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Jazz Hot n°676




Archaïsme et Lumières




En ce printemps hot sur le plan social en France, on entend l’ensemble des pouvoirs, gouvernement, députés de la majorité et de l’opposition à de rares exceptions près, médias dans leur quasi totalité, et la plupart des observateurs étrangers «autorisés» parce que faisant partie de l’oligarchie, traiter (le ton touche à l’injure et au mépris) les travailleurs récalcitrants, les syndicats non conciliants de «conservateurs et d’archaïques». L’instinct de vie et de survie, faire entendre sa différence en en prenant le risque, est maintenant un archaïsme. Ces pères et mères de famille, ces jeunes et ces vieux qui continuent de résister, par la grève, l’action et la voix, au rouleau compresseur de la normalisation de la pensée et de la vie par la mondialisation oligarchique marchande (qui n’a aucun rapport avec l’idéal internationaliste), sont régulièrement assimilés, comme leur représentation syndicale qui ne s’est pas encore soumise, par une propagande à caractère totalitaire tant elle est unanime, à un monde en voie de disparition qui jetterait ses derniers feux avant de disparaître, incapable de s’adapter comme les dinosaures. Et, curieusement, malgré le tout écologiste de notre époque, une espèce, humaine, qui disparaît, ne génère pas la sympathie des discours bien-pensants, écologistes, il est vrai solidaires de ce pouvoir oligarchique.

Les gouvernements du monde entier se posent aujourd’hui la question, telle quelle dans sa crudité, de «tuer les épargnants», des pays occidentaux surtout où il en reste, entendez par là les classes moyennes, pour capter leurs économies, car la mondialisation, les banques et l’oligarchie entendent bien régenter et confisquer cette épargne purement et simplement. Les riches de l’oligarchie n’ont jamais été aussi riches (1% de la population du globe possède 50% des richesses, et c’est aussi vrai en occident, comme aux Etats-Unis–64%). Logiquement, c’est par l’appauvrissement programmé des classes moyennes (un autre «archaïsme» de la construction démocratique) –les pauvres, c’est déjà fait– que l’oligarchie mondialisée entend accroître son pouvoir et sa richesse.

L’arrogance et le mépris «modernistes» de l’oligarchie s’appuient en permanence sur un slogan rodé jusqu’à l’usure évoquant la nécessité de s’adapter, de se conformer à un modèle unique universel, l’économie de marché concurrentielle et déloyale, maffieuse, la compétitivité jusqu’à l’outrance, la mobilité jusqu’à l’errance, la flexibilité jusqu’à la servitude,  la société de consommation surtout de saloperies, la corruption planétaire de bas en haut de la société, l’obsolescence obligatoire des matériels et des humains, l’abandon de la rigidité de la Loi au profit du rapport de force social unilatéral et privé, de dominant à dominé, réalités qui s’imposeraient à tous, sans que personne n’ait le droit de penser autrement sous peine de l’anathème suprême: être qualifié «d’archaïque», et être menacé d’exclusion de la société.

En clair, pour ces grands et petits soldats de l’oligarchie, c’est la démocratie  qui est archaïque car la démocratie suppose des alternatives et des lois intangibles, une mémoire sociale, des contre-pouvoirs, le droit de grève majoritaire ou minoritaire, le droit d’expression minoritaire ou majoritaire, et l’interdiction de faire intervenir des «jaunes» comme on disait naguère, des briseurs de grève en clair, comme le fait la Maire de Paris, sous prétexte de jeux du cirque et de tourisme de masse.

Malgré les discours hypocrites d’Obama, Hollande, etc., sur la démocratie, l’objectif clair et rondement mené, avec le soutien de l’oligarchie mondialisée, est de vider le mot «démocratie» de son contenu, après avoir vidé la politique de ses acteurs sociaux et le vote de son sens.

Cela pose beaucoup de questions sur ce que l’oligarchie a prévu de faire dans les prochaines années de ces récalcitrants, ces déclassés d’un monde fondé sur la démocratie, sur une autre histoire politique et sociale, des inadaptés qui sont devenus des gêneurs pour l’oligarchie à l’ère des robots, mécaniques ou humains, et des «nouveaux métiers» qui ne font que du vent et qui coûtent si chers à la collectivité (en argent autant qu’en ruptures sociales de toute nature) pour fabriquer des gadgets et autres outils d’asservissement collectif.

Que peut-on bien faire de ces «archaïques», de nous, ceux qui appartiennent à un monde réputé non moderne où il était d’usage ou au moins la règle d’être honnête, de ne pas écraser son voisin au moins par conscience humaine, de ne pas plier l’échine à première demande au moins par dignité et de ne pas consommer quand c’est possible la merde que les pouvoirs nous servent, autant sur le plan culturel, alimentaire que politique, de ne pas se conformer, s’adapter par obligation légale autant que technologique?
(par exemple, la marche forcée à l’informatisation des services publics et privés, au mépris de la liberté de chacun de choisir son mode de communication, au mépris de l’humanité, de l’âge et des revenus des personnes, introduisant une inégalité quotidienne insupportable et une bureaucratie éparpillée qui coûte tant à la collectivité, en temps, en argent et en créativité).


Si l’oligarchie ne parvient pas à pousser tout ce monde «archaïque» au suicide –bien qu’elle y travaille et y réussisse en partie, mais ça prend du temps– et puisque certaines têtes dures de l’ancien monde résistent, quelle est la solution pour se débarrasser de ceux qui dérangent tant?

Le temps des exécutions massives n’étant plus ou pas encore de mode et d’usage partout, plusieurs pistes sont explorées:

Il y a la déréglementation, c’est manière «moderne» de supprimer la Loi, ou précisément la longue construction législative, un work in progress indispensable de la démocratie, comme arbitre absolue de la société, malgré ses imperfections et ses applications trop souvent perverties par les rapports de pouvoir. L’actuelle «loi travail», à la base du conflit social, est un modèle du genre, vidant sur ce sujet le contenu du Code du travail, épais parce qu’il est le fruit d’une histoire sociale intense dont nous devons être fiers, mais démoli par ces «modernistes» qui œuvrent au rétablissement de la loi de la jungle, l’individualisation du subalterne, le salarié, face au monde du profit, maffias comprises.

Une autre idée, déjà vieille, est le chômage de masse, très utile pour les dominants car selon le mécanisme institué de l’offre et la demande, beaucoup de chômage produit des salaires bas, des gros profits, des milliardaires (il n’y en a jamais eu autant), des exclus et de la dépendance. Cela affaiblit les résistances, syndicales et humaines entre autres.

Il y a aujourd’hui aussi les déclassements administratifs, psychiatriques. Les mises au placard de ceux qui dérangent sont devenues une gestion des ressources humaines, une pratique organisée de pouvoir.

L’enfermement «protecteur», expérimenté depuis Salman Rushdie et autres opposants à l’islam, «protégé» c’est-à-dire mis au secret, comme on l’a vu dans la lutte contre la maffia, avec Roberto Saviano, comme on le voit maintenant avec Julian Assange, Edward Snowden et autres grains de sable dans le développement de l’oligarchie.

Les soldats du libéralisme le plus sauvage (Milton Friedman) expérimentent actuellement la piste du revenu universel qui fabrique une humanité de moutons à qui on servirait du foin tous les jours pour qu’elle ferme sa gueule. Et la gauche décomplexée (entendez la nouvelle droite qui occupe le segment de marché de l’électorat de gauche pendant que le Front National instrumentalise les idées de gauche, le marché de la droite n’étant pas extensible à l’infini) réfléchit à l’idée, et s’en fait même le champion, histoire de piquer une idée de plus à une droite dépassée sur sa droite qui ne sait plus où donner de la tête, et qui aura du mal à faire plus à droite quand viendra son tour de gérer pour l’oligarchie.

C’est l’idée «nouvelle» de la moderniste oligarchie, au demeurant biblique, de pasteurs omnipotents qui gèrent la planète et leurs paisibles troupeaux peu exigeants, normalisés, obéissants, adaptables et résignés à l’abattoir pour enrichir le pasteur; un ordre du monde enfin pacifié sur le plan social, le modèle étant cette Allemagne, si nationaliste encore, où il y aurait si peu de grèves et où le bonheur s’évalue au regard des victoires en coupe du monde de football.

Avec une humanité bêtifiée, fini les «archaïsmes» sociaux nés avec 1789 quand des «terroristes» ont rêvé que les hommes pouvaient être libres, égaux et fraternels-solidaires. Le patron des patrons, faiblement critiqué et seulement en raison du contexte parisien, ne s’y est pas trompé en qualifiant les grévistes de «terroristes». Il a la clarté, comme Macron, avec l’impôt sur la fortune, de défendre ses intérêts au ras des pâquerettes.

Tous les discours politiques actuels dénigrent les conflits sociaux et la résistance, qui sont pourtant le fondement de la culture démocratique et des grandes avancées de l’humanité, de la Révolution de 1789 à celles de 1830-32, 1848, 1871, 1905, 1936, le Conseil national de la Résistance, 1968, avec les Droits universels de l’homme et l’égalité de tous, l’abolition de l’esclavage, l’instruction émancipatrice, la laïcité, les congés payés et la sécurité sociale, la société d’économie mixte, le féminisme et l’écologie, pour ne parler que de la construction démocratique et républicaine en France.

Voilà ce que propose d’abandonner le monde «moderniste» de l’oligarchie en excluant les «archaïques» que nous sommes. Bien sûr avec des smartphones obligatoires, la télévision, internet obligatoire, le pain et les jeux, etc., car l’homme est un animal encore particulier, sauvage. Son cerveau disjoncte parfois, et il faut pouvoir gérer à distance, sans risque pour l’oligarchie, et ce bourrage de crâne, comme celui de l’estomac, doit se faire tous les jours, toutes les heures si possible pour être plus efficace.
 
C’est qu’ils sont violents parfois les «archaïques»! Ils bloquent des routes, «vous vous rendez compte!?»; tout ça parce que l’oligarchie casse leurs usines, leurs vies, casse la Loi, la démocratie, la république. C’est pas fair play! On leur a pourtant offert l’euro, la monnaie, aussi unique que la pensée qui va avec, et l’Euro de foot, une joute de milliardaires, dans l'esprit des tournois du moyen-âge; ça, c'est «moderne». Jamais contents !, ces Français, incorrigibles, ils dérangent les touristes et les amateurs de foot, pour leur pauvre petite vie sans importance! Ça, c’est un discours «moderne», de la nouvelle gauche et de la droite de toujours.

Sous l’Ancien régime, avant 1789, Louis XIV, échaudé par la Fronde avait pensé que Versailles était assez loin de Paris. La suite a montré que non. Aujourd’hui, la prudente oligarchie espère gérer le troupeau de loin, de Bruxelles, par satellite et virtualité interposés, jusqu’à ce que, conformément à la théorie de l’évolution, l’espèce humaine s’adapte progressivement à la nouvelle donne, mue, et soit simplement capable de piloter des robots à son image, soit lobotomisée.

Voilà le rêve «moderniste» de l’oligarchie, la lobotomie comme gestion des conflits sociaux. «Moderne», n’est-ce pas? Et il est en marche, malgré les résistances, conscientes ou instinctives. Ça vous plaît?

Nous, non! Les mots perdent leur sens, la perversité les corrompt, les rend inutilisables, impropres, sales si vous voulez… Jazz Hot, le jazz sont avec certitude des archaïsmes pour cet ordre nouveau d’un monde oligarchique, un monde totalitaire avec un nouvel emballage, car nous sommes au XXIe siècle.

Il ne paraît pas insupportable à beaucoup parce que nous avons, en tant qu’espèce, une grande capacité d’adaptation et une mémoire d'autant plus courte que saturée par les gadgets de la consommation de masse. Les Allemands n’ont pas trouvé Hitler insupportable dans leur grande majorité; Les Français n’ont pas trouvé Pétain insupportable, dans leur grande majorité. Aujourd’hui, peu de gens trouvent la situation insupportable, encore une fois, et la société totalitaire oligarchique qui se construit à l’échelle planétaire a tiré les leçons de l’échec hitlérien pour développer d’autres arguments, pas forcément nouveaux puisqu’elle a repris au fond les leçons antiques de l’Empire romain: du pain et des jeux, et que dans son fonctionnement, il n’y a rien de bien différent: corruption à tous les étages, maffias, tragi-comédie du pouvoir, esclavages, excès de toutes natures, démographique, alimentaire, consumériste, touristique.

Alors si «l’archaïsme» honni par cette oligarchie à longueur d’interventions médiatiques, c’est la démocratie et la Loi, la république et la notion de bien public, nous sommes furieusement archaïques et nous sommes bien sûr solidaires, avec une certaine tendresse, des résistances qui se manifestent comme elles le peuvent, par instinct de survie encore une fois. Les responsables de l’état calamiteux du monde et de la France ne sont pas dans les rangs de ce petit peuple qui animent les mouvements sociaux et les grèves.
Les responsables sont au cœur du pouvoir, de l’oligarchie, et ils ont démontré leur capacité de nuisance contre l’humanité; ils sont au pouvoir depuis des lustres et s’y accrochent avec une férocité dont n’est certainement pas capable ce peuple des ex-démocraties au XXIe siècle, ce qui explique le déséquilibre actuel entre pouvoirs et contre-pouvoirs, et la régression spectaculaire de la démocratie en 40 ans.


La France reste un cas très isolé de résistance; pour nous, c’est un motif de fierté pour une histoire sociale généreuse, et ce sera un vrai sujet de satisfaction quand cette résistance pourra générer des alternatives de pensées cohérentes, démocratiques, et reprendre le fil, au moins par les idées, de son histoire ancienne qui a conduit l’humanité de l’archaïsme de la loi du plus fort vers les Lumières de la modernité démocratique.

Mais ça, c’est une autre histoire…

Yves Sportis

Rappel: L'oligarchie est un régime politique comme la démocratie, l'aristocratie, la monarchie. Voici la définition qu'en propose Le Grand Robert de la langue française:
«du grec oligarkhia, "commandement de quelques-uns”. Régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de personnes, à quelques familles, à une classe restreinte et privilégiée. Par analogie: Elite puissante. Contraire: Démocratie.»
La correspondance exacte de cette définition, déjà ancienne, avec la nature des pouvoirs planétaires qui régissent aujourd'hui notre planète suffit à savoir sous quel régime politique nous vivons. Même si la comédie électorale qui se joue au sein de la caste politique entre droite et «gauche de droite» reste un élément de (double) discours.

© Jazz Hot n°676, été 2016