomme ou sur la scène du Cri du Port (le rendez-vous des amateurs phocéens) avec, entre autres, Kurt Rosenwinkel, John Abercrombie,Joe Beck, Ben Monder, Gilad Hekselman… Bon pédagogue, il sait transmettre sa technique et son savoir, et ses cours accueillent de nombreux jeunes (et moins jeunes) musiciens qui veulent parfaire leur éducation jazzique. Entre concerts et cours, le temps passe vite et les rencontres multiples ont forgé un musicien très sollicité, qui tantôt en leader ou en invité, va de scène en scène, le plus souvent sudistes. On peut rappeler les superbes rencontres avec les vétérans américains Tony Pagano, Ben Aronov ou George Brown, ou celles avec la jeune garde en devenir : Thomas Bramerie, Bernard Jean, sans oublier Cécile McLorin Salvant qu’il a accompagnée à ses débuts.
Sur cet album concept, il est épaulé par son groupe régulier qui avec la solidité d’une Cadillac, tient la route tant dans l’accompagnement que dans les moments de soliste. Le répertoire choisi alterne entre anciennes compositions totalement revisitées et de belles découvertes; souvent nostalgiques, elles évoquent d’anciens disparus: «The Jim’s Song», «One for Ben», mais aussi des grands moments de rencontres «En sortant de l’école» (hommage à Prévert?), «Valse avec Auguste». A l’exception de l’éternel «Manoir de mes rêves», de Django Reinhardt, la totalité des titres est signée et arrangée par le leader. Porté par le cours d’un fleuve tranquille, la musique nous guide en toute sérénité dans les méandres de l’univers de Paul Pioli, dont la douceur apparente cache un formidable travail de précision
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Ellen Bertet
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Diederik Wissels
Pasarela

Timid Statues, Molenbeek, Inspirit, Wayfare, Releae, Within, Far and Wide, Beyond the Frame, Pasarela, Dreamcatcher, Hideout, Carpe Noctem
Diederik Wissels (p, synth, loops), Nicolas Kummert (ts), Thibault Dille (acc, synth, loops) +Victor Foulon (b), Emily Allison (voc)
Enregistré en octobre 2016, Bruxelles (Belgique)
Durée: 56' 47''
Igloo Records 283 (Socadisc)

On ne présente plus le talentueux pianiste Diederik Wissels mais, au fil d’une carrière riche en louanges, on redécouvre le compositeur-arrangeur, son âme, sa poésie, ses aquarelles. Il a récemment donné deux concerts triomphants et très différents par l’approche; enjoué, bebop et terriblement swing en quartet, avec son complice de toujours, le chanteur David Linx; puis, son projet Pasarela qui fait l’objet de cet album. L’identité du quinqua hollando-bruxellois s’expose par une musique non étiquetée –si ce n’est par lui-même. Bien sûr, il y a un background qui a démarré avec Michel Herr et s’est affiné –il y a bien longtemps– au Berklee College. Sa musique, après avoir incorporé les canons classiques européens et scandinaves, de Chopin à Edvard Grieg va bien au-delà des écoles sous-Jarrett. Aujourd’hui, Diederik Wissels est sa musique: intimiste, impressionniste, introvertie aussi. Pour cette dentelle, nul n’est besoin d’un batteur –fusse même aux balais; les synthés, les loops et la mastérisation fine de Dan Lacksman créent l’atmosphère diaphane qui colle à l’écriture. Utiles et judicieux aussi pour porter l’œuvre: le souffle retenu du ténor de Nicolas Kummert et la touche world de l’accordéoniste; Thibault Dille. A la basse, sur quatre thèmes, Victor Foulon apporte un soutien un peu plus enlevé; Emily Allison, peu présente, jette quelques paillettes angéliques. Nul besoin d’analyser chaque composition tant l’unité de la création est évidente de but en blanc. Soulignons seulement la photographie d’un «Molenbeek» à cent lieues de l’image misérabiliste qu’en donnent les médias. C’est là qu’il habite et c’est là qu’il est «habité». Puisque vous aimez le jazz, vous aimez sans doute aussi la Musique, la grande, celle qui vous retourne le cœur et vous transporte dans ses climats éthérés ou romantiques. Alors, oui, cet album est «indispensable»!

Jean-Marie Hacquier
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Claudio Fasoli
Haiku Time

Fit, Dim, Far, Wet, Low, Bag, She, Try, Bow, Day, Fog
Claudio Fasoli (ss, ts), Michael Gassman (tp, flh), Michelangelo Decorato (p), Andrea Lamacchia (b), Marco Zanoli (dm)

Enregistré entre janvier et mai 2017, Cavalicco (Italie)

Durée: 56' 12''

Abeat Records JZ 178 (www.abeatrecords.com)

Après s’être inspiré de l’âme des villes, Brooklyn, Londres, Venise, Claudio Fasoli se laisse emporter par le temps du haïku. C’est un chant de l’intérieur qui explose littéralement dans ce nouveau quintet, avec quand même quelques-uns de ses compagnons de route. Claudio Fasoli renouvelle le classique quintet bop/hard bop, par l’écriture, son voicing si particulier («Dim») dans les ensembles qui est sa marque profonde, et un art du contrepoint («Bag») qui n’appartient qu’à lui, ainsi que l’utilisation du répons, comme dans «Low» entre basse, batterie, piano ténor. Avec toujours ce goût de la belle mélodie, de la beauté des sons, et cette expressivité lyrique contenue qui lui donne toute sa force, aussi bien au soprano qu’au ténor. Son pianiste habituel fait merveille, retenue, art de la litote, jeu aéré qui donne de la musique au silence, écouter «Day», où se goûte toute la sensibilité du pianiste, ou encore ce duo ««Fog» avec le ténor, auteur de magnifiques envolées, et un pianiste qui baigne dans la beauté. Michael Gassman possède un vrai son de trompette, chaud et cuivré, une grande volubilité pour un phrasé personnel comme en fait foi sa prestation sur ««Far», avec aussi de beaux graves. Le batteur est d’une discrétion exemplaire, tout en étant très présent, il colore mais pulse également, parfaitement en osmose avec le contrebassiste, adepte du gros son perlé, mais capable de traits rapides et légers. Chaque morceau possède sa propre identité, son atmosphère, mais fait partie du tout, conçu comme une œuvre globale de part l’écriture de Claudio Fasoli. Celui-ci dès l’ouverture du disque, nous offre un majestueux solo de soprano, peut-être le plus beau parmi ceux qu’il a enregistrés. Claudio Fasoli est un musicien, discret, généreux et chaleureux, et certainement l’un des plus créatifs tout en n’oubliant pas les bases du jazz. Un phare de la scène italienne.
Serge Baudot
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Gonzalo Tejada Special Trio
5 Urte Muestra BBK Jazz Bilbao. Chet Baker Tribute

Way to Go Out, September Song, My Heart Belongs to Daddy, My Funny Valentine, Star Eyes, Love for Sale, But not for Me
Gonzalo Tejada, (b), Joaquín Chacón (eg), Chris Kase (tp)
Enregistré le 8 octobre 2011, Bilbao (Espagne)
Durée: 57'
Moskito Rekords 012 (www.jazz-on.org)

Donner en concert sept pièces enregistrées par Chet Baker, tel est le projet du contrebassiste Basque Gonzalo Tejada. Comme pour toute la série «Muestra BBK», il s’agit d’un live. Reprenant le schéma du trio de Chet dans les années cinquante (David Wheat, g, et Russ Savakus, b), le disque parcourt des titres enregistrés par le trompettiste à diverses périodes. L’intérêt est d’avoir donné une unité à tous ces thèmes, les reliant par un fil conducteur, le style de Cris Kase mais aussi la remarquable prestation de Chacón qui apporte une touche très moderne. Dans tous les cas, les deux musiciens bénéficient d’un appui de premier de Gonzalo Tejada. «Way to Go Out» possède un formidable swing impulsé par Kase. «September Song»débute avec l’archet de Tejada et la guitare égrène ses notes derrière la trompette. Magnifique. L’oreille doit s’attacher à écouter la contrebasse sur «My Heart Belongs to Daddy» car un effort est à faire tant les deux autres instruments sont très attirants! Toujours l’archet pour attaquer «My Funny Valentine» et propulser la trompette (applaudissements fournis). La guitare se fait discrète puis termine par un beau solo, ce que propose aussi le contrebassiste. Kase brille encore sur «Star Eyes», tandis que «Love for Sale» est introduit (longuement comme plusieurs autres thèmes) par l’archet. Toutes ces introductions permettent d’apprécier pleinement les qualités de Tejada. Au fil des morceaux on s’aperçoit que Joaquín Chacón est un guitariste sous-estimé. Sur ce thème son solo déchaîne le public! Le concert s’achève sur «But not for me». Les Gershwin n’auraient pu qu’apprécier ces sept minutes de jazz qu’offre le trio, très en osmose et déployant un swing entrainant. Un disque indispensable pour les amateurs de la scène jazz espagnole, au demeurant quasiment introuvable dans les bacs des disquaires.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Pablo Martín Quintet
5 Urte Muestra BBK Jazz Bilbao

Intro, El Caminero, El 13 de la Suerte, Alter Ego, Colina, El Republicanón, Fantasía Erótica
Pablo Martín (b), Perico Sambeat (as), Toni Belenguer (tb), Abe Rábade (p), Bruno Pedroso (dm)
Enregistré le 15 octobre 2011, Bilbao (Espagne)
Durée: 1h 11’
Moskito Rekords 015 (www.jazz-on.org)


Basque formé en partie à Vienne mais ancré dans sa terre natale, Pablo Martín est un contrebassiste d’une génération différente de celle de Gonzalo Tejada. C’est un musicien plein d’idées adorant le live, collaborant avec des chorégraphes, des danseuses de danse contemporaine ou de flamenco. Il maîtrise parfaitement la musique dite classique et s’amuse avec Bach. Il a rassemblé pour cet enregistrement, dans la salle BBK Bilbao, les deux Valenciens Perico Sambeat et Toni Belenguer (tb), le Galicien Abe Rábade, formé à la méthode Kódaly dès ses 4 ans, et dont il reste beaucoup de traces dans son jeu créatif. Le batteur est le voisin Portugais Bruno Pedroso.
Cet album, qui a des parentés avec un autre disque de Martín, El Caminero, est un bon disque de jazz alliant swing et dynamisme. Martín, auteur de toutes les compositions –signalons-en la qualité–, offre plusieurs soli, telle l’introduction de «El 13 de la Suerte», un thème qui prend des accents flamenco au détour de quelques phrases. Martín entraîne avec vigueur ses partenaires de la section rythmique, lesquels assurent la permanence d’un bon swing. Les trois compères se connaissent parfaitement pour avoir très souvent travaillé ensemble. De cette section rythmique, Rábade sait jaillir pour exprimer sa propre personnalité dans de bons soli («El 13 de la Suerte») et aussi toute sa fantaisie.Perico –qui parfois s’aventure dans des chemins variés histoire de ne pas céder à la routine– s’exprime ici dans le registre qui nous semble le plus proche de ce qui fait sa force, c’est à dire un jeu straight dans lequel il excelle. Annoncé à l’alto il joue aussi du soprano et de la flûte selon les thèmes. Ses improvisations sont de qualité, notamment sur «Colina» (as), sans doute un thème en hommage à Javier Colina le contrebassiste, également sur «El Caminero» (fl, ss) mais pourquoi restreindre car c’est du bonheur tout au long du disque. Toni Belenguer, souvent partenaire de Sambeat, se hisse à son meilleur niveau pour rivaliser avec le saxophoniste. C’est une réussite. On remarque ses soli sur«El R
epublicanón», «El Caminero» dans un dialogue avec Perico, «El 13 de la Suerte». La «Fantasía Erótica» ne nous parait pas des plus érotiques! et c’est sans doute le thème le moins attrayant rythmiquement bien que Martín s’y mette personnellement en valeur. Le meilleur titre étant «Alter Ego», sur laquel tous les intervenants s’illustrent en donnant ensemble le meilleur d’eux-mêmes. La plus belle des compositions offertes par Pablo Martín.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Javier Colina Quintet
5 Urte Muestra BBK Jazz Bilbao

Eighty One, Belén, You Don’t Know What Love Is, Verdad Amarga, Assmaudi, Cinco Hermanas
Javier Colina (b), Ariel Brínguez (ss, ts), Albert Sánz (p), Dani García (dm)
Enregistré le 7 octobre 2013, Bilbao (Espagne)
Durée: 1h 06’
Moskito Rekords 016 (www.jazz-on.org)

Voici un excellent disque d’un contrebassiste méconnu en France: on le découvre ici aussi comme compositeur et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il domine son art. Javier Colina, s’il n’est pas Basque et ne s’est pas entouré de Basques, a réuni quelques-uns des meilleurs jeunes jazzmen vivant dans la péninsule. Le swing est la caractéristique de cet enregistrement. Il en déborde à commencer par le premier titre «Eighty One» mais aussi «You Don’t Know What Love Is». La contrebasse de Colina sait propulser ses deux partenaires de la section rythmique, le Valencien Albert Sanz et le remarquable Dani García, très original. Colina offre également des soli de grande classe danstous les thèmes et particulièrement dans «You Don’t Know What Love Is», «Belén» et «Assamaudi» (daux forts accents gwana). La délicatesse est aussi présente dans le magistral«Belén», dans «Verdad Amarga» avec un beau travail de Sanz qui récidive dans «Cinco Hermanas», thème possédant un beau swing. Albert aime aussi s’amuser avec les citations!
Le saxophoniste Ariel Brínguez est également une pièce clé du disque. Formé à Cuba, lauréat du concours JoJazz,il s’est installé en Espagne et, contrairement à nombre de ses collègues expatriés, il n’a rien perdu de ses qualités. Il joue beaucoup, notamment à Madrid. Capable de retenue comme de démesure (toujours bien contrôlée), c’est un vrai jazzman qui sait laisser sa cubanité lorsque cela est nécessaire. Toutes ses interventions dans ce concert enregistré sont de belle facture surtout lorsqu’il prend son ténor. A travers cet enregistrement, Javier Colina montre qu’il n’est pas seulement le contrebassiste polyvalent – qui a pu accompagner Tete Montoliú, Bebo Valdés, Chano Domínguez, Jorge Pardo ou Perico Sambeat – mais qu’il est bien une pièce maîtresse du jazz en Espagne.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Lance Bryant/Christian Fabian/Jason Marsalis
Do for you?

Five Minute Blues, Never Again, Of a Certain Age*, The Cat Hatter, Do For You?, If You Never Come to Me*, Resolvence of the Old, Weather Forecast, Moxie Inside, Hey-It's Me You're Talking To
Lance Bryant (ts, voc), Christian Fabian (b), Jason Marsalis (dm) + Gates Thomas (kb)*
Enregistré en novembre 2016, Paramus (New Jersey)
Durée: 57’ 59”
Consolitated Artists Productions 1057 (www.christianfabian.com)

Un disque de jazz par des musiciens qui font le corps de cette musique. Pas d’interrogation sur l’origine, il s‘agit d’un jazz direct «mainstream d’aujourd’hui», c’est-à-dire, ayant intégré dans le discours les éléments post coltranien et colemanien (Ornette), avec blues, swing et une belle expression naturelle, joué par des musiciens enracinés «Of a Certain Age». Jason Marsalis est toujours aussi précis, brillant et plus relâché dans ce contexte, d’une belle musicalité qui respire. Son jeu de batterie est vraiment un régal. Le bassiste est dans l’esprit de cette musique, suivant assez souvent le discours linéaire du sax à l’unisson ou en contre-chant, un discours qui pourrait s’apparenter parfois à la postérité colemanienne des années soixante, ante Free Jazz, avec moins de systématisation, de tension, et plus de lyrisme et de qualité mélodique, qui se rapproche aussi de Sonny Rollins dans ses trios sans piano du tournant des années soixante, avec un son moins puissant. Lance Bryant, natif des environs de Chicago, a étudié au Berklee College of Music. Il a fait partie du big band de Lionel Hampton dans les années 1990, a participé au film de Spike Lee, Malcolm X, et a accompagné Jon Hendricks, Wallace Roney, Abdulah Ibrahim, James Williams, parmi beaucoup d’autres… Cet enregistrement est donc original, ancré dans une histoire, sans volonté d’épater, un bon moment de musique par de bons musiciens de jazz dans l’esprit. Le saxophoniste chante sur deux thèmes, d’une voix naturelle, et avec le soutien d’un clavier. Un jazz serein avec des moments plus relevés comme «Resolvence of the Old», un peu plus tendu et de belle facture.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Roger Mennillo/Ugo Lemarchand
Thinking of Ben

Béatrice, Autumn Leaves, Body and soul, The Says of Wine and Roses, On the Sunny Side of the Street, Misty, It Could Happen to You, Here's That Rainy Day, Blue in Green, Cherokee, The Shadow of Your Smile, Blues for Boubs, It Could Happen to You
Roger Mennillo (p), Ugo Lemarchand (ts)
Enregistré le 8 mai 2015, Pompignan (Gard)
Durée: 1h 07'10''
Autoproduit (www.art-expression.net)

Tous deux professeurs à l'école de jazz «Art Expression», à Saint- Cannat (Bouches-du-Rhône), le pianiste Roger Mennillo –également fondateur et programmateur du beau festival Jazz à Beaupré, ceint en ce lieu enchanteur– et le saxophoniste Ugo Lemarchand publient un hommage à Ben Aronov (1932-2015). Ce pianiste américain a eu son heure de gloire à partir des années soixante à New York, accompagnant Frank Sinatra, Lena Horne, Peggy Lee, et jouant avec Tom Harrel et Lee Konitz ou Zoot Sims, autant dire une «star» en pays aixois où il s'est retiré au début des années 2000. Ami et partenaire de Roger Mennillo, les deux pianistes se sont produits en duo à plusieurs reprises, face à face, chacun attelé à son Steinway, comme lors de l’édition 2007 du festival de Beaupré.
Si le répertoire de cet album est surtout constitué de standards bien connus, il reprend aussi «Béatrice», magnifique ballade de Sam Rivers très peu souvent jouée, et «Blues for Boubs», une très belle composition d'Ugo Lemarchand.La prise de son très soignée, l'entente complice entre les deux musiciens, leur grand sens de l'improvisation et leur goût des surprises et des changements de climat leur permettent d'éviter la monotonie qu'engendrent parfois les duos piano-saxophone et font de cet enregistrement parfait, un modèle à faire écouter dans toutes les éco
les de jazz.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Ken Schaphorst Big Band
How to Say Goodbye

How to Say Goodbye, Blues for Herb, Mbira, Green City, Amnesia, Take Back the Country, Float, Mbira 2, Global Sweat, Descent
Ken Schaphorst (tp, ep), Michael Thomas (as, ss, cl), Jeremy Udden (as), Danny McCaslin, Chris Cheek (ts), Brian Landrus (bar, bcl), Tony Kadleck, Dave Ballou, John Carlson, Ralph Alessi (tp, flh), Luc Bonnila, Jason Jackson, Curis Hasselbring (tb), Jennifer Wharton (btb), Uri Caine (p), Brad Shepik (g) , Jay Anderson (b), Matt Wilson (dm), Jerry Leake (perc)

Enregistré les 18 et 19 décembre 2014, New York

Durée: 1h 11'

JCA Recordings 1602 (www.kenschaphorst.com)

Sur sa carte de visite, Ken Schaphorst se présente comme un compositeur, interprète et surtout comme un professeur tenant la chaire du Département d’Etudes Jazz du New England Conservatory de Boston. Il enseigne effectivement la composition, l’arrangement l’analyse et dirige le NEC Jazz Orchestra. Il nous invite à écouter le septième album de son big band pour lequel il a signé toutes les compositions. Renouvellement d’un répertoire pour grand orchestre qui emporte cet ensemble sur la première ligne du front des gros volumes. Fidèles à ces mentors, il leur dédie deux titres, «Blues for Herb» pour Herb Pomeroy et «Take Back the Country» pour Bob Bookmeyer, qui a autant influencé sa musique que Duke Ellington. Aux côtés d’anciens élèves, on retrouve des pointures qui illustrent aussi en leader les pages du jazz actuel. Si l’on distingue les plus connus, tels Chris Cheek, Ralph Alessi, Uri Caine ou Brad Shepik, ils ne font ici que se mettre au service de la collectivité qui illumine un magnifique album digne des grands albums des maîtres du passé. Faire vivre un tel ensemble reste toujours très difficile: si Gil Evans ou Thad Jones/Mel Lewis arrivaient à rassembler des fidèles pour un concert hebdomadaire, la vie et surtout la qualité permanente demande un réel investissement.
L’art du compositeur et du professeur réside ici dans l’alchimie qui permet, au-delà de l’originalité du répertoire, d’apprécier musicien chevronnés et plus jeunes. Et il est fort dommage que nos festivals nationaux refusent constamment de faire la part belle à de tels groupes qui doivent en concert encore mieux s’exprimer. Si tous les titres sont dignes d’intérêt, on retient, en particulier, les trois derniers qui semblent des hymnes aux voyages lointains. «Mbira 2», sonne comme une traversée du Grand Ouest chevauchée par la guitare de Brad Shepik et le trombone de Jason Jackson. «Global Sweat», le plus long titre (9 minutes), dans un soleil saharien, fait vibrer et scintiller les cuivres. Quant à «Descent», il conclue l’album de façon triomphante dans un trilogue laissant le champ libre à Uri Caine, Ralph Alessi et Matt Wilson. Outre ses talents de chef d’orchestre, Ken Schaphorst se révèle, par ailleurs, un trompettiste de haut niveau
.

Michel Antonelli
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Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJimmy Greene
Flowers. Beautiful Life. Volume 2

Big Guy, Stanky Leg, Flowers, Second Breakfast, Fun Circuit, Stink Thumb, Someday, December, Amantes, Something About You, Thirty-Two
Jimmy Greene (ts, as, bar, ss), Kevin Hays (p, ep), Ben Williams (b), Otis Brown III (dm, perc), Renee Rosnes (p, ep), John Patitucci (b, eb), Jeff TainWatts (dm), Rogerio Boccato (perc), Sheena Rattai (voc), Ben Williams (b), Mike Moreno (g), Jean Baylor (voc)
Enregistré en 2017, New York
Durée: 1h 03' 39''
Mack Avenue Records 1118 (www.mackavenue.com)

Flowers est le deuxième volume et le pendant du magnifique Beautiful Life, hommage à sa fille assassinée le 14 décembre 2012 dans une école de Newtown dans le Connecticut, sorti en 2014. Si de nouveau, on retrouve sur ce disque un casting all-stars avec, en particulier, la rythmique d’airain de John Patitucci et Jeff Tain Watts, les titres qui composent ce nouvel opus ne brillent pas par la même cohérence stylistique, comme s’il s’agissait d’ébauches de compositions moins homogènes laissées de côté lors des sessions de Beautiful Life. Les morceaux interprétés par Ben Williams et Otis Brown III comportent des aspects plus roots, là où ceux de John Patitucci et Jeff Tain Watts semblent plus «flashy» et démonstratifs. Bien sûr, le timbre magnifique du leader au saxophone ténor et soprano domine l’ensemble d’une superbe incontestable, et il n’est pas question ici de mettre en cause la sincérité d’une musique à ce point empreinte d’émotion et de résilience (mention spéciale au jeu de claviers de Renee Rosnes). Même s’il est toujours difficile de donner suite à un album qui porte l’empreinte de souffrances des plus imposantes jamais éprouvées par un être humain, la volonté de sérénité affichée ici ajoute une tonalité «Christian Music» plus affirmée aux phrasés traditionnellement associés au jazz d’Amérique du Nord, en particulier sur les deux morceaux chantés «Flowers» et «Someday». L’acmé du disque est sans nul doute atteinte avec la guitare de Mike Moreno sur «Something about You». Un album des plus déroutants, mais dont certains titres tracent leur chemin tout doucement jusqu’à nous.

Jean-Pierre Alenda
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Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRichard Niles Bandzilla
Bandzilla Rises!!!

Bandzilla Rises!!!, Live as One, You Can’t Get There From Here, L.A Existential, The World is Mine, Stone Jungle, The 5th Elephant, The Alligator From West 15th, Love Don’t Mean a Thing, Welcome, to My World, Talkin’ in Whispers, Tip For a Toreador, Why Is This World so Strange
Richard Niles (g,voc), John Thirkell (tp), Mark Nightingale (tb), Ed Barker (as, ts,cl), Tini Thomasen (bcl, bar), Michaël Parlett (bar), Adam Kaplan (fl), Alexander Niles (p, kb), Steve Hamilton (kb), Ian Palmer (dm), Kurt Hamernick (perc), James Beauton (marimba, vib), Garret Wolfe (b), Kim Chandler, Randy Brecker, Leo Sayer, Bakerville Jones, Lamont Dozier Jr, Julia Zuzanna Sokolowska, Daisy Chute, Paola Vera, (voc)
Enregistré à Los Angeles, Londres, New York, Ecosse, France, Espagne et Australie, dates non communiquées

Durée: 1h 09'
Bandzilla Records (www.bandzilla.net)

Attention c’est du lourd. Richard Niles, guitariste, compositeur, arrangeur et producteur dirige d’une main de fer cet ensemble tonitruant qui voyage entre jazz et rythm and blues. Dans la pure lignée d’un Blood Sweat and Tears lorgnant vers Frank Zappa, les titres s’enchainent telle une déferlante dans un esprit de fête, proche de la danse. La quasi-totalité des compositions, signées par Richard Niles, sont chantées par une dizaine de voix où chaque soliste fait preuve d’un professionnalisme tout américain. Certains titres pourraient figurer dans les charts radiophoniques mais pourquoi se priver d’une forme très populaire du jazz servi par de bons musiciens. Chaque intervention des solistes, notamment Ed Barker aux saxophones et Richard Niles à la guitare apportent un élément original sur un fond de cuivres parfaitement orchestré. Tout est bien arrangé, on a affaire à des requins de studio qui connaissent leur métier et rien n’est laissé au hasard.
Richard Niles, 65 ans, est tombé tout petit dans la marmite, son père, Tony Romano travaillait déjà pour Frank Sinatra, Bing Crosby, Cole Porter …quant à lui, il est sorti en 1975 du Boston’s Berklee College of Music avec un diplôme en composition. Il gagne ensuite l’Angleterre ou il sera le directeur musical de Cat Stevens et servira plusieurs années à la TV comme arrangeur et chef d’orchestre. On le retrouve comme producteur musical de nombreuses chanteuses; Kate Bush, Kim Wilde, Gloria Gaynor, Anita Baker, Grace Jones ou encore Killy Minogue mais aussi des groupes plus rock tels Depeche Mode. En 1980, il fonde Bandzilla pour interpréter des projets musicaux moins commerciaux mais continue d’assurer ses revenus en travaillant avec des vedettes telles; James Brown, Barry Manilow, Ray Charles, Paul McCartney, Joe Cocker ou Tina Turner mais aussi des boy bands et même Mariah Carey. Côté plus jazz, il a été partenaire de Pat Metheny, Bob Mintzer, Michel Legrand, John Patitucci… Il a enregistré deux albums en tant que guitariste
«Santa Rita»(Sanctuary) and «Club Deranged» (Nucool) et il continue d’animer des émissions radiophoniques. AvecBandzilla Rises!!!, second CD du groupe, il signe un véritable album d’un polyvalent de l’industrie musicale qui a su garder une passion pour des escapades rafr
aichissantes.

Michel Antonelli
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XY Quartet
11. Orbite

Titov, Gagarin, Malcolm Carpenter, Buzz, Valentina Tereshkova, John Glenn, Rakesh, Vladimir Komarov
Nicola Fazzini (as), Saverio Tasca (vib), Alessandro Fedrigo (bg), Luca Colusssi (dm)
Enregistré en 2017, San Biagio Di Callalta (Italie)
Durée: 48' 57''
Nusica.org 452 (www.nusica.org)


Après Idea F et 05, voici le troisième album du XY Quartet publié par Nusica.org, jeune label italien qui en est à sa onzième production. Ce quartet repose sur deux leaders, Nicola Fazzini et Alessandro Fedrigo, fondateurs du groupe, qui se partagent également les compositions, à l’exception de deux morceaux signés par Saverio Tasca. Pour cet opus, ils se sont inspirés des cosmonautes qui ont marqué leur enfance. Ces musiciens sont nés dans les années soixante-dix, la grande époque de la conquête spatiale, et déjà, dans le volume précédent, on trouvait quelque inspiration venue de ces événements. Chaque morceau porte ainsi le nom d’un ou d’une cosmonaute.
La musique du XY Quartet a évolué vers encore plus de dépouillement, mêlant différentes influences contemporaines, qui se font oublier, tant elles sont en osmose, donnant une écriture à la fois riche et reposant sur l’art de la litote. Ces quatre-là sont tout à fait dans le courant qui se dessine chez pas mal de jazzmen italiens, courant qui semble mené par Claudio Fasoli. Tendance qu’on trouve aussi en France chez Oilvier Bogé, par exemple. Musique épurée avec un saxophoniste alto qui joue sans vibrato mais avec un son cuivré, chaud, beaucoup de présence et une belle inspiration. Le vibraphoniste a bien intégré les jeux de Milt Jackson et Gary Burton: un son très pur, du cristal, avec un positionnement harmonique exemplaire. Le batteur est léger, précis, avec de belles attaques franches. Le bassiste joue de la guitare basse, un son qui ajoute au rendu de la formation. On goûtera toutes ces qualités sur «Rakesh» avec un solo du soprano sur une tessiture resserrée, d’autant plus expressive, et un solo de vibraphone inspiré et chauffant. Le quartet fonctionne souvent sur le dialogue sax-vibraphone, comme dans «Malcolm Carpenter», dans lequel répons et unissons vont crescendo. On a une véritable écriture de groupe, avec un son unitaire où pourtant chaque musicien trouve sa propre expression sans empiéter sur l’autre; citons en exemple «Valentina T...», un équilibre parfait.Cet XY Quartet fondé il y a six ans dans le nord de l’Italie, très apprécié par la presse spécialisée transalpine, a déjà un beau passé de concerts.

Serge Baudot
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Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLes Fils Canouche
La Fasciculation

Tabadabada, Hernie Fiscale, Croma Quedam, Maura Fernanda, La Fasciculation, Beyu, Seven Ut,Swing in a Bikini, Pipeline Theory, Youpinouche
Xavier Margogne (g), Stéphane Cozic (b), Samuel Thézé (cl), Maxime Perrin (acc) + Olivier Kikteff (g)
Enregistré en 2017, Paris
Durée: 52’
VLAD Productions (Socadisc)

Les Fils Canouche se sont formés à deux guitares en 2005, puis sous la forme d’un quartet qui a pris sa forme actuelle en 2012. Après quelques six-cents concerts, ils sortent leur quatrième disque. Ils produisent une musique à l’intersection du jazz Django, des musiques balkaniques et de la musique de Piazzola. Ces trois influences, revendiquées, font très bon ménage, avec des musiciens qui possèdent une technique d’aujourd’hui, et s’expriment sans imiter l’ancien. C’est donc un mélange assez savoureux, pas du tout world music, mais une expression contemporaine de la tradition Django.
«Tabadabada» nous vaut une splendide partie de clarinette basse; Samuel Thézé possède un phrasé fluide et véloce avec de belles inflexions. Dommage qu’il ne joue pas plus sur cet instrument. Il est tout aussi brillant sur la clarinette soprano avec un jeu assez marqué Balkans. «Croma Quedan» est une sorte de valse à cinq temps avec un beau partage des quatre garçons. Une autre valse, plus manouche, «Maura Fermand» avec une guitare du côté Django, qui doit être celle de l’invité. Restons dans la valse lente cette fois, mais swing, avec «Beya» jouée avec une grande sensibilité en duo clarinette-accordéon. «Pipeline Theory» nous emmène droit chez Piazzola et son style tango. Retour au swing façon Django avec «Swing in the Bikini», très plaisant. «Youpinouche » clôt de manière virevoltante ce disque où le clarinettiste fait décidemment merveille.
Une belle façon de revitaliser cette forme de jazz.

Serge Baudot
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Henri Texier
30 ans à la Maison de la Culture d'Amiens

Colonel Skopje, Mucho calor, Don’t Buy Ivory Anymore, Barth’s Groove, Y’a des vautours au Cambodge, Desaparecido, Noises
Henri Texier (b), Michel Portal (anches, bandonéon), Thomas de Pourquery (as), Manu Codja (g), Bojan Zulfikarpasic (ep), Edward Perraud (dm)
Enregistré le 3 mars 2016, Amiens (80)
Durée : 1h 10' 27''
Label Bleu 06730 (L’Autre Distribution)


Pour fêter ses 30 ans d’existence, Label Bleu a proposé à Henri Texier, le musicien qui a enregistré le plus d’albums sous ce label (une vingtaine), une carte blanche. Le contrebassiste a choisi de mélanger de nouveaux musiciens du label, Thomas de Pourquery et Edward Perraud, à de vieux compagnons de musique: Michel Portal, Manu Codja, Bojan Zulfikarpasic. Mélange détonnant et parfaitement réussi pour ce concert enregistré en public à la Maison de la Culture d’Amiens.
Les morceaux sont tous de la plume d’Henri Texier, peu ou très connus, comme «Colonel Skopje», qui démarre sur un bel et long ensemble à l’unisson mettant en valeur cette splendide mélodie, brisée par quelques conciliabules des anches, une sorte d’engueulade qui s’achève sur un solo de batterie qui réconcilie tout le monde. Et «Don’t Buy Ivory Anymore», sorte de valse lente sur laquelle le pianiste et le contrebassiste s’expriment à merveille et avec délicatesse. Des atmosphères différentes, mais toujours le même son d’ensemble et le développement mélodique, atmosphères dans lesquelles le guitariste fait merveille. Que ce soit aux anches ou à la clarinette basse, Michel Portal est dans un grand jour, ainsi qu’au bandonéon sur «Y’a des vautours au Cambodge» qui débute par un long solo de contrebasse avant le chaloupé du bandonéon, à noter l’échange avec la guitare; et le solo à l’alto de Pourquery dans une veine Garbarek, en plus chaud, plus suave. «Desaparecido» nous vaut un délire des saxes, un solo rentre dedans du pianiste. Tous sont au sommet. Le concert se termine par «Noise » sur un rythme des îles; ça sent le soleil, la joie, le bonheur et le plaisir de jouer ensemble, c’est léger, lyrique et dansant. Un disque qui fête en beauté ce Label Bleu et le jazz. Longs et chaleureux applaudissements.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLisa Lindsley
Long After Midnight

Long After Midnight, Star Eyes, The House Is Haunted, Heat Wave, Skylark's Song, I Walk a Little Faster/Manhattan, Diamonds Are a Girls Best Friend, Love You Didn't Do Right by Me, Mellow Yellow, The Surry With the Fringe on Top, When You're Smiling/Pennies From Heaven
Lisa Lindsey (voc), Esaie Cid (as,cl,fl), Laurent Marode (p), Jeff Chambers (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré à Paris, date non communiquée
Durée: 48' 31''
Black & Blue 814.2 (Socadisc)

Originaire d'Oakland (Californie), la chanteuse Lisa Lindsley a profité d'un long séjour à Paris pour enregistrer quelques standards de l'American Song Book avec Jeff Chambers, son contrebassiste californien habituel (qui a fait ses classes avec le pianiste et vibraphoniste Buddy Montgomery) et l'appui de musiciens parisiens de grand talent: Mourad Benhammou, Laurent Marode et le Catalan Esaie Cid. Dénué de toute fanfaronnade, le résultat ne manque pas de charme. La voix est claire, bien en place, d'une grande justesse, témoin la version de «When You're Smiling», seulement soutenue par Mourad Benhammou. Pour autant, c'est l'accompagnement, de grande classe, qui fait tout l'intérêt de ce disque qui aurait été parfait dans une version instrumentale...

Daniel Chauvet
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Jim Snidero
MD 66

MD 66, Recursion, Free Beauty, Unified, Who We've Known, Un4scene, Blue in Green, Purge
Jim Snidero (as), Alex Sipiagin (tp), Andy LaVerne (p), Ugonna Okegwo (b), Rudy Royston (dm)
Enregistré le 22 avril 2016, New York
Durée: 52' 29''
Savant 2156 (www.jazzdepot.com)

Bien que sa carrière soit encore peu connue de ce côté-ci de l'Atlantique, voici le vingtième album en leader de l'altiste Jim Snidero (60 ans). A ses débuts, il a tenu un pupitre dans l'orchestre de Toshiko Akiyoshi, tout comme le trompettiste du groupe, le Russe Alex Sipiagin, dans le Mingus Big Band. Le pianiste, Andy LaVerne, leur aîné, est, lui, connu depuis ses aventures avec Stan Getz, Sinatra ou Dizzy Gillespie. Quant aux benjamins de la formation, ils ne manquent pas d'expérience: le contrebassiste Ugonna Okegwo s'est illustré aux côtés de Jacky Terrasson et de Tom Harrell, tandis que le batteur Rudy Royston s'est fait remarquer auprès de Ravi Coltrane et de Branford Marsalis.

Et de l'expérience il en faut pour aborder les compositions de Jim Snidero, celle d'Andy LaVerne ou la reprise «Blue in Green», toutes destinées à rendre hommage à la musique de Miles Davis vers 1966, d'où le titre «MD 66» qui donne son nom à l'album. Son quintet, pas encore électrique comptait alors dans ses rangs Wayne Shorter (ou George Coleman) au sax, et la rythmique de rêve Herbie Hancock (p), Ron Carter (b) et Tony Williams (dm). Si la musique de ce CD n'a pas le caractère novateur et prophétique de l'original, il semble pourtant (signe des temps qui passent?), qu'elle gagne en dynamisme et en audace. A vos platines! Pas besoin d'en dire davantage, c'est tout simplement superbe.
Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Jane Ira Bloom
Early Americans

Song Patrom, Dangerous times, Nearly, Hips & Sticks, Singing the Triangle, Other Eyes, Rhyme or Rhythm, Mind Gray River, Cornets of Paradise, Say More, Gateway to Progress, Big Bill, Somewhere
Jane Ira Bloom (ss), Mark Helias (b), Bobby Previte (dm)
Enregistré les 16 et 17 juillet 2015, New York
Durée: 52' 22''
Outline 142 (www.janeirabloom.com)

Musique «expérimentale»?... Le type de formation (soprano/contrebasse/batterie) le laisse pressentir autant que la réputation de la saxophoniste Jane Ira Bloom de «pionnière des effets électroniques» et de «grande prêtresse» de l'abstraction pour son illustration musicale de tableaux de Jackson Pollock. Pourtant, à l'écoute, aucune violence, aucun excès. On discerne même souvent une construction jazz assez classique (thème-impros- modulations-reprise du thème) et un vrai sens des mélodies. Peu connue du grand public mais adulée par ses pairs (un astéroïde porte même son nom), elle a étudié aux côtés de George Coleman et notamment joué avec Charlie Haden, Ed Blackwell et, en duo, avec le pianiste Fred Hersch. Parfaitement soutenue par deux accompagnateurs «experts», sa musique, bien que très originale, reste attrayante et limpide.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Jean-Michel Davis
Vibraphone jazz

Yesterday Vibes: Stardust, My Romance, Too Blue, Prelude to a Kiss, Somday My Prince Will Come, Stella By Starlight, Invitation, Star Eyes, Carinhoso; Good Vibes Triptych: Luba, Song For Nora, Dancing in The Sky, Fay Douce; Ethereal Vibes: After You, Deux Points Magenta, Interlude, Mondeville, Crystal Silence
Jean-Michel Davis (vib, marimba), Frédéric Loiseau (g), Raphaël Scwab (b), Julien Charlet (dm) + Juliette Davis (voc), Joachim Polack (g), Guillaume Broquin (cga)

Enregistré les 3 juin et 2 juillet 2016, Montreuil-Sous-Bois

Durée: 1h 09'
Fremeaux & Associés 8534 (Socadisc)

En trois volets, Jean-Michel Davis revisite l’histoire du vibraphone ou marimba dans le jazz. Avec «Yesterday Vibes», première époque, plus traditionnelle, il rend différents hommages, à Lionel Hampton, avec «Stardust» où il reprend le solo improvisé du maître lors d’un concert à Amsterdam, avec «Too Blue» pour saluer Victor Fieldman et Milt Jackson ou avec «Prelude to a Kiss» pour Red Norvo qui l’avait joué en trio avec Mingus au violoncelle et Tal Farlow à la guitare. Cette première partie reprend les arrangements qu’il a relevé pour sa méthode 10 études pour Vibraphone Jazz (Editions Salabert). Une introduction qui situe parfaitement l’originalité de cet instrument dans le jazz et qui permet d’apprécier un groupe de qualité. Second volet avec «Good Vibes Triptych», trois compositions originales suggérées par l’actualité de sa vie familiale et de son entourage. «Song For Nora» est dédiée à sa mère et lui a été inspirée lors d’une séance du pianiste Philippe Saisse en compagnie du batteur Vinnie Colauita. Troisième partie, «Ethereal Vibes», qui revisite son répertoire, sa méthode, ses compositions et celles de compositeurs modernes tels Mike Stern («After You») ou Chick Corea («Crystal Silence»), première période du Return to Forever ou en duo avec Gary Burton. Didactique et pédagogique, ce long album s’écoute avec réel plaisir, et n’oppose pas d’autre enjeu que de conter en bonne compagnie et avec calme cet instrument, compagnon de sa vie. Le petit livret qui complète ce disque présente avec clarté la démarche du percussionniste; ceux qui voudraient mieux le connaître peuvent le retrouver dans différents groupes tels Les Primitifs du Futur, Novelly Fox, Les Movies Swingers et/ou lire ses deux méthodes historiques pour vibraphone jazz.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBilly Childs
Rebirth

Backwards Bop, Rebirth, Stay, Dance of Shiva, Tightrope, The Starry Night, The Windmills of Your Mind, Peace
Billy Childs (p), Steve Wilson (as, ss), Hans Glawischnig (b), Eric Harland (dm) + Claudia Acuna, Alicia Olatuja (voc), Ido Meshulam (tb), Rogerio Boccato (perc)

Enregistré les 2 et 4 décembre 2015, New York

Durée: 57'
Mack Avenue 1122 (www.mackavenue.com)

Le pianiste californien, Billy Childs est surtout connu pour ses arrangements et productions. Malgré ses talents d’instrumentiste, il reste à découvrir. Formé à l’University of Southern California, il se dit aussi bien influencé par Herbie Hancock, Keith Emerson, Chick Corea que par Paul Hindeminth, Maurice Ravel et Igor Stravinsky. Il a forgé ses armes dans les groupes de J.J. Johnson puis de Freddie Hubbard. A partir des années 80, il travaille pour Diane Reeves et obtient un Grammy Awards pour sa réalisation de l’album The Calling: Celebrating Sarah Vaughan. On retrouve souvent dans ses employeurs des chanteurs tels que Sting, Michael Bubble, Gladys Knight, mais aussi le violoncelliste Yo-Yo Ma. Il a également signé plusieurs commandes associant grand orchestre et soliste jazz notamment avec Roy Hargrove, Wynton Marsalis, Régina Carter…
Il propose avec
Rebirth un ensemble plus resserré qui nous permet d’apprécier ses compositions complétées de titres de Michel Legrand et de Horace Silver. Son style semble proche de la musique classique, les thèmes sont sophistiqués mais interprétés sobrement, son toucher expressif et lyrique se double d’une technique sans faille. Rebirth peut nous apparaître comme une suite, une progression pour musique de chambre chaudement interprété. Les voix des chanteuses, Claudia Acuna sur Rebirth ou celle de Alicia Olatuja sur Stay sont poignantes et sont utilisés comme des bijoux au creux de leur écrin. Steve Wilson apporte un souffle déroutant dans une atmosphère souvent bien tempéré et toujours maîtrisé, qui éclate constamment. A noter la très belle interprétation des «Moulins de mon cœur» de Michel Legrand où Billy Childs, musicien que l’on pourrait taxer de trop de sagesse, s’affirme comme un excellent soliste. Autre moment magique, le final en duo avec Steve Wilson sur une superbe version de Peace d’Horace Silver; on n’avait pas entendu d’aussi belle version depuis celle de Chico Freeman, en 1979 sur l’album Spirit Sensitive.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

MAM
25 ans

Titres détaillés dans le livret
Viviane Arnoux (acc, voc), François Michaud (vln, avln) + François Parisi (acc, CD2) et, selon les titres, Alain Grange (cello), Olivier Marc, Sylvain Pignot, Xavier Desandre-Navarre (dm, perc)
Enregistré entre 1995 et 2017, lieux précisés dans le livret
Durée: 1h 13' 49'' + 52' 11''
Buda Musique 860315 (Socadisc)


MAM
Jazz in My Musette (DVD)

Titres détaillés dans le livret
Viviane Arnoux (acc, voc), François Michaud (vln, avln), François Parisi (acc)
Enregistré le 17 juin 2010, Montanaire (Suisse)
Durée: 1h 07' 50''
La Seine TV (www.mammusique.eu)

Complices depuis 1992, l’accordéoniste Viviane Arnoux et le violoniste François Michaud (également à l'alto) ont fondé MAM, formation à géométrie variable (duo, trio, quartet, etc.) et dont le spectre musical est pour le moins étendu. A l’occasion de ses 25 ans d’existence, MAM propose une anthologie en deux CD de ses enregistrements, agrémentée de quelques inédits, sobrement intitulée 25 ans. Le premier CD, au fil de ses dix-sept titres, nous permet d’apprécier l’éclectisme du groupe –dont le point d’ancrage est la folk et la musette– tel qu’il a pu se manifester dans sa discographie la plus récente: Brassens passionnément (2009, autoproduit), une relecture délicate des chansons du guitariste en compagnie de la chanteuse Guénaelle Fériot; Paris Village (2011, Buda Musique), très jolie suite, douce et mélancolique, composée à quatre mains; Musique acoustique machines (2010, Buda Musique) et Human Swing Box (2015, Buda Musique) à ranger sous l’étiquette «electro-swing».
Le lien véritable avec le jazz se manifeste dans le second CD de cette anthologie 25 ans, consacré au projet Jazz in My Musette qui, depuis l’album éponyme paru en 2005, est développé en collaboration avec François Parisi (acc). Rencontre originale et onirique entre valse-musette, chanson, folk et tradition Django Reinhardt, la démarche donne lieu à quelques jolies pépites dont une pétillante reprise de «Minor Swing». Un DVD sorti conjointement, Jazz in My Musette, nous en offre la version filmée. Polymorphe, MAM emprunte, en compagnie de François Parisi, le chemin d’un jazz aux accents populaires, puisant conjointement aux sources du Mississippi et de la Seine, et qui trouve à s’épanouir sur des compositions à la poésie singulière, telle «Folk in My Musette», dont le titre résume à lui seul l’épopée sonore de ces joyeux troubadours depuis un quart de siècle.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLia Pale
The Schumann Song Book

First Green (Erstes Grün), Lotus Blossom (Die Lotusblume), I Don't Complain (Ich Grolle Nicht), The Maiden (Die Sennin), Dedication (Widmung), Autumn Song (Herbstlied), When This Song Starts Playing (Hör' Ich Das Liedchen Klingen), In The Morning (Morgens Steh' Ich Auf Und Frage), In a Wonderful Sweet Hour (Ich Will Meine Seele Tauchen), My Friend, My Shade, My Guard (O Freund, Mein Schirm, Mein Schutz), First Pain (Nun Hast Du Mir Den Ersten Schmerz Getan), I Can't Believe It (Ich Kann's Nicht Fassen, Nicht Glauben), Deep, Dark, Black (Es Stürmet Am Abendhimmel), In My Dreams I've Been Crying (Ich Hab' Im Traum Geweinet), Sweet Violets (Märzveilchen), Night of the Moon (Mondnacht),
Lia Pale (voc, fl, trad), Mathias Rüegg (p, arr), Hans Strasser (b), Ingrid Oberkanins (dm), avec selon les thèmes Roman Jánoška (vln), Stanislas Palúch (vln), Mario Rom (flh, tp)
Enregistré le 3 novembre 2016, au Porgy and Bess de Vienne (Autriche)
Durée: 50' 44''
Lotus Records 17048 (www.liapalemusic.com)

Après Schubert (Gone Too Far, repris et augmenté en 2017 sur Winter’s Journey, Lotus Records 17046), Lia Pale et son réputé complice Mathias Rüegg vont continuer d’étonner dans la construction d’une œuvre originale qui consiste à réactiver l’héritage romantique, ici Schumann, musical mais aussi poétique, viennois en particulier. Elle et il intègrent dans ce projet hors du commun, savant et ouvert, autant la tradition d’Europe continentale que des formes musicales contemporaines, le jazz en principal (par le type de formation, certaines inflexions de l’expression, l’esprit de la musique avec les contre-chants de trompette ou violon, la place de la section rythmique); pas seulement jazz, car on perçoit clairement chez Lia Pale et Mathias Rüegg, comme chez les violonistes, d’autres traditions d’Europe centrale, classiques et populaires. Poursuivant la synthèse, The Schumann Song Book fait bien sûr référence à ces grands opus d’Ella Fitzgerald dont nous vous parlons en cet hiver 2017-2018 consacrés aux auteurs-compositeurs originaires pour la plupart d’Europe centrale, et affiche dans l’esprit le rattachement au jazz. Si la thématique est plus pastorale que populaire (dans le cas américain) et la musique plus savante au plan de l'écriture, ce projet a aussi pour vocation d’explorer un patrimoine poétique et musical, et qu’il le soit par des «natifs» (ou d’adoption) de cette culture est un gage d’authenticité.
Ces enregistrements ambitieux font donc appel à l’imagination et à la curiosité de l’auditeur, peut-être plus qu’à l’ordinaire, car ils évoquent des références habituellement éloignées entre elles, et Lia Pale (aidée par Anne Gabriel) universalise l’accès à ce répertoire par une traduction en anglais (plusieurs textes d’Heinrich Heine parmi d’autres auteurs) pendant que Mathias Rüegg arrange la musique de Robert Schumann avec son habituel savoir-faire, le modelant aux besoins du projet, avec légèreté et humour («Sweet Violets») ou intensité et précision selon les moments.
Lia Pale a des qualités de cantatrice par la justesse de son expression, très musicale toujours, flûtiste parfois («I Don’t Complain», «Dedication», «Autumn Song»); Mathias est le parfait metteur en scène de cet ensemble, le décorateur de ce théâtre par son jeu de piano («Autumn Song»), et les musiciens sont comme toujours d’excellents instrumentistes, les habituels complices de la section rythmique, comme les solistes Mario Rom («First Green») et Roman Jánoška («I Can’t Believe It»), doués d’un très beau son.
Cette création, parce qu’elle fait appel à des textes et une musique extra-américaine, pourrait faire penser que nous sommes à des années-lumière du jazz, mais à bien y réfléchir, ce n’est pas très différent dans l’esprit de la tradition de la grande chanson française qui emprunta au jazz tout en développant un fond original très distinct, texte et musique, car le blues en est bien sûr absent, la respiration rythmique différente comme le vécu.
Ce chemin choisi par Lia Pale et Mathias Rüegg est une aventure, pas sauvage dans une terre vierge (à l’américaine), mais plutôt poétique dans un monde oublié redécouvert d’un œil neuf (à l’européenne): une découverte indispensable pour les amateurs d’œuvres sonores originales, culturellement enracinées, hors des modes et du temps.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBen Sidran
Picture Him Happy

Another Old Bull, Big Brother, College, Discount Records I Might Be Wrong, Picture Him Happy (Sisyphus Goes to Work), Shaboogie, Thank God For The F Train, Too Much Too Late, Was, Who Are You
Ben Sidran (p, voc), John Ellis (st), Will Bernard (g), Will Lee (b, voc), Leo Sidran (dm, vib, voc), Moses Patrou (perc, voc), Trixie Waterbed (voc)

Enregistré du 12 au 18 septembre 2016, New York

Durée: 45' 28''

Bonsaï Music 170301 (Sony Music)

Le pianiste-chanteur Ben Sidran a mené une carrière couvrant une large spectre de la musique populaire américaine: rock’n’roll, boogie-woogie et jazz. On retrouve ces trois inspirations dans son dernier disque, pour le meilleur. Le groupe s’exprime dans un style qu’on peut qualifier de mainstream, sans affèteries; ça joue, en place, avec chaleur, swing et mélodie, dans un plaisir partagé. Ben Sidran possède une voix bien timbrée, virile, une belle diction; il chante les mots, restant dans le médium grave de la tessiture. Pas de prouesses, de la simplicité, il chante, c’est tout. Son jeu de piano est du même type, ce qui crée une bonne unité d’expression. Il utilise souvent le parlé-chanté, ou bien le parlé rythmé, qui a préfiguré le rap, comme dans ««Too Much Too Late», dans lequel il raconte une histoire, ou encore «Thank God For The Train». Dans «Shaboogie» sur tempo médium, et beaucoup d’autres morceaux, on retrouve avec plaisir la veine boogie-woogie, assez délaissée de nos jours. D’autres morceaux sont traités plutôt rythm’n’blues, tel «Another Old Bull». Pour le sens mélodique écouter «I Might Be Wrong» ou «Was» sur tempo médium, avec un beau solo de guitare puis de sax.Ce CD qui nous offre un jazz limpide, tout de plaisir, avec des musiciens qui à l’évidence se régalent, est une bonne surprise, dont il faut profiter.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Vittorio Silvestri
Soulful Days

The Best Things in Life Are Free, Played Twice, How Deep Is the Ocean?, Opportunities , The Things We Did Last Summer, Subconscious Lee, These Are Soulful Days, Sippin' at Bells, I Should Care, The End of a Love Affair
Vittorio Silvestri (g), Philippe Rosengoltz (p), Michel Altier (b), Michael Santanastasio (dm)
Enregistré en juillet-août 2015, Marguerittes (Gard)
Durée: 59' 39''
Autoproduit VS4tet 01 (www.parisjazzcorner.com)


Une découverte indispensable! Vittorio Silvestri, 46 ans, fait le bonheur de la scène autour de Montpellier, mais il n’encombre ni les bacs, ni les scènes du jazz. Passé sous les radars des programmateurs comme de la production discographique, il n’a à son actif que quelques enregistrements, en groupe et en sideman, qui laissent entendre sa virtuosité mais peu les qualités jazziques dont il fait preuve dans cet opus. Pétri dans la pâte dont on fait les grands guitaristes de la tradition, il possède tout à la fois le jeu en accord à la Wes Montgomery («Opportunities»), la touche de blues indispensable et la musicalité («The Things We Did Last Summer»), la danse («These Are Soulful Days») héritées de la tradition italienne de la belle guitare dans le jazz de Joe Pass à Pat Martino. On peut réécouter ce disque sans limite avec toujours plus d’attention et de plaisir parce qu’il poosède de multiples richesses. Il appartient déjà à la grande histoire du jazz. Elevé dans la musique et dans le jazz, Vittorio Silvestri s’est ici approprié une culture qui apporte à son jeu cette touche de blues et de swing qui manque à tant de guitaristes de jazz actuellement, et pas des moindres en notoriété. Vittorio fait corps avec son instrument et laisse sa virtuosité servir une expression enracinée, celle post bop qui commence dans les années 1950-60 et qui a trouvé chez Blue Note en particulier, mais pas seulement, ses lettres de noblesse.
Cet enregistrement est en effet construit à l’ancienne, avec un excellent choix de standards du jazz et de la musique populaire, de Thelonious Monk, Miles Davis, Cal Massey et Lee Konitz à Irving Berlin et Sammy Cahn, plus un bon original. L’enchaînement des titres est parfaitement réussi, le livret est sobre, mais il manque un bon texte à propos d’un musicien et d’un groupe aussi peu connus. Car la deuxième qualité de cet opus est de réunir quatre musiciens parfaitement en phase sur l’esthétique, l’esprit et la musique: Vittorio Silvestri, installé dans la région de Montpellier comme ses compagnons, alterne sa vie musicale entre la France et l’Italie. Philippe Rosengoltz a étudié le piano à Reims, travaillé comme pianiste, arrangeur avec Jérôme Savary de 2008 à 2012. Il évoque la grande tradition du piano jazz post Oscar Peterson en général et McCoy Tyner parfois («Played Twice»), avec une qualité d’écoute qui contribue à la qualité de ce disque. Michel Altier, qui a découvert le jazz avec Guy Labory, le fondateur aujourd’hui disparu du festival Jazz à Nîmes, est un bassiste de référence dans la région, «le plus connu» du groupe. Ils forment avec Michael Santanastasio une belle section rythmique. Le batteur, italo-américain, venu de New York en 2005, a étudié avec Jimmy Heath et les regrettés Alan Dawson, Roland Hanna. Il a côtoyé dans sa vie outre-Atlantique Bobby Watson, Bobby Porcelli, Bill Pierce et, localement, il a joué avec Daniel Huck. Comme ses compagnons, dans cet enregistrement, il est à l’écoute, musical avant tout. Tous participent à ce disque de jazz où la musique ne se cherche pas parce qu’elle est au centre de la culture jazz. Cet indispensable Soulful Days, qui fait peut-être référence à l’album réunissant Don Patterson, Pat Martino, Jimmy et Albert Heath (Muse), porte dans son titre comme dans la musique la grandeur et la nostalgie d’une autre époque. Pourquoi est-ce seulement le premier disque de jazz de cette qualité de Vittorio Silvestri? Mystère, il a du jazz plein les doigts! Pour la suite, pour l’artiste et pour le jazz, on les croise (les doigts).

Yves Sportis
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Adrien Chicot
Playing in the Dark

Late, Fourth Floor, Under The Tree, Blue Wall, Key For Two, Playing In the Dark, Bacpack, Lush Life, Sunset With the Birds
Adrien Chicot (p), Sylvain Romano (b), Jean-Pierre Arnaud (dm)

Enregistré en juillet 2016, Pompignan (Gard)

Durée: 41’

Gaya Music Production 034 (Socadisc)


Malgré le titre de l’album, la musique d’Adrien Chicot scintille dans la lumière et brille d’un feu endiablé. Après un premier album, All In, très réussi, le jeune pianiste reprend la même équipe et ranime la flamme qui le porte en première ligne de la jeune garde française. Son trio, avec Sylvain Romano et Jean-Pierre Arnaud tourne comme un seul homme et livre tous les combats. On avait déjà remarqué Adrien Chicot au sein du quartet de Samy Thiebaut (ts) et du quintet de Julien Alour (tp), qu’il servait parfaitement. Mais en leader son rôle et son talent s’affirment encore plus. Punch, rythme, souffle tout contribue à la qualité et l’efficacité de ces neuf titres: pas de temps mort, direct à l’essentiel. A l’exception de «Lush Life» de Billy Strayhorn, le répertoire entièrement signé de sa main varie les climats et donne un album complet, très agréable à écouter. En véritable symbiose, la rythmique transcende le clavier qui n’a de cesse d’élever le dialogue vers le firmament. Clarté du son des instruments et qualité de l’enregistrement servent ce second album. Son salut au répertoire de Duke Ellington se veut en solo et le pianiste n’a pas à rougir de sa version, qui tient la comparaison avec les maîtres d’outre-Atlantique. Pour calmer les esprits, «Sunset With the Birds» est introduit et parsemé de chants d’oiseaux qui rapidement s’envolent vers un horizon lointain déclinant comme le coucher attendu et nous apaisent.


Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBen Rando
True Story

Walk Along, True Story, One Heart, Clear Midnight, Better Angels, Sail, Moments, Dandy’s Waltz, Peace
Ben Rando (p), Sarah Elisabeth Charles (voc), Yacine Boularès (ts), Federico Casagrande (g), Sam Favreau (b), Cedrick Bec (dm)

Enregistré en juillet 2016, Saint-Cannat (13)
Durée: 48'

Onde Music 3 (InOuïe)

Bien qu’il s’agisse du premier album sous son nom, le pianiste et compositeur Benjamin «Ben» Rando avait déjà fourbi ses armes avec deux productions soignées, celle de la chanteuse Anna Farrow, Days & Moods, et celle du quintet Dress Code, Far Away, qu’il dirigeait. Son rôle dépasse largement celui du musicien et il intervient dans la prise de son et le mixage dans le Studio Eole qu’il a créé dans la campagne aixoise. True Story nous invite à écouter ses dernières compositions. Il est ainsi l’auteur de la totalité des titres, à l’exception de Peace d’Horace Silver. A ses côtés, on retrouve sa rythmique habituelle, solide et confortable, et un plateau international avec des compagnons de route tels le saxophoniste franco-tunisien, Yacine Boularès, le guitariste italien, Federico Casagrande et la chanteuse haïtienne Sarah Elisabeth Charles. Surprise ou coïncidence de l’actualité, ses trois invités viennent de faire paraître leur propre album respectif. On retrouve tout au long de cette «histoire vraie» un climat au beau fixe, tel le caractère calme et apaisant du leader qui nous délivre une suite de titres bien enchainés, comme un voyage du solitaire vers l’apaisement final. Nulle esbroufe ici, les solos sont au moment voulu et ne s’éternisent pas, un album au temps resserré que l’on écoute d’une seule traite. Quelques clins d’œil à l’atmosphère de musiques de films, une voix brésilienne qui fredonne au lointain (Flora Purim?), ballades et balades sur des sentiers tranquilles, les musiciens sont complices d’un moment volé d’un bel après-midi méditerranéen. La voix charmante de Sarah Elizabeth Charles accompagne le pianiste sur la majorité de l’album et que ce soit de l’introduction «Walk Along» au final «Peace» sa présence accentue la quiétude et la chaleur de l’album. A noter que la chanteuse est la protégée de Christian Scott qui a produit son album.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

Michel Pastre Quintet
Feat. Dany Doriz & Ken Peplowski

Downhome Jump, Shoe Shiners Drag, Avalon, Singin’ the Blues, Hampton Stomp, Don’t Be That Way, Jack the Bellboy, Ring Dem Bells, Moonglow, Airmail Special, Six Appeal, Flying Home
Michel Pastre (ts), Malo Mazurié (tp), David Blenkhorn (g), Sebastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm) + Ken Peplowski (cl), Dany Doriz (vib)
Enregistré les 26 janvier et 27 février 2017, Dreux (28)

Durée: 48'49''
Autoproduit MPQ002 (mpastre@sfr.fr)

Ce disque en hommage à Lionel Hampton s’inscrit dans la suite du précédent album de Michel Pastre, l’indispensable Charlie Christian Project (Jazz Hot n°673). Le vibraphoniste et le guitariste ayant été associés au sein des petites formations de Benny Goodman (on en conserve la trace dans un enregistrement du Benny Goodman Sextet d’octobre 1939), c’est donc une évocation de ces trois grands musiciens qui nous est ici proposée. Membre de l’excellente Section Rythmique (qui accompagnait déjà Michel Pastre dans l’enregistrement antérieur), David Blenkhorn endosse de nouveau le costume de Charlie Christian. Alors que la formation est ici enrichie de la présence de Malo Mazurié (un des grands talents de la nouvelle génération), elle accueille deux invités de marque: Ken Peplowski, souvent comparé à Benny Goodman et qu’il accompagna d’ailleurs (au saxophone ténor) ainsi que Dany Doriz, fils spirituel de Lionel Hampton auquel il ne cesse de payer son tribut de concert en concert; soit deux solides interprètes à la filiation assumée. On a donc ici affaire à une réunion de solistes tous du meilleur niveau, à commencer par le leader, Michel Pastre, dont l’expressivité est à son sommet (il est magnifique sur «Moonglow»); le ténor nîmois ayant assimilé le jazz au point de le pratiquer avec la même authenticité que les saxophonistes de culture afro-américaine. Le dialogue avec Malo Mazurié est particulièrement intéressant d’autant que le jeune homme ne cesse de nous épater par l’intensité de son jeu. Comme à son habitude, la rythmique Blenkhorn-Girardot-Nouaux nous réserve un accompagnement au cordeau. On note les solos inspirés de David Blenkhorn, joliment bluesy sur «Singin’ the Blues», le soutien impeccable de Sebastien Girardot et les introductions énergiques de Guillaume Nouaux («Avalon» et «Hampton Stomp»). Enfin, les deux maîtres du swing invités déroulent une belle démonstration: Ken Peplowski (aérien sur «Downhome Jump») comme Dany Doriz (tout en nuances sur «Don’t Be That Way») nous régalent de leurs interventions. Et c’est sans doute le swinguissime «Airmail Special» qui, nous permettant d’apprécier chacun des intervenants, se révèle le titre le plus réjouissant de ce disque dont on savoure chaque note. Splendide.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Akpé Motion
Migrations

The Clock, Désert, Migrations, Bedesakalava, Antsiranana, Aurore, MB de Grande Terre, Automate, Rue Colbert
Alain Brunet (tp, bg, voc), Jean Gros (g), Sergio Armanelli ou Chacha Taua (b), Pascal Bouterin (perc), Hanitra, Julia Caldera (voc)

Enregistré en juillet 2014, Salon-de-Provence (13)

Durée: 46' 43''

Great Winds 3153 (Musea)

Président du festival Parfum de jazz, dans la belle Drôme provençale (voir notre compte-rendu dans ce numéro), Alain Brunet a eu plusieurs vies: grand commis de l’Etat (sous-préfet, conseiller puis chef de Cabinet de Jack Lang au ministère de la Culture et de l’Education nationale, co-créateur de La Cinquième, future France 5…), il n’a jamais cessé d’être parallèlement trompettiste de jazz. Aujourd’hui retraité, le jazz l’occupe à plein temps. Globe-trotter dans l’âme, il rencontre Pascal Bouterin de retour d’un voyage au Togo et fonde avec lui en 2008 le groupe «Akpé» («merci» en togolais).
Migrations
est le deuxième album du groupe (après Loco-Motion en 2014), un album entre musiques du monde et un «jazz psychédélique» qui oscille entre Miles période électrique (la filiation dans le jeu d’Alain Brunet est sans équivoque) et... Pink Floyd. Le disque, qui s’ouvre avec la voix d’Alain Brunet récitant un passage du poème «Exil» de Paul Eluard, évoque l’errance et ses drames épouvantables qui nourrissent l’actualité. Un projet à réserver aux amateurs de fusion et d’explorations transfrontalières.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Albert Bover Trio
Live in Bilbao

How Deep Is the Ocean, Luiza, 45’, Verdad Amarga, Sis per Vuit, Nosferatu, Raynald’s Doubt, The Wedding
Albert Bover (p), Masa Kamaguchi (b), Jorge Rossy (dm)

Enregistré en 2011, Bilbao (Espagne)

Durée: 1h 14'
Moskito Rekords 002 (www.jazz-on.org)

Albert Bover, tout comme Jorge Rossy, sont deux personnalités qui marquent de leur empreinte, depuis plus de trente ans, le jazz en Espagne. Bover place ce disque sous le signe du swing et ne perd pas de temps. Dès les premières mesures de «How Deep Is the Ocean», cette caractéristique du jazz est présente et tant Rossy que le contrebassiste Kamaguchi –installé à Barcelone– y apportent leur contribution. «Luiza» est d’une grande douceur avec des notes égrenées lentement et un travail discret du batteur. Dans «45’», la première des quatre compositions d’Albert, on relève le beau solo de Kamaguchi; le swing entre progressivement et le tempo va en accélérant. Le pianiste offre une version personnelle, une vision jazz, du boléro «Verdad Amarga» à laquelle évidemment les meilleurs des artistes latinos Consuelo Velázquez, Pablo Milanés, José Feliciano… ne nous avaient pas habitués. On apprécie la fluidité du style de Bover. «Sis per Vuit» peine un peu à démarrer mais le swing émerge jusqu’au délicieux decrescendo final. Une certaine appréhension naît à la lecture du titre «Nosferatu». Allons-nous entendre un jazz d’outre-tombe? Ce film muet, historique, a captivé Albert et c’est à une sorte d’hommage à Murnau, son auteur, que nous convie le pianiste-compositeur. Le thème, très nostalgique, n’est pas spécialement jazz mais beau. Toute la science du piano que possède Bover peut être appréciée. Ses partenaires le servent avec discrétion et à propos. Le thème a plu et le public manifeste son plaisir. Que le live est valorisant! Retour au jazz avec une très belle composition d’Albert, «Raynald’s Doubt», une sorte d’hommage à un trompettiste Catalan Raynald Colom. Rossy et Kamaguchi sont excellents derrière Bover et portent une responsabilité dans l’excellent swing. Bon solo de Jorge. Albert Bover offre pour terminer une superbe version de l’œuvre d’Abdullah Ibrahim, «The Wedding». En l’absence d’orchestre à cordes, présent dans The African Suite, ou de saxophones comme lors d’autres prestations de Ibrahim live, toute l’attention se porte sur Bover qui étale sa maîtrise du piano et donne au thème une sensibilité davantage jazz. L’accompagnement se fait tout en nuances et douceur.
Tout au long du disque on sent une parfaite osmose entre les membres du trio qui visiblement on la même perspective sur le jazz
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Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Albert Bover & Marco Mezquida
Live at Sunset. Duo Nosferatu

O Haupt voll Bult und Wunden, Dôce de Coco, Nosferatu, Cleaning Blood off the Keyboards, In Walked Bud, Graceful Ghost Rag, Menguante, Devil May, The Wedding
Albert Bover (p), Marco Mezquida (p)

Enregistré le 25 avril 2015, Girona (Espagne)

Durée: 1h 02’
Autoproduction (www.albertbover.com)

Changement d’ambiance pour ce très beau duo entre Albert Bover et Marco Mezquida (Minorque, 1987). Ce dernier, qualifié d’étoile montante du piano en Espagne –ancien élève du premier–, est aujourd’hui très recherché par ses collègues jazzmen. Si la France l’ignore encore, Marco a déjà écumé les salles d’Espagne et les plus grands clubs de New York, de San Francisco, d’Allemagne, de Hollande, d’Autriche et du Japon. Sa formation classique transparaît dans ce travail live qu’il offre avec son aîné et qui s’annonce dans le premier thème de… Bach. Les deux pianistes ne tardent pas à profiter des possibilités offertes par celui-ci pour s’affranchir de lui, proposer des improvisations, des changements de tempo qui nous rapprochent un peu du jazz. On sent parfaitement, tout au long des thèmes, que ce travail n’a pas été construit mais a jailli in situ au Sunset Jazz Club de Girona. Il est bel et bien le fruit d’une osmose entre deux artistes qui sont en empathie depuis un bout de temps. Ils s’écoutent et on doit supposer qu’ils s’écoutent au-delà de ce disque. On note aussi que le style de l’un influence la manière de jouer de l’autre. Du moins, on le perçoit dans le sens Mezquida-Bover, si on écoute ce disque juste après celui en trio. On peut supposer que l’inverse doit être vrai mais il faudrait mieux connaître le travail de Marco.
Les choix d’Albert Bover quant aux thèmes sortent vraiment des sentiers battus. Le second titre, «Dôce de Coco», est une composition d’un musicien brésilien très peu connu, joueur de mandoline, Jacob do Bandolim. C’est un chorro dans lequel Mezquida apporte de la vigueur. La seule composition de Bover inclue ici, «Nosferatu», garde l’esprit qu’elle possède dans le disque en trio, un tempo lent, une grosse charge de mystère, des modulations permanentes. Là comme ailleurs les deux artistes n’ont aucunement un rôle défini. Marco lance le thème puis la musique va et vient au gré de leurs désirs. Si jamais leurs interventions dans la conversation se chevauchent, immédiatement l’un ou l’autre reprend le dialogue. Rôle de la main droite, de la main gauche, tout ça n’a pas de sens dans leurs échanges. Mais le fait de pouvoir écouter Albert dans l’oreillette gauche et Marco dans la droite est un bonus pour bien appréhender le style de chacun, la maturité de Bover et la fraicheur de Mezquida, de mieux noter les prises de parole successives mais aussi de percevoir cette influence qu’ils exercent l’un sur l’autre Bover attribue le thème suivant à un Nosferatu sorti de son imaginaire. A peine quinze secondes de plaisanteries musicales! Sur le thème de Monk,«In Walked Bud»,on entre davantage dans le jazz bien que Monk soit trituré dans une alternance de questions-réponses entre Albert et Marco. L’utilisation du stride est aussi une référence-hommage à Thelonious. Le thème est prétexte à de belles improvisations de la part de nos deux pianistes. Ça swingue tout au long des six minutes et demie. Sous le casque, on perçoit bien qui joue quoi et quand et c’est un atout pour bien appréhender chacun des pianistes. Un bon moment de musique que les plus classiques des jazzophiles apprécieront. Bover continue de chercher l’inspiration chez d’excellents compositeurs moins célèbres. C’est le cas pour«Graceful Host Rag» de William Bolcom. Les influences de Milhaud, Messiaen restent perceptibles dans l’interprétation que donnent Albert et Marco qui s’éloignent du jazz. Le thème de l’autorité de Mezquida,«Menguante» est une jolie ballade impressionniste. Belle rupture avec le morceau suivant, un succès de Sinatra, «Devil May». Le tempo s’accélère, les doigts de Mezquida s’énervent sur les touches.
Comme le disque en trio, celui-ci finit en beauté avec le thème d’Abdulah Ibrahim, «The Wedding». Le duo en donne une version chargée d’émotion. L’interprétation est magnifique, quasi magique. Les deux pianistes se sortent les tripes dans leurs improvisations.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Akua Dixon
Akua's Dance

I Dream a Dream, Dizzy’s Smile, If My Heart Could Speak to You, Orion’s Gat, Akua’s Dance, Throw It Away, Afrika/Afrika, The Sweetest Taboo, I’m Gonna Tell God all of My Troubles, Don’t Stop
Akua Dixon (cello, vln, bar, voc), Freddie Bryant, Russel Malone (g), Kenny Davis, Ron Carter (b), Victor Lewis (dm)
Enregistré en 2016, Union City (New Jersey)
Durée: 55' 07''
Akua’s Music 48103 (www.akuadixon.com)

Dès la première écoute de cet album on sait que l’on tient une pépite, une rareté qui ravit nos oreilles et notre cœur. On note là d’ailleurs un vrai dysfonctionnement dans l’économie actuelle du jazz: comment expliquer qu’aucun label n’ait sorti ce disque (le personnel est un all-stars!), obligeant le leader à le produire lui-même… Car Akua Dixon, grande prêtresse du violoncelle, joue aussi du violon et du baryton sur cet enregistrement, et nous enchante avec un répertoire signé de sa main ou de grandes dames nommées Abbey Lincoln et Sade.Tous les titres sont dignes d’intérêt et leur traitement, souvent assez calme, délivre une atmosphère de sérénité dans une maîtrise totale de leur interprétation. La rythmique excelle, que ce soit Kenny Davis ou Ron Carter à la contrebasse, leur assise est parfaite, complétement claire, à l’écoute et au service de la soliste. Idem pour les guitaristes, Freddie Bryant ou le célèbre Russel Malone dont les notes nous enchantent et dont les solos, toujours brefs cisèlent les compositions. On peut s’arrêter en particulier sur «Afrika/Afrika», où le dialogue cello/contrebasse, avec Ron Carter, rejoint par Russel Malone, nous emporte vers des chemins sonores merveilleux. La reprise de «Throw It Away», où Akua Dixon chante aussi et se lance le défi de passer après Abbey Lincoln, est réussie; l’arrangement empruntée à la bossa nova serait sans doute reconnue par la grande chanteuse. La légèreté de «The Sweetest Taboo» s’élève comme un hymne au ciel, le son du cello qui remplace le chant nous murmure des douces notes, sensuelles comme la voix de Sade. Tout est à citer, surtout l’introduction «I Dream a Dream» qui immédiatement nous prédit qu’il va s’agir d’un album qui deviendra un album de chevet. Puisant dans son héritage traditionnel de negro spiritual «I’m Gonna Tell God all of My Troubles» livre un formidable duo avec Freddie Bryant qui avant le final nous plonge dans la méditation. Si on se pose la question du swing d’Akua Dixon, il suffit d’écouter le final «Don’t Stop» qui, dans un crescendo délicat, flirte de nouveau avec la bossa nova. Il ne faut pas oublier le jeu subtil de Victor Lewis, grand batteur et fignoleur devant l’éternel: mais depuis l’époque où il accompagnait Stan Getz on le savait déjà.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Duke Robillard
Blues Full Circle

Lay a Little Lovin’ on Me, Rain Keeps Falling, Mourning Dove, No More Tears, Last Night*, Fool about my Money, The Mood Room**, I’ve Got a Feelin’ That You’re Foolin’, Shufflin’ and Scuffin’°, Blues for Eddie Jones,You Used to Be Sugar, Worth Waitin’ On, Come with Me Baby
Duke Robillard (g, voc), Bruce Bears (p, org), Brad Hallen(b), Mark teixeira (dm) + Sugar Ray Norcia (voc)*, Kelley Hunt (voc, p)**, Jimmie Vaughan (g)°, Sax Gordon Beadle (ts, bs)*, Doug James (bar)°
Enregistré en avril 2016, West Greenwich, Pawtucket (Rhode Island) et Lenexa (Kansas)
Durée: 54' 14''
Dixiefrog 8792 (www.bluesweb.com)

Avec huit nouvelles compositions au compteur, Duke Robillard continue de faire vivre l’idiome qui lui colle à la peau depuis cinquante ans maintenant. Ce qu’il propose tient forcément la route. Au menu, guitares plaintives, voix profondément rocailleuse, éclats de piano, profondeur de notes d’Hammond, rythmique bien en place et, pour pimenter le tout, des invités de qualité. Honneur à Jimmie Vaughan, le frère de Stevie Ray toujours présent pour porter haut les couleurs du Texas. Sur «Shufflin’ and Scufflin’», il reste relativement sage laissant la lumière à l’orgue de Bruce Bears, mais n’en demeure pas moins redoutable dans ses interventions. Sur cette compo du Texan, il bénéficie aussi de la présence Doug James (bar) pour donner encore plus de rondeurs aux propos. La présence de la blueswoman Kelley Hunt sur «The Mood Room», apporte une touche de fraîcheur et de légèreté à cette production, qui permet au programme de se dérouler avec des variations intéressantes. La voix succède aux notes du piano, les sons de l’Hammond se combinent avec les bending sur la guitare. Avec Blues full Circle, le florilège du blues s’expose sans retenue pour perpétuer la tradition.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Neal Black / Larry Garner
Guilty Saints

God Today, Guilty, A Friend Like You, Saints of New Orleans, Better Days, Do Not Stand at My Grave and Weep, Back at It Again, Bad Things Good People, You Can’t Do It, Chances, Ride with Me, Neighbor Neighbor
Larry Garner (g, voc), Neal Black (g, voc),Pascal Bako Mikaelian (hca), Christophe Duvernet (acc), Mike Lattrell (p, org), Kris Jefferson (b, perc), Jean Michael Tallet (dm), Larry Crockett (perc), Leadfoot Rivet (voc)
Enregistré à Baudonvilliers (55) et Carpentras (84), date non précisée
Durée: 52' 40''
Dixiefrog 8787 (www.bluesweb.com)

Après un long break, dû à des problèmes de santé, Larry Garner revient dans la lumière en compagnie de Neal Black. Pour l’occasion, les deux compères se sont fendus de plusieurs titres écrits à quatre mains et d’autres composés séparément. Larry Crocket et Leadfoot Rivet sont là pour les accompagner sur l’album. Guilty Saintsdébute avec une couleur blues marquée et des chants entrecroisés entre les deux intervenants. Cette relation au blues profond se perpétue sur les morceaux qui suivent. L’orgue de Mike Latrell colore de ses notes profondes «Saints of New Orleans», avant que le combo ne s’encanaille pour swinguer davantage avec la bénédiction de l’harmonica de Pascal Bako Mikaelian («Better Days»). La mise en musique du poème de Mary Frye («Do Not Stand at My Grave and Weep») évoque par moments les premiers albums de Santana, quand le blues le marquait encore profondément. C’est ensuite une compo de Garner qui lui succède et qui possède ce côté West Coast doucereux, avec ses arpèges de piano électrique («Back at It Again») et ses jolis déroulés de guitare. L’album se termine comme il avait commencé par des pièces très ancrées dans la tradition rurale («Ride With Me») ou plus soul («Neighbor, Neighbor»). De belles ballades entre bayou, église et club pour un voyage réussi.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Fred Chapellier
It Never Comes Easy

It Never Comes Easy, You Only Know my Name, Let Me Be Your Loving Man, Changed Minds*, A Silent Room, Never Be Fooled Again, Funk It, Made in Memphis, I Thank You, I Have to Go, Something Strange, In The Lap of the Gods
Fred Chapellier (g, voc, b*), Charlie Faber (g), Abder Benachour (b), Denis Palatin (dm), Guillaume Destarac (dm), Johan Dalgaard (kb)
Enregistré à Noyant-la-Gravoyère (49), date non précisée
Durée: 48' 20''
Dixiefrog 8789 (www.bluesweb.com)


Avec ce nouvel opus, Fred Chapellier reste dans l’univers qui a fait sa réputation: le blues. Sa guitare télé ou strato est toujours aussi étincelante quand ses doigts partent sur le manche à la rencontre du corps de son instrument. Ses textes restent eux aussi dans l’esprit, évoquant, l’amour, la folie ou Memphis. Pour l’accompagner, il a une nouvelle fois fait appel à Abder Benachour (b) et Denis Palatin (dm). S’il maîtrise bien les fondements du Chicago blues, il n’hésite pas à aborder le registre plus soft du west coast blues avec le soutien de Johan Dalgaard (kb) sur «Never Be Fooled Again». L’ambiance funk lui convient aussi avec «Funk It», puis, telle une randonnée en montagne, Chapellier nous fait redescendre dans les méandres du Mississippi («I Have to Go») et ce départ nous emmène directement vers des rêves étranges qui remplissent ses nuits de french bluesman. L’album se clôt avec de jolis mouvements de guitare comme pour nous faire atterrir de ce voyage organisé en pays bleu
.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Louis Prima Forever
Joue Disney

Heigh Ho, Bibbidi-Bibbidi-Boo, Everybody Wants to Be a Cat, I Wanna Be Like You, Someday My Prince Will Come, Dream Medley, Chim Chim Cher-ee, My Own Home, Supercalifragilisticexpialidocious, Bella note, Whistle While You Work, The Bare Necessities, Who’s Afraid of the Big Bad Wolf, When You Wish Upon a Star
Patrick Bacqueville (lead voc, tb), Pauline Atlan (voc), Michel Bonnet (tp, voc), Claude Braud (ts, voc), Nicolas Peslier (g), Fabien Saussaye (p), Enzo Mucci (b), Stéphane Roger (dm)
Entregistré les 30, 31 janvier, 1er et 2 février 2017, Paris
Durée: 45' 23''
Autoproduit (stefroger@wanadoo.fr)


Les musiciens de jazz ayant consacré des albums aux chansons des films de Walt Disney sont nombreux, à commencer par Louis Armstrong (Disney Songs the Satchmo Way, 1968) car elles constituent un corpus de standards tout à fait valables. C’est particulièrement vrai des longs-métrages possédant une bande-son jazz: Les 101 dalmatiens (1963),  Le Livre de la jungle (1967), Les Aristochats (1970) et, plus récemment, La Princesse et la grenouille (2009) qui prend place à New Orleans et met en scène, pour la première fois, une héroïne afro-américaine. En outre, Louis Prima a été étroitement associé à la conception du Livre de la jungle (dernier long-métrage à avoir été supervisé directement par Walt Disney, décédé en 1966) et a inspiré et doublé le personnage de King Louie, l’orang-outan.

D’où l’idée de la joyeuse bande de Louis Prima Forever de reprendre, pour son deuxième CD, le répertoire Disney à la façon du «King of the Swingers». Y figure évidemment deux titres tirés du Livre de la Jungle («I Wanna Be Like You», «The Bare Necessities») et un des Aristochats («Everybody Wants to Be a Cat»), mais ce sont surtout les compositions écrites dans un esprit proche de Broadway (et fort bien réarrangés, à la sauce jazz, par Michel Bonnet) qui sont l’objet de ce disque, à l’instar de «Someday My Prince Will Come» (Blanche Neige et les sept nains, 1937), titre à succès, bien au-delà du film, et adopté de longue date par les jazzmen (Miles Davis, Bill Evans, Hank Jones…). Si le mimétisme vocal de Patrick Bacqueville avec Prima est saisissant, le groupe ne se contente pas pour autant d’une imitation-hommage mais propose un vrai disque de jazz, tout à fait réjouissant, parsemé de clins d’œil humoristiques. Un CD à offrir aussi aux enfants, pour leur initiation au jazz.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Paddy Sherlock
Too Good to Be True

You’re too Good to Be True, Sugar Sugar in Your Bowl, Kill Me With Your Kiss, More, The Girl From Union Hall, Emma Tais-toi, Babe our Love Is Here to Stay, Take Me Take Me, On Raglan Road, The Girl From Pontchartrain, By’n By, Going Down Dancing
Paddy Sherlock (voc, tb), Manu Faivre (tp), Mathieu Bost (as, cl), Stan Noubard Pacha (g), Yarol Poupaud (b, bjo), Melissa Cox (vln), Hervé Koury (kb, acc), Laurent Griffon (b), Philippe Radin (dm), Jean-Philippe Naeder (perc), Ellen Birath, Ayélé Labitey, Brisa Roché (voc)
Enregistré en 2017, Paris
Durée: 49' 26''
Autoproduit (www.paddysherlock.com)

Ellen Birath / Paddy Sherlock
Ella & Louis. A Tribute

A Foggy Day, Under a Blanket of Blue, Isn’t This a Lovely Day, Can’t We Be Friends, The Nearness of You, Cheek to Cheek, Tenderly, Don’t Be That Way
Ellen Birath (voc), Paddy Sherlock (voc, tb), César Pastre (p)
Enregistré en 2017, Paris
Durée: 38' 44''
Autoproduit (www.paddysherlock.com)

Le zébulonesque tromboniste-chanteur Paddy Sherlock, qui anime les dimanche soirs parisiens depuis trente ans (voir son interview dans Jazz Hot n°671), est avant tout un artiste de scène, un «entertainer». Il offre néanmoins, de temps en temps, une petite galette en autoproduction à ses afficionados, réalisée avec les musiciens et le répertoire du moment. Fidèle à l’esprit festif des live, la cuvée 2017, Too Good to Be True, propose un mélange de styles (jazz, reggae, folk irlandais…) autour de compositions originales de Paddy (paroles comprises). On y retrouve les complices de longue date (Jean-Philippe Naeder, Philippe Radin…) et deux duos avec deux chanteuses de talent que Paddy a généreusement mis dans la lumière, il y a déjà quelques années: Brisa Roché sur «Take Me, Take Me» et Ellen Birath sur «You’re too Good to Be True».
Avec la seconde, Paddy Sherlock a enregistré parallèlement un autre projet, plus centré sur le jazz, issu d’une série de concerts donnés en trio avec César Pastre, au pub Tennesse-Paris, entre l’automne 2016 et le printemps 2017 (voir notre compte-rendu dans Jazz Hot n°677). Ce Ella & Louis. A Tribute est un hommage à l’un des sommets de la discographie jazz: Ella and Louis (Verve, 1956) et Ella and Louis Again (Verve, 1957). Un Everest que les deux vocalistes abordent avec simplicité et naturel. Dans le rôle d’Ella, Ellen Birath arbore un swing absolument charmant et l’on ne saurait trop l’encourager à creuser davantage le sillon du jazz, auquel elle a beaucoup à offrir. Dans le rôle de Louis, Paddy donne la réplique à Ellen avec truculence, laissant libre cours à sa fantaisie, sans chercher l'imitation. Quant au troisième larron de l’affaire, César, il produit un accompagnement impeccable, remarquable même sur «The Nearness of You». Un CD délicieux.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Marie-Laure Célisse & The Frenchy's
Dansez sur moi

Douce France, N.O.U.S., Mon homme, C’est merveilleux, Déhanche toi, Honnête morose et à sec, La Javanaise, Nationale 7*, Caravane, Avec toi je m’sens jeune, Bohème, Dansez sur moi
Marie-Laure Célisse (voc, fl), César Pastre (p), Brahim Haiouani (b), Lucio Tomasi (dm) + Drew Davies (ts)*
Enregistré les 18 et 19 février 2017, Fère-en-Tardenois (02)
Durée: 57' 18''
Autoproduit MLC17001 (mlaure.celisse@gmail.com) 


Le disque dont il est ici question est né de la complicité (à la scène comme à la ville) entre une jeune flûtiste classique devenue chanteuse, Marie-Laure Célisse, et un non moins jeune pianiste tombé dans le swing dès sa petite enfance, César Pastre (que nous vous présentons dans ce numéro 681). Au menu de ce premier album, des standards du jazz chantés en français ou des chansons françaises chantées en jazz (et une composition). Un parti pris intéressant (l’exercice a connu de nombreux précédents: Mimi Perrin, entre autres) qui prend ici la forme d’une rencontre entre deux expressions musicales: d’un côté, la chanson (Marie-Laure) de l’autre, le jazz, avec le trio des «Frenchy’s». Deux expressions qui se superposent ici fort bien (Trenet, Gainsbourg ou Nougaro, judicieusement choisis, illustrent cette tradition de la chanson française imprégnée de jazz); tandis que, lorsque elle intervient à la flûte, Marie-Laure Célisse embrasse le registre du jazz à l’unisson de ses musiciens, les protagonistes du disque formant alors un véritable quartet (on apprécie d’ailleurs, tout particulièrement, la partie instrumentale sur «Caravane»/«Caravan»). On aurait aimé en entendre davantage sur ce plan-là et sans doute qu’il y aurait matière à nourrir de futurs projets. A moins que Marie-Laure Célisse ne fasse usag
e de sa personnalité pour construire une œuvre originale, orientée vers une «chanson à texte» au plus près du jazz, façon Nougaro. On reste curieux de voir comment ses chemins musicaux vont se dessiner.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Bobby Watson
Made in America

The Aviator «For Wendell Pruitt», The Guitarist «For Grant Green», The Butterfly «For Butterfly McQueen», The Cyclist «For Major Taylor», The G.O.A.T. «For Sammy Davis, Jr.», The Entrepreneur «For Madam C. J. Walker», The Jockey «For Isaac Murphy», A Moment of Silence, The Real Lone Ranger «For Bass Reeves», The Computer Scientist «For Dr. Mark Dean», I've Gotta Be Me
Bobby Watson (as), Curtis Lundy Trio (b), Stephen Scott (p), Lewis Nash (dm)

Enregistré le 13 décembre 2016, New York

Durée: 1h 03' 30''

Smoke Sessions Records 1703 (www.smokesessionsrecords.com)

«C’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleurs confitures». Ce proverbe très français (donc tourné vers la dimension gustative de notre culture) convient très bien au jazz et particulièrement à Bobby Watson, aujourd’hui un aîné, qui nous donne un disque exceptionnel, en brillante compagnie du trio de Curtis Lundy, avec un bon Stephen Scott et le grand Lewis Nash. Bobby Watson (Jazz Hot n°664 et Spécial 2005, entre autres) appartient à la longue liste des Messengers d’Art Blakey dont il a été l’un des directeurs musicaux; plus de 25 ans après la disparition de l’emblématique leader, il continue de porter la bonne parole du jazz, à New York comme ici, ou dans son Kansas City et lors de tournées en Europe. Le jazz pour Bobby Watson et nombre de ses pairs musiciens, artistes, comme pour nous à Jazz Hot, ne s’arrête pas à une expression formellement codifié ou une étiquette de vente, mais il est l’expression d’une culture populaire, le fruit d’une longue histoire, artistique mais pas seulement, dans laquelle la déportation et l’esclavage restent les étapes fondatrices de leur art, et pour laquelle l’émancipation réelle (l’égalité réelle, pas celle de façade ou des textes légaux) demeure un objectif à ne jamais perdre de vue. On les comprend au regard de l’actualité américaine, on le sent dans ce XXIe siècle où les inégalités s’accroissent de concert avec les communautarismes et les privilèges.
C’est pourquoi, de nombreuses œuvres artistiques afro-américaines, pas seulement musicales, y font toujours référence, et ce disque est l’une d’elles, qui propose une suite de onze compositions dédiées à des personnalités afro-américaines qui ont contribué à cette quête, qui reste, comme celle du Graal, une ligne d’horizon, un idéal: ainsi sont présents dans le choix de Bobby Watson l’aviateur
Wendell Oliver Pruitt (1920-1945), l’un des célèbres Tuskegee Airman (la première unité de pilotes afro-américaine qui s’illustra dans la Seconde Guerre mondiale); l’actrice Butterfly McQueen (1911-1995), le champion cycliste Marshall Major Taylor (1878-1932), champion du monde en 1899. Madame C.J. Walker (1867-1919), célèbre femme d'affaires. Isaac Burns Murphy (1861-1896), le plus célèbre des jockeys américains; Bass Reeves (1838-1910), le premier US Marshall à l’ouest du Mississippi; Mark E. Dean (1957, l’un des inventeurs de l’ordinateur personnel). La musique n’est pas oublié avec Grant Green, le guitariste dont le sens mélodique est pour beaucoup dans l’esthétique de Blue Note (époque Alfred Lion-Francis Wolff), et le polyvalent Sammy Davis, Jr. est gratifié de GOAT (Greatest of All Time) pour ses talents multidimensionnels, y compris dans le cadre de la lutte pour l’émancipation.
Au-delà de Martin Luther King, qui fait partie –pour les Afro-Américains et ils ont raison– des pères fondateurs des Etats-Unis, au même titre que Washington, Jefferson, Franklin, Lincoln, ce genre d’hommage à des membres célèbres de la société civile afro-américaine est fréquent dans ce monde américain plus ségrégué que jamais en 2017, où toutes les communautés, mêmes les natives (les Amérindiens), ont besoin de se sentir exister à côté de «l’aristocratie» supposée des Euro-Américains, et entre elles. Même la pauvreté y est redevenue une cause de ségrégation majeure et être une femme reste, comme toujours et partout, la cause de ségrégation la plus répandue.
Les titres choisis pour cette galerie de portraits musicale sont évocateurs. La musique est de haut niveau pour cet album composé en totalité par Bobby Watson, à l’exception d’un titre de Curtis Lundy, un de Stephen Scott et d’un standard très particulier que chanta d’ailleurs Sammy Davis, Jr. et dont le premier couplet dit justement:
«
Whether I'm right or whether I'm wrong
Whether I find a place in this world or never belong
I gotta be me, I've gotta be me

What else can I be but what I am»

Le message de ce disque, sous la forme d’un bel album d’une excellente musique, est donc on ne peut plus clair. Il prolonge celui de Louis Armstrong, Duke Ellington, Ella Fitzgerald (qui chanta aussi ce thème), Billie Holiday, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Max Roach, Mahalia Jackson, Ray Charles («Georgia»), Charles Mingus, John Coltrane pour ne parler que des plus célèbres. C’est aussi à ce point très précis, et pas si fréquent, qu’on discerne avec une certaine  évidence ce qui est de l’art et du jazz de ce qui n’en est pas. C’est toujours le révélateur, le marqueur absolu. Les artifices, même techniquement sophistiqués, ne peuvent jamais se substituer à cette sublimation indispensable de la condition humaine.
Bobby Watson, en bon disciple du grand Art Blakey, nous rappelle le message avec sa modestie habituelle.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Heads of State
Four in One

Four in One, And He Called Himself a Messenger, Dance Cadaverous, Moose the Mooche, Aloysius, The Day You Said Goodbye, Milestones, Keep the Master in Mind, Someone to Watch Over Me, Sippin' at Bells, Freedom Jazz Dance
Gary Bartz (as), Larry Willis (p), David Williams (b), Al Foster (dm)
Enregistré le 1er novembre 2016, New York
Durée: 1h 12' 15''
Smoke Sessions Records 1702 (www.smokesessionsrecords.com)

D’une telle formation, on attend le meilleur du jazz. Et la conception de ce disque n’échappe pas à l’idée d’anthologie, autant par le all-stars réuni que par le choix des thèmes, très étudié. Ces quatre musiciens sont sans doute aujourd’hui de second plan en matière de notoriété. Et pourtant, ils sont de premier ordre en matière de jazz. Ils mériteraient d’être en haut des affiches de nos scènes festivalières de jazz. Ils sont l’essence du jazz, chacun sur leur instrument.
Dans ce disque, chacun apporte une composition. Les autres thèmes sont de la plume de Thelonious Monk, Wayne Shorter, Charlie Parker, John Lewis, Miles Davis, Eddie Harris et des frères Gershwin. Rien n’est donc laissé au hasard, et la musique d’une précision presque académique, s’il pouvait exister une académie libre de sa création et culturellement ancrée. C’est simplement parfait, sans effet, simplement direct et évident: du jazz et du meilleur par des artistes. Ces musiciens ont tous fait une carrière exceptionnelle, et on vous renvoie à vos Jazz Hot pour en faire le tour; c’est en fait le tour des formations du jazz parmi les meilleures apparues depuis les années 1960. Ils continuent d’inventer une belle musique qui ne surprendra pas parce qu’ils sont des classiques: Gary Bartz est passionnant sur le second thème de sa composition, comme Larry Willis est magnifique sur la sienne, Al Foster aérien dans son «Aloysius» et David Williams a apporté une splendide valse jazzée «Keep the Master in Mind» qui aurait pu servir de titre à cet album construit jusqu’au plus petit détail. Mais tous les thèmes sont servis avec un égal souci d’excellence, et ça donne 72 minutes de grande musique de jazz.
Dans la production discographique, ces albums restent des bornes de beauté et de culture jazz, et ce sont des nouveautés de 2017
.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Eric Bibb
Migrations Blues

Refugee Moan, Delta Getaway, Diego’s Blues, Praying for Shore°, Migration Blues, Four Years, No Rain, We Have to Move, Masters of War, Brotherly Love, La Vie c’est comme un oignon,With a Dolla’ in My Pocket*, This Lnad Is Your Land, Postcard From Booker, Blacktop, Mornin’ Train°°
Eric Bibb (g, bjo, b, voc), Michael Jerome Browne (g, voc, bjo, mandolin, triangle), Jean Jacques Milteua (hca), Olle Linder (dm, perc, b*), Big Daddy Wilson (voc)°, Ulrika Bibb (voc)°°
Enregistré à Sherbrooke (Québec), date non précisée
Durée: 48' 05''
Dixiefrog 8795 (www.bluesweb.com)

Eric Bibb
The Happiest Man in the World

The Happiest Man in the World, Toolin’ Down the Road, I’ll Farm for You, Tassin’ and Turnin’, Creole Café, Born to Be Your Man, Perison of Time, King Size Bed, On the Porch, Skiing Disaster, Tell Ol’ Bill, Wish I Could Hold You Now, Blueberry Boy, You Really Got Me
Eric Bibb (g, bjo, voc), Danny Thompson (b), Olli Haavisto (pedal steel, g), Petri Hakala (mandolin, fiddle, g), Michael Jerome Browne (g), Janne Haavisto (dm, perc), Ulrika Ponten Bibb (voc), Mary Murphy (Irish whistle), Pepe Aldqvist (hca)
Enregistré à Norfolk (Royaume-Uni), date non précisée
Durée: 48' 13''
Dixiefrog 8790 (www.bluesweb.com)

Eric Bibb
Guitar Tab Songbook. Vol. 1

Champagne Habits, Come Back Baby, Connected, Don’t Ever Let Nobody Drag Your Spirit Down, Goin’ Down Slow, In my Father’s House, Needed Time, On my Way to Bamako, Saucer 'n' Cup
Eric Bibb (g)
Enregistré les 17 et 18 Mai 2014, à Paris
Durée: 1h13'
Dixiefrog 8778 (www.bluesweb.com)

Voici trois jolies galettes d’Eric Bibb à se mettre sous le coin de l’oreille. Le bluesman continue sa mission de mettre en avant un idiome qui n’en finit plus de se renouveler. Migration Blues est un album tout en délicatesse qui aborde une question d’actualité: celle des réfugiés. C’est d’ailleurs «Refugee Moan», qui ouvre ce CD et le propos de cette chanson aurait pu être le même il y a un siècle, quand les grandes migrations jetaient sur les routes des milliers d’Afro-Américains fuyant la misère. Le bluesman fait en tous cas clairement le lien entre ces deux tragédies. Sa voix envoutante transmet de profonds frissons («Brotherly Love»). Quand il ne chante pas, il cède à la place à ses amis pour lui tenir compagnie. Ainsi, Michael Jerome Browne se met en lumière avec sa mandoline sur «With a Dolla’ in my Pocket», tandis que Jean Jacques Milteau, présent aussi pour l’occasion, fait apprécier la qualité de son phrasé en jouant très en retrait sur «Prayin’ for Shore». Big Dadddy Wilson fait entendre sa voix soft et profonde sur «Prayin for Shore» et Ulrika Bibb en accompagnement de «Mornin’ Train».
Changement de décor avecThe Happiest Man in the World. Cet opus est construit sur la base de souvenirs partagés avec les frères Haavisto: Janne (dm) et Olli (guitare Dobro), rencontrés à Helsinki alors que Bibb y résidait. Ensemble, ils ont mis en commun leur vécu, notamment sur la route. Un être central est apparu dans leurs dialogues en la personne de Danny Thompson. Il n’en fallait pas plus pour se fixer un challenge: enregistrer avec ce légendaire contrebassiste, ce qui fait d’Eric Bibb «l’homme le plus heureux du monde». La couleur générale de ce disque est proche de celle de Migration Blues. La voix du guitariste est toujours aussi douce et feutrée pour exposer des thèmes souvent langoureux («Creole café»). Les sonorités acoustiques vous pénètrent, pour vous faire apprécier la beauté de la ruralité («I’ll Farm for You») ou pour parler d’amour, encore, mais n’est-ce pas la vocation première du blues («Born to Be Your man»)? «1912 Skiing Disaster» est dédiée aux fans de la six-cordes, tellement cette pièce est merveilleuse à savourer. Si on retrouve une certaine linéarité dans la douceur de cette production, Bibb parvient aussi à la faire décoller légèrement en usant d’artifices naturels avec le soutien épais de Danny Thompson (b) et Olli Haavisto (pedal steel) pour «Blueberry Boy». En bonus, Eric Bibb offre une chanson des Kinks («You Really Got Me»), une totale originalité dans ce paysage paisible et fruité des guitares et autres instruments acoustiques, dont celui de Pepe Ahlqvist (hca).
Enfin, pour les mordus d’Eric Bibb, un pack CD-DVD-CD Rom propose de s’entrainer à jouer sa musique. Le CD comprend neuf morceaux avec à chaque fois un exposé à la guitare puis avec la voix. On retrouve des classiques de ce troubadour comme «In my Father’s House», «Champagne Habits» ou «Connected». Avec cette troisième production, Eric Bibb ajoute une autre dimension à son travail de valorisation du blues. Un bel acte de foi
.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Bruno Schorp
Into the World

Into the World, Mister K, Le Lien, A nos parents, Katmandou, A Noite, I Heard About a Thing in You, Travessia, Louise
Bruno Schorp (b), Christophe Panzani (ss, bcl) Leonardo Montana (p, fender), Gautier Garrigue (dm) + Nelson Veras (g), Charlotte Wassy (voc)

Enregistré en 2015, Poitiers (86)

Durée: 42'

Shed Music 006 (Absilone)

La belle quarantaine, Bruno Schorp a choisi sa fidèle équipe pour nous livrer un troisième album en leader très imprégné de son vécu et de ses inspirations. A part deux titres d’évocation brésilienne -«Travessia» de Milton Nascimento, bien revisitée, et «A Noite», signé par le pianiste Leonardo Montana (qui a grandi au Brésil)-, il est l’auteur de la totalité des compositions. Les morceaux assez sombres peuvent paraître un peu monotones, mais il faut se laisser envelopper par l'atmosphère du disque pour en apprécier le nectar. Chaque thème est bien exposé, soutenu par un batteur original où le dialogue laisse place au jeu de tous les solistes. Christophe Panzani, très présent, apporte sa solitude contribution, surtout au soprano, quant à Leonardo Montana, ses courts solos imprègnent de sa légèreté et brillance la tonalité de l’album. Nelson Veras, sur «Le Lien», exprime tout son savoir-faire avec élégance. D’une maîtrise parfaite et d’une solidité sans faille, Bruno Schorp sait échapper aux longs solos plombant pour se mettre entièrement au service de sa musique. Le final «Louise», sans doute dédiée à un amour passé ou présent, avec une délicatesse distillée par le Fender Rhodes, nous invite à une méditation de courte durée. Un album où le temps s’écoule trop vite. Remarqué aux côtés de vétérans tels qu’Aldo Romano, il joue actuellement dans les groupes de Jean-Pierre Como, d’Eric Séva, dans le Christophe Panzani Large Ensemble et avec Vincent Peirani.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Jean-Marie Carniel Trio
This I Dig You

This I Dig You, Witch Hunt, The Peacocks, All of You, I Hear a Rhapsody, Jardin d’hiver, I Remember Boris, Yesterdays
Jean-Marie Carniel (b), Denis Césaro (p), Cédrick Bec (dm)

Enregistré les 20 et 21 décembre 2016, Fuveau (13)

Durée: 52'

Autoproduit MMCD01/1 (
jmcarniel@aol.com)

Le contrebassiste toulonnais, Jean-Marie Carniel, qui depuis des années soutien de sa rythmique impeccable de nombreux groupes, a décidé de signer un opus plus personnel. Le titre éponyme de l’album vient d’Hank Mobley qui introduit un répertoire choisi au sein de standards de Gershwin à Cole Porter… mais aussi de thèmes plus rarement repris tels «Witch Hunt» de Wayne Shorter ou «The Peacoks» signé par Jimmy Rowles. Un disque délicat qui met en valeur la technique subtile de musiciens de haut niveau: le déjà vétéran pianiste Denis Césaro, hélas trop absent en leader, et l’encore jeune batteur (très sollicité) Cédrick Bec. Revisitant la chanson contemporaine française il s’empare de «Jardin d’Hiver» de Benjamin Biolay, qu’Henri Salvador interprété, pour en extraire une belle version romantique. Les doigts du pianiste caressent un thème qui se révèle parfaitement adapté à une ballade nostalgique jazz et Jean-Marie Carniel nous offre une traversée solitaire empli d’émotion. Seul titre original, signé par le leader, «I Remember Boris», peut-être dédié à Vian, poursuit un répertoire nostalgique dans son introduction, servie a perfection par le jeu du pianiste, pour ensuite se lancer dans une belle sarabande maîtrisée. L’album se conclut sur «Yesterdays» de Jerome Kern qui poursuit un dialogue de vieux complices de pianiste et contrebassiste démarré il y a déjà bien des années et qui a fait le bonheur de groupes sudistes. Un album dans une juste durée qui laisse écouler le temps nécessaire à apprécier un beau répertoire bien interprété.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°681, automne 2017

André Villéger / Philippe Milanta / Thomas Bramerie
Strictly Strayhorn

Low Key Lightly, Satin Doll, Lotus Blossom, Cap Strayhorn, Lush Life, Johnny Come Lately, Exquise, Boo-Dah, My Little Brown Book, Smada, Multi-colored Blue, Passion Flower, Blood Count
André Villéger (ts, ss, bar, bcl), Philippe Milanta (p), Thomas Bramerie (b)
Enregistré les 12-13 octobre 2016, Meudon (78)
Durée: 1h 09' 05''
Camille Productions MS012017 (Socadisc)

Même si tout n’est pas indispensable dans ce disque, il y a d’abord l’idée indispensable de faire vivre un répertoire d’une beauté sans égale, celui du grand Billy Strayhorn, en respectant l’auteur. Comme il s’agit d’un pianiste, compositeur, arrangeur, et que dans notre trio se trouve un autre indispensable de l’instrument, Philippe Milanta, voici au moins deux raisons pertinentes de distinguer ce disque; elles ne sont pas les seules.
Philippe Milanta a cette qualité rare parmi les musiciens non afro-américains d’être en mesure d’endosser le répertoire du jazz, ellingtonien en particulier, et donc aussi celui de Billy Strayhorn qui en fut l’une des plus belles couleurs. Il possède cette musique de l’intérieur, body and soul, et son excellence pianistique n’explique pas tout dans la magie qui pointe au bout des dix doigts de ce pianiste hors norme: il maîtrise en fait les codes intimes de cette musique, le blues, le swing bien entendu, mais aussi cette maturité artistique qui fait que chez lui la reprise d’un répertoire n’est pas une exécution mais une appropriation, une véritable réinvention. C’est particulièrement sensible dans cet enregistrement, non que ses compagnons ne soient pas remarquables, ils le sont, mais parce que Philippe survole littéralement ce répertoire depuis l'Eden musical auquel n’accèdent que les plus talentueux du jazz (assez nombreux, notamment en matière pianistique, car le jazz est une musique très généreuse en artistes d’exception). Sa composition «Exquise» rejoint l’excellence du grand compositeur mis à l’honneur dans ce disque. Pour illustrer ces propos, il y a mille exemples dans ce disque comme l’intro' de «Smada», «Lush Life», «Passion Flower», mais en fait, il serait plus simple et plus exact de dire que Philippe est dans l’âge d’or de son expression et toutes ses interventions sont indispensables: du grand art!
André Villéger continue de (se) régaler dans le jazz, et il le fait en savant, avec le bon goût de la grande culture qu’il possède, plus expressif à notre sens au ténor, où son beau son feutré fait merveille («Low Key Lightly», «Satin Doll», «Smada», «Multi-colored Blue»…) que sur ses autres instruments plus coloristes qu’expressifs. Il reste aussi plus rivé au texte, très beau il vrai dans son épure, alors que Philippe le développe, l’enrichit. Thomas Bramerie se joint avec ses qualités de bassiste accompli, parfois discret, à cette paire d’artistes de haut vol déjà si complices depuis de nombreuses années, car, c’est à relever, cet enregistrement fait partie d’une série commencée en 1999, consacrée à l’univers ellingtonien (Duke Ellington and Billy Strayhorn’s Sound of Love, 1999, Jazz aux Remparts, cf. Jazz Hot, n°569, et For Duke and Paul, Camille Productions, 2015, cf. Jazz Hot n°673) que Michel Stochitch a la grande idée de perpétuer sur son excellent label, Camille Productions, dans ces petites configurations si belles et si libres quand les artistes savent peupler l’espace comme ici.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLaure Donnat
Afro Blue

Afro Blue, Summertime, September Song, That’s All, Do Nothing Till You Hear From Me, ‘Round Midnight, You Go to My Head, I’M Old Fashioned, Dat Dere, Alfonsina y el Mar, Old Devil Moon
Laure Donnat (voc), Sébastien Germain (p), Lilian Bencini (b), Frédéric Pasqua (dm)

Enregistrée en juin 2016, Pernes les Fontaines (84)

Durée: 1h

Aneto 1604 (www.anetomusic.com)

Si le début de sa notoriété commence avec sa participation à l’ONJ en 2000, sous la direction de Paolo Damiani, la chanteuse Laure Donnat mène une riche carrière qui échappe encore à la médiatisation et la reconnaissance nationale qu’elle mérite. Avec cet album, espérons que les programmateurs et journalistes ouvriront un peu plus leurs oreilles qui restent trop bouchées quand il s’agit d’artistes qui ont décidé de vivre loin de Paris. Son parcours a croisé les hommages à Hendrix et Police menés par le guitariste Rémi Charmasson, mais aussi des parcours plus improvisés aux côtés de Raymond Boni ou René Botlang. Au-delà des genres, sa voix s’est affirmée dans des projets personnels vers la musique africaine avec Tamalalou ou des vibrants hommages au Brésil métissé et énergique avec Rio-Mandingue et Brasil Project. Mais c’est sans aucun doute dans les traces du jazz qu’elle exprime au mieux sa passion. Elle dirige ses propres formations, son quintet, le Trio Mémoires, le JaZzMin Quartet ou encore le magnifique duo Billie’s Blues avec le contrebassiste Lilian Bencini, (album Billie’s Blues, 2010, autoproduction).
Après Le Temps d’Agir et Straight Ahead, elle signe avec Afro Blue son troisième album et abandonne son répertoire de compositions personnelles pour un répertoire de standards revisités. Elle ose reprendre en introduction «Afro Blue» dont la superbe version d’Abbey Lincoln marque encore la mémoire; pari réussi mais qui mériterait un peu plus de folie dans l’improvisation des musiciens,laquelle doit sans doute être bien plus vibrante sur scène. Les titres de Georges Gershwin, Kurt Weil, Duke Ellington, Jerome Kern, etc., qui ont été maintes fois repris, sont ici bien illustrés et avec des versions intéressantes. Les arrangements sont signés de Lilian Bencini qui depuis des années apporte sa précieuse collaboration à la chanteuse qui mène son équipe avec un grand professionnalisme. Fred Pasqua, comme d’habitude, assure un soutien parfait et si l’on regrette le manque de fureur de Sébastien Germain, il tient à merveille sa place. Les trois derniers titres sont tirés d’un répertoire plus original: «Dat Dere» est signé par Bobby Timmons et Oscar Brown qui l’a créé, puis repris par Sheila Jordan entre autres; «Alfonsina y el Mar» a été chanté par Mercedes Sosa, Maurane ou encore Shakira; «Old Devil Moon», rendu célèbre par Frank Sinatra ou Chet Baker; ces trois compositions connaissent ainsi un traitement qui ne démérite pas des versions originales. Un album et un groupe plus qu’intéressant à découvrir
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Michel Antonelli
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueCécile McLorin Salvant
Dreams and Daggers

Part 1: And Yet°, Devil May Care, Mad About the Boy, Sam Jones' Blues, More°, Never Will I Marry, Somehow I Never Could Believe, If a Girl Isn't Pretty, Red Instead°, Runnin' Wild, The Best Thing For You (Would Be Me); Part 2: You're My Thrill°, I Didn't Know What Time It Was, Tell Me What They're Saying Can't Be True, Nothing Like You, You've Got to Give Me Some*, The Worm°, My Man's Gone Now, Let's Face the Music and Dance, Si J'étais Blanche, Fascination°, Wild Women Don't Have the Blues, You're Getting to Be a Habit With Me
Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Lawrence Leathers (dm), Sullivan Fortner (p)*, Catalyst Quartet: Karla Donehew Perez (vln), Suliman Tekkali (vln), Paul Laraia (avln), Karlos Rodriguez (cello)°

Enregistré les 9, 10, 11 septembre 2016 et le 13 décembre 2016, New York

Durée: 47' 39'' + 1h 04' 21''

Mack Avenue 1120 (www.mackavenue.com)

Remarquable personnalité et splendide enregistrement –en partie live au Village Vanguard, l’autre partie en studio au DiMenna Center for Classical Music, avec un quartet à cordes– voilà les remarques qui peuvent résumer l’impression profonde laissé par ce double album qui ponctue de la plus belle des manières le début de carrière de Cécile McLorin Salvant, car la chanteuse est maintenant dans le gotha des artistes de jazz. Cécile a sidéré la scène du jazz en élevant sans concession et sans complexe l’art vocal à un niveau artistique atteint seulement par quelques chanteuses de l’âge d’or du jazz; d’un autre temps donc. Cécile McLorin Salvant est de son temps, et ne fait pas dans la recette, la mode, le fac simile ou la reprise. Cultivée, curieuse, intelligente, miraculeusement enracinée dans le jazz en dépit d’une culture franco-américano-caribéenne qui aurait pu provoquer une recherche sans fin d’une identité artistique, elle est parvenue en très peu de temps à une synthèse artistique et à une expression d’une maturité qui lui ressemble: joyeuse, contestatrice, directe et originale, douée d’humour et de finesse, et qui rassemble tous les fils d’une histoire personnelle étonnante dans le cadre de l’histoire du jazz. Sa culture en matière de musique classique, comme ses capacités virtuoses en matière vocale, n’ont pas non plus déterminé les habituelles rigidités de l’enseignement académique. Comme pour les grands artistes du jazz, la forte personnalité naturelle et la culture ont distillé l’apprentissage pour le mettre avec naturel au service d’un projet expressif enraciné dans le grand récit collectif du jazz.
La culture et la curiosité de Cécile McLorin Salvant lui font choisir un répertoire toujours très original, personnel dans sa thématique: standards (Gershwin, Berlin…) ou jazz (Bob Dorought, les beaux «Nothing Like You», «Devil May Care»), traditionnels et originaux (d’elle-même, de Paul Sikivie), chanson française ou poèmes de Langston Hugues mis en musique par Kurt Weil ou par elle-même… Culture et curiosité qui lui font aussi embrasser l’ensemble stylistique du jazz sans a priori d’époque ou de mode, mettant toujours le blues, le swing et l’expression au cœur de sa musique. Elle s’approprie sans préjugé le répertoire très blues des premières vocalistes («You've Got to Give Me Some», Bessie Smith, 1928, avec l’excellent Sullivan Fortner, «Wild Women Don't Have the Blues», Ida Cox, 1924) aussi bien que celui de Gershwin, Billie Holiday («You’re My Thrill»), Dinah Washington («Mad About the Boy»), Joséphine Baker («Si j’étais blanche») et parfois Damia (pas ici mais à Marciac, cet été 2017), n’hésitant jamais à le prolonger par ses propres compositions ou celles des musiciens de son groupe.
Elle possède la familiarité naturelle avec le monde classique pour faire de la partie avec le quartet à cordes de magnifiques moments de musique («More»), de poésie baroque par les arrangements («Fascination») et de jazz («You're My Thrill», splendide!). Exercice de maturité, la rencontre des cordes et du jazz n’est jamais évidente. Cécile en joue avec naturel avec de bons arrangements sans perdre une once d’authenticité. Son égale et parfaite maîtrise du français et de l’anglais enfin donne à ses interprétations dans les deux langues cette aisance dans l’expression qui vient du naturel de la culture native.
Elle a trouvé avec l’assurance de la grande artiste, musicienne et instrumentiste, une formation qui correspond parfaitement à son projet: Aaron Diehl, leader d’un excellent trio, est un pianiste dont l’étendue du talent («Let’s Face the Music and Dance») et l’art de l’accompagnement («Si j’étais blanche», «Wild Women Don't Have the Blues») est un idéal pour Cécile McLorin Salvant; Paul Sikivie, bon contrebassiste, est l’auteur de nombre d’arrangements et de certaines compositions, sa complicité avec Cécile fait merveille («You're Getting to Be a Habit With Me»); Lawrence Leathers est très musical, parfaitement à l’écoute, subtil. L’accueil du public, perceptible sur cet enregistrement en live, dit assez la fascination qu’elle exerce sur son auditoire, et les réactions qu’elle provoque de tous les publics. Cet enregistrement prend en live une dimension particulière, car sa voix est le plus bel instrument à ce degré de vérité expressive, un vrai miracle du jazz!

Enfin, ce disque est une étape importante, sans doute le premier de Cécile McLorin Salvant à rassembler autant d’éléments caractéristiques de sa personnalité aussi affirmée que complexe, le premier à synthétiser aussi clairement ses choix artistiques: ils sont en tous points parfaits
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Yves Sportis
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJazz at Lincoln Center Orchestra
The Music of John Lewis

2 Degrees East, 3 Degrees West**, Animal Dance**, Django, Delaunay's Dilemma, La Cantatrice*, Piazza Navona*, Pulcinella*, Spanish Steps*, Two Bass Hit
Wynton Marsalis (tp), Jon Batiste (p), Chris Crenshaw (tb, dir), Sherman Irby, Ted Nash (as), Victor Goines (ts, cl), Walter Blanding (ts), Paul Nedzela (bar), Ryan Kisor, Kenny Rampton, Tim Hagans (tp), Vincent Gardner, Elliot Mason (tb), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm) + Howard Johnson (tu)*, Doug Wamble (g)**
Enregistré le 19 janvier 2013, New York
Durée: 51' 31''
Blue Engine Records 0008 (www.jazz.org/blueengine)

En se dotant de son propre label, Blue Engine Records, Jazz at Lincoln Center a ajouté une nouvelle dimension à son activité. Certes, les concerts du Lincoln Center Jazz Orchestra de Wynton Marsalis ont déjà laissé des traces discographiques (chez Columbia, EmArcy), mais on peut parier que ce nouveau label, entièrement dédié au JLCO, à ses solistes, voire à quelques familiers de JALC, va permettre une large mise à disposition des enregistrements live de ce fabuleux orchestre (il en a des dizaines en réserve), lequel, plusieurs fois par an, présente des programmes thématiques, souvent autour d’un musicien appartenant à la grande Histoire du jazz. Le présent enregistrement, sorti au printemps de cette année, a été réalisé en 2013 dans le Frederick P. Rose Hall du Lincoln Center. Il est consacré à John Lewis, artisan d’un bebop sophistiqué qui, tout en jetant un pont avec la musique classique européenne, est resté fermement enraciné dans le jazz, ne cessant jamais d’être autre chose qu’un immense jazzman. Pour rendre hommage au pianiste du Modern Jazz Quartet, le big band de Wynton Marsalis avait invité le jeune prodige louisianais, Jon Batiste, qui, à 30 ans à peine (26 ans à l’époque du concert), a derrière lui une carrière déjà longue et bien remplie.
Neuf compositions de John Lewis sont l’objet de ce disque. Six sont tirés de deux albums du Modern Jazz Quartet (Django, Prestige, 1953-55, et The Comedy, Atlantic, 1960-62), «Two Bass Hit» fut d’abord enregistrée par le big band de Dizzy Gillespie, tandis que les deux titres restant appartiennent à la discographie en leader de John Lewis. Ce sont d’ailleurs ces deux morceaux qui ouvrent le disque. En premier lieu, «2 Degrees East, 3 Degrees West» (Grand Encounter, Pacific Jazz, 1956) est introduit par un solo de Victor Goines (cl), soutenu par la guitare bluesy de Doug Wamble et les baguettes d’Ali Jackson. Quel swing! Avec peu de moyens (le grand orchestre n’est pas encore entré dans la danse), nous voilà déjà pris par la fièvre. Jon Batiste prend le relais simplement en trio et porte d’emblée l’art du jazz au plus haut. Changement d’ambiance avec «Animal Dance» (Animal Dance, Atlantic, 1962) dominés par les cuivres rugissant du big band. La pièce suivante, «Django», chef-d’œuvre de John Lewis (et certainement l’une des ballades les plus belles du jazz) est interprétée en solo par Jon Batiste qui, étirant la mélodie en des circonvolutions surprenantes (la «surprise» étant l’essence du jazz pour John Lewis, voir Jazz Hot n° Spécial 2001), dessine son propre chemin, rappelant la virtuosité créatrice d’un Marcus Roberts. Le résultat est tout simplement somptueux. Suit logiquement «Delaunay's Dilemma». Le choix de ce morceau dans la set-list ne doit sans doute rien au hasard (cf. l’intervention de Wynton à Jazz in Marciac en août dernier). On retrouve le ton badin de l’original, la trompette du directeur de JALC ayant remplacée le vibraphone de Milt Jackson. C’est l’occasion d’un solo brillant, précédant les interventions non moins réjouissantes de Ted Nash (as) et de Chris Crenshaw (tb). Les quatre titres suivants proviennent tous de The Comedy, album particulièrement représentatif de la «third steam» incarnée par le MJQ. Le big band confère évidemment à ces pièces une dimension orchestrale et met en exergue l’influence ellingtonienne du compositeur John Lewis (en particulier sur «Piazza Navona»). Parmi les détails savoureux à retenir de cette adaptation, le clin d’œil à New Orleans sur «Pulcinella»: en quelques mesures, Jon Batiste nous transporte de la commedia dell’arte au Preservation Hall! Le final gillespien, «Two Bass It» est intense, concluant cet hommage dans l’excellence propre au JALC. Un disque très élaboré (avec un livret proposant des informations détaillées ainsi qu’un texte sur John Lewis signé de Jon Batiste) dont on découvre les richesses et les subtilités à chaque nouvelle écoute.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Sébastien Iep Arruti / Craig Klein
Got Bone?

This Could Be the Start of Something Big*, If I Could Hug You, New Orleans, I've Never Been in Love Before, Drop Me Off in Harlem, Avalon, Zergatik Ez Esan, Slide By Slide, Come Sunday*, Cheek to Cheek, Naima
Craig Klein, Sébastien Iep Arruti (tb), Jean-Marc Montaut (p), Sebastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm) + Fidel Fourneyron*, Gaëtan Martin (tb)*

Enregistré les 1er et 2 septembre 2008, lieu non précisé

Durée : 42' 35''

AutoproduitIEP 2
(endaiako@gmail.com)

Nous avons là un disque réjouissant, indispensable aux amoureux du swing et/ou du trombone. D'autant plus que Craig Klein n'a pas, malgré son talent, une discographie pléthorique. Le programme est très bien conçu, alternant les climats. Les deux quatuors de trombones sont parfaits: «This Could Be the Start» (pas besoin d'être long pour être bon) et «Come Sunday» (bel arrangement ; pas de solo). Craig Klein est le compositeur de «If I Could Hug You», un thème simple donc efficace. Sur un drumming de parade (évidemment impeccable avec Guillaume Nouaux), il est exposé par Craig (avec contre-chants de Sébastien Arruti), puis il chante plaisamment. Sebastien Girardot y prend un superbe solo en slap. Roulements très New Orleans de Guillaume Nouaux dans «New Orleans» (court). Même parfum New Orleans dans «Avalon» (solo solide avec growl de Craig Klein). Guillaume Nouaux prend un solo dans «Slide by Slide» (tempo vif, avec solo virtuose d'Arruti, suivi de Klein admirablement soutenu par Girardot) et dans «Naima» (belle introduction de piano, caractère vocal du solo d'Arruti avec plunger). Montaut prend un bon solo low down dans «Cheek to Cheek» sur les lignes de basse de classe de Girardot (Craig Klein expose le thème avec les contre-chants de Sébastien Arruti). Craig Klein a la solidité qui va au caractère funky de «I've Never Been in Love Before». Indiscutablement, un CD plus intéressant que l'avalanche des "trucs" médiatisés.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Gérard Naulet
Viaje a la amistad

Guajirando, Danzón para dos corazones, Arriba mi montuno, Alena, Astorias, Tu mi delirio, Descarga para dos, Obsesión, Decídete (Dejala que siga andando), Rive gauche, Ronda, Talking to Simone
Gérard Naulet (p), Orlando Maraca Valle (fl, dir, arr), Orlando Poleo (perc), Simon Ville-Renon (perc/timbales), Felipe Cabrera/Felix Toca/Jean-Michel Charbonel (b), Philippe Slominski/Tony Russo (tp), Irving Acao (ts)
Enregistré du 6 au 10 octobre 2015, Forges-les-Eaux (76)
Durée: 1h 09' 07''
Adlib GN 20151 (Outhere)

Au fil des douze morceaux dont quatre standards cubains et huit compositions originales des trois mousquetaires, la rigueur de la structure rythmique solide soutient l’élégance des phrasés et permet toutes les libertés de la convivialité et de la connivence entre ces amigos. Pour fêter leurs vingt ans de voyage (cf interview de Gérard Naulet dans ce Jazz Hot n°681), Gérard Naulet et «ses deux Orlando» nous offrent la fluidité et l’évidence de leur conversation. La souplesse et le moelleux des thèmes nous invitent dans leur confortable complicité; les clins d’œil et surprises percussifs nous ressourcent et stimulent la curiosité; la générosité de leur latin jazz est le fruit de leur perceptible et authentique amistad: Gérard, entre jazz et Cuba, Maraca, entre Paris et Cuba, et Orlando Poleo, le Mage Yoruba partout chez lui, devaient se rencontrer; par-delà les océans et leurs parcours.
Embarquons: «Guajirando» de José Fajardo, introduit avec le tumbao (rythme) piano/percussions, force voix et la flûte enchantée de Maraca, le feeling tone (perception directe) de Cuba, irréversible, inconditionnel, c’est fini, nous sommes déjà pris par l’hypnose vaudoue. Avec «Danzón para dos corazones», nous sommes dans les rues de La Havane, puis sur le Malecón, la mythique promenade du bord de mer, avec tout le lyrisme dû à sa beauté, jazz dans les couleurs et cadence des vagues sans fin. «Arriba mi montuno» est une composition d’Orlando Poleo qui sait tout des Caraïbes et de l’Amérique centrale, entre percussions, cuivres et voix; un condensé d’authenticité sur la civilisation melting pot du Golfe du Mexique qui harponne tout amateur de rythme envoûtant et d’atmosphère dense. «Alena», d’Orlando Maraca Valle, est dédiée à sa fille. C’est une douce ballade chaloupée introduite à la contrebasse par Felipe Cabrera, puis balayée par la brise qui vient de la flûte du Papa et du saxophone d’Irving Acao. L’arrangement est soigné, c’est celui d’un grand orchestre très intégré, une belle horloge. Avec «Astorias» (Gérard Naulet), nous voilà repartis faire la fête, le tour des lieux de musique de la capitale mondiale du cigare et du rhum, jusqu’à la fin de la nuit, entre phrasé jazz des chorus et danses latines dans la respiration du tempo. «Tu mi delirio» de Cesar Portillo de la Luz, c’est la mélancolie du crépuscule avec le vibrato de Maraca et le contre-chant de Gérard Naulet très syncopé, une vraie déclaration d’amour poétique et lumineuse, une séance de charme à deux. «Descarga para dos» (Gérard Naulet) fait penser à la frénésie des grandes villes, chacun affairé sur ses riffs et pourtant tous synchronisés grâce au rythme inflexible des percussions. «Obsesión» de Pedro Flores nous offre dans l’introduction une halte alanguie et réflexive après l’agitation, puis le tumbao revient, plus métronomique que jamais, inflexible, sur lequel Philippe Slominski développe un beau chant triste à la trompette. Mais déjà «Decídete» (Dejala que siga andando) de José Antonio Méndez-Reinaldo Bolagnos, nous ramène à la gaîté de la boite à rythme ensoleillée, entre perçu, piano, flûte, voix, saxo et trompette, une effervescence vivfiante. «Rive gauche» (Gérard Naulet) évoque le charme de la Place Furstenberg et de ses illustres fantômes du jazz, en duo avec la contrebasse de Jean-Michel Charbonel. «Ronda» (Gérard Naulet) nous renvoie dans le tourbillon implacable du quotidien avec une belle maestria des deux percussionnistes. Dans «Talking to Simone», Gérard Naulet nous parle de ses papotages avec Simone Ginibre, Madame Grande Parade du Jazz de Nice, de leurs années de complicité, de rires, de potins, de vitalité, de confidences, entre jazz, latin, jazz latin et latin jazz.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°681, automne 2017

José Caparros
A Walk in Love

A Walk in Love, Isa, Brooklyn Bridge, Mymou, Nancy (With the Laughing Face), Barbara, Song for R.C., Tomy
José Caparros (tp), Michael Cheret (as, ts,), Wilhelm Coppey (p), Brice Berrerd (b), Thierry Larosa (dm)

Enregistré les 16, 17 et 18 octobre 2015, Fuveau (13)

Durée: 45’

Autoproduit JCCD 001 (josecaparros@wanadoo.fr)

Sans prétention mais avec sureté, José Caparros, trompettiste très actif dans le sud-est de la France, et dont la notoriété a gagné l’international, propose un nouveau quintet qui tourne à fond. Pour cet album autoproduit, il signe six compositions originales, inspirées ou dédiées à ses amis, ses voyages et «Song for R.C.» en hommage à son père, Roger. Les deux autres titres, reprennent des superbes thèmes de James Van Heusen, «Nancy (With the Laughing Face)» et «Barbara», orthographiée à la française, d’Horace Silver. D’entrée on pourrait penser à un groupe de McCoy Tyner à cause du son du piano et du style mais on s’oriente vite dans un univers proche d’Horace Silver, d’Art Blakey et tout simplement le sien. Sur «Isa», le pianiste Wilhem Copley marie à souhait l’ébène de ses touches à la sensibilité de la trompette bouchée pour une ballade plus que poignante. Cette formule du hard bop revisité, expose parfaitement les nuances et chacun peux s’y exprimer à souhait, tels les échanges du saxophoniste, Michael Cheret répliquant à José Caparros sur une rythmique précise et swingante. Les titres en général, assez cours, autour de cinq minutes donnent les intentions de cet album où alternent mélodies plutôt lentes et tempos accélérés. Pour l’avoir écouté maintes fois en concert, je connaissais les qualités de José Caparros mais cet album où il est parfaitement entouré est vraiment une belle surprise. Certes il ne propose pas une révolution mais assure dans la tradition du jazz un bon moment dont les concerts doivent être encore être meilleurs à déguster en live.
Cet album permet aussi de découvrir des accompagnateurs de haut niveau. Le saxophoniste, Michael Cherret, a forgé ses armes au CNSM de Paris sous la direction de François Jeanneau et a joué notamment dans les big bands de Frank Lacy ou d’Antoine Hervé; il dirige aujourd'hui son propre groupe et a signé en leader un troisième album, Manavérem.
Brice Berrerd, et Wilhelm Copley (médaille d’or du Conservatoire National de Lyon, dirigé par Mario Stantchev) évoluent dans la région Rhône-Alpes et jouent avec de nombreux groupes lyonnais. Quant à Thierry Larosa, compagnon de route de José Caparros depuis de longues années, il complète avec son savoir-faire et une assise parfaite ce brillant attelage. Un seul regret: aucun livret ne vient détailler ce bel enregistrement dont l’intégralité a été réalisée avec finesse et sérieux par le pianiste mais aussi ingénieur du son, Lionel Dandine, dans son «Studio B» à Fuveau.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Jobic Le Masson Trio + Steve Potts
Song

Cervione, Round Table for Four, Song, Tangle, C, Waldron Well, Brook, Double Dutch Treat, Idania, Backache, You must think I’m Crazy
Jobic Le Masson (p), Peter Giron (b), John Betsch (dm) + Steve Potts (as,ss)

Enregistré les 1er et 2 septembre 2015, Paris

Durée: 1h 08' 31''

Enja 9644-2 (L’Autre Distribution)

Cet album de Jobic Le Masson (qui était à l’honneur dans notre précédent numéro) est une perle du jazz contemporain, une de ces pépites pour aficionados autrefois échangées sous le manteau pour ce qu’elles recélaient de promesses artistiques réservées à un public de connaisseurs. Depuis que Steve Potts a rejoint le groupe il y a quelques années déjà, le trio devenu quartet ne cesse d’évoluer et de séduire, aux termes d’une démarche artistique empreinte d’intégrité et de sincérité, une passion pour la connaissance finalement très conforme aux valeurs originelles du jazz et du blues. Bien sûr, John Betsch et Steve Potts ont joué des années durant avec Steve Lacy, ce qui confère une couleur free jazz à la musique proposée ici, mais l’hymne à la liberté fondamentalement formulé sur Song va bien au-delà de l’appartenance à un courant formel défini, ou de l’obligation de maintenir des codes d’appartenance plus ou moins pertinents. Car c’est à un véritable jeu de pistes que cet album longuement muri nous convie, chaque pièce évoquant une mosaïque ou un puzzle que l’auditeur aurait hâte de compléter, à l’instar d’une bonne saga musicale dont le spectateur attendrait impatiemment le fin mot. Une citation de Steve Lacy accompagne les notes du livret, mettant l’accent sur l’importance du jeu en groupe au sein d’une formation durable et non fluctuante. Ce paramètre, encore très courant pendant l’âge d’or des clubs, où il n’était pas rare de pouvoir écouter chaque soir le même combo durant une semaine ou plus, est souvent réduit à la portion congrue aujourd’hui, avec des musiciens fréquemment contraints au rôle de session man pour survivre au quotidien dans une économie problématique. Rien de tel, cependant, avec Jobic Le Masson et ses compagnons, qui assurent à leur musique un ancrage très social, quitte à devoir renoncer à une audience plus large sacrifiée au profit d’une démarche collective et solidaire qui fait honneur au jazz en même temps qu’elle sert admirablement leur propos. Des lieux comme Les Sept Lézards, le Bab’Ilo, ou Les Ateliers du Chaudron, chers au cœur du pianiste, permettent de par les idéaux communautaires qu’ils promeuvent, le développement d’affinités électives entre des musiciens dont la cohésion est comme renforcée par l’amitié, raison pour laquelle l’énorme travail préalable nécessité par la conception de Song a pu être concentré sur deux jours lors de l’enregistrement au studio Davout. Autre particularité, chacun des musiciens sert audiblement la section rythmique, ainsi qu’en témoigne «Cervione», avec le groove impitoyable de Peter Giron et sur lequel plane l’ombre de Cecil Taylor. Sur «Tangle», on réalise pleinement ce qu’apporte Steve Potts au niveau de la structure interne des titres, tant la composition évolue sur un fil sans jamais trébucher, ni donner dans l’assonance gratuite. «Waldron Well» exprime mieux qu’un long discours la dette envers les grandes figures du jazz, permettant au leader de prendre un chorus très enraciné, jamais oublieux des qualités rythmiques parfois laissées de côté par des solistes à succès, et «Double Dutch Treat» génère, par son caractère incantatoire, une danse de Saint-Guy aux effets fondamentalement très viraux. Le CD se termine sur une note intime et humoristique avec «You Must Think I’m Crazy». Un disque formidable. Définitivement l’un des "must have" parus ces dernières années.
Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueYves Brouqui Trio
How Little We Know

How Little We Know, These Are Soulful Days, Between You and Me, Love Letters, Close Your Eyes, Lament, Street of Dreams, Blues for PM, Lazy Bird, Something like Bags, This Is New
Yves Brouqui (g), Kenji Rabson (b), Joe Strasser (dm)

Enregistré le 23 mars 2015, Paris

Durée: 1h 08' 39''

Gaya Music Pro
duction 036 (Socadisc)

Yves Brouqui est un guitariste dont le style montre par l’exemple qu’un classicisme achevé peut se conjuguer avec une grande modernité, aux termes d’un parcours et d’une démarche artistique des plus accomplis. Comme le professait René Char, il fait cortège à ses sources en nourrissant son art des plus grandes références, sans jamais se les approprier de manière servile, à la manière de certains copistes obséquieux. Son phrasé très délié charrie tous les matériaux glanés au fil des nombreuses sessions effectuées en tant que leader ou que sideman, ce qui lui permet d’appréhender les standards du jazz de façon fluide et naturelle, en y apposant une patte personnelle devenue synonyme d’évidence. Sa maturité, désormais éclatante, lui permet d’alterner classiques du genre et compositions personnelles en les enchainant sans rupture audible. On reconnaît tout au long du disque cette faconde qui lui est propre sur des hommages rendus aux plus grandes figures du jazz, et sa maitrise achevée lui permet d’explorer des contrées musicales loin de se limiter à l’univers de la guitare. Cet œcuménisme était déjà celui du CD The Music of Horace Silver qui avait fourni l’alpha et l’oméga d’une versatilité sans cesse plus prolixe et plus aboutie, et qui, par son dépouillement apparent, portait déjà la marque d’un sens de l’orchestration spécifique. On peut d’ailleurs aisément avoir le sentiment que son travail avec des musiciens comme Alain Jean-Marie ou Jacques Pelzer n’est pas étranger au fait d’avoir pu développer un vocabulaire digne de maîtres tels René Thomas et Django Reinhardt. Mais Yves Brouqui ne s’est pas contenté de faire ses gammes dans l’ombre des grands anciens. Collaborant avec des musiciens épris de liberté comme Steve Potts ou Christian Vander, il développe sur la scène un art des possibles harmoniques toujours en connexion avec l’héritage des légendes du jazz. Son séjour à New York,et les sessions du Smalls Jazz Club lui offrent succès artistique et critique, ainsi qu’en atteste le Live at Smalls, une expérience irremplaçable qui se prolonge dans la chaleur blanche et l’émulation générées par le club Smoke. A son retour en France, il travaille et enregistre avec Fabien Mary, Laurent Courthaliac, David Sauzay ou Mourad Benhammou et devient guitariste du «Duc Des Lombards Jazz Affair», sous la houlette de Xavier Richardeau, accompagnant également le saxophoniste Dmitry Baevsky lors de ses séjours dans la capitale.
Sur
How Little We Know, Yves Brouqui met pour la première fois de sa carrière la formule du trio en lumière, au cœur d’un projet offrant liberté d’expression et interactions entre les musiciens étendues, qui bousculent le champ du possible en matière d’improvisation. La batterie de Joe Strasser fait ici montre d’une très grande souplesse, tandis que la contrebasse de Kenji Rabson sert le caractère protéiforme du trio en conférant des propriétés presque félines au tempo, assorti de parties de guitare qui ne dépareraient pas sur un enregistrement de Grant Green. L’hommage à Wes Montgomery «Something Like Bags» est de ce point de vue tout à fait emblématique des possibilités entrevues en détaillant le background du guitariste, avec ses qualités de précision, de fougue et de brio instrumental parfaitement dosés. Le travail de six cordes allie sensibilité des bends et un vibrato tout de tact et de parcimonie, des propriétés heureuses qu’on retrouve également dans l’univers musical de Jim Hall, avec, peut-être, des tonalités moins oniriques et plus rondes, quoi que tout aussi subtiles en ce qui concerne les nuances et le toucher. Le swing est présent tout au long des onze plages du disque, et les mélodies envahissent l’espace pour ne plus vous quitter («Between You and Me»). Mention spéciale à «These Are Soulful Days» dont la mélodie évoque la maestria de Pat Martino, «Lament» dont la beauté originelle est servie par un sens de la sobriété que n’aurait pas renié Kenny Burrell, et «Lazy Bird» qui témoigne d’une liberté de traitement très coltranienne, tout en étant ancré dans une tradition qu’on pourrait qualifier de bien française, au meilleur sens du mot. Une œuvre phare de la part d’un musicien désormais au sommet de son art.

Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°681, automne 2017

Andrea Motis
Emotional Dance

He's Funny That Way, I Didn't Tell Them Why, Matilda, Chega de Saudade, If You Give Them More Than You Can, Never Will I Marry, Emotional Dance, You'd Be so Nice, La Gavina, Baby Girl, Save the Orangutan, I Remember You, Senor Blues, Louisiana O Els Camps De Coto
Andrea Motis (voc, tp), Ignasi Terraza (p), Josep Traver (g), Joan Chamorro (b, ts, fl), Esteve Pi (dm) + Joel Frahm (ts), Warren Wolf (vib, marimba), Scott Robinson (bs), Joel Frahm (ts), Perico Sambeat (ss, as), Cafe da Silva (perc), Gil Goldstein (acc)

Enregistré du 25 au 30 mars 2016, lieu non précisé

Durée: 1h 02' 26''

Impulse! 0602557317947 (Universal)

Andrea Motis
He's Funny That Way

He's Funny That Way, If You Give Them More Than You Can, I Remember You
Andrea Motis (voc, tp), Ignasi Terraza (p), Josep Traver (g), Joan Chamorro (b), Esteve Pi (dm) + Joel Frahm (ts), Warren Wolf (vib), Scott Robinson (bs)

Enregistré du 25 au 30 mars 2016, lieu non précisé

Durée: 13' 27''

Impulse! 0602547485106 (Universal)


Andrea Motis, née en 1995 à Barcelone, a commencé à 7 ans la trompette puis elle fut révélée dans le très swing Sant Andreu Jazz Band de Joan Chamorro, au sax alto et surtout à la trompette, ce qui lui a donné très tôt l'occasion de se frotter à des jazzmen d'expérience comme Pepe Robles, Wycliffe Gordon, Bobby Gordon, Dick Oatts. C'est toute la différence de l'enseignement de Chamorro –par rapport aux institutions dites de jazz d'Europe–, il y forme des swingmen/women sur un partage avec les aînés. D'où la déception relative à l'écoute de ce premier album d'Andrea Motis, chez Impulse!, dans lequel le swing n'est pas toujours convié. De plus la chanteuse a, ici, pris le pas sur la trompettiste, et nous avons déjà plus que beaucoup de jeunes chanteuses à la voix charmante! On pourra donc se contenter du EP He's Funny That Way, extrait de l'album Emotional Dance. Ce qui ne signifie pas que ce soit mauvais. La voix d'Andrea Motis est bien sûr plaisante, mais il est exagéré de la comparer à celle de Billie Holiday car il n'y a pas la charge émotionnelle de Lady Day. Par contre, Andrea évoque bien Eddie Jefferson par sa façon de phraser dans «Baby Girl» (en re-recording elle tient la trompette dans le background). Notons que l'introduction au sax ténor de Joan Chamorro est un délice d'expressivité et l'accompagnement d'orgue bien venu. C'est la meilleure ballade de l'album. A l'inverse, «If You Give Them More Than You Can» composé par Andrea Motis est soporifique et Perico Sambeat au soprano est d'un «modernisme» convenu épouvantable (pire encore dans «Matilda»). Andrea Motis sauve le titre avec son solo de trompette. Elle a aussi signé «Save The Orangutan», du pur hard bop où tous les solos sont bons (Ignasi Terraza comme toujours, Motis, Frahm). Trois titres sont chantés en catalan dont «La Gavina» avec le coltranien Joel Frahm. Parmi les meilleurs titres: «He's Funny That Way» (excellents solos de Terraza, Traver, Robinson, Motis), «Never Will I Marry» (solos de Motis, Terraza superbe! Notons que Sambeat est plus supportable à l'alto), «You'd Be so Nice» (belles prestations de Motis, Robinson qui font aussi une alternative avec Esteve Pi) et «I Remember You» (bons solos de Wolf et Motis). Ignasi Terraza qui est le meilleur soliste, est aussi le compositeur d'«Emotional Dance», une jolie ballade. Andrea Motis, invitée en mai 2017 à la Conférence de l'International Trumpet Guild, a une bonne sonorité charnue, parfois au timbre un peu sombre comme un bugle, un phrasé jazz, un jeu sans surcharges en notes et sans effets dans l'aigu. Si elle veut bien se concentrer sur le jeu de trompette, nous tenons un beau talent.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Jazz Ladies
1924-1962

Lil Hardin Armstrong, Mary Lou Williams, Hazel Scott, Dorothy Donegan, Yvonne Blanc, Barbara Carroll, Marian McPartland, Jutta Hipp, Lorraine Geller, Terry Pollard, Patti Brown, Pat Moran, Toshiko Akiyoshi, Joyce Collins, Lovie Austin, Dolly Jones, Blanche Calloway, Mills Cavalcade Orchestra, Valaida Snow, Melba Liston, Mary Osborne, Clora Bryant, Kathy Stobart, Shirley Scott, Dorothy Ashby, Vi Redd, Ina Ray Hutton, International Sweethearts of Rhythm, Hip Chicks, Ivy Benton, Vivien Garry, Beryl Booker.
Enregistré entre novembre 1924 et le 22 mai 1962, Chicago, New York, Londres, Hackensack, Paris, Livingston, Los Angeles, Frankfurt, Boston, Camden, Stockholm, Hollywood

Durée: 3h 47' 37''

Frémeaux & Associés 5663 (Socadisc)


Le livret nous affirme qu'«à la ségrégation noir/blanc vient s'ajouter celle homme/femme». C'est vrai, mais la seconde fut en art, la plus marquée. La misogynie avait court d'égale manière dans les deux communautés. Le texte peut laisser à penser que les difficultés des femmes musiciennes ne se sont manifestées que dans les milieux jazz. Faux. On lira la page 19 de ma préface au DVD-Rom Le Monde de la Trompette et des Cuivres, où je soulève aussi, contrairement au texte du livret, la vraie question pour les instrumentistes: existe-t-il une particularité expressive féminine? Cette bonne compilation écarte les chanteuses qui n'eurent pas à souffrir de cette mise à l'écart, sans doute parce que les timbres de voix et maniérismes amènent la touche féminine qui n'existe pas chez l'instrumentiste. Nous nous félicitons de trouver Dolly Jones, Valaida Snow, Clora Bryant (tp) et Melba Liston (tb). Engagée par Dizzy Gillespie, cette dernière raconte dans To Be or Not to Bop la condition féminine (p. 402): «une fois à New York, j'ai entendu des commentaires du genre; 'Bon Dieu, mais pourquoi a-t-il fait venir de Californie un trombone femelle?'». Après que l'orchestre ait déchiffré un arrangement de Melba: «Ils ont tous dit: 'C'est bien ce qu'a fait la petite mère, là'. J'étais devenu la petite mère au lieu de la femelle». Voici les perles de cette compilation. D'abord une entorse à la règle car Lil Hardin Armstrong apparait comme chanteuse (Teddy Cole, p) dans «Doin' The Suzie-Q» où brillent Joe Thomas (tp) et Chu Berry (ts).

Sinon le CD1 est évidemment consacré aux pianistes. Mary Lou Williams est sous l'influence de Willie Le Lion Smith dans «Swingin' for Joy». Hazel Scott démontre que femme et swing vont bien ensemble dans «Embraceable You». Notons le solo de Charles Mingus et l'alternative entre Hazel et Max Roach dans «The Jeep Is Jumpin'». Dorothy Donegan donne un bon «Over the Rainbow» (1957) et Terry Pollard une plaisante version de «Laura» (1955). Une des têtes de turc de Boris Vian était Yvonne Blanc qui prouve avec ce «Limehouse Blues» qu'il avait tort (bons solos de René Duchossoir, g et Arthur Motta, dm). Marian McPartland donne une belle alternative avec Joe Morello dans «Four Brothers» tout comme Lorraine Geller avec Bruz Freeman dans «Clash by Night». Le «Poinciana» de Lorraine Geller en solo est bien. Entourée d'Ed Thigpen (dm) et Peter Ind (b), Jutta Hipp est excellente dans «Horacio». Le travail de Roy Haynes (dm) et Oscar Pettiford (b) sert à merveille Toshiko Akiyoshi dans «Pee, Bee and Lee». Le grand Frank Butler (dm) est derrière Joyce Collins dans «Just in Time».
Le CD2 est consacré aux instrumentistes divers, néanmoins il y a une chanteuse, Blanche Calloway (influence d'Ethel Waters dans «Mosery») à la tête d'un bon big band (deux titres réédités en Classics 783). On commence par les combos de Lovie Austin (titres réédités en Classics 756), «Steppin' on the Blues» (Tommy Ladnier, cnt) et «Frog Tongue Stomp» (j'avais déjà signalé que c'est Al Wynn et non Kid Ory, tb, et probablement Jimmy Cobb, cnt). On n'est pas sûr que ce soit Dolly Jones l'excellente cornettiste dans «That Creole Band» (et ce n'est pas Barney Bigard, ss-ts). Elvira Rohl (tp) participe aux faces du Mills Cavalcade Orchestra (solo un peu fragile dans «Rhythm Lullaby») avec un groupe vocal féminin. Deux trompettistes-chanteuses connues sont là, Valaida Snow et Clora Bryant. Valaida est bien entourée dans «High Hat, Trumpet and Rhythm» (Freddy Gardner, ts, réédité en Classics 1158) et elle prend un solo de trompette fragile mais bien senti dans «My Heart Belongs to Daddy» (réédité en Classics 1122). Des deux titres de Clora Bryant, «This Can't Be Love» est le meilleur. Elle y prend un solo solide qui ne la distingue en rien d'un collègue masculin. Dans «Mischevious Lady» du quintet Dexter Gordon, excellent (réédité en Masters of Jazz 156), Melba Liston est encore débutante et les progrès sont nets dans «My Reverie» avec le big band Dizzy Gillespie (cf. supra) où elle vaut largement le niveau d'un Slide Hampton. «The Throlley Song» par son ensemble de trombones (Bennie Green, Al Grey, Benny Powell) est de premier ordre. Les deux titres de Mary Osborne (g) en quintet sans souffleur (Tommy Flanagan, Danny Barker, Tommy Potter, Jo Jones) sont d'un haut niveau. Kathy Stobart (ts) a un son pulpeux dans «Gee Baby» (avec Humphrey Littelton) comme Lockjaw Davis dans un décapant «Land of Dreams» avec l'organiste Shirley Scott, également remarquable en trio dans «All of You». Comme le piano, la harpe est considérée comme un instrument pour les femmes [sic]. Dorothy Ashby, harpiste pas très swing, est illustrée dans deux titres, «Aeolian Groove» (Frank Wess, fl, Eddie Jones!, b, Ed Thigpen!, dm) et «With Strings Attached» (Terry Pollard, vib). Nous avons connu Vi Redd (as, voc) en vedette de Count Basie. Elle a un style bien venu, proche de celui d'Eddie Vinson («If I Should Lose You», «I'd Rather Have a Memory Than a Dream» avec Herb Ellis, g).
Le CD3 est dévolu aux ensembles féminins. Ina Ray Hutton et les International Sweethearts of Rhythm laissent des films (disponibles sur YouTube). Le personnel de ces Melodears de Hutton est imprécis (sax baryton, vibraphone). La même trompettiste intervient avec classe en solo dans «Wild Party», «24 Hours in Georgia», «Witch Doctor» de Hutton (Elvira Roth?). Cinq titres pour les Sweethearts c'est justice. Même punch que tous les swing bands masculins de cette période 1944-45. En solo, l'extravertie et solide Tiny Davis (tp, née en 1909) et surtout l'expressive Vi Burnside (ts, née en 1915: «Vi Vigor»!). «Striptease» permet d'apprécier Marjorie et L'Ana Hyams (vib, ts) et surtout Jean Starr (tp, ex-Sweethearts). Elle est une remarquable boppeuse, remarquée par Dizzy Gillespie, comme le prouve «7 Riffs with the Right Women» (Vicki Zimmer!, p). Rose Gottesman (dm) assure derrière Marjorie Hyams, Mary Osborne et Mary Lou Williams dans «Conversation» (1946). Les trios de Mary Lou Williams et de Beryl Booker ne méritent pas l'oubli. Gracie Cole, disciple d'Harry James s'illustre dans l'orchestre de variétés d'Ivy Benson (as). Deux des meilleurs combos féminins ont été retenus, celui de Vivien Garry (b) qui vaut pour Edna Williams (tp) et Ginger Smock (vln) (3 titres) et celui de Terry Pollard avec la boppeuse méconnue Norma Carson (3 titres)! Le livret donne de brèves biographies de certaines de ces dames qui nous font passer là un bon moment!
Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Laura Dubin
Live at the Xerox Rochester International Jazz Festival

Titres communiqués dans le livret
Laura Dubin (p), Kieran Hanlon (b), Antonio H. Guerrero (dm)

Enregistré: le 2 juillet 2016, Rochester (New York)

Durée: 1h 55' 46''

Autoproduction
(www.lauradubin.com)


Charl Du Plessis Trio
Baroque Swing Vol. 2

Titres communiqués dans le livret
Charl du Plessis (p), Werner Spies (b), Hugo Radyn (dm)

Enregistré le 26 juillet 2015, Ernen (Suisse)

Durée: 1h 03' 45''

Claves Recors 50-1609
(www.claves.ch)


Née à Rochester (New York), Laura Dubin, épouse du batteur Antonio H. Guerrero, n'est pas sans évoquer Oscar Peterson dans le meilleur des cas («This Could Be the Start of Something Big», «Something's Cooking», «Ode to O.P.» et «Green Arrow» de sa composition) et un peu Bill Evans («Waltz for Bill»). Mais elle n'a pas vraiment de style car elle peut aussi jouer «stride» (en solo: «Handful of Keys») et plonger dans le genre modal à la McCoy Tyner («Thunderstorm»). Elle signe pas mal de thèmes «Invention for Nina» évidemment inspiré par...Bach, le bluesy «Doc Z»). Laura Dubin s'est fait la spécialité de coupler des standards américains avec un auteur classique: Le Tombeau de Couperin / «My Favorite Things» (pauvres Ravel/Rodgers & Hammerstein), «Prelude to a Kiss» / Valse n°1 opus 64 (Ellington/Chopin), en solo et pas mal Reflets dans l'eau / «Our Love Is Here to Stay» (Debussy/Gershwin). Un gadget «easy listening». Ce peut être enfin le fait de «jazzer» une pièce classique (Sonate Pathétique n°8 de Beethoven). Elle a une bonne technique, c'est propre. Le trio est bien rodé, les musiciens sont soudés. Rien de désagréable, rien d'enthousiasmant non plus comme la plupart des produits labellisés «jazz», aujourd'hui. Deux CD c'est bien long, un seul aurait suffit.
Inutile de dire que jouer les compositeurs baroques en jazz (ou supposé tel) n'est pas nouveau! Ce fut même une mode autour de 1965. Puis notre Claude Bolling fut un pionnier de ce qu'on étiquette «cross over», genre qui est revendiqué par le trio sud-africain Charl du Plessis.
La formation a déjà donné un premier volume en 2013. Cette fois, elle s'en prend à Gershwin (sic), Gluck, Vivaldi, Haendel et inévitablement à Bach, un compositeur d'exception car même mal joué il reste plaisant! Ce sont d'ailleurs les œuvres de Bach qui se prêtent le mieux à cet exercice: la Toccata & Fugue en ré mineur retient l'attention et les musiciens y démontrent leur compétence. Les Inventions (ici n°8, 4, 13) ont toujours été travaillées par des jazzmen, notamment la n°4 qui figure dans un recueil de Bud Brisbois pour la trompette; ça swingue mieux quand on évite d'improviser dessus. Belle démonstration du batteur dans la n°4, mais c'est trop long. C'est intéressant quand on connait bien l'œuvre, pour l'avoir joué soi-même, descellant ainsi les contributions qui paraissent prétentieuses en comparaison de l'immensité de J.S. Bach. Le trio aborde aussi le Prélude et Fugue n°3 en do dièse majeur et propose une «New Jazz-Suite» en six mouvements conçue à partir de diverses compositions de Bach (extraits de Suites, des Variations Goldberg, de Cantates). L'extrait de la Suite en ré mineur de Haendel est choix qui fonctionne. La Mélodie d'Orphée & Eurydice de Gluck est superbe en elle-même et l'improvisation qui en découle est sans utilité. Dans le «Ballet des Ombres heureuses» tiré de la même œuvre, le trio swingue bien et le bassiste comme le batteur (aux balais) ont un talent réel. Ce domaine du «cross over» est très «easy listening». En d'autres termes plus français c'est de la bonne musique de variétés. On écoute sans déplaisir et on constate que ces pianistes improvisateurs en cherchant le respect et la musicalité, sonnent tous de la même façon dépassés qu'ils sont par la qualité thématique de ces compositeurs d'exception.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSébastien Troendlé
Boogies on the Ball

A la la, Winter Boogie, Boogaudébut Ragalafin, Woodywood Pecker Boogie, Tendinite Blues, Boogie On The Ball, Chapel Street Boogie, Grosse Gauche, Charlie's Boogie, Sorti du Four, Let the Left Hand Roll, African Dream, C'est Si Bémol, Quelques Flocons
Sébastien Troendlé (p)

Enregistré en décembre 2016 et janvier 2017, lieu non précisé

Durée: 1h 00' 42''

Frémeaux & Associés 8537 (Socadisc)

Nous sommes devant une avalanche de CDs de boogie woogie! Voici que Sébastien Troendlé (né en 1977) vient gonfler l'offre. Y-a-t-il une telle demande? Ceux qui achètent ces disques, souvent au détours d'un concert, consacrent-ils autant d'intérêt à Pinetop Smith, Cow Cow Davenport, Jimmy Yancey, Pete Johnson, Albert Ammons, Sammy Price, voir même Fats Domino? Non. Nous sommes dans une niche commerciale. Sébastien Troendlé sait en tirer profit. Après un Rag'n Boogie (Frémeaux & Associés 8507), la sortie de sa méthode de Boogie-Woogie (2016, éditions Henry Lemoine), cet ex-élève de l'Académie de Bâle et ex-enseignant à l'école de musique de Haguenau, nous propose quatorze de ses compositions boogie. Il déploie beaucoup d'énergie sans éviter la lourdeur («A la la», «Winter Boogie», etc). On en vient à regretter la pratique plus nuancée d'un Jean-Paul Amouroux. De toute façon le "grand public" n'est, aujourd'hui, pas apte à distinguer un dandy d'un bûcheron. Non pas que ce CD soit totalement dépourvu d'intérêt d'ailleurs: il y a de bons passages dans «Boogaudébut Ragalafin» (pour la fin justement qui tire vers le stride), le début low-down de «Tendinite Blues», la courte introduction perlée à «African Dream» et «C'est Si Bémol» dans le genre Pr Longhair / James Booker. Mais trop de boogie tue, sinon le boogie, la santé des chroniqueurs (tout au moins celle du signataire).

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Jean-Paul Amouroux
Plays Boogie Woogie Improvisations

Boogie Woogie Piano Solo, Boogie Woogie Train, Walkin' the Basses, Express Special, Warming Up The Steinway, Lazy Boogie Woogie, Boogie for Piano & Harpsichord, Shakin' and Stompin', September 23 Boogie, 88 Special, Barrel House Shuffle, Riffin' the Boogie, Boogie for Piano & Organ, Bluesin' the Boogie, Perpetual Boogie Woogie, JP Blues for Véronique, Rollin' the Basses, Boogie for Piano & Celesta, Boogie All Day Long, Shufflin' and Swingin', Marcal Boogie Woogie
Jean-Paul Amouroux (p, org, kb, celesta)

Enregistré le 23 septembre 1994, Paris

Durée: 1 h03' 46''

Black & Blue 851 2 (Socadisc)

Le hasard des éditions Black & Blue? C'est le second CD de Jean-Paul Amouroux en peu de temps. Le précédent a été chroniqué dans Jazz Hot n°678 de l'hiver 2016-2017 (enregistré en 2015)! Celui-ci a tardé à resortir (1994). A quoi bon une discographie aussi pléthorique? Quel que soit le talent de Jean-Paul Amouroux, ne vaut-il pas mieux écouter en priorité les fondateurs du genre tels Albert Ammons, Pete Johnson, Jimmy Yancey, Big Maceo, Memphis Slim, etc? Nous le pensons. La réédition de ces maîtres s'impose plus que celle-ci qu'Alain Balalas estime, dans le texte du livret, être «le meilleur de tous ceux de Jean-Paul Amouroux». Il est en effet bon parmi les milliers de disques d'un genre aussi réjouissant que monotone, même lorsque l'interprète sait, comme ici, y diffuser l'indispensable swing. Une qualité d'Amouroux est la stabilité de son tempo. Il fait au mieux pour varier les climats d'un titre à l'autre, et dans trois titres il sollicite le clavecin, le celesta ou l'orgue (pas mal) pour diversifier. Mais le genre est ce qu'il est. Nous aimons lorsqu'il y a un peu de tripes comme dans «Barrel House Shuffle», «Bluesin' the Boogie» (nuances) et surtout le beau «JP Blues for Véronique». Un disque pour les inconditionnels de Jean-Paul Amouroux et/ou du boogie woogie.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Rémi Toulon
Adagiorinho

Adagiorinho, Musset, Sambamaya, Elisa, Calle De Las Fiestas, Bagoola, Fuen, Tes Mots, Jogral, You Don't Know What Love Is
Rémi Toulon (p, ep), Sébastien Charlier (hca), Jean-Luc Arramy (b), Vincent Frade (dm), Zé Luis Nascimento (perc)

Enregistré: les 1er, 2 et 3 novembre 2016, Meudon (78)

Durée: 53' 52''

Alien Beats Records 17AB (Inouïe Distribution)

Un CD bien dans l'air du temps. Si Rémi Toulon (né en 1980) a été repéré et lancé par Jean-Pierre Bertrand et Fabrice Eulry c'est à son professeur, Bernard Maury, qu'il doit son orientation stylistique evansienne bien servie par sa formation classique («Tes Mots»). Les percussions sont là pour donner l'inévitable touche latine («Adagiorinho»). Il joue volontiers piano et Rhodes à la fois («Bagoola»). C'est plutôt agréable («Calle De Las Fiestas»). Jean-Luc Arramy a une belle qualité de son. Mais pour nous, qui nous ennuyons sans souffleur, l'attrait du disque est la présence de Sébastien Charlier (né en 1971), virtuose de l'harmonica diatonique Hohner dans six titres dont «Sambamaya», le dansant «Fuen» et le standard «You Don't Know What Love Is». Il expose fort bien le thème (un peu long à venir) d'«Elisa» de Serge Gainsbourg, l'un des trois titres qui ne soient pas de Rémi Toulon.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Dime Notes
The Dime Notes

Original Jelly Roll Blues, Alabamy Bound, Aunt Hagar's Children's Blues, Black Stick Blues, The Pearls, T'Ain't Clean, Otis Stomp, Si tu vois ma mère, The Camel Walk, The Crave, I Believe in Miracles, Ole Miss, Turtle Twist, What A Dream
David Horniblow (cl), Andrew Oliver (p), Dave Kelbie (g), Tom Wheatley (b)

Enregistré: le 6 juin 2016, Londres

Durée: 55' 48''

Lejazzetal Records 16 (www.lejazzetal.com)

Voici un disque bien enregistré et luxueusement présenté. Ces «disciples-exécutants» (selon l'expression de Dizzy Gillespie) sont bons, mais il est indispensable de ne se procurer un tel disque qu'après l'écoute intensive de «Black Stick» par Sidney Bechet avec les Noble Sissle's Swingsters du 10 février 1938 (Jazz Classics 632), des Red Hot Peppers de Jelly Roll Morton dans «Original Jelly Roll Blues» (avec Omer Simeon, cl, 16 décembre 1926) et «The Pearls» (avec Johnny Dodds, cl, 10 juin 1927) et de l'historique trio de Jelly Roll Morton avec Barney Bigard (cl) et Zutty Singleton (dm) («Turtle Twist», 17 décembre 1929, Classics 642). Si en effet, David Horniblow (beau nom pour un souffleur!) se réfère à Sidney Bechet, notamment dans «Si tu vois ma mère» (le discrètement efficace David Kelbie y est audible), nous ne trouvons rien de Barney Bigard, Johnny Dodds et surtout Jimmie Noone dans son jeu contrairement à l'opinion d'Evan Christopher, auteur du texte du livret. Il y a un peu de Simeon et d'Edmund Hall (growl dans «The Crave», autre composition de Morton). Nous n'aimons pas ses notes tenues avec trop de vibrato («T'Ain't Clean»), criardes («Turtle Twist») ou chevrotantes («I Believe in Miracles»). Et pourtant Horniblow, ex-élève en clarinette à la Guildhall School, a confronté sa belle technique à la fréquentation des vétérans Kenny Ball, Acker Bilk et Chris Barber. Ce quartet sympathique n'évite pas la caricature («Ole Miss» sautillant), mais c'est globalement un groupe qui devrait plaire aux animations off des festivals d'aujourd'hui. Parmi les points forts, il y a le bassiste londonien Tom Wheatley (qui slappe dans «Alabamy Bound»), le pianiste américain fixé à Londres, Andrew Oliver (il a étudié à New Orleans avant l'ouragan Katrina) partout excellent (notamment dans sa composition, «Otis Stomp») et l'intérêt porté à Jelly Roll Morton scandaleusement négligé de nos jours.).

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

L'Anthologie du Caveau de La Huchette
1965-2017

Titres et personnels détaillés dans le livret
Enregistré entre le 29 mars 1951 et le 8 mars 2017, Paris

Durée: 3h 48' 48
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Frémeaux & Associés 5676 (Socadisc)

Cet établissement historique à plus d'un titre mérite d'être salué! C'est à partir de l'automne 1948 que le lieu est converti par Maurice Goregues au jazz qui se danse. Dany Doriz en prit la direction en janvier 1970. Tout ceci est rappelé dans le texte du livret signé Jean-Michel Proust agrémenté de photos symboliques. La présente illustration sonore est plus que sympathique, tout ne relevant pas de prises sur le vif dans les lieux comme le magistral «Fireworks» par Roy Eldridge en duo avec Claude Bolling. Pour des raisons d'accès sans doute, il y a des absents tels que Al Grey, Cat Anderson, Harry Edison, Art Blakey, Rhoda Scott, Raymond Fonsèque, Géo Daly ou les New Old Sharks de Fred Gérard (1986) avec Roger Guérin (j'étais assis à ses pieds, importuné par les jupons de danseuses déterminées). L’équipe de Jazz Hot y a célébré à plusieurs reprise l’anniversaire de la revue, animations musicales à la clé (Brisa Roché, Sarah Morrow, Sylvia Howard, etc). Il suffit de lire la liste des intervenants pour se douter de l'hétérogénéité des genres bien que tous dansables. A côté d'un jazz on ne peut plus orthodoxe, il y a la proximité du yéyé (Mac Kac: «cette sacré télé», 1965, qui est le sax ténor?), de la chanson française («La Belle vie», «Un scotch, un bourbon, une bière», «La Mer» - instrumental, pas de vocal de Marc Fosset!), de la valse musette (Marcel Azzola, «Double Scotch») et du rock'n’roll (Mighty Flea Conners, «Shake Rattle & Roll», 1990, Claude Braud, ts; King Pleasure; Al Copley) qui, nous l'avons souvent écrit, est du jazz aussi. Les renseignements discographiques posent de mineurs problèmes. Par exemple, «Caldonia» du CD1 est par Alton Purnell (et non Turnell) également chanteur (bon solo de Boss Quéraud, tp), page 18 bugle ne prend qu'un «g», qui est trompette dans le titre de Jean-Paul Amouroux-Sam Wooyard (1976, François Biensan?), nous sommes privés du nom des membres du big band Lionel Hampton qui, certes, est la seule vedette (vib, voc) de ce «In The Mood» comme de celui de Jeff Hoffman, de l'identité du chanteur dans «Moanin'» (Duffy Jackson bien sûr – à noter les grands Georges Arvanitas, p, Eddie Jones, b), du guitariste avec Sweet System («Fever»), le trompette dans «On the Alamo» (Jérôme Etcheberry me semble-t-il). Il n'en est pas moins vrai qu'il y a beaucoup à glaner. Ainsi dans le CD1, Wani Hinder (ts) avec Milt Buckner (org) dans le «Boogie Woogie au Caveau de la Huchette» (1975), Michel Denis (dm) excellent avec Memphis Slim («Shake Rattle and Roll», 1977), Stéphane Guérault (ts) avec Wild Bill Davis-Kenny Clarke («Indiana», 1977), Bill Coleman («On Green Dolphin' Street», 1979), Alain Bouchet (tp) et Patrick Bacqueville (tb) avec Maxim Saury («La Huchette», 1981), Carl Schlosser (ts) dans l'Octet Dany Doriz (1990) et Yannick Singery (p) avec Jacky Milliet-Claude Luter (1991). Dans le CD2: Carl Schlosser tonique avec Wild Bill Davis-Dany Doriz-Sacha Distel, Claude Gousset (tb) avec Zanini, Patrice Galas (p) avec l'excellente Gilda Solve, le goodmanien Bob Wilber (Doriz, Arvanitas, Butch Miles, dm, Eddie Jones, b!), Patricia Lebeugle («Fanfreluche»), Finn Ziegler (vln), un boogie par Claude Bolling (2003), Philippe Duchemin («Good Vibes», 2004). Le CD3 est strictement XXIe siècle (2012-17) pour se convaincre de la survivance du genre à l'écart des incongruités festivalières, avec au gré des plages aux côtés de déjà vétérans (Scott Hamilton, Claude Tissendier, Boney Fields,...), de précieux irréductibles (Malo Mazurié, Sébastien Gillot, Ronald Baker, Jérôme Etcheberry, tp/cnt, Drew Davies, Michel Pastre, ts, César Pastre, Franck Jaccard, p, Philippe Petit, org/p, Sébastien Girardot, b, Guillaume Nouaux, François Laudet, Didier Dorise, dm, etc). Bien sûr Dany Doriz est omniprésent, c'est bien naturel et un plaisir au swing constant. Un coffret qui est bon pour la santé mentale des jazz fans... pour ne rien dire des pieds des danseurs.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Stan Laferrière Big One
A Big Band Jazz Saga

Dirty Rag (Ragtime, 1915), L'Oreille est hardie (Ballroom, 1923), To Bix (Collective Chicago, 1926), Slap That Band (Washingtonians, 1930), Jumpin' Count (Riff, 1935), Swing Swang Swung (Swing Clarinet, 1937), Glenn's Train (Train bounce, 1938), Clarinet Serenade (Moonlight, 1939), Harlem Jungle Jive (Jungle, 1940), Dizzysphere (Be-bop, 1945), Crazy Moon (Tenor Ballad, 1948), Cuban Scent (Bop latin, 1949), Deb's Darling (Big band ballad, 1954), Duke's Places (Groovy shuffle, 1956), Sorry For Lovin' You So (Crooner, 1958), Lalo's Waltz (TV Movie, 1960), Back to Roots (Soul, 1962), Funny Sixties (Bossa-twist, 1964), Climber Man (Modern ballad, 1970), Patouchamontoche (Funky, 1980)
Stan Laferrière (p, g, bj, dir), Benjamin Belloir, Mathieu Haage, Julien Rousseau (tp, flh), Anthony Caillet (tp, sousa), Nicolas Grymonprez, Cyril Dubilé, Bertrand Luzignant (tb), Jean Crozat (btb), Pierre Desassis, David Fettmann, Christophe Allemand, Olivier Bernard, Cyril Dumeaux, Frédéric Couderc (ss, as, ts, bar, bs, cl, fl), Sébastien Maire (b), Xavier Sauze (dm), Orlando Poleo (perc), James Copley (voc)

Enregistré en janvier 2017, lieu non précisé

Durée: 1h10’ 51’’

Frémeaux & Associés 8545 (Socadisc)

Une part de ces musiciens a joué dans le Big Band de la Musique de l'Air déjà dirigé par Stan Laferrière. L'éditeur ne prend même plus soin de donner le prénom des musiciens. Par ailleurs, nous avons indiqué dans la notice de cette chronique les sous-titres qui précisent un peu l'objectif du morceau, car il ne s'agit que de compositions originales de Stan Laferrière. Celui-ci nous livre aussi "son" histoire des big bands, dans le texte du livret. Heureusement, il est meilleur musicien qu'historien... On aurait aimé l'identification des solistes pour chaque titre, nous permettant ainsi de mieux connaître des artistes encore jeunes qui n'ont pas, pour l'instant, la notoriété des Louis Armstrong, Bix, Jack Teagarden, Benny Goodman, Dizzy Gillespie, etc. Le «Dirty Rag» est délicieux (presque trop swinguant pour évoquer 1915) avec un superbe solo de trombone (Nicolas Grymonprez?). Il est plaisant que l'on pense à Fletcher Henderson, en effet père du big band jazz avant qu'Ellington ne "se" trouve. On lui dédie un «L'Oreille est hardie» (belle astuce) qui "danse" bien. Belle qualité de son du trombone solo, solo de cornet...bixien (Mathieu Haage?) et un remarquable solo de ténor (Anthony Caillet, solide au sousaphone dans la rythmique). Le «To Bix» est une évocation parfaite du Gang (petite formation!) de Beiderbecke, avec saxo-basse. Le solo de cornet bixien est fin. La rythmique opte pour la contrebasse dès «Slap That Band» qui offre d'excellents solos de ténor, trombone et une belle écriture pour section de saxes. La rythmique devient basienne pour «Jumpin' Count» sur un tempo médium parfait pour le swing. On passe ensuite à une évocation de «Sing Sing Sing» et de Benny Goodman. Excellents solos de trompette avec plunger, ténor velu, trombone avec plunger dans «Glenn's Serenade» très Miller (comme l'évocation suivante genre «Moonlight Serenade»). Les tutti de trompettes avec sourdine sont très fins.
Le Big One démontre dans ce disque, outre une connaissance des styles, un haut niveau professionnel (richesse des nuances). Même si le style jungle est très antérieur à 1940, ce «Harlem Jungle Jive» l'évoque bien (bon solo de trombone!). On se doute à qui «Dizzysphere» s'adresse. A noter que le solo d'alto est plus dans la lignée Lee Konitz que Charlie Parker et le solo de trompette sonne comme du bugle (pas employé par les boppers de 1945). Beau travail du lead trompette en coda. Orlando Poleo participe évidemment à «Cuban Scent» très Machito et James Copley à «Sorry for Lovin' You So». «Crazy Moon» est un solo de ténor avec une qualité de son devenue rare chez les jeunes instrumentistes. Si Stan Laferrière revisite Count Basie («Deb's Darling») et Duke Ellington («Duke's Places» presque... marsalien en coda), il choisit aussi l'hommage à Lalo Schifrin («Lalo's Waltz»), Quincy Jones («Back to Roots», «Funny Sixties») et... Bob Mintzer («Patouchamontoche»). Peu importe si nous sommes très réservés sur la vision historique, la musique proposée est de qualité; c'est ce qu'on attend d'un musicien (historien et musicologue sont aussi des métiers). Un travail presque pédagogique qui devrait figurer dans les festivals pour nous aider à les supporter. Bravo à Stan Laferrière et au Big One
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Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Claude Tissendier
Swingin' Bolling

Jazzomania, Blue Kiss From Brazil, La Belle et le Blues, Borsalino, Here Comes the Blues, When the Band Begins to Play Their Music, Dors Bonhomme, Just for Fun, Louisiana Waltz, Duke on My Mind, Take a Break
Claude Tissendier (as, cl, arr), Patrick Artero (tp, flh), Philippe Milanta (p), Pierre Maingourd (b), Vincent Cordelette (dm), Faby Médina (voc)

Enregistré les 12 et 13 avril 2016, Chérisy (28)

Durée: 51' 56''

Black & Blue 818.2 (Socadisc)

Ce sont toutes des compositions de Claude Bolling arrangées pour quintet par Claude Tissendier. L'idée vint à l'issue du dernier concert de Claude Bolling donné en trio (Maingourd, Cordelette) le 24 juin 2014 au Petit Journal Saint-Michel à Paris. Claude Tissendier et Patrick Artero étaient alors venus étoffer le trio et donner une suite à cette expérience s'imposait. Faby Médina, chanteuse de l'orchestre Claude Bolling depuis 2001, intervient dans «When the Band Begins to Play Their Music» (alias «Lazy Girl», paroles de Virginia Vee), «Louisiana Waltz» (tirée du film Louisiane) et «La Belle et le Blues» composé pour Brigitte Bardot avec des paroles de Serge Gainsbourg (belle prestation avec le plunger de Patrick Artero). Claude Tissendier est remarquable à l'alto avec ici quelques tournures à la Benny Carter («Jazzomania») et là, une sonorité dans la lignée de Johnny Hodges («Duke on My Mind» qui met en valeur Pierre Maingourd). Claude Tissendier ne sollicite la clarinette que dans «Borsalino» où Philippe Milanta surprend par un solo qui du boogie passe au stride puis à Erroll Garner. Nous n'avions pas remarqué jusqu'ici combien Patrick Artero se rapproche aujourd'hui de Bill Coleman par le son, le phrasé, les attaques, à la trompette parfois («Here Comes The Blues»; le basien «Take a Break» où le jeu de balais de Vincent Cordelette est la vedette) et surtout au bugle dans «Blue Kiss From Brazil» (bon solo de Maingourd), «Borsalino», «Just For Fun» (excellent solo de Milanta et belle alternative de Cordelette avec trompette, sax et piano). En revanche, dans «Dors Bonhomme», à la trompette avec sourdine harmon, Patrick Artero évoque le Miles Davis de L'Ascenseur pour l'échafaud (dialogue avec Tissendier) et du «Nature Boy» de Blue Moods. Une réussite collective et un hommage mérité à Claude Bolling.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSean Jones
Live From Jazz at the Bistro

Art's Variable, Lost then Found, Piscean Dichotomy, Doc's Holiday, The Ungentrified Blues, Prof, BJ's Tune
Sean Jones (tp, flh), Brian Hogans (as, ss), Orrin Evans (p), Luques Curtis (b), Obed Calvaire, Mark Whitfield, Jr. (dm)

Enregistré les 3-5 décembre 2015, St. Louis (Missouri)

Durée: 1h 04' 04''

Mark Avenue 1111 (www.mackavenue.com)

Sean Jones, diplômé de la Rutgers University, n'est plus un inconnu depuis son passage dans le Jazz at Lincoln Center Orchestra (six ans) et dans le groupe de Marcus Miller (Jazz in Marciac, etc.). Il dirige un quartet comprenant Orrin Evans, Luques Curtis et Obed Calvaire depuis onze ans. C'est avec eux, et deux autres qu'il se présente ici en quartet ou quintet. «Art's Variable» est censé saluer Art Blakey, sans doute de façon abstraite car Mark Whitfield, Jr. n'instaure pas un tempo; il commente en percussionniste. Le solo de Sean Jones à la trompette révèle une filiation de sonorité avec Freddie Hubbard. Il utilise le piston mi-course pour des effets et gère bien une tension crescendo vers l'aigu. La contrebasse ouvre «Lost, Then Found» en quintet avec Brian Hogans (ss). Cette fois le titulaire Obed Calvaire tient la batterie, mais le style est le même. Dans ce contexte modal sur tempo médium, l'improvisation est très libre.
Sean Jones a une belle qualité de son au bugle. Le «Piscean Dichotomy» ne manque pas de dynamisme. Brian Hogans y joue de l'alto. Sean Jones et le groupe retrouvent là le style du Quintet Miles Davis de la deuxième moitié des années 1960. Une continuité rythmique sur tempo médium marque «Doc's Holiday» dans lequel Sean Jones improvise de façon libre avec des résurgences de Don Cherry et Booker Little. Le solo de piano qui suit, plus structuré, n'en paraît que plus «traditionnel» tout comme, ensuite, l'excellent solo de Luques Curtis. Brian Hogans n'intervient que dans le thème volontairement anfractueux (signé Orrin Evans), ce qui semble étonnant (la prise de concert serait-elle tronquée?). Bien sûr, «The Ungentrified Blues», sur tempo médium, est, pour nous, le meilleur moment du disque. Sean Jones y fait enfin une musique de tripes, enracinée, avec des effets bienvenus (growl, note tenue, inflexions, notes répétées pour générer la tension, montées dans l'aigu bien senties). On notera que sa sonorité n'en paraît que plus belle notamment dans son deuxième solo plus détendu menant à une coda sobre (influence de Wynton Marsalis).
Orrin Evans a compris que dans le blues, il ne faut pas compliquer le propos. Quant à Luques Curtis et Mark Whitfield, Jr., ils assurent la continuité rythmique fermement.
«Prof» qui porte l'influence d'Ornette Coleman période Atlantic, est une composition de Sean Jones qu'il a dédié à son professeur William Fielder. C'est un thème de quinze mesures (!) utilisant les quartes. Après un solo de Brian Hogans (as), Sean Jones déploie une virtuosité avec plus de pertinence. Mais l'arrivée d'une paisible ballade en quartet, «BJ's Tune», au thème simple et répétitif, jouée avec élégance au bugle, fait du bien (la coda est «Amazing Grace» ad libitum).
Bilan? Comme à peu près toute la production actuelle, ce disque ne laissera pas de trace. Rien d'essentiel comme peuvent l'être encore, «West End Blues» par Louis Armstrong (1928), «Groovin' High» de Dizzy Gillespie (1945), «Stardust» par Clifford Brown (1955), «Booker's Waltz» de Booker Little (1961) ou «The Majesty of the Blues» de Wynton Marsalis (1988). La survie et la mort à la fois, viennent de l'académisme installé depuis que le jazz est enseigné. Sean Jones est d'ailleurs impliqué dans l'enseignement à la Duquesne University, l'Oberlin Conservatory of Music et, actuellement, au département des cuivres du Berklee College of Music. Il montre donc à ses élèves comment fonctionnent ses recettes. Mais Sean Jones, comme la majorité de ses confrères, n'a pas fait l'effort personnel d'un Wynton Marsalis ou d'un Nicholas Payton d'aller en profondeur dans l'héritage expressif des plus anciens. Tout récemment encore c'est Nicholas Payton qui a conseillé à Greg Tardy d'écouter Ben Webster; est-ce bien sérieux? Attend-t-on d'un artiste d'aujourd'hui et d'un enseignant qu'il débute la musique par Miles Davis? On écoutera ce disque pour «The Ungentrified Blues» et «BJ's Tune».

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Iñaki Salvador Trio
Lilurarik Ez

Ihesa, Dembora Es da Luzea, Kontatu Didate, Ezer Gabe, Diálogos con Miguel, Izarren Inguruan, Improvisación sobre Txoria, Txori, Variaciones sobre Baga, Biga, Higa
Iñaki Salvador (p), Javier Mayor de la Iglesia (b), Hasier Oleaga (dm)
Enregistré en avril 2010, San Sebastián (Espagne)
Durée: 1h 01’
Vaivén Producciones (www.vaivenproducciones.com)

Un petit rappel pour situer ce disque: Mikel Laboa (1934), médecin, psychiatre, musicien, figure incontournable de la chanson et de la culture basques, disparaît en 2008 laissant un immense vide. Le pianiste Iñaki Salvador, artiste trop peu visible, hors du cercle des jazzmen ou des amateurs de culture basque, qui a travaillé avec Laboa de nombreuses années, est invité en 2009 à lui rendre hommage par un concert. Iñaki s’attache à réaliser des versions des chansons que Laboa avait enregistrées dans les années 60 avec des textes de Brecht. Ce disque Lilurarik Ez est issu de ce projet et met en évidence les qualités pianistiques de Salvador. Le traitement des chansons, certaines selon une esthétique jazzistique, est particulièrement remarquable. Dans cette optique on appréciera tout particulièrement «Ihesa, Dembora Es Da Luzea» qui débute sur un tempo lent, berçant l’oreille, avant de pénétrer dans un jazz plein de swing dont l’intensité va crescendo, parsemée de retours au calme. Iñaki bénéficie ici, comme dans la plupart des autres thèmes, d’un excellent soutien de ses deux partenaires, inconnus de l’auteur de ces lignes mais offrant eux aussi de belles qualités. «Izaren Inguruan» est lancé de la même façon, très calmement au piano, sans les partenaires, puis les balais et quelques accords de contrebasse viennent en soutien. Le swing émerge. Le jazzman qu’est Iñaki Salvador s’illustre encore et magnifiquement dans les deux derniers thèmes, «Improvisación» et «Variaciones». Les deux thèmes comme les autres demandent de la patience à l’auditeur pour entrer dans le swing. Cette patience permet à chaque fois de se délecter de la technique du pianiste.
Les autres plages offrent un esprit différent. «Kontatu Didate» veut rester au plus près de la manière de travailler de Laboa. Drum et contrebasse recherchent cette fidélité et le thème ainsi joué s’éloigne du jazz. On relève dans «Ezer Gabe» la délicatesse du jeu de Salvador. «Diálogos con Miguel» fait appel à la voix du chanteur basque qui est insérée dans la prestation du trio. De larges espaces laissent la possibilité à Iñaki d’improviser. Un disque qui offre une nouvelle opportunité à ceux qui ne le connaissent toujours pas de découvrir Iñaki Salvador.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Ramón Valle / Orlando Maraca Valle
The Art of Two

Johana, Love for Marah, El Guanajo relleno, Alena, Monologo, Latin for Two, Tú mi Delirio, Mi Guajira con Tumbao, Puentes, Amigos
Ramón Valle (p), Orlando Maraca Valle (fl)
Enregistré le 17 octobre 2015, Amsterdam (Pays-Bas)
Durée: 46'
In + Out Record 77131 (http://ramonvallemusic.com)

Ce disque des deux cousins cubains est un petit joyau musical. Ramón, pianiste installé aux Pays Bas, nous avait proposé par le passé d’excellents enregistrements comme Levitandoet brille sur les scènes européennes à la tête de son trio. Orlando «Maraca» vit à La Havane mais est quasiment parisien et il est peu de recoins de l’hexagone auxquels il n’a pas rendu visite. Depuis longtemps l’idée de travailler ensemble était dans l’air et, après une lente préparation, c’est dans un studio hollandais que la magie est née. Ramón et Maraca créent de la beauté, c’est tout. Le pianiste, dans l’ensemble moins percussif que d’autres confrères Cubains, égrène calmement les notes, distille sa maîtrise technique, sa classe. Aucune note superflue, aucune débauche sonore. Quant à Orlando, son travail avec le Latin Jazz All Stars ou encore ses récents disques, plutôt festifs, sont bien connus. Cette apparition en duo lui permet, sinon de rompre avec ces précédents travaux, à tout le moins de mettre clairement en évidence pour ceux qui écoutent plutôt la globalité des prestations de ses formations, l’étendue de ses aptitudes, la maîtrise qu’il a de la flûte, la fluidité de son jeu, ses détachés superbes. Orlando s’appuie sur le travail de Ramón sans qu’aucun autre instrument ne vienne distraire l’écoute. Tous deux sont en parfaite osmose.
Le disque comprend quatre compositions de Ramón, trois de Maraca et est complété par trois thèmes issus des standards cubains. «Johana» est de l’autorité de Ramón et allie le lyrisme à cette fluidité mentionnée précédemment. Il n’y a pas de rupture avec le thème suivant «Love for Marah» d’Orlando pris sur un tempo très lent. Ramón pose un minimum de notes. L’hommage à deux femmes est une évidence. Le flutiste offre «Alena». L’esprit reste le même. Les deux partenaires sont extrêmement à l’écoute l’un de l’autre: The Art of Two est bien nommé! Si «Monologo» est écrit par le pianiste, ce thème est offert largement au flûtiste. On pénètre un peu plus dans le jazz avec «Latin for Two». Le tempo est plus rapide, le jeu est vif, tant de la part de Ramón que d’Orlando. Des trois classiquesde la musique cubaine proposés ici «El Guanajo relleno» est arrangé par Ramón mais perd largement ses caractéristiques soneras pour s’inscrire complètement dans l’esprit du disque. «Mi Guajira con Tumbao», toujours arrangé par le pianiste est épuré mais conserve un superbe tumbao, ce swing cubain assuré par le piano sur lequel s’exprime le flutiste. Appréciez-le davantage encore à 3'30''! Le maestro César Portillo de la Luz, figure emblématique du feeling cubain, fournit le troisième thème, «Tú mi Delirio». Le piano est discret, la flûte qui n’a jamais été très utilisée dans le feeling devient le protagoniste principal. Il faut relever les beaux vibratos. Le disque s’achève sur deux compositions de Rámon. Il y exprime pleinement son style personnel, plus percussif cette fois, dans un passage sans flûte de «Puentes», thème chargé de mélancolie. «Amigos», très sobre, conclut parfaitement le disque montrant, comme le dit Leonardo Padura dans le livret, que si l’Art est bon; deux artistes suffisent
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Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Marc Copland
Better by Far

Day and Night, Better by Far, Mr Dj, Gone Now, Twister, Room Enough for Stars, Evidence, Dark Passage, Who Said Swing?
Marc Copland (p), Ralph Alessi (tp), Drew Gress (b), Joey Baron (dm)

Enregistré en janvier 2017, New York

Durée: 1h 02' 28''

InnerVoice Jazz Records 103 (www.innervoicejazz.com)
 


On retrouve l’élégance naturelle de Marc Copland qui signe seul ou avec ses musiciens (à part «Evidence» de Thelonious Monk), l’intégralité des titres de cet album. Il s’agit ici d’affaires courantes tant l’équipe est habitué à jouer ensemble: la rythmique, Marc Copland compris, accompagne depuis des années John Abercrombie sur disque et en tournée. Le jeu du pianiste est limpide et le son de chaque instrument est parfaitement restitué: on apprécie la clarté des cordes de la contrebasse et le scintillement discret mais omniprésent des cymbales de Joey Baron. Il s’agit bien sûr d’un pianiste leader mais ici en compagnie d’amis, c’est un vrai quartet régulier et non pas des invités juste pour la captation de quelques thèmes vite répétés. L’équilibre des compositions est mis en valeur par la justesse du propos et bien que le répertoire soit de nature calme, la haute qualité de chacun des solistes en fait un rubis à offrir. L’univers de Marc Copland n’est pas vraiment celui du swing mais plus celui de la caresse de l’ivoire et de l’ébène qui sertissent la note vers le bleu ou le blues du cœur. Le titre éponyme de l’album, célèbre la tendre noce entre le clavier et la trompette dans une cérémonie sincère et respectueuse de l’un envers l’autre. Bien plus triste, mais superbe, «Gone Now» doit évoquer la rupture amoureuse comme un regret du passé, le jeu au ballet de Joey Baron souligne le trait de la trompette bouchée sur piano nostalgique, une ballade dans une forêt automnale ou la contrebasse bruisse sur les feuilles envolées : 9’40’’ à savourer. Autre thème rempli de «saudade» comme l’on dirait au Brésil, «Room Enough for Stars» qui toujours sur le fil du funambule semble chavirer vers la chute du regret mais résiste au souffle du vent, Drew Gress en soliste de haut vol, suit la droite ligne suspendu dans le ciel. Comme son nom semble l’indiquer «Dark passage» emprunte une voie tourmentée mais à découvrir comme un long cheminement vers «Who Said Swing?». L’album présente une grande unité qui restitue sans aucun doute l’univers musical de Marc Copland, rappelant ainsi le rôle particulier qu’il joue sur l’échiquier actuel du jazz, qui, comme le dit l’album, nous emmène «mieux que loin»
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Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDmitry Baevsky
The Day After

Would You?, Rollin', Chant, Minor Delay, Hotel Baudin Thes Wise Ones, The Day After, Four Seven Nine One, Delilah, I’ve Told Evry Little Star
Dmitry Baevsky (as), Jeb Patton (p), David Wong (b), Joe Strasser (dm)

Enregistré les 23 juillet et 16 août 2016, New York

Durée: 1h 08'

Jazz Family 017 (Socadisc)

On retrouve aux côtés de Dmitry Baevsky, pour son sixième album en leader, son équipe new-yorkaise habituelle. Toujours aussi talentueux, le jeune prodige russe mène désormais une carrière entre le vieux continent et les Etats-Unis. Originaire de Saint-Pétersbourg, il découvre l’Amérique auprès de Cedar Walton et Jimmy Cobb, présents sur son premier disque, et depuis mène son bout de chemin. Toujours de bonne facture, ce nouvel album s’inscrit comme une nouvelle étape au service de la tradition hard bop revisitée avec grand cœur. Outre cinq de ses compositions, on retrouve une relecture du thème, très peu repris, «Chant», du pianiste Duke Pearson, immortalisé par Donald Byrd sur l’album A New Perspective, paru chez Blue Note ou encore une superbe version de «Delilah», signé par Victor Young et souvent interprétée par le quartet de Clifford Brown et Max Roach. Côté hommage aux anciens, il met à l’honneur le tromboniste Tom McIntosh (90 ans) avec la composition «The Day After», qui donne son nom à l’album, et conclut avec «I’ve Told Evry Little Star» de Jerome Kern. N’oubliant pas ses compagnons de scène et de studio, il emprunte la plume de pianiste Jeb Patton pour enluminer «The Wises Ones». La totalité des titres s’enchaîne avec brio et élégance. Technique parfaite, maîtrise de l’instrument, cohésion de l’ensemble; juste un regret: le manque de folie qui en ferait un album plus enflammé. Toujours parfait en concert, sa musique mérite le détour.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Nicola Sabato & Jacques di Costanzo Quartet
The Music of Ray Brown & Milt Jackson. Live in Capbreton

Now Hear My Meaning, Small Fry, One Loved, Back to Bologna, The Nearness of You, Think Positive, Sad Blues, Be-Bop, It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing), Captain Bill
Nicola
Sabato (b), Jacques di Costanzo (vib), Pablo Campos (p), Germain Cornet (dm)
Enregistré le 3 février 2017, Capbreton (40)

Durée: 1h 05'

Autoproduit (Socadisc)

Bien qu’il s’agisse d’un hommage à deux piliers de l’histoire du jazz, les titres choisis ne reprennent que deux thèmes signés par Ray Brown («Captain Bill») et Milt Jackson («Think Positive»); c’est donc le répertoire interprété par ces prestigieux musiciens qui constitue le matériau de ce «live» enregistré à Capbreton. Le quartet de Nicola Sabato et Jacques di Costanzo se plonge complétement dans l’univers de leurs maîtres et modèles, et comme ils le précisent dans le livret, «ils sont des fans» et, en tant que tels, restent fidèles à leur idoles. Plus qu’une restitution, il s’agit pour le quartet de saisir l’esprit musical de cette époque et d’en donner leur approche mais qui reste dans la tradition. Les dialogues et solos du vibraphoniste et du pianiste ne détonnent jamais et il remarquable pour des musiciens (encore jeunes) de vouloir conserver et faire vibrer ces grands thèmes. Nicola Sabato, en tant que coleader reste discret bien que ses solos arrivent à point nommé. Durant l’ensemble du disque, une grande unité et un grand équilibre permettent au groupe de sauter tous les obstacles que peut présager un tel parcours. Que ce soit des ballades («The Nearness of You») ou sur des tempos rapides («It Don’t Mean a Thing») le public est conquis et le fait savoir à l’applaudimètre. Sur le thème final «Captain Bill» l’introduction à la contrebasse surlignée par les ballets de Germain Cornet donne une conclusion parfaite à ce concert.
Un jazz au classicisme de bon aloi que l’on prend plaisir à écouter.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueNicole Johänntgen
Henry

Henry, Oh Yes My Friend, Nola, Slowly, The Kids From New Orleans, They Missed Love, Take the Stream Train
Nicole Johänntgen (as), Jon Ramm (tb), Steven Glenn (sousaph), Paul Thibodeaux (dm)
Enregistré le 25 mai 2016, New Orleans (Louisiane)
Durée: 37' 27''
Autoproduit (www.nicolejohaenntgen.com)

La saxophoniste allemande Nicole Johänntgen a passé plusieurs mois à New York en 2016 (voir son interview dans Jazz Hot n°675) afin d’y composer tout en s’imprégnant de la scène jazz locale. Curieusement, le premier souvenir de voyage qu’elle a rapporté est un disque enregistré à… New Orleans (alors qu’elle était sur le sol américain depuis deux mois). Autre surprise, bien que son univers habituel se situe entre fusion et musique improvisée, voilà que la Louisiane a ramené Nicole Johänntgen vers le jazz. Un jazz marqué par la culture néo-orléanaise (puisqu’elle s’est entourée de trois musiciens de Crescent City) mais où s’exprime néanmoins la personnalité de l’altiste qui signe toutes les compositions de cet album. Il s’avère qu’elle avait depuis longtemps en tête de rendre hommage au jazz de New Orleans, que son père (tromboniste) jouait dans son orchestre amateur. On imagine que son arrivée aux Etats-Unis a été l’élément déclencheur du projet (malheureusement, le disque ne comporte pas de notes de pochettes nous éclairant sur les intentions du leader…). Toujours est-il que Nicole Johänntgen nous livre ici un disque rythmé, irrigué par le swing néo-orléanais au sein duquel son alto aux accents free (on entend l’influence de son mentor Dave Liebman) dialogue très naturellement avec le trombone et le soubassophone (le morceau qui ouvre le disque et lui donne son nom, «Henry», est particulièrement réussi). Sur «Oh Yes My Friend» (blues lent dans l’esprit de «Basin Street Blues»), les interventions de Nicole ont même des faux-airs de Sidney Bechet!

Les jazzmen européens en quête permanente de multiplier les métissages vont chercher l’inspiration dans des contrées étrangères au jazz qu’ils considèrent comme une musique du monde. L’expérience menée par Nicole Johänntgen (qui ne sera peut-être qu’une parenthèse dans sa carrière) prouve qu’en puisant aux sources du jazz un musicien peut tout aussi bien se renouveler et produire un discours original.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePhilippe Duchemin
Passerelle

Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux, Luisa, Concerto Brandebourgeois, Hymn, Cassie, Blame It on My Youth, Brazilian Like, When Johnny Comes Marching Home, Prelude Op 18, Valse Discrète, Symphonie n°7
Philippe Duchemin (p, arr), Christophe Le Van (b), Philippe Le Van (dm), Julien Kadirimdjian (vln), Estelle Imbert (vln), Marin Trouvé (avln, Annie Le Prev (cello)
Enregistré les 1er-2 février et le 4 mai 2016, Draveil (91)
Durée: 51' 08''
Black & Blue 815-2 (Socadisc)

Philippe Duchemin est l’un des dignes représentants français du legs d’Oscar Peterson au patrimoine du jazz. Depuis toujours, il refuse le clivage entre l’héritage de la musique classique et celui des musiciens de jazz, réfutant l’esprit de chapelle qui voue les uns aux conservatoires, les autres aux clubs dédiés. Cette conviction, le pianiste la met en exergue dans ses concerts, avec une fascination particulière pour la période baroque et l’art du contrepoint de Jean-Sébastien Bach («Take Bach»). Pour la première fois, sur ce disque judicieusement nommé Passerelle, il fait intervenir un authentique orchestre à cordes,le quatuor du Maine, pour qui il a écrit spécifiquement. A l’instar de Jacques Loussier et de John Lewis, sa vocation de directeur musical naît sur les brisées d’une formation classique, qui irrigue depuis lors sa musique de riches alluvions. Là où ses enregistrements antérieurs proposaient quelques explorations classiques épiçant une musique d’ores et déjà fleurie, il met ici sur un même premier plan ses deux courants d’influence majeurs, en refusant de les opposer ou de les aborder tour à tour. Par souci de cohérence, il donne tout de même un traitement jazz aux thèmes classiques égrenés, ce qui soustrait les cordes à leur rôle d’accompagnement usuel pour leur donner une fonction prééminente qui n’a guère d’antécédents en jazz, en dehors des outrances sucrées de quelques crooners. Au passage, le choix du «Second Mouvement de la Symphonie n°7» de Beethoven ajoute une couleur plus romantique à la palette de Philippe Duchemin, option qui se verra confirmée par une magnifique relecture du «Prélude op 18» de César Franck, ouvrant le champ d’expériences jusqu’aux abords de l’époque moderne. S’il n’est pas aisé d’entrer dans le détail des orchestrations proposées sur le disque, il est néanmoins clair que le propos développé n’est nullement censé trancher le débat sur et autour de la musique classique, telle qu’elle est susceptible ou non de s’intégrer harmonieusement au vocabulaire musical du jazz américain. Il n’en demeure pas moins qu’un souci de cohérence, et donc de crédibilité, anime cette mosaïque de tons et d’influences, preuve que la sincérité des artistes prime toujours sur les discours théoriques lorsqu’il s’agit d’émouvoir le mélomane. C’est peut-être d’ailleurs sur les thèmes de «Luisa» et de «Valse Discrète», titres de couleur jazz inspirés de l’écriture de compositeurs classiques, que le parti pris de Philippe Duchemin trouve ses accents les plus convaincants, l’aspect ludique propre aux différentes réexpositions des mélodies s’inscrivant parfaitement dans l’univers de l’artiste. Des standards jazz comme «Brazilian Like» ou «Blame It on My Youth» se voient agrémentés de courtes séquences empruntées à la musique populaire, comme pour désamorcer un esprit de sérieux susceptible d’empeser le discours, et semant parfois le trouble chez l’auditeur qui ne s’attend pas à ce qu’un mélisme aussi prononcé émaille des classiques passés à la postérité. De ce point de vue, et ce n’est pas là le moindre des paradoxes dont Passerelle est porteur, «When Johnny Comes Marching Home», avec ses harmonies irlandaises et son parfum traditionaliste assumé, est sans doute une des plus belles réussites de l’album, de même que le morceau d’ouverture «Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux» dont le classicisme enjoué est de nature à rallier tous les suffrages à sa cause. Au-delà du caractère irréprochable de la prestation du quatuor du Maine, la cohésion rythmique des frères Le Van à la basse et à la batterie force l’admiration (voir notre compte-rendu du concert au Jazz-Club Etoile du 30 mars dernier, Jazz Hot n°679), qui soutient l’ensemble des compositions d’une fougue et d’une verve du meilleur aloi. Un disque conçu comme un magnum opus, avec un son et une production des plus remarquables.

Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°680, été 2017

Macy Gray
Stripped

Annabelle, Sweet Baby, I Try, Slowly, She Ain’t Right for You, First Time, Nothing Else Matters, Redemption Song, The Heart, Lucy

Macy Gray (voc), Russel Malone (g), Wallace Roney (tp), Daryl Johns (b), Ari Hoenig (dm)
Enregistré les 7 et 8 avril 2016, New York
Durée: 52’
Chesky Records JD 389 (Harmonia Mundi)

Les frères Chesky, fondateurs et producteur du label Chesky Records, aiment utiliser des lieux à l’acoustique particulière et ont choisi pour cet album celui du Hirsch Center à Brooklyn qui sonne une peu comme une église. L’album a été enregistré en deux jours autour, paraît-il, d’un seul micro. Retour vers la simplicité pour Macy Gray, véritable icône du rythm’n'blues, qui a connu une carrière en dent de scie. Ici elle retourne aux racines du blues servies par un excellent groupe de jazz. Cet album de la diva marque un réel tournant dans sa carrière car elle échappe aux paillettes pour se draper de la pureté d’une Billie Holiday à qui on l’avait comparé au début de sa carrière. Dès l’introduction à la guitare de Russel Malone, le ton est donné, il s’agit d’un album de blues, même Russel sonne comme un bluesman électrique du delta. Le jeune Daryl Johns fignole un tempo, véritable métronome en quatre temps et Ari Hoenig, hyper épuré joue essentiellement des balais sur la caisse claire. Climat installé, «Annabelle» débute un album digne des grands labels de blues de Chess Records à Alligator Record. La voix éraillée de Macy Gray s’envole sur fond de solo de Russel Malone. «Sweet Baby», tempo marqué par les balais sur la caisse claire envoie la locomotive sur les rails, Wallace Roney déboule avec sa trompette bouchée, contre voix et solo, on ne s’est pas trompé on est tombé dans le blues. Macy Gray reprend son plus grand succès qui l’a lancée, «I Try», presque susurrée, elle confesse ses turpitudes sur les lignes claires de Russel Malone qui la pousse doucement à élever la voix. Comment ne pas succomber à «Slowly» (prononcer «slololy»), qui, comme le dit son titre, pourrait devenir une danse langoureuse de séduction de l’autre (bref mais superbe solo de Wallace Roney)? Séduit, on le reste avec la totalité de l’album où elle reprend «Nothing Else Matters», signé du groupe Metallica et une version très torturée et sublime de «Redemption Song» de Bob Marley. Justement un album de rédemption comme pour se laver du show-biz, et montrait que son talent vient aussi de sa pureté puisée dans le blues originel. Pureté aussi du son cristallin pour un «First Time» à écouter comme un hymne à l’amour. Enfin, «Heart» nous touche droit au cœur, tandis qu «Lucy» recherche un homme (comme dans tout bon blues ou souvent c’est l’homme qui cherche une femme) avec encore de brèves insertions de Wallace Roney, des cris dans le bayou. On ne peut que rappeler l’excellence du groupe et cet expérience pourrait donner lieu à une tournée qui serait exemplaire.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Thelonious Monk
Les Liaisons Dangereuses 1960

CD1: Rhythm-a-Ning*, Crepuscule With Nellie*, Six in One (solo blues improvisation), Well, You Needn't, Pannonica (solo), Pannonica (solo), Pannonica (quartet), Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are*, Light Blue, By and By (We'll Understand It Better By and By)

CD2: Rhythm-a-Ning*, Crepuscule With Nellie*, Pannonica, Light Blue, Well, You Needn’t, Light Blue (making of)
Thelonious Monk (p), Charlie Rouse (ts), Barney Wilen (ts)*, Sam Jones (b), Art Taylor (dm)
Enregistré le 27 juillet 1959, New York
Durée: 43' 35'' + 40' 04''
Sam/Saga 5 051083 118477 (Universal)

Le silence des artistes. On sait Monk un Maître du silence, un de ceux dont le silence est le plus bruyant, osons le paradoxe car il est utilisé avec virtuosité pour découper le temps et donner à son discours musical des angles, un relief, des formes et des hauteurs ou des profondeurs inattendues autant que sombres et brillantes. Chez les grands musiciens de la tradition afro-américaine, depuis avant même le jazz, c’est la gestion du temps, de la respiration humaine qui donne au jazz ce qu’il est par essence. Louis Armstrong l’a en quelque sorte codifié, mais l’expression dans le blues et la musique religieuse afro-américaine possède depuis sa naissance cette faculté spéciale d’humaniser le temps et le rythme, au point que la respiration de chaque musicien a permis que chacune de ses notes soit la sienne et pas celle du voisin. Chez Monk, quel que soit le contexte et quelle que soit la matière, chaque note est la sienne, en solo ou en formation, sur ses compositions ou sur les standards, ce qui rend sa musique identifiable même pour un néophyte.
Cet enregistrement, réalisé à l’été 1959 au Nola Penthouse Studios, qui devint une partie de la musique du film Les Liaisons dangereuses de Roger Vadim (1960), l’autre étant due à Art Blakey et Duke Jordan (Vadim s’est-il rendu compte de sa chance?), est inédit sur disque, contrairement à celui de Blakey. Il est ressorti «miraculeusement», selon le texte du livret (en anglais uniquement), des archives de Marcel Romano, un activiste de longue date du jazz (disparu en 2007), un autre ancien de l’équipe de Jazz Hot avec Alain Tercinet qui vient de s’éteindre, l’auteur d’une partie des notes de livret (p. 6 à 12). A côté de ces deux acteurs de cette production, on trouve également côté américain, le bon Brian Priestley (un biographe de Charles Mingus) et un certain Robin D. G. Kelley, universitaire et auteur de Thelonious Monk: The Life and Times of an American Original (Free Press, 2009), la biographie la plus intime écrite sur Thelonious Monk, fondée sur les archives familiales en particulier. La synthèse discographique est due à Daniel Richard et aurait mérité de détailler les musiciens présents sur chaque thème, même si ça s’entend.

Cela dit, la musique est, comme toujours avec Thelonious Monk, indispensable, d’autant que les musiciens sont au sommet de leur expression. Le répertoire, détaillé par Brian Priestley sur le livret, est dû à Monk, en dehors de «By and By». On retient le rare «Six in One», un blues en solo de Monk, un bonheur absolu; le reste de l’enregistrement est magnifique et, comme il en a coutume, c’est sur un répertoire complètement possédé, répété et rejoué sans cesse, que Monk ajoute, enregistrement après enregistrement, une variante, par ci, par là, sans jamais renoncer à la perfection d’une construction qui relève autant de la composition que de l’exécution, et du langage à proprement parler du pianiste qui ne fait qu’enrichir un monde somme toute très bien défini.
Le silence du milieu.
Reste le côté déplaisant de la production, la loi du silence, de l’omerta serait plus précis et adapté, celle du milieu du jazz en France, qui malgré l’impossibilité de ne pas citer, de manière très incomplète et partiale, Jazz Hot qui reste le fondement de son information et de sa mémoire, et qui en dehors de se priver de communiquer pour cette production avec les lecteurs de Jazz Hot, bien que la mémoire en soit pour bonne partie dans Jazz Hot (toute l’année 1959 du n°142 au n°148, n°147 en particulier de Jazz Hot, pages 11 à 13), ne pense même pas à remercier Jazz Hot dans une liste pourtant sans fin, parfois surréaliste quand on pense à Monk et à ceux qui sont remerciés. Il y avait pourtant un ancien de Jazz Hot à l’origine de ces bandes, un autre à l’écriture: aucune note d’Alain Tercinet (p.12) ne fait référence à Jazz Hot, alors que son récit trouve toute sa substance dans Jazz Hot, un comble de manque d’élégance. Charles Delaunay, le producteur pour Swing du premier disque de jazz en Europe de Thelonious Monk, en 1954 en solo, à l’origine du Salon du jazz qui invita Monk pour la première fois en France, il n’est même pas cité. Les quelques "amis" de Jazz Hot, présents dans cette production, n’ont pas rompu l’omerta. Triste…
Il est des silences qui disent que, malgré un passé d’une incroyable richesse, la mémoire du jazz en France n’a pas d’avenir car instrumentalisée sous des couches d’intérêts de milieu, personnels. Elle est déjà cassée, triturée, manipulée, réécrite pour les servir mais pas pour servir le jazz et sa mémoire.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian Sands
Reach

Armando's Song, Song of the Rainbow People, Pointing West*, Freefall*, ¡Óyeme!, Bud's Tune, Reaching for the Sun, Use Me**, Gangstalude**°, Somewhere out There***
Christian Sands (p), Marcus Strickland (ts, bcl)*, Gilad Heklselman (g)**, Yasushi Nakamura (b), Marcus Baylor (dm), Christian Rivera (perc) + Christian McBride (b)°
Enregistré à New York, date non précisée
Durée: 1h 05' 39''
Mack Avenue 1117 (www.mackavenue.com)

Christian Sands est un jeune pianiste de haut niveau, il n’y a aucun doute. Il possède également toutes les qualités pour être un excellent pianiste de jazz: blues, swing et expression font partie de son bagage, c’est perceptible dès les premières notes. Dans ce disque, qui laisse quelque peu sur sa faim quand on perçoit autant de potentialités, il manque les qualités de jugement artistique, la conscience de l’appartenance culturelle au monde du jazz, pour le répertoire, le choix des musiciens et l’état d’esprit général du disque, du moins si on veut faire un disque de jazz. Il y a donc le meilleur et le moins bon, et son producteur, Christian McBride, a sans doute une responsabilité dans ces choix. On peut penser que c’est sans importance et que le prochain disque sera meilleur. On peut aussi craindre que le schéma se reproduise. Cela dit, le pianiste est exceptionnel et donne dans ce disque d’excellents moments de jazz, souvent noyé dans une rythmique rock, dans des atmosphères pop avec les échappées du guitariste qui appartient à un autre univers. Dans l’ancien temps, on parlait de «salade russe» pour ces mélanges inappropriés qui dénote de la faute de goût. Les Russes n’ont donc pas l’exclusivité.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBen Van Den Dungen Quartet
2 Sessions

Mating Call, Hackensack, I'm a Bit Disapointed in Your Attitude So Far, The Legend Returns, Stay on It, Two Sessions 1, Situation on Easy Street, Prisoner of Love 2, The Sun God of the Masai, Prisoner of Love 1
Ben Van Den Dungen (ts, ss), Miguel Rodriguez (p), Marius Beets (b), Gijs Dijkhuizen (dm)
Enregistré en décembre 2016 et janvier 2017, Zeist (Pays-Bas)
Durée: 47’ 49”
JWA Records 022017 (www.jwajazz.nl)

Voici un bon disque de jazz par une formation néerlandaise peu connue en France mais qui ne manque pas de qualités. C’est du jazz à n’en pas douter, avec un répertoire d’originaux principalement, même s’il y a trois compositions dues à Tadd Dameron, Thelonious Monk et Horace Silver. Le leader a étudié sérieusement la musique dans les années 1980 au Conservatoire de La Haye et a aussi eu un long parcours dans la musique latine où il a participé à plus d’une dizaine d’enregistrements. Il a notamment côtoyé dans ce registre Paquito Rivera et Michel Camilo, parmi beaucoup d’autres. Dans le jazz, il a accompagné Cindy Blackman, Mal Waldron, Art Taylor, Woody Shaw, Jimmy Knepper, Kirk Lightsey, Lester Bowie, Brian Lynch, Ralph Peterson, Jim McNeely, et même si c’est à l’occasion de tournées en Hollande, ce sont de bonnes références. Cet enregistrement donne à entendre au ténor et au soprano un bon saxophoniste, volubile (belle version en duo au ténor avec le contrebassiste de «Prisoner of Love»), capable de développer de belles atmosphères, au soprano en particulier, et bien entouré d’excellents musiciens, l’élégant pianiste Miguel Rodriguez, très brillant, et une bonne rythmique qui propulse la formation. C’est un registre post bop, dans l’esprit des derniers Jazz Messengers, très agréable à écouter, avec une énergie, un drive qui méritent le détour: une musique qui swingue et, qui sans rien réinventer du jazz, est tout à fait originale dans ses créations, et dans l’esprit du jazz, sachant non seulement élaborer un beau répertoire mais aussi lui donner vie.
Ce quartet en est à son troisième album après
Ciao City et A Night in the Club pour ce même label JWA Records et, associé à Jarmo Hoogendijk, en quintet, Ben Van Den Dungen a déjà enregistré, Heart of the Matter, Speak Up et Run for Your Wife pour Timeless et Double Dutch pour EMI. Une excellente formation à découvrir, et pourquoi pas sur nos scènes.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Ahmad Jamal
Marseille

Marseille (Instrumental), Sometimes I Feel Like a Motherless Child, Pots en verre, Marseille*, Autumn Leaves, I Came to See You-You Were Not There, Baalbeck, Marseille**
Ahmad Jamal (p), James Cammack (b), Herlin Riley (dm), Abd Al Malik (voc)*, Mina Agossi (voc)**
Enregistré en juillet 2016, Malakoff (92)
Durée: 59’ 33”
Jazz Village 570136 (Pias) 


Un disque qu’on peut éviter dans la discographie de qualité d’Ahmad Jamal. On le regrettera, car le pianiste n’a pas perdu son talent, même si, ici, il se réduit essentiellement à la sixième plage. On le regrette pour Marseille, dont la riche histoire avec le jazz (depuis les années 1930) et l’Afro-Amérique (Claude McKay) méritait mieux. C’est un disque «tendance», une production d’opportunité liée à des événements mondains extra-artistiques, qui n’apporte rien de plus à l’aura de ce grand acteur de l’histoire du jazz, avec un titre dont les trois versions dans ce seul disque se disputent la palme de la pauvreté. Herlin Riley et James Cammack font le boulot, avec professionnalisme et discrétion. Les deux intervenants vocaux font ce qu’ils peuvent. Ahmad Jamal fait la star. S’il aime ce registre, c’est quand même l’artiste et le pianiste qui sont les meilleurs chez lui. On remarque la belle photo intérieure de Jean-Marc Lubrano, un ancien de Jazz Hot, qui aurait pu avantageusement remplacer la couverture calamiteuse du livret. Une déception!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Elijah Rock
Gershwin for My Soul

S'Wonderful, Fascinating Rhythm, I Can't Get Started, How Long Has This Been Going On?, Long Ago and Far Away, Our Love Is Here to Stay, Shall We Dance, Gershwin for My Soul, Tchaikovsky (and Other Russians), Love Walked In, I Got Plenty O' Nuttin', Isn't It a Pity?

Elijah Rock (voc), Kevin Toney (p, arr), Jack Lesure (g), John B. Williams (b), Greg Paul (dm)
Enregistré à Los Angeles (Californie), date non précisée
Durée: 50' 20''
Autoproduction (www.elijahrock.com)

Qualifié d’enregistrement «pop» dans le répertoire informatique du disque par le producteur qui n’est autre que l’auteur, on ne démentira pas. C’est une preuve de lucidité. C’est une relecture propre, avec le support d’une formation jazz par l’instrumentation, du répertoire archiconnu des frères Gershwin. Il n’y a pas manière à s’extasier, ni sur les versions, ni sur la voix, pas plus que matière à dénigrer un travail professionnel bien fait mais sans âme. C’est donc une sorte de disque de présentation comme il s’en fait beaucoup, utile pour connaître, mais qui a peu à voir avec le jazz, même si la forme et le répertoire peuvent faire illusion à première lecture du livret.


Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Matt Kane & The Kansas City Generations Sextet
Acknowledgement

In Case You Missed It, Timeline, The Burning Sand, ASR', And the Beauty of It All, Wheel Within a Wheel, Midwestern Nights Dream, Jewel, Question and Answer

Mate Kane (dm), Michael Schults (as), Steve Lambert (ts), Hermon Mehari (tp), Andrew Oulette (p), Ben Leifer (b)
Enregistré en août 2014, Kansas City (Missouri)
Durée: 1h 04' 16''
Bounce-Step Records (www.mattkanemusic.com)

Quand la nouvelle garde de Kansas City rend hommage à ses mentors en reprenant quelques-unes de leurs compositions, cela donne un disque tout à fait épatant. Sont ici à l'honneur le saxophoniste ténor Ahmad Aladeen (disparu en 2010 et qui fut compagnon de route de Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Duke Ellington), le guitariste Pat Metheny (adepte d'Ornette Coleman) et le saxophoniste alto Bobby Watson (cheville ouvrière des Jazz Messengers d'Art Blakey à la fin des années 70).

Les arrangements (non crédités) sont d'une grande qualité, respectant les thèmes originaux tout en leur donnant un petit coup de neuf. Dans leurs interventions en solo, ces tout jeunes musiciens (trentenaires, au plus) font preuve d'une remarquable maîtrise de leur instrument et d'un sens de l'improvisation et de l'échange dignes de vieux briscards. Musique nourrie de la culture des traditions (mais sans nostalgie). Résolument optimiste, brillante et ouverte vers l'avenir. Une réussite.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Trombone Shorty
Parking Lot Symphony

Laveau Dirge n°1, It Ain't no Use*, Parking Lot Symphony, Dirty Water, Here Come the Girls, Tripped Out Slim, Familiar, No Good Time, Where It at?, Fanfare, Like a Dog, Laveau Dirge Finale
Troy Trombone Shorty Andrews (voc, tp, tb, tu), Dan Oestreicher, B.K. Jackson (ts, bs), Pete Murano (g), Leo Nocentelli (g*), Tony Hall, Mike Bass-Bailey (b), Joey Peebles (dm)

Date et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée: 42' 47''

Blue Note
0602557431148 (Universal)

Troy Andrews alias Trombone Shorty (né en 1986) a déjà fait sous son nom, pour Verve, les albums Backatown (2010), For True (2011), Say That to Say This (2013). Il a attendu avril 2017 pour la sortie de ce nouvel opus, cette fois chez Blue Note. La légende (publicitaire) dit que Troy Andrews a conçu cet album seul chez lui (tp, tb, tu, key, org, Fender Rhodes, g, b, dm), puis mit le projet de côté pendant un an. Nous avons là le résultat. Plusieurs choses ne vont pas. Tout d'abord nous recevons un pré-disque à «usage promotionnel» (or Jazz Hot ne s’occupe pas de promotion mais de publier des chroniques qui respectent ses lecteurs!) sans aucune information: personnel, date et lieu d'enregistrement ne sont pas indiqués. Depuis le travail de pionnier de Charles Delaunay, la tradition (un gros mot aujourd'hui) est de lister ces renseignements. J'ai donc cherché sur internet ce qui nous était dû, par respect de notre travail (c'en est un). Bien sûr, «le monde a changé»! Belle excuse pour justifier des troubles comportementaux qui sont la règle dans le milieu de la pop et du business en général. Et bien évidemment ce produit à but lucratif ne relève pas du monde du jazz, mais bien de la soul rythmiquement binaire («Dirty Water»: bon solo de trompette) avec parfois des effets de cordes («Parking Lot Symphony»). L'accent est mis sur le bon chanteur «soul» que sait aussi être Trombone Shorty: «It Ain't No Use» des Meters (chœur grandiloquent derrière l'excellent solo de trombone!), «Here Come The Girls» d'Allen Toussaint (solo de trombone musclé). Va-t-on comprendre que ce n'est pas parce que c'est rythmé que ça swingue (sinon les marches napoléoniennes et les mazurkas sont du jazz)! Que ce soit jubilatoire, festif et que ça donne envie de bouger, pas de doute, comme l'instrumental bien venu, «Tripped Out Slim» où je pense que Troy Andrews joue en re-recording le tuba, trombone (bon solo) et la trompette et crée une ambiance Dirty Dozen Brass Band. Le malheur, c'est que la plage suivante, «Familiar», est de la "soupe" avec du chant "rappeux" et parfaitement anti-jazz. Drumming martelé, bien lourd dans «No Good Time» qu'on nous annonce bluesy mais qui n'en a aucun élément expressif. Je pense que les amateurs de Prince peuvent s'enthousiasmer, mais les jazzfans devraient soutenir le travail trop négligé en comparaison, des Wendell Brunious, Leroy Jones, Nicholas Payton, Leon Brown, Kevin Louis. Bien sûr, tous les solos de Troy sont bons, surtout à la trompette qu'il sollicite hélas moins que le trombone sur lequel il est pertinent mais sans finesse. Le motif répétitif de «Where It At?» a tout pour agiter les jeunes filles dans des salles surbondées. Les riffs de Troy sont bons, bien mis en place et sa musique propose essentiellement ça («Fanfare», trop long et lassant). Le meilleur et le plus dans la tradition néo-orléanaise est «Laveau Dirge n°1» dans lequel Troy Andrews prêche bien à la trompette (s'inscrivant dans le meilleur créneau de Wynton Marsalis). C'est du gâchis de talent par l'argent. Nous avons connu Trombone Shorty portant bien son nom en 1994 lors d'une parade à New Orleans. Puis, bien plus tard à Ascona en tant que remarquable trompettiste jazz (2007). Et entre temps, en 2000 et en vidéo, il y a ce "contest" sur «Mahogany Hall Stomp» entre lui (14 ans), Brandon Lee et Dominick Farinacci (tous deux 17 ans) avec le Lincoln Center Jazz Orchestra, et il est scandaleux que l'on néglige dans les milieux jazz les deux autres au profit de la pop star qu'est devenu Trombone Shorty (cf. la chronique du Short Stories de Dominick Farinacci, Jazz Hot n°677).

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Jazz at the Philharmonic
Live in Paris. 1958-1960

Titres détaillés dans le livret
Roy Eldridge, Joe Gordon, Dizzy Gillespie (tp), J.J. Johnson (tb), Sonny Stitt (as, ts), Benny Carter (as), Leo Wright (as, fl), Don Byas, Coleman Hawkins, Richie Kamuca, Stan Getz (ts), Lou Levy, Lalo Schifrin, Russ Freeman, Jan Johansson, Vic Feldman (p), Herb Ellis (g), Max Bennett, Art Davis, Monty Budwig, Daniel Jordan, Ray Brown, Sam Jones (b), Gus Johnson, Jo Jones, Shelly Manne, William Schlöpffe, Louis Hayes, Chuck Lampkin (dm)
Enregistré entre 30 avril 1958 et le 25 novembre 1960, Paris
Durée: 3h 40'
Frémeaux & Associés 5632 (Socadisc)

Ne revenons pas sur le concept JATP de Norman Granz qui met en "compétition" des vedettes, souvent en mélangeant les tenants du jazz mainstream et du bop. Pour l'anecdote, le 25 novembre 1960, Charles Delaunay et Hugues Panassié étaient tous deux dans la salle. Tous ces titres viennent de prestations données à l'Olympia. Parfois ces tournées proposaient aussi des groupes réguliers comme, ici, ceux de Shelly Manne, de Stan Getz et de Dizzy Gillespie en 1960.
Le CD1 débute par «Idaho» dans la vraie tradition JATP avec des vétérans en forme, Coleman Hawkins et un Roy Eldridge toujours prêt aux exhibitions (1958). Suit la «Ballad Medley», principe cher au JATP où chaque soliste y va de sa démonstration expressive. Elle est gigantesque avec Coleman Hawkins dans «Indian Summer»! (les lignes de basse de Max Bennett sont bien, la sobriété de Lou Levy et de Gus Johnson aux balais sont à louer). Sonny Stitt aborde «Autumn in New York» en copiant trop Charlie Parker. Roy Eldridge suit pour un «The Man I Love» gorgé d'émotion. Cette mouture aborde ensuite «The Walker», co-signé Eldridge-Hawkins. C'est Hawkins qui ouvre le feu. Roy Eldridge qui suit, est fatigué, mais il assure avec brio. Sonny Stitt est cette fois au ténor et il ne manque pas d'inspiration. On enchaîne par la collection de vedettes du 25 novembre 1960 qui se lance dans «Take the A Train». Jo Jones y surclasse son prédécesseur, Gus Johnson. Eldridge est le premier soliste. Du punch et des aigus, c'est ce qu'on attend de lui. Suivent Hawkins (le patron), Benny Carter (aérien), Don Byas, Jo Jones (Lalo Schifrin se contente d'un accompagnement sobre). Deuxième «Ballad Medley» (sans Hawkins?). D'abord l'alto très chantant de Benny Carter dans «The Nearness of You». La classe! Eldridge donne, avec la sourdine harmon sans tube, une version sombre de «My Funny Valentine» qui ne doit rien à Miles Davis et Chet Baker. Don Byas reprend le «I Remember Clifford» de Golson qu'il jouait souvent à cette époque, avec cette sonorité ample et chaude qui a tant influencé Guy Lafitte. Benny Carter revient pour «Laura» et Roy Eldridge avec «Easy Living». Toute la troupe termine le plus indispensable des trois CD par un long «Indiana» (17' 30'') qui offre un solo anthologique de Jo Jones!
Le CD2 propose deux groupes réguliers, celui de Shelly Manne le 23 février 1960 (cinq titres) puis celui de Stan Getz le 21 novembre 1960 (six titres). Parmi les bonnes choses: les solos de Joe Gordon (tp avec sourdine), Richie Kamuca (ts proche de Zoot Sims) avec l'excellent Shelly Manne dans «Yesterdays», «Step Lightly» de Benny Golson. On comparera utilement cette belle version d'«I Remember Clifford» par Stan Getz avec celle de Don Byas, notamment pour le choix du tempo et l'emploi du vibrato.
Le CD3 nous ramène pour trois morceaux au concert de 1958, mais cette fois avec Dizzy Gillespie et Stan Getz comme souffleurs (même rythmique, cf. Supra). «Just You, Just Me» est exposé par Dizzy presqu'à la façon Roy Eldridge, après l'intervention de Getz, il monte d'un cran le swingue sur une rythmique qui carbure (son ample de Ray Brown). Alternative entre Gus Johnson et Dizzy puis Getz à l'avantage du trompettiste plus dynamique. L'équipe donne un «Bernie's Tune» tonique. Puis, on retourne au 25 novembre 1960 pour un «Blue'n Boogie» bien sûr ultra-vif de 11' 44'', tremplin pour J.J. Johnson, Getz, Sam Jones et Gillespie, avant de terminer par la suite Gillespiana par le quintet Dizzy Gillespie déjà réédité (LaserLight 36132) et que nous avions chroniqué. Un document estimable.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

New Orleans Roots of Soul
1941-1962

Titres communiqués dans le livret
Champion Jack Dupree, Rev. Utah Smith, Pr Longhair, Lonnie Johnson, Roy Brown, Dave Bartholomew, Lloyd Price, Shirley & Lee, Frankie Lee Sims, Little Sonny Jones, Sugar Boy, Paul Gayten, Guitar Slim, Lil' Millett, Louis Armstrong, Mahalia Jackson, Fats Domino, Slim Harpo, Smiley Lewis, Clarence Frogman Henry, Clifton Chenier, Larry Williams, Art Neville, Oscar Wills, Allen Toussaint, Eddie Bo, Snooks Eaglin, Dr John, Earl King, Irma Thomas, Lee Dorsey, Chris Kenner, Junco Partner, Reggie Hall, Benny Spellman, Alvin Robinson, Danny White, Willie Tee, Johnny Adams

Enregistré entre le 28 janvier 1941 et fin 1962, Chicago, New Orleans, Cincinnati, Los Angeles, Dallas, Crowley

Durée: 3h 08' 24''

Frémeaux & Associés 5633 (Socadisc)


Ne revenons pas sur Bruno Blum auteur du texte de livret, nous avons déjà dit en d'autres occasions ce que nous pensions. Son travail présente des inexactitudes. Ceux qui ne connaissent pas le rhythm'n blues louisianais se renseigneront au mieux avec des ouvrages comme: Rhythm'n Blues in New Orleans de John Broven (1988, Pelican Publishing Co), I Hear You Knockin'. The Sound of New Orleans Rhythm'n Blues de Jeff Hannusch (1985, Swallow Publicatons Inc), Up From The Cradle of Jazz. New Orleans Music Since World War II de Jason Berry, Jonathan Foose et Tad Jones (1986, University of Georgia Press). Ce coffret leur permettra d'illustrer des noms restés chez nous peu connus comme Roy Brown, Guitar Slim, Frogman Henry, Earl King, Snooks Eaglin, etc., aux côtés d'incontournables comme Louis Armstrong (1955, «Mack the Knife»; 1961, «I'm Just a Lucky So and So»), Mahalia Jackson (1956, «Just a Little While to Stay Here»), Lonnie Johnson (1949, «Blues Stay Away From Me»; 1951, «Me and My Crazy Self»), Champion Jack Dupree (1941, «Junker's Blues»), Clifton Chenier (1956, «Baby Please»; 1957, «My Soul»), Fats Domino (1955, «Blue Monday») et Pr Longhair (1949, «Hey Little Girl»; 1950, «Her Mind is Gone») sur lesquels il ne devrait pas être nécessaire de revenir. De la fin des années 1940 au début des années 1960, c'était l'époque de multiples petits labels (Specialty, Ace, Imperial, etc) et, derrière les chanteurs, pour ceux enregistrés à New Orleans, une esthétique commune venant du drumming spécifique des lieux (Earl Palmer, Leo Morris alias Idris Muhammad, Charles Hungry Williams, Ed Blackwell, Cornelius Coleman, Bob French, Smokey Johnson) et d'immuables requins de studio (Dave Bartholomew, Teddy Riley, Melvin Lastie, tp, Joe Harris, as, Herb Hardesty, Clarence Hall, Lee Allen, David Lastie, Plas Johnson, James Rivers, Robert Palmer, Nat Perilliat, Fred Kemp, ts, Red Tyler, Clarence Ford, bs, Salvador Doucette, Lawrence Cotton, James Booker, Allen Toussaint, Huey Smith, p, Harold Battiste, p-ts, Ernest McLean, Justin Adams, Ervin Charles, Rene Hall, Roy Montrell, Edgar Blanchard, g, Frank Fields, Lloyd Lambert, Chuck Badie, Richard Payne, b). Nous les retrouvons tous ici, et ils méritent d'être nommés car plus que les chanteurs (au talent inégal) ils font l'intérêt de ce coffret. Autre caractéristique: un phrasé «lazy» (paresseux) sur des tempos jamais trop lents ou trop rapides. Néanmoins, il suffit d'écouter pour se rendre compte qu'on passe du blues/swing à la chansonnette des années 1960 (la «soul» et le «yéyé», c'est la même chose: CD3). L'un des meilleurs chanteurs-guitaristes est ici Snooks Eaglin (1960, «That Certain Door», «Nobody Knows», «C.C. Rider»). Parmi les bons moments néo-orléanais: la guitare d'Earl King (1960, «Come On») et de Roy Montrell (1961, Eddie Bo, «Baby I'm Wise»), les solos de Lee Allen (ts) (1954, Paul Gayten, «Down Boy»; 1957, Art Neville, «The Dummy»; 1960, Mac Rebennack, «Sahara»-instrumental), de David Lastie (ts) (1954, Sugar Boy Crawford, «What's Wrong»; 1961/2, Johnny Adams, contre-chants, «A Losing Battle»), Dave Bartholomew (tp: 1954, Little Sonny Jones, «Tend to Your Business Blues»), Herbert Hardesty (ts: 1952, Lloyd Price, «Lawdy Miss Clawdy»), Melvin Lastie (cnt) et Red Tyler (bs) (1959, Allen Toussaint: «Chico», instrumental), Plas Johnson (ts: 1957, «Slow Down»). Pour les non louisianais, signalons les contre-chants de Wilbur Harden (tp: 1950 Roy Brown, «Hard Luck Blues») et Red Prysock (ts: 1951, Lonnie Johnson, «Me and My Crazy Self»). Un bon résumé de musiques pas aussi homogènes qu'on l'affirme, plaisantes et représentatives d'une époque
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Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

The New Orleans Jazz Vipers
Going! Going! Gone

One O'Clock Jump, Going! Going! Gone, Please Don't Talk About Me, I Hope You're Comin' Back to New Orleans*, Sugar, All That Meat & no Potatoes, I Can't Believe You're in Love With Me, Keeping Out Mischief Now, Sugar Blues, Hummin' to Myself, Someday Sweetheart, Darktown Strutters' Ball, Way Down Yonder in New Orleans
Kevin Louis (tp, cnt, voc), Craig Klein (tb, voc), Joe Braun (as, voc), Oliver Bonie (bs), Molly Reeves (g, voc), Joshua Gouzy (b), Irma Thomas (voc)*

Enregistré à New Orleans, date non précisée
Durée: 54' 44''
Autoproduit (www.neworleansjazzvipers.com)

C'est le groupe qui a fait sensation au JazzAscona de 2016 (Earl Bonie, ts-cl, ex-Dukes of Dixieland remplaçait Joe Braun). En fait, il s'agit d'un orchestre régulier (d'où la cohésion) fondé par Joe Braun dans les rues du French Quarter. Depuis 2001, les Jazz Vipers se produisent au Spotted Cat Music Club (avec l'interruption due à Katrina, le groupe étant à San Francisco et Austin). Beaucoup de bons musiciens sont passés dans ce groupe : Jack Fine, Charlie Fardella, Wendell Brunious, Steve Yokum, Matt Perrine. Le style de l'orchestre n'est pas le jazz traditionnel genre George Lewis. C'est un combo «jump» qui touche au répertoire de Count Basie, Fats Waller, etc. Le swing est généré par une incroyable rythmique, très impressionnante en direct. Si depuis ce disque récent, le son du groupe a changé, c'est dû à la présence de Joe Braun qui a un style typé, genre Earl Bostic (et d'une moindre façon Capt John Handy: «Someday Sweetheart» où sont bien mis en valeur Craig Klein avec plunger et Oliver Bonie). Craig Klein, valeur sûre des Jazz Vipers, est en vedette dans «Sugar» et «Sugar Blues» (bons solos aussi d'Oliver Bonie et surtout de Kevin Louis). Egalement bon chanteur, Kevin Louis est en valeur dans «Please Don't Talk» et «Darktown Strutters' Ball» (bon solo de Joshua Gouzy). Molly Reeves, efficace guitariste rythmique digne de Danny Barker, est aussi une chanteuse délicieuse dans «All The Meat & No Potatoes» et «Keeping Out of Mischief Now». La fameuse Irma Thomas apporte son concours à «I Hope You're Comin' Back to New Orleans». Bref, ce disque, belle exception aux dérives de notre époque, est indispensable aux amateurs de musique qui swingue...et aux danseurs!

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Ambrose Akinmusire
A Rift in Decorum. Live at the Village Vanguard

CD1: Maurice & Michael (Sorry I Didn't Say Hello), Response, Moment in Between the Rest (To Curve An Ache), Brooklyn (ODB), A Song to Exhale (Diver Song), Purple (Intermezzo), Trumpet Sketch (Milky Pete)

CD2: Taymoor's World, First Page (Shabnam's Poem), H.A.M.S. (In the Spirit of Honesty), Ambrose Akinmusire, Piano Sketch (Sam Intro), Piano Sketch (Beyond Enclosure), Condor (Harish Intro), Condor, Withered, Umteyo
Ambrose Akinmusire (tp), Sam Harris (p), Harish Raghavan (b), Justin Brown (dm)
Enregistré en janvier 2017, New York
Durée: 1h 40' 40''
Blue Note 0602557649703 (Universal)

Pour son quatrième album à la tête de son quartet, quasi identique depuis plusieurs années, (le dixième en leader et coleader), Ambrose Akinmusire, emprunte la voie des géants. A la suite de John Coltrane ou de Sonny Rollins qui l’ont précédé au Village Vanguard pour graver un album live, il marquera avec A Rift in Decorum: Live at the Village Vanguard la vaste discographie enregistrée dans ce temple du jazz au Greenwich Village de New York. Il signe la totalité des compositions qui excellent dans cet écrin. Tel un équilibriste, il nous délivre un message sur le fil du rasoir. Nulle esbroufe, mais une authenticité qui dès le premier titre «Maurice & Michael (Sorry I Didn't Say Hello)», nous plonge dans son univers introspectif. Le public attentif suit cette soirée ou chaque musicien est parfaitement à sa place. Depuis sa victoire, en 2007 à la Thelonious Monk International Jazz Competition, il s’est affirmé comme l’un des jeunes trompettistes à suivre et prouve depuis son originalité. Sa musique est suffisamment riche pour nourrir ce long enregistrement sans faire appel aux standards; de même, tout en restant fidèle à l'héritage du swing et du bebop, elle exprime son originalité, avec un grand lyrisme. Ambrose décortique à souhait des thèmes maintes fois travaillés pour en extraire l’essence même et utilise au mieux une rythmique complètement dévouée à sa grâce. Nul besoin de décrire chaque titre, il suffit de s’y plonger pour mieux les savourer. A noter «Trumpet Sketch (Milky Pete)» voyage de 14 minutes dont la longue introduction en solo, dans la lignée d’un Don Cherry, transgresse les rives de la musique improvisée suivi par un Sam Harris (p) plus qu’inspiré, piano enluminé par un Justin Brown (dm) toujours aussi inventif, qui s’engouffre dans un dialogue trompette/batterie décapant. Un album comme une longue narration qui ne cesse de chevaucher une mer déchaînée qui ne connaît dans sa première partie que peu d’accalmies apaisantes. Le second CD, plus serein, s’ouvre sur «Taymoor's World», comme un éclairci après la bataille qui bien vite nous amène à partager une table du fameux club, où l’on regrette de n’avoir pu être dans le public pour participer à la claque. Dans une transe incantatoire le groupe nous amène aux portes d’un véritable jazz où le respect des aînés est évoqué, revu et transposé dans une Amérique actuelle. Agé de 35 ans, Ambrose Akinmusire, sera un des trompettistes incontournables de ce début de siècle, si l'industrie du showbiz ne lui met pas le grappin dessus. Il est, pour le moment, d'une irréprochable intégrité.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJohn Scofield
Country for Old Men

Mr Fool, I’m So Lonesome I Could Cry, Bartender Blues, Wildwood Flower, Wayfaring Stranger, Mama Tried, Jolene, Faded Love, Just a Girl I Use to Know, Red River Valley, You’re Still the One, I’m an Old Cowhand.
John Scofield (g), Larry Goldings (p, org, key), Steve Swallow (b), Bill Stewart (dm)

Date et lieu d'enregistrement non communiqués
Durée: 1h 05' 37''
Impulse! 0602557088106 (Universal)

Avec plus de trente albums à son actif, John Scofield se doit d’avoir de nouvelles idées pour propager le son feutré de sa guitare Ibanez à ses admirateurs. En optant pour le style country, le guitariste de Dayton (Ohio) choisit un parti pris subtil. Lui qui sait si bien mêler les sons planants aux sonorités groovy et funky aurait peut-être dû choisir un autre répertoire. Mais «Sco» possède sa griffe, reconnaissable et dès qu’il touche son instrument («Wildwoof Flower»). Pour asseoir son propos, il est accompagné de partenaires fidèles: Steve Swallow, Larry Goldings et Bill Stewart. Si les chants traditionnels sont au menu («Wayfaring Stranger»), John Scofield intègre des reprises d’artistes comme James Taylor («Bartender’s Blues») ou Dolly Parton («Jolene») pour donner un aspect plus moderne à des thèmes issus de la tradition. La guitare de Mister Sco se fait toujours aussi virevoltante et lorsque Larry Goldings passe au piano cela donne un ensemble d’une qualité supérieure. Les échanges entre les artistes renvoient très bien à l’idiome jazz et on se délecte à écouter les dialogues entre guitare, orgue et basse («Faded Love»). La sonorité particulière de la six-cordes se laisse encore apprécier sur «Red River Valley», un traditionnel, transfigurait par les trois artistes qui conserve sa saveur d’antan. «You’re Still the One» permet au guitariste de poursuivre sa quête de sonorités secrètes sur des thèmes classiques. L’album se termine avec «I’m a Old Cowhand» de Johnny Mercer, un joli clin d’œil qui renvoie au titre de cet album, où l’ancien n’est pas forcément d’actualité.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°680, été 2017

Dave Stryker
Messin' With Mister T

La Place Streeet, Pieces of Dreams, Don’t Mess With Mister T, In a Sentimental Mood, Impressions, Gibraltar, Salt Song, Sugar, Side Steppin’, Let It Go
Dave Stryker (g), Jared Gold (org), McClenty Hunter (dm), Mayra Casales (perc) + Houston Person, Mike Lee, Don Braden, Jimmy Heath, Chris Potter, Bob Mintzer, Eric Alexander, Javon Jackson, Steve Slagle, Tivon Pennicott (s)
Date et lieu d'enregistrement non précisés
Durée: 1h 10' 27''
Strikezone 8812 (
www.davestryker.com)

Dave Stryker
Eight Track II

Harvest for the World, What’s Going On, Trouble Man, Midnight Cowboy, When Doves Cry, Send One Your Love, I Can’t Get Next to You, Time of the Season, Signed-Sealed-I’m Delivered I’m Yours, One Hundred Ways, Sunshine of Your Love
Dave Stryker (g), Steve Nelson (vib), Jared Gold (org), McClenty Hunter (dm)
Date et lieu d'enregistrement non précisés
Durée: 1h 05' 50''
Strikezone 8814 (
www.davestryker.com)

The Stryker/Slagle Band Expanded
Routes

City of Angels, Nothin’ Wrong with It, Self-Portrait in Three Colors, Routes, Ft. Greene Scene, Great Plains, Extensity, Gardena, Lickety Split Lounge
Dave Stryker (g), Steve Slagle (as), John Clark (frh), Billy Drewes (ts, bcl), Clark Gayton (tb, tu), Bill O’Connell (p, ep), Gerald Cannon (b), McClenty Hunter (dm)
Enregistré les 14 et 15 décembre 2015, Paramus (New Jersey)
Durée: 59' 17''
Strikezone 8813 (
www.davestryker.com)

Voici livrées les dernières productions de Dave Stryker, le guitariste d’Omaha (Nebraska). Trois nouvelles galettes et trois thématiques bien distinctes pour mettre en avant son phrasé feutré. Messin’ With Mister T célèbre, comme le sous-titre le laisse entendre, les années du guitariste aux côtés de Stanley Turrentine. Le matériau choisi pour mettre en avant les pièces et compositions favorites de son ex-leader renvoie au temps béni où le jazz avait encore facilement droit de citer dans les médias. Plus fort encore, il bénéficie pour l’occasion de la présence de quelques-uns des meilleurs saxophonistes de la galaxie jazz: Houston Person, Jimmy Heath, Eric Alexander, Bob Mintzer, Chris Potter et Steve Slagle, le fidèle partenaire du guitariste. L’album s’ouvre avec «La Place Street» de Stanley Turrentine avec Houston personne au saxophone. Le tempo est bien chaud avec les interventions de Jared Gold (org) et les coups de boutoir de McClenty Hunter sur les peaux. «Let It Go» avec Tivon Pennicott (s) met en lumière les jolis déboulés de la guitare de Stryker et la voix mélodieuse de l’instrument du partenaire de Kenny Burrell en 2008. L’éternel «Sugar» se fait plus mielleux avec Javon Jackson dans le rôle de Mister T. le tout bien emmené par un jeu soyeux de l’organiste. Après le sucré, Eric Alexander fait entendre sa sonorité si spécifique sur une pièce plus salée («Salt Song»), tandis que le guitariste fait apprécier sa technique pour délivrer des notes d’une pure beauté. En fin connaisseur de Turrentine, le leader présente «Impressions», de John Coltrane. Un morceau gravé pour la première fois par son mentor sur Sugar avec Chris Potter aux anches. Bien sûr, «Don’t Mess with Mister T.» de Marvin Gaye est présent sur l’une des plages du CD pour retrouver les bienfaits de ce que délivrait le saxophoniste de Pittsburgh en son temps.
Pour Eight Track II Stryker puise dans un répertoire plus ouvert pour mettre en lumière les artistes vedettes de la Motown comme Marvin Gaye, Stevie Wonder ou les Temptations, mais aussi des rockers comme le Cream d’Eric Clapton ou les Isley Brothers. La présence du vibraphone de Steve Nelson aux côtés de Jared Gold (org) et McClenty Hunter (dm) constitue le fil conducteur de cet album. Cette expression du guitariste renvoie aux sessions et autres concerts aux côtés de Brother Jack Mc Duff. Certains moments de Eight Tracks nous plongent dans l’’atmosphère si particulière de la fin des années soixante avec les oeuvres de Grant Green et tout particulièrement «Trouble Man». Une résurrection qui fait plaisir à attendre, preuve que Stryker connaît bien ce langage et sait adapter, comme ses prédécesseurs, Wes, George, Kenny et Pat, les morceaux pop dans un langage jazz gorgé de blues. Petit clin d’œil au british blues avec une adaptation hautement énergique du «Sunshine of Your Love» de Cream et le savoureux «Time of the Season» du groupe The Zombies. Enfin, le Prince de Minneapolis fait aussi partie de la revue avec l’emballante adaptation de «When Dove Cries» où l’orgue de Jared convole en juste noces avec les notes feutrées de Stryker.

Avec Routes, le guitariste partage le leadership avec Steve Slagle dans un format plus évolué pour certaines compositions. Au duo, augmenté de McClenty Hunter, le batteur habituel de Stryker, et Gerald Cannon (b) s’agrègent Jackson Clark (frh), Billy Drewes (ts, bcl) Clark Gayton (tb) et Bill O’Connell (p). Ainsi sur «Nothin’ Wrong with It» c’est un septet qui s’exprime pour exposer la facette de compositeur du guitariste et son compère saxophoniste. Dans une ambiance plus pesante, la formation développe les idées du duo avec de beaux entrelacs entre la guitare et les soufflants. Des instants de suspension sont offerts par la guitare du leader qui met en lumière le background de la flûte de son partenaire, et les interventions de Clark Gayton au tuba («Great Plains») pour une pièce de grande qualité. «Self-Portrait in Three Colors», de Charlie Mingus situe totalement l’état d’esprit haut de gamme dans lequel évolue ce Routes.Entre swing et conception plus contemporaine, la formation assume sa tâche de transmettre la tradition avec succès («Extensity»). Sur «Lickety Split Lounge», le guitariste reprend la main pour asséner ses notes acérées. Ces trois albums permettent pour ceux qui ne le connaissent pas encore de découvrir un guitariste référent de la scène jazz actuelle, qui a fait ses classes auprès des plus grands, et transmet son expérience en apportant sa touche personnelle pour que l’idiome poursuive son développement dans l’univers de la mu
sique.

Michel Maestracci
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBLM Quartet
Me'n You

Me'n You, A Kiss to Build a Dream On, Between the Devil and the Deep Blue Sea, East of the Sun, There Will Never Be Another You, Rockville, Blockrock, Tenderly, Wrap Your Troubles in Dreams, New Concerto for Cootie, 9:20 Special, Ooh-Ah-Dee-Dee, Stolen Swing
Dominique Burucoa (tp, flh, voc), Atnaud Labastie (org), Emmanuel de Montalembert (g), Antoine Gastinel (dm)
Enregistré les 25 et 26 février 2016, Ustaritz (64)
Durée: 58' 26''
Jazz aux Remparts 64025 (www.jazzauxremparts.com)

Dominique Burucoa est bien connu, notamment comme directeur du festival, Jazz aux Remparts, dont la disparition fit le désespoir des jazzfans avertis. Il est tout à fait qualifié pour affirmer dans le texte d'accompagnement: «le swing comme vertu cardinale du jazz »! Et c'est le choix esthétique de ce quartet ainsi que le démontre d'emblée, «Me'n You» du tromboniste Eli Robinson qui ouvre le programme (solos bien menés d'orgue, trompette avec plunger et guitare). Bel hommage au maître Louis Armstrong (sans caricature!) dans une version simple et efficace de «A Kiss to Build a Dream On » bien chanté et joué avec autorité par Dominique Burucoa. Antoine Gastinel amène un swinguant «Between the Devil and the Deep Blue Sea». C'est le premier disque d'Arnaud Labastie à l'orgue et il en joue avec une maîtrise et swing enthousiasmants. Dans «Stolen Swing», il évoque Milt Buckner auquel il rend un hommage explicite dans «Ooh-Ah-Dee-Dee». Les improvisations d'Emmanuel de Montalembert ont la sobriété d'un Billy Butler, c'est si rare aujourd'hui («Rockville», thème-riff de Johnny Hodges). Il amène bien «East of the Sun» exposé avec feeling par Dominique Burucoa au bugle. Guitare et orgue sont parfaits derrière la trompette avec sourdine dans «There Will Never Be Another You». Les tempos sont parfaits pour le swing («Blockrock» de Cootie Williams, «Wrap Your Troubles in Dreams», «9:20 Special»). Bref, un moment plaisant dans un contexte désespérant.

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

Jazz de Pique
Le Retour

Father Steps In, Moten Swing, Chocolate, Rhapsody in Courbevoie, Sweet Georgia Brown, Flying Home, Blue Spleen, Feet in the Fuel, One O'Clock Jump, Stompin' at the Savoy, 9:20 Special, Undecided, Boot It!, Blop-Blop, J'irai cracher sur vos trompes
Jacques Hannequand, Daniel Thorel, Laurent Verdeaux, Christian Camous, Jean-Louis Hannequand, Gilles Millerot (tp), Georges Batut (tb, vib), François Février, Guy Figlionlos, Alain Cuttat, Didier Baniel (tb), Gilbert Rousselin, Roger Petit (as), Michel Méresse (as, ts), François Jouvin (ts, cl), Michel Bourgeois, André Villéger (ts), Jean Picard (bs, cl), Jean Rotman (p), Gérard Rakowski (g), Jean-Pierre Simondin (b), Claude-Alain du Parquet (dm), invité : Benny Waters (ts, as, cl)
Enregistré entre fin décembre 1972 et le 4 mai 1985, Courbevoie (92), Paris
Durée: 1h 03' 49''

Fenesoa 06 (jean.rotman@wanadoo.fr)

A une époque où rares sont les jazz fans qui se préoccupent encore de Bennie Moten, Erskine Hawkins, Jimmie Lunceford ou même de Fletcher Henderson, voici un disque du Jazz de Pique, un big band amateur dirigé par le pianiste et futur médecin homéopathe Jean Rotman, également responsable de la majorité des arrangements. Ce disque vaut surtout pour les titres 10 à 14 dont la vedette est Benny Waters, surtout au ténor (excellent dans «Stompin' at the Savoy»), mais aussi à l'alto (« 9:20 Special», arrangement d'Earle Warren, avec de bonnes parties d'ensembles bien jouées) et à la clarinette («Undecided», Waters y est en grande forme; bon solo de Rotman). Le dernier titre, montre qu'après dix ans ces musiciens ont plus de métier: il y a des nuances, la section de trombones mise en vedette sonne bien, bon solo de trombone (la trompette wa-wa est de Laurent Verdeaux). En effet les 9 premiers titres qui sont la réédition du Moten Swing, Pragmaphone LP 8, trahissent un niveau de débutants, surtout dans les ensembles et sur tempos vifs (certains de ces musiciens joueront ensuite dans le big band Roger Guérin, comme Jean Picard). Le livret nous indique que «certains savaient improviser, d'autres pas», ce qui est la règle en big band et ne gêne pas, mais aussi que«Certains jouaient d'oreille, d'autres étaient d'excellents lecteurs», ce qui ne garantit pas le meilleur résultat en grande formation. Deux morceaux, en tempo lent, sortent du lot d'un point de vue collectif: «Rhapsody in Courbevoie» et «Blue Spleen» (beau thème, bon solo de trombone). Ici et là, il y a de bons solos de trompette, de vibraphone et deux solos d'un jeune André Villéger déjà plus que prometteur («Flyin' Home», «Feet in the Fuel»). Un disque sympathique qui illustre l'attachement à la tradition swing d'une partie des musiciens français en cette première moitié des années 1970.

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

Oracasse
La Barque du rêve

Whoopin' Blues, Tremé Song, La Grève barré moin, Indiana...Lee, La Rue Zabyme, Old Rugged Cross, Close Your Eyes, Do What Ory Say, Linger Awhile, Parfum des îles, La Barque du rêve, It Ain't My Fault
Guy Bodet (tp, cnt, flh), Emmanuel Pelletier (ss, ts, fl, voc), Thierry Bouyer (bjo, g, tp, voc), Xavier Aubret (tu, b, voc), Gabor Turi (dm, perc, voc)

Enregistré les 6 et 7 septembre 2016, Chabournay (86)
Durée: 59' 15''
Autoproduction (aubret@oleo-production.com)

Voici un groupe dit de «jazz traditionnel» qui ne peut que donner de la joie dans les animations notamment festivalières. Le meilleur soliste est Guy Bodet, dit Mimile, trompettiste titulaire dans l'orchestre Claude Bolling. Un bon exemple de sa maîtrise instrumental se trouve dans «Indiana» avec sa déclinaison bop dans la coda. Dans «Whoopin' Blues» Guy Bodet mène avec décontraction et offre un solo bien mené. Il est également à son avantage dans «Do What Ory Say» et surtout «Linger Awhile». «Tremé Song» de John Boutté et «It Ain't My Fault» sentent bon le New Orleans d'aujourd'hui (nous préférons Emmanuel Pelletier au ténor, comme dans «Close Your Eyes»). Il y a d'autres thèmes connus de la Cité du Croissant mélangés à des morceaux exotiques moins enthousiasmants pour les jazzfans (mais «Parfum des îles» avec bugle et flûte est bien plaisant: écoutez le solo de Guy Bodet!). Un spiritual rendu célèbre par le clarinettiste George Lewis est ici joué en trio (ss, bj, b) de façon sensible. Une "galette" qu'on s'arrachera au détours d'une prestation!

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

Wadada Leo Smith
America's National Parks

CD1: America’s National Parks USA 1718, Eileen Jackson Southern 1920-2002: A Literary Park, Yellowstone: The First National Park and the Spirit of America–The Mountains, Super-Volcano Caldera and Its Ecosystem 1872
CD2: The Mississippi Rivers Dark and Deep Dreams Flow the River–A National Memorial Park c. 5000 BC, Sequoia/Kings Canyon National Parks: The Giant Forest, Great Canyon, Cliffs Peaks, Waterfalls ans Cave Systems 1890, Yosemites: The Glaciers, the Falls, the Wells and the Valley of Goodwill 1890

Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p), Ashley Walters (cello), John Lindbergh (b), Pheeroan Ak Laff (dm)

Enregistré le 5 mai 2016, New Haven (Connecticut)
Durée: 1h 38’ 05’’

Cuneiform Records 430/431 (www.cuneiformrecords.com)

Wadada Leo Smith et son Golden Quintet nous invitent à une traversée des grands parcs américains dans une célébration de la nature encore conservée et à protéger. Les six longs mouvements parfaitement exécutés nécessitent une attention particulière car Wadada inscrit sa musique dans la lignée de la musique afro-américaine libertaire. Un mariage précis entre écriture et improvisation. Wadada a terminé de composer ce répertoire et l’a enregistré avant de célébrer ses 75 ans (décembre 2016). Les vingt-huit pages du répertoire de America’s National Parks ont été conçu pour son ensemble le Golden Quintet, une fraiche extension du quartet qu’il a dirigé durant 16 ans. L’idée lui est venue pour deux raisons, de par son propre intérêt pour la nature depuis des années, en particulier pour le Park de Yellowstone et de la série documentaire, The National Parks: America ‘s Best Idea, d’une durée de douze heures signée par le réalisateur Ken Burn. Les dialogues particuliers trompette et violoncelle donnent une coloration surprenantes et déconcertantes. Anthony Davis, John Lindbergh et Pheeroan Ak Laff apportent leur complémentarité à ce vaste projet ambitieux qui s’inscrit dans une riche mais difficile écoute. L’auditeur doit se plonger dans ce nouveau monde où l’homme n’a pas encore tout détruit. La disparition des scènes européennes (à part quelques exceptions) de vétérans comme Wadada Leo Smith nous a presque fait oublier la richesse et la diversité de ce type de musique.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Mourad Benhammou Jazzworkers Quintet
Vol. 3. March of the Siamese Children

Nommo1, March of the Siamese Children, Indian Song, Till all Ends, Zielona Herbata "Green Tea", Home Is Africa, No Land’s Man, 7th Ave Bill, Zanzibar, Autum Melodie, Ballad Medley (Haupe, Nirvana, Malice Toward None), Cellar Groove, Nommo 2, Dave’s Chant*
Mourad Benhammou (dm), David Sauzay (ts, fl) Fabien Mary (tp), Pierre Christophe (p), Fabien Marcoz (b), Tom McClung (p)*, Matyas Szandal (b)*
Enregistré le 1er octobre et le 15 novembre 2015, Le Pré-Saint-Gervais (93)
Durée: 1h 01’
Black & Blue 813.2 (Socadisc) 

Mourad Benhammou dirige ses Jazz Workers depuis une douzaine d’année et la cohésion du groupe s’entend immédiatement. Le livret nous rappelle le parcours du batteur «En vrai passionné de l’histoire du jazz et de la batterie musicien, érudit et collectionneur il réside à New-York en 2004 où il mène une série d’entretien avec des batteurs légendaires de la scène bop. Il y rencontre Louis Hayes, Grassella Oliphant et surtout Walter Perkins, qui deviendra son mentor». C'est à son retour en France, qu'il décide de former son propre groupe dont voici le troisième opus. Dès l’introduction, le ton est donné par le premier titre «Nommo1» qui, en quarante-huit secondes, annonce la couleur, entre respect de la tradition et arrangements modernisés. En fin connaisseur, il choisit le répertoire (à part «Zielona Herbata "Green Tea"» et «Zanzibar» signés de sa main et «Autum Melodie» de Fabien Mary) dans des compositions assez rarement interprétées aujourd’hui en public et peu enregistrées. Le titre éponyme de l’album est tiré de la comédie musicale Le Roi est moi, grand succès de Broadway adapté à l’écran avec Yul Brunner en roi du Siam et Deborah Kerr en maîtresse d’école. Son traitement plus qu’original décape les oreilles et David Sauzay, ici à la flûte, se révèle un maître tel le génie de la lampe. Toutes les arrangements et les interventions des solistes sont soignés et à propos et font de cet album un plaisir continue. Certains titres évoquent des contrées lointaines entre l’Afrique et l’Orient, Mourad Benhammou en tant que compositeur nous invite dans son voyage sur les terres découvertes par Art Blakey mais en proposant sa propre piste. Il ne pouvait oublier son maître et sa version de «No Land’s Man» de Walter Perkins nous conduit tout naturellement dans la nuit new-yorkaise. L’intro au piano du «Medley» sur «Haupe» de Duke Ellington, extrait de la bande du film Anatomie d’un Meutre, atteste du talent de Pierre Christophe comme de celui des autres musiciens. On s'étonne dès lors du mépris des programmateurs pour ce type de jazz... «Dave’s Chant», enregistré lors d’une autre séance avec le regretté Tom McClung et Matyas Szandal, prouve de nouveau que le drive de Mourad Benhammou sait se mettre à merveille au service d’autres musiciens.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Bill Mobley
Hittin' Home

The Very Thought of You, Walkin', Hittin' Home, My Romance, Jewel, Milestones, Lil' Red, Apex, Peace, Scene on Seine, Waltzin' Westlard
Bill Mobley (tp), Steve Neslon (vib), Russell Malone (g), Kenny Barron, Heather Bennet (p), Essiet Okon Essiet, Phil Palombi (b), Clint Mobley (perc), Kevin Norton (marimba)

Enregistré durant l’été 2016, New York et New Jersey
Durée: 57' 10''
Space Time Records 1642 (Socadisc)

Pour célébrer en 2016, l’année de ses 20 ans d’existence, le label Space Time Record a sorti un nouvel enregistrement du trompettiste Bill Mobley, pilier du label avec le pianiste Donald Brown. A 63 ans, Bill Mobley a tout prouvé et, sans être devenu une star du jazz, il en est l’un des plus honnêtes artisans. Pas d’artifice de studio, les enregistrements ont été faits en une ou deux prises et le tout en direct. On remarquera l’absence de batteur, choix original qui confère à l’ensemble de l’album une sonorité et un espace particuliers. A part «Scene on Seine» où Clint Mobley joue des percussions et «Apex» dans lequel Bill dialogue avec le marimba de Kevin Norton, la rythmique repose sur le tempo du contrebassiste. Seul «Hittin’Home» est signé par Bill Mobley, la majorité des compositions sont signées de Miles Davis, Bobby Watson, des pianistes; Mulgrew Miller, Horace Silver, Harold Mabern sans oublier des standards de Ray Noble, Rogers & Hart et même un titre du producteur Xavier Felgeyrolles. L’album est donc plus une suite de dialogues en duo, soutenus par la basse, que celui d’un groupe. La cohésion du répertoire et la richesse des échanges épurés en font un album au plus grand charme, sobre et élégant à écouter tranquille au coin du feu où dans sa cuisine, seul ou en bonne compagnie. Si tous les thèmes sont magnifiquement interprétés, un sommet est atteint avec «Peace» où le dialogue devient un échange à trois avec Bill, Russel Malone et Essiet Okon Essiet qui surélèvent l’acuité du propos. Au fil du temps, ce petit label français a su prouver sa ligne remarquable et la grande qualité artistique de ses productions.
Bon anniversaire.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Dave Holland / Chris Potter
Aziza

Aziza Dance, Summer 15, Walkin’ the Walk, Aquila, Blue Surf, Fibding the Light, Friends, Sleepless Night
Dave Holland (b), Chris Potter (ts, ss), Lionel Loueke (g), Eric Harland (dm)

Enregistré les 7 et 8 octobre 2015, New-York
Durée: 1h 09'

Dare2 Records 009 (www.daveholland.com)

Dave Holland retrouve ici des musiciens ayant déjà gravité autour de lui, à l'exception de Lionel Loueke. Ce quartet est ainsi une sorte de «all stars»où les signatures des compositions sont réparties à part égale. Agé de 70 ans, Dave Holland, toujours fringant, dirige ses propres formations depuis plus de quarante-cinq ans et il y a vu défiler du beau monde, de Sam Rivers à Steve Coleman, en passant par Chris Potter qui a gagné ses galons pour apparaître en coleader du quartet. Si tous les titres, aux thèmes, rythmes, et sons fort variés, valent le détour, on retiendra «Summer 15» (Chris Potter) où l’introduction au sax soprano va à l’encontre de la guitare (africaine puis jazz) de Lionel Loueke; le tout magnifiquement drivé par la caisse claire d’Eric Harland; tandis que le ténor revient, tel un calypso de Rollins et Dave Holland marque le tempo en faisant danser ses cordes. Complètement dans l’actualité d’un jazz sans cesse en renouveau, même si le groupe flirte avec la fusion, il nous délivre une musique sereine, imaginative où la grande valeur de chaque soliste en fait un des groupes actuels quasi permanents des plus construits. Preuve à l’appui par la qualité de leurs concerts donnés lors de leur tournée européenne d’octobre 2016.

 

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueGrégory Privat Trio
Family Tree

Le Bonheur, Riddim, Family Tree, Zig Zagriven, Le Parfum, Sizé, Filao, Ladja, Seducing The Sun, Happy Invasion, La Maga, Galactica
Grégory Privat (p), Linley Marthe (b), Tito Bertholo (dm)

Enregistré du 24 au 26 janvier 2016, Pompignan (82)
Durée: 1h 12' 46''

ACT 9834-2 (Harmonia Mundi)

Pour son quatrième album, le premier en trio, Grégory Privat a décidé de replonger dans ses racines, la Martinique, mais aussi la Guadeloupe et l’héritage de la musique créole. Digne fils de son père (José Privat pianiste du groupe Malavoi), il s’est forgé, depuis une dizaine d’années, une solide réputation auprès de Jacques Schwarz-Bart, Stéphane Belmondo, Guillaume Perret ou Sonny Troupé (son partenaire habituel). Cet Arbre généalogique (en français) réunit ainsi toutes les branches qui ont pu se greffer à la musique d’origine pour produire de nouveaux fruits aux goûts et parfums savoureux. Grégory Privat puise son inspiration dans la mémoire des rythmes traditionnels afro-caribéens, bèlè, gwoka qui mariés aux quadrilles et à la musette ont engendré un jazz créole. La biguine, suivra, marquant la musique moderne pop, jazz et zouk. Douze compositions personnelles s’enchaînent dans un déroulement naturel, le piano occupe pleinement l’espace et chaque titre révèle son intérêt. A ses côtés, Linley Marthe, lui aussi créole mais de l’Océan Indien (Ile Maurice) a délaissé sa basse électrique, si bien utilisée chez Joe Zawinul, pour se saisir d’une contrebasse plus à sa place dans ce subtil répertoire. Le trio se complète de la batterie de Laurent-Emmanuel (dit «Tilo») Bertholo (lui aussi martiniquais) qu’il a côtoyé au sein du projet Jazz Bèlè Philosophy du trompettiste Franck Nicolas. L’art du trio jazz (piano, contrebasse, batterie), si difficile à renouveler, est ici complètement maîtrisé mais ses références en sont élargies.
Un groupe à découvrir en concert. Mon titre préféré, «La Maga», le plus court mais tout en finesse comme une caresse du vent sucré des Caraïbes.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueArild Andersen
The Rose Window

Rose Window, Science, The Day, Outhouse, Hyperborean, Dreamhorse, Interview with Arild Andersen
Arild Andersen (b), Helge Lien (p), Gard Nilssen (dm)

Enregistré le 15 avril 2016, Gütersloh (Allemagne)
Durée: 59'
Intuition 71316 (Socadisc)

Le contrebassiste norvégien, Arild Andersen, âgé de 71 ans, est surtout connu pour ces enregistrements chez ECM, certains avec son groupe ou en sideman de Kenny Wheeler, Paul Motian, Bill Frisell, John Taylor, Alphonse Mouzon, Ralph Towner, Nana Vasconcelos, Marcin Wasilewski, Markus Stokhausen et avec son compatriote Jan Garbarek (69 à 73). Adepte de l’organisation tonale de Georges Russel, il joue avec cet arrangeur et chef d’orchestre durant dix ans (1960 à 1970). Il dirige ensuite plusieurs formations avec Jon Christensen, puis le groupe Masqualero dans lequel se distingue le trompettiste Nils-Petter Molvaer. Il collabore aussi avec des jazzmen en tournée et il sera le bassiste de Stan Getz, Sonny Rollins, Sam Rivers, Paul Bley, Sheila Jordan et Joe Farrell.
Véritable monument et amant de la «grand-mère», Arild Andersen offre lors de son concert un magnifique hommage à cet instrument. Dans un recueillement spirituel, l’auditoire du Théâtre de Gütersloh écoute et rêve en compagnie de ce trio très dépouillé ou l’essence même de la musique s’exprime. Le trio tel un joyau en six titres revisitent le répertoire de ce seigneur du nord qui caresse ses cordes et en tire les plus charmants des sons. Les passages joués à l’archet sont émouvants et si l’ambiance par moment est trop romantique on se laisse emporter par des elfes enchanteurs. Après une introduction ravissante, la longue composition «Hyperborean», atteste de la maestria du contrebassiste, puis, rejoint par les membres de son trio, discrets mais efficaces, elle nous nous emporte aux pays des merveilles. «Dreamhorse», tout autant réussi conclu un album où les 45 minutes de musique nous prouvent encore que ce n’est pas la durée du plaisir mais son intensité qui compte.
Dans l'entretien qui clôt le disque, mené par Götz Bülher, Arild Andersen évoque son parcours et l’orientation de sa musique.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePierre Boussaguet Septet
Le Semeur

South West, Souvenir imaginé, Le Semeur, Teemoo, Gurrah, Red Ground, Charme, Tinto Time, Talma, La Fête au village, Body and Soul, Le Chat et le pivert
Pierre Boussaguet (b), Luigi Grasso (as, ts), Stéphane Guillaume (ss, ts, fl), André Villéger (ts, cl), Nicolas Dary (ts), Vincent Bourgeyx (p), François Laizeau (dm)
Enregistré: 24 au 28 février 2014, Bayonne (64)
Durée: 1h 06' 50''
Jazz aux Remparts 64023 (www.jazzauxremparts.com)

Pierre Boussaguet précise honnêtement son problème avec le fait de «rendre hommage»: ça «oblige seulement à se référer au passé». Pour lui, «seul compte le présent». Comme il ne veut pas «ressusciter», il a opté pour «conter une histoire d'aujourd'hui». Donc n'espérez pas toujours "entendre" Guy Lafitte dans ce CD qui lui est consacré, par ailleurs superbement conçu avec un livret qui informe (ce qui devrait être toujours le cas) et une précision des solistes pour chaque morceau. La première composition de Pierre Boussaguet est dédiée à notre chère région, «South West». Belles parties pour section de saxes. Le ténor de Nicolas Dary évoque plus Rollins que Lafitte mais ce n'est pas incongru puisque notre regretté Guy est entré dans le "moderne" par Rollins. Beaux alliages sonores quasi "classiques" (avec flûte) sur un excellent jeu de balais dans «Souvenir imaginé» pour évoquer Carlos Gardel qui fascinait Guy (Bourgeyx est parfait pour le tango). Dans son solo, Pierre Boussaguet nous rappelle l'excellence de sa sonorité. On retrouve cette grande musicalité et cet amour du son chez Boussaguet et les saxes dans l'exposé de «Le Semeur». L'échange entre Guillaume et Grasso, plein de flamme, est pour nous un peu long. Pureté des saxophones digne du quatuor Marcel Mule en introduction et background de «Teemoo» qui évoque vraiment Guy Lafitte. La composition est de lui et Nicolas Dary a la sonorité pulpeuse et la dimension expressive qui rendent justice à notre star du sax ténor (beau travail de Bourgeyx). Pour le coup, c'est un véritable hommage. Pour nous, c'est un des meilleurs titres de l'album. Le point faible pour nous, c'est le son de sax soprano en solo, très "moderne convenu" («Red Ground» plus coltranien qu'africain à nos oreilles). Il est d'un meilleur effet quand il chante dans les parties d'ensemble («Charme»: beau solo de Bourgeyx). Dans une approche qui doit swinguer, Pierre Boussaguet orchestre très bien pour une section de saxes que ce soit pour une composition personnelle («Gurrah») ou pour un thème de Guy Lafitte («Tinto Time»). La section de saxes met bien en valeur le beau thème de Boussaguet, «Talma» qu'il a enregistré avec Guy Lafitte (1993) puis joué au festival Bis de Marciac avec Wynton Marsalis (j'y étais). Dans la présente version, Vincent Bourgeyx joue avec classe (on regrette le soprano au lieu d'un ténor). La «Valse au Village» de Vincent Rose et Larry Stock fut un succès de Léo Marjane en 1939 avant la reprise vingt ans plus tard par Dizzy Gillespie sous le titre d'«Umbrella Man». Le présent arrangement est très plaisant opposant le genre boîte à musique à une machine à swing avec l'intrication réussie de Dary (ts), Villéger (cl), Grasso (as) et Guillaume (fl). Nous avons souvent entendu Guy Laftte jouer «Body and Soul», il convenait donc de reprendre ce cheval de bataille pour sax ténor depuis l'ère Hawkins. L'exposé écrit en section de saxes est superbe tout comme le jeu de Bourgeyx et le solo de Villéger (sur de belles tenues de saxes). Le disque se termine par une prise en concert de «Le Chat et le pivert», médium swing, que Boussaguet a dédié à Guy Lafitte et Gérard Badini, dans lequel nos quatre souffleurs jouent bien sûr du sax ténor. Une belle réussite musicale.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Esaie Cid
Maybe Next Year

Way Out West, Music Forever, Double Spoon, Nothing Ever Changes My Love for You, How Long Has This Been Going On, Sweethearts on Parade, Farewell, Pea Eye, Jessica's Day, Maybe Next Year
Esaie Cid (as), Gilles Rea (g), Samuel Hubert (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré le 9 juin 2016, Draveil (91)
Durée: 58' 33''
Fresh Sound/Swing Alley 030 (www.freshsoundrecords.com)

La manière et la sonorité d’Esaie Cid sont à rapprocher de celles de Paul Desmond, avec parfois plus de couleur blues et swing («Way Out West»), parmi une riche galerie d’influences, car Esaie Cid a ses lettres jazziques, et elles ne s’arrêtent pas à la Côte Ouest, première influence. On pense aussi bien à Jimmy Giuffre par la trace de la clarinette dans le débit qu’à Art Pepper, son inspiration de cœur, par l’esprit sinueux du récit, la poésie et parfois la sonorité. On peut ajouter à cette galerie Lee Konitz, les ancêtres Benny Carter, Willie Smith, avec moins de chair car l’esthétique de la Côte Ouest est moins expressive, plus intimiste, que celle de la Côte Est, et, à l’évidence, Esaie Cid penche vers l’Ouest…
Quoi qu’il en soit, Esaie Cid est de ces talents originaux qui naissent aujourd’hui parce qu’ils ne craignent pas de réactiver les racines musicales du jazz, aussi bien celles du blues que du swing que du grand répertoire et de cette grande fécondation qui des années 1920 à aujourd’hui apporta à la musique une myriade de talents, des milliers de manières différentes et pourtant jazz, notamment sur le saxophone alto où excelle Esaie Cid. Cette histoire musicale est en effet si dense, si intense, si rapide et en même temps si diverse et encore mystérieuse qu’elle offre à la descendance contemporaine une infinité de pistes pour que chacun puisse développer, en respectant les mânes, un discours original. Pour qui veut, bien entendu, enrichir une terre déjà si extraordinairement fertile.
Esaie Cid, le Barcelonais (1973, cf. Jazz Hot n°674), est de ceux-là. Modeste, savant, élégant et délicat, à la ville comme à la scène, il est le modèle parfait de ces musiciens de jazz qui, pour n’être pas nés dans la patrie du jazz, n’en apportent pas moins leur pierre, toujours précieuse, à l’édifice et à la permanence de cet art.
Esaie Cid est ici bien entouré de l’excellent Gilles Rea (g), un autre artisan de «la beauté du son» et de la mélodie, mais aussi un pédagogue de haut niveau, de Samuel Hubert (b), qui s’affirme depuis sa rencontre avec Cédric Chauveau, et de Mourad Benhammou (dm), qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°621) tant il est déjà devenu un pilier de l’histoire du jazz qui s’écrit aujourd’hui en France.
Esaie Cid, c’est la poésie sur son instrument, la recherche d’une beauté délicate, un brodeur de mélodies, un développeur d’atmosphères, sans ostentation et avec le sens des nuances. Le répertoire, détaillé dans le texte de livret, est un bon mélange de standards du jazz (Sonny Rollins, Freddie Redd, Clark Terry, Quincy Jones), de standards du songbook (Gershwin, Newman-Lombardo, Segal-Fisher) avec deux originaux et un thème de Duane Tatro, «Maybe Next Year», pour l’épilogue, un compositeur emblématique de la West Coast, qui œuvra aussi pour le cinéma, et qui confirme la tonalité générale d’un excellent enregistrement qui s’écoute avec autant de plaisir qu’il suscite de curiosité.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Jérôme Etcheberry / Michel Pastre / Louis Mazetier
7:33 to Bayonne

7:33 to Bayonne, Don't Be Afraid Baby, Esquire Bounce, You Can't Loose A Broken Heart, Time On My Hands, Victory Stride, Foolin' Myself, Squatty Roo, She's Funny That Way, Between the Devil and the Deep Blue Sea, I've Got The World On A String, Ballad Medley, If Dreams Come True, La Ligne Claire
Jérôme Etcheberry (tp), Michel Pastre (ts), Louis Mazetier (dm)

Enregistré les 28 au 30 octobre 2015, lieu non précisé

Durée: 1h 03' 54''

Jazz aux Remparts 64024 (www.jazzauxremparts.com)

Dans le contexte économique actuel, le trio est une bonne solution qui connait sa formule inévitable (p, b, dm) et des variantes plus intéressantes (tp, g, b ; cl, bjo, b ; cl, p, dm) dont celle-ci n'est pas la plus courante! Trois compositions originales («7:33 to Bayonne» d'Etcheberry, «Don't Be Afraid Baby» de Pastre et «La Ligne Claire» pour piano solo de Mazetier) et des standards. Les arrangements sont efficaces, la liberté solistique à son comble et le swing à l'honneur. La dimension expressive de Michel Pastre, très websterien dans «Don' Be Afraid Baby», est prenante. Pastre retrouve la hargne de Coleman Hawkins dans «Esquire Bounce» où Jérôme Etcheberry se trouve être, avec la sourdine, le partenaire idéal. Après une délicieuse introduction de piano sollicitant discrètement le souvenir du Lion, «You Can't Loose A Broken» est interprété avec beaucoup d'émotions par Michel Pastre suivi d'un discours plus fantaisiste mais non moins séduisant de la trompette avec sourdine puis par le toucher élégant de Mazetier (solide main gauche). Ces trois artistes sont des maîtres pour jouer les ballades car ils ont beaucoup travaillé la qualité expressive de la sonorité. Ainsi «Time On My Hands» est exposé et développé par Jérôme Etcheberry avec retenue, des émissions un peu voilées et un vibrato bien dosé, puis c'est le même langage avec Michel Pastre juste un soupçon plus véhément (belle cadence de coda!). Nos deux souffleurs ont en commun, outre le sens du phrasé jazz, la maîtrise d'un vibrato qui amène un plus à la sonorité, évitant contrairement à d'autre de tomber dans la caricature («I've Got The World On A String»). Ils peuvent donc se payer le luxe d'une «Ballad Medley» comme au temps du JATP. Jérôme Etcheberry, avec la sourdine harmon avec tube, y aborde «September Song» avec la dimension d'un Doc Cheatham (en dehors des passages wa-wa). De son côté, Michel Pastre illustre une fois encore son inspiration pour les cadences de fin («Cocktail for Two»). Quelle partie de piano élégante et dansante dans «Foolin' Myself». Louis Mazetier est non seulement un soliste toujours inspiré, qualifié en stride du meilleur aloi, mais un accompagnateur ultra pertinent. Les tempos sont juste ceux qu'il faut. Il est curieux que dans son solo Louis Mazetier presse un peu dans «Victory Stride». Il est artificiel de chercher dans toutes ces bonnes choses celles qui seraient les plus réussies. Ce disque est dans l'actualité ce qui ressemble le plus à un indispensable du jazz parce que ces artistes appartiennent à la dernière génération de ceux qui savent ce que c'est.

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

Laura L
Gainsbourg etc...

Ces petits rien, Je suis venu te dire que je m’en vais, Under Arrest, La Javanaise, Chez le Yé-Yé, New York USA, Sorry Angel, Comment te dire adieu, Les Amours perdues, L’Anamour, Requiem pour un twister
Laura Littardi (voc), Côn Minh Pham (kb), Simon Teboul (b), Clément Febvre (dm) + Sylvain Gontard (tp)

Enregistré à Argenteuil (95), date non précisée

Durée: 57' 21''

VLF Productions (UVM Distribution)

Ces quatre musiciens, qui jouent du Gainsbourg depuis plusieurs années, ont choisi des chansons qui, a priori, ne se prêtent pas toutes à une interprétation jazz. Et pourtant, le groupe, en osmose totale, se les est appropriées de belle manière. Les interprètes ont ainsi basé les arrangements sur la mélodie, sachant se partager parfaitement entre l’écriture et les impros, se posant sur le swing, ajoutant parfois un petit grain de folie, et sachant donner à chaque chanson son approche, son atmosphère, son univers, en faisant pratiquement de chacune un petit chef-d’œuvre; «La Javanaise» étant la moins réussie, malgré un beau solo de piano qui ne rend pas le charme de l’initial. Laura Littardi chante les mots de sa voix chaude et expressive, sans effets parasites, se reposant sur la mélodie qui se suffit à elle-même, et sur les trois musiciens qui l’entourent et l’enroulent dans une atmosphère idyllique. A noter les lignes de basse. Le trompettiste Sylvain Gontard intervient à la trompette bouchée sur «New York USA», sur tempo lentavec un joli déploiement de la mélodie; solo de contrebasse doublé à l’unisson de la voix, clin d’œil, à Slam Stewart. Tout cela est bien bon.
Ce disque d’un jazz mainstream assumé est d’un grand stimulant. Et si vous aimez Gainsbourg vous l’y retrouverez en habit de gala.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°680, été 2017

A.Z.III
Swingue Aznavour

Il faut savoir, Le Temps, Hier encore, Paris au mois de mai, Comme ils disent, Au creux de mon épaule, Tu t’laisses aller, Les Plaisirs démodés, On ne sait jamais, Désormais
Aldo Frank (p), Tony Bonfils (b), Didier Guazzo (dm)

Enregistré en 2016, lieu non précisé

Durée: 48' 43''

VLF Production (UVM Distribution)

Didier Guazzo a été le batteur de l'émission de télévision «Fa Si La Chanter» et a accompagné une foule de chanteurs, de Trenet à Aznavour (justement), en passant par Dee Dee Bridgewater. Aldo Frank a été le pianiste de Nicole Croisille, pour laquelle il composa «Quand nous n’aurons que la tendresse», a joué au Bilboquet dans les années 60, a été chanteur (il est même passé à L’Olympia). Tony Bonfils a fait partie du groupe Pyranas, il est musicien au Lido de Paris depuis 2009et il est le fondateur-gérant de VLF Productions. Ces trois musiciens qui viennent de la chanson et du jazz se sont réunis après avoir accompagné le spectacle de Charles Aznavour. Donc rien que de plus normal pour eux que de jazzer les chansons du grand Charles, avec son aval et sa satisfaction du résultat.
Le contrebassiste produit un gros son, laisse sonner la note, avec des attaques feutrées et pourtant nettes, très limpide à la pompe. Le batteur est très en place, efficace, solide. Le pianiste connaît son piano jazz. J’aime sa façon de faire évoluer la mélodie en block chords. «Paris au mois de mai» est pris par le pianiste avec un ostinato qui soutien la mélodie, résultat très prenant. Comme avec Ker Ourio (voir notre chronique), c’est «Comme ils disent» la reprise la plus réussie avec les deux mains du pianiste en contrepoint pour exposer la mélodie. Tandis que le trio parvient au sommet de l’art en ne format plus qu’un seul instrument. «Tu t’laisses aller», sur tempo lent, repose sur une splendide harmonisation avec un parfum de blues et des trémolos à la Erroll Garner.
Oui, Charles Aznavour peut être heureux du résultat: ses chansons trouvent une autre vie avec ce trio, tout en en respectant l’esprit
.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°680, été 2017

Olivier Ker Ourio
French Songs

Et maintenant, Dans mon île, La Bicyclette, Toulouse, Le Métèque, L’Eau à la bouche, Isabelle, Comme ils disent, 17 ans, Champs-Elysées, Les Divorcés
Olivier Ker Ourio (hca), Sylvain Luc (g), Laurent Vernerey (b), Lukmil Prerez (dm)

Enregistré du 7 au 8 septembre 2016, Perpignan (66)

Durée: 51' 52''

Bonzaï Music 170401 (Sony Music)

Olivier Ker Ourio occupe certainement la première place parmi les harmonicistes chromatiques. Dans ce disque il est à son zénith avec un somptueux complice en musique, Sylvain Luc à la guitare; l’entente et la relance est parfaite entre ces deux-là, sur un excellent tapis basse-batterie. Ker Ourio traite parfois son harmonica comme un orgue, jouant en accords comme sur «Et maintenant» de Bécaud, ou «Comme ils disent» d’Aznavour: du grand art! Les tempos, les rythmes, les ambiances sont variés. «Champs Elysées» de Wilshaw et Delanoë, sur un tempo bondissant est joué par l’harmoniciste en petites phrases staccato, soit en one note ou en accords, du plus bel effet. Pour moi le chef d’œuvre du disque est «Comme ils disent»: Ker Ourio introduit le thème avec une grande émotion et un lyrisme fracassant, on peut croire qu’on entend les paroles, puis il part dans un solo de grande envolée en double ou triple notes sur un parfait soutien basse-batterie-guitare, suit le solo de Sylvain Luc de la même veine (il est au sommet lui aussi tout au long du disque). Il se dégage une émotion et une tendresse qui vous emporte de bonheur.
Un disque de grand et beau jazz, qui se délecte de la mélodie et enlace la beauté dans une étreinte amoureuse.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°680, été 2017

Sylvia Howard Quartet
Time Expired

Please Don't Talk About Me When I'm Gone, The Days of Wine and Roses, It's De-lovely, Make Me Rainbows, You Stepped Out of a Dream, The Best Is Yet to Come, Time Expired, Moon River, Moon River, Nobody Else But Me, I'm Just a Lucky So and So, Minor Deeds
Sylvia Howard (voc), Tom McClung (p), Peter Giron (b), John Betsch (dm)
Enregistré le 16 septembre 2016, Saint-Gilles (30)
Durée: 1h 00’ 17”
Blue Marge 1016 (http://futuramarge.free.fr)

Time Expired... Le titre de cet album raisonne étrangement alors que deux de ses protagonistes nous ont quittés très récemment: son producteur, tout d'abord, Gérard Terronès, disparu le 16 mars, et dont Time Expired aura été l’ultime référence, sortie de son vivant, a s’être ajoutée au riche catalogue Futura-Marge; et le pianiste du quartet, Tom McClung, qui s'est éteint le 14 mai (cf. la rubrique Tears), et dont c'est probablement le dernier enregistrement. Les deux hommes, avant de quitter ce monde, ont ainsi eu le temps d'offrir à Sylvia Howard un inestimable cadeau: un disque superbe, enfin à la hauteur de son talent. Certes, les deux premiers opus en leader de la grande Sylvia restent agréables à écouter: elle y est accompagnée par la sympathique formation -essentiellement composée de musiciens amateurs- du regretté Christian Bonnet, également décédé dernièrement. Mais pour avoir maintes fois entendu la chanteuse sur scène avec d'excellents jazzmen, il nous tardait qu'elle parvienne enfin graver sur microsillon une collaboration de haut niveau. C'est chose faite, et avec des familiers, issus de la toujours vivace communauté américaine de Paris. Time Expired est un live tiré d'un concert organisé au Prieuré d'Estagel, dans la région nîmoise, par l'association Le Jazz est là dont le président, Patrice Goujon, souhaitait offrir à Sylvia Howard l'occasion de s'exprimer dans les meilleures conditions. Le projet fut donc mené en partenariat avec Gérard Terronès. Dès le premier titre, «Please Don’t Talk About Me When I'm Gone», Sylvia Howard affirme une présence incandescente, alliant une puissance quelque peu rocailleuse venue du gospel et une sorte de brisure blues au fond de la voix qui vous étreint dès les premières notes. Quelle chanteuse! L’histoire de la musique afro-américaine est manifeste, la section rythmique est magnifique. Notre cher Tom McClung déroule un accompagnement ciselé sur les ballades, avec des solos aériens, emplis de poésie: «The Days of Wine and Roses», «You Stepped Out of a Dream» ou «Time Expired», mélancolique composition de la chanteuse. Il est évidemment aussi très à son aise sur le blues («I'm Just a Lucky so and so»), se posant comme le partenaire privilégié de la Diva, impériale sur ce registre. Le soutien discret de Peter Giron relève également de l’orfèvrerie swing, tandis que John Betsch, d’une remarquable délicatesse, fournit un habillage rythmique scintillant. On se fait d’ailleurs plaisir à savourer le dernier titre de l’album –un bel original du pianiste, «Minor Deeds»– sur lequel la chanteuse s’est effacée pour permettre d’apprécier le trio.
Ce Time Expired nous laisse ainsi entre le bonheur de tenir ici un disque très réussi, fruit des relations fécondes entre artistes américains établis en France et acteurs hexagonaux du jazz, et la tristesse d’être définitivement privés de ce quartet épatant.
Avec le temps va, tout s’en va; une autre manière de traduire Time Expired

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°680, été 2017

Vintage Orchestra
Smack Dab in the Middle

Get Out of My Life*, Evil Man Blues*, Yes Sir That’s My Babe**, It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing)*, Come Sunday*, Bye Bye Blackbird**, Smack Dab in the Middle*, Gee Baby Ain’t I Good to You*, Fine Brown Frame**, Hallelujah I Love Her so*, I’m Gonna Move to the Outskirts of Town**, How Sweet It Is (To Be Loved By You)*
Vintage Orchestra (personnel détaillé sur le livret), Dominique Mandin (dir) + Walter Ricci*, Denise King** (voc)
Enregistré les 23 et 24 novembre 2016, Villetaneuse (93)
Durée: 39’ 59’’
Gaya Music Productions 035 (Socadisc)

Excellent big band français comptant nombre de solistes menant chacun de belles carrières individuelles (Fabien Mary, Yoann Loustalot, tp, Jerry Edwards, tb, David Sauzay, ts, Yoni Zelnik, b, etc.), le Vintage Orchestra aborde de nouveau le répertoire de Thad Jones et Mel Lewis, pris sous l’angle vocal par la présence de deux invités: l’Italien Walter Ricci et l’Américaine Denise King, qu’on retrouve alternativement sur chacun des titres interprétés. Il s’agit là d’évoquer la collaboration qui unit Jones et Lewis à Joe Williams (Presenting Joe Williams and Thad Jones/Mel Lewis, the Jazz Orchestra, 1966) puis à Ruth Brown (Fine Brown Fame, 1968). A cette belle mécanique swing qu’est le Vintage Orchestra, chaque chanteur apporte les nuances de sa personnalité. Crooner dans la lignée de Frank Sinatra et d’Harry Connick Jr., Walter Ricci joue de sa décontraction naturelle et livre notamment une version quelque peu décalée de l’hymne ellingtonien, «It Don’t Mean a Thing». Il apparaît, en revanche, un peu trop lisse pour s’attaquer à Ray Charles («Hallelujah I Love Her so») sans en édulcorer la saveur. Plus enracinée, Denise King tire la musique de l’orchestre vers une dimension supérieure. Et si elle intervient moins souvent que son collègue masculin, c’est de façon bien plus marquante. Elle impose en particulier la force de son expression sur le blues («I’m Gonna Move to the Outskirts of Town», avec le soutien impeccable de Laurent Gac). Un régal! On reste du coup frustré qu’elle ne soit pas plus présente.
Au final, un hommage bien fait, mais qui s'apprécie d'abord sur scène (l'orchestre se produit régulièrement au Sunset-Sunside, voilà qui tombe fort bien).

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°680, été 2017

Julien Brunetaud
Playground

You Belong to Me, Down By the Riverside, Down in New Orleans, I Wanna Get Steady, Ain’t it Supposed to Be Love, Monty’s Boogie*, Happier Than the Morning Sun, Let It Go, I Wanna Ride, Silent Night, Mardi Gras in New Orleans, When the Saints Go Marchin’ in,
Julien Brunetaud (p, org, voc), Alexis Bourguignon (tp), Sylvain Fetis (ts), Oliver Smith (b), Romain Joutard (dm), Céline Languedoc (back voc), Faby Médina (back voc), Zoe Dadson (voc*, back voc)
Enregistré en avril 2016, Paris
Durée: 45' 56''
Brojar (www.julienbrunetaud.com)

A 35 ans, Julien Brunetaud est l’une des valeurs sûres, en France, du piano blues et du boogie-woogie. Très marqué par l’héritage musical de New Orleans, il propose un renouvellement générationnel qui en appelle à l’esprit des Dr John, Fats Domino et autres Professor Longhair. Avec ce quatrième album sous son nom (le cinquième en comptant Nikki & Jules avec Nicolle Rochelle), Julien Brunetaud reste fidèle à son positionnement, à la croisée des chemins du jazz, du blues, du boogie et de la soul. Alternant (bonnes) compositions et reprises, ce Playground reflète les qualités de son interprète: énergie, groove et rapport dynamique à la tradition. S’agissant des originaux, on est d’emblée séduit par «You Belong to Me» et «I Wanna Get Steady», irrésistibles invitations à la danse (si Aretha Franklin vous donne des fourmis dans les jambes, vous ne résisterez pas!). De même que «Monty’s Boogie» et «Let It Go» sont deux boogies réjouissants qui ne laissent pas non plus de marbre. Du côté des reprises, la tradition néo-orléanaise reste bien entendu présente («Down in New Orleans», «Mardi Gras in New Orleans», revisités de façon personnelle, tout comme les chants traditionnels («Down By the Riverside», «When the Saints Go Marchin’ in»). On est moins convaincus par «Ain’t it Supposed to Be Love» (Abbey Lincoln) et «Happier Than the Morning Sun» (Stevie Wonder) traités dans le registre de la variété.
Multipliant les références sans être dans l’imitation, Julien Brunetaud a une façon bien à lui et réjouissante de faire vivre la musique du Delta. Une excellente démarche. Go on Jules!

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°680, été 2017

Sweet Screamin' Jones/Boney Fields
The Chicago Sessions

Sherry, Silly Little Cynthia*°, Goin’ to Chicago*°, Who She Do°, Way Back Homes, There’s Be no Next Time*°, All Right Okay You Win*, Just the Way You Are*, Walk Tall, I Want a Little Girl*, You Are My Sunshine
Sweet Screamin’ Jones (as, voc*), Boney Fields (tp, voc°), Carl Weathersby (g), Pierre Le Bot (p), Philippe Dardelle (b), TY Drums (dm)
Enregistré à Chicago (Illinois), date non précisée
Durée: 46' 56''
Black & Blue 809.2 (Socadisc)

On connaît le tonitruant duo formé par Sweet Screamin’ Jones (alias Yannick Grimault) et Boney Fields, que l’on retrouve très régulièrement au Caveau de La Huchette. Au cours de ses déjà vingt ans de carrière (Ze Big Band et des collaborations avec Ricky Ford, Pierrick Pédron, etc.), l’altiste breton s’est immergé dans la musique afro-américaine et l’a intégrée au point que de sa rencontre avec l’impétueux trompettiste de Chicago, personnalité forte s’il en est, est née une complicité musicale incontestable. Et c’est justement à Windy City que les deux showmen, adeptes du gros son et de l’humour potache, ont décidé de la graver sur disque. On pouvait craindre que, privée de sa dimension scénique, leur musique ne perde quelque peu de son intérêt. Ce n’est pourtant pas le cas. Au contraire, n’étant pas distrait par leurs habituelles pantalonnades swingantes, on prend le temps de mieux les écouter, notamment sur les thèmes instrumentaux qui mettent en valeur un groupe qui tourne rudement bien, en particulier sur l’excellent «Walk Tall». Pour autant, le duo a su conserver son ton drôle et groovy (réjouissant «Silly Little Cynthia»), tandis que Boney Fields donne le meilleur de lui-même sur le blues («Goin’ to Chicago»).
Un album éminemment sympathique.

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°680, été 2017

George DeLancey
George DeLancey

Prologue, Michelangelo, The Demon, Lap of Luxury, In Repose, Falling Down, Two-Step Away, Complaint, Little Lover, Epilogue
George Delancey (b), Caleb Wheeler Curtis (as), Stacy Dillard (ss, ts), Tony Lustig (ts, bs), Mike Sailors (tp, flh), Walter Harris (tb), Aaron Diehl (p), Lawrence Leathers (dm)

Enregistré le 16 octobre 2013, Paramus (New Jersey)

Durée: 37' 15''

Autoproduit (www.georgedelancey.com)

Elève de Rodney Whitaker (compagnon de route de Terence Blanchard et de Roy Hargrove), le jeune contrebassiste George DeLancey publie son premier CD (des compositions originales) en tant que leader, aux côtés d'une pléiade de jeunes musiciens, dont le pianiste Aaron Diehl (lui-même élève de Kenny Barron, et actuel compagnon de route de Cécile McLorin Salvant).La jeune garde est en marche... et ne devrait pas tarder à trouver la maison de disques qui lui manque encore (le disque étant autoproduit). Au début des années 90, avant de faire la carrière que l'on sait, quelques jeunes musiciens inconnus, dont, entre autres, Roy Hargrove (justement), Antonio Hart, Christian McBride ou Carl Allen, avaient sous le nom collectif de «Jazz Futures», profité de l'attention d'un producteur et d'un directeur de festival (George Wein, en l'occurrence). Mais c’était (déjà) un autre temps.
Quant à George Delancey et ses jeunes compagnons, inscrits dans une filiation dynamique avec l’histoire, ils pratiquent une musique ancrée dans leur temps et qui respecte l’idiome du jazz (swing, blues, improvisation) et dont le goût des mélodies et la science des harmonies s’est, de toute évidence, forgé à l'écoute de modèles tels que Art Blakey, Horace Silver, Freddie Hubbard ou Roy Haynes...
Soyons patients, il y a du potentiel: c'est un placement sans risques!

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJoey Alexander
Countdownn

City Lights, Sunday Waltz, Countdown, Smile, Maiden Voyage, Criss Cross, Chelsea Bridge, For Wee folks, Soul Dreamer
Joe Alexander (p), Chris Potter (ss), Larry Grenadier, Dan Chmielinski (b), Ulysses Owens Jr (dm)
Date et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée: 1h 01' 16''
Motéma 202 (www.membran.net)

Cela fait quelques années que la «toile» regorge d'extraits de concerts de Josiah Alexander Sila (son vrai nom), jeune prodige du piano jazz, originaire de Bali. Impressionnant, certes! (il devait alors avoir 9 ou 10 ans), mais le plus souvent assez mal accompagné et très mal enregistré; la performance l’emportait largement sur l’intérêt artistique. Le talent restait à mûrir. Et voici qu'âgé de 13 ans à peine, et désormais new-yorkais, le "gamin" sort Countdown, un CD (son deuxième) où, accompagné, cette fois par de vraies "pointures", et faisant preuve d'une maîtrise étonnante, il n'hésite pas à reprendre des thèmes complexes de Monk, Coltrane, Wynton Marsalis (qui l'a invité au Lincoln Center) ou Herbie Hancock, auxquels il ajoute trois de ses propres compositions tout à fait abouties. Force est de constater que le «phénomène du web» est déjà devenu un jazzman accompli. Les quelques privilégiés qui ont connu Michel Petrucciani enfant n'hésitent pas d'ailleurs à comparer leur précoce et fulgurante ascension. En voilà un qui va donner du travail aux rédacteurs de Jazz Hot pour tout le siècle restant!

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Madeleine Peyroux
Secular Hymns

Got You on My Mind, Tango Till They're Sore, The Highway Kind, Everything I do Gonna Be Funky, If the Sea Was Whiskey, Hard Times Come Again no More, Hello Babe, More Time, Shout Sister Shout, Trampin
Madeleine Peyroux (voc, g), Jon Herington (g) Barak Mori (b)
Enregistré en 2015, Royaume-Uni
Durée: 33' 38''
Impulse! 0602557017014 (Universal)

Pour son septième album (si on excepte un CD-compilation), et en vingt ans de carrière, la chanteuse (américaine, mais tellement française), Madeleine Peyroux a sélectionné dix titres qu'elle considère comme «patrimoniaux» parmi le vaste répertoire des chansons populaires américaines. Sobrement accompagnée par sa propre guitare et simplement entourée de ses discrets mais efficaces musiciens habituels à la guitare et à la contrebasse, elle reprend ces chansons sur des tempos le plus souvent lents ou medium avec cette délicieuse voix fragile et voilée qui évoque, sans l'imiter, celle de Billie Holiday, et qui la caractérise depuis Dreamland, l'album qui la fit connaître en 1996.
L'éventail est large, il va d'Allen Toussaint à Tom Waits en passant par Sister Rosetta Tharpe et Willie Dixon, et elle rend aussi hommage à Stephen Foster (1826-1864), père fondateur de l’«American Songbook», auteur, entre autres, de «Oh! Suzanna» et de «Swanee River».
On ne résiste pas au charme de cet album dont on ne peut que regretter la courte durée... Mais Madeleine Peyroux a un tel amour de la liberté qu'on ne peut pas lui reprocher cet excès de discrétion et de modestie qui l'empêche, sans doute (car en concert, elle est beaucoup plus généreuse), d'accaparer davantage l'attention de ses auditeurs. N'empêche, 34 minutes, c'est vraiment trop peu.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueWarren Wolf
Convergences

Soul Sister, Four Stars From Heaven, King of Two Fives, New Beginning, Cell Phone, Montara, Havoc, Tergiversation, Knocks Me Off of My Feet, A Prayer for the Christian Man, Stardust/ The Minute Waltz
Warren Wolf (vib, marimba, ep), Brad Mehldau (p), John Scofield (g), Christian McBride (b), Jeff Tain Watts (dm)
Enregistré en 2015, New York
Durée: 1h 07'54''
Mack Avenue 1105 (www.mackavenue.com)

Voilà qui ressemble fort à un adoubement pour ce musicien de 37 ans. S'il est aussi un pianiste et batteur reconnu, cette nouvelle star du vibraphone est ici entourée ici par des«sommités» de la génération précédente: Chris McBride (avec qui il avait enregistré son précédent album, Wolfgang), Brad Mehldau, John Scofield, Jeff Tain Watts, et cela ne semble pas l'intimider plus que cela... Il signe cinq compositions et reprend aussi des thèmes Bobby Hutcherson, Stevie Wonder, Chopin et Hoagy Carmichael. Malgré ce répertoire aussi éclectique que surprenant, le groupe affiche une cohésion sans faille (c'est la marque des «grands») comme s'il tournait depuis des lustres, justifiant parfaitement le titre de l'album: Convergence. Samusique dynamique, lyrique et sereine saura enchanter le petit monde des vibraphonistes de jazz, ravi d'accueillir cette nouvelle recrue, tout à fait digne de ses pairs.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Cookers
The Call of the Wild and Peaceful Heart

The Call of the Wild and Peaceful Heart, Beyond Forever, Third Phase, Teule's Redemption, If One Could Only See, Blackfoot, Oceans of Time, Thy Will Be Done
Eddie Henderson (tp), David Weiss (tp), Donald Harrison (as), Billy Harper (tp), George Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart (dm)
Enregistré les 11-12 avril 2016, New York
Durée: 1h 14' 03''

Smoke Sessions Records 1607 (http://smokesessionsrecords.com)

On emploie souvent l’image de texture pour décrire la musique, parfois de manière inappropriée, mais ici, on peut réellement reprendre cette idée, en raison de la longévité du groupe, de la nature des arrangements et de la présence de fortes personnalités (un all stars), tant au niveau instrumental que sur le plan des compositions (Billy Harper, Cecil McBee, George Cables, Billy Hart) et des arrangements; il y a un vrai tissage, une vraie sonorité de groupe, une personnalité de l’ensemble qui s’est construite avec le temps. Si on ajoute le jeu si particulier de chacun des musiciens, au premier rang desquels Billy Harper qui développe ses atmosphères si particulières, on comprend ce qui rend cette formation si unique, si appréciable, année après année. Elle développe à l’âge de la maturité une musique née dans la marge des années soixante-dix, période plus tournée vers la fusion jazz rock que vers le jazz de culture qu’incarne cette formation. Ces splendides musiciens sont donc des témoins, encore jeunes et dans la plénitude de leur talent, d’un autre monde, les descendants directs de l’univers coltranien et tynérien, et ils continuent, avec obstination et fidélité, une œuvre cohérente.
L’extraordinaire George Cables est en couverture du Jazz Hot de l’été 2017, et la sortie de ce disque est l’occasion de joindre le son à la lecture; Eddie Henderson (n°678), Billy Harper (n°658), Billy Hart (n°624), Cecil McBee (n°581, 607) et même le dernier arrivant du groupe, Donald Harrison (n°644), dont l’itinéraire et la génération se distinguent (1960), ont aussi fait la couverture de Jazz Hot, et ont apporté
leur contribution, avec des mots, à la compréhension de ce qui les réunit dans ce groupe. On ne saurait trop vous recommander de relire ces interviews, passionnantes, qui apportent une meilleure connaissance sur la manière dont le jazz a traversé des époques difficiles en conservant son authenticité. Cela passe bien entendu par une relation spéciale entre ces musiciens. A ce titre, The Cookers est déjà un groupe qui marque l’histoire du jazz. Quant à David Weiss, le benjamin du groupe (1964), qui a mis son énergie et son talent de musicien à l’orée de cette aventure, il a étudié avec les meilleurs (Bill Hardman, Tommy Turrentine), et il a côtoyé dans sa déjà longue carrière le gotha de toutes les générations, de Jaki Byard, Jimmy Heath et Frank Foster à Christian McBride, Jeff Tain Watts et Craig Handy. C’est un arrangeur de talent qui a travaillé avec les grands artistes du jazz, et on retrouve dans la texture particulière de ces Cookers une partie de son œuvre d’arrangeur qu’il a développé au sein du New Jazz Composers Orchestra.
Cela dit, pour vous inviter à découvrir ce disque, plein d’une musique de grande ampleur, intense, brillante et toujours intrigante qui réunit autant de talents que de qualités, autant de tradition que d’invention, une musique de culture, du jazz avec ce qu’il faut de blues, de swing et d’expression; du jazz toujours donc.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

George Coleman
A Master Speaks

Invitation, The Shadow of Your Smile, Blues For B.B.*, Blondie's Waltz, You'll Never Know What You Mean to Me, Darn That Dream, Sonny's Playground, These Foolish Things , Time to Get Down

George Coleman (ts), Mike LeDonne (p), Bob Cranshaw (b), George Coleman, Jr. (dm), Peter Bernstein (g)*
Enregistré le 24 novembre 2015, New York
Durée: 1h 06' 04''
Smoke Session
s Records 1603 (http://smokesessionsrecords.com)

Le trop rare George Coleman (de ce côté de l’Atlantique) nous revient sur l’excellent label new-yorkais Smoke Sessions Records avec cet enregistrement qui date de la fin de 2015 et nous donne un autre plaisir, celui de réécouter Bob Cranshaw qui nous a depuis quittés et qui donne de beaux chorus comme sur «Invitation», une magnifique composition immortalisée par John Coltrane, et ici magnifiée d’une autre manière par George Coleman. George Coleman est un saxophoniste ténor au son profond (plus rarement à l’alto) qui a l’âge de notre revue (1935), et qui fait partie avec Phineas Newborn, Booker Little et quelques autres de la grande légende de Memphis. Et ces «quelques autres», c’est aussi B. B. King, le grand guitariste, lui aussi disparu aujourd’hui, auquel est dédié un fort beau et classique thème, «Blues for B. B.», avec la participation de Peter Bernstein très à l’aise sur le blues, en souvenir de ces musiciens de blues que côtoya George Coleman dans sa jeunesse, et bien sûr B. B. King, parmi eux. A l’époque, il transcrivait en même temps Charlie Parker, sans hiatus, car il s’essayait à l’alto. Il prit le ténor car B. B. voulait un ténor… Merci B. B.! Comme la plupart des bluesmen, George Coleman prit la route de Chicago, se mêlant aux Gene Ammons, Johnny Griffin, John Gilmore, Clifford Jordan, Ira Sullivan… On peut faire pire comme environnement, car il oublie quelques noms encore, comme Von Freeman, dans ce bon texte de pochette, une interview réalisée par Eric Alexander, lui-même excellent ténor, ce qui atteste de la vitalité et de l’imagination de ce label qui, non seulement nous gratifie de magnifiques enregistrements d’un jazz de culture de haut niveau, mais apporte à ce contenu de beaux livrets, autant par le contenu que par la forme (belles photos, bons renseignements discographiques, bons textes…).

Mike LeDonne est cet excellent pianiste habitué des belles sessions d’enregistrements et des grandes rythmiques new-yorkaises. Aucune faiblesse, il fait toujours ce qu’il faut pour que la section rythmique soit dans l’esprit de la musique. Le batteur n’est autre que le fils de George Coleman, et il est excellent. On sent évidemment une complicité forte dans les ponctuations car ils se connaissent sur le bout des doigts, même si ce disque est leur premier enregistrement commun. Le répertoire fait appel, à part égale, aux standards et aux originaux de George Coleman, avec de belles versions, toujours d’une grande élégance. Mike LeDonne apporte une composition. Le titre, A Master Speaks, fait donc autant référence à cette interview qu’à cet enregistrement, et c’est suffisamment rare pour mériter un indispensable car ce musicien a côtoyé le gotha du jazz (Max Roach, Charles Mingus, Miles Davis, Red Garland, Ahmad Jamal, Harold Mabern, Lee Morgan, Shirley Scott, Lionel Hampton, Elvin Jones, Slide Hampton…) et donne encore ici un témoignage de son talent dans un registre qui mêle blues, swing, modernité et tradition («These Foolish Things») avec le naturel des grands artistes.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Zule Guerra
Blues de Habana

CD + DVD: Sin tu mar, Blues de Habana, Tú no sospechas, You’ve changed*, Lo material, Corcovado*, Esfera eterna, A contratiempo (* titres absents du DVD)
Zule Guerra (voc), Ronaldo Rivero (p, back voc), Roger Rizo (p), Victor Benítez (s), Pedro Aguilar (b, back voc), Humberto Quijano (dm), Degnis Boffill (perc, back voc)
Enregistré le 15 Octobre 2014, La Havane (Cuba)
Durée: 1h 14' (CD)
Egrem 1367 (www.zuleguerra.com)

Cuba possède une assez belle quantité de voix féminines qui s’aventurent dans le jazz: Arlety, Wendy Vizaino, Yanet Valdés, Melvis Santa, Brenda Navarette, Leyanis Valdés, Leyssie O’Farrill… Parmi ces jeunes voix, Zule Guerra, dont c’est le premier disque, est peut-être celle qui (avec Yanet) est la plus engagée dans le jazz même si elle utilise l’expression à la mode «Nu Jazz»... C’est sur une composition personnelle «Blues de Habana» -le nom de sa formation- qu’on appréciera le plus sa voix en mode jazz. Autre thème où elle met ses qualités vocales en évidence «You’ve changed». Il est difficile de passer derrière Billie Holiday mais la chanteuse tire son épingle du jeu. Elle est même au détour de certaines phrases assez splendide malgré sa jeunesse. Yasek Manzano, -le must de la trompette à Cuba- présent sur ce thème est magistral. Elle rénove aussi la belle composition de Marta Valdés «Tu no sospechas», un classique du filín cubain. Le filína renouvelé la chanson cubaine dans les années 50 en incorporant souvent brillamment des harmonies jazz mais Zule va un peu plus loin, permettant aux musiciens qui l’accompagnent d’être moins au service de la mélodie et davantage à celui du jazz. Dans le genre elle est l’auteur de «Sín tu mar». Ce morceau met en valeur le talent du saxo alto Benítez. Un thème surprenant, «Lo material», composé par le regretté Juan Formell, le patron du clubLos Van Van. Issu du filín il est totalement transfiguré. La Guerra s’y exerce au scat avec une certaine réussite. Nous avons un faible pour le pianiste Roger Rizo, entendu bien souvent en club. Il est invité pour «Corcovado». Zule est encore surprenante dans sa capacité à prendre une voix brésilienne pour chanter en portugais. Le batteur et le percussionniste se mettent bien mis en évidence. On remonte aux années soixante quand les jazzmen du monde entier aimaient reprendre le thème. «A contratiempo», très long thème qui s’étire sur un quart d’heure, s’appuyant sur un rythme rumbero s’envole vers le jazz sous l’impulsion du vétéran Bobby Carcassés, ici au chant, mais poly-instrumentiste et maître cubain du scat. La trompette de Manzano réapparait en fin de thème. Zule Guerra est aussi l’auteur du thème «Esfera Eterna» pour lequel elle invite un rappeur de qualité, Alexey Rodríguez.
Le DVD reprend une large partie du concert d’où provient l’enregistrement live. Il permet de faire connaissance visuellement avec Zule et ses musiciens ainsi qu’avec Yasek et de voir à l’œuvre le phénomène Bobby Carcassés.


Patrick Dalmace

© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHarold Lopez-Nussa
El Viaje

Me voy pa’Cuba, África*, Feria, Lobo’s Cha, Bacalao con pan, El Viaje**, Mozambique en MiB***, D’una fábula, Inspiración en Connecticut, Oriente, Improv (Me voy pa’Cuba)
Harold López Nussa (p, kb), Alune Wade (eb, voc), Ruy Adrián López Nusa (dm, perc), Mayquel González (tp, flh), Dreiser Durruthy (batá, voc*), Adel González (perc**), Ruy Francisco López Nussa (dm***)
Enregistré en février 2015, La Havane (Cuba)
Durée: 54'
Mack Avenue 1114 (www.mackavenue.com)

Depuis qu’il s’est fait connaître par un prix à Montreux, le pianiste cubain Harold López Nussa s’est bien implanté en Europe, joue assez souvent aux Etats-Unis et n’a pas quitté sa terre natale ce qui lui permet de jouer du jazz qui continue de se nourrir de ses racines; il se tient ainsi à distance d'un latin jazz (souvent triste), toujours en vogue chez les musiciens d'un moindre intérêt. Ce El Viaje dont les titres font référence à l’Afrique, le Connecticut, l’Orient… débute et se termine par «Me Voy pa’Cuba», une composition d’un autre jeune pianiste habanero, Aldo López Gavilán, lui aussi primé à Montreux. C’est-à-dire que le voyage démarre et s’achève dans l’île. Cela symbolise sans aucun doute le parcours de Harold, de beaucoup de musiciens, de plasticiens… mais sans doute également d’une foule de jeunes gens qui, quelle que soit la vie qu’il ont choisie (ou pas choisie) de mener, gardent les pieds ancrés dans lecocodrilo verde, Cuba.
Même si, comme pratiquement chez tous les jeunes pianistes de l’île, son jeu est très percussif, le style de Harold se démarque de celui de ces derniers car chez lui ce n’est pas le jazz que valorise la musique cubaine mais bien celle-ci qui donne sa saveur particulière à son travail comme c’est très nettement le cas dans le thème cité plus haut, enrichi, en outre, de la voix africaine du bassiste et chanteur sénégalais Alune Wade, déjà présent sur un disque antérieur de Harold. On apprécie aussi la reprise du thème sous forme d’improvisation en final du disque, moment quand Alune et tous les Cubains acteurs de l’enregistrement échangent verbalement et se livrent à une belle descarga d’où émerge la trompette de M. González. Ça groove grave! «África», hors du jazz, porte évidemment la marque de Wade mais aussi des rythmes des religions afro-cubaines en se référant à la déesse Yemaya. Les tambours batá et le drum régalent! Nous gardons de «Feria» le jeu rapide à la main droite de Harold, son explosivité et l’excellence de la rythmique. Le pianiste a chipé à l’oncle Ernán une très belle composition «Lobo’s Cha» ce qui permet d’apprécier ses aptitudes à un jeu plus mélodique mais plus marqué du point de vue percussif que celui de Ernán, confirmant l’impression générale du jeu de Harold mentionnée plus haut. Le thème historique deIrakeré,«Bacalao con Pan», composé par Chucho Valdés, est repris et arrangé par Harold. Nous aimons cette version qui originellement prenait toute sa valeur à travers la voix de Oscar Valdés et les percussions mais qui ici -sans faire l’impasse sur ces dernières et en conservant l’esprit originel- met très en évidence le jeu au piano plus intéressant que le keyboard de Chucho. Ruy Adrián et Dreiser avaient un défi à relever devant leurs sets de tambours… Ils s’en sortent parfaitement. «El Viaje» est le titre d’une composition du pianiste. Belle mélodie chantée, beau travail de tous les musiciens mais, bien qu’il soit symbolique, le thème n’est pas notre préféré. «Mozambique en Mi B» fait référence à un rythme crée par Pello el Afrokán au début des années soixante. L’homme était un percussionniste et Harold et ses partenaires sont à l’aise pour jouer ce thème. «D’una fábula» manque un peu de dynamisme. Sur «Inspiración en Connecticut», Harold est un frappeur de touches et cela donne un bel ensemble avec les drums et les percussions. Il devient plus délicat au milieu du thème et le final est excellent avec le backing vocal. C’est un autre des bons moments du disque. «Oriente» est très beau, tout en douceur, avec une belle séquence du trompettiste et une très brève partie vocale pour terminer.


Patrick Dalmace

© Jazz Hot n°680, été 2017

Ernán López Nussa
Invención Lekszycki

Flash, Esto no es una elegía, La Viña del señor, Instantes, N.Y. no eres tú, La Felicidad, Invención Lekszycki, Rumba Francesa, Free Way
Ernán López Nussa (p), Gastón Joya, (b), Enrique Plá, Ramsés Rodríguez(dm), Orlando Sánchez (cl, ts), Juan Carlos Marín (tb), Roberto García (tp), Kelvis Ochoa (voc), X. Alfonso, Ruy Adrián López Nussa (prog)
Enregistré en 2013, La Havane (Cuba)
Durée: 46'
Colibri 444 (www.ernanlopeznussa.com)

Un rappel. Lekszycki est le nom de la mère de Ernán, polonaise et française, pianiste classique et première professeur de Ernán. Récemment le pianiste, à travers des compositions, lui a rendu divers hommages. Outre le thème qui porte son nom, l’ensemble du disque, la manière de jouer en est un. Le disque débute par une composition de Ernán, «Flash», un thème dynamique. Le jeu de Gastón Joya, un jeune et brillant contrebassiste, est vigoureux et on a droit à un solo magistral. Ramsés Rodríguez, le batteur régulier de Roberto Fonseca apporte sa modernité et sa versatilité. Le ténor Orlando Sánchez offre un solo démentiel, à la limite du free!
L’influence maternelle de Ernán se fait sentir réellement dans «Esto no es una elegía», un très vieux et surprenant thème du trovador Silvio Rodríguez. Autre thème d’Ernán, «La Viña del señor», un danzón peu classique débuté par un ragtime est plaisant. La sautillante clarinette de Sánchez en est l’attraction. E. Pla, batteur historique de Irakereet depuis plusieurs années partenaire attitré de López Nussa offre le meilleur appui qui soit à ce dernier qu’il connait sinon du bout des ongles certainement de celui de ses baguettes. Ce thème fait assurément partie des recherches actuelles que mène le pianiste sur les liens entre les musiques cubaine et new-orléanaise. On replonge dans la tradition classique avec la composition du Géorgien Tariverdiyev, ponctuellement détournée -notamment la fin surprenante-, une chose dont López Nussa raffole. Toute la science et la virtuosité du pianiste jaillit. Joya s’illustre à l’archet et Pla offre un joli travail percussif. «N.Y. No eres tú», nostalgique, est chanté par Ochoa, une voix capable de s’inscrire dans tous les répertoires. On l’entend même et surtout avec les jeunes de Interactivo.Surprenant aussi «La Felicidad» composé par… Pablo Milanés arrangé ici de telle façon qu’il apparaît hors de tout le répertoire par lequel Pablo a forgé sa célébrité. Ce thème s’inscrit alors dans ce qu’on a l’habitude d’appeler lamusique classique et permet à López Nussa de poursuivre l’hommage maternel. Ernán distille les notes d’une manière soignée avec l’appui de Joya et Plá, tous deux extrêmement attentifs à leur leader. Très beau thème. L’excellente formation classique qu’ont tous les pianistes cubains et le travail intense que fournit Ernán depuis des années culmine dans sa composition «Invención Lekszycki». Le pianiste ne pouvait offrir meilleure création et meilleure interprétation à Madame Wanda Lekszycki. La «Rumba Francesa», composition parfaite du point de vue de la rythmique rumbera et bien en clave, est une fantaisie de Ernán à partir de la chanson de Brassens «Margot». Le disque s’achève par «Free Way», création très moderne de López Nussa pour laquelle il fait appel aux programmateurs. Le neveu batteur Ruy Adrián et le chanteur X. Alfonso en sont chargés. Restons honnête votre serviteur n’a pas vibré sur cette conclusion.


Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Race Records
Black Rock Music Forbidden on U.S. Radio 1942-1955

Titres détaillés dans le livret
Jay McShann, Jim Wynn, Memphis Slim, Amos Milburn, Joe Lutcher, JimmyLaurie, Rufus Thomas, Little Junior, John Watson, Howlin' Wolf, Jocko Henderson, Big Maybelle, Sonny Terry
Enregistré entre le 7 juillet 1942 et le 7 novembre 1955, New York, Los Angeles, Chicago, Oakland, Detroit, Houston, Philadelphie, Linden, Atlanta, Nashville, Cincinnati, New Orleans, Memphis, Newark
Durée: 3h 21' 16''
Frémeaux & Associés 5600 (Socadisc)


Encore un coffret avec un livret de Bruno Blum. Le titre «Race Records» ne convient pas à la période traitée. Nous l'avons déjà écrit dans Jazz Hot et dans le journal Chicago Defender (fondé en 1905), c'est la communauté concernée qui utilisait elle-même l'expression «The Race», non péjorative. Les Race Records lui sont destinés jusqu'à ce qu'à la fin des années 1940, on lui substitute le terme «Rhythm and Blues» (plus politcally correct), étiquette commerciale en vigueur jusqu'aux années 1960, désignation qui comme l'a dit Jerry Wexler «n'expliquait pas grand-chose quant à la nature de la musique». En effet, on y trouve de tout du moment que c'est noir (y compris du jazz qui ignore en être). Blum utilise le mot «rock», pour, selon sa thèse, insister sur l'existence d'un genre avant la «vogue du Rock'n Roll» lancée avec (et non par) les artistes blancs (Bill Haley, Elvis Presley) en 1954-56. Néanmoins ce n'est pas un bon choix car aux Etats-Unis, l'étiquette «rock» désigne tout et n'importe quoi (Presley, les Beatles, Hendrix) d'une part. Et, de plus, les amateurs de rock'n roll ne se reconnaissent plus dans le rock depuis qu'il devint «hard» (vers 1968) avec un martelage binaire. En 1969, l'ouvrage Talkin' That Talk de J.P. Level (éditions Clarb) traçait le sens des mots: «to rock», littéralement balancer ou bercer («some woman rocks the craddle» dans «That Crawlin' Baby Blues» de Blind Lemon Jefferson, 1929), mais aussi danser, swinguer («rock it man!») et...baiser («you can rock in rhythm by the music that you hear», dans «Feather Bed Blues» de Bumble Bee Slim, 1935). Level nous dit que les mots «rock» et «roll sont pour la première fois réunis dans «Rock It for Me» par Ella Fitzgerald. C'est bien du «Rock'n Roll» dont parle Blum, qui pour nous n'est rien d'autre, en blanc ou noir, qu'un style jazz basique fondé sur le piano boogie (il existe un country boogie bien blanc!), le saxophone hurleur, la contrebasse slap, l'after beat à la batterie et des riffs, le tout pour danser (genre de Lindy Hop: «if you don't scrub that kitchen floor, you ain't gonna rock'n roll no more» dans «Yakety Yack» par les Coasters, 1958).
Bruno Blum n'aime pas que l'on présente l'avant Presley comme les «racines» du rock'n’roll (d'où l'absence de référence au travail de Gérard Herzhaft pour le même label); pour lui, les titres ici retenus représentent la première génération rock'n roll. Thèse nouvelle? Non. Mettons de côté le provocateur Nick Tosches (Heros oubliés du rock'n roll, les années sauvages du rock avant Elvis, éditions Allia) pour remonter à un texte de Kurt Mohr en 1968 : «les premiers rock'n rollers désignés comme tels étaient des saxophonistes ténors qui s'étaient fait une spécialité de chauffer à outrance...Illinois Jacquet donna l'impulsion à ce genre de spectacle, mais les vrais 'spécialistes' furent Big Jay McNeely, Willis Jackson, Joe Houston, Morris Lane, etc...Ce genre connut un succès considérable entre 1949 et 1954, ainsi qu'en attestent de nombreux enregistrements... Or c'est bien là, historiquement parlant, l'authentique, la première rock'n'roll music». Oui mais, pour Bruno Blum, selon sa selection, il faut un/une chanteur/se. Revenons au livre de Level et sa définition du rock’n’roll: «style musical», 1/ «vers la fin des années 1940, un style sur tempo rapide, chanté par des blues shouters (Louis Jordan, Joe Turner, Roy Brown, Wynonie Harris) auxquels répondait souvent un saxophoniste hurleur (Honker), devint extrêmement populaire auprès du public noir», 2/ «dans la deuxième moitié des années 50, ce même style, quelque peu "blanchi" et mâtiné de "country and western", et de "hillbilly", accédait à la popularité mondiale», etc. Bruno Blum ne veut pas que 1/ soit effacé par 2/ et propose p16 du livret: «Quand les Noirs d'Amérique vont-ils rappeler à chacun que le rock [sic] fut longtemps un joyau de leur culture? Ou peut-être est-ce une partie du rock blanc qui devrait inversement être admis dans la grand histoire du "rhythm and blues"?» Il semble que la deuxième formulation est déjà entrée dans les mœurs, et que préférer «Jambalaya» par Fats Domino plutôt que par Jerry Lee Lewis n'est qu'un avis critique (Crow Jim?) dans un domaine musical identique. A noter p16/27, Red Saunders est batteur pas trompettiste.
Ce coffret de 3 CDs est très homogène stylistiquement: que du jazz-blues. Que peut-on ajouter à l'écoute de blues shouters comme Big Joe Turner, Wynonie Harris, Little Richard, de pianistes boogie tels que Milt Buckner («Rock and Roll», 1948), de ces basses slapeuses (Willie Dixon: «Rockin' the House», 1946; Ransom Knowling: «Kansas City Blues», 1951), guitares amplifiées swinguantes (Lightnin' Hoplins: «Lightnin's Rock» -seul instrumental; Ham Jackson: «Rock Savoy, Rock», 1952; Floyd Murphy, frère de Matt: «Feelin' Good», 1953), sax hurleurs efficaces (Hal Singer dans son «Rock Around the Clock», 1950; Rufus Gore : «I'm Going to Have Myself a Ball»; Don Hill: «It Rocks! It Rolls! It Swings!», 1951; Lee Allen: «Down the Road», 1953), batteurs pas encore lourds (Judge Riey: «My Baby Left Me», 1950; Bobby Donaldson: «Rock and Roll», 1950; Cornelius Coleman: «No No Baby», 1951; Herman Manzy: «I'm Your Rockin' Man») et à ces riffs simples et jubilatoires (Dizzy Gillespie-John Coltrane: «We Love to Boogie», 1951; Jesse Drakes-Sam Taylor-Dave McRae: «Jumpin' in the Morning», 1952)? sans parler des musiciens à tort anonymes aussi jazz que représentatifs de ce style d'interprétation jouissif. Anthologie recommandée.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Henry Mancini
From Glenn Miller Story to The Pink Panther

Titres détaillés dans le livret
Tex Beneke Big Band, formations de studio (direction Henry Mancini)
Enregistré entre le 29 juin 1951et 1995, Hollywood, New York, Los Angeles, Paris
Durée: 2h 25' 40''
Frémeaux & Associés 5499 (Socadisc)


Henry Mancini (1924-1994) est avant tout pour la postérité un compositeur-arrangeur et chef d'orchestre pour les musiques de film et le CD1 concerne cette activité. On trouve des thèmes entrés dans la mémoire collective: «Baby Elephant Walk», «Moon River» (ici en duo: Bob Bain, g, Audrey Hepburn, voc), «Peter Gun» (orchestration luxuriante avec des cors typique de Mancini). Le livret indique le film d'où sont extraites ces bandes sonores (avec des imprécisions de personnel). Bien évidemment, la musique devant coller au scénario, souvent destinée à souligner un climat («Experiment in Terror»), toutes les musiques et façons de jouer sont sollicitées: rock'n’roll («Lease Breaker», Plas Johnson, ts!), cha cha cha («The Big Heist»), etc. Manifestement, Mancini est à la recherche constante d'un son: piano bastringue («Blue Angel Pianola» par Ray Sherman, 1958), motif de flûtes (piccolo et alto: «The Little Man Theme»), guitare amplifiée («Spook!», solo de Plas Johnson, ts!), opposition orgue avec section de cordes («Mr Lucky»). Pour être varié ça l'est et c'est souvent superlativement joué par les meilleurs instrumentistes du monde, les requins des studios de la Côte Ouest. Ces musiciens peuvent tout interpréter exactement dans le style voulu, les solistes ne manquant pas de personnalité. Ils sont notamment des jazzmen dont la particularité est d'être techniquement infaillibles. Du jazz, il y en a: «Free and Easy» joué de façon très west coast avec solo de cor (John Graas, je pense) et d'un ténor «cool» (1956); «Big Band Bwana» (section de trompettes swinguement drivée par Conrad Gozzo ; Bud Shank, as, 4/4 Don Fagerquist-Ray Triscari, tp). Une rythmique swing amène «Not From Dixie» avec des solos de Ronnie Lang (bs), Milt Bernhart (tb) (1958). L'introduction à «Siesta» est bop. On remarque la performance de Shelly Manne (dm) dans «My Man Shelly», sorte de démarquage de «Li'l Darling». Le même se montre parfait batteur de big band dans «Crocrodile, Go Home!» (1961, Jimmy Rowles, p, Bud Shank, as) et dans «Kelly's Tune» (1962, Red Mitchell, b, Ted Nash?, ts). Jimmy Rowles est bon dans «A Mild Blast» et très basien dans «New Blood».
Le CD2 est consacré, par divers orchestres, aux compositions de Mancini ou à ses orchestrations de thèmes signés par d'autres: «Robbin's Nests» (Ronnie Lang, bs), «Blue Flame» (Dick Nash, tb), «After Hours» (Vic Feldman, vib), «Tippin' In» (John Williams, p, Frank Beach?, tp, Ted Nash, as), «How Could You Do A Thing Like That To Me?» (Ronnie Lang, bs, Pete Candoli, tp, Ted Nash, as), «Moanin'» (Larry Bunker, marimba, Art Pepper, cl). Il y a des succès de Mancini: «Peter Gunn» par Ray Anthony (1958, Plas Johnson, ts!), «Days of Wine and Roses» par un orchestre de studio (1962, Vince DeRosa, cor) et «The Pink Panther» par Claude Bolling (1995, Pierre Schirrer, ts). Il y a du contraste entre les cordes hollywoodiennes et des solistes de classe, comme dans «Politely» (1959, Dick Nash, tb). On constate des fidèles de Mancini tels John T. Williams (p) (block chords dans «A Cool Shade of Blue»), Vic Feldman (vib) et Shelly Manne (dm) derrière la pin-up Lola Albright («Straight to Baby»). Tex Beneke, ts, a enregistré ce «Dancer's Delight», excellent thème de Mancini, joué détendu (1951, Art DePew, tp). Bien sûr Mancini connait le «son Glenn Miller» pour section de sax avec une première voix de clarinette («Too Little Time», 1954, Paul Tanner, tb). Le «son Mancini» est illustré dans «The Blues» avec flûte alto et contrastes brutaux de cuivres (d'où la nécessité d'employer des pointures: Conrad Gozzo, tp1, Pete Candoli, Graham Young, Frank Beach, tp, 1960). Chez Mancini, c'est la recherche des alliages de sonorités comme «A Powdered Wig» avec clavecin, flûtes-clarinette (beau jeu de balais de Shelly Manne). Les personnels sont incompets : qui est le trompette solo dans «What's It Gonna Be» des Four Freshmen? Don Fagerquist? D'un point de vue jazz, signalons encore: «The Beat» (Ted Nash, ts, Pete Candoli, tp, Vic Feldman, vib), «Swing Lightky»(Art Pepper, as-cl, Dick Nash, tb, Pete Candoli, tp, Ronnie Lang, fl), «Far East Blues» (Dick Nash, tb), «Everybody Blow!» (Larry Bunker, marimba, Art Pepper, cl, Bob Bain, g, Dick Nash, tb, Ted Nash, as, Ronnie Lang, bs, Pete Candoli, tp). Du jazz parfois, plus «cool» que hot, mais pas seulement. Très utile pour les étudiants en orchestration.


Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Felice Reggio Trio
Chet's Sound

I Remember You,amours?, Arrivederci
Felice Reggio (tp, fgh), Manuele Dechaud (g), Massimo Curro (b)
Enregistré le 14 mai 2012, Gênes (Italie)
Durée : 58' 32''
Splasc(H) Records 1566.2 (www.splash-records.com)


La photo de couverture du livret montre une trompette Martin modèle Committee avec sa boîte ce qui peut symboliser Chet Baker (même s'il a joué autre chose aussi). La formule du trio, trompette-guitare-basse est on le sait, l'une des favorites de Chet. Tout ça est d'autant plus cohérent que l'italien Felice Reggio propose une musique jouée selon l'esthétique de Chet. Pour nos oreilles, Felice Reggio joue aussi du bugle (non signalé dans le livret) comme dans «Long Ago and Far Away» de Jerome Kern, «Just Friends» de John Klenner et «Estate» de Bruno Martino pour obtenir un son plus rond, plus chaud. Ce sont d'ailleurs de bonnes plages de cet album. Felice Reggio a personnellement rencontré Chet au conservatoire de Turin et a été marqué par sa belle interprétation d'«Estate». Il a joué avec d'anciens collaborateurs de Chet comme Philippe Catherine, Riccardo Del Fra et d'autres. Ici, il s'est entouré de deux jeunes musiciens de Gênes qui font parfaitement l'affaire. Felice Reggio a un superbe contrôle de la trompette et du bugle, une qualité de son qui rend son hommage crédible. Un disque très agréable pour les amoureux de Chet Baker et pour découvrir en France, Fe
lice Reggio.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Steve Turre
Colors for the Masters

Taylor Made*, Quietude, Joco Blue*, Coffee Pot*, Reflections, Mellow D for R.C.*, Colors for the Masters, When Sunny Gets Blue, United, Corcovado**
Steve Turre (tb, shells), Kenny Barron (p), Ron Carter (b), Jimmy Cobb (dm) + Javon Jackson (ts)*, Cyro Baptista (perc)**
Enregistré le 25 février 2016, New York

Durée: 1h 00' 51''

Smoke Sessions Records 1606 (http://smokesessionsrecords.com)

Steve Turre s’est évidemment fait plaisir en réunissant une rythmique hors du commun, avec ces trois Maîtres, déjà légendaires de leur vivant, que sont Kenny Barron, Ron Carter et Jimmy Cobb. On imagine que le titre y fait référence. Il a invité sur certains thèmes l’excellent Javon Jackson et Cyro Baptista pour apporter quelques couleurs de plus à son jeu de trombone qui joint le brillant, la virtuosité à l’expression. Ecouter cet enregistrement d’une perfection absolue, où le swing, le blues et la qualité de l’expression sont rois, où tout est à découvrir de l’imagination de ces musiciens, sans que rien ne soit au fond surprenant, et nouveau quand on les connaît, est d’une certaine manière toucher à l’essence du jazz, une renaissance perpétuelle.

Le tromboniste est en pleine maturité et se promène littéralement sur la magnifique toile qu’a tissée une section rythmique qui tourne simplement comme une merveilleuse horloge («Quiétude», belle présence de Kenny Barron, «Coffee Pot»). On admire la mise en place de ces trois musiciens («Mellow D for R.C.»), le brillant et la justesse de leurs «prises de parole» comme leur capacité à se mettre au service de la musique et du leader, un tromboniste d’un niveau exceptionnel aussi bien dans les ballades («Quiétude», «Reflections», «When Sunny Gets Blue») que dans les up tempos. Chaque chorus du leader, des Maîtres conviés, de Javon Jackson tout à son aise dans cette musique fille des Messengers dont il fut membre, comme le leader, dans les années quatre-vingt, est un moment de bravoure, une évidence. Rien n’est superficiel ou pour remplir, juste ce qu’il faut, quand il faut, avec des qualités d’invention de chacun, sans limite; une manière finalement de classicisme. Steve Turre possède une dynamique rare au trombone qui sonne parfois avec le brillant d’une trompette («JoCo Blue», «United», etc.). Il conserve son attachement dans les arrangements à un esprit proche de Woody Shaw, des Messengers d’Art Blakey, d’Horace Silver, finalement de son parcours dans le jazz comme le rappelle le bon texte du livret de Todd Barkan (Jazz Hot n°671), le patron du Keystone Korner, qui a bien connu, dans sa longue vie de patron de club, l’ensemble de ces musiciens, et qui aujourd’hui apporte à cet excellent label, Smoke Sessions Records, un complément appréciable au niveau des textes. Après Spiritman, paru sur le même label (cf. Jazz Hot n°677), Steve Turre poursuit une œuvre d’une exceptionnelle qualité. Le répertoire avec des dédicaces à John Coltrane (le beau «JoCo Blue»), à Ron Carter («Mellow D for R.C.»), est un bon mélange d’originaux, de standards du jazz, associant Wayne Shorter à J.J. Johnson et Monk. Il donne l’occasion au tromboniste d’exploiter sa spécialité, les conques, dont il sort de belles couleurs supplémentaires, proches parfois du berimbau, comme sur le «Corcovado» de Jobim (avec Cyro Baptista) où la section rythmique confirme sa capacité à mettre en valeur tous les répertoires sans l’ombre d’une complaisance; c’est sans doute une sorte de clin d’œil à Ron Carter dont on sait qu’il a été le familier du grand compositeur brésilien sur scène.
Steve Turre faisait la couverture très colorée de Jazz Hot n°604, et nul doute que nous avons affaire à l’un des très grands trombonistes de l’histoire du jazz. L’écoute du très beau «When Sunny Gets Blue», avec ses beaux chorus (avec ou sans wah-wah) et ceux de Ron Carter et Kenny Barron, sur le tapis de feutre dressé à la cymbale par le monumental Jimmy Cobb, est un nectar. Indispensable!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMiroslav Vitous
Ziljabu Nights

Ziljabu, Morning Lake, Ziljabe, Gloria’s Step Variations, Miro Bop, Stella by Starlight Variations, Interview with Miroslav Vitous
Miroslav Vitous (b), Ayden Esen (kb), Gary Campbell (ts), Roger Bonisolo (ts, ss), Roberto Gatto (dm)

Enregistré le 25 juin, Gütersloh (Allemagne)

Durée: 1h 09'

Intuition 71320 (Socadisc)

Même si Miroslav Vitous déclare: «Je ne peux copier, parce que la musique originale est en moi est si forte, qu’elle resurgira toujours. Je suis chanceux», ce nouvel opus de la série Live at the Theater Gütersloh rappelle fort ses débuts au sein de Weather Report. Bien des années ont passé mais le contrebassiste tchèque de retour en sa terre natale, réemprunte les voies de sa consécration sur la scène jazz. Il est entouré ici d‘une solide équipe internationale des plus sérieuses, le soufflant américain Gary Campbell épaulé du canadien Robert Bonisolo, du pianiste turc, Aydin Essen et de l’italien Roberto Gatto, qui servent d’écrin à la dextérité sonore et aux multi effets d’un des contrebassistes des plus marquants du renouveau du jazz. D’emblée «Ziljabu» et «Morning Lake»,deux longs morceaux, donnent le climat serein de l’album durant lesquels chacun a le temps de poser ses bagages, le public ne s’y trompe pas et sa réaction enchantée semble unanime. Dans un esprit de pureté, dénué d’artifice, il livre une belle prestation solo sur «Gloria’s Step Variations» puis laisse la voie libre à des solos successifs de ses comparses sur «Miro Bop» qu’il épaule à l’archet et à la pédale wah-wah. Pour conclure en beauté il emprunte à Victor Young, son «Stella by Starlight» et en tricote bien des variations ou s’entremêlent les aiguilles agiles de ses partenaires . Cet album nous rappelle que sa contribution à la redéfinition est la place de son instrument dans le jazz moderne reste prépondérante, à l’égal d’un Jaco Pastorius ou Steve Swallow. Un album actuel qui fleure bon le souvenir dirigé par une jeune homme de 70 ans.

Dans l'interview "bonus", en anglais et allemand, menée par le journaliste Gôtz Buhler, le contrebassiste précise que son premier album américain, Infinite Search, enregistré en 1969 , accueillait à ses côté Herbie Hancock, John McLaughlin, Jack DeJohnette. Miroslav Vitous était arrivé peu de temps avant aux Etats-Unis, grâce à un échange culturel et son premier employeur régulier était Herbie Mann. En 1970, il cofondait avec Joe Zawinul et Wayne Shorter le groupe Weather Report qui publiait son premier album éponyme en 1971.

Mich
el Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAndreas Schaerer
The Big Wig

Seven Oaks, Preludium, Zeusler, Wig Alert, If Two Clossuses, Don Clemenza
Andreas Schaerer (voc, beatboxing, human tp), Andreas Tschopp (tb), Matthias Wenger (as, ss, fl), Benedikt Reising (bar,bcl), Marco Müller (b), Christoph Steiner (dm, marimba)+ Orchestra of the Lucerne Festival Academy dirigé par Mariano Chiacchiarani
Enregistré le 5 septembre 2015, Lucerne (Suisse)
Durée: 53’
ACT 9824-2 (Pias)

Cette production très soignée, qui comporte un CD et le DVD live, englobe un vaste champ musical qui va de la musique classique et contemporaine au jazz, en passant par l’opéra, la comédie musicale et/ou la musique de film. L’association du groupe Hildegard Lernt Fliegen, dirigé par Andreas Schaerer, avec l’orchestre symphonique du Lucerne Festival Academy donne un résultat étonnant et détonnant. Le chanteur suisse est aussi professeur à l'Université des Arts de chant jazz de Berne et il a fondé avec ses élèves l’Hildegard Lernt Fliegen en 2005. La même année, il intervient en tant que formateur durant le Festival de Lucerne où Pierre Boulez invite des jeunes musiciens venus du monde pour des répétitions intensives. Ils présentent ensuite le fruit de leur travail dans une série de concerts exceptionnels. Fort de cette expérience il répond pour 2015 à une commande qui lui permet de marier ses expériences jazz et d’improvisateur à un grand orchestre symphonique. «The Big Wig» est donc une suite en six parties où il alterne performances vocales et dialogues avec grand orchestre qui met en valeur ses compositions originales. Il utilise allégrement les cordes et se sert des percussionnistes comme de véritables puncheurs. Par moment on pense à du King Crimson, du Kurt Weill ou du Danny Elfman sous la houlette d’un Tim Burton revisité à une sauce très personnelle. Il reconnaît avec cette création avoir les moyens et le luxe d’exprimer ses idées musicales qui recèlent bien de surprises dont un final «Don Clemenza» que Frank Zappa n’aurait pas renié. Amateurs de jazz straight-ahead s’abstenir.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Daahoud Salim Quintet
Jazz Getxo

La Llamada, El Mayor Truco del Diablo, Historia del Tiempo, Tráfico
Daahoud Salim (p), Bruno Calvo (tp), Pablo Martinez (tb), Hendrik Müller (b), SunMi Hong (dm)
Enregistré en juillet 2016, Getxo (Espagne)
Durée: 32’
Errabal 089 (www.errabaljazz.com)

Le jeune pianiste (26 ans) signe ici son second album, enregistré en direct durant dernier le Festival de Jazz de Getxo où le groupe remporta le concours des jeunes groupes et qu’il doubla avec un premier prix de soliste. Natif de Séville il s’éveille au jazz auprès de son père, le saxophoniste Abdu Salim, et dès 4 ans aborde le piano. Formé en Espagne, puis au Danemark et au Pays Bas, il se produit professionnellement très jeune mais ne signe son premier album qu’en 2016 intitulé Forbidden où il interprète des œuvres du compositeur Erwin Schuloff (1894-1942) décédé dans les camps nazis. Il s’est produit en Europe à la tête de ce quintet régulier qui réunit des musiciens rencontrés en Espagne et au Conservatoire d’Amsterdam (Müller, Hong), c’est donc une formation rodée et rompue à la scène qui sert avec vigueur ses compositions et lui permet de se libérer pour se livrer tout entier. Les introductions peuvent rappeler le McCoy Tyner des années 70 qui soulignent fortement le thème avant de partir sur les chemins de l’improvisation. La courte durée de l’enregistrement, sans doute due à une contrainte de temps du concours, laisse présager le meilleur à venir. Sans aucun doute à écouter en concert car autant lui que ses musiciens vibrent d’affronter les aficionados d’un jazz haletant. Une mention spéciale à chacun des soufflants mais aussi au soutien endiablé de la batteuse coréenne SunMi Hong. A suivre.

Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Lee Konitz - Kenny Wheeler Quartet
Olden Times. Live at Birdland Neuberg

Lennie’s, Where Do We Go From Here, Kind Folk, On Mo, Olden Times, Aldebaran-Play Fiddle Play, Kary’s Trance, Bo So, No Me
Lee Konitz (as), Kenny Wheeler (tp, flh), Frank Wunsch (p), Günter Plümer (b)
Enregistré le 4 décembre 1999, Neuberg (Allemagne)
Durée: 1h 18' 31''
Double Moon Records 71146 (Socadisc)


Lee Konitz
Frescalalto

Stella by Starlight, Thingin, Darn That Dream, Kary’s Trance, Out of Nowhere, Gundula, Invitation, Cherokee
Lee Konitz (as,voc), Kenny Baron (p), Peter Washington (b), Kenny Washington (dm)
Enregistré le 30 novembre et 1er décembre 2015, New York
Durée: 51’
Impulse! 0602557208733 (Universal)

Seize ans exactement sépare ces deux enregistrements qui n'apparaissent pas si différents et qui reflètent la vitalité tranquille d’un musicien entré dans un âge vénérable. Vétéran du jazz, Lee Konitz a 72 lors de ce concert au Birdland de Neuberg et son partenaire, Kenny Wheeler, en a presque 70, tous deux présentent une carrière des plus longues et intenses dans l’histoire du jazz. Des parcours distincts dans des esthétiques qui, lors de ce concert en Allemagne, se combinent pour laisser place à une belle entente. Trois ans auparavant ils avaient enregistrés ensemble pour le label ECM, le remarquable Angel Song avec comme partenaires Dave Holland (b) et Bill Frisell (g). Respect mutuel pour un live sans contrainte, juste pour le plaisir. Quatre des compositions sont signées par Kenny Wheeler, musicien très prolixe tandis que Lee Konitz qui a souvent préféré sur ses albums graver des standards et moins de compositions personnelles. Atmosphère très calme lors de cette soirée où l’on s’imprègne d’une certaine langueur fort agréable. Peut-être est-ce l’absence de batteur qui concentre notre attention sur ses thèmes intimistes délivrés avec tendresse et presque mélancolie. Les titres de Kenny Wheeler «Where Do We Go From Here», «Kind Folk», «On Me» superbe, sont tous dans un tempo assez lent qui permet à chaque soliste, notamment le pianiste, Frank Wunsch, de fignoler leur intervention. Quant à «Olden Times», qui donne le nom à l’album, toujours signé de Wheeler, il nous propose un solo de trompette à l’unisson qui ravira tout mélomane. Les compositions de Lee Konitz, «Lennie’s», «Thingin» et «Kary’s Trance» restent ancrés dans l’héritage du bebop et son alto avec moins de vergue, peut rappeler Charlie Parker. Les accompagnateurs ne sont pas en reste, le contrebassiste Günter Plümer signe «Aldebaran» ou son introduction est magistrale. Le pianiste Frank Wunsch a composé les deux titres qui concluent l’album, «Bo So» interprété en solo et «No Me» (en bonus sur cette réédition), une ballade parfaitement arrangée ou chacun apporte sa touche qui fait de cette soirée en club un grand concert de jazz où on aurait aimé être dans le public.

Avec Frescalalto, Lee Konitz entre pour la première fois chez Impulse!qui lui offre le studio Avatar de New York comme écrin pour enregistrer son 204 ou 205e album! L’équipe est solide et le tout fut bouclé en deux jours par des techniciens de haut niveau. L’album est à la hauteur du plateau et Lee Konitz trouve en Kenny Baron un alter ego de haut vol. On retrouve les mêmes thèmes composés et souvent joués par Lee Konitz «Thingin, Kary’s Trance» et «Gundula» déjà gravé quatre fois, complétés de grands standards. Il s’essaie même au chant sur «Darn That Dream» d’Eddie DeLange et James Van Heusen, plutôt une introduction à une ballade en duo avec Kenny Barron qui tire le morceau vers le haut. La qualité de l’album est indéniable même s’il ne revêt pas une qualité indispensable. Peut-être une belle introduction pour de jeunes auditeurs qui auraient la flegme de plonger dans de plus vieux enregistrements. Après une brève introduction sur «Invitation», Lee Konitz laisse le champ libre au trio qui nous enchante et permet à chacun de s’exprimer. L’album se clôt sur «Cherokee» de Ray Noble, titre phare de Fats Navarro avec qui il a joué dés 1949 avec Lennie Tristano, son maître et Sonny Stitt, une version dépouillé, sans artifice qui prouve que Monsieur Konitz a su traverser le temps et conserver une passion et une vigueur qui lui permet d’être toujours présent sur la scène. Chapeau.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°680, été 2017

Vincent Herring
Night and Day

Grind Hog's Day*, Night and Day, The Adventures of Hyun Joo Lee*, Walton*, The Gypsy, Fly-Little Bird-Fly*, Wabash, Theme for Jobim*, There Is Something About You (I Don't Know), Smoking Paul's Stas*
Vincent Herring (as), Jeremy Pelt (tp)*, Mike LeDonne (p), Brandi DisterHeft (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 22 août 2014, New York
Durée: 1h 02' 24''
Smoke Sessions Records 1504 (http://smokesessionsrecords.com)

Vincent Herring, un excellent saxophoniste alto, faisait la couverture du n°568 des 65 ans de Jazz Hot en mars 2000, et s’il a pris un peu d’âge, il continue son chemin dans le jazz sans changer ce qui fait son talent, un enracinement dans un jazz de culture post bop, parfois coltranien («Wabash »)mais aussi proche de Cannonball Adderley par l’énergie et le son pulsé («Night and Day», «The Gypsy»…) avec du swing, le sens de la mélodie et un drive toujours enivrant. Ceux qui aiment le jazz ne pourront qu’apprécier ce bel enregistrement où se sont retrouvés un quintet de musiciens qui excellent dans ce registre: Jeremy Pelt est brillant («Fly-Little Bird-Fly»), avec un bon délié des notes, Mike LeDonne, percutant, en disciple parfois de McCoy Tyner («The Adventures of Hyun Joo Lee»), Joe Farnsworth, explosif, toujours aussi appréciable par ses qualités de drive, capable de délicatesse, de musicalité et de relances puissantes. Ces musiciens font le bonheur de la scène new-yorkaise, sans aucune esbroufe, ils sont le jazz.

Vincent Herring est un vrai leader. Il a posé un cadre esthétique, sélectionné un beau répertoire, construit un disque et instillé un esprit, il est à sa place pour lancer la machine, mais laisse toute la place à ses compagnons avec une solidarité et une confiance qui donnent cohésion et cohérence à l’ensemble. Chacun sait en effet où il se trouve et connaît la langue: le jazz! Au total, rien à jeter, une heure de vrai jazz du meilleur niveau, qui ne bouleverse rien de l’histoire mais apporte une belle pierre de plus à l’édifice culturel. Cela peut sembler banal à certains, mais c’est parce qu’au fond ils n’aiment pas le jazz, qu’ils sont ignorants des millions de racines nécessaires à une telle musique et ne sont plus en état d’apprécier la beauté d’une musique authentique.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Pierre Christophe Quartet
Live! Tribute to Erroll Garner

Erroll’s Theme-Passing Through, When Your Lover Has Gone, Dreamy, 7-11 Jump, The Loving Touch, That’s My Kick, Tea for Two, Misty, On the Street Where You Live, Dancing Tambourine, Erroll’s Theme-Encore
Pierre Christophe (p), Raphaël Dever (b), Stan Laferrière (dm), Laurent Bataille (cga)
Durée: 57' 25''
Camille Productions MS 022017 (Socadisc)

Ce disque rend hommage à Erroll Garner, un phénomène unique du clavier qui connut une gloire dépassant largement le cercle du public de jazz, sans jamais sacrifier une once de son immense talent, mais eut quand même à subir de son vivant le mépris de la «nouvelle» critique pour cela. Ce succès, Erroll Garner l’a construit autour d’un style proprement cinématographique, digne des plus grands concertistes de l’instrument, toujours appuyé sur un swing, une pulsation rythmique personnalisée (décalage du temps entre ses deux mains pour donner plus de ressort, d’impulsion à ses attaques). Erroll Garner, né en 1921 dans une place forte du jazz et du piano (Pittsburgh, Pennsylvanie, où sont aussi nés Mary Lou Williams, Ahmad Jamal et Art Blakey…) a disparu prématurément en 1975 a seulement 52 ans. Toutes les générations, et pas seulement parmi les amateurs de jazz, nées avant 1960 ont quelque part dans leur cerveau, sans le savoir, ce décalage rythmique devenu sa signature. Au-delà, c’était un formidable créateur de mélodie, instrumentiste, rythmicien, un génie du piano à l’égal des plus grands.

Pierre Christophe est l’un des pianistes de jazz de la scène française parmi les plus brillants, doué d’une belle main gauche, comme en possèdent les pianistes épris de la grande histoire du piano jazz. Il est aussi l’un de ceux qui conservent un attachement sincère et savant à la grande tradition, et il a été élevé à la très bonne école pour tout cela du grand Jaki Byard, disparu, lui aussi prématurément, lors d’un fait divers dramatique. Dans cet hommage, sans faiblesse ni de goût, ni de style, ni de technique, il glisse d’ailleurs parfois quelques traits de son maître dans l’univers garnérien, ajoutant sa manière avec une maestria dont peu sont aujourd’hui capables. Il emmène ses compagnons avec un drive qui se hisse au niveau de ses aînés, et c’est un vrai plaisir d’écouter cet enregistrement live où les présents ont certainement passé l’une des meilleures soirées de leur vie. Accompagné par les fidèles et talentueux Raphaël Dever et Stan Laferrière (lui aussi bon pianiste, mais également batteur, guitariste, arrangeur, un homme orchestre), une section rythmique dans l’esprit. Note de culture et de bon goût, il a, avec pertinence inclus un percussionniste, Laurent Bataille, comme le fit parfois Erroll Garner, apportant ainsi une dynamique rythmique encore plus marquée. On se souvient des enregistrements effectués à Copenhague (1971) et à Paris (1972) avec l’excellent Jose Mangual aux percussions.
Le répertoire sélectionné par Pierre Christophe est bien équilibré entre le registre swing avec l’éternel «Misty» et «On the Street Where You Live», «That’s My Kick», le côté cinématographique avec «When Your Lover Has Gone », «Dreamy», la dimension spectaculaire et inventive avec «Tea for Two» (percussions), «7-11 Jump», «Dancing Tambourine» où Pierre Christophe glisse des byardises au milieu des garniérismes, et même parfois quelques notes de Count Basie pour ponctuer, sans oublier le blues toujours présents avec «Erroll’s Theme-Passing Through». Mais au fond, tout, le swing, le blues, Garner, Byard, Pierre Christophe et le jazz sont partout présents dans une savante synthèse. Pierre Christophe, comme Philippe Milanta, est parmi ce que le jazz en France donne de meilleur au piano, et Michel Stochitch, qui a coproduit ce disque avec Pierre Christophe (Camille Productions), a donc bon flair, et ils ont eu de plus la complicité de trois excellents musiciens, qui, délaissant pistons et anches, ont apporté leur concours éclairé à cet excellent enregistrement: François Biensan (mastering), Boss Quéraud au crayon (belle illustration) et Carl Schlosser (enregistrement).
Un disque indispensable autant pour lui-même que pour rappeler à tous, connaisseurs ou néophytes, quel formidable artiste est Erroll Garner, un éternel à redécouvrir sans modé
ration.

Yves Sportis
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueErnie Watts Quartet
Wheel of Time

Letter From Home, A Distant Light, Inner Urge, Andi's Blues, L'Agua Azul, You And You, Velocity, Goose Dance*, Wheel of Time (Anthem for Charlie)
Ernie Watts (ts, ss*), Christof Saenger (p), Rudi Engel (b), Heinrich Koebberling (dm)
Enregistré les 1er et 2 décembre 2015, Darmstadt
Durée: 59'12''
Flying Dolphin 1011 (www.erniewatts.com)

Le dauphin volant nous propose la plus récente production, sortie en avril 2016, du quartet européen d'Ernie Watts. Le titre de l'album est un morceau qu'Ernie Watts a dédié à Charlie Haden pour qui il a joué presque trente ans dans le Quartet West. Le présent groupe joue ensemble depuis plus de quinze ans, d'où l'homogénéité. Reste qu'il faut aimer la sonorité geignarde et pas très ample, sans vibrato et plutôt terne d'Ernie Watts. Il a d'ailleurs parfois un son d'alto sur le ténor (alto dont il joua chez Buddy Rich). Non qu'il ne puisse "s'animer" quelque peu, par exemple dans «Inner Urge» de Joe Henderson, seul morceau avec «Goose Dance» de Farrugia qui ne soit pas l'inévitable (aujourd'hui) «compo perso» des membres du groupe. C'est un produit ni répulsif ni enthousiasmant. En in comme en off, on entend au long des festivals dits de jazz (à défaut d'écouter) ce genre de chose, qui n'accroche pas, mais qui ne dérange pas. Le disque peut faire ambiance lors d'une réunion de rédaction sans perturber. Au rang du sympathique sinon plus : une bossa paisible, «L'Agua Azul» (bon jeu de balais) et l'exotisme rollinsien de «Goose Dance» (re-recording de sax ténor et soprano non indiqué). Mieux encore, «Andi's Blues», thème du bassiste, Rudi Engel qui s'est donné le beau rôle (solo –beau son–, alternative ténor-piano-basse et basse-batterie avec balais). Enfin, Rudi Engel, en soliste, rend un hommage crédible à Charlie Haden dans «Wheel of Time». «The Wheel of Time turns, and brings change» lit-on: oui, mais pas systématiquement pour le meilleur.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJean-Marc Foltz / Stephan Oliva
Gershwin

Somehow, The Man I Love, Fascinating Rhythm/Someone to Watch over Me, 'S wonderful, My Man’s Gone Now, A Foggy Date/Rhapsody in Blue, I Can’t Get Sarted, Rhapsody in Blue Theme, Summertime, ‘S wonderful (Evening), Prelude n°2 Blue Lullaby, I Love(s) You Porgy
Jean-Marc Foltz (cl, bcl), Stephan Oliva (p)
Enregistré en janvier 2016, Pernes-les-Fontaines (83)
Durée: 45' 06''
Vision Fugitive 313012 (Harmonia Mundi)

Un clarinettiste et un pianiste seulement, cela pourrait paraître un peu léger pour aborder la musique de George Gershwin. Pourtant, Jean-Marc Foltz et Stephan Oliva réussissent avec brio à gagner ce pari. Compensant leur nombre par une palette sonore d'une infinie variété, ils réussissent à trouver des points de vue inattendus le long de ces sentiers battus et archi battus que l'on croyait connaître par cœur. Ils parviennent de plus, avec élégance, à y intégrer trois courtes compositions personnelles qui se fondent parfaitement dans ces paysages redécouverts. Une réussite, magnifiée par un très beau livret de photos et d'affiches anciennes.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Bill Evans
The Quintessence. New York - Newport. 1956-1960

CD1: Waltz for Debby, Five, I Love You, Concerto for Billy The Kid, All about Rosie, Stratusphunk, Nardis, Fran-Dance, Like Someone in Love, Some Other Time, Young and Foolish, Tenderly, Peace Piece + CD2: Early Morning Mood, On Green Dolphin Street, My Heart Stood Still, Blue in Green, East Side Medley: Autumn in New York, Autumn leaves, Spring Is Here, Peri's Scope, What Is This Thing Called Love, Blue in Green, Chromatic Universe I, II, III
Bill Evans (p) + personnels détaillés dans le livret
Enregistré 1956 à 1960, New York, Newport (détails dans le livret)
Durée: 1h 12' 43'' + 1h 12' 31''
Frémeaux & Associés 290 (Socadisc)

Tout a déjà été écrit dans Jazz Hot sur le pianiste Bill Evans. Cette compilation en deux CDs permettra pourtant à tous ceux qui ne connaissent pas l'intégralité de son oeuvre, de se faire une idée d'une fraction (car il a enregistré jusqu'en 1980, l'année de son décès, et il n'avait que 27 ans lors de ces premières séances) de l'étendue de son génie. On y trouvera avec plaisir quelques-uns des enregistrements qu'il a faits avec des musiciens moins connus que Miles Davis, John Coltrane , Cannonball Adderley, Chet Baker, Benny Golson ou Art Farmer. Quelques extraits plus rares de ses participations aux groupes dirigés par l'arrangeur George Russell ou menés par l'altiste Hal McKusick trouvent parfaitement leur place aux côtés des incontournables perles de son propre trio avec, selon les prises, Scott LaFaro, Teddy Kotick, Sam Jones ou Paul Chambers à la contrebasse. Saluons encore une fois l’extrême qualité et la précision des livrets de The Quintessence, cette collection de rééditions... indispensable.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Stefano Bollani
Joy in Spite of Everything

Easy Healing, No Pope, No Party, Alobar e Kudra, Las hortensias, Vale teddy, Ismene, Times from the Time Loop, Joy in Spite of Everything
Stefano Bollani (p), Mark Turner (ts), Bill Frisell (g), Jesper Bodilsen (b), Morten Lund (dm)
Enregistré en juin 2013, New York
Durée: 1h 15' 55''
ECM 2360 3784459 (Universal)

La musique, a priori légère, commence comme un gentil calypso puis se poursuit sur le schéma diabolique d'un blues digne de Thelonious Monk. Suivront une sorte de valse swing, des ballades, une comptine en forme de jeu de pistes en questions/réponses, des thèmes dont le tempo rapide maîtrisé reste fluide. Aucune véhémence, le discours est limpide malgré sa complexité, et le swing omniprésent. Sur des canevas d'une rigueur inflexible, le pianiste leader permet au sax et au guitariste, qualifiés parfois de «musiciens un peu froids», de révéler une inattendue et chaleureuse expressivité. La contrebasse et la batterie rivalisant de légèreté, l'ensemble est d'une grande cohérence et procure... de la «joie en dépit de tout»... et par les temps qui courent tout baume est le bienvenu.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°680, été 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueClassic Jam Quartet
Portraits

Jingle, La danse de Maë, Insomnia, Contrabajeandro retrato de Jean-Marc, Contrabajeandro, Misma pena retrato de Fabrice, Misma pena, Adios nonino retrato de Olivier, Adios nonino, Little Man, La Javanaise, Just so, Canto triste, The Good Life*
Fabrice Moretti (ss, as*), Philippe Chagne (as), Olivier Defays (ts), Jean-Marc Volta (bcl)
Enregistré du 6 au 8 juillet 2016, Mantes la Jolie (78)
Durée: 55' 12''
Klarthe Records 012 (Harmonia Mundi)


C'est quasiment le quatuor de saxophones classiques depuis l'ère de Marcel Mule et du Quatuor de la Garde Républicaine, sauf qu'au sax baryton se substitue la clarinette basse. Du reste, le groupe se veut «à la croisée du monde classique et du jazz». Fabrice Moretti, professeur au conservatoire du Xe arrondissement de Paris et essayeur chez Buffet-Crampon, représente avec Jean-Marc Volta, membre de l'Orchestre National de France, le "parti classique". Ils font coalition avec deux représentants du "parti jazz", Philippe Chagne et Olivier Defays dont nous avons déjà parlé (Jazz Hot n°678, Men in Bop, Ahead 829-2). «Jingle» de Chagne est virtuose et bref (0'52''). La couleur amenée par la clarinette basse est très intéressante comme le démontre «La danse de Maë» de Defays, notamment dans le mouvement lent avec cadence où elle est soliste. Les espaces d'improvisation sont astucieusement aménagés sur des motifs écrits pour trois voix comme dans «Insomnia» de Laurence Allison. Le seul problème est qu'une contribution improvisée n'est pas la définition du jazz (car il y en a une depuis 1934). Il n'empêche que si ce n'est pas du jazz, c'est de la belle musique jouée par des instrumentistes dotés d'une excellente technique et d'une grande musicalité sans aspérités. «Contrabajeandro» d'Astor Piazzolla orchestré avec art est une belle évocation de la danse, permet d'apprécier le sax soprano, pur et juste, chantant, qui en d'autres mains et autres contextes est un instrument redoutable. «Misma pena» et le très connu «Adios nonino» sont deux autres compositions de Piazzolla adaptées par Jean-Marc Volta qui, relevant plus des sonorités classiques (constat et non pas critique) sont d'excellents moments artistiques qui ne trahissent le lyrisme de l'Argentin. Ces orchestrations sont précédées par des récitatifs qui s'autorisent des accents jazz (plage 8 par le ténor d'Olivier Defays). L'introduction avant d'aborder le thème de «Canto Triste» du Bréslien Edu Lobo est trop longue et démotivante. Philippe Portejoie a écrit un sympathique arrangement de «La Javanaise» de Gainsbourg, ici interprété avec classe: succès assuré! Il faut attendre le dernier titre, «The Good Life» d'Ornette Coleman arrangé par Claude Brisset pour entendre un travail swingué en section d'anches.
Il se trouve que j'ai toujours aimé les quatuors d'anches classiques, un point personnel qui ne justifie pas de conseiller aux exclusifs du jazz d'acquérir ce CD. Mieux vaut l'écouter avant, ce qui fera aussi office d'ouverture d'oreilles sur un ailleurs expressif.

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

François Laudet Quintet + One
Gene Krupa Project

Midget, Drum Boogie, Georgia on My Mind, Idaho, Jungle Drums, Disc Jockey Jump, Let Me Off Uptown, Swedish Schnapps, Imagination, Stop The Red Light's On, Overtime, Coronation Hop, Skylark, Summt Ridge Drive, Indian Club
François Laudet (dm), Malo Mazurié (tp), Esaie Cid (as, cl, arr), Pablo Campos (p), Cédric Caillaud (b), Marie-Elisabeth Floquet (voc)
Enregistré: les 29-30 juin 2016, Chérisy
Durée: 52' 38''
Autoproduction (laudet.francois@gmail.com)

François Laudet, qualifié, rend hommage au Gene Krupa des années 1950 en petites formations avec les Willie Smith et autre Charlie Shavers qui est ici l'auteur de plusieurs thèmes. Il s'agit d'un quintet avec la présence d'une chanteuse dans quatre titres («Georgia», «Let Me Off Uptown», «Stop, The Red Light's On», «Skylark»). Evidemment, François Laudet est remarquable, évoquant même le son de Gene Krupa dans «Drum Boogie». Nous avons le plaisir de retrouver Malo Mazurié (cf. Jazz Hot n°677, Three Blind Mice) qui s'était imposé dans la lignée Roy Eldridge aux côtés de Michel Pastre (2015, Charlie Christian Project). On retrouve ici son jeu plein de drive («Swedish Schnapps», «Disc Jockey Jump», etc). A noter toutefois un vibrato marqué («Jungle Drums», la belle ballade «Imagination» où Esaie Cid est très bon) qui passe mieux avec la sourdine («Skylark»). Les arrangements sont souvent très bien conçus comme «Idaho», «Overtime» et «Coronation Hop». L'un des deux derniers cités aurait pu être placé en début de programme car chacun s'y exprime en solo (Laudet est à un très haut niveau de finesse dans «Coronation Hop»). Esaie Cid semble tout connaître de Louis Jordan à Paul Desmond en passant par Johnny Hodges qu'il évoque dans son premier solo sur «Jungle Drums», plage ou Pablo Campos est également excellent. Cid joue aussi de la clarinette avec un léger growl et beaucoup de swing dans «Summit Ridge Drive» où Malo Mazurié s'impose aussi avec le plunger.
Une formation qui espérons-le, trouvera sa place dans nos festivals
.

Charles Chaussade
© Jazz Hot n°680, été 2017

Albert Sanz Trio
O que será

Soberana rosa, O que será, Antes que sea tarde, Outros sonhos, Mil perdões, Mar e lua, Desperar jamais, Daquilo que eu sei, Aula de matemática, Sophisticated Lady
Albert Sanz (p), Javier Colina (b), Al Foster (dm)
Enregistré les 28 et 29 novembre 2011, New York
Durée: 57'
Karonte 7835 (www.albertsanzmusic.com)


Albert Sanz Trio
For Regulars Only

For Regulars Only, Mil perdões, Medo de amar, You’ll Hear It, Medley (A Single Petal of a Rose, Le Sucrier de velours, Stop Start)
Albert Sanz (p), Javier Colina (b), Al Foster (dm)
Enregistré en mai 2012, Madrid (Espagne)
Durée: 54'
Records d’Albert 001 (www.albertsanzmusic.com)


Albert Sanz & Sedajazz Big Band
L'Emigrant

Movilidad exterior, L’Emigrant, Fuga de cerebros, Bird's Eye, Si de vora meu un dia, Forêt, Levando anclas, Lisboa adormece, A base de bé, Anu Raniya, Movilidad exterior
Personnel détaillé dans le livret
Enregistré les 9, 10 et 11 juillet 2016, Valence (Espagne)
Durée: 1h 06'
Sedajazz 038 (www.sedajazz.es)

Le pianiste valencien Albert Sanz a toujours été fasciné par la batterie. Quand il écoute un concert il veille toujours à être proche du drummer. On comprend pourquoi une de ses obsessions a été d’enregistrer avec un grand batteur et il a su convaincre Al Foster, accompagné par le brillant contrebassiste Javier Colina. Les deux Espagnols ont ainsi rejoint Al à New York pour finaliser le projet. Curieusement, alors qu’en club le trio a joué Dexter Gordon, Ellington, Lee Morgan et des compositions d'Albert, ce dernier a choisi pour le disque un répertoire brésilien et principalement des thèmes de Ivan Lins et Chico Buarque. L’ensemble est marqué par une grande délicatesse («Soberana Rosa», «Outros sonhos», «Mil perdões»…) à travers laquelle on apprécie pleinement les qualités de Sanz, qui -on le savait déjà- est, outre Pyrénées, un des pianistes les plus doués de sa génération. Sanz et ses partenaires s’éloignent de toute tentation de fusion jazz-bossa ou jazz-samba et s’inscrivent pleinement dans le jazz. Le classique «O que sera» de Chico est admirable. On est à deux doigts de frissonner devant l’interprétation du pianiste. Le thème, dont le trio sait sortir à bon escient, offre un beau solo de Colina et Al Foster se coule dans le jeu de Albert. «Antes que seja tarde», une fois présenté, est également un prétexte à ce que, s’appuyant sur la section rythmique, le piano voyage dans le jazz. L’introduction de Colina soutenue par le piano dans «Mar e lua» est très belle. Sanz égrène ensuite ses notes, toujours avec la même délicatesse, prenant progressivement le pas sur la contrebasse. Al Foster laisse s’exprimer totalement ses deux partenaires mais revient avec dynamisme pour «Desesperar jamais», un thème enlevé, swinguant à souhait. «Daquilo que eu sei» est plus classique mais met bien en évidence les qualités de chacun des membres du trio.
Le disque s’achève avec deux thèmes échappant à Lins et Buarque. On reste au Brésil avec «Aula de matemática» de Jobim puis apparaît Duke Ellington et, à travers «Sophiticated Lady», se fait jour la personnalité d’Albert Sanz. Al Foster se régale et nous régale. Combien de fois le batteur américain a-t-il joué ce thème? On en sent l’imprégnation chez lui. Il l’a intégré, le dompte, le domine et, avec la contrebasse de Colina, dresse la table pour son leader. Superbe!
Avec les mêmes partenaires, Albert enregistre au Cafe Central de Madrid six mois plus tard. Foster n’est pas vraiment au courant… mais l’idée est excellente car le résultat est formidable! Un concert en club est souvent plus intéressant qu’un disque qui avec la profusion des technologies modernes n’a jamais la chaleur du live. Cet enregistrement in vivo, avec des moyens certes plus limités rend bien l’atmosphère du lieu. Le disque est vivant, chaleureux, les musiciens relax… tout pour offrir une ambiance 100% jazz dans laquelle on entre immédiatement avec le thème de Dexter Gordon «For Regulars Only». Si dans le disque précédent, Albert Sanz montre qu’il est un grand pianiste, il confirme là qu’il est un sacré jazzman! On entend les musiciens marquer par quelques onomatopées un plaisir évident. Beau solo de Colina, applaudissements du public. Foster brille, à la caisse claire en particulier. La bonne idée aussi est d’offrir -à l’exception de «Mil perdões»- des thèmes différents de ceux enregistrés quelques mois avant. Ce dernier titre est tout aussi délicat que dans la version studio. Une citation du «Manisero» égrenée sur les notes du piano, avec un super walking de Foster soulève l’enthousiasme du Cafe Central. Le bruit de fond du club et les verres qui s’entrechoquent donnent de la vie à l’enregistrement et cela ne perturbe en rien ni le pianiste ni Javier Colina qui introduisent cette belle mélodie de Vinicius de Moraes pour laquelle Al s’avère d’une grande discrétion. Pour l’unique composition de Sanz, «You’ll Hear It», Foster revient en force. Sa prestation est brillante, soutenue par Colina. Le pianiste peut s’exprimer pleinement. Le trio swingue et la seconde partie du thème est menée à un train d’enfer. Effets de voix sans doute de Foster. Pour le long medley final (16 minutes) on réclame le silence. C’est nécessaire pour «Single Petal of a Rose» puis «Le Sucrier velours» puisé dans laQueen’s Suite de Duke. Les deux thèmes sont tout en douceur. Retour au swing avec «Stop-Start» de Lee Morgan. Les doigts de Sanz s’agitent, Foster est très présent et Colina se montre imperturbable. Sur le walking de Colina, Sanz et Foster se déchaînent avec l’aide du public pour la conclusion de ce set. Applaudissements fournis et on imagine sans problème la standing ovation finale!
Avec le troisième enregistrement, L'Emigrant, on retrouve Albert Sanz au sein du Sedajazz Big Band, véritable institution depuis plus d’un quart de siècle, dont la réputation dépasse largement le village de Sedavi, la région de Valence, et s’étend à toute la péninsule. Tous les jeunes jazzmen de la Côte Est de l’Espagne y ont à un moment ou un autre fait leurs armes, d’autres, arrivés à un âge plus mûr, continuent de prêter leur collaboration. Des noms? Eladio Reinon, un des pionniers de sa direction. L’homme avait convié Bebo Valdés, avant même que celui-ci ne soit "redécouvert", à enregistrer son Afro Cuban Jazz Suite n°1 avec le big band. Perico Sambeat (as), Ramón Cardo (ts)… plus récemment David Pastor (tp), Toni Belenguer (tb), Latino Blanco (bs) qui le dirige aujourd’hui… et des dizaines d’autres. Pour cet enregistrement c’est Albert Sanz qui en prend les rênes et y officie avec pas moins de quatre trompettes, quatre trombones, cinq saxophones, drum, basse et des invités. C’est également lui l’auteur de huit des dix thèmes dont le fil conducteur est assez clair: le voyage, l’émigration qui est d’actualité, notamment chez les jeunes, en Espagne. Cette idée directrice inclue le déracinement inhérent au monde que l’on quitte et qui justifie un certain éclectisme provoqué par deux titres rompant l’unité du disque. Albert Sanz confirme ici son goût pour le travail en grande formation, comme il l'indique dans l'interview à lire dans ce numéro de Jazz Hot. A l’écoute de L’Emigrant, qui n’est pas sa première tentative à la tête d’un grand orchestre, on s’aperçoit qu’il y réussit avec la volonté ellingtonienne (dixit Albert) de penser aux musiciens avec lesquels il va travailler plutôt que de composer de manière abstraite. Chacun des ensembles saxos, trompettes et trombones présente une homogénéité sans qu’aucune des parties ne sorte du chemin prévu par Albert hormis dans les espaces pour solistes que celui-ci a conçu et dans lesquels évidemment ceux-ci ont une large liberté. On apprécie ainsi particulièrement le thème qui donne son nom au projet «L’Emigrant» avec un solo de ténor de Vicent Macian, né justement à Sedavi, que nous découvrons dans ce disque. Par ailleurs, en tant que pianiste, Albert Sanz mène parfaitement la section rythmique, ne monopolise pas la parole, laissant tous les soli à ses partenaires. Il montre aussi ses qualités dans certains passages de «Fuga de Cerebros», dans «Bird’s Eyes» sans doute le meilleur thème du disque.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Perico Sambeat Big Band
Voces

La voz del viento*, Viejo Mundo, Jardín de Luz**, La sombra de Ciro, Matilda*, Triptik, Rosa dels vents**, Memoria de un sueño
Perico Sambeat (as, fl, vib), Enrique Oliver, Vivente Macián (ts), Ernesto Aurignac (as), Guím Garciá (as, cl), Joan Chamorro (bs), Voro García, Julían Sánchez, David Martínez, Andrea Motis, (tp, flh), Carlos Martín, Toni Belenguer, Victor Correa (tb), Dario García (tb), André Fernandes (g), Joan Monné (p), Martín Leiton (b), Antonio Sánchez (perc), , Silvia Pérez Cruz*, Viktorija Pilatovic** (voc)
Enregistré les 5 et 6 octobre 2014, Barcelone (Espagne)
Durée: 59'
Karonte 7853 (http://pericosambeat.com)

La qualité musicale est le grand point fort de cet enregistrement de Perico Sambeat. On comprend le temps consacré à polir le projet, à réunir les musiciens adéquats parmi lesquels quelques jeunes figures du jazz de la Côte Est (de la péninsule!) et des vétérans comme Joan Chamorro, Joan Monné... Il faut ensuite être capable d’écrire des arrangements à la hauteur du projet et de diriger un big band de vingt musiciens! Dans ces deux domaines le saxophoniste valencien a déjà montré ses compétences avec son Flamenco Big Band de 2007 (on retrouve dans Voces, quelques acteurs de l’époque). Voces (Voix) comporte quatre titres chantés, deux par la réputée Silvia Pérez et deux par Viktorija Pilatovic, jeune lituanienne ex-élève de la Berklee à Valence, chacune se partageant l’espagnol et le valencien. Ce sont deux belles voix bien adaptées au projet de Sambeat. Une réelle unité mélodique existe entre les quatre thèmes et les deux voix. La délicatesse prime avec quelques accentuations latines venues d’outre atlantique. Evidemment l’orchestre est au service des deux jeunes femmes et devient plus jazz lorsque les voix lui laissent la place, avec quelques belles improvisations de Perico dans «Matilda» et «Jardín de luz»; du guitariste André Fernandes sur ce dernier morceau; de Joan Monné dans «La Voz del viento»; de Joan Chamorro dans «Rosa dels vent». Les quatre autres thèmes, purement instrumentaux, permettent d’apprécier Perico Sambeat comme chef d’orchestre. Et sur ce plan, en Europe, peu pourraient lui donner des leçons bien qu’il n’ait pas une formation académique d’arrangeur ou de compositeur. Tout est absolument minutieux, géré au millimètre. De toute évidence le saxophoniste, amoureux des big bands, qui mentionne parmi ses préférés Ellington mais aussi Wheeler ou Maria Schneider, prend tout son temps pour élaborer ses travaux grand format. Et c’est beau. Les unissons de trompettes tout comme ceux de trombones sont parfaits et les solistes qui tous ont carte blanche ont intégré les idées de Sambeat et insèrent parfaitement leurs improvisations afin d’en tirer toute la saveur mais aussi pour donner une unité à chaque titre. On relève évidemment ceux de Perico sur trois des quatre instrumentaux («Viejo mundo», «Memoria de un sueño»,«La sombra de Ciro») et là on écoute l’un des meilleurs, sinon le meilleur saxophoniste alto espagnol. Les belles choses viennent encore de Fernandes sur les deux premiers de ces thèmes; de Aurignac et toujours Fernandes («Triptik»); Oliver («Memoria de un sueño»: beau duo avec Perico et intervention de Sánchez aux percussions); Monné («Viejo mundo»), Voro García, un trompettiste qui a beaucoup progressé ces dernières années sur «La Sombra de Ciro».
Ce disque de Perico Sambeat, à l’heure où fourmille une importante génération de jeunes musiciens aux talents variés qui pour certains passent très vite d’une chose à l’autre au gré de leur zapping, marque la permanence d’une précédente génération qui en Espagne, principalement du côté de la Méditerranée, a sorti dans les années quatre-vingt, le jazz d’un marasme culturel très prononcé.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueGonzalo Tejada Quartet
To Norman Jeane Baker

Diamonds Are a Girl’s Best Friend*, A Fine Romance, Kiss*, My Heart Belongs to Daddy, After You Get What You Want*, I’m Through With Love… and I’m Dancing Alone, Marilynrythm, Norma Jeane Baker*
Gonzalo Tejada (b), Mikel Andueza (as, ts, ss, cl), Roger Mas (p), Iago Fernández (dm) + section de cordes*
Enregistré les 18 et 19 octobre, Beasáin et le 23 novembre 2013, San Sebastián (Espagne)
Durée: 48'
Errabal 072 (www.errabaljazz.com)

Le contrebassiste basque Gonzalo Tejada, économe en matière de disques, rend dans celui-ci un hommage personnel à Marilyn Monroe. Il a réuni d’excellents partenaires pour cet enregistrement et choisi six musiques de films dans lesquels Marilyn joue et chante. Elles sont le fruit de grands compositeurs, Kern, Porter, Berlin, Newman/Gillespie et autres. Tejada en assure les arrangements et le travail est des plus soignés. «A Fine Romance»: Marilyn l’a enregistré en 1953. Si sa version manquait de swing, Tejada a réintégré celui que surent donner en leur temps Billy Holiday puis Armstrong et Ella. «Marilynrythm» est une des deux compositions de Gonzalo. C’est certainement un des meilleurs moments de jazz grâce au swing du quartet et un beau solo de Tejada. «My Heart Belongs to Daddy», a été chanté par Marilyn mais aussi, antérieurement, par Ella et joué par Charlie Parker. Mikel Andueza, au ténor, s’en souvient sans aucun doute lorsqu’il lance le thème accompagné par un travail original du batteur qui s’éloigne de celui du drummer de Parker. Mikel s’efface le temps nécessaire à l’exécution d’un superbe solo de contrebasse. Sur les images du film Some Like It Hot on voit l’actrice chanter, accompagnée par un orchestre féminin, les deux thèmes «I’m Through With Love» et «I’m Dancing Alone» que Tejada a rassemblés en un seul pour cet enregistrement. C’est encore du bon jazz, éloigné du style de l’actrice-chanteuse. Gonzalo a fait l’impasse sur les cordes de la version filmée. Cordes que l’on retrouve sur le reste du disque. Le contrebassiste a convoqué vingt-quatre musiciens de l’orchestre d’Euskadi, les a dirigés et a écrit là aussi les arrangements. Ceci donne une toute autre ambiance à ces quatre thèmes. «Norma Jeane Baker» est une composition du Basque. Le quartet introduit lentement l’orchestre. Le piano, la contrebasse, égrènent leurs notes, c’est beau, chargé d’émotion, celle sans doute que ressent Gonzalo envers Marilyn. Le saxophone fait son retour à la fin d’un thème qui s’anime davantage avant de conclure dans la douceur. Les cordes sont présentes aussi sur une musique de Gentlemen Prefer Blondes, «Diamonds Are a Girl’s Best Friend». La clarinette tient le rôle de la voix de Marilyn et émerge au-dessus d’un orchestre bien moins de turbulent que dans le film, puis successivement le piano et la contrebasse se mettent en évidence. «Kiss», issu de Niagara, et «After You Get What You Want», valorise la direction de l’orchestre par Tejada. Pour les deux thèmes c’est le soprano qui est à l’honneur. Soulignons également la qualité du pianiste Roger Mas et du jeune batteur Iago Fernández.

Patrick Dalmace
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian Brenner
Le Son de l'absence

Cadences, Arborer Sens, Le Doode, La Chambre rouge, Hypno-tic, Le Son de l’absence Beslan, Happy Hours, Little Girl Blue*
Christian Brenner (p), Olivier Cahours (g), François Fuchs (b), Jean-Pierre Rebillard (b)*, Pier Paolo Pozzi (dm)*
Enregistré en mars et novembre 2009, Paris et en avril 2009; Rome*
Durée: 44’ 08’’
Amalgammes 0002 (www.christianbrennerjazz.com)

Le Son de l’absence est un album à part dans la discographie de Christian Brenner. L’artiste privilégie depuis toujours une certaine délicatesse qui l’éloigne des formes de jazz les plus démonstratives. Fidèle à ses influences, le contexte émotionnel de cet opus met en exergue le legs de Bill Evans, Fred Hersch ou Kenny Barron à la sensibilité du pianiste. Installé à Paris depuis 1968, il fonde l’association «Amalgammes» en 1995, qui défend cet héritage culturel, produisant notamment ce disque, dont l’intimisme revendiqué ne le destine pas forcément au grand public. Dès les premiers titres, «Cadences» et «Arborer Sens» l’aspect dépouillé et purement acoustique du son introduit à un déroulement très progressif des idées mélodiques, qui s’enroulent autour d’un axe imaginaire sur lequel les musiciens greffent leur inspiration du moment, à la manière dont on affinerait le grain d’une photographie sépia. A l’exception du dernier morceau, Little Girl Blue», l’intégralité des compositions est déclinée sans batterie, ce qui renforce l’esthétique très musique de chambre d’un CD très justement sous-titré Trio(s), «La Chambre rouge» représentant certainement l’item le plus emblématique de cette vision intérieure dénudée. Le point pivot de l’album est «Le Son de l’absence», sorte d’œuvre-vie dédiée à son épouse trop tôt disparue. C’est peut-être paradoxalement sur cet hapax existentiel qu’il est le plus difficile d’entrer dans le flux harmonique proposé par les musiciens. Après plusieurs écoutes, on comprend que l’aspect convulsif et inchoatif du titre s’inspire de la période de recomposition qui suivit la perte de l’être aimé pour Christian Brenner. Le mouvement imperceptible qui se dégage des échanges entre musiciens met plusieurs minutes à atteindre son apogée, et pourtant c’est sans doute ici que la soie du phrasé d’Olivier Cahours se combine le mieux avec la sensibilité des notes choisies par le pianiste. La combinaison de «Beslan» et de «Happy Hour» est d’ailleurs un modèle du genre, sorte de préparation à une dernière piste habitée par la grâce, sous l’influence conjuguée de Jean-Pierre Rebillard et Pier Paolo Pozzi, deux compagnons de route chers au cœur de Christian Brenner. Un magnifique album habité par une sincérité et un interplay exemplaires, où les silences eux-mêmes acquièrent un pouvoir d’éloquence digne des discours les plus inspirés.

Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChristian Brenner
Les Belles heures

Sogni D’Oro, Les Petites pierres, Nove De Agosto; Le Voyage; Praia Do Forte; Les Belles heures, Um Passeio A São Pedro De Alcântara, Lua Vermelha, Terre Happy
Christian Brenner (p, elp, key), Stéphane Mercier (as, fl), Cristian Faig (fl), Cassio Moura (g), Arnou de Melo (b), Mauro Borghezan (dm)
Enregistré en mai 2014 et janvier 2015, Florianópolis (Brésil)
Durée: 52’ 42’’
Jazz Brenner Music 001/2016 (www.christianbrennerjazz.com)

Christian Brenner fait du voyage un principe d’ouverture au monde, ramenant de ses pérégrinations des couleurs, des senteurs, des saveurs, qu’il intègre à la trame de ses compositions personnelles. Il découvre le Brésil en 2011, en parallèle de l’organisation des soirées au Café Laurent à Paris (voir son interview dans ce numéro 679), où il programme des sessions majoritairement acoustiques, qui correspondent tant à ses goûts personnels qu’au jazz enraciné qu’on associe aux grandes heures du quartier de Saint-Germain-des-Prés.
La particularité de cet album, Les Belles heures, est que le saxophoniste et flûtiste belge Stéphane Mercier joue sur les quatre premiers titres, tandis que l’argentin Cristian Faig joue de la flûte sur les cinq restants. Avec une tonalité plus acoustique sur la première moitié du disque, et divers claviers électriques sur les pièces jouées avec le flûtiste, beaucoup plus teintées d’harmonies sud-américaines, on passe donc du post-bop emblématique de l’artiste, mâtiné de quelques influences classiques, à une musique sud-américaine du plus bel aloi, sans jamais perdre les qualités associées au talent de Christian Brenner, à savoir introspection et sens de l’harmonie, associés aux velléités contemplatives et esthétiques qui parcourent les neuf pistes de l’album. «Sogni d’Oro» amorce une tentative d’approche du continent sud-américain tel qu’on peut le percevoir de Paris, avec une sorte d’objectivation de l’exotisme destinée à rendre plus authentique la relation sous-tendue. Sur «Les Petites pierres», on voit affleurer les influences classiques qui jalonnent le parcours artistique du pianiste, les changements de tonalité du morceau évoquant par moments l’art du contrepoint propre à Jean-Sébastien Bach. On remarque au passage que Christian Brenner conjugue ces influences avec un sens du rythme et de l’orchestration jazz bien plus convaincant que celui de nombre de ses pairs. A nouveau présentes dans «Le Voyage» et «Les belles heures», on reste confondu du brio avec lequel le claviériste les intègre à la trame de ce qui s’avère être une authentique approche world music de la culture brésilienne. L’artiste a voulu conférer à l’œuvre enregistrée une unité qu’auraient pu menacer les deux formations instrumentales distinctes qui interviennent sur l’album. Il y est parvenu d’une façon remarquable si on considère le fait qu’il utilise des claviers électriques sur les cinq derniers titres, au nombre desquels le fameux Fender Rhodes sur lequel s’illustrèrent des claviéristes comme Terry Trotter. Une autre trademark de Christian Brenner est l’aspect très progressif de structures reliées entre elles par un entrelacs d’harmonies dont les liaisons s’établissent aux termes de circonvolutions mélodiques multiples. Le lent développement des idées qui préside au squelette de la plupart des compositions fait partie de la magie du jazz telle que Christian Brenner la conçoit. Sans passage de témoin obligé au moment des solos, les interventions lumineuses de Stéphane Mercier et de Cristian Faig insufflent à cet album une fraicheur et une richesse telles qu’on peine tout d’abord à concevoir ce que ces compositions doivent à la guitare de Cassio Moura. Car il s’agit bien ici d’un jazz conçu par des musiciens qui jouent ensemble plus qu’ils ne font leurs gammes chacun dans leur coin. Une musique que pourrait sans doute illustrer la formule de Paul Auster «Le monde est dans ma tête, ma tête est dans le monde».

Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Renee Rosnes
Written in the Rocks

The Galapagos suite: the KT Boundary, Galapagos, So Simple a Beginning, Lucy From Afar, Written in the Rocks, Deep in the Blue (Tiktaalik), Cambrian Explosion, From Here to a Star, Goodbye Mumbai
Renne Rosnes (p), Steve Nelson (vib), Steve Wilson (fl, ss, as), Peter Washington (b), Bill Stewart (dm)
Enregistré les 15-16 juin 2015, New York
Durée: 57' 02''

Smoke Sessions Records 1601 (www.smokesessionsrecords.com)

Joe Henderson, James Moody, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson, Ron Carter, NHOP, Jay Jay Johnson... La pianiste canadienne Renee Rosnes, injustement méconnue de ce côté de l'Atlantique, ne manque pas de références, et l'on comprend qu'elle soit «soutenue» par les pianos Steinway. Son intérêt pour la recherche scientifique, de la naissance de la vie dans les océans et de sa lente migration sur la terre ferme, justifie le titre de l'album et de tous les morceaux. Au sein d'une formation de rêve, elle livre ici une musique riche d'invention et d'enthousiasme. Un Jazz contemporain, serein et original, gorgé de swing et, puisqu'il s'agit d'histoire, promis à une longue postérité. Mais cela ne saurait occulter un sens aigu de la composition et des arrangements, et un jeu de piano original et incisif qui fait forcément penser aux fulgurances de McCoy Tyner.

Daniel Chauvet
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Mighty Mo Rodgers
Mud 'n Blood

Goin’ South, Haunted by the Blues, The Ghost of Highway 61, Unmarked Grave, Run Brother Run, Backroad Blues, Devil Train Boogie, I Got a Call From the Devil, The People Could Fly, Drivin’ Up, Juke Joint Jumpin’, White Lightnin’ and High Yella, Love Will Only Make U Sweat, Everybody Needs the Blues, Thank you Mississippi, Almost Home + Press conference
Mighty Mo Rodgers (elp, voc), Davyd Johnson (ts), Dizzy Dale Williams, Butch Mudbone (elg), Darryl Dunmore (harp), Derf Reklaw (bottle), Smiley Lang, Willie B. Sharp (elb), Clarence Harris, Burleigh Drummond (dm), Margrette Floyd, Patricia Rodgers (voc)
Enregistré en 2013 et 2014, Los Angeles (Californie)
Durée: 41' 59''
Dixiefrog 8770 (Harmonia Mundi)

Nous chroniquons tardivement ce disque paru en 2014, à l’occasion du passage à Paris, au Jazz-Club Etoile, de Mighty Mo Rodgers (voir notre rubrique «compte rendus»). Depuis son premier album, Blues Is My Wailin’ Wall (Blue Thumb, 1999), poursuit une œuvre d’une remarquable cohérence, une suite de «concept-albums» formant son «Blues Cycle». Avec ce sixième opus, Mud ‘n Blood, le bluesman-philosophe, livre un conte à la fois sombre et vivifiant (le disque est sous-titré «A Mississippi Tale») qui est une remontée aux sources du blues, dans le Sud profond. Le livret, très soigné, qui permet de lire les paroles (elles en valent la peine) et ponctué de petits textes, de plus traduits en français. Le propos liminaire de celui qui se définit comme un «soldier of the blues» rend sa démarche limpide: «Ce périple aura été long et parfois pénible pour moi. Une voyage dans le Sud d’autrefois, effectué en emportant avec moi les souvenirs d’un oncle qui avait passé douze ans et demi sur unchain gang, d’un père né tout juste vingt ans après l’abolition de l’esclavage. Pourtant, cette expérience aura eu sur moi des vertus curatives. Le blues vous aide à traverser l’obscurité avant de faire la fête, une fois la lumière retrouvée. J’aime le blues, une histoire américaine et un don hérité de Dieu que ma communauté a offert au reste du monde.» Tout est dit.
Le récit se partage entre côté obscur(«Unmarked Grave», sur les terribles chain gangs – chaînes de prisonniers condamnés aux travaux forcés – qui ont perduré jusqu’aux années cinquante, ou «Run Brother Run», sur les pendaisons sommaires) et côté lumineux («Juke Joint Jumpin’», sur les juke joints, ces établissements rudimentaires où les travailleurs s’amusaient le soir, ou le jubilatoire «Everybody Needs the Blues»). Mighty Mo effectue ici un travail de mémoire essentiel, à travers différents petits tableaux retraçant le vécu de la communauté afro-américaine. Il rappelle ainsi l’histoire douloureuse du blues et son universalité, car il parle de la condition humaine. Pour Mighty Mo, le blues est une vérité essentielle, voire
métaphysique, à laquelle il se consacre avec une grande intégrité.
Toujours profond mais jamais sentencieux, Mighy Mo Rodgers conclut cet album avec, en bonus track, une vraie-fausse conférence de presse où il en remet encore quelques louches avec un humour savoureux, concluant par un message à sa communauté de naissance, dont il redoute qu’elle ne finisse par perdre le fil de sa mémoire: «We all are the blues people, and we got to get back to the blues».

Jérôme Partage
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDave Liebman/Richie Beirach
Balladscapes

Siciliana, For all We Know, This Is New, Quest, Master of the Obvious, Zingaro, Sweet Pea, Kurtland, Moonlight in Vermont, Lazy Afternoon, Welcome/Expression, DL, Day Dream
Dave Liebman (ss, ts, fl), Richie Beirach (p)
Enregistré en avril 2015, Zerkal (Allemagne)
Durée: 1 h 14' 21''
Intuition 3444 2 (Socadisc)

Deux amis qui affichent cinquante ans de relation musicale et quarante-trois ans de partage en duo. Pour Dave Liebman, Richie Beirach est l’ancre du groupe, plus encore que le couple basse-batterie. On peut en juger dans ce disque. Et cet ancrage permet au saxophoniste, essentiellement au soprano (il n’apparaît que trois fois au ténor, et pour un cours solo à la flûte) de laisser libre cours à son lyrisme. Il joue avec ce qu’on appelle un son droit, c’est à dire sans vibrato, mais avec une sonorité chaude, moelleuse et cuivrée, qui évoque assez celle de Steve Lacy; il sait être dans la force ou bien la délicatesse. Ces deux musiciens possèdent au plus au point le sens du silence, laissant respirer la phrase, la note; provoquant même le recueillement sur les tempos très lents. Treize ballades, on pourrait craindre l’ennui; il n’en est rien tant les morceaux sont tendus, détaillés délicatement, chauffés dans les profondeurs des sentiments. Comme par exemple «Welcome/Expression» de Coltrane, avec Dave Liebman au ténor; c’est une calme méditation belle comme un soleil qui invente l’aube; un chant profond dans le grave du ténor, magnifié par le pianiste, qui possède une main gauche riche harmoniquement, et qui souvent place de savoureux contrepoints derrière la mélodie du saxophone. A noter une très personnelle et convaincante interprétation de la «Sicilienne» de J.S. Bach.

C’est dans les ballades qu’on peut goûter la profondeur expressive des musiciens. Et là on est à la fête.
Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Claude Tchamitchian Sextet
Traces

Poussières d'Anatolie, Vergine, La Route de Damas, Lumières de l’Euphrate, Antika, Les Cieux d’Erzeroum
Claude Tchamitchian (b), Daniel Erdmann (ts, ss), François Corneloup (bar, ss), Philippe Deschepper (g), Christophe Marguet (dm), Géraldine Keller (voc)
Enregistré les 18 et 19 octobre 2015, Pernes-les-Fontaines (83)
Durée: 55' 36''
Emouvance 1037 (Socadisc)

Comme pas mal d’autres musiciens de jazz aujourd’hui, Claude Tchamitchian plonge dans ses propres racines pour confectionner son jazz. On nous dit que c’est André Jaume, dans les années quatre-vingt, qui lui fit remarquer que «dans les inflexions de ses mélodies affleuraient les traces de ses origines arméniennes», d’où le nom du disque. On voyagera donc dans les «Poussières l‘Anatolie», les «Lumières de l’Euphrate», jusque sur la «Route de Damas» sous «Les Cieux d’Erzeroum». Il avait déjà travaillé sur les modes orientaux avec son orchestre Lousadzak. Ici, il a élaboré une suite consacrée à l’évocation du génocide arménien sous forme de photographies sonores dont chaque thème est l’évocation d’un épisode de la vie de personnages imaginaires, mais emblématiques (voir le texte de Stéphane Olivier sur le livret). Il appartient à la chanteuse Géraldine Keller de dire les textes parlés (tirés de Seuils de Krikor Beledian, Editions Parenthèses, 1997), souvent d’exhortation. Elle chante aussi d’une façon très douce et mélancolique, se coule dans les ensembles, ou pratique le jodel d’Europe centrale. Côté jazz, on peut noter un beau travail des saxes: par exemple, le solo de ténor sur «La Route de Damas» et surtout la prestation «en colère» de François Corneloup au baryton, sur une batterie diluvienne, avec des montées incroyables dans le suraigu; des cris de douleur et de rage, avec également la prestation formidable du contrebassiste, et un texte tragique qui parle de l’Euphrate mangeur d’hommes. «Antika» est une délicate et belle ballade menée par le ténor sur accompagnement de la contrebasse et tout le groupe, qui se termine sur une longue plainte écorchée de la chanteuse: très prenant. A noter un mouvant et captivant solo de contrebasse à l’archet sur cet étrange et captivant «Antika».
Un bel album.

Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Enrico Pieranunzi/André Ceccarelli/Diego Imbert
Ménage à trois

Mr. Gollywogg, Première gymnopédie, Sicilyan Dream, Medley: La Plus Lente Que Lente/La Moins Que Lente, Hommage à Edith Piaf, Le Crépuscule, Mein Lieber Schumann I, Medley: Romance/Hommage à Milhaud, Mein Lieber Schumann II, Hommage à Fauré, Liebestraum pour tous
Enrico pieranunzi (p), André Ceccarelli (dm) Diego Imbert (b)
Enregistré les 12, 13, 14, 15 novembre 2015, Meudon (92)
Durée: 53' 26''
Bonsaï Music 160901 (Harmonia Mundi)

On connait la propension des musiciens de jazz, principalement en Europe, a puiser leur inspiration dans la musique classique ou ailleurs. La résultat relève souvent d'un collage artificiel, mais on note aussi quelques belles réussites (Raphaël Imbert, Bach-Coltrane, Outhere Music). C'est également le cas avec ce lumineux pianiste qu’est Enrico Pieranunzi. On sait que ce n’est pas le thème qui fait le jazz, mais son interprétation, et là, le trio est parfaitement d’expression jazz, et du meilleur, et qui sait d’où il vient. Pieranunzi s’inspire de thèmes puisés chez les impressionnistes, d’ailleurs parfaitement adaptés à notre musique: Debussy, Fauré, Satie. Et le plus grand de tous, Bach, privilégié par les jazzmen, sûrement pour sa rigueur rythmique et d’autres qualités proche du jazz. Des romantiques; Schumann, Liszt. Et plus proches de nous, Poulenc et Milhaud.

Le trio fonctionne à merveille avec un Ceccarelli, discret et efficace, jouant essentiellement sur la caisse claire et la ride pour assurer la pulsation et la relance dans la grande tradition. Imbert joue avec une contrebasse chantante, sur d’admirables lignes mélodiques. Et le leader qui fait preuve d’une touchante sensibilité, d’une retenue confondante, d’une main gauche d’une extrême richesse harmonique comme par exemple sur «Mein Lieber Schumann (Op.6-n°2)» en tempo medium et quelques accélérations appropriées. Tous les morceaux seraient à citer; les détails des œuvres d’origine sont donnés sur la pochette. Attardons-nous tout de même sur «Hommage à Edith Piaf», inspiré de la «XV° improvisation» de Poulenc, car elle repose sur une interprétation inouïe des «Feuilles mortes». Une version très émouvante, impressionniste mâtinée de blues, œuvre splendide du trio.
Pas d’exploit, du jazz, donc de la musique, avant toute chose. Et de la beauté!

Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMichel Portal
Radar

Esquisse Part 1, 2, 3*, Bailador°, Dolce°; Interview with Michel Portal
Michel Portal (bcl*°, ss°), Richie Beirach (p)*, WDR Big Band° (personnel détaillé dans le livret)
Enregistré le 3 mars 2016, Gütersloh (Allemagne)
Durée: 1h 00’ 08’’
Intuition 71319 (Socadisc)

Michel Portal en duo, puis en dialogue avec un grand big band allemand, est l'objet du septième numéro de la collection «European Jazz Legends» dont il est déjà question dans la précédente chronique. Entendre Michel Portal à la clarinette basse est un plaisir, d'autant plus en compagnie d'un pianiste du niveau de Richie Beirach. «Esquisse. Part 1» est une ballade qui oscille entre un lyrisme romantique et impressionniste, mais tout à fait jazz. Dans «Part 2», Portal est seul, magnifique, avec l’esprit du blues sous-jacent. Dans «Part 3», le duo est plus partagé, les deux instruments sont plus inbriqués l’un dans l’autre, le partage, les échanges sont parfaits. Voici deux grands lyriques dans la beauté des phrases. Sur les deux morceaux suivant, Portal est entouré par l’imposant WDR Big Band dirigé par Rich DeRosa sur des arrangements canons de Florian Ross, avec des ensembles très clairs, qui laissent leur place aux solistes, et reposent sur une rythmique solide. Sur «Bailador» de Portal, celui-ci est au soprano, sublime dans un long solo, à noter les solos du pianiste Hubert Nuss et du trompettiste Ruud Breuls. Portal revient à la clarinette basse sur «Dolce» de lui-même, en dialogue avec le tromboniste Mattis Cederberg; et ça déménage!
Le disque se termine par une interview de vingt minutes, exercice caractéristique de cette collection. Il y évoque avec malice ses débuts dans la région de Bayonne ou les critiques dont il peut faire l'objet, de la part des amateurs de musique classique d'un côté, et des amateurs de jazz, de l'autre
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Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueHenri Texier
Dakota Mab

Ô Elvin, Hopi, Mic Mac, Dakota Mab, Navajo Dream, Comanche, Sueno Canto; Interview with Henri Texier
Henri Texier (b), Sébastien Texier (as, cl), François Corneloup (bar), Louis Moutin (dm)
Enregistré le 22 novembre 2015, Gûtersloh (Allemagne)
Durée: 1h 10' 58''
Intuition 71317 (Socadisc)

Gütersloh est une ville allemande de Rhénanie du nord (Westphalie) avec laquelle le collectif «European Jazz Legends» de la revue allemande Jazzthing, s’est associé, ainsi qu’avec la radio Westdeutscher Rundfunk Köln pour promouvoir le «jazz européen». Il en résulte une série d'enregistrements live au théâtre de Gûtersloh avec des figures historiques: Enrico Pieranunzi (chroniqué dans Jazz Hot n°676), Jasper Van't Hof, Michel Portal, Miroslav Vitous, Daniel Humair... soit une collection qui compte aujourd'hui dix titres et dont ce CD d'Henri Texier est le cinquième.

Henri Texier est aussi recherché comme accompagnateur que l’était Pierre Michelot en son temps. Mais il est avant tout un grand leader et un aventurier du jazz dont on ne compte plus les réussites. Le voici avec son magnifique Hope Quartet. Le disque est dédié aux Indiens chers à Texier, évoqués par les titres: Hopis, Sioux, Dakotas, Navajos, Comanches. Mais le disque commence par un hommage à Elvin Jones «Ô Elvin» dans lequel le baryton fait merveille avec un solo où il se déchaîne, ainsi que le clarinettiste dans la grande tradition de l’instrument. Il se termine par «Sueño Canto» merveilleuse prestation du contrebassiste: une intro basse seule sur tempo lent, il fait sonner les cordes à la façon d’un sitar indien, s’ensuit un trio clarinette, baryton, contrebasse de toute beauté et d’une grande émotion.
Les autres morceaux sont des écrins aux thèmes «Indiens». Dans «Hopi» il y a un beau travail de contrepoint, un peu comme dans le «Jeru» de Miles, et un époustouflant solo de contrebasse dans l’aigu, qui sonne aussi clairement que les cloches du paradis (si, si, il y en a!). Sébastien Texier est un altiste qui compte, qu’on écoute comment il éclate sur fond de basse / batterie dans «Mic-Mac». «Dakota Mab» démarre à l’unisson sur un rythme de danse Sioux, puis un long solo de l’alto à la défonce, et tous les musiciens s’en donnent à cœur joie. «Navajo Dream» nous vaut une intro contrebasse seule, riche d’accords, puis il laisse sonner une note basse et improvise dessus, on glisse à «Comanche» avec le baryton en délire qui vole dans l’aigu et plonge dans le grave, growle, et la contrebasse tricote, un duo basse-batterie, et on passe du calme à la tempête et aux hurlements de joie du public. Retour au calme avec «Sueño Canto». Toutes les compositions sont d’Henri Texier pour une musique bien ancrée dans le blues et le jazz et qui a été enregistrée neuf jours après les attentats du 13 novembre à Paris. D’où la ferveur, le partage et la rage de jouer des quatre musiciens. On sent qu’ils voulaient dire que la vie, notre liberté seraient les plus fortes. On peut toujours l’espérer.
Le disque se termine par une interview d’Henri Texier, en anglais, par le journaliste allemand Götz Bühler et dans laquelle il se raconte avec humour et évoque également les valeurs communes à 1789 et au jazz.
Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Claudio Fasoli Double Quartet
Inner Sounds

Prime, Terce, Sext, Nones, Vespers, Compline, Lauds
Claudio Fasoli (ts, ss), Michael Gassman (tp, flh), Michele Calgaro (g), Michelangelo Decorato (p), Andrea Lamacchia (b), Lorenzo Calgaro (b) Gianni Bertoncini (dm, electronics), Marco Zanoli (dm)
Enregistré les 15 et 16 avril 2016, Cavalicco (Italie)
Durée: 45' 35''
Abeat Records 158 (www.abeatrecords.com)

Pourquoi un Double Quartet? Pour enregistrer ces Inner Sounds, Claudio Fasoli avait le choix entre le Claudio Fasoli Four et Claudio Fasoli Samadhi Quartet. Il a choisi de réunir les deux quartets pensant qu’il y avait là une belle façon de s’exprimer avec deux batteries et deux contrebasses. A l’origine, Fasoli voulait composer des musiques sur des fragments des sept poèmes de W.H. Auden, Horae Canonicae, écrits entre 1949 et 1955, mais n’obtenant pas les droits, il s’est contenté de garder les titres. Chacun se réfère à une heure de prière dans la journée. Il y a donc ce côté sacré, méditatif et ses «sons intérieurs» qui s’exalte dans cette musique interprétée par le Double Quartet.

Fasoli retrouve ici la plupart de ses compagnons de musique, et que ce soit au ténor ou au soprano, il est sommet de son art, serein et tranquille, en plein dan son chant. Avec toutes les qualités du compositeur et de l’arrangeur dans ces Horae Canonicae, le goût pour les unissons harmonisés subtilement, la beauté des sons et des mélodies, l’art de la litote, l’expressivité lyrique contenue, pas de fioritures, rien que du senti. Avec ici un léger emploi d’effets qui viennent titiller, relever le goût comme les épices en cuisine. Et aussi l’utilisation de nappes desquelles émergent les solos comme par exemple dans «Prime», très lent, avec un emblématique solo de ténor au lyrisme retenu. Dans «Sext», à nouveau sur tempo lent, une intro avec un gros son du saxophone et se déploie un arrangement teinté «Bitches Brew», en plus mélodique, dans lequel les voix s’enchaînent sur un fond trillé de contrebasse. Le trompettiste possède un jeu très délié, volontiers volubile, très en osmose avec le ténor comme sur «Compline». Le dernier morceau «Lauds» se termine par une sorte de ritournelle soprano-trompette qui donne à saisir le sens du vers récurrent du poème, le jour se lève, mais «In solitude, for company»On se trouve en présence d’un réel travail collectif dans une parfaite unité entre l’écriture de Fasoli et les solos toujours parfaitement dans l’esprit du morceau. L’écueil eût été de juxtaposer les deux quartets, ou d’en faire un octet, c’est au contraire un groupe à géométrie variable qui sert avec brio les compositions originales de Fasoli.
Une belle réussite, d’une grande inspiration. Ces Inner Sounds sont vraiment des chants de l’intérieur, ou quand le jazz se fait prière au dieu musique.
Serge Baudot
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Julie Saury
For Maxim. A Jazz Love Story

Sweet Georgia Brown, Moppin and Boppin, Avalon, Stars Fell in Alabama, St Louis Blues Part 1 & 2, Cray Rhtythm, Petite fleur, Together, Indiana, A Kiss to Build a Dream On/September in the Rain
Julie Saury (dm),
Aurélie Tropez (cl), Frédéric Couderc (ts, fl), Shannon Barnett (tb, voc), Philippe Milanta (p), Bruno Rousselet (b)
Enregistré du 11 au 14 janvier 2015, Vannes (56)
Durée: 58' 33''
Black & Blue 819-2 (Socadisc)

Cela fait plus de vingt ans (déjà!) que Julie Saury «fait le métier», avec une capacité d’adaptation certaine. On la croise en effet aussi bien sur des projets relevant d’un jazz que l’on pourrait qualifier de «contemporain» et s’appuyant sur des compositions originales (tel son trio avec Carine Bonnefoy et Felipe Cabrera: voir notre chronique dans Jazz Hot n°675), qu’au sein de formations plus swing – avec une présence accrue ces dix dernières années –, comme celles de Rhoda Scott, Sarah Morrow, le Duke Orchestra de Laurent Mignard ou le trio de Philippe Milanta, partenaire de longue date. De nature rieuse, Julie s’accommode également très bien des facéties du Grand Orchestre du Splendid. Une élasticité qui s’explique sans doute par sa «double culture» musicale: d’un côté le jazz dit «traditionnel» qu’elle a reçu en héritage, de l’autre, des goûts d’adolescence qui l’on emmenée vers le funk ou la pop (avec une adoration pour Prince...). Sa formation, passée par plusieurs écoles et quelques stages à New York, ayant complété son bagage de jazzwoman. Avec le temps, son jeu a gagné en rondeur et son groove en fait une des fines baguettes de la place de Paris.

Julie est bien sûr la fille de Maxim Saury (1928-2012), héraut, avec Claude Luter, du jazz new orleans en France et admirateur infatigable de Sidney Bechet. Avec bonheur, le père accompagna les débuts de sa progéniture. Julie construisit néanmoins son propre chemin. Et c’est avec cette même distance vis-à-vis du parcours paternel, mêlée d’un amour et d’une admiration évidentes, que la batteuse a bâtit cet hommage au clarinettiste. Julie, dans ce For Maxim, reste elle-même, éclectique, alors qu’on aurait pu s’attendre à un disque dans l’esthétique «revival». Elle a ainsi fait le choix judicieux d’adapter le répertoire de son père au filtre de sa propre sensibilité, en compagnie de ses habituels et talentueux complices, le toujours impeccable Philippe Milanta en tête. Ainsi, sur un «St. Louis Blues», très épuré, qui s’étire sur deux parties, la batterie s’exprime longuement, tantôt simplement accompagnée des appeaux incongrus de Frédéric Couderc et des notes détachées de Milanta, tantôt rejointe par le reste de l’orchestre, dans un flux et reflux de swing. Le même Couderc reprend son sax sur une émouvante version de «Petite fleur», pris sur tempo lent (on est là plus proche de Don Byas que de Bechet!). Preuve – s’il en fallait – que l’on peut toujours renouveler le plaisir avec les standards les plus rebattus. A l’inverse, «Basin Street Blues» est rendu dans son jus néo-orléanais, donnant l’occasion d’apprécier tout particulièrement les deux soufflantes de l’orchestre, Aurélie Tropez et Shannon Barnett, qui offrent ici un savoureux duo. Autre vieux complice, Bruno Rousselet s’avère, dès le premier titre, un élément déterminent de la section rythmique (qui est évidemment l’épice de cet enregistrement). Philippe Milanta est magnifique sur «Together», réjouissante reprise sur laquelle la tromboniste donne joliment de la voix. Quant à la leader, elle a évidemment l’occasion de déployer sa large palette et son solide jeu de cymbales, notablement appréciable sur les morceaux rapides («Crazy Rhythm»).
Maxim peut être fier de sa jolie souris.
Un mot, pour finir, sur le contexte très particulier de cette session qui se déroulait immédiatement après les attentats de janvier 2015. Julie a dédié le disque aux victimes de Charlie Hebdo. Une belle note bleue et d'espoir, en effet, pour Cabu qui aimait le jazz de Maxim Saury et le dessina dans Jazz Hot (n°186 de 1963), au Caveau de La Huchette, où Julie vient d’ailleurs régulièrement prolonger cette jazz love story.
Jérôme Partage
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Randy Weston
The African Nubian Suite

CD1: Nubia, Tehuti, The Call, Ardi, Sidi Bilal, Spirit of Touba, Shang Dynasty, Children Song
CD2:Blues For Tricky Sam (introduction), Blues For Tricky Sam, Cleanhead Blues (introduction), Cleanhead Blues, Nanapa Panama Blues, Monologue Dr. Randy Weston, The Woman (introduction), The Woman, The African Family (introduction), The African Family Part II , Soundiata (introduction), Soundiata, Love-The Mystery of
Randy Weston (comp, p, rec), Jayne Cortez (poet), Wayne B. Chandler (rec, Writer), Robert Trowers (tb), Howard Johnson (tu), Billy Harper (ts) T. K. Blue (fl), Alex Blake (b), Lewis Nash (dm), Candido (perc), Neil Clarke (afr. perc), Ayanda Clarke (afr. perc), Tanpani Demda Cissoko (voc), Melba Liston (arr), Lhoussine Bouhamidi (mus. gnawa), Ayodele Maakheru (nefer), Min Xiao-Fen (pipa), saliou souso (kora)
Enregistré le 8 avril 2012, New York
Durée: 55' 57'' + 52' 57''
Autoproduit (
www.randyweston.info)

On connaît la longue réflexion de Randy Weston et plus largement de beaucoup d’Afro-Américains sur leur place sur terre et aux Etats-Unis en particulier. C’est une recherche qui rassemble toutes les populations qui ont connu dans leur histoire la déportation, une forme de diaspora, et parfois une forme d’asservissement, l’esclavage ici. C’est aussi un combat du quotidien dans une société où l’on vous regarde parfois de travers sans autre raison que votre couleur de peau, où, pire, on ne vous voit même pas, où l’on vous nie.
L’interview récente de Randy Weston dans Jazz Hot n°673 et les plus anciennes (n°576, n°508) le rappellent, et la recherche de Randy Weston sur ses racines, un grand thème de la littérature et du cinéma américain comme du jazz, n’est pas neuve dans le jazz et dans son histoire en particulier. Duke Ellington, qui inspire si précisément Randy Weston dans son jeu de piano et son expression artistique en général, encore ici, avec cette African Nubian Suite qui évoque les suites (African Suite, New Orleans Suite, etc.), avait ouvert la voie à ces fresques, sur une Afrique mythique en particulier.
L’environnement familial de Randy Weston, ses parents, y sont pour beaucoup qui l’ont bercé de l’histoire proche et lointaine de ses ancêtres pour percer la chape de plomb de la société des Etats-Unis qui recouvre, encore aujourd’hui, une partie de ses citoyens, avec le but évident de stériliser leur histoire.
Les Etats-Unis, dans leur ensemble, fourmillent de ces recherches, et cela prend toutes les formes du vivant, aussi bien dans l’art que dans la vie quotidienne, dans la recherche, historique en particulier, aussi bien que dans les formes d’organisation sociales et les pratiques quotidiennes, jusqu’aux codes vestimentaires, une manière de résister à la normalisation, même si la contrepartie est de renforcer le communautarisme et les réflexes identitaires. Martin Luther King reste en effet à ce jour le seul «politique» d’importance qui ait évité cet écueil par une vision universaliste, sans doute due à son état religieux (un paradoxe très américain), mais tous les grands artistes de la littérature (de Claude McKay à Chester Himes) et du jazz de l’âge d’or, (Louis Armstrong, Duke Ellington, Benny Carter, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Charlie Parker, etc.) possédaient cette force et cette vision universaliste, née avec la Harlem Renaissance.
La référence à l’Afrique, élément de l’imaginaire et de la construction de l’individu, reste donc un élément fort dans une société communautarisée et ségréguée. Randy Weston a fait un retour en Afrique, d’autres seulement le voyage; pour d’autres encore, l’Afrique est seulement une mythologie. Mais pour tous, l’Afrique est la référence à une terre d‘élection, plus ou moins symbolique et concrète.
On trouvera donc tout naturel cet hommage à l’Afrique, mère de l’humanité, réalisé par Randy Weston, car c’est un thème récurrent de sa recherche personnelle et musicale, et pour lui un moyen de trouver des racines uniques à toute l’humanité dans une conception finalement universelle. Randy Weston a parcouru le monde, s’est fixé par périodes en Afrique, au Maroc en particulier, a joué avec des musiciens locaux, et a visiblement fait des recherches, à sa façon, sur l’histoire de ses ancêtres africains, un grand thème de sa discographie.
On peut d’ailleurs discuter ses visions ethno-musicales, les partager ou pas ou en partie, mais elles sont la base objective d’une conviction sincère, une sorte d’autoportrait d’un artiste américain et d’une œuvre très jazz d’une densité et d’une exceptionnelle beauté. Comme cela est dit dans le livret, avec honnêteté, ce n’est pas un disque de jazz ou pas tout à fait, rectifions-nous, car le jazz (la grande musique née aux Etats-Unis du vécu des Afro-Américains) y est omniprésente par la seule présence de Randy Weston et de certains musiciens (Billy Harper, T. K. Blue, Alex Blake, Lewis Nash…), par celle du blues (la matière et la forme), du swing (le phrasé) et le caractère hot de l’expression (le disque II en particulier), même la musique africaine peut partager certaines de ces qualités et si la présence de musiciens africains, de musique africaine, apporte une puissante couleur africaine à l’ensemble, même quand Randy Weston et Alex Blake, en duo, réalise cette belle synthèse très jazz dans l’exécution et si directement africaine dans l’inspiration et la couleur («Nanapa Panama Blues»); D’autant que ce n’est pas seulement un disque de musique, mais aussi un récit mythologique, un voyage, un texte, dans l’esprit des textes qui accompagnent la musique sacrée de Duke Ellington, encore lui, avec souvent un caractère poétique (Jayne Cortez), dit par le bon Wayne B. Chandler.
C’est également une affirmation politique, un spectacle en live, très américain, une rencontre avec un public et un exposé de tout ce qui constitue la particularité du grand Randy Weston. C’est une curiosité pour comprendre la société américaine et ses recherches, et l’actualité récente en renouvelle la portée.
Une Afrique mythique et rêvée permet donc de découvrir, pour ceux qui ne le connaissent pas, un personnage, formidable pianiste (un des rares disciples de Duke Ellington), un conteur et un grand artiste américain, et donc universel comme le sont les artistes de ce calibre, un homme parmi les plus attachants du jazz, d’une générosité exceptionnelle dans son art, dont il faut aussi comprendre le cheminement créatif pour véritablement apprécier l’œuvre.
Le disque a été autoproduit, c’est une autre raison de le rendre précieux, car Randy Weston l’a conçu comme un cadeau, un message, avec un livret en anglais, en espagnol et en français, un choix qui n’est pas sans signification
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Yves Sportis
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Fred Hersch Trio
Sunday Night at the Vanguard

A Cockeyed Optimist, Serpentine, The Optimum Thing, Calligram, Palomino, For No One, Everybody's Song But My Own, The Peacocks, We See, Solo Encore: Valentine
Fred Hersch (p), John Hébert (b), Eric McPherson (dm)
Enregistré le 27 mars 2016, New York
Durée: 1h 08’
Palmetto Records 2183 (Bertus)

Vous pouvez lire dans le n°679 du printemps une interview qui vous resitue la personnalité artistique toute en nuances de cet excellent pianiste, l’un des plus beaux héritiers, le plus beau selon nous, de la tradition de Bill Evans qu’il prolonge avec autant de qualités pianistiques qu’artistiques, dont une poésie qui ne fait aucun doute dans son inspiration. Il jouit pour cela du respect et de l’admiration de tous les musiciens de la scène du jazz, et ce disque comme les précédents, est une belle réussite car cet artiste est toujours d’une grande sincérité qui confère à toute son œuvre, jusqu’à ce jour, une forme de perfection, à la différence d’autres, parfois plus connus, qui, de la même tradition, n’ont ni l’inventivité, ni la conviction, ni la poésie nécessaire à cette expression. Le toucher lumineux de Fred Hersch est un régal, et il est ici brillamment secondé par John Hébert et Eric McPherson qui collent à la musique avec une belle musicalité.

Cet enregistrement au Village Vanguard trouve un écho explicatif dans l’interview qu’on vous laisse lire par ailleurs, et prolonge une histoire d’amour entre un musicien et un club commencé il y a quarante ans, quand Fred Hersch vint y écouter Dexter Gordon pour son retour aux Etats-Unis.
Cela dit, Fred Hersch est un musicien ancré dans la musique de haut niveau, en général, plus que dans le jazz, possédant, cela s’entend une grande culture classique et une expression, qui pour se situer aujourd’hui sur les scènes du jazz, et s’en inspirer souvent sur le plan rythmique, n’en est pas moins une musique d’un autre univers où le blues n’a aucune place. Cela n’enlève rien à la qualité de cette œuvre et de ce moment exceptionnel au Village Vanguard, sauf la profondeur d’une tradition complètement absente, et pour cause, du registre du pianiste. On peut en faire abstraction facilement, le disque est passionnant, mais il faut être clair, malgré le trio, et la structure rythmique de certains des thèmes, ce n’est finalement pas du jazz, sauf à réduire le jazz à une simple mise en forme ou une ambiance, fut-elle celle du Vanguard; et qualifier de jazz ce que le jazz n’est pas. Si vous voulez illustrer ce propos, écouter un disque de Kenny Barron, McCoy Tyner, Eric Reed, Cyrus Chestnut, Harold Mabern, et quelques autres, après avoir écouté ce disque
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Yves Sportis
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

François Rilhac
It's Only a Paper Moon

I've Got He World on a String, Somebody Stole My Gal, Keepin' Out of Mischief Now, Lullaby in Rhythm, I Cover the Waterfront, Daintiness Rag, Ain't Misbehavin, Sugar, Sweet Lorraine, La Mère Michel, On the Sunny Side of the Street, Body and Soul, F Minor Stride, April in My Heart, It's Only a Paper Moon
François Rilhac (p)
Enregistré le 24 juin 1985, Paris
Durée: 1h 10' 14''
Black & Blue 8122 (Socadisc)

François Rilhac est une histoire tragique du jazz. Le 3 septembre 1992, ce grand garçon et pianiste de haut niveau de la tradition stride, mettait fin à ses jours. Il était né en 1960 et interrompait prématurément une carrière brillamment amorcée, avec déjà une petite discographie (Megalo Piano Stride, en solo chez Black & Blue, Echoes of Carolina avec Louis Mazetier en duo) et le respect et l’admiration de ses pairs, nationalement et au-delà des frontières. Cette perte d’un rare disciple de Fats Waller et James P. Johnson, aussi cruelle pour le jazz que pour ses amis et ses admirateurs, a laissé comme une ombre amère dans le milieu du jazz, sans doute aussi par toutes les promesses que son encore jeune talent laissait entrevoir au-delà de la perte de l’ami, de l’artiste.
Aujourd’hui, Black & Blue sort en disque cet enregistrement, retrouvé par miracle, effectué en 1985 à la Table d’Harmonie, un club aujourd’hui disparu qui fut créé par Jean-Pierre Bertrand, où l’on retrouve 15 titres inédits aussi brillants qu’émouvants de ce jeune pianiste. François Rilhac y est comme à son habitude très brillant, très fidèle à cette grande tradition du piano stride, et il y a 15 morceaux de bravoure (on a un faible pour son «F Minor Stride» véritablement splendide) comme on rêverait d’en voir en live, car le piano, à ce niveau, mérite le spectacle, le live, une dimension présente à l’origine et magnifiquement restituée ici.

Jean-Pierre Vignola (Jazz à Vienne, Le Méridien), Jean-Pierre Tahmazian (Black & Blue), Jean-Pierre Bertrand et Louis Mazetier (cf. Jazz Hot n°671), brillants pianistes sont à l’origine de cette sortie. Il paraît que le piano n’était pas excellent; on s’en aperçoit à peine devant la maestria de François Rilhac, et si une œuvre doit lui conférer l’immortalité, celle-ci peut tout à fait convenir. L’artiste la mérite. On peut avoir des regrets éternels pour la disparition de François Rilhac, mais on peut aussi maintenant l’évoquer avec la trace fulgurante qu’il laisse ici. Du très beau piano!

Yves Sportis
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Bernd Reiter Quintet
Workout

Workout, I Want to Hold Your Hand, Getting’ and Jettin’, All the Way, Uh Huh, Super Jet
Bernd Reiter (dm), Eric Alexander (ts), Helmut Kagerer (g), Olivier Hutman (p), Viktor Nyberg (b)

Enregistré le 27 février 2015, Bâle (Suisse)

Durée: 1h 01' 50''
SteepleChase 33123 (www.steeplechase.dk)


Né en 1982, ce batteur autrichien s’est formé au contact de Billy Cobham, John Riley, Lewis Nash, Jimmy Cobb et Charles Davis. Sa formation musicale avancée lui a permis de prendre part à des concerts classiques, expériences qu’il combine depuis toujours avec sa passion pour le jazz, et ses collaborations avec Harold Mabern, Kirk Lightsey, Cyrus Chestnut ou Steve Grossman. Dans un registre plus roots, il a aussi travaillé avec le trompettiste Jim Rotondi, sideman de Ray Charles et Lionel Hampton. Eric Alexander, dont le brio sur ce live est absolument renversant, déploie sur l’ensemble des pistes son inspiration hors pair aux termes d’une dette évidente envers Dexter Gordon. Le guitariste allemand Helmut Kagerer a un son feutré qui semble tout droit issu des premiers enregistrements de George Benson, tandis qu'Olivier Hutman maitrise sur le bout des doigts le vocabulaire et les rythmiques emblématiques du hard bop. Profitant des libertés offertes par un enregistrement en public, le quintet en profite pour allonger à plaisir la plupart des titres, les six morceaux présents ici durant tous plus de huit minutes. Ce disque se veut un hommage à Hank Mobley et Grant Green, deux références dont on respecte ici l’esprit plus que la lettre. L’album d’Hank Mobley, Workout, se voit octroyer une place éminente jusque dans le titre éponyme du CD, tandis que trois autres morceaux «I Want to Hold Your Hand», «All  the Way» et «Super Jet» procèdent des choix opérés par le band pour mettre en valeur son énergie collective. La basse de Viktor Nyberg apporte la vigueur et la chaleur d’une pulsation rythmique sans défaut, et on sent toute la cohésion acquise au fil des concerts, en ces épisodes conclusifs spécifiquement finalisés en vue d’un enregistrement live (les deux soirées au Bird’s Eye de Bale, en février 2015). Il faut dire que le partenariat avec Eric Alexander date de 2012, tandis que la collaboration du leader avec Kagerer remonte à 2013. Dès le premier titre, «Workout», où le leader se mesure à l’un  de ses héros, Philly Joe Jones, on sent que le groupe assume des velléités virtuoses sans ambiguïtés, qui placent le quintet dans une dimension expressionniste tout à fait légitime. Après ce tour de force, la reprise des Beatles «I Want to Hold Your Hand», méconnaissable, doit plus à Grant Green qu’aux Fab Four, et «Super Jet» est le jalon qui relie le combo à l’histoire du bebop, conservant toutefois, assez curieusement, une distance prudente avec la figure tutélaire de John Coltrane. Mais c’est certainement sur «All The Way» que le groupe affiche le plus clairement sa volonté de résilience, un titre qui met en évidence la dette de la comédie musicale hollywoodienne envers la musique afro-américaine. Un des tout meilleurs enregistrements live parus ces dernières années. CD.
Jean-Pierre Alenda
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Joe Lovano Quartet
Classic! Live at Newport

Big Ben, Bird's Eye View, Don't Ever Leave Me, I'm All For You, Kids Are Pretty People, Six and Four
Joe Lovano (ts), Hank jones (p), George Mraz (b), Lewis Nash (dm)
Enregistré le 14 août 2005, Newport (Rhode Island)
Durée: 57' 47''
Blue Note 0602547950383 (Universal)


Une nouveauté de 12 ans, quand elle réunit un aussi beau quartet, est toujours la bienvenue. Enregistré en live à l’été 2005 dans le cadre du Festival de Newport, elle évoque d’abord le regretté Hank Jones (à qui le disque est dédié par Joe Lovano), un pianiste toujours à son aise et parfait au sein d’une section rythmique de rêve avec l’élégant et savant George Mraz et un Lewis Nash qui apporte son jeu très fin bien qu’il remplisse tout l’espace.
Le leader du soir, Joe Lovano, ne s’y est pas trompé et on comprend son insistance à vouloir publier cet enregistrement. C’est du jazz dans sa forme la plus aboutie, d’où peut-être ce titre de Classic!. Joe Lovano rappelle dans les notes de livret qu’il a commencé à jouer avec un Hank Jones octogénaire, et le qualifie pourtant de génie du jazz moderne de tous les temps, car Hank Jones ne vieillit jamais, il reste «frais comme une marguerite» selon les mots de Joe Lovano.
Effectivement, il est difficile de ne pas ressentir chez lui cette éternité de la forme, ce sens de la perfection, une certaine épure, car il possède une sobriété d’expression qui contraste avec une imagination débordante dans l’accompagnement, les introductions, les chorus chez le pianiste dans sa longue carrière de 70 ans; un musicien toujours à l’aise dans tous les contextes, avec toujours ce qu’il faut d’accents blues, de swing.

Sa personnalité musicale, même dans ce rôle d’accompagnateur est telle, que c’est lui qui fixe la forme, d’autant que Joe Lovano, en jazzman de la tradition, possède cette qualité d’écoute, et ce respect sans doute, pour se couler dans le monde du pianiste, tout en restant lui-même. Un disque de jazz sans faille dont la qualité ne surprendra pas les amateurs connaissant déjà ces musiciens, mais a-t-on besoin d’être surpris pour apprécier de la belle musique de jazz? Une petite remarque: le magnifique «I’m All for You», écrit par Joe Lovano selon le livret, ressemble furieusement à «Body and Soul», et cela n’enlève rien à la beauté de l’interprétation du grand saxophoniste, particulièrement inspiré, dans une complicité extatique avec la section rythmique, un Hank Jones exceptionnel qui délivre un chorus ciselé avec petite citation debussyenne, et un George Mraz qui est au diapason de cette perfection. Ce thème mérite la publication et l’indispensable à lui seul, même s’il n’y a rien à jeter, et surtout pas le très swing and blues «Kids Are Pretty People» (Thad Jones) et l’intense «Six and Four» (Oliver Nelson), d’autres grands moments de ce disque.
Ce n’est pas le public enthousiaste de ce Live at Newport qui dira le contraire
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Yves Sportis
© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Delfeayo Marsalis/Uptown Jazz Orchestra
Make America Great Again!

Star Sprangled Banner, Snowball, Second Line, Back to Africa, Make America Great Again, Dream On Robben, Symphony in Riffs, Put Your Right Foot Forward, All of Me, Living Free and Running Wild, Skylark, Java, Fanfare For the Common Man, Dream on Robben
Delfeayo Marsalis (tb), Uptown Music Theatre Choir, Uptown Jazz Orchestra : Andrew Baham, Scott Frock, John Gray, Jamelle Williams (tp), Brice Miller (tp, voc), Terrance Taplin, Charles Williams, Jeffrey Miller, T.J. Norris, Maurice Trosclair (tb), Khari Allen Lee (as, ss), Jeronne Ansari (as), Roderick Paulin (ts, as), Gregory Agid (cl, ts), Scott Johnson (ts, bs), Roger Lewis (bs), Kyle Roussel, Meghan Swartz (p), David Pulphus (b), Herlin Riley, Peter Varnado (dm), Joseph Dyson Jr (dm, perc), Alexey Marti (perc) + Dee-1 (rap), Wendell Pierce (narration), Cynthia Liggins Thomas (voc), John Culbreth (tp), Jeff Alpert (btb), Branford Marsalis, Victor Goines (ts), Oliver Bonie (bar)

Enregistré les 29 novembre, 29-31 décembre 2015, New Orleans (Louisiane)
Durée: 1h 02' 48''
Troubadour Jass Records 103016 (www.dmarsalis.com)

Nous n'aborderons pas ici les connotations politiques de ce disque, ni le fait que Delfeayo Marsalis ne s'attendait peut-être pas à ce que son titre soit le slogan du 45eprésident des Etats-Unis... Bref, après l'hymne américain joué par la section de sax dans un style identique à celui du Quatuor de Saxophones de la Garde Républicaine, l'album nous présente une façon de jouer hot dès l'ostinato de sax baryton (Roger Lewis) sur des percussions dans «Snowball» (le clarinettiste devant être Victor Goines ou Gregory Agid). Bonne intervention de Roderick Paulin (ts). Cette «Second Line» n'a rien à voir avec celle de Paul Barbarin et elle nous plonge dans l'univers ellingtonien, introduit par Gregory Agid (cl) proche de Jimmy Hamilton. Tout l'orchestre sonne superbement, soutenu par le maître, Herlin Riley. Andrew Baham (tp) prend un solo très jazz. On retiendra aussi le travail avec plunger de Terrance Taplin (tb). Introduction mingusienne dans «Back to Africa», puis le chœur et le rappeur (supportable grâce au tempo de Joseph Dyson) précèdent des solos à la J.J. Johnson de Delfeayo, coltranien (pas le son) de Branford. Orchestration luxuriante (et assez complexe). Narrateur de bla-bla politique naïf dans «Make America Great Again!» avec joyeuse réponse du chœur. Bref c'est le solo wyntonien d'Andrew Baham que nous apprécions. Superbe drumming d'Herlin Riley derrière Khari Allen Lee (as) genre Wess Anderson. Cynthia Liggins Thomas chante (bien) dans «Dream on Robben», genre de composition simple dont Pharoah Sanders était capable. Delfeayo prend un solo pouvant évoquer Lawrence Brown. A noter qu'il joue un trombone Courtois AC402TR, comme Taplin et Jeffrey Miller. Justement la section de trombones intervient au début de «Symphony in Riffs». La section de sax y sonne bien aussi. Baham pend un solide solo (nous avions apprécié ce trompettiste à Ascona, festival qui nous permit aussi de découvrir Taplin, Agid, Kyle Roussel et autres de ces instrumentistes qui n'intéressent pas les médias jazz en France). Bon solo de Khari Allen Lee, et un peu timide de Meghan Swartz. «Put Your Right Foot Forward» nous amène dans l'univers des brass bands funky de New Orleans (Peter Varnado, dm). Brice Miller (parolier) et le chœur interviennent, puis en solo Roger Lewis (bs), gloire du Dirty Dozen fortement évoqué ici. L'alternative de trombone sent bon la parade (Charles Williams, Jeffrey Miller) tout comme les riffs. Agid (cl) plane au-dessus de la masse sonore. Du jazz orthodoxe par Kyle Roussel en trio dans «All of Me» (Pulphus, b, Riley, dm) puis le relais est pris par tout l'orchestre qui swingue un excellent arrangement. Retour du chœur et de l'envahissant rappeur dans «Living Free and Running Wild» richement orchestré par Phil Sims. Le solo de Branford fait un peu remplissage. La section de sax amène (et accompagne) la ballade «Skylark», orchestrée par Delfeayo qui en est le charmant soliste (beau jeu de balais d'Herlin Riley). Les sax sont encore à l'honneur dans «Java» où Roderick Paulin est l'excellent soliste au son épais. Très pompeuse l'introduction de cuivres pour la «Fanfare for the Common Man», orchestrée par Delfeayo, puis la solennité fait un peu musique de film. Vient ensuite le solo de Delfeayo, seul moment swing. Le bonus track est la version instrumentale de «Dream on Robben» (orchestration Kris Berg) avec Khari Allen Lee (ss), qui a écouté Coltrane, et le drumming superlatif d'Herlin Riley. Bref, il y a de tout dans ce nouvel album de Delfeayo Marsalis, notamment du bon.

Michel Laplace
© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017