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Sur la route des festivals en 2016

Dans cette rubrique « festivals », vous pourrez accompagner, tout au long de l'année 2016, nos correspondants lors de leurs déplacements sur l'ensemble des festivals, où Jazz Hot est présent, édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand cela est possible, que vous pouvez repérer par la présence en tête de texte d'un drapeau correspondant à la langue que vous choisissez en cliquant.
Nous remercions l'ensemble des Festivals de jazz pour l'accueil de nos correspondants sachant que c'est la condition pour tous de conserver la trace d'une des scènes importantes du jazz. Les budgets étant de nos jours soumis aux contraintes de l'austérité, et parfois aux affres de l'ignorance sur ce qu'est le jazz, il importe que les acteurs du jazz conserve à l'esprit cet enjeu important
qu'est l'information pour la préservation du jazz. Pouvoir faire des photos et des commentaires librement pour la presse spécialisée, et en avoir les moyens par un accueil respectueux des festivals et des autres scènes, est une des facettes de la liberté et de la richesse du jazz, et plus largement de la liberté de la presse et de la démocratie dont nous commençons à sentir parfois le manque…


Au programme des comptes-rendus:
 
St-Leu-La Forêt, Val d'Oise, Arts & Swing Bergame, Italie, Bergamo Jazz Draguignan, Var, Draguignan Jazz Festival •  Toulouse, Haute-Garonne, Jazz sur son 31 •  Padoue, Italie, Padova Jazz Festival •  Cormòns, Italie, Jazz&WineBoulazac, Dordogne, Festival MNOP Anvers, Belgique, Jazz Middelheim • Buis-les-Baronnies/Tricastin, Drôme, Parfum de Jazz • Gaume, Belgique, Gaume Jazz Festival • Ospedaletti, Italie, Jazz sotto le stelle • Langourla, Côte-d'Armor, Jazz in Langourla • Pertuis, Vaucluse, Festival de Big Band de Pertuis • Javea, Espagne, Xàbia JazzYstad, Suède, Ystad Sweden Jazz FestivalMarciac, Gers, Jazz in Marciac • Albertville, Savoie, Albertville Jazz Festival • Salon-de-Provence, Bouches-du-Rhône, Jazz à Salon • San Sebastian, Espagne, Jazzaldia San Sebastian • Foix, Ariège, Jazz Foix • Pescara, Italie, Pescara JazzToucy, Yonne, Toucy Jazz Festival • Toulon, Var, Jazz à Toulon • Marseille, Bouches-du-Rhône, Marseille Jazz des Cinq Continents • Vitoria, Espagne, Vitoria Jazz Festival • St-Cannat, Bouches-du-Rhône, Jazz à Beaupré • Getxo, Espagne, Getxo Jazz • Udine, Italie, Udin&Jazz • Vienne, Isère, Jazz à Vienne • Ascona, Suisse, JazzAsconaBelgique, Jazz Jette June, Intermezzo, Gent Jazz Festival • Chicago, USA, Chicago Blues Festival • Vicenza, Italie, Vicenza Jazz-New Conversations • Cascais, Portugal, Estoril Jazz • Bergame, Italie, Bergamo Jazz.

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Bonne lecture!


Samson Schmitt © Patrick Martineaux


St-Leu-la-Forêt, Val d'Oise


Arts & Swing, 2 avril 2016


Organisé par l’association Graines de Swing depuis 7 ans, ce petit festival permet aux musiciens de la région de se produire sur scène ainsi qu'à d'autres artistes-artisans des environs –luthiers, peintres, sculpteurs, photographes, etc.– de venir y exposer leurs œuvres. Cette année Philippe Drillon, luthier, présente les différentes étapes de la fabrication d’une guitare. Chaque année aussi un musicien de renom est invité comme tête d’affiche pour le grand concert de soirée; cette année, c’est Samson Schmitt…



Fond de Caisse, la formation des organisateurs Christophe Quarez (g, voc), Yves Paris (g), Michel Taché (g) et Michel Bartissol (b), fait  l’ouverture du festival dans un répertoire constitué de chansons françaises, de jazz de Django et de bossa nova. Le quartet laisse la place à l’Ecole de musique de St-Leu, sous la direction de Sylvain Guichard, qui aborde les standards de jazz. La jeune Julie Fraisse (g) se distingue par son jeu fluide; puis le duo Sophia (g, voc) et Déon (voc) enchaîne sur des arrangements pop et hip hop, un ton surprenant pour ce festival. Retour au jazz avec le trio Kdoublevé  (p-b-dm) de Julien Krywyk (p), qui revisitent les standards et avec le trio ZAF de Serge Zafalon, professeur de guitare à Montmorency, qui nous ramène à la musique de Django et clôture cette première partie.

L’ambiance cabaret voulue par les organisateurs rassemble petit à petit les visiteurs le long du bar pendant que le plateau se vide de ses instruments pour accueillir Amalgam, groupe de jazz vocal de 30 artistes créé en 1983 sous la direction de Paul Anquez. Passant de la comédie musicale au jazz et aux rythmes brésiliens, cette chorale a capella présente des tableaux syncopés de toute beauté. Intermède classique avec Olivier de Valette, 1er prix du Conservatoire de Paris, qui interprète brillamment des musiques Andalouses et des compositions de Georges Gershwin. Retour au jazz avec le SG Trio de Sylvain Guichard (g), Gabriel (g) et  Eric Métais (b) qui s’inspire aussi des standards du jazz et Monalisa Jazz Quintet, composé de Marc Merli (p), Hugo Lagos (g), Sacha Leroy (b), Thierry Cassard (dm), qui nous propose un jazz électrique en prélude à l’invité du grand concert, Samson Schmitt.

Pascal Bordeau, Claudius Dupont, Samson Scmitt © Patrick Martineau

Clôture du festival avec Samson Schmitt (g), l’enfant de Forbach. Il a donné son premier concert à 12 ans, et il est considéré avec son quartet, avec qui il a déjà enregistré deux albums (Djieske en 2002 et Alicia en 2007), comme l’un des meilleurs groupes français de jazz de la tradition de Django Reinhardt. Il joue ce soir en trio avec Pascal Bordeau (g) et Claudius Dupont (b), et ils reprennent essentiellement des morceaux de l’album Vocal et Swing, produit à partir des compositions de Pascal Bordeau sur des arrangements de Samson Schmitt: «La Tête qu’on fait», «La Crise», «Carole», etc. Ces morceaux permettent à Samson Schmitt d’étaler la beauté de son jeu, sa personnalité et sa virtuosité, et la mise en avant de ses musiciens, l’humour et le partage sur scène témoignent du bon esprit du groupe. Le public apprécie, en redemande, debout au dernier rappel.

Ce petit festival d'un jour, autour de la musique de Django et des arts qui s'y rattachent, mérite un détour. Rendez-vous pour la prochaine édition!

Patrick Martineau
texte et photos

© Jazz Hot n° 675, printemps 2016


Bergame, Italie

Bergamo Jazz, 17-20 mars 2016


Après la gestion de quatre ans d’Enrico Rava, Dave Douglas a repris la direction artistique de la 38e édition de Bergamo Jazz, lui imprimant un tour peut-être moins innovant, mais en maintenant la haute qualité et la variété des propositions.
La richesse de l’affiche a été comme toujours complétée par des événements collatéraux, comprenant des concerts de musiciens locaux, des présentations de livres et des rencontres, comme celles peaufinées par le Centro Didattico Produzione Musica avec des élèves de écoles primaires et secondaires, ou bien le débat entre Dave Douglas et Franco d’Andrea.
Comme de coutume les concerts se sont déroulés entre le Teatro Donizetti, le Teatro Sociale, l’Auditorium della Libertà et la galleria d’arte Gamec. Le public, nombreux et attentif, s’est pratiquement trouvé face à une ample gamme de thèmes, avec avant tout, l’approche de la tradition, conjuguée en modes divers.



Franco d'Andrea ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Le trio D’Andrea, intégrant Han Bennink, constitue pour le pianiste une clé efficace pour greffer les polyphonies du jazz new orleans (pratiqué pendant sa jeunesse) sur une organisation polyrythmique dans laquelle coexistent des références à Waller, Ellington, Tristano et Monk, et des empiètements dans le domaine atonal. Puis affleure une matrice africaine, comme le démontrent les figures sombres dans le registre grave qui déconstruisent «Caravan», et émerge la dialectique constante avec Han Bennink, héritière entre autres de Baby Dodds, le tout inclus dans le solo à la caisse claire et sur toutes les surfaces environnantes. Daniele D’Agaro (cl) et Mauro Ottolini (tb) représentent le versant polyphonique d’une ample gamme de timbres et d’expressions, interprètes modernes d’un parcours qui d’une part unit Johnny Dodds, Barney Bigard et Pee Wee Russell à Jimmy Giuffre et Anthony Braxton, et d’autre part à Kid Ory, Tricky Sam Nanton et Jack Teagarden à Roswell Rudd et Ray Anderson.


Geri Allen ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Dans une période dans laquelle certains musiciens afro-américains (Nicholas Payton en tête) réfutent le terme jazz en faveur de l’acronyme BAM (Black American Music), Geri Allen, dans un solo de piano dédié à Detroit et Motown, a démontré comment on peut exécuter de la grande musique en se contrefichant des étiquettes. Sans écarts stylistiques, Miss Allen a fait preuve de profondeur harmonique, d’un choix de phrasé, d’un méticuleux travail rythmique (avec un usage efficace du registre grave) et d’une pensée mélodique limpide et pure, même dans la relecture des classiques Motown comme «That Girl» de Stevie Wonder, «The Tears of a Clown», écrit par le même Wonder pour Smokey Robinson, «Save the Children» de Marvin Gaye et «Wanna Be Startin’ Something» de Michael Jackson.

Joe Lovano Quartet ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Avec son nouveau quartet –Lawrence Fields (p), Peter Slavov (b), Lamy Estrefi (dm)– Joe Lovano présente une poétique désormais consolidée: implantation modale de matrice coltranienne, thèmes élégants et bien agencés, successions de solos torrentiels dans lesquels se détache le langage sec de Fields, digne de Red Garland et soutenu par une pompe rythmique, mémoire de McCoy Tyner. Mainstream moderne? Classicisme? Le débat est ouvert.


Kenny Barron ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Kenny Barron a offert une authentique leçon de style et de mesure. En trio avec Kiyoshi Kitagawa (b) et Johnathan Blake (dm), le pianiste de Philadelphie a concentré en une synthèse efficace l’héritage du bebop (à travers le morceau éponyme de Dizzy Gillespie), les tensions rythmiques-harmoniques du hard bop, la leçon de Garland et Monk, son association passée avec Charlie Haden («Nightfall»). Blake se révèle un partenaire idéal, en vertu d’un drumming éclectique et riche d’analyses.

Billy Martin Wicked Knee ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Dans le quartet Wicked Knee, le batteur Billy Martin a rassemblé trois cuivres, le tuba de Michel Godard, fondement de l’incessante pulsation rythmique et protagoniste de quelques solos estimables; le trombone de Brian Drye, riche d’inflexions qui parcourent l’histoire de l’instrument; la trompette (également slide) de Steven Bernstein, en parfaite opposition aux stimuli rythmiques dictés par le leader qui part de la tradition des Marching Bands pour poursuivre à travers des figures rythmiques enrichissant le tissu avec les couleurs de multiples percussions. Avec cette position, semblable au Pocket Brass Band de Ray Anderson et au Brass Ecstasy de Dave Douglas, le quartet embrasse la polyphonie de New Orleans, le premier Ellington («It Don’t Mean a Thing») jusqu’au «Peace» d’Ornette Coleman.



Balkan Bop est la dénomination forgée par le pianiste albanais Markelian Kapedani pour son trio multi-ethnique, complété par l’Israélien Asaf Sirkis (dm), et le Russe Yuri Goloubev (b), doté d’un son somptueux et d’une belle inventivité mélodique. Par moments, d’évidents rappels à la tradition balkanique émergent par l’adoption de mesures impaires comme le 7/4 et le 9/8, et par les échos populaires de certaines mélodies. Tout est filtré à travers une esthétique mainstream et le fréquent recours aux rythmes latins. Dans le jeu de piano de Kapedani, on retrouve des traces de Red Garland, Bobby Timmons, Cedar Walton et Herbie Hancock.

Anat Cohen ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


La poétique de la clarinettiste israélienne Anat Cohen est bien plus impressionnante tant elle possède une gamme de timbres et un spectre dynamique vraiment impressionnants, ainsi qu’un accent qui unit une infrastructure classique, des nuances jazzistiques, des inflexions et des modulations hébraïques évoquant les grands solistes traditionnels comme Naftule Brandwein et Dave Tarras, ou d’extraction classique comme Giora Feidman et David Krakauer. Son apport majeur consiste dans la combinaison d’un arrière plan hébraïque avec des mélodies et des formes brésiliennes, avec comme exemples frappants «Lilia» de Milton Nascimento de veine mélancolique, ou les chôros «Espinha de bacalhau» de Severino Araújo et «Um a zero» de Pixinguinha. Objectif atteint aussi grâce à l’apport infatigable de Daniel Freedman (dm), aux lignes pulsantes de Tal Mashiach (b) et aux incursions téméraires de Gadi Lehavy (p).

De nombreux éléments du patrimoine latino-américain, largement présents dans le Melting Pot de New York, sont traduits dans un contexte actuel par le groupe Catharsis du tromboniste Ryan Keberle, avec des références évidentes à Cuba, au Brésil et à la Colombie. Instrumentiste formidable et fin compositeur, Keberle intrique des lignes contrapuntiques et produit de denses amalgames avec Mike Rodriguez (tp). Jorge Roeder (b) et Eric Doob (dm), qui réunissent le dynamisme, la cohésion et d’intéressantes trouvailles mélodiques. La voix de Camila Meza, parfois insérée dans les lignes des soufflants, possède un timbre éthéré et une tessiture limitée, mais en fait elle fonctionne bien dans le contexte.


Aujourd’hui il est rare qu’un concert de jazz attire de nombreux jeunes. La thèse a été démentie par le Jazz Quartet de Mark Giuliana, en vertu de sa participation au Blackstar de David Bowie. L’écriture du batteur prévoit des thèmes mélodieux construits sur des structures harmoniques ingénieuses, avec des développements mélodiques de bon goût et d’extraction populaire, secondées par une poétique chère à Bad Plus et Bill Frisell. Tandis que l’apport du groupe –Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p), Chris Morrissey (b)– est purement fonctionnel dans le collectif. Giuliana met en évidence une certaine originalité de langage par l’utilisation coloriste de la batterie, avec des contretemps sur la caisse claire, la grosse caisse et la charleston, et la scansion simultanée des quatre temps sur la ride et la crash.


Bergamo Jazz a accordé un peu de place à la recherche. Les deux Tino Tracanna-Massimiliano Milesi (ts) ont conduit une analyse sur le rapport entre le son, l’espace et le temps au moyen d’une ample gamme de thèmes: échos de la Renaissance, anaphores minimalistes, contrepoints à la Bach, constructions rythmiques, éclats d’improvisation totale et une version de «The Train and the River» de Jimmy Giuffre.


Atomic ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

Le quintet scandinave Atomic recueille idéalement l’hérédité du Free historique et de l’improvisation radicale européenne des années 70, et il la projette dans une synthèse fraîche et incisive. Dans le cadre d’une même exécution s’alternent de puissants collectifs, des thèmes dépouillés, des progressions sur up tempo swinguants, de fréquents changements métriques, des phases atonales, des structures asymétriques qui rappellent la conception harmolodique d’Ornette Coleman. Sous la mise en scène de Håvard Wiik (p), tête du groupe, se mêlent les entrées en scène foudroyantes de Magnus Broo (tp) et Fredrik Ljungkvist (ts, cl), alimentées par la masse sonore produite par Ingebrigt Håker Flaten (b) et enrichie par les inventions coloristes de Hans Hulbækmo (dm).


Louis Moholo 5 Blokes ©Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

On rencontre de très solides racines historiques et identitaires dans le 5 Blokes de Louis Moholo-Moholo, avec lesquelles le batteur sud-africain ravive l’esprit, et en partie, le répertoire des blue notes. Composé de musiciens anglais, le quintet traduit dans une forme vive et crédible le legs des regrettés Mongesi Feza, Dudu Pukwana, Johnny Dyani et Chris McGregor. Ainsi se rétablit, idéalement mais pas filologiquement, la connexion entre la scène free anglaise et les expatriés sud-africains.
Shabaka Hutchings (ts, bcl) et Jason Yarde (as, ss, bs) entreprennent de torrides digressions, souvent entrecroisées. Alexander Hawkins (p) fait souvent fonction de raccord entre les différentes phases des longues exécutions avec sa frappe lancinante. John Edwards (b) possède un phrasé violent qui produit une onde de choc sur laquelle se greffe le drumming hétérodoxe du leader: une série exténuante de roulements, de contretemps, quasiment un solo sans fin. L’homogénéité du collectif se détache et prévaut dans une sorte d’imaginaire de rencontre entre des hymnes sud-africains et Albert Ayler.

Comme dit précédemment, le festival a mis en évidence la tendance des artistes américains à avoir des réflexions sur leurs propres traditions, mettant en évidence l’effort des musiciens d’une autre provenance pour greffer sur le langage jazzistique des éléments de leur culture propre. Connaissant l’ouverture d’esprit et la variété des intérêts de Dave Douglas, il est licite de s’attendre à des nouveautés substantielles et des choix plus courageux pour les prochaines éditions.
Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot
Photos Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz

© Jazz Hot n° 675, Printemps 2016
Jesse Davis © Félix W. Sportis



Draguignan, Var


Draguignan Jazz Festival, 11-12 décembre 2015

Les 11 et 12 décembre derniers, le Jazz Club Dracénois a présenté au Théâtre municipal le 28e Festival de Jazz de Draguignan. La ville s’était parée de ses atours de fêtes pour cette fin d’année incertaine. Entendez par là que la promiscuité, fût-elle festive, oppose le spectacle contrasté des bazars orientaux dérisoires à la profusion insolente des marchés de Noël. Interdits à la circulation automobile pour une mise en scène aux couleurs du monde, avenues et boulevards encombrés d’édifices précaires offrent le tableau d’activités illusoires. Les badauds en promenade déambulent entre les cabanes d’un musée exotique: le désuet, cache-misère du Sud, côtoie sans gêne le dernier cri, arrogance du Nord. La ville ne reconnaît plus sa foire aux santons et la frugalité de ses traditions provençales. Les spectateurs, une fois encore, n’en ont pas moins retrouvé leurs marques dans le rendez-vous annuel du jazz; ils s’y sont reconnus en répondant à l’invite des organisateurs qui ont programmé deux soirées: blues, avec l’Otis Grand Septet, le vendredi; jazz, avec Jesse Davis et le Barcelona Jazz Orchestra, le samedi.




Le Blues était représenté par un guitariste et chanteur bien connu des amateurs européens, Otis Grand. Alors que la plupart des groupes actuels pratiquent un blues-rock se rapprochant bien souvent du langage du rock actuel, Otis, à la tête de son septet, a offert un répertoire qui a fait revivre T-Bone Walker et les grands bluesmen texans qu'il a inspirés. Aujourd'hui, souvent pour des raisons économiques, les artistes abusent des «compositions» pas si originales... C'est avec plaisir que nous avons retrouvé toute une série de grands classiques et même apprécié une interprétation très fidèle à l'esprit de son créateur, le «Boogie Chillen» de John Lee Hooker. A remarquer également, le travail du batteur, puissant à souhait.

Fondé par Oriol Bordas en 1996, le Barcelona Jazz Orchestra, sous la direction du tromboniste Dani Alonso, a donné un programme classique, renvoyant à des œuvres créées aux Etats-Unis entre les années 1930 et 1960. Il a ouvert la soirée de samedi par une version de «Groovin’ High»1. Ce thème, qui est rapidement devenu un classique du be-bop, est la variation écrite par Dizzy Gillespie vers la fin de la Seconde guerre sur un «saucisson» de Tin Pan Alley, «Whispering»2; ce morceau avait déjà été magnifié par des versions enregistrées formidables dans la période swing, dont deux gravées en 1936 et 1938 chez Victor par les petites formations de Benny Goodman (Trio et Quartet) qui comprenaient, outre le clarinettiste, Gene Krupa (dm), Teddy Wilson (p) et Lionel Hampton (vib). L’arrangement joué par le BJO était sage; il manquait un peu d’originalité, ne serait-ce que par le toujours possible dialogue, en forme de contrepoint, des deux thèmes, «Groovin’ High» et «Whispering», entre les anches (bop) et les cuivres (swing). On s’en tint à l’improvisation d’un chorus exécuté par un très bon trompettiste. Il enchaîna avec «Grove Merchant»3. Dans l’arrangement de cette pièce qu’il écrivit en 1968 pour le big band qu’il codirigeait avec Mel Lewis, Thad Jones confiait l’introduction et l’exposé du thème dans un long développement au pianiste – en l’espèce Roland Hanna –; Ignasi Terraza s’en acquitta avec talent, l’orchestre poursuivant fort honorablement la suite de son exécution. Ensuite, tournant avec lyrisme autour du thème, Jessie Davis intervint longuement sur le vieux song de Romberg, «Lover Come Back to Me»4. Quand le groupe entama «Lil’ Darlin’»5, un fort soupir de bonheur et d’aisance s’empara du public. Ils continuèrent avec la célébrissime composition de Mercer Ellington, fils du Duke, au répertoire des big bands, «Things Ain’t What They Used to Be»6. Mon voisin, qui semblait  s’y connaître, me souffla que cette interprétation n’avait pas le souffle de celle d’Ellington; pourtant Jesse Davis, dans un style certes différent de Johnny Hodges mais qui n’avait rien à lui envier en qualité, ne lésina pas dans ses efforts. Ensuite entra sur scène la chanteuse de l’orchestre, Susana Sheiman, pour les deux derniers morceaux de la première partie: «But not for Me»7 et «Lullaby of Birdland»8.

Le Barcelona Jazz Orchestra feat. Jesse Davis © Jean-Louis Boedec


Après l’entracte, la formation entama la seconde partie avec un solo de batterie aussi spectaculaire que superbe de Jean-Pierre Derouard sur «Apollo Jump»9. Ce fox trot de 1941, enregistré par Lucky Millinder10 n’est guère plus joué. La pièce, construite à l’origine sur un dialogue concertant des instruments et de l’orchestre, fut en la circonstance complètement recomposée en un concerto pour batterie et orchestre. Ce fut superbe de puissance et de finesse à la fois, le batteur organisant son discours en moments qui mirent en valeur sa musicalité, son drive et sa mise en place exceptionnels; il en fit un spectacle qui amusa beaucoup les spectateurs. Ensuite, ce fut «Captain Bill»11, un blues improvisé lors d’une séance Concord, en 1980, par le trio de Monty Alexander. «Birk’s Works»12, pièce écrite par John Birk Dizzy Gillespie, permit à Matthew Simon de briller dans un excellent solo. «Vine Street»13, une, des dix pièces, extraite de la Kansas City Suite14 composée par Benny Carter pour le big band de Count Basie, permit d’assister à un joli ballet des musiciens de la section des saxophones autour du micro, exécutant leur solo puis un 4/4 et un 2/2 collectif enlevé. «Avalon» est l’une des rares chansons composées par Al Jolson, BG De Sylva et Vincent Rose en 1920 pour la comédie musicale, Sinbad, qui ne soit pas tombée dans l’oubli; c’est même une «scie», sur laquelle tous les musiciens de jazz, notamment les saxophonistes, de Coleman Hawkins à John Coltrane en passant par l’altiste Sonny Stitt, ont fait admirer leur talent. Jessie Davis a conquis l’assistance avec ses choruses aussi chaleureux que toniques. Le compositeur de «The Very Tought of You»15, Ray Noble, naquit dans le quartier sélect de Montpelier à Brighton (Royaume-Uni) 16. Sa jolie mélodie, rendue célèbre par Nat King Cole, mit en valeur le sens aigu du lyrisme de l’altiste néo-orléanais. L’orchestre termina sa prestation avec «On the Sunny Side of the Street»17 dans une version chantée par la dynamique Susana Sheiman soutenue en cela par Jessie Davis. Le public a longuement applaudi. Les musiciens donnèrent en bis un arrangement d’Al Cohn écrit en 1961 sur sa composition «Nose Cone». Il fut très applaudi.

Le Barcelona Jazz Orchestra est une formation européenne réputée. On lui doit déjà plusieurs concerts et/ou albums accompagnant de prestigieux solistes américains (Frank Wess, dont il reprit plusieurs arrangements pendant le concert, Lou Donaldson, Benny Golson, Phil Woods, Jon Faddis, Wendell Brunious, Nicholas Payton… et Jessie Davis). Conçue comme une structure permanente d’accompagnement, elle compte des musiciens professionnels accomplis. Mais ses quelques solistes de talent – Matthew Simon (tp) ou Joan Chamorro (sax) – ne suffisent néanmoins pas à lui conférer de véritable identité; ce dont souffrit peut-être la prestation en regard d’un soliste d’envergure comme Jessie Davis renvoyé, parfois, à sa solitude musicale. Ce big band comprenait néanmoins deux musiciens d’exception qui en constituent la structure vertébrale: le pianiste Ignasi Terraza, instrumentiste superbe – il maîtrise le langage du jazz dans toutes ses formes d’expression – qui assura un accompagnement impeccable et fit des interventions particulièrement brillantes; le batteur, Jean-Pierre Derouard, sorte de «Sam Woodyard» européen, qui a non seulement «tenu la baraque» par la dynamique de son drive et la rigueur de sa mise en place, mais se trouve être un soliste d’exception et, ce qui ne gâche rien, un homme de spectacle, donnant à voir et à entendre dans ce grand orchestre un peu trop sage.

Le 28e Draguignan Jazz Festival s’est terminé dans la satisfaction générale des publics: de blues et de jazz. Ils y ont retrouvé les formes musicales chères à leurs souhaits et à leurs goûts. Vive 2016!
Félix W. Sportis
photos © Jean-Louis Boedec et Félix W. Sportis


1. Dizzy Gillespie, Charlie Parker - BMI.1852458 - 1944. Le titre pourrait se traduire en français par «Complètement défoncé».
2. John Schonberger, Vincent Rose, Richard Coburn - ASCAP.886477487 - 1920.
3. Jerome Richardson - BMI.510467 - 1968.
4. Sigmund Romberg, Oscar Hammerstein II - ASCAP.420095221 - 1928.
5. Neal Hefti, Jerry Silverman - ASCAP.420040057 - 1958).
6. Mercer Ellington, Ted Persons - ASCAP.500060302 - 1941.
7. George Gershwin, Ira Gershwin - ASCAP.320104338  - 1930.
8. George Shearing, George Weiss - ASCAP.420101642 - 1952.
9. Lucky Millinder, Ernest Puree, Prince Robinson - ASCAP.310057131 - 1941.
10. Decca 69708.
11. Ray Brown, Herb Ellis, Monty Alexander - ASCAP.330453657 - 1980.
12. Dizzy Gillespie - ASCAP.320051841 - 1957. «Birk», second prénom de Gillespie, utilisé par ses proches.
13. Benny Carter - ASCAP.520015449 – 1960.
14. Count Basie & His Orchestra, Kansas City Suite – The Music of Benny Carter, Los Angeles 7 septembre 1960, Roulette 52056.
15. Ray Noble - ASCAP.520010613 - 1934.
16. Bien que de nationalité britannique et inscrit à la société anglaise des compositeurs (PRS), c’est aux Etats-Unis, où il s’installa en 1934, qu’il acquit sa notoriété et ses revenus (ASCAP) avec plusieurs de ses compositions; celle-ci mais aussi «Cherokee» (1938)  ou «The Very Touch of Your Lips» (1936).
17. Jimmy McHugh, Dorothy Fields - ASCAP.450031788 - 1930.

© Jazz Hot n° 674, hiver 2015-2016

Toulouse, Haute-Garonne

Jazz sur son 31 , 9 au 25 octobre 2015

Si «laissez-vous surprendre!» était le slogan du festival l'année dernière, Georges Méric, le nouveau président du Conseil général de la Haute-Garonne, souligne le caractère «universel de l'art dans un souci de partage», et il nous convie pour cette 29e édition à «ouvrir le champ des possibles». En fait, on s'aperçoit au vu de son évolution que Jazz sur son 31 aura connu ses heures de gloire les dix premières années avant de suivre la voie par petites touches de l’ensemble des festivals où le jazz est à la croisée de différents idiomes musicaux.

Avec une réelle volonté de démocratiser la culture, le projet est avant tout une belle réussite sur le plan de la fréquentation, tant le public a répondu présent sur l’ensemble de la quinzaine. Il est maintenant devenu une réalité, prolongé par une mosaïque de concerts dont le cœur est le fameux «Automne club». Philippe Léogé, le pianiste et chef d’orchestre du big band 31 (orchestre reformé en 2007, sous l'égide du Conseil général) et du big band 31 Cadet, formés de jeunes issus des écoles de musique de Haute-Garonne, prolonge sa casquette en étant le directeur artistique du festival. La programmation est à l'image de notre époque où l'éphémère côtoie une forme d’exigence que nécessite le jazz. Le flamenco revisité de Renaud Garcia-Fons côtoie le boléro de Jean-Pierre Como, sans oublier le folklore imaginaire de la nouvelle scène véhiculé par Oran Etkin, Yaron Herman ou la fusion de Stanley Clarke, Jean-Marie Ecay ou Chick Corea. Plus une seule place au centre culturel de Ramonville Saint-Agne pour venir entendre le plus européen des guitaristes américains, John Abercrombie




John Abercrombie Quartet © David Bouzaclou


Une solide entrée en matière autour de John Abercrombie, venu présenter son nouveau quartet, renouvelant à merveille l’esthétique du catalogue ECM. Une formation ouverte, où le swing est suggéré utilisant l’espace libre donné par une rythmique où s’impose la forte personnalité de Joey Baron. Ce musicien caméléon se rapproche dans ce contexte du jeu minimaliste d’un Paul Motian tout en nuances et en retenue. Le leader propose une musique acoustique où son jeu mélodique est un régal tout comme la fluidité de son discours qui n’est pas sans rappeler l’originalité d’un Jim Hall. Entre jazz straigh ahead et formes plus libres, John Abercrombie surprend l’auditeur par son éclectisme allant d’une citation coltranienne d'«impression» au superbe «In a Sentimental Mood». Le répertoire original est issu en partie de son album 39 Steps (Ecm) où la déstructuration rythmique s’impose, n’hésitant pas non plus à jouer un blues d’Ornette Coleman en trio. Son amour des belles mélodies se caractérise également par cette superbe version de «My Melancholie Baby» qu’il a d’ailleurs enregistré avec le même quartet. La personnalité de Marc Copeland s’immerge à merveille dans l’univers riche du leader. Le pianiste évolue aussi bien dans un style post-bop entouré de Randy Brecker que dans des escapades aventureuses auprès de Greg Osby ou Gary Peacock. Des thèmes tels que «Another Place» ou «The Flip Side» avec son introduction en forme de marche rappelant le célèbre «Blues March» confortent cette impression de naviguer entre deux eaux. L’humour de John Abercrombie, s’adressant au public à de fréquentes reprises sous forme d’anecdotes, contribue à donner de la légèreté à une musique d’initiés.

Dans un autre style, on nous présentait Dee Alexander comme étant une découverte, mais aussi une valeur sure de la scène de Chicago. C’est sur l’intimiste salle du Moulin Rouge de Roques-sur-Garonne que la chanteuse nous a proposé le répertoire de son nouvel album consacré aux standards que sa mère lui chantait dès son plus jeune âge. Entourée d’un trio fonctionnel, on s’aperçoit qu'elle possède beaucoup de métier avec quelques maniérismes rappelant Dee Dee Bridgewater, comme sur le classique «Perdido». Sa version tout en contrôle de «Nature boy» en tempo médium lent démontre beaucoup de musicalité et un sens du swing comme sur «Gee Baby Ain’t I Good to You». L’ensemble restant tout de même dans un exercice un peu convenu et sans surprise.

Ron Carter © David Bouzaclou


L’annulation du concert de Roy Hargrove pour raison de santé donna au concert de Ron Carter une valeur symbolique dans une programmation toujours à la marge du jazz. D'ailleurs la salle Altigone de Saint-Orens de Gameville aux portes de Toulouse affichait complet pour le sommet de cette 29e édition de Jazz sur Son 31. Le leader délaisse désormais la formule piano-contrebasse-guitare pour le quartet, avec batterie et percussion, consentant ainsi à exprimer son goût pour les rythmes brésiliens. Il y a chez Ron Carter une exigence absolue dans son approche de la musique. Une sorte de classicisme revendiqué, quelle que soit la formule choisie; il dirige ses petites formations en véritable chef d’orchestre. Sa longue suite qui introduit le concert reflète à merveille sa personnalité, en alternant les climats et les rythmes.
Renee Rosnes reste l’une des pianistes les plus originales de sa génération. A l'image d'un Mulgrew Miller, la pianiste canadienne est une sidewomen rare qui sait mettre en valeur un soliste avec un jeu en single note tristanien, toujours mélodique et débordant de swing. Il y a également une faculté chez cette pianiste, ancienne partenaire de Joe Henderson ou J.J. Johnson, à sublimer les collectifs par une grande musicalité.
De plus, l'apport d'un percussionniste tel que Rolando Morales-Matos ouvre de nouvelles perspectives rythmiques au quartet. Dans un sens, on n'est pas loin des conceptions orchestrales des dernières formations d' Ahmad Jamal.
Ron Carter n'a rien perdu de sa sonorité puissante, ronde et boisée ainsi que cette sublime façon de suspendre la note. On est dans un jazz de chambre façon MJQ où Miles croise Jobim. Les standards tels que «My Funny Valentine», «You and the Night and the Music», «Somethimes I Feel Like a Motherchild» croisent «Joshua» de Miles et «Opus 23» de Rachmaninoff pour un feu d'artifice musical.
A noter l'excellent Payton Crossley aux baguettes véritable révélation notamment pour sa qualité de frappe et son sens du swing.

Dmitry Baevsky Trio © David Bouzaclou


En seconde semaine de festival, la venue du saxophoniste new-yorkais de Saint-Petersbourg, Dmitry Baevsky, sur la scène de l'Automne club, reste un moment rare d'authenticité. Dans une formule historique du trio saxophone-contrebasse-batterie permettant au soliste une plus grande liberté harmonique, Dmitry Baevky s'affirme aujourd'hui comme un leader incontestable. Il s'éloigne peu à peu de son influence parkérienne pour affirmer une personnalité riche renouant avec une certaine tradition néo bop à l’instar des jeunes «lions» des années 80/90. Démarrant sur «Cheese cake» de Dexter Gordon, le jeune altiste de 33 ans confirme son attachement aux ténors du jazz tel que Sonny Rollins avec une sonorité dense et volumineuse. L'aspect mélodique est également au cœur de son jeu lorsqu'il interprète une ballade d'Ellington «the feeling of jazz». A l'heure où nous pleurons la disparition de Phil Woods, il est réconfortant de voir que la flamme est entretenue par des musiciens tels que Dmitry Baevsky. L'équilibre du trio et son swing permanent sont prolongés par l'excellent Kenji Rabson (cb), qui a fait ses armes sur la scène new-yorkaise auprès de Frank Wess, Jimmy Cobb ou Grant Stewart, tout comme le batteur Joe Strasser , un vieil habitué du club Smalls, à Greenwish Village. Le trio explore une thématique de standards tels que «Delilah» ou «End of a love affair» pris sur un tempo rapide. L'altiste nous démontre que l'avenir du jazz réside aussi dans l'exploration de son patrimoine.


Quelques heures auparavant s'installait sur la scène de la salle Nougaro, le trio du pianiste de Philadelphie, Uri Caine, avec l'excellent Clarence Penn aux baguettes. Un univers multiple entre classique et modernité harmonique Monkienne au service d'une grande musicalité .


A quelques jours de la clôture, le Bikini affichait complet pour la venue du maître du funk Maceo Parker. Un set toujours aussi efficace autour de reprises de James Brown, doublé d'un hommage émouvant à Ray Charles. Maceo délaisse de plus en plus son alto pour un récital vocal très expressif chargé de blues et de gospel. Pour finir en beauté, on avait le choix entre le nouveau sextet de Chick Corea sous le signe d'une fusion entre jazz et world music réinventée et la découverte d'un jeune pianiste issu de la Nouvelle-Orléans Sullivan Fortner. Notre choix s'est finalement porté sur l'ancien protégé de Roy Hargrove qui vole désormais de ses propres ailes avec son quartet et un premier album, Aria, signé chez Impulse!. Sur la scène de l'automne club, le quartet joue une musique urbaine binaire, à l'image de la génération actuelle, à la fois pétrie de tradition mais aussi de hip hop et r'n'b. Si le pianiste est convaincant dans son approche du clavier avec une connaissance large de l'histoire du jazz, notamment dans l'utilisation du jeu en block chords à la Phineas Newborn, le leader est encore à la recherche d'une personnalité singulière. Des compositions interchangeables, basées sur une polyrythmie exacerbée, comme les versions de «I Mean Uou» ou d' «All the Things You Are». Tivon Pennicott (ts), à la sonorité écorchée et au faible vibrato, est à son avantage sur «Speak Low» en hommage à Roy Hargrove. «Rhythm-a-Ning» et un surprenant «Hymne à l'amour», en piano solo, viennent clôturer une 29e édition contrastée et de bon niveau de Jazz sur son 31. A l'année prochaine!

David Bouzaclou
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015

Padoue, Italie

Padova Jazz Festival, 9 au 14 novembre 2015

Retour à Padoue pour la 18e édition du festival. Padoue, ville d’art, marquée par 3000 ans d’histoire, où fut fondée la deuxième université d’Italie en 1222, dans laquelle Galilée enseignera. C’est aussi Giotto qui produit son chef-d’œuvre dans la chapelle des Scrovegni. C’est Donatello et Mantegna au XVe sicle. C’est aussi la ville de Saint-Antoine, et la capitale économique de la Vénétie. C’est une ville splendide et vivante. Elle avait tout pour être l’écrin d’un grand festival de jazz.
Les concerts gratuits se déroulaient tous les jours à l’hôtel Plaza à 18h30, le même groupe revenant à 21h30. Les autres au Cinema Teatro Torresino ou au magnifique Teatro Verdi.



Wayne Escoffery Standards © Serge Baudot


Ouverture officielle lundi 9 avec Wayne Escoffery Standards. Le saxophoniste ténor est né à Londres en 1975 mais il a émigré aux Etats-Unis en 1986. Il est passé par le Thelonious Monk Institute, a tourné avec le Mingus Big Band, Tom Harrell, Jackie McLean. Il était en compagnie de Xavier Davis (p), Lorenzo Conte (b), et Joris Dudli (dm). Le concert démarre à fond la caisse avec des musiciens qui ont envie de jouer, qui se donnent dès les premières notes dans un style assez proche du hard bop. Le saxophoniste opère une sorte de synthèse entre Coltrane, Rollins et Joe Henderson, entre autres; il connaît l’histoire du saxophone. Il joue sur toute la tessiture avec des étapes intempestives dans l’aigu. C’est un rentre-dedans. Le pianiste est pas mal non plus; il aime placer des citations, Powell, Ellington, Monk, avec des montées et descentes harmoniques fulgurantes. Basse et batterie s’entendent à merveille. Le batteur a fait partie du Vienna Art Orchestra, il en reste une mise en place parfaite. Un quartet à l’aise, qui joue avec générosité et flamme, sans se poser de problèmes annexes; oui ça sent bon le hard bop.

Campato in Aria © Serge Baudot


Deuxième concert du jour avec le Trio Campato in Aria: Mauro Ottolini (tb, btp), Vincenzo «Titti» Castrini (acc), Daniele Richiedei (vln). Mario Ottolini est né en Italie en 1972, après le conservatoire de Trento il a étudié le jazz avec Franco d’Andrea et Steve Turre, puis il a joué avec une foule de Grands dont Frank Lacy, Kenny Wheeler, Carla Bley, Steve Swallow, Maria Schneider. C’est aussi un musicien de la recherche, et de toutes les aventures. Personnage haut en couleurs, expansif et grand lyrique. Il présentait un trio pas totalement jazz, mais quelle musique! Le jeune violoniste est assez extraordinaire, capable de jouer du violon comme d’une guitare ou d’un instrument à percussion; à l’archet, il possède une technique irréprochable, et les phrases fusent un peu à la façon de Grappelli: un musicien à suivre. L’accordéoniste est de grande classe, il joue de l’accordéon à boutons depuis l’âge de 9 ans, et sa vie musicale prit son essor avec la rencontre d’Ivano Scattolini, le célèbre accordéoniste gitan de Mantoue. Il joue aussi du piano et évolue entre le jazz et différentes musiques. C’est un chanteur à la voix grave, écorchée, qui prend aux tripes. Il fut billant sur «Surprises» la célèbre valse de Scattolini, jouée jazz. Quant au tromboniste, il est de l’école Steve Turre, Gary Valente; pas mal non plus à la trompette basse. Le trio ne manque pas d’humour, comme par exemple avec ce «Carovana nera», démarque du «Caravan» d’Ellington-Tizol; du sens du blues comme avec ce «Gypsy Blues»; des souvenirs new-orleans sur «On the Sunny Side of the Street»: bref c’est une musique mosaïque très personnelle, ancrée sur le jazz de différentes époques et des musiques populaires. Un concert intense.



Le mardi 10, place à quelques Français avec un trio découvert à Nancy (ville jumelle de Padoue) par Gabriella Piccolo: Johannes Müller (ts), Gautier Laurent (b) et Franck Agulhon (dm). Pas évident ce genre de trio, mais les trois musiciens s’en tirent à merveille, essentiellement par le jeu du batteur qui tisse un arrière-plan aux multiples figures rythmiques développées dans un courant continu, ce qui, aidé des lignes de basse, donne une parfaite assise au saxophoniste ténor qui joue essentiellement dans le médium et le grave avec un son métallique et chaud à la fois, avec toujours une inspiration mélodique. A noter quelques beaux unissons sax-contrebasse. Un trio bien dans l’échange et le partage, sur des thèmes de Jarrett, Jim Hall, entre autres. Gros succès.

Gautier Laurent, Johannes Müller, Franck Agulhon © Serge BaudotFrancesco Bearzatti Tinissima Quartet © Serge Baudot

Deuxième partie avec Francesco Bearzatti (ts, cl) à la tête de son Tinissima Quartet pour «Monk&Roll»; voilà déjà une annonce iconoclaste et je me demandais ce que nous allions écouter. Je n’avais quand même pas trop de craintes sachant que Bearzatti est un grand jazzman. Et je ne fus pas déçu, au contraire! On trouvait Giovanni Falzonne(tp), Danilo Gallo (b) et Antonio Fusco (dm). Là encore ni piano, ni guitare, mais un contrebassiste qui remplace allègrement les deux instruments. Ça démarre plein pot avec un groupe chauffé dans la fournaise des enfers. C’est Monk, et c’est du rock (genre Zappa quand même). Le batteur réussit à marteler une rythmique rock, aidé souvent par la basse, tout en battant les figures jazz. Mélange assez détonnant. Les quatre musiciens sont dans une forme éblouissante, se donnent à fond, avec une joie étourdissante. Tous les grands thèmes de Monk y passent: «Misterioso, Bemsha Swing, Bye-Ya, Brilliant Corners, Straight No Chaser, Blue Monk, Crepuscule With Nelly, etc.» Les thèmes sont respectés, mais les arrangements sont absolument nouveaux. Le trompettiste est en plein délire, mais délire toujours maîtrisé quand même; c’est aussi un chanteur fou à la manière de Phil Minton. Le saxophoniste joue parfois saturé à la façon des guitares rock: un Jimi Hendrix du sax, et ça déménage! Bearzatti jouera un solo absolu, mêlant des phrases de Bach à son langage jazz, (il me confiera qu’il joue souvent chez lui les Suites de Bach pour violoncelle et les Partitas, mais à la clarinette). Solo époustouflant qui révèle un grand saxophoniste, original, imaginatif, qui sort de tout ce qu’on entend chez les ténors en ce moment. S’il fallait choisir un moment, mais tout le concert fut sur les hauteurs avec une mise en place qui force l’admiration, je prendrais leur version de «‘Round Midnight», décapante à souhait, lyrique et mystérieuse à la fois. Voilà une formidable façon de sortir des sempiternelles expositions du thème suivies des enchaînements de solos. Espérons que ce Tinissima Quartet se produira en France.

Bebo Ferra Voltage © Serge Baudot


Le mercredi 11, premier concert avec le pianiste Spike Wilner et son trio: Tyler Mitchell (b), Anthony Pinciotti (dm), concert auquel malheureusement je n’ai pu assister.
En deuxième partie, le guitariste Bebo Ferra et son trio Voltage: Gianluca Di Ienno (org) et Nicola Angelucci (dm). On a connu Bebo Ferra dans le Devil Quartet de Paolo Fresu (ils sont nés tous ceux en Sardaigne). C’est un guitariste subtil au jeu chantant, parfait pour ce trio avec orgue Hammond. Trio plaisant, manquant tout de même de flamme de la part de l’organiste; les thèmes joués étant tous dans le même moule. Un bel hommage à Duke sur «Caravan» et une valse jazz assez prenante pour finir.
Hélas, mon séjour s’arrêtait là! Il restait à venir, pour citer les plus connus le chanteur Kurt Elling pour «Passion World»; The Bad Plus: Reid Anderson (b), Ethan Iverson (p), Dave King (dm); Ameen Saleem avec The Groove Lab.

Le festival c’est aussi des présentations de livres:
-Storie di Jazz de Enrico Bettinello (Arcana ed .): Guide sentimental sur la vie et la musique de 50 maîtres.
-Gli Standard del Jazz, une guida al repertorio de Ted Gioia (Siena Jazz 2015, ed.) présenté par Francesco Martinelli.
Des expositions photographiques:
-NULL de Lorenzo Scaldaferro.
-Radici de Alessandra Freguja
- AM JAZZ (Three Generations Under The Lens) de Adriana Mateo. La présentation du livre eut lieu au cours du vernissage de la très belle exposition de photos du livre sous les voûtes du magnifique Palazzo Moroni, en présence de l’artiste. (cf. une présentation de ce beau livre dans la rubrique «Livres»).

Le festival c’est aussi des concerts et des manifestations jazz tout au long de l’année.

Certes le festival a dû réduire sa voilure depuis quelques années suite aux différentes crises. Gabriella ne se laisse pas abattre malgré les difficultés et réductions de budget, les retards de paiement qui mettent en danger l’avenir. Néanmoins, c’est avec un courage et une opiniâtreté dignes d’admiration qu'elle se bat pour que continue ce festival. Gabriella a trois passions majeures dans sa vie, le jazz, la photo et les Porsche. Comme elle dit: Quand on est mû par une passion, on passe au-dessus de la fatigue, des peines et des difficultés. Fassent tous les dieux recensés qu’elle puisse, avec l’aide de sa chaleureuse équipe, continuer à produire et animer ce festival à nul autre pareil.

Serge Baudot
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Cormòns
, Italie

Jazz & Wine, 22-25 octobre 2015


La 18e édition du Festival du Frioul a enregistré une progression en termes de qualité et de variété des contenus, ainsi que de la participation du public, dans lequel s’intègrent, comme toujours, des spectateurs autrichiens et slovènes. En outre les manifestations ont confirmé leur enracinement profond dans le territoire, grâce à la conjonction entre la musique, les vins et les produits locaux dont on a pu jouir dans les différentes fermes du Collio, situées soit sur les versants du Frioul ou ceux de Slovénie, où se sont déroulés presque tous les concerts du matin et de l’après-midi, tandis que ceux de la soirée avait lieu comme d’habitude au Teatro Comunale di Cormòns.



Sheila Jordan et Cameron Brown © Luca D'Agostino/Phocus Agency by courtesy of Jazz & Wine



Effectivement, l’écoute de quelques représentants historiques du langage jazzistique est comparable à la dégustation d’un grand vin de grande année. La similitude s’applique parfaitement au cas de Sheila Jordan. Au bel âge de 87 ans, dans l’admirable duo avec Cameron Brown, Miss Jordan maîtrise d’une façon stupéfiante des ressources vocales pas encore attaquées par le temps. Sa tessiture limitée est compensée et valorisée par une ample gamme de nuances, un swing et un timing parfaits, une très véloce articulation du scat, une diction limpide et des glissements phonétiques qui ajoutent d’autres couleurs. En ressort l’aptitude du duo à transposer dans des tonalités différentes des ballades comme «Yesterdays», «Autumn in New York» et «Ballad of the Sad Young Men» ou le Fred Astaire de «Let's Face the Music and Dance» et «Cheek to Cheek», donnant lieu à de vraies et personnelles transformations. En même temps des fragments de Parker et Coleman, «Goodbye Pork Pie Hat» et «Dat Dere» offrent des occasions de défi et non pas de citations philologiques. En d’autres termes, une authentique leçon de comment faire vivre – au vrai sens du mot – la tradition à travers la capacité narrative, racontant des histoires de vie dans une identification totale entre la personne et l’artiste.




Gerald Clayton, Charles Lloyd, Joe Sanders, Eric Harland © Luca d'Agostino/Phocus Agency by courtesy of Jazz & Wine


Classe 1938. Charles Lloyd poursuit son parcours rigoureux. Avec le nouveau quartet il exploite des canevas basés sur de simples idées motivées pour construire de longues exécutions sans solution de continuité, fournissant toujours aux collègues des indications efficaces sur les directions à entreprendre, soit qu’on parte de pédales modales ou de fragments mélodiques ou bien on s’aventure sur des tempos libres. Le tissu rythmique mobile est combiné à une maîtrise dynamique et à une grande variété de figures par Eric Harland (dm), et avec finesse et puissance par Joe Sanders (b). La matière harmonique est analysée et approfondie par Gerald Clayton (p) avec goût, mesure et originalité dans le choix des voicings. En se concentrant exclusivement sur le ténor, à part la flûte sur un morceau, Lloyd a confirmé comment la parcimonie du langage est le patrimoine des grands.



Des générations en confrontation. Une définition qui pourrait bien s’adapter au Trio Generations de Joe Fonda (b) et Michael Jefry Stevens (p). Ils vous convient en fait à diverses « anime » : l’approche d’improvisateurs téméraires de la part des deux leaders; le bagage des expériences diverses du batteur autrichien Emil Gross ; l’héritage du tempérament afro-américain de l’invité Oliver Lake (as). L’interaction entre Fonda et Stevens produit une réserve inépuisable trouvailles qui permettent à la free improvisation de revivre une vie propre sans se bercer sur les lauriers d’un passé désormais faisant partie de l’histoire. La créativité avec laquelle Fonda et Stevens tirent des structures des cellules et des fragments rythmiques – le bassiste explorant – dans une sorte de symbiose - toutes les possibilités cachées et les surfaces de l’instrument ; le pianiste avec un toucher souvent dépouillé et percussif. Lake pénètre, parfois presque à la peine, dans ce magma bouillonnant d’idées et de lignes difficiles, asymétriques et au son décapant.



Le quintet Snowy Egret de Myra Melford est une des formations la plus avancée de la scène contemporaine. Les compositions de la pianiste brillent par la précision et l’agencement des phrases thématiques, la stratification des parties rythmiques, la jouissance de quelques lignes mélodiques et le croisement des parcours improvisés, dans une sorte de jeu d’emboîtement. Un esprit collectif animé par une discipline de fer prévaut absolument, qui détermine la suppression quasi totale des rôles de soliste et de la hiérarchie. A tel point que la pulsation rythmique incessante émanant de Stomu Takeishi (b) et de Ted Poor (dm) se révèle être un interlocuteur paritaire pour les entrelacements produits par le piano, la guitare (Liberty Ellman) et le cornet (Ron Miles).


Disorder at the Border représente un trio des frontières à tous les sens du mot, étant entre autres composé de deux Frioulans –Daniele D’Agaro (ts, as, cl, bcl) et Giovanni Maier (b)– et du Slovène Zlatko Kaučič (dm, perc). Dans l’empathie absolue du processus improvisateur le trio apporte la sève vitale –et ils y ajoutent autre chose– des compositions d’Ornette Coleman telles que «New York», «Faithful», «Jump Street», «The Garden of Souls», «Mob Job» et «Him and Her». Les trois vous déversent des éléments tirés de leur long militantisme dans les avant-gardes européennes, spécialement en ce qui regarde l’attention méticuleuse aux dynamiques et aux timbres : la gamme linguistique et expressive des anches, le travail minutieux avec l’archet, les couleurs produites avec le support de divers objets. On passe ainsi de moments de liberté contrôlée, et sans traumatisme, à des échappées de 4/4 swinguant et à des up tempo soutenus. Dans un tel contexte Ornette n’est plus ni une icône, ni une image pieuse, mais il devient la source de nouvelles idées.


Après tant de musique de recherches on n’a pas manqué d’évènements grand public, au nombre desquels on peut compter quelques désillusions. Le Devil Quartet reste une des meilleures expressions de la poétique de Paolo Fresu, dont la proverbiale veine mélodique (on prendra en exemple une version très intimiste de «Blame It on My Youth») qui est contrebalancée par une rythmique des plus incisives et une teneur plus élevée d’urgence expressive. A part quelques concessions au public (la mélodie cajoleuse de «E se domani», le rock up tempo de «Satisfaction»), les exécutions défilent agréablement, fluides, poussées par l’attelage du couple rythmique Stefano Bagnoli (dm)-Luca Bulgarelli (b), ce dernier ayant remplacé Paolino Dalla Porta, et par l’éclectisme de Bebo Ferra (g), deuxième plateau de la balance : comme interlocuteur de Fresu et comme véhicule, avec son propre instrument, du dualisme entre ange et démon à la base de la philosophie du groupe.

Stanley Clarke © Luca d'Agostino/Phocus Agency by courtesy of Jazz & Wine


Au delà de certains aspects spectaculaires tenant au consensus facile, Stanley Clarke poursuit avec cohérence sa ligne stylistique. Doté comme toujours d’un phrasé délié et puissant à la contrebasse et d’un son unique à la basse électrique, Clarke offre un mélange savant et contagieux de jazz, latin, jazz rock et funk. Comme il arrive souvent, il met en évidence la limite de trop concentrer la musique sur elle-même et sur sa propre virtuosité. Mais on lui reconnaît le mérite d’avoir donné de la place à trois jeunes pleins de talent : le pianiste géorgien de 19 ans Beka Gochiashvili, doté d’une inventivité et d’une technique prodigieuse; le batteur âgé de 20 ans Mike Mitchell, pyrotechnique et trop exubérant, mais sans doute pourvu d’un potentiel notable : Cameron Graves (kb), plus vieux de quelques années, fonctionnant bien dans le contexte.



Au contraire Jeff Ballard confirme le fait de ne pas posséder une personnalité de leader. Son trio avec Lionel Loueke (g) et Chris Cheek (ts), assemble des suggestions et des matériaux hétérogènes, de manière plaisante mais assurément dispersive. Il saute donc du latin au funk, du bebop «Ah-Leu-Cha» au rock blues «Blinded by Love» d’Allen Toussaint dans la version de Johnny Winter. Un tel manque de cohérence dans le projet se reflète aussi dans l’écriture de Ballard – à dire vrai plutôt plate – et limite notablement l’apport de ses valeureux collègues, malgré tout.



Le Kenny Garrett actuel constitue un exemple classique de comment le succès peut monter à la tête. Malheureusement, il ne reste aujourd’hui même pas l’ombre du puissant saxophoniste alto qui s’était révélé avec les Jazz Messengers et consacré par Miles Davis. Avec son quintet actuel –Vernell Brown (p), Corcoran Holt (b), McClenty Hunter (dm) et Rudy Bird (perc)– Garrett a donné vie (si on peut dire ainsi) à une musique logorrhéique, vulgaire, privée d’intuitions, avec laquelle on dérape souvent sur des trames banales et en clin d’œil, cherchant inévitablement à impliquer le public, une partie duquel est bien sûr tombée dans le piège. Grand succès, oui, mais pour combien de temps encore?


Enfin, cela vaut la peine de mentionner la place justement réservée au rapport avec les traditions populaires grâce à la présence de deux formations complètement différentes. Dirigée par le spécialiste de l’accordéon diatonique Riccardo Tesi et complétée par Maurizio Geri (g, voc), Claudio Carboni (ss, as, bs) et Gigi Biolcati (perc), Banditaliana prend son origine dans l’étude et la revitalisation des fonds du folklore toscan. Au cours des années le groupe a introduit dans son œuvre expressive des éléments et des idées puisées dans les patrimoines d’aires diverses: des Balkans à la Turquie, de la Méditerranée Occidentale à l’Afrique Subsaharienne. Ce qui rend la proposition musicale encore plus désirable et justifie le vaste consensus obtenu dans toute l’Europe et même jusqu’en Australie. Le jeune trio d’archets autrichien Netnakisum –Claudia Schwab (vln, voc), Marie-Theres Härtel (vla, voc), Dee Linde (cello, voc)– se concentre à la revisite jubilatoire de matériaux disparates. Pour l’occasion les trois sympathiques garçons, ont, avec Matthias Schriefl (tp, flh, alphorn) donné la priorité et l’importance aux liens avec la tradition populaire autrichienne en s’arrêtant cependant plus d’une fois sur les modes de la musique classique indienne étudiée avec le collègue allemand.


Après quatre jours aussi intenses, on laisse Cormòns et le Collio avec la nette sensation d’avoir participé à une authentique expérience culturelle. Des applaudissements sincères vont à l’association Controtempo, organisatrice des événements, et au travail efficace réalisé sur la base du bénévolat par ses membres. De nos jours ce n’est pas peu.


Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot
Photos:
Luca d'Agostino/Phocus Agency © 2015 by courtesy of Jazz & Wine

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Boulazac, Dordogne

Festival des Musiques de La Nouvelle-Orléans en Périgord, 16 octobre 2015

Le MNOP est né de la passion d’un homme, Jean-Michel Colin. Lorsqu’il prit sa retraite en 1998, ce cardiologue de Périgueux, amateur et collectionneur de jazz depuis l’adolescence, put enfin disposer du temps indispensable pour faire partager son amour de cette musique. C’est ainsi que naquit, en 2000, le Festival des Musiques de la Nouvelle-Orléans à Périgueux. Outre l’intérêt pour la musique et les musiciens de Crescent City, le choix de cette dénomination tint au fait que Joseph Roffignac, qui fut membre du Comité de défense de La Nouvelle-Orléans lors de l’attaque anglaise en 1814-1815 et en devint le maire de 1820 à 1828, est après un long exil revenu mourir en France, à Coulouniex-Chamiers, maintenant dans l’unité urbaine de Périgueux. MNOP a par le passé reçu la fine fleur de la musique néo-orléanaise: Don Vappie, Wendell Brunious, Plas Johnson, Charmaine Neville, Otis Taylor, Evans Christopher…




Jason Marsalis, Rodney Jordan, Marcus Roberts © Félix W. Sportis


A l’occasion de son 15e anniversaire, Le Festival des Musiques de la Nouvelle-Orléans en Périgord a, vendredi 16 octobre 2015, donné le final de la manifestation avec une soirée exceptionnelle, Gershwin N’Funk. De 20h à 4h du matin, plus de 70 bénévoles ont œuvré pour offrir aux 2700 spectateurs présents, dans une organisation rigoureuse et chaleureuse, un programme exceptionnel, aussi prestigieux que festif. Dans la salle bondée du Palio de Boulazac, Stéphane Colin, président de l’association, avait pour l’occasion invité le Marcus Roberts Trio à se produire accompagné par l’Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine placé sous la direction de Bastien Stil, ainsi que la formation funk du chanteur et tromboniste Glen David Andrews, tout droit venu de New Orleans.

Dans le cadre de ses activités culturelles décentralisées, le Festival MNOP avait déjà donné ses dix-huit concerts d’été 2015 en Dordogne et dans le Lot-et-Garonne. Deux groupes, constitués de musiciens louisianais et français, se sont ainsi produits tout au long du mois de juillet 2015 pour faire découvrir au public local les divers aspects de la musique jouée à La Nouvelle-Orléans en allant au devant du public aquitain. John Fohl & Benoît Blue Boy, d’une part, et Erica Falls & the Roomates, d’autre part, ont ainsi tourné en Périgord entre les 17 et 27 du mois, animant les festivités à Douchapt, Loubazac, Hautefort, Mussidan, Atur, Le Bugue, Duras, Sorges, Lembras, St-Laurent-sur-Manoire, Thiviers, Razac-sur-l’Isle, Savignac Lédrier, Champcevinel, Mussidan et Perigueux… Le spectacle du vendredi 16 octobre constituait par conséquent le point d’orgue de l’édition 2015.

Le programme de la soirée du 16 octobre dernier hantait l’esprit du président fondateur, Jean-Michel Colin, depuis plusieurs années; en fait depuis qu’il vit la vidéo consacrée à la musique de Gershwin enregistrée en 2003 à Berlin par le Philharmonique dirigé par Seiji Ozawa et le trio de Marcus Roberts. Après consultation des membres de l’association qui examinèrent la faisabilité du projet, Stéphane, son fils devenu président, s’attachât depuis plus d’un an à le réaliser. Soirée exceptionnelle plus qu’ambitieuse. Car Marcus Roberts, qui voyage beaucoup aux Etats-Unis et au Canada, sort peu du continent américain; il vient rarement en Europe1 et moins encore en France2, si ce n’est à Marciac pour faire plaisir à son ami Wynton Marsalis en 2008 et 2009. Après avoir sondé les intentions du pianiste et de son agent, Lynn Moore, Colin père et fils prirent l’attache de la direction de l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine. Après plusieurs mois de négociations, MNOP eut l’accord des parties intéressées pour l’organisation de ce concert (le second en France depuis 1998) pas-comme-les-autres. Profitant de la présence de ce soliste atypique à la mi-octobre, l’Auditorium de Bordeaux programma également, les 14 et 15 octobre, deux représentations du Marcus Roberts Trio accompagné par l’ONBA dirigé par Bastien Stil pour une soirée Gershwin. Ce fut l’occasion pour le public bordelais, qui vint nombreux et s’en régala, d’assister dans la superbe Salle Dutilleux à deux concerts remarquables longuement applaudis par l’assistance. Dans la capitale aquitaine, le programme, totalement George Gershwin orienté classique, différa de celui de Boulazac en ce qu’il présentait la face «sérieuse» du compositeur de Porgy and Bess. Furent donnés en première partie, par l’orchestre seul Strike Up the Band (composé en 1927) dans la version de Don Rose (1930) pour orchestre symphonique, puis le Concerto pour piano et orchestre en fa (1925); en seconde partie furent jouées la Rhapsody in Blue (1924) et les Variations sur I Got the Rhythm (1934). En bis, le premier soir, le trio interpréta «Lady Be Good» (1924) et le second «The Man I Love» (1924), autres pièces du compositeur américain.

Le concert du Palio à Boulazac, vendredi 16 octobre, fut préparé avec beaucoup de soins, tant au plan technique que musical. Le sound check commença à 16h30. N’étant pas à proprement parler un lieu de concert, la salle dispose néanmoins d’un dispositif technique permettant d’en atténuer sensiblement les insuffisances. La mise au point réalisée par l’ingénieur du son qui, pendant une bonne heure avec le concours du chef d’orchestre et des musiciens, permit de sonoriser les pupitres et d’en équilibrer les rapports, a autorisé un rendu acoustique remarquable. En sorte que l’équilibre piano/orchestre fut de meilleure qualité qu’à l’Auditorium de Bordeaux; face à la masse sonore des 72 musiciens dans l’espace ouvert de la Salle Dutilleux (les spectateurs sont répartis tout autour de la scène), le Steinway de concert D-274 s’y est avéré moins performant que le B-211 au Palio. Vers 17h30, les musiciens de l’orchestre et le trio se mirent en place pour une répétition et la mise en place des «raccords» et des conventions. La séance préparatoire se prolongea jusqu’à 18h45.

Le concert commença à 20h précise. Stéphane Colin présenta l’ensemble de la soirée et les musiciens, avant de laisser la scène aux membres du Marcus Roberts Trio, à savoir Rodney Sweet Jordan (b), Jason Marsalis (dm) et Marcus Roberts, lui-même. Pendant un peu plus de cinquante minutes ils ont donné un formidable récital de jazz. Le choix du répertoire du trio pour la première partie de cette soirée avait fait l’objet d’un long conciliabule de la Marcus Roberts Team. Fut retenue une liste de huit thèmes, dont sept seulement furent interprétés («Where or When» –Richard Rogers, Lorenz Hart-1937 ne le fut pas). Le set commença avec «Cole After Midnight» (Marcus Roberts-1998), composition écrite par le pianiste en hommage à Nat King Cole et Cole Porter, qu’il enregistra en juin 1998 pour la première fois avec le Marcus Roberts Trio (avec Roland Guerin à la contrebasse) dans son album Cole After Midnight, (Columbia 69781). Le thème fut exposé en tempo medium dans une stylistique de blues, le bassiste ne marquant l’harmonie qu’un temps sur deux et le batteur s’y associant avec un jeu de balai aussi discret qu’efficace; la souplesse du tempo des accompagnateurs du pianiste était un modèle. Puis le trio doubla le temps et la machine à swing fit merveille. La cohésion du trio fut ainsi mise en valeur de brillante manière.

Marcus enchaîna sur «Ain't Misbehavin» (Fats Waller-Andy Razaf-Harry Brooks–1929), composition qu’il joue souvent et qu’il enregistra notamment dans l’album New Orleans Meets Harlem Vol 1 (J-Master Records 859700855737)3 avec Roland Guerin en mai 2006. Dans cette version, en donna une introduction blues différente de l’enregistrement, avant d’en reprendre une exposition classique du thème. Il laissa également plus d’espace à ses deux musiciens: Rodney Jordan prit trois chorus et Jason deux. Dans la reprise finale, Marcus en revint à un style blues d’influence Jelly Roll Morton.

«Lady Be Good» (George Gershwin, Ira Gershwin-1924) fut à l’origine composé pour une comédie musicale du même titre. Marcus Roberts a semble-t-il redécouvert ce thème à l’occasion des différentes formes de célébration publique du centenaire du compositeur américain après 1998; essentiellement en concerts, notamment en compagnie de Seiji Ozawa, comme une sorte de complément jazzique de ses pièces classiques. Il avait, en effet, enregistré en 1994 avec Reginald Veal (b) et Herlin Riley (dm), un album superbe, Gershwin for Lovers (Columbia 477752 2)4, dans lequel cette pièce ne figurait pas. Comme dans le bis du 14 à Bordeaux, le 16 octobre à Boulazac Marcus choisit cette œuvre pour mettre en valeur le remarquable contrebassiste qu’est «Sweet» Jordan qui en donna un formidable solo à l’archet.
Jason Marsalis eut droit également à un thème pour faire apprécier son talent, «Blues Five Spot» (Thelonious Monk–1958). Sur cette pièce en 12 mesures, à la structure épurée en tempo medium, il fit apprécier au public, qui l’a longuement applaudi, sa mise en place et sa musicalité.

Ensuite, accompagné par le batteur sur un tempo medium ternaire forme néo-orléanaise bien venu, Rodney Jordan exposa pizzicato, le thème de George Gershwin «They Can’t Take That Way From Me» (1937), déjà enregistré par Marcus en trio dans Gershwin for Lovers. Ce trio en donna une version différente de l’album, plus conforme au concert live. Le public apprécia. Le thème étant à nouveau exposé par le contrebassiste accompagné discrètement aux balais par Jason, «Honeysuckle Rose» (Fats Waller, Andy Razaf-1929) prit des couleurs tendres à en devenir suave sous les doigts de Marcus avant d’être traité en un mode bitonal et sur un rythme vif et soutenu dans le solo de slap bass de Jordan spectaculaire très applaudi par les spectateurs. Ce premier set en trio de jazz, de nature somme toute très classique dans le choix du répertoire, se termina avec «What Is This Thing Called Love» (Cole Porter-1930). Ce thème avait été enregistré en 1992 par Marcus Roberts en piano solo dans son album If I Could Be With You (Novus 4163149-2)5. Il avait par la suite été repris en trio avec Roland Guerin en juin 1998 dans Cole After Midnight et donné dans une version fameuse au Festival de Jazz de Marciac en 20096. La pièce, construite sur un leitmotiv du contrebassiste dans un tempo afro-cubain, fut mise en place par Jason Marsalis. Il se poursuivit dans un long solo de batterie et trouva sa résolution dans une sorte de dialogue piano/batterie au cours duquel le pianiste a pu faire apprécier sa finesse harmonique et la clarté de son toucher.

Tout au long de cette première partie, Marcus Roberts a joué du trio, mettant en avant le talent de ses musiciens en tant que soliste mais également dans leur capacité à trouver dans un dialogue permanent la complicité bien comprise d’une structuration rigoureuse de l’interprétation. Peu habitué à une telle exigence formelle dans les actuels groupes de jazz, le public, fut d’ailleurs, dans un premier temps, surpris par la perfection de l’exécution de cette formation avant d’applaudir à tout rompre. Malgré la standing ovation, les impératifs du timing de la soirée, ne permirent pas au trio de donner de bis.

Marcus Roberts et Bastien Stil © Félix W. Sportis


Après un entracte d’une vingtaine de minutes, les musiciens de l’orchestre s’installèrent puis entrèrent les membre du trio accompagné du chef, Bastien Stil. Deux pièces étaient au programme: en premier, le Concerto en fa majeur, ensuite la Rhapsody in Blue. Marcus Roberts possède une solide expérience de l’exercice. Hormis ses multiples performances avec Seiji Ozawa en Europe et au Japon, la dernière en 2014 avec le Saito Kinen Orchestra, il donnait déjà en 1992 un concert Gershwin avec le Baltimore Symphony sous la direction de Marin Aslop. Et, en avril 2013 pour célébrer l’anniversaire de la mort du Pasteur Luther King, il créait avec l’Atlanta Symphony Orchestra, sous la direction de Robert Spano, Spirit of the Blues, son concerto en ut mineur pour piano et orchestre, dédicacé conjointement à Seiji Ozawa et Martin Luther King.

Le Concerto en fa majeur fut composé par Gershwin en 1925. Cette pièce concertante classique en trois mouvements (Allegro, Adagio et Andante con moto, Allegro agitato) lui avait été demandé par Walter Damrosch, le chef du New York Symphony Orchestra qui avait assisté à la création de la Rhapsody in Blue interprétée par le compositeur au piano avec l’orchestre de Paul Whiteman (21 février 1924). L’œuvre se rattache à la tradition des compositeurs russes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, particulièrement Tchaïkovski et Rachmaninov, avec lequel il présente une parenté lyrique. Marcus Roberts et son trio en donna l’adaptation qu’il joue habituellement avec Seiji Ozawa.

Dans la forme orchestrale que nous lui connaissons, la Rhapsody in Blue, composée en 1924 par George Gershwin, n’est pas totalement de sa plume. La réduction pour deux pianos, qu’il écrivit en moins de cinq semaines, fut confiée pour l’orchestration à Ferdé Grofé (1892-1972)7 huit jours avant sa création; il en donna trois versions différentes, 1924, 1926 et 1942 celle habituellement jouée. La pièce fut donnée en première le 12 février 1924 à l’Aeolian Hall de New York par le compositeur au piano, dont la partition n’avait pas encore été complètement fixée, avec l’orchestre de Paul Whiteman dans le cadre d’un programme présenté comme An Experiment in Modern Music. La version qu’en donna Marcus Roberts est une adaptation; la partie orchestre reste celle de Grofé mais celle du piano a été très largement développée pour le trio sous forme de cadences, ce qui lui confère son caractère jazz – notamment dans celle où il fit référence à la manière d’Erroll Garner – en dialogue avec l’orchestre symphonique.

Bastien Stil et les musiciens de ONBA ont joué le jeu; peut-être plus facilement qu’à Bordeaux où le cadre les contraignait davantage, leur laissant moins de disponibilité. Le chef, qui est jeune (né en 1975), possède une déjà large expérience en tant qu’instrumentiste mais également à la direction. Il a déjà fréquenté le milieu du jazz (Yusef Lateef, Dave Liebman, Wayne Shorter). Il a dirigé non sans rigueur mais avec beaucoup de doigté, laissant au pianiste et surtout au trio plus d’espace d’expression et même un rôle de guide dans le ton général. Le dialogue, moins guindé, s’est déroulé avec beaucoup de complicité. Il y eut même parfois de véritables moments de fête. Les membres de l’ONBA, souvent jeunes, ont manifesté une spontanéité dans leur manière qui ne fut pas pour rien dans la réussite du concert. Quant au trio, il fut magique. Rodney Jordan est un très grand contrebassiste, une mise en place irréprochable et une maîtrise instrumentale exceptionnelle; ses parties à l’archet ont impressionné par leur perfection, quant aux parties de slap, elles étonnent toujours autant. Jason Marsalis est l’organisateur du groupe; ses introductions, ses interventions structurent les pièces et son accompagnement ne souffre d’aucune faiblesse: c’est rigoureux et ça swingue. Marcus Roberts a été égal à lui-même: parfait en tant que pianiste avec une clarté de toucher et une innovation permanente dans la musicalité. C’est un grand soliste mais également un musicien intelligent et profond. Il «joue du trio» avec beaucoup de finesse: nous sommes dans la musique et non dans le spectacle.

Passionné par la prestation des musiciens, subjugué par le spectacle et par le caractère jubilatoire de cette musique juvénile (rappelons que Gershwin n’avait que 27-28 ans quand il composa ces deux pièces), le public se laissa emporté. Peu averti des usages et des conventions de la musique classique, il se laissa emporté par l’enthousiasme et ne se priva pas d’applaudir chaleureusement la fin de chaque solo, comme dans un concert de jazz, sans attendre la fin de la pièce; ce qui ne troubla ni les jazzmen habitués à ces pratiques d’aficionados ni les classiques de l’ONBA, qui n’étaient pas les derniers à manifester leur plaisir.
Les artistes sont partis sous un tonnerre d’applaudissements. Le public debout en redemanda longtemps. Mais après trois jours non-stop, ils semblaient fatigués. D’autant qu’après eux, la soirée continua.

En une demi-heure pendant l’entracte, la nouvelle scène fut installée, prête à recevoir la formation funk du chanteur et tromboniste Glen David Andrews (qui n’avait pas manqué de venir saluer «un pays», Jason, pendant la répétition), tout droit venu de New Orleans. Sa prestation ne releva pas du même registre. Musique populaire, festive qui immédiatement fit descendre de public pour danser devant la scène et dans les travées. Jeunes et moins jeunes, parfois même un peu décatis ‘68, ils ont dansé avec joie et bonheur sur des airs nouveaux qui sentaient fort ceux de leur jeunesse. Le spectacle ressemble beaucoup à celui de Troy Shorty Trombone Andrews, son cousin. Il n’en a cependant ni la puissance d’impact ni le background orléanais. Le chanteur est de qualité, mais l’instrumentiste n’est pas du même niveau. Moment sympathique qui se prolongea deux bonnes heures durant. Après quoi, les feux de la rampe laissèrent le Palio dans une mi-ombre besogneuse où s’afféraient les employés municipaux. En moins de deux heures la salle redevint un immense plateau vide sous la lumière blafarde des plafonniers.

Derrière, la réception était occupée par les résistants. Avait été organisée une jam after hours, qui se prolongea In the small hours of the morning, à la plus grandes joie des lève-tard!
La programmation de ce 15e anniversaire du Festival MNOP fut tout à fait exceptionnelle. Après un spectacle qui a vu presque 3000 personnes s’enthousiasmer pour le trio de Marcus Roberts accompagné par l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine, formation symphonique habituellement peu fréquentée par ce type de public, on ne peut que se réjouir du travail effectué par l’équipe de l’Association et ses bénévoles dans sa capacité à fidéliser une assistance d’année en année plus nombreuse pour découvrir la variété, la richesse et la beauté d’une culture authentique.
Puissent les pouvoirs publics assumer leur mission culturelle et leur devoir envers la mémoire de Joseph Roffignac, pour que, l’an prochain, cette population revienne et assiste aussi nombreuse à un concert de clôture du Festival des Musiques de La Nouvelle-Orléans en Périgord proposant un programme de même tenue.
Félix W. Sportis
Texte et Photos


1. Il n’y est venu qu’une dizaine fois: la première en 1981 dans le cadre de Jazz Abroad; ensuite, notamment en 1993, 1998, 2003, 2009 et 2010.
2. Particulièrement en 1993 au théâtre Déjazet à Paris où il se produit en solo, après la sortie de ses quatre premiers albums Novus (The Truth Is Spoken Here, Novus 83051-1988; Deep in the Sheep,
Novus 83078-1989; Alone With Three Giants, Novus 83109-1990; As Serenity Approaches, Novus 83109-1991). Il revient le 17 décembre 1998 au Théâtre des Champs Elysées avec Roland Guerin (b) et Jason Marsalis (dm) à l’occasion d’un programme Gershwin donné par Seiji Ozawa pour célébrer le centenaire du compositeur; c’est le premier d’une longue série avec ce chef, dont le fameux concert public en plein air à Berlin en 2003. Il est, également dans le groupe de Wynton Marsalis à Jazz in Marciac en 2009 (cf. Jazz Hot n° 647) et en trio avec Roland Guerin (b) et Jason Marsalis (dm) en 2010 (cf. Jazz Hot n° 650).
3. Cf. Jazz Hot n° 650.
4. Cf. Jazz Hot n° 519.
5. Cf. Jazz Hot n° 498.
6. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=gIkHAFWL4YA
7. Ferdinand Rudolph von Grofé de son vrai nom, descendant de Huguenots français réfugiés en Allemagne après la Révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685, est né à New York dans une famille de musiciens accomplis.

© Jazz Hot n° 673, automne 2015

Anvers, Belgique

Jazz Middelheim, 13 au 16 août 2015


En 1969, au nord comme au sud du pays, la nostalgie de Comblain-la-Tour était encore vivace. A l’époque, Elias Gistelinck (1935-2005), dirigeait la section jazz de la BRT (radio nationale de langue néerlandaise). Avec l’appui de la radio, il eut l’idée de lancer, au magnifique parc Den Brandt d’Anvers, le premier Jazz Middelheim. De 1969 à 1983, pour des raisons budgétaires, la radio flamande en fit un rendez-vous biannuel. Miel Vanattenhoven (1944-2008), succédant au père du chanteur David Linx, perpétua ce rendez-vous aoûtien. Après le décès de Miel, c’est Bertrand Flamang (Gent Jazz) qui a repris la direction des opérations, lui rendant sa périodicité annuelle. Après quarante-cinq ans, cette 34e édition a généré quelque 30000 entrées en quatre jours. Jazz Middelheim reste, aujourd’hui le plus vieux festival belge en activité.  

Jeroan Van Herzeele © Pierre Hembise


Deux chapiteaux sont installés dans le parc: un grand et un petit, ce qui, ici comme ailleurs, favorise les changements de plateaux en préservant le timing. Judicieusement, jeudi et vendredi, le petit podium était offert à deux personnalités marquantes du nouveau jazz flamand: Fulco Ottervanger (p) d’une part; Jeroen Van Herzeele (ts,ss), d’autre part. Ottervanger est un musicien hollandais qui s’est fixé à Gand. Avec De Beren Gierten, un trio comptant Lieven Van Pee (b) et Simon Seggers (dm), il a remporté le tournoi des jeunes du Middelheim quelques années auparavant. Il s’est révélé depuis comme un musicien complet, alliant des connaissances qui vont du classique à la musique contemporaine en passant par un jazz, dont il fait son ordinaire. Au cours de quatre sets (4 fois 30 minutes), jeudi, il nous a présenté la musique de son trio De Beren Gierten, celle de son quartet Stadt (Joris Cool/b, Frederik Segers/g, Simon Segers/dm); De Beren Gieten + Susana Santos Silva (tp, flh) («Dancing Trust», «A Calling Benefit») et un duo avec le batteur Lander Gyselinck. Nous n’avons pas été particulièrement impressionnés par la trompettiste portugaise, retenant surtout les échanges festifs qui éclatèrent entre le pianiste gantois et le jeune Gyselinck (dm). Fulco Ottervanger (p), par son jeu fulgurant, riche, enjoué et hyper-créatif, est devenu une valeur sûre du piano!
Autre valeur sûre du jazz européen, le saxophoniste Jeroen Van Herzeele (ts, ss) nous présentait, vendredi, quatre facettes de son talent: un duo avec le batteur Giiovanni Barcella, un autre duo avec Fabian Fiorini (p), « Gratitude»: son propre trio  et puis, en finale: Gratitude + Fiorini + Barcella. Le saxophoniste coltranien est éblouissant de facilité à chaque concert - ici, comme ailleurs (Mââk). Avec Fabian Fiorini, ils ont explosé la musique. L’amplitude du timbre de Jeroen  (ténor+soprano) et l’intensité du discours de Fabian sont impressionnants. Leur approche actuelle conserve le meilleur des swings! Il n’y eut pas de second podium le samedi. A la place: le «Broken Brass Band»: un marching band burlesque déambulant sur le pré jauni entre pause-frites et rinçages de gosier à la «De Koninck» (la succulente ambrée de la brasserie anversoise).

Eric Legnini: Hommage à Ray Charles © Pierre Hembise


A l’affiche du grand chapiteau le jeudi 13: LABtrio, Eric Legnini, le BJO feat. Darcy James Argue, et Taxi Wars. Je ne vous parlerai plus de TaxiWars; le répertoire était identique au concert donné en début de mois au Gaume Jazz.
En quelques années, les musiciens du LABtrio ont considérablement muri. Bram De Looze (p) et Anneleen Boehme (b) ont plus d’assurance, alors que Lander Gyselinck (dm) m’est apparu bien sage au sein d’une musique hyper-écrite qui s’émaille de rares libertés tonales. Invités du trio pour leur N.Y. Project, Michaël Attias (ts) et Christopher Hoffman (cello) n’arrivèrent pas à dérider une écriture majoritairement mineure. Accessit quand même pour un beau duo contrebasse-violoncelle!
Le deuxième groupe proposé ce jour-là était dirigé par Eric Legnini (p, kb) pour un hommage à Ray Charles. Nous attendions «What I’d Say», puisque tel est le nom du band. A la place, nous avons écouté: «Georgia on My Mind», «I’m a Fool For You», «Nobody But Me», «I’ve Got a Woman»…  Franck Agulhon (dm) et Daniel Romeo (eb) tirent le groupe. Le jeu du bassiste est impressionnant; profondément ancré dans le groove. Il y a plus qu’une complicité entre Eric et lui; c’est une fraternité qui pulse! Les backings sont assurés par une section classique trompette-trombone-saxophone alors que deux chanteuses rivalisent à l’avant de la scène: Kellylee Evans: petite, fine, voix claire dans l’aigu; Sandra Nkaké: sculpturale, voix puissante, grave et parfaitement dans le mood. Ceux qui attendaient une pâle lecture des hits du Genius en sont pour leurs frais. Les arrangements proposés par Eric Legnini sont parfaits; ils vont au-delà des originaux-commerciaux; ils remémorent, mais sans collages, ceux que Ralph Burns et Quincy Jones écrivirent pour l’album Genius + Soul = Jazz, sorti chez Impulse!, cinquante-quatre ans plus tôt! Marianna Tootsie (voc), invitée pour le final, s’est mêlée aux deux chanteuses sur «I’ve Got a Woman».
Le compositeur canadien Darcy James Argue est venu sublimer son œuvre devant les pupitres du Brussels Jazz Orchestra («Could Breaker» feat. Frank Vaganée (as); «All In»). Sa musique, riche et originale se veut une dénonciation des crimes de guerre; il en fit une description longue et volubile en anglais. Son discours peut lasser si on ne se focalise pas sur la musique. Et la démonstration musicale est grandiose. Elle se terminera par une longue suite en hommage à Duke Ellington.

Jason Moran (p, kb), artiste en résidence, se produisait vendredi, samedi et dimanche. Le pianiste texan est un caméléon; il a changé trois fois de couleurs en trois jours. Capable du meilleur comme du pire, il avait choisi de se payer notre tête le samedi avec un soi-disant hommage (?) à Fats Waller («Honeysuckle Rose», «On the Sunny Side», «Too Much too Love to Be Away to Say Goodnight». C’était clownesque et du plus mauvais goût!
Fort heureusement, je n’étais pas présent le dimanche pour le voir mêler Bill Frisell (g) au chant de sa soprano d’épouse!
Le vendredi, c’était acceptable, mais un peu lourd à la digestion! Ron Miles (crt) tire les intros en longueur et Mary Halvorsen (g) abuse des arpèges; son jeu est livresque («No Doubt»). Déstructuration, restructuration sur quatre notes, abus des syncopes; les compositions de Paul Motian et d’Andrew Hill stagnent; les mélodies perdent leurs déclinaisons. Derrière ses grandes lunettes, la guitariste déchiffre sa partoche; elle joue peu de notes, abuse du volume et de la pédale wa-wa pour masquer son peu de créativité. De ce trio on retient juste quelques belles tirades au cornet  et au cornet bouché; quelques beaux contrechants du pianiste!

Archie Shepp Attica Blues Big Band, revu et corrigé, était sur scène le vendredi dès 18h30. On connait le répertoire qui débute off sur un long discours qui rappelle les souffrances du Peuple Noir. On n’échappe pas au «Blues For Brother Jackson», «The Cry of My People», «Mama Too Tight», «Steam» et «Come Sunday» d’Ellington. La rythmique est américaine avec McClung (p), Darryl Hall (b) et Don Moye (dm). La section de cuivres + anches est française avec Sébastien Llado (tb), et François Théberge (ts). En plus de Marion Rampal (voc), on retrouve au chant l’éblouissante Cécile McLorin-Salvant. Au saxophone, le jeu d’Archie Shepp trébuche et se perd un peu, mais le message reste. Rien de neuf, mais du bonheur quand même avec ces beaux hymnes, la voix éraillée d’Archie et un band qui assure.

Chris Potter et Joe Lavano © Jos Knaepen


Le vendredi soir, en clôture, sous le vocable «Sax Supreme», nous eûmes droit à une incroyable et merveilleuse tornade générée par la rencontre de deux vents tourbillonnants: Joe Lovano et Chris Potter. Cecil McBee (b) lance «A Love Supreme». Après les quelques mesures de circonstance, les deux ténors jouent le thème à l’unisson, puis Joe se lance, puissant, du grave aux harmoniques, volubile, époustouflant. Chris Potter, droit comme un «I», enchaîne avec la même force; le timbre est net; le son plus serré, plus clair. «Giant Steps» suit directement avec la même ardeur, le même déluge de notes, la même prise de risques. Les saxophonistes témoignent de la même aisance; Potter est aérien, Lovano bien gras. Un blues puis une ballade et une heure déjà que défile l’hommage à John Coltrane. Lawrence Fields (p) évoque McCoy Tyner par quelques accords successifs, puis il marque sa différence par ses déliés. Les roulements de Jonathan Blake (dm) à la caisse claire sont inversement proportionnels à son poids; les baguettes coulent, légères sur les cymbales vissées bas, au ras des peaux. «Mister J.C.» en bis et nous partons nous coucher avec le sentiment d’avoir vécu le plus beau concert de l’été!



Heureux des sommets atteints la veille, nous avons pu nous relâcher le 15 août avec un programme  où planent le Delta (ouf, je l’ai placé), les rythmes, le blues et toutes ces belles choses qui bousculent le cœur et les pieds. On est à Memphis d’abord avec Robin McKelle (voc) & the Flytones. La voix est forte, légèrement éraillée; on imagine visionner «The Blues Brothers» (le film), on pense à Aretha Franklin ou à Tina Turner et on a de la peine à croire qu’elle est blanche («Let Me Be Misunderstood», «Time Again», «Take It to the River»). Elle bouge, elle groove, elle tombe à genoux. On s’amuse comme des fous, et on oublie qu’au-dehors il pleut.

Dans un autre registre, omniprésente au Middelheim (Shepp, Dr. John), Cécile McLorin-Salvant (voc) prend la suite avec son quartet et son répertoire (Bessie Smith, Barbara, Cole Porter, Billie Holiday, Irving Berlin). Vous dire que nous sommes devant la plus belle voix du jazz de ces dernières années, c’est peu dire et déjà trop tard, vous le savez déjà. «Sweet Man Blues», «Haunted House Blues», «Most Gentlemen Don’t Like Love», «Papa Knock at the Door»)! A ses côtés: Sébastien Girardot (b), Guillaume Nouaux (dm), un excellent David Blenkhorn (g) sur une Gibson Charlie Christian. C’est beau, c’est grand, aisé comme Ella, ample comme Sarah. Un délice!

Retour au Delta, au plus profond des bayous, dans la fumée des speakeasys, dans les bordels de Storyville pour accueillir Dr. John (p, voc), une rythmique américaine, (g, eb, dm), une section hollandaise (2 tp, tb, as, ts, bs) dirigée par Sarah Morrow (tb) et, en soliste, le trompettiste anversois Bart Maris. Le rhythm & blues du Néo-Orléanais est vigoureux; le show est garanti: chapeau à plumes, tête de mort, canne-totem et tout le toutim! Imperturbable, Dr. John  martèle son piano et chante de sa voix nasillarde. La rythmique tourne bien alors que Sarah Morrow (la productrice) peine parfois à mettre en place les backings et distribuer les solos. Le concert se veut un hommage à Satchmo. Il débute par «What a Wonderful World», se poursuit par «Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Memories of You» (solo de Bart Maris), «Nobody Knows» avec Cécile McLorin-Salvant, «When You Smilin’», «Rainbow» et, en final,  «When the Saints» puis «Hallelujah, Such a Night» (avec Bart Maris et Cécile McLorin-Salvant). Heures de joie en clôture et trois jours de festival inoubliables! J’ai boudé –épuisé– la quatrième journée qui proposait Bill Frisell, Steve Kuhn avec Joey Baron et Steve Swallow et le trio Romano-Texier-Sclavis. «Trop is te veel» dit le dicton flamand de Bruxelles. Trop beau, en tout cas,  ce 34e Jazz Middelheim! Merci!

Jean-Marie Hacquier
photos Jos Knaepen et Pierre Hembise

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Buis-les-Baronnies/Tricastin, Drôme

Parfum de Jazz, 10 au 22 août 2015

Dans le compte-rendu de l’édition 2014 de Parfum de Jazz (cf. Jazz Hot n° 669, automne 2014), avait été soulignée l’originalité de l’organisation de ce festival, consistant sur une plage de deux semaines autour de Buis-les-Baronnies, centre de la manifestation, à répartir les spectacles de cette animation culturelle rurale sur plusieurs villages du territoire de la Drôme provençale et du Tricastin.
Cette année, le mouvement a encore gagné; plusieurs concerts de qualité furent donnés en des endroits nouveaux: Dave Brubeck Forever à Montbrun-les-Bains (18), Les Voix Féminines du Jazz et L’Hommage à Astor Piazzolla de Daniel Mille Quintet à La Garde-Adhémar (19-20), et surtout le final Celebrating Nat King Cole avec Ronald Baker ainsi que La Nuit New Orleans Swing & Danse avec Paris Washboard et Eric Luter Swing Sextet à St-Paul-Trois-Châteaux (21-22).



Après l’avant-première du 4 juillet, célébrant d’une certaine manière l'Indépendance Day, dans le Tribute to Ray Charles du spectacle de Philippe Khoury & Vocal in Vienne au Théâtre de Verdure du Rocher à Pierrelatte, c'est le 10 août, en plein air à St-Ferréol-Trente-Pas qu'ont commencé, en 2015, les festivités de la 17e édition de Parfum de Jazz avec Charlie Parker Revival. Pour ce concert certes gratuit, mais au cours duquel le public manifesta sa solidarité généreuse dans la lutte contre la mucoviscidose, l'altiste Baby Clavel avait réuni un quintet comprenant José Caparros (tp), Christian Mornet (p), Alexandre Bès (b) et Idehiko Kan (dm). Il reprit les thèmes du répertoire be-bop: «Yardbird Suite» (Charlie Parker, 1946), «Ornithology» (Charlie Parker, Bennie Harris, 1946) variation du Bird sur le standard «How High the Moon» (Morgan Lewis, Nancy Hamilton, 1940), «Confirmation» (Charlie Parker, Skeeter Spight, Leroy Mitchell, 1953), «Cherokee Indian Love Song» (Ray Noble, 1938) avec la complice participation du tromboniste Daniel Barda, «Night in Tunisia» (Dizzy Gillespie, Frank Paparelli, Jon Hendricks, 1942) et une chanson emblématique de Charles Trenet, «Que reste-t-il de nos Amours» standardisée par Earl Fatha Hines dans les années 1960 dans sa version américaine «I Wish You Love» (Charles Louis Trenet, Albert Askew Beach, 1946/1960). Les arrangements simples mais bien «ficelés» firent la joie d'un public venu nombreux applaudir ces artistes devenus en quelque sorte enfants du pays par leur fidèle participation au festival.


Le mardi 11 août, à l'occasion d'un apéritif populaire chaleureux dans les Jardins de l'Hôtel de ville de Buis-les-Baronnies, était officiellement présenté cette nouvelle édition du festival des Baronnies. A l’ombre des tilleuls, les Buxois ravis purent entendre la formation de Baby Clavel avec Lisa Del Mar et Daniel Barda. En fin d’après-midi, le même groupe donna l’aubade aux cent vingt habitants du tout proche village de Beauvoisin. Le soir dans les jardins du cinéma Reg'Art, était proposée la projection du film High Society, comédie musicale filmée par Charles Walter en 1956 qui permettait, outre de retrouver les vedettes Grace Kelly et Bing Crosby, de revoir et entendre Frank Sinatra et Louis Armstrong avec quelques autres musiciens de jazz, dont Trummy Young (tb), Edmund Hall (cl), Billy Kyles (p), Arvell Shaw (b), Barrett Deems (dm), sur des thèmes de Cole Porter. Ensuite, la formation nouvelle-orléans du High Society Jazz Band prolongea et termina cette soirée par un concert festif. Daniel Barda (tb) et ses amis Irakli (tp), Jacques Montebruno (cl), Sandrik de Davrichewy (p), Frédéric Yzermann (sbp) et Nicolas Peslier (bj) relurent au ravissement des festivaliers un répertoire quelque peu oublié mais toujours cher à leur cœur: «Copenhagen», «Bubbles», «Room Rent Blues», «Alexander Ragtime Band», la chanteuse Pauline Atlan interpréta «Some of These Days», «She’s Funny That Way»…


Le mercredi 12 août, les fidèles de Clavel poursuivirent les traditionnelles animations apéritives à Buis et à Mollans-sur-Ouvèze, quand d’autres artistes rendirent visite à la Maison de retraite de Buis; Barda, Anfonsso, Blondeau, et Lisa Del Mar ont apporté chaleur et joie aux pensionnaires avec des chansons de leur temps.
Placé sous l'ombre tutélaire de Miles Davis, l’édition 2015 de Parfum de Jazz à Buis-les-Baronnies prit sa vitesse de croisière avec deux parties d'un Intercontinental Jazz, qui permit aux festivaliers du Théâtre de la Palun de découvrir deux réceptions musicales, aux couleurs aussi diverses que surprenantes, du jazz hors sa civilisation originelle étatsunienne. Celle du guitariste malgache, Hajazz, accompagné par Del Rabenja (p), Luis Manresa (b) et Pascal Bouterin (dm) est une world music, fusion d’influences éparses et d'inspiration pop; cette musique est très éloignée de celle de son lointain compatriote Andy Razaf, compagnon de Fats Waller dans les années 1920, et tout aussi différente de celle de son plus proche aîné, pianiste français originaire de Madagascar, Jeannot Rabeson. Quant au trio Format 3, composé d’Alexis Gfeller (p), Fabien Sevilla (b) et Patrick Dufresne (dm) en résidence auprès de la fondation Live in Vevey en Suisse terre pourtant d'implantation ancienne du jazz en Europe, il avait été missionné à Parfum de Jazz pour faire connaître l’activité de cette institution culturelle. Bien que moins surprenante depuis l’émergence des musiques européennes improvisées dans les années 1960/70, sa perception est de nature essentiellement européenne. Le public, très ouvert, a applaudi avec conviction à la prestation des artistes de ces deux groupes.

Alain Brunet, Jazz et Chanson française © Félix W. Sportis


Le jeudi 13 août, comme chaque jour, connut les apéros jazz quotidiens à Buis en compagnie des habitués José Caparros (tp), Tony Russo (tp), les membres du Quintet de Baby Clavel et un invité surprise, Nicolas Folmer (tp).
Mais ce jeudi fut le premier des trois temps forts de cette édition. En effet, dans un souci plus didactique que pédagogique, avait été programmé, en soirée au Théâtre de la Palun par Alain Brunet et sa formation, un spectacle alléchant, Jazz et Chanson française. Bien qu’ayant déjà, pour des concerts, depuis longtemps travaillé sur l’œuvre de Gainsbourg et sur la musique de Miles Davis, dont il est un fervent, cette relation n’avait pas encore été réellement établie de façon aussi aboutie; ce fut donc la première de cette œuvre qu’il proposait. La représentation consista à illustrer musicalement, avec le renfort d’un sextet de jazz, le dialogue imaginaire en voix off de Miles Davis (Michael Haggerty) et de Serge Gainsbourg (Jean-Marie Duprez, également scénariste). Ecrite par lui sous forme de conversation à bâtons rompus dans un langage fleuri, les ponts musicaux de cette fiction dessinaient les relations insidieusement tissées par la variété française et le jazz depuis son arrivée dans la musette des Afro-Américains de l’armée des Etats-Unis en 1917. Ces rapports, qui ont largement contribué à établir les canons d’une des branches de la forme populaire d’art qu’on nomme depuis Chanson française – définie par la qualité des textes et par la recherche dans la forme musicale –, n’avaient encore jamais été abordés ainsi. Sablon, Tranchant, Mireille, Trénet et le tout jeune Salvador furent les initiateurs de cette école dans l’entre-deux-guerres, relayés après 1945 par Ulmer, Aznavour et Roche, Prévert et Kosma, Crolla, Lemarque, Legrand… et Gainsbourg à ses débuts. Le choix de «Gainsbarre» et de Miles était judicieux; Gréco, Moreau… certes, comme leur appartenance à une même génération, mais aussi l’aspect qualitatif, tant par leur propre marginalité stylistique dans leur univers musicaux respectifs que par le ton subversif et en définitif très intimiste de leur expression, porteuse de la mode d’une période emblématique. Au cours de cette histoire, les musiciens eurent à donner, en en respectant le ton et l’esprit, leur lecture de thèmes empruntés à la chanson française (Gainsbourg et Kosma) mais également au répertoire du jazz dans un contrepoint aussi littéraire que musical. C’est ainsi que furent chantés* ou joués «Le poinçonneur des Lilas»* (Gainsbourg, 1958), «Ces petits riens»* (Gainbourg, 1964), «Bye Bye Blackbird» (Ray Henderson, Mort Dixon, 1926), «Black Trombone» (Gainsbourg, 1962), «La Javanaise»* (Gainsbourg, 1963), «Milestone» (Miles Davis, 1958), «Juke Box/Claqueur de doigts»* (Gainsbourg, 1994), «Baudelaire/Le serpent qui danse»* (Gainsbourg, 1962), «Les feuilles mortes» (Joseph Kosma, Jacques Prévert, Johnny Mercer, 1945), «Couleur Café»* (Gainsbourg, 1994), «Indifférente»* (Gainsbourg, 2002), «Chez les Yéyé» (Gainsbourg, 1963). Furent ainsi explorées les correspondances esthétiques des deux mondes: exploitation illustrative des ressources rythmiques de la prosodie du langage poétique et des tempi musicaux de Gainsbourg transposés dans/par la stylistique nimbée de blues de la culture davisienne. Le dénominateur commun de cette expérience tenait à la tonalité picturale générale du tableau relevant du clair obscure propre à chacun de ces deux créateurs, par ailleurs artistes peintres confirmés, nourris d’un fauvisme à la serpe.
Brunet s’était entouré de musiciens sensibles à ces nuances. Le Niçois Gabriel Anfosso, accordéoniste et guitariste par ailleurs, tint le rôle du chanteur; il ne commit jamais l’erreur de vouloir imiter Gainsbourg. S’en tenant à la relecture contextuelle des chansons, il leur apporta une interprétation discrète qui les mit en perspective dans la fiction. Vincent Audigier (ts), au demeurant très modern, a toujours conservé un langage classique, hors de la modalité qui aurait cassé l’unité volontairement tonale du conte. Jean-Pierre Almy (b) a, par sa mise en place parfaite, été l’un des piliers du groupe. Manu Roche (dm) a été attentif à laisser la musique occuper son l’espace. Alain Brunet (tp, flh) a su rester un-musicien-dans-l’orchestre; il n’a jamais surjoué. Il a, par sa sonorité feutrée, apporté beaucoup de poésie dans la section mélodique. Dans cet ensemble, le pianiste Olivier Truchot a tenu un rôle de catalyseur essentiel: sa façon d’accompagner soutint, incita et stimula ses partenaires; ses commentaires et ses interventions pleines de finesse ont sollicité l’intelligence imaginative de l’auditoire. Dans ce spectacle de plus d’une heure et demie, il y eut des moments très réussis: agencement, arrangement, interprétation. L’aspect jazzy fut présent dans toutes les chansons de Gainsbourg; le jazz fut rendu avec talent dans les thème traités en tant que tels: «Bye Bye Blackbird», «Milestone», «Les Feuilles mortes». L’introduction et le contrepoint avec «All Blues» (Miles Davis, 1959) sur «La Javanaise» étaient particulièrement pertinents, tout comme la citation de «Jitterbug Waltz» (Fats Waller, 1942) dans le solo de Truchot, simulant les correspondances des rythmes ternaires, au demeurant esthétiquement très différents, de la chanson populaire française et du jazz. Le final, aux accents R&B, façon «Watermelon Man» (Herbie Hancock, 1962), sur «Chez les Yéyé» (1963) fut une parfaite réussite tant dans l’esprit, par l’évolution du parcours musical de Miles avec l’arrivée de Herbie Hancock en 1963 ou par celui d’auteur compositeur de Gainsbourg, que dans la forme par l’évolution des courants musicaux nationaux à cette époque. Car cette rencontre imaginée par Alain Brunet, aussi improbable dans la réalité que réussie dans sa fiction superbe, s’arrête à l’orée des années 1960: au moment où l’un et l’autre deviennent icones de modes musicales internationalisées dans leur civilisation respective. Ce savant montage des mélodies, qui réussit à rendre crédible et perceptible l’authentique dialogue des cultures, a reçu un grand et justifié succès auprès du public. Debout, il a longuement applaudi avant un bis sur «La Javanaise» reprise en chœur par l’ensemble de la salle sous la conduite avisée de Gabriel Anfosso.

René Urtreger Quintet © Félix W. Sportis


Le vendredi 14 août, les apéros jazz reprirent avec les fidèles artistes toujours aussi présents et concernés par l’animation musicale des divers lieux publics: Baby Clavel (as), José Caparros (tp), Christian Mornet (p), Alexandre Bès (b) et Idehiko Kan (dm) mais aussi Daniel Barda (tb), Bob Faresse (dm), Gabriel Anfosso (g, voc), Tony Russo (tp), Lisa Del Mar (voc) et même Jean-Pierre Almy reconverti en trompettiste à l’occasion devant le Moulin à l’huile! En fin d’après-midi, au Domaine du Rieu Frais, Baby Clavel Quintet œuvrait devant une assistance bon enfant ravie de l’aubade champêtre!
Le soir au Théâtre de la Palun, René Urtreger Quintet fut le second temps fort de Parfum de Jazz. La veille, Alain Brunet avait évoqué Miles; le lendemain René qui, à plusieurs occasions, notamment en 1956 pour graver la musique du film Ascenseur pour l’échafaud, avait été son pianiste, présentait la permanence de l’école be-bop; le trompettiste disparu l’avait allègrement désertée dans la seconde moitié des années 1960 pour voguer vers d’autres horizons plus prometteurs quand le pianiste jamais ne s’en écarta. Il était donc, pour la circonstance et plus d’un demi-siècle après, entouré de Nicolas Folmer (tp), Hervé Meschinet (as, fl), Yves Torchinsky (b) et Eric Dervieux (dm). La formation entama son concert avec une composition, qui avait valu en 1994 le Maria Fisher Founder’s Award du Thelonious Monk Institute of Jazz à son compositeur, «C T A» (Jimmy Heath, 1953). Ce thème, enregistré en 1953 par le All Stars de Miles Davis lorsque le ténor Jimmy Heath en était membre, est souvent joué par le Urtreger; en témoigne un enregistrement au Club Saint-Germain en 1960 avec Pierre Michelot (b) et Daniel Humair (dm) pour l’album Hum!. En un arrangement simple, il servit de présentation musicale pour le groupe et chacun de ses membres dans un 4/4 traditionnel. Puis ce fut «St-Eustache» (René Urtreger, 1990) déjà gravé avec Eric Dervieu dès sa composition. «Valsajane» (René Urtreger, 1986) avait été fixé dans son album précédent, Jazzman, fin 1986; Meschinet (fl) eut l’occasion de briller d’aisance dans cette version de concert. Ensuite, le pianiste proposa en trio un hommage à Count Basie, avec une pièce emblématique du swing, «Easy Does It»; il avait eu l’occasion de l’enregistrer pour Black & Blue avec la même rythmique en 1995. Cette pièce enregistrée par le big band fameux du Count en 1940 avait été en réalité composée en 1939 par Sy Oliver (tp, arr) et Trummy Young (tb), deux formidables jazzmen œuvrant alors dans une autre célèbre grande formation, non moins swinguante, celle de Jimmie Lunceford qui jamais ne l’enregistra. Après une exposition épurée du thème en forme de riff, s’appuyant sur la structure rythmique (assumée par le couple basse/batterie) du leitmotiv du thème en forme de riff, l’interprétation d’Urtreger en privilégia la densité, improvisant en blocs chords1 sur les harmonies. «Embraceable You» (George Gershwin, 1930), ensuite, fut l’occasion pour Nicolas Folmer de faire admirer sa belle maitrise technique de la trompette et son talent dans le traitement d’une ballade. Entreprise d’autant plus difficile que ce thème est, comme «Stardust», choisi par tous les grands trompettistes2 pour cette raison. Ce fut tout à fait remarquable, tant au plan de la construction du solo que de celui de l’exécution. Dans un style très personnel, associant le lyrisme de Clark Terry et l’intensité de Lee Morgan, Nicolas fit merveille. «Un Poco Loco» est une pièce importante de l’œuvre de Bud Powell. Composée en 1953, elle figure au répertoire de tous les pianistes se réclamant du be-bop. Utreger, qui fréquenta Bud lors de son long séjour parisien3, en a donné une lecture aussi personnelle que fidèle à l’esprit du maître. «Didi’s Bounce» écrit par René Urtreger en 1970 est une œuvre qui répond à la tradition du bop dont il est maintenant l’un des derniers et rares représentants. La forme en a induit une interprétation très classique, bien servie par Hervé Meschinet et Nicolas Folmer tout comme le standard, «Star Eyes» (Gene De Paul, Don Raye, 1943), qui fut, avec son introduction devenue classique, un des «saucissons» préférés des boppers. «La Fornarina» (René Urtreger, 2000) fut enregistré à Pernes-les-Fontaines (84), à moins de 50 km de Buis-les-Baronnies, l’année de sa composition par son auteur en piano solo, pour l’album Ornirica. Cette version orchestrale en fut moins intimiste, la manière de Meschinet lui conférant un lyrisme baroque. «Hum-Oiseau» (René Urtreger, 1999) a fait partie des œuvres gravées par le trio H.U.M. –constitué de Daniel Humair (dm), René Urtreger (p) et Pierre Michelot (b) mort depuis– qui, de 1960 à 1967 et en 2000, s’est produit en France et dans toute l’Europe. Cette pièce a été écrite pour leur dernière réunion. Pour aussi réussie que fût l’enregistrement original, l’interprétation donnée par ce quintet parut plus en rapport avec l’esprit bebop parkérien de la pièce; la rigueur de Folmer et la générosité de Meschinet lui ont conféré une dimension nouvelle. Le public a longuement applaudi les musiciens. En rappel, le quintet a joué «Airegin» (Rollins, 1954) –anagramme de Nigeria– sur un tempo enlevé. Sous les acclamations de l’assistance, il enchaîna, après concertation, sur un réclamé «Night in Tunisia» (Dizzy Gillespie, Frank Paparelli, 1942). Lors de ce concert, Urtreger n’interpréta que des pièces du répertoire jazz: cinq de ses œuvres et d’autres, non parmi les plus connues, pour un seul standard, emprunté à Gershwin. On aurait pu craindre que ce programme ne lasse. Or les spectateurs étaient debout pour applaudir!


Le samedi 15 août, les apéros jazz journaliers, midi et en fin d’après-midi, reprirent en différents endroits de Buis avec les habitués et les invités de passage Daniel Barda, Tony Russo, Nicolas Folmer et même Emile Béraha, chroniqueur du site local Jazz Rhône-Alpes (www.jazz-rhone-alpes.com), et harmoniciste à ses heures!
En soirée, au Théâtre de la Palun, était programmé un Jazz et Cinéma Nouvelle Vague, projection élaborée par Adrian Smith musicalement illustré par le quartet de Stéphane Kerecky (b) entouré d’Emile Parisien (ss), Guillaume de Chassy (p) et Fabrice Moreau (dm). Furent présentées des séquences, généralement assez courtes, ou des photos de films: Le Mépris (1963), Pierrot le fou (1965), Alphaville (1965), A Bout de souffle (1960) de J-L Godard avec des musiques de Georges Delerue («Camille»), Antoine Duhamel («Ferdinand»), Paul Misraki, Martial Solal; Tirez sur le pianiste (1960) et Les Quatre cents coups de François Truffaut, musiques de Georges Delerue, Jean Constantin; Lola (1961), Les Demoiselles de Rochefort (1967) de Jacques Demy, musiques de Beethoven (7e Symphonie) et/ou Michel Legrand («Chanson de Maxence»); Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis Malle, musique Miles Davis; Les Choses de la vie (1970) de Claude Sautet avec en extrait de la musique de Philippe Sarde la superbe «Chanson d’Hélène». Le public a applaudi longuement et l’orchestre eut droit à un rappel.
Les illustrations musicales ont en général respecté la chronologie des œuvres. A la sortie, les conversations reflétaient des avis mitigés. Beaucoup de spectateurs, venus pour un moment de nostalgie, regrettaient de «ne pas avoir reconnu les morceaux». Plusieurs musiciens de jazz ont repris avec bonheur des thèmes de musique de film. Le résultat n’en est cependant nullement garanti; l’exercice était donc en l’espèce risqué. Car la bibliographie sur la place de la musique au cinéma –de Theodor Adorno à Alain Lacombe en passant par Mario Litwin et les écrits d’Eisenstein qui travailla avec Serge Prokofiev– est gigantesque qui en a donné des approches souvent différentes. Point majeur, le cinéma et la musique sollicitent deux fonctions différentes du cerveau humain par ailleurs liées à la culture de chaque individu: le cinéma montre et mobilise l’attention du spectateur; la musique suggère et sollicite l’imagination de l’auditeur. Il y a donc concurrence de deux imaginaires quasiment opposés. La réussite des grandes musiques de film, et certaines de celles proposées dans ce concert en sont de parfaits exemples, tient à ce qu’elles ont été écrites pour être en retrait et comme une évocation en accompagnement/complément de l’image. Les relire «librement» en avant, hors de leur contexte en continuant à projeter les images sur lesquelles les spectateurs les ont mémorisées, constitue par conséquent un contre-sens (cf. le concept de «montage vertical» du réalisateur d’Alexandre Nevski sur la puissance évocatrice de la musique, tant dans le rythme que par la mélodie, qui doit entrer en résonance avec les images, d’où le rôle du montage pour le rythme dans l’association des images). Jouer des thèmes de musiques de films est tout à fait possible à condition, d’une part, de les considérer en tant que pièces musicales autonomes hors fonction auxiliaire, d’autre part, de ne pas en oublier le contexte de naissance; liés à des images, ce traitement doit, en effet, en respecter le récit – Lester Young disait à propos des standards, que «bien interpréter un thème, nécessitait d’en bien connaître les paroles». Le film est le texte en image de sa musique; l’association d’images génère par elle-même une mélodie visuelle4. D’où le reproche de certains festivaliers: «Nous n’avons pas reconnu les thèmes et n’en avons pas compris leur développement.» La mélodie joue donc un rôle essentiel en ce qu’elle est une façon de «se souvenir». Par trop s’en éloigner dépayse l’auditeur qui ne se sent concerné. Or tous les films et thèmes relus étaient «d’avant 1970», une période où la musique, même «moderne», était encore fondée sur la mélodie et l’harmonie classique même atonale; la traiter de façon, même partiellement, modale la sort de sa chronologie esthétique; cet anachronisme stylistique heurte le souvenir encore présent des personnes: «sur l’écran noir de ses nuits blanches», l’auditeur a besoin de repères sonores pour «se faire son cinéma». Sous cet angle, la perception de la musique est plus proche de la littérature («la petite musique» de Flaubert qui stimule l’imagination) que celle de l’image. Par ailleurs, si le jazz est «une façon de jouer la musique», toutes les formes musicales n’en subissent pas le traitement de manière bénéfique; celles de Delerue et de Duhamel ne figurent pas parmi les mieux appropriées. Au surplus, toutes ces musiques s’inscrivent dans une époque; s’ils ont fait appel à des musiciens de jazz ou nourri de cette musique (Davis, Legrand, Solal, Sarde), les réalisateurs entendaient en obtenir un certain résultat (illustration évocatrice, association d’idées, souvenirs, circonstances de l’action, tempo du film…) correspondant au besoin spécifique du récit cinématographique: conjoncture/conjonction historique et esthétique. En ces temps, le jazz pour Claude Sautet –qui fut rédacteur chez Jazz Hot– et ses confrères correspondait à un traitement rythmique particulier de la musique, le swing! Or, de swing, il n’y en eut jamais pendant ce concert. Les musiciens ont joué de la musique européenne; elle ne remplissait pas les critères qui fondent le jazz, à tout le moins celui de ces réalisateurs. En sorte que le projet Jazz/Cinéma n’a jamais été traité. Il est d’ailleurs significatif que la musique choisie pour représenter le cinéma de Louis Malle ait été celle d’Ascenseur pour l’échafaud –de Miles Davis qui a quitté le bebop et le jazz au milieu des années 1960 et non pas celle du Souffle au cœur (1971) avec la musique de Charlie Parker ou de Sidney Bechet, enracinée dans le jazz, le blues et le bebop. On peut légitimement parler d’un «hors sujet» à propos de cette soirée Nouvelle Vague Jazz & Cinéma. La seule présence d’une contrebasse et d’une batterie jouant rythmiquement une partition ou une improvisation n’est pas suffisante pour «être jazz»! Si ces artistes sont, à n’en pas douter, d’excellents instrumentistes, la réalisation n’a pas atteint son but selon une bonne part de l’assistance. On ne peut que regretter qu’ils n’aient pas été plus musiciens et ne se soient interrogés davantage sur la nature des relations de la musique et du cinéma, surtout sur la manière d’aborder le sujet avant de s’y engager. Dans un festival de musique quelle qu’elle soit, le spectacle ne saurait se substituer à la musique elle-même et à son imaginaire.


Le week-end des 21 et 22 août, Parfum de Jazz se déplaça dans le Tricastin sur la place Castellane à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Le vendredi, le Magnetic Orchestra, un trio composé de Benoît Thévenot (p), François-Régis Gallix (b) et Nicolas Serret (dm), ouvrit la soirée avec une composition personnelle ambitieuse, «Top Clean», mais bruyante et indigeste. La chanteuse Anne Sila les rejoignit ensuite et entonna un morceau qui se voulait variation sur un song d’Harry Warren et Johnny Burke, «Devil May Care» (1940). Ce fut ensuite «In Blue» (Nirvana) suivi de «I’m Beginning to See the Light» (Duke Ellington, Johnny Hodges, Harry James, Don George, 1944) et «Tends moi les bras» (composition originale) pour terminer par «If You Love Me Really Love Me». Le public, particulièrement bien disposé et indulgent a applaudi. En bis, sur un solo de batterie, la chanteuse fit un scat et le groupe termina avec «In Walked Bud» (Thelonious Monk, 1947 paroles Jon Hendricks, 1988). Sur ce programme hétéroclite, la prestation parut longue et souvent pénible à supporter: de Nirvana à Ellington en passant par Victor Hugo et Edith Piaf en anglais («If You Love Me»)! Passe encore pour Nirvana, mais pourquoi maltraiter Ellington? Pourquoi éradiquer le beau texte français de «L’hymne à l’amour» (Marguerite Monnot, Edith Piaf, 1949), une des grandes chansons populaires françaises? Ses paroles, très peu féministes certes, seraient-elles imprononçables par une jeune femme, fût-elle chanteuse, en 2015? Si la mélodie était insipide, «Demain dès l’aube», un des plus beaux poèmes de la langue française sur le vécu tragique d’un père, a éclairé le set. Ce groupe cultive une originalité gratuite. Etre créatif suppose des moyens musicaux et un savoir classique maîtrisé d’abord. La chanteuse ne sait pas poser sa voix. Elle ne chante pas selon sa tessiture: crier n’est pas monter dans l’aigu. Le scat n’est pas qu’onomatopée! Ce type de chant nécessite une grande maîtrise vocale et harmonique. En sorte que la justesse ne fut pas souvent au rendez-vous –pour savoir faire «the wrong mistakes» comme disait Monk– et la mise en place laisse beaucoup à désirer, ce qui détona auprès de ses collègues lors de la jam improvisée avec Ronald Baker et Michèle Hendricks en fin de soirée.

Ronald Baker Quintet et Michèle Hendricks © Félix W. Sportis


Après l’entracte, la musique reprit ses droits avec le Ronald Baker Quintet et Michèle Hendricks, pour le Celebrating Nat King Cole. Ce fut le troisième temps fort de ce 17e Parfum de Jazz. Si la composition du quintet était peu différente de celle du formidable album5 –avec Ronald Baker (tp, voc), Jean-Jacques Taïb (ts, cl), Alain Mayeras (p, arr), David Salesse (b), Philippe Soirat (dm) remplaçant Mario Gonzi, et Michele Hendricks (voc), gravé en 2013, le programme en était un peu différent. Le répertoire, également emprunté à la famille Hendricks, parfaitement maîtrisé par les artistes, fut donné avec générosité et enthousiasme. Ronald Baker commença le concert avec le premier titre de l’album, «I’m Lost» (Otis René, 1942), chanté en tempo médium soutenu. Il enchaîna avec le tube des années 1960 de King Cole, «L.O.V.E.» (Bert Kaempfert, Milt Gabler, 1961), chanté par Ronald suivi d’un superbe solo de Jean-Jacques Taïb (ts). Ensuite, ils interprétèrent «I Love You for Sentimental Reasons» (William Best, Deek Watson, 1945). Entra alors en scène Michèle Hendricks avec une de ses compositions, «Honk if You Want It». Puis elle entama, comme dans l’album, «Walking My Baby Back Home» (Fred E. Ahlert, Roy Turk, 1930) avant de le reprendre, en duo avec Ronald par un scat échevelé sur la variation/adaptation d’Alain Mayeras et Ronald Baker, «Swingin’ My Baby Back Home»; Jean-Jacques Taïb prit un chorus très Texas tenor sax shouter digne du meilleur Arnett Cobb! Après une introduction à la trompette de Baker, Michèle et Ronald se lancèrent avec complicité dans une scène de ménage écrite par Irving Mills sur la composition de Nat King Cole, «That Ain’t Right» (1941)6, que le public apprécia beaucoup; le ténor en super forme en soulignait habilement les sous-entendus scabreux. Le concert finit sur une composition aussi célèbre que farfelue et surréaliste du père de Michèle, «Everybody's Boppin’» (Jon Hendricks, 1959), enregistrée en 1959 par le fameux trio qu’il avait monté avec Dave Lambert et Annie Ross. Cette version, chantée et scattée par sa fille et Ronald, ne manquait de gueule, bien soutenue en cela par un Jean-Jacques déchaîné et une section rythmique particulièrement à son affaire sur ce type de tempo. Le public debout applaudit à tout rompre. Après un calembour sur les 35 heures qui ne manqua par de déclencher les rires de l’assistance, Ronald en solo reprit un blues habituellement joué par Dizzy mais adapté par lui avant d’être rejoint par tout l’orchestre pour un bis final, sous forme de jam avec Anne Sila et Alain Brunet (flh), sur l’hymne des jazz fans, «It Don't Mean a Thing if You Ain't Got That Swing» (Duke Ellington, Irving Mills, 1932). Les musiciens brillants ont été longuement applaudis. Ainsi se terminait cette formidable et joyeuse prestation dans la nuit avancée d’une superbe soirée d’été non sans qu’Alain Brunet invitât le public venu nombreux (500 personnes), en invitant les présents le lendemain pour la clôture du festival, avec la Nuit New Orleans Swing & Danse placée sous les auspices du Paris Washboard et du Eric Luter Swing Sextet!

Je crois savoir que le lendemain, les spectateurs ne se sont pas ennuyés. C’est fort tard, après de grands moments de musique nouvelle-orléans en compagnie du Vitamine Jazz Band, du Paris Jazz Band et du Sextet d’Eric Luter, qu’ils se sont à regret séparés, se promettant de revenir l’an prochain.
Félix W. Sportis
texte et photos


Notes
1. D’un esprit très différent de celui d’une autre version en trio, d’inspiration petersonnienne également fort belle, celle de Marc Hemmeler (p), Ray Brown (b) et Daniel Humair (dm), enregistrée à Paris le 17 mars 1981 dans l’album au titre éponyme,
Easy Does It (Elabeth 621020).
2. Wynton Marsalis, Newport 19/8/1989 ou Varsovie en 1994; Freddie Hubbard (flh) avec McCoy Tyner; Clifford Brown avec cordes 20 janvier 1955 à New York…
3. Cf. Francis Paudras,
La danse des infidèles, L’Instant, Paris 1986
4. «Avant tout, peut-être parce que la vision musicale des phénomènes du réel, si caractéristique de la perception et de la manière narrative de Zola, a par bien des côtés, influé sur l’élaboration de la méthode de la musique visuelle de notre cinéma muet… Je n’aurai jamais honte, quant à moi, "de boire à la santé” du grand maître de la musique visuelle Emile Zola», S.M. Eisenstein,
La non-indifférente nature, (postface).
5.
Ronald Baker Quintet With String, Feat. China Moses, Michèle Hendricks, Jesse Davis, Celebrating Nat King Cole, Cristal Records 224.
6. Dans l’album le rôle est tenu par China Moses.


© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Gaume, Belgique

Gaume Jazz Festival, 7-9 août 2015


Cela fait trente et un ans que Jean-Pierre Bissot et les Jeunesses Musicales du Luxembourg Belge proposent aux amateurs des quatre frontières (Belgique, Luxembourg, Allemagne, France) un week-end largement ouvert aux déclinaisons « des » jazz (Jazz Hot n° 672) et aux nouveaux groupes belges. Bien dans la ligne des JM, le festival est le prolongement de trois stages d’été qui ont réuni 143 musiciens amateurs. La commune de Rossignol – la bien nommée – offre son parc et son centre culturel aux organisateurs qui jouissent, in situ, de quatre scènes, dont, la plus grande : sous chapiteau.  Il faut aussi mentionner : les 14 concerts décentralisés qui se tiennent de 10 à 13 h. autour et alentours : à Florenville, Herbeumont, Virton ; à la Citadelle de Montmédy et dans la magnifique basilique d’Avioth (Lorraine français).



Le vendredi, certains aimèrent Tali Toké, un ensemble qui cherche son originalité par des alliages instrumentaux peu usités (vln, sax-basse) et des références à tout va: balkaniques, gipsy, klezmer, voire classique ou funky.
En revanche, avec la carte blanche laissée à Emmanuel Baily (g), nous avons été séduits. Il fallait oser assembler la clarinette de Jean-François Foliez et le cornet à bouquin de Lambert Colson. De même, la guitare du leader entremêlée à l’oud de Khaled Aljaraman, contribue à donner des mariages de tonalités et de couleurs du meilleur effet. Les structures et les arrangements sont recherchés, comme avec «Night Stork», la réécriture d’ «Autumn Leaves», la reprise de «The Eraser» ou cette carte postale des Grands Lacs du Nord-Kivu («Goma») ponctuée par le drumming intelligent de Xavier Rogé (ex-Amin Maalouf Group). Les cartes postales musicales sont diverses et riches. Avec «Letter From Home» (une composition de Pat Metheny), joué en solo, Emmanuel Baily nous a convaincus qu’il occupe désormais une place particulière dans la hiérarchie des gratteurs belges. Nous l’avons retrouvé le lendemain au sein de Kind of Pink, la formation de Philippe Laloy (fl, ts) avec Stephan Pougin en invité (perc). Emmanuel Baily fut, sans doute, la révélation du festival!
Stacey Kent (voc), son mari et ses accompagnateurs en clôture de la première journée nous laissèrent, eux, un souvenir bien plus édulcoré. Serions-nous insensibles aux caresses de ses chansons?… Je n’ai rien écrit qui puisse vous le faire croire!

Julien Pirlot et Sam Gerstmans © Pierre Hembise


Il fait toujours bleu au-dessus du grand parc pour la deuxième journée qui débute à 15h avec LG Jazz Collective. Le  collectif de Guillaume Vierset (g) n’en finit pas de jouer et de se décomplexer depuis sa consécration de meilleur album belge de l’année. Lascifs au soleil, nous avons sauté leur concert, attendant une prochaine occasion (elles sont nombreuses) pour découvrir le nouveau venu dans le groupe: Rob Banken (as).
Zappés également, le Jetsky Trio, Taama et l’orchestre de Franck Tortiller. Après nous être divertis avec l’Albert Blues Band, la voix has been de leur chanteur et la qualité de leur bassiste (François Lamand, eb), nous nous sommes attardés au témoignage poignant délivré par Sam Gerstmans (b, perc) et Julien Pirlot (as, voc, slam, perc). Julien est un jeune trisomique qui a trouvé au CREAM (Liège) une manière d’extérioriser son art et de le partager. Il joue du sax-alto et récite des poèmes (slams) accompagnés de Sam, un contrebassiste «normal». Non dénué d’humour, le duo partage la musique et les percussions. Leurs différences chamboulent nos lieux communs («Séduction , «Les Yeux Noirs», « a 9e» de Beethoven). Répondant à notre émotion, Sam Gerstmans nous confia à l’issue du concert: «Ce n’est pas moi qui apporte quelque chose à Julien, c’est plutôt lui qui m’a fait voir la vie différemment! Quelle belle leçon de philosophie!

Traditionnellement un double concert est organisé dans le chœur de la petite église du village. Ce samedi, la messe était dite par Forkolor, un quartet de saxophonistes germano-batave avec deux altos (ou 2 + 1 soprano), un ténor et un très bon baryton féminin: Katharina Thomsen. Outre le peu d’intérêt jazzique du groupe, le lieu est totalement inadapté; le volume de la nef génère échos et résonnances.


Oliver’s Cinema: Eric Vloeimans, Tuur Florizoone, Jörg Brinkmann © Pierre Hembise


Le lendemain, à contrario,  « Oliver’s Cinema » y trouva la dimension céleste qui sied («Balsam»). Ce trio acoustique, qui tourne régulièrement ailleurs (Etats-Unis) se produisait pour la seconde fois en Belgique. Pour ce projet, l’excellent trompettiste hollandais Eric Vloeimans a rencontré le sémillant Tuur Florizoone (acc). Avec Jörg Brinkmann, au violoncelle, ils ont mis quelques musiques de films à leur répertoire («Romeo & Juliet» de Nino Rota), y joignant par la suite de plus en plus de compositions personnelles. La trompette remplit l’espace de sa clarté, l’accordéon ponctue, swingue, accompagne, dialogue. Jörg Brinkmann (cello) n’est pas en reste d’expressivité à l’archet ou au doigt. Par vagues glissées, en accord ou pizzicato il soude les solistes et prend part au discours. On perçoit le souffle du trompettiste avant qu’il s’ouvre dans l’embouchure. Le prêche enveloppe le corps et transporte l’âme au Paradis. Ça balance et ça chaloupe léger («Fun In the Sun», «Tonto»). Ce n’est peut-être pas vraiment du jazz, mais, bon sang qu’est-ce que c’est beau!  («Act 2», www.ericvloeimans.com).

Comme dans l’église, dans la trop petite salle du centre culturel (250 places), les groupes se produisent en deux sets, ce qui permet de doubler l’audience. Nous avions choisi d’écouter Orioxy le samedi et Donkey Monkey le dimanche. Le premier ensemble marie douceurs et surprises rythmées; l’israélienne Yael Miller chante juste, divinement, en hébreu, en anglais ou en français, avec beaucoup de profondeur; les cordes de la harpe électronique de Julie Campiche (Suisse) sont pincées, grattées, percutées, amplifiées et modulées de manière surprenante et belle; avec  Manu Hagmann (b) et Roland Merline (dm, perc) constituant la rythmique, la séduction est totale. 
Donkey Monkey réunit la Française Eve Risser (p) et la Japonaise Yuko Oshima (dm) pour une musique improbable où l’on discerne, classique, free jazz et musique contemporaine. Le piano est préparé et joué le plus souvent dedans plutôt que sur le clavier. Les deux filles ont de l’humour; elles chantent, crient, jouent et interpellent un public qui ne sait pas où se situe la musique dans ce show organisé qui frise le burlesque («Can’t Get My Motor to Start» de Carla Bley).
A celles-là nous avons préféré Mââk, écouté à l’aube (11h) dans la cour de la Mairie de Florenville. Laurent Blondiau (tp, flh), Michel Massot (tuba), João Lobo (dm), Jeroen  Van Herzeele (ts, ss) et Guillaume Orti (as) viennent du jazz et s’y accrochent sans négliger quelques fanfaronnades (jeu doublé, tp et flh de Blondiau). Les rythmes souvent complexes, varient au cours des morceaux. Sur des bases solides délivrées par Michel Massot et João Lobo, les solistes improvisent audacieusement, mêlent leurs voix, questionnent, répondent, partent en crescendo et en ballade dans les gradins de l’amphithéâtre (Massot et Blondiau). Répétitions puis altérations, sinuosités, basse continuée, césures rythmiques peu usitées; l’organisation, originale, est  séduisante; la liberté bien contrôlée accroche et convainc («Lolo Codjo»).

Sous le chapiteau, le samedi, nous attendions beaucoup de la carte blanche offerte à Lionel Beuvens (dm). Trop sans doute! J’avoue ne pas avoir tenu la distance. Rebuté par les aventures aigues d’Emilie Lesbros (voc), fatigué sans doute par l’abondance des écoutes (douze propositions de 14h45 jusqu’after midnight), je ne suis pas entré dans la rencontre, préférant celle de la couette en attendant le lendemain.
Et le lendemain, les rencontres étaient encore au programme (c’est une constante au Gaume). Rencontre de deux trios de chanteuses: celui d’Anu Junnonen et celui de Sarah Klénès («Oak Tree»). La seconde fut l’élève de la première mais la seconde n’est pas tout à fait sur la même voie (voix) que la première!
Le trio d’Anu Junnonen (voc, kb, fl) compte Alain Deval (dm) et Gil Mortio (eb, perc); l’orientation est rock-pop, jazzy quant au timbre d’Anu: il est proche de Sarah Vaughan, voire de Nina Simone. Elle swing et groove franchement. Oak Tree ne manque pas d’intérêt par la répartition instrumentale qui fait appel à Thibault Dille (acc) et Annemie Osborne (cello, voc). Le timbre de Sarah  est bien plus clair; son chant, plus fin, plus aventureux, moins rugueux; il titille le suraigu; sa manière de scater est personnelle, non conventionnelle. Jean-Pierre Bissot avait proposé un concert alterné des trios. Les chanteuses ont voulu s’associer sur scène, passant d’un groupe à l’autre en évitant le choc des contrastes par des transitions très bien amenées. Cœurs croisés? C’est assez bien réussi!
J’ai fait l’impasse sur le Nuevo Tango Ensemble. J’ai eu tort, dixit mon complice-photographe! Je n’ai pas plus écouté la carte blanche à Adrien Lambinet, les retards étant beaucoup trop importants dans le programme du dimanche!

Dans le pré, sur le petit podium, se produisait, dimanche le seul groupe authentiquement jazz dirigé par le batteur luxembourgeois Jeff Herr. Maxime Bender est au sax, Laurent Payfert à la contrebasse. « Funky Monkey », « And So It Is »… La musique pourrait sans doute être mieux mise en place, plus rigoureuse. Néanmoins, il y a les surprises qu’on est en droit d’attendre d’un groupe de jazz, comme dans les solos créatifs et bien assurés du saxophoniste.
En début de soirée, sur le même podium, un feu d’artifice avait réuni les excellents Robin Verheyen (ts,ss), Nic Thys (b, eb) et Antoine Pierre (dm) pour accompagner l’ex-chanteur de dEUS: Tom Barman. Taxi Wars – c’est le nom du groupe – mêle avec brillance le jazz inventif aux poésies du chanteur. Tom Barman slame d’une voix éraillée, proche d’Arno; ses textes sont bien rimés et bien rythmés… Et il swingue, ne vous en déplaise ! Nicolas Thys et Antoine Pierre assurent une base solide ; Robin Verheyen est le leader, le créateur,un soliste flamboyant. L’association de ce professionnel du rock avec un trio jazz est une très belle réussite.   

N’allez pas en Gaume pour écouter du hard bop, il y en a très rarement. Laissez vos œillères à la ville et partez aux champs (chants) sans à apriorismes. Et lorsqu’il faut choisir, on est parfois plus sensible au bon accueil ! Isn’t it?
Jean-Marie Hacquier
Photos Pierre Hembise
  
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Bobby Watson © Daniel Chauvet


Ospedaletti, Italie


Jazz Sotto Le stelle, 6-9 août 2015


12e édition du festival Jazz sous les étoiles, sous-titré «for sax», cette année, programmé à deux pas de San Remo par Umberto Germinale, photographe éminent (notamment de Jazz Hot). Pour raison de restrictions budgétaires (en Italie, aussi...), les concerts gratuits de l'après-midi ne sont malheureusement plus qu'un souvenir, et un seul groupe est programmé chaque soir. Mais, malgré un prix d'entrée modique, l'exigence de qualité est maintenue. C'est donc une occasion inespérée d'écouter, à quelques minutes de la frontière, des musiciens italiens peu programmés en France, et de retrouver quelques «vétérans» américains absents de nos grands festivals (Harold Danko et Bobby Watson, en l'occurence).
 
06/08 La formation de Gigi Di Gregorio (ts), Mauro Battisti (b), Luigi Bonafede (dm) invitant Emanuelle Cisi (ts) et Harold Danko (p), propose un répertoire hardbop mêlant standards et compositions personnelles. «Tidal Brezza»,
«Waiting Time», «Stars Case», «McCoy Passion», «Walter», «Take the Coltrane», «When She Smiles», «Another Smile», entre autres. Arrangements originaux, improvisations lumineuses, swing énergique, et interventions magistrales du pianiste. Superbe concert.

08/08 Bobby Watson (as), Andrea Pozza, (p), Curtis Lundy (b), Eric Kennedy (dm).
Le répertoire est sans surprise, c'est du bop pur sucre:«Appointment», «Limoncello», «In Case You Missed It», «Sweet Dreams», «Schome», «Earth», «Soul Eyes», «Moanin'». Bobby Watson n'a plus tout à fait sa silhouette de jeune homme, mais dès qu'il embouche son instrument, la magie opère. L'ancien directeur musical des Jazz Messengers a toujours ce son tranchant et ce sens de l'harmonie qui firent merveille aux côtés de Valéri Ponomarev chez Art Blakey. Curtis Lundy accompagne et improvise de façon très originale, comme s'il était au violoncelle, et Eric Kennedy est une merveille de discrétion et d'efficacité. Quant au jeune pianiste italien Andrea Pozza, objet de toutes les sollicitudes de Bobby Watson et de ses deux compatriotes, il ne tardera pas à faire parler de lui. Mise en place rigoureuse, sens harmonique parfait et chorus magnifiques d'invention... (il se dit que bien des Américains en tournée en Italie font désormais appel à lui, en priorité, on les comprend).

09/08 Mattia Cigalini (as), l'autre nouveau petit prodige du jazz italien, rejoint la formation transfrontalière déjà entendue ici (sur la musique de Michel Petrucciani, l'an dernier), constituée d'Alessandro Collina (p), Marc Peillon (b) et de Rodolfo Cervetto (dm). Le projet ne manque pas d'ambition. Reprendre le répertoire de Thelonius Monk est un pari risqué, tant ses thèmes sont connus de tous les amateurs de jazz dans leurs versions originales, et les réussites sont peu nombreuses. Bingo! Car, Mattia Cigalini (25 ans à peine) tentant l'aventure avec la fougue de la jeunesse, et le solide soutien de la section rythmique, réussit à s'approprier le musique de Monk sans la dénaturer, malgré un traitement funky inattendu. «Shuffle Boil», «Blue Monk», «Little Rootie Tooty», «Round Midnight», «Bye-Ya», «San Francisco Holiday», «Ugly Beauty», «Ask Me Now», «Bemsha Swing». Magistral!

Daniel Chauvet
texte et photos


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Langourla, Côtes-d'Armor

Jazz in Langourla, Côtes-d'Armor, 6-9 août 2015


Pour souffler les vingt bougies du festival Jazz in Langourla, Marie-Hélène Buron, sa directrice artistique, a concocté un programme riche et toujours aussi éclectique avec pour point de ralliement le Théâtre de Verdure, ancienne carrière réaménagée en salle de concert en plein air. Bien que les festivités aient été lancées le jeudi 6 août avec un concert des guitaristes Daniel Givone et Rémy Hervo, puis un autre de Pierrick Pédron (as) et Philippe Léogé (p), auxquels nous n’avons pu assisté mais entendu de beaux échos, le festival débutait pour nous le vendredi 7 août.



Dans le cadre d’une soirée hommage à Nat King Cole, c’est la lauréate du Prix Tremplin Jazz in Langourla 2014 qui a inauguré la soirée: la vocaliste Amel Amar et son quartet, Jean-Baptiste Huet (g), Bernard Laval (b) et Mickael Jamier (dm). Dans un set composé de standards de jazz, Amar déploie son talent. Elle est chaleureuse, à l’aise avec le public et bien accompagnée. Son tandem avec Jean-Baptiste Huet est très solide et l’ensemble plaisant.

Dans cette édition 2015, Marie-Hélène Buron a eu l’excellente idée de faire précéder le premier concert de chaque soirée au Théâtre de Verdure par une performance, d’une quinzaine de minutes, des bénévoles pratiquant un instrument de musique. On a entendu le collectif Ty Zef, le vendredi; Arnaud Leclerc (g), Paddy (ss) et Manue (b), le samedi; Sophie Druais (b) and friends, le dimanche). La mise en valeur des bénévoles par les festivals est suffisamment rare pour souligner la place essentielle qu’ils occupent et qu’un festival, s’il est un espace de fête et de découvertes pour le public, tient avant tout du lien social et affectif.

Le premier à chanter Nat King Cole est le Britannique Hugh Coltman. Après le blues et la pop, il s’intéresse désormais au jazz et emprunte le smoking du crooner pour interpréter ce répertoire, qu’il a enregistré dans son nouvel album, Shadows. Sur scène, il assure le show, entouré de Thomas Naim (g), Gaël Rakotondrabe (p), Christophe Mink (b) et Raphael Chassain (dm), jouant peu de titres de Nat King Cole, hormis «Nature Boy», «Mona Lisa», «Smile». Très rodé sur scène, les arrangements travaillés, le set, qui manque un peu de profondeur, est très divertissant.

Le trompettiste américain Ronald Baker lui succède avec son quintet, Jean-Jacques Taïb (ts), Alain Mayeras (p), David Salesse (b) et Philippe Soirat (dm). Il interprète des titres qu’il a enregistrés sur Celebrating Nat King Cole («L-O-V-E», «Come Along With Me») ou encore «Sentimental Reasons». Le duo Baker-Taïb, l’un au son chaud, l’autre très nerveux, est très complémentaire et fonctionne parfaitement. Au milieu du set, l’arrivée de la vocaliste Michele Hendricks change la tonalité du concert et rompt la langueur qui s’était installée par sa présence, sa vivacité, l’intelligence de son scat («Walkin' My Baby Back Home», «That Ain't Right»).

Le samedi 8 août, La Vuelta nous emmène au pays du flamenco et du répertoire traditionnel espagnol. Avec Steven Fougères (g) et Jean-Baptiste André (b), Nathalie Herczog interprète des chansons bouleversantes, présentant avec élégance chaque titre. Pas très jazz mais une belle découverte.

Antiloops ouvre la soirée. Dénué de tout jazz, dans l’état d’esprit, le groupe se rapproche plutôt d’un acid jazz ou funk limité en vocabulaire. La leader Ludivine Issambourg, entourée de Nicolas Dérand (claviers), Timothée Robert (b), Maxime Zampieri (dm), Mr Gib (scratch), matraque sa flûte sans la moindre nuance dans un set vite laborieux, mais qui suscite toutefois l’enthousiasme du public.

Rien à voir avec l’étourdissant Hadouk Quartet qui, dès les premières notes, nous embarque dans son imaginaire musical foisonnant («Lila et Lampion», «Chappak», «Bora Bollo», «La danse des lutins»). En 2013, Hadouk Trio s’est transformé en quartet avec l’arrivée de Eric Löhrer et Jean-Luc Di Fraya, qui remplace Steve Shehan à la batterie. Le set d’Hadouk est vertigineux: Didier Malherbe, qui joue de toutes les flûtes, de son fameux doudouk, de la flûte chinoise hulusi, du soprano, est envoûtant. L’ésotérique Loy Ehrlich a arrêté les claviers pour ne plus jouer que du gumbass. Eric Löhrer apporte un son électrique avec sa guitare, au lapsteel, et creuse une dimensions nouvelle dans les compositions de l’ancien trio et du nouveau quartet, raffinant toujours plus les nuances, renforcées par le jeu magnétique de Jean-Luc Di Fraya aux percussions, dont la voix est une incantation personnelle à l’imaginaire.

Dimanche, une dernière belle soirée à Langourla avec les Sassy Swingers, qui puisent leur inspiration dans le New Orleans d’avant-guerre. Aux côtés de Sandrine Arnaud (voc), pleine d’énergie, Mathieu Lagraula (banjo), Jérôme Bossard (washboard), Franck Bougier (hélicon) assurent un set joyeux et très vivant.

Boulou et Elios Ferré © Mathieu Perez


Puis place à Boulou et Elios Ferré. Les deux frères, par leur grâce, leur excellence, leur poésie, leur créativité, leur élégance nous captivent dans un set fabuleux. Boulou et Elios sont deux géants de la guitare qui nous font traverser l’histoire de la musique. Boulou au jeu complexe nous emmène du côté de chez Messiaen, passant du bebop à Bach en un souffle, quand Elios rayonne par un phrasé précis et enlevé. La parole circule. C’est majestueux. L’utilisation des citations (Tristano, Tadd Dameron, Michel Legrand) infuse un feeling jazz qui déploie et joue avec ses multiples racines. Le set se conclue par «La Javanaise», chantée par Boulou. Un moment poétique comme on en vit peu.

Ricky Ford et Ze Big Band © Mathieu Perez


Ze Big Band et Ricky Ford mettent un point final à cette édition anniversaire. Le big band interprète des extraits de deux suites composées par le saxophoniste: Sketches of Brittany et Sketches of Puisaye, fruit de l’exploration de Ford de l’histoire des territoires, la Bretagne et la Bourgogne. Malgré ses tentatives, Ford, avec un épais accent américain et armé d’un solide sens de l’humour, parvient difficilement à faire comprendre sa démarche auprès d’un public un peu dérouté. Situation d’autant plus humoristique qu’il place le set sous l’égide de l’anniversaire du mouvement Dada. Ze Big Band n’a rien d’un big band traditionnel et doit sa personnalité à la direction à la fois solide et impulsive du saxophoniste, accentuant les dissonances. Ford donne toute sa place à ses musiciens dans de longs solos (comme Brian Ruellan à la trompette, Maxence Ravelomanantsoa au ténor), toujours complice du solide Fred Burgazzi, son alter ego, au trombone. Au milieu du set, Ford invite le percussionniste cubain Bernardino Danger Escalante, dit Nino, à se joindre au groupe. Si sa présence chambarde un peu les arrangements, le saxophoniste ne perd rien de son naturel, jamais aussi l’aise que dans l’art d’improviser. Une soirée pleine de surprises.

Un mot sur un autre lieu qui compte beaucoup durant le festival de Langourla: le bar Le Narguilé. Depuis quelques années, son patron Patrick Pegue programme en parallèle des concerts en off l’après-midi et en début de soirée, organise un concert pour les stagiaires des ateliers musique et s’est associé à la programmation in en accueillant les candidats au Prix Tremplin Jazz (remporté cette année par François Collet Trio). Cette année, les jam sessions du soir ont connu un franc succès, en particulier le vendredi et le samedi. Les têtes d’affiche du festival, Ronald Baker, Jean-Jacques Taïb, Michele Hendricks, Hugh Coltman, Eric Löhrer, des membres de Ze Big Band, sont venues jouer le bœuf avec les autres musiciens, amis, bénévoles, Paddy et Manue, Sophie Druais et d’autres. Au milieu de cette joyeuse équipée musicale, un musicien étincelant a donné toute la mesure d’un jazz exigeant et authentique: Daniel Givone. Il est avec Hadouk Quartet, Ricky Ford et les frères Ferre l’autre héros de ce festival. Son jeu subtil, intense, sa modestie, son esprit de camaraderie, sa présence durant tout le festival, font de ce musicien habité par la musique un géant.

Après l’édition 2014, marquée par le retour de Dany Doriz après dix ans d’absence, 2015 nous offre bien des surprises et des joies pour fêter les vingt ans de Jazz in Langourla. Mais rien n’est acquis: l’existence du festival reste contestée par le petit monde agricole local, peu porté sur le jazz et hostile à un festival de jazz. Trois, quatre jours pour fêter le jazz, c’est une année de lutte. Qu’on se le dise.

Mathieu Perez
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Pertuis, Vaucluse

Festival de Big Band de Pertuis, 3 au 8 août 2015

Dans l’Enclos de la Charité, aujourd’hui Lycée Georges Brassens, distribué entre deux cours très IIIe République où trône la devise nationale, se déroulait la 17e édition de ce festival hors norme puisque le cœur de la programmation est constitué de grandes formations de jazz. Pari au départ un peu fou sur le plan du budget, de la logistique et de la programmation, il a tenu au soutien des acteurs locaux dont la municipalité, au public, à la passion et à l’imagination de Léandre Grau – et de son équipe – lui-même directeur du festival et du Big Band de Pertuis, de donner corps à cette entreprise.
Ils ont réussi au-delà de toute espérance. Nous vous en rendons compte depuis sa naissance, et encore une fois cette année, la réussite a été au rendez-vous, tant sur le plan de la programmation, que sur celui de la fréquentation, avec un public toujours présent (le plein pour les trois soirées gratuites aussi bien que des trois payantes), et une adhésion populaire au volet artistique, sans aucune prétention ni mondanité, avec cette curiosité simple et, d’année en année, plus savante, qui marque plus encore la véritable réussite de ce festival. Enfin, en liant la transmission du jazz, par l’enseignement et la scène, au festival, Léandre Grau et son équipe ont créé sur place les conditions pour que de jeunes talents apparaissent au contact de ces grandes machines bien huilées que sont les big bands, peuplés de musiciens d’expérience, et que le public soit concerné, localement et familialement, par le festival. Une démarche exemplaire et la météo était cette année, comme souvent ici, à l’unisson.
Le parrain facétieux du festival, le grand Gérard Badini, ne tarit pas d’éloges sincères, ne manque aucune édition, et les musiciens invités ont appris à connaître et respecter ce travail d’une grande honnêteté (c’est principalement du jazz et des big bands, et la soirée salsa du jeudi est indiquée comme telle), dont les résultats sont souvent magiques pour la relation entre jazz et public. Enfin, la technique, scène, son et lumières, est au diapason, et les conditions d’écoute comme de spectacle sont excellentes.


En dehors d’une master-class qui expose les fruits de son travail sur les terrasses de Pertuis vers 18h, le déroulé des soirées alterne une première partie dans la première cour (19h30), avec une petite ou moyenne formation et une seconde partie dans la cour de la grande scène des big bands (21h30).

La première partie du premier soir fut particulièrement épicée cette année avec Tartôprunes, la formation locale, émanation partielle du conservatoire et du big band de Pertuis qui a inauguré de manière festive entre fanfare new-orleans, parodie, funk et jazz cette belle semaine de jazz. Arnaud Farcy (as), Romain Morello (tb), Ezequiel Celada (ts) ont été brillants dans cet ensemble costumé et très ludique, d’un bon niveau musical. Un dessert en introduction, goûté du public qui en a redemandé.

Big Band de Pertuis/Dir. Léandre Grau et Alice Martinez © Ellen Bertet
Suivait le Big Band de Pertuis dirigé par Léandre Grau, introduit avec le sourire de Gérard Badini, pour un répertoire très enlevé faisant appel aux mânes de Count Basie et de ses arrangeurs pour l’esthétique, dont Sam Nestico et Quincy Jones, mais aussi du regretté Yvan Jullien disparu en 2015 («Blues in the Night»), voire à «Daahoud» marqué par Clifford Brown et Max Roach, ou «Softly as in a Morning Sunrise», Chick Corea et son «Crystal Silence»,  et bien sûr les standards «Come Rain or Come Shine», «A Tisket A Tasket» immortalisé par Ella Fitzgerald, etc., un répertoire brillamment restitué qui a conquis le public et qui a été mis en valeur par de remarquables solistes, les «anciens» Lionel Aymes (tp) ou Yves Ravoux (p) ou les «modernes» comme Christophe Allemand (ts), Romain Morello (tb) et une remarquable chanteuse, Alice Martinez, qui a donné parmi les meilleurs moments de la soirée, possédant le drive, la présence et l’expression nécessaires à l’authenticité de cette musique.

Le lendemain, Martine Kamoun (voc) en quintet a proposé sa relecture de beaux standards («Along Came Betty»,  «You Go to My Head») voire de belles compositions d’Hank Mobley ou Freddie Hubbard («Up-Jumped Spring»), agrémenté de quelques originaux (paroles) et ponctué par un «That’s All», etc. Brillamment secondée par un Gérard Murphy (as) toujours aussi lyrique, un trésor bien caché en Provence, et un excellent Sébastien Germain (p, «That’s All»), Alain Couffignal (dm) très à l’écoute de la musique, la chanteuse a offert un très bon moment de jazz. Elle n’est pas virtuose mais possède la connaissance intime de ce type de jazz.

La seconde partie de soirée nous a proposé une autre grande formation régionale, le Garden Swing Big Band de Gardanne, dirigé par Gérard Moretti, qui témoigne que le big band de jazz fut, dans la tradition américaine, le support à la grande variété américaine de qualité, comme Frank Sinatra, Bing Crosby… une cohorte de belles voix jazzy nous le rappellent, mais aussi latines, soul et rhythm and blues. Une chanteuse et deux chanteurs, offraient d’ailleurs l’illustration de ces répertoires avec des voix appartenant plus à ces registres de la grande variété jazzy (Katy Grassi et Fred Mendelson) ou blues-soul-rhythm & blues (Jean Gomez). Les ensembles possèdent un vrai punch, une brillance, ce qui étaient la marque de ces grands big bands. Marcel Baux (tb) a pris pas mal de bons chorus. De «Love for Sale» à «Mack the Knife» en passant par Charles Trenet et «La Mer», les Beatles, version crooner, le rhythm and blues ou  Freddie Mercury, le public a apprécié le voyage.

Le 5 août, retour aux sources avec les Tontons Zwingueurs pour un relecture de la thématique néo-orléanaise, sans prétention, avec un petit sourire même comme celui du banjoïste et chanteur Jack Berbiguier interprétant «Menilmontant» à la néo-orléanaise. Pas de surprise dans le répertoire avec «On the Sunny Side of the Street», «Careless Love», «Do You Know What It Means…», «It Don’t Mean a Thing», «Petite Fleur», «I Found a New Baby», etc., mais le jazz est une musique de mémoire, et contrairement à ce que certains pensent, on vient parfois y trouver ses racines, même pour le public. Et ce répertoire appartient aux racines du public de jazz en France.

Django Revisited, Romain Thivolle et Lois Courdeuil © Marcel Morello by courtesy of Festival de Big Band de Pertuis

Pour la découverte, il suffisait de passer d’une cour à l’autre, ce soir-là, pour écouter l’orchestre de Romain Thivolle (arr, dir) et Loïs Cœurdeuil (g) «Django Revisited», dédié comme son nom l’indique à la musique de Django Reinhardt, relue par ces deux jeunes musiciens.
La découverte du festival méritait le détour, car il n’y a aucune faiblesse ou servilité dans cette relecture. Les arrangements combinent avec intelligence un répertoire bien choisi («Féérie», «When Day Is Done», «Tears», «Troublant Boléro», «Nuages» (joué sans guitare) avec un chorus de trombone de Romain Morello, «Mélodie au crépuscule», «Minor Swing», «Belleville», etc.) avec de belles introductions, originales, des assemblages sonores inédits et pourtant dans l’ensemble une belle fidélité à l’original, car ces mêmes arrangements n’hésitent pas à évoquer parfois les sources et le son d'époque. Simplement, bravo! Il n’y avait rien de facile dans ce projet, et quand de plus, un jeune musicien, un guitariste, propose, avec une réelle virtuosité pas du tout ostentatoire ni démonstrative, le complément de musicalité sur l’instrument-même (à peine décalé, une demi-caisse) du divin Manouche, il y a de quoi perdre le contrôle de son enthousiasme, ce que fit avec sensibilité un public très attentif et connaisseur qui comprit que cette soirée serait la plus originale du festival. L’orchestre, jeune dans l’ensemble, a fait preuve de maestria dans une exécution parfois complexe, et bien entendu le soliste Lois Cœurdeuil s’est taillé, sans excès, la part de Django, qui reste objectivement grande pour ce programme. L’orchestre a eu du mal à se séparer du public. La musique de Django reste populaire au meilleur sens du terme, et méritait cette relecture; on espère que le projet n’est pas éphémère. Ce qui immortalise les big bands, c'est aussi la durée de vie d 'un orchestre et d'un répertoire.

Le jeudi était le jour de la salsa, une soirée très prisée à Pertuis, et celle de la pizza marseillaise pour votre serviteur, la meilleure du monde avec celle de Naples.

Retour le vendredi à Pertuis, pour une entrée en matière très arrangée par un orfèvre en la matière, Stan Laferrière et ses Dirty Airman. Ce soir-là, Stan proposa un retour aux sources très pédagogique et toujours brillamment orchestré, depuis Scott Joplin et («The Entertainer», «Maple Leaf Rag», mais aussi King Oliver et Louis Armstrong («Tiger Rag», «St. James Infirmary»), Jelly Roll Morton («Wolverine Blues»), Sidney Bechet («Muskrat Ramble»), Duke Ellington («The Mooche»), enfin un programme néo-orléanais en diable («Royal Garden Blues») et un clin d’œil à Louis en rappel («What a Wonderful World»). Notons en invités, l’excellente Deborah Tropez au washboard («Washboard Wiggles»), et le magnifique Nicolas Montier venu en copain nous gratifier sur son ténor de beaux chorus dans la veine de Coleman Hawkins.

Cotton Club Legend: Saint Louis Big Band & Funky Swing Dancers © Marcel Morello by courtesy of Festival de Big Band de Pertuis

Sur la grande scène, un peu plus tard, on retrouva le ténor et ses somptueux chorus («Some of these Days», etc.), au sein du Saint Louis Big Band, dans un spectacle intitulé «Cotton Club Legend», une sorte de revue musicale dans la tradition, présentée par Gérard Gervois (tu), où Nicolas Montier (ts, cl) fit l’offrande de son énorme talent, où le savant Jean-François Bonnel, s’autorisa trop rarement un chorus suave dans la veine des pères fondateurs (Hodges-Smith-Carter) et où Thierry Ollé (p) fit preuve de sa virtuosité. Laurence Jay illustra la chanteuse de jazz de l’époque avec un bon jeu de scène.
La musique fait appel aux arrangements de Fletcher Henderson, Duke Ellington, mais ne dédaigne pas quelques écarts comme un «West End Blues» de haute volée de Nicolas Gardel, avec la reprise de la fameuse introduction de Louis Armstrong, ou un «As Time Goes By» bien senti par Laurence Jay et Thierry Ollé. Les Funky Swing Dancers, quatre excellents danseurs avec des chorégraphies bien réglées, sobres et en tenues recherchées (Claude Gomis, Anna Rio, Maka TheMonkey, Alexandra Karsenty, chorégrahie en solo curieusement de dos sur «The Mooche») et un claquettiste (Jeremy Champagne, brillant, sauf pour le costume pas dans l'esprit d'une revue) ont enrichi la soirée, le public s’invitant même devant la scène pour un rappel dansé par tous, public et artistes mêlés. Le festival était à son moment de communion le plus hot!

La dernière soirée nous proposa en préambule à 19h30 un all stars des héritiers de Claude Bolling jouant sa musique dans toutes ses dimensions, jazziques et cinématogrphiques, avec Patrick Artero, Claude Tissendier, Philippe Milanta, Pierre Maingourd, Vincent Cordelette. La perfection, la cohésion et un brin de fantaisie (Milanta excellent) ont fait de ce concert un grand moment autour des compositions de Claude Bolling («Here Comes the Blues», «Borsalino», «Just for Fun», «Feed the Cats», «Jazzomania», «Duke on My Mind», «Take a Break», «Valentin», «For Jammers Only»…). Claude Tissendier évoqua avec sa naturelle modestie et son talent savant le grand Benny Carter, et Vincent Cordelette confirme son excellence. Ces musiciens, le haut du pavé du jazz en France, sont aussi des modestes malgré de grandes carrières. Ils sont jazz. La perfection de leur art mérite toute notre admiration,

Le dernier concert de cette édition permit de découvrir un excellent big band, l’Orchestre National de Jazz du Luxembourg dirigé par Gast Waltzing, directeur plein d’humour (autodérision parfois sur le Luxembourg, d’où peut-être le titre ONJL) et de dynamisme, un excellent professionnel de la musique, arrangeur, qui a côtoyé beaucoup de grands artistes, de toutes les univers de la musique, et continue une belle carrière d’écriture. En venant dans ce festival si bien défini, avec cette formation consacrée au jazz, il a savamment respecté le public, proposant un programme de «classiques» (Sam Nestico, Quincy Jones…) mais en l’invitant à découvrir par ailleurs un travail de création de cet orchestre qui ne manque pas de qualité pour les compositions (comme pour les arrangements et l’exécution) où David Askani se tailla la part du lion des chorus de saxophone, avec le guitariste David Laborier, futur leader de l’ONJL et bon compositeur, et un jeune violoniste prometteur, Jean-Jacques Mailliet. Gast Waltzing en leader très remuant de l’orchestre proposa au pays de Prévert et Kosma «Les Feuilles mortes» mais aussi Horace Silver et quelques originaux vinrent parachever une bonne prestation où s’illustra en particulier un très bon Niels Engel (dm), qui souleva la foule pour le rappel avec un somptueux chorus de batterie dans la grande tradition des drummers de big band, les Chick Webb, Louie Bellson, Gene Krupa, etc. Et Niels Engel le fit avec le sourire, comme dans la tradition! Le public en redemanda comme il l’a fait tout au long de ce 17e Festival, pour manifester son adhésion.

C’était la belle conclusion d’une très bonne édition du Festival de Big Band de Pertuis, et l’adjointe à la Culture travaille d’ores et déjà sur la prochaine édition avec Léandre Grau et son équipe, donnant le sentiment qu’au-delà de la Durance, à Pertuis, tout est simple et naturel, humain en un mot: le contact avec les musiciens, l'accueil des journalistes et des photographes, l’organisation, avec ce sentiment que le temps s’est d’une manière arrêté sur l’époque où le jazz brillait en France de son enthousiasme et de ses amateurs-savants. Un rayon de soleil dans l’univers assombri des festivals, si «professionnels» mais de moins en moins jazz, par l'esprit et le contenu.

Yves Sportis
Photos Ellen Bertet et Marcel Morello,
by courtesy of Festival de Big Band de Pertuis


Le détail des formations

3/8 Tartôprunes
Valentin Halin (tp), Romain Morello (tb, arr), Arnaud Farcy (as), Ezequiel Celada (ts), Valentine Maumy (voc), Caroline Such (clav), Clément Serre (g), Philippe  Ruffin (g), Alexandre Chagvardieff (b), Maxime Briard (dm)
3/8 Big Band de Pertuis
tp: Yves Douste, Lionel Aymes, Nicolas Sanchez, Roger Arnaldi, Valentin Halin
tb: Yves Martin, Loni Martin, Romain Morello, Jean-Pierre Ingoglia (+fh), Bernard Jaubert (btb)
sax: Christophe Allemand (ts, fl), Arnaud Farcy (as), Yvan Combeau (ts, fl), Clément Baudier (ts, fl), Laurence Arnaldi (as), Jérémy Laures (bar)
p: Yves Ravoux
b: Bruno Roumertan
g: Gérard Grelet
dm: Maxime Briard
dir: Léandre Grau

4/8 Martine Kamoun
(voc) Quintet, Gérard Murphy (as), Sébastien Germain (p), Yann Kamoun (b) , Alain Couffignal (dm)
4/8 Garden Swing Big Band:
tp: Georges Cavaliere, Yves Meffre, René Perinelli (+1 non identifié)
tb: Marcel Baux, Lucien Deleuil, Jo Huard, Daniel Sola
sax: Gaëlle Lelamer, Jean-François Osmont,  Jean-Claude Ferrero, Jérémie Laures
g: Marcel Clarac
b: Loïc Filibert
p: Julien Sabdes
dm: Pierre Bedouk
voc: Katy Grassi, Fred Mendelson, Jean Gomez
dir: Gérard Moretti

5/8 Les Tontons Zwingueurs
Eric Serra (tb), Martial Reverdy (cl), Jack Berbiguier (bj), Daniel Beltramo (tu), Joannès Kotchian (wb)
5/8 Django Revisited Big Band
dir, comp, arr: Romain Thivolle
g soliste: Lois Cœurdeuil
sax: Gérard Murphy (as, cl), Julian Broudin (as), Jean-François Roux (ts), Pascal Aignan (ts), Yannick Destree (bar), Florent Py (fl)
tp: Thierry Amiot, Gabriel Charrier, José Caparros, Fabrice Lecomte   
tb: Romain Morello, Michael Steinman, Igor Nasonov, Jean-Philippe Langlois
p, clav: Franck Pantin
cb-eb : Serge Arese
dm: Philippe Jardin
perc: Sébastien Lhermitte

7/8 Dirty Airman
Stan Laférrière  (
dir, arr, p), Mathieu Haage (tp), Benjamin Belloir (tp), Cyril Dubilé (tb), David Fettmann (as),  Christophe Allemand (ts), Anthony Caillet (soubassophone), Xavier Sauze (dm), Deborah Tropez(wb)
7/8 Cotton Club Legend-St-Louis Big Band
tp: Nicolas Gardel, Michel Lassalle

tb: Jerôme Laborde
-
sax-cl: Jean-François Bonnel (as, cl), David Cayrou (as, cl, arr, dir), Nicolas Montier (ts, cl)
p: Thierry Ollé
bj: Patrick Vivien
tu: Gérard Gervois
dm: Benoît Aupretre Delageneste
voc: Laurence Jay
Funky Swing Dancers: Anna Rio, Alexandra Karsenty, Claude Gomis, Maka TheMonkey

8/8 Swingin’ Bolling

Claude Tissendier (as), Patrick Artero (tp) , Philippe Milanta (p), Pierre Maingourd (b), Vincent Cordelette (dm)
8/8 Orchestre National de Jazz du Luxembourg
tp: Antoine Colin, Georges Soyka, Gilles Burgund
tb: Serguei Khmielevskoi, Claude Origer, Patrick Wilhelm, Manu Stoffels (btb)
sax: Pierre Cocq-Amman (
as), Kristina Brodersen (as), David Askani (ts), Sebastian Berger (ts), François Breger (bar)-
g, comp: David Laborier-
eb: Romain Heck
dm: Niels Engel
vln:
Jean-Jacques Mailliet
dir, comp, arr: Gast Waltzing

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Javea, Espagne


Xàbia Jazz, 1er au 3 août 2015



Le temps passe, les municipalités changent mais le Xàbia Jazz Festival –15e édition– poursuit son chemin et continue d’occuper la Plaza de la Constitución de Javea. On note que le public espagnol y adhère de plus en plus alors qu’il y a encore quelques années, les Anglais conquérants et colonisateurs de ce beau littoral, constituaient l’ossature de ce public. Le saxophoniste Kiko Berenguer reste le directeur artistique et se démène avec les finances du bord pour monter trois soirées variées destinées à plaire à un large éventail de goûts. 
Mais, en préalable, les amateurs peuvent profiter de diverses manifestations, telles Jazz al Carrer; trois jours avec deux formations sur les places de la ville; Juguem a fer jazz, une manifestation basée sur la méthode Dalcroze, au Conservatoire et encore la conférence de J. M. García sur Lester Young, Bud Powell en prélude à la projection de ’Round Midnight. Le défilé traditionnel du Xàbia Dixieland Band et le concours d’installations artistiques autour du jazz dans diverses vitrines commerçantes de la ville complètent les événements.




Jean Toussaint et Steve Fishwick © Patrick Dalmace


On attendait beaucoup de l’affiche du premier soir ; Jean Toussaint et son Roots & Herbs. The Blakey Project. Les qualités personnelles du saxophoniste ténor n’ont pu effacer une monotonie peu compatible avec la référence à Blakey. On n’a jamais perçu l’envie de jouer du jazz dans ce groupe dont le trompettiste, Steve Fishwick, certainement remarquable techniquement, est d’une rigidité et d’une froideur telle qu’il la transmet jusqu’au public dont les applaudissements montraient seulement sa courtoisie. Qu’il joue ou «attende son tour», il reste de marbre. Le batteur, totalement transparent, nous a peu enthousiasmés pas plus que le contrebassiste, mal intégré, à qui Toussaint a dû par deux fois demander son nom. Qu’il soit asiatique et pas facile à mémoriser cela manque de professionnalisme. Les improvisations successives semblent des passages obligés sans que les musiciens aient vraiment quelque chose à dire. C’est pénible à la longue. A l’inverse le pianiste valencien, Albert Sanz, s’est montré le plus intéressant et le plus concentré dans son travail. 
Le répertoire du groupe ne manquait pourtant pas d’intérêt avec les compositions de Shorter «Sleep Dancing», «Tell it Like It Is», «One by One», «The Summit»… qui ont fait en leur temps les beaux jours d'Art Blakey et ses Jazz Messengers…


Raul Marquez © Patrick Dalmace


Le 2 août le programme était censé être moins «prestigieux» avec deux formations espagnoles, mais il faut se rendre à l’évidence: elles apportent bien plus de plaisir, même si on est à la périphérie du jazz. Raúl Márquez et son trio –Javier Sánchez (g) et Gerardo Ramos (dm)– ont une envie de faire partager leur passion pour Stéphane Grappelli et l’enthousiasme communicatif de Raúl avec son engagement corporel emporte l’adhésion. L’admiration ne sombre pas dans l’imitation. Le travail recèle de la personnalité, et les références sont intéressantes «Troublant boléro», le Concerto en Mi, un thème du film Les Valseuses






O’Sisters © Patrick Dalmace


A la suite apparaît «en costume d’époque» le groupe O’Sisters. L’arrivée sur scène laisse votre serviteur perplexe mais très vite on est conquis. Le travail est énorme et minutieux et fait avec une grande passion. Les trois vocalistes Helena Amat, soprano; Paula Padilla, alto (toutes deux débordantes d’humour) et Marcos Padilla, tenor et leur trio composé de Matias Comino (g), Pablo Cabra (dm) et Camilo Bosso (cb) nous entraînent dans le répertoire de la musique américaine des années dix à trente. Leur groupe référence étant les Boswell Sisters qu’appréciait Ella Fitzgerald elle-même. Le show est énergique, divertissant et d’un grand respect pour la musique. Les trois voix sont de belle qualité et leur montage soigné. On a pu apprécier de très vieux thèmes dont certains du tout début du XXe siècle comme «Shine on Harvest Moon». Plusieurs autres sont dus à des signatures comme Irving Berlin, W.C. Handy («St. Louis Blues») ; Fats Waller («If It Ain’t Love») ; Armstrong («Ol’Man Mose»). Les O’Sisters offrent également un thème inachevé des Boswell Sisters, «You dle-e-de-oo», que les descendants les ont autorisées à terminer et à présenter l’an passé au Festival de New Orleans. 
Une bien sympathique soirée !



Stefano Bollani © Patrick Dalmace


Le plat principal du Xàbia Jazz était pour le 3 août avec le Danish Trio du pianiste Stefano Bollani. On sent une envie de jouer. Les partenaires de Bollani, Jesper Bodilsen (cb) et Morten Lund (dm), fortement présents, ne sont pas des «ven tú» mais forment avec lui un trio bien intégré et rodé. Tous deux servent à merveille leur leader. Bollani, fort versatile, débute avec un thème de Jobim dont il nous avait régalé dans son disque-hommage Falando de amor puis distille des compositions personnelles, en particulier une belle version de son «Birth of Butterfly». Stefano joue avec le jazz plus qu’il ne joue du jazz. Il ne plonge ni au cœur de N.O. ni au fond de Harlem mais virevolte comme son butterfly autour des accords et harmonies du jazz. Le pianiste est fougueux, mobile, percussif. Il fait varier les intensités y compris dans un même thème. Face au piano, il ne tient pas en place. Si la qualité du travail n’était pas de premier ordre, on trouverait le show surfait; mais on se régale à le voir se donner sans retenue. Sans aucun doute, le concert de Bollani offre au public un de ces moments de plaisir que peut donner la musique.
Le Xàbia Jazz est appelé à se développer pour peu que la situation économique générale du pays vienne à s’améliorer ou… que les changements politiques récents à la Generalitat de Valence modifient les redistributions des fonds…


Patrick Dalmace
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Ystad, Suède

Ystad Sweden Jazz Festival, 29 juillet au 2 août 2015


C’est avec plaisir que nous avons retrouvés Ystad. L’ambiance amicale, les lieux plein de charme où se déroulent les concerts sont autant d’atouts qui mettent en valeur la programmation, éclectique, mais suffisamment étoffée (stabilisée sur cinq jours et quarante concerts) pour proposer quelques très bons concerts et de savoureuses découvertes.


Nicole Johänntgen et Jan Lundgren © Jérôme Partage


Le 29 juillet, était, comme à l’accoutumée, la soirée d’ouverture réservée aux VIP (sponsors, presse, etc.). Entrecoupée de discours (un peu longs quand on ne maîtrise pas le suédois), la première partie de soirée au Ystads Teater a proposé une rencontre entre Jan Lundgren (p, cofondateur et directeur artistique du festival, voir Jazz Hot n°666) et l’Allemande Nicole Johänntgen (as, ss), sur une de ses compositions, «Nicha’s Blues». La jeune femme s’est avérée être une instrumentiste au niveau et une compositrice plutôt inspirée. Une agréable mise en bouche donc. Puis, Johanna Jarl (voc) a repris quelques standards («Nothing at All», «Never Let Me Go», etc.). Si la chanteuse n’était guère passionnante, elle était en revanche accompagnée d’une rythmique tout à fait correcte, dont le pianiste, Sven Erik Lundeqvist, qui a mené les soirées de jam-session avec doigté.
En seconde partie de soirée, le festival avait invité un épatant brass-band new-yorkais, The Rad Trads, composé de sept jeunes musiciens (dont quatre soufflants) à l’esprit potache. Des garçons pleins d’une joyeuse énergie qui ont enflammé l’assistance. Entre blues-rock, jazz new orleans et country, ils nous ont offerts leurs compositions (sympathique «Rosalie») et de chouettes reprises, dont «Georgia» (chantée par Jared LaCasce, tp) et «Such a Night» de Dr. John (chantée par le leader, Johnny Fatum, dm). Un moment jubilatoire!
A 22h, comme le veut la tradition initiée par le festival, un trompettiste est invité à faire sonner son instrument en haut de l’église Sainte-Marie. L’honneur revenait cette année au Californien Bobby Medina. On a retrouvé ce dernier un peu plus tard à la jam, qui se tenait dans l’élégant Hôtel Continental du Sud dont il a assuré l’essentiel de l’animation par un bon duo avec Jan Lundgren sur «Autumn Leaves» auquel s’est joint Johnny Fatum sur «Watermelon Man». En dehors de cette séquence, cette première jam fut sans grand intérêt et d’ailleurs relativement brève.

Le 30, à 11h, dans la cour du Per Helsas Gård, on célébrait les 80 ans d’une figure du jazz suédois, Jan Allan (tp), entouré pour l’occasion du Norrbotten Big Band (dans sa version réduite). La musique était agréable et bien exécutée, rappelant des ambiances à la Lalo Schifrin.
A 15h, dans la cour du Hos Morten Café, la Suédoise Linnea Hall (voc) s’est présentée avec sa rythmique (au demeurant inconsistante). Chanteuse plutôt intéressante, elle a cependant livré une prestation en demi-teinte, alternant des reprises de qualité («I Beginning to See the Light», «Old Devil Moon») et des compositions éthérées (ah, la grise mélancolie scandinave…) en porte-à-faux avec le répertoire swing interprété parallèlement.
Le soir, au théâtre, Jan Lundgren donnait son premier concert, consacré au pianiste Jan Johansson (1931-1968), un musicien important dans l’histoire du jazz en Suède et qui a notamment enregistré avec Stan Getz. Flanqué de son vieux comparse Matthias Svensson (b) et d’un quatuor à cordes (entièrement féminin), le directeur du festival en a offert l’un des plus beaux moments: une balade émouvante entre jazz et musique classique, celui-ci émergeant par quelques notes de swing, tel un dauphin pointant son nez hors de l’eau, avant de disparaître dans les profondeurs. La maîtrise et la finesse de Jan Lundgren sont apparus ici avec splendeur, lequel, n’étant natif ni de New Orleans ni de Harlem, joue avec sa culture classique, sa sensibilité d’Européen, et a su mêler deux expressions distinctes sans chercher à les mélanger (l’expérience étant rarement probante).
La seconde partie de soirée, assurée par Richard Bona (elb, voc) et son groupe cubain, a constitué une bonne surprise. Ayant remisé le style word fusion qu’on lui connaît, le Camerounais est incontestablement en phase avec la musique de La Havane. On s’est donc laissé entraîner avec plaisir. Plus tard, nous avons rejoints la jam-session qui cette année se déroulait dans un bar-restaurant au bord du port de plaisance d’Ystad. La salle où l’on avait installé la scène, malheureusement trop exigüe, n’offrait pas les meilleures conditions pour suivre ces rencontres nocturnes, d’autant qu’elles furent intéressantes ne serait-ce que par la diversité des musiciens qui y ont participé. Ce soir-là, Nicole Johänntgen fut très présente, s’adaptant sans complexe aux différents contextes: qu’ils s’agisse de la chaleur latine des musiciens de Richard Bona, encore meilleurs sans leur leader, en particulier le Mexicain Rey David Alejandre (tb) où d’un bop plus tempéré, notamment avec le Suédois Daniel Karlsson (pianiste solide) sur «All Blues».




Dianne Reeves © Jérôme Partage



Le 31, à Per Helsas Gård, Sylvia Vrethammar, chanteuse suédoise qui eut son heure de gloire dans les années 70, proposait une rencontre en jazz et musique brésilienne. Gageure vouée à l’échec car la dame n’était convaincante dans aucune de ces deux expressions… On restait toutefois dans le domaine de l’écoutable.
Ce qui ne fut pas le cas du premier concert du soir au théâtre assuré par un groupe entièrement féminin, international et monté pour l’occasion: Tineke Postma (s, Pays-Bas), Susana Santos Silva (tp, flh, Portugal), Karin Hammar (tb, Suède), Sandra Hempel (elg, Allemagne), Simona Premazzi (p, Italie), Linda Oh (b, Australie) et Michala Østergaard-Nielsen (dm, Danemark). Difficile de déterminer la cause principale de l’indigeste cacophonie à laquelle nous avons assisté: le choix d’un répertoire de compositions recélant le pire du free européen? l’impréparation du groupe? l’indigence de certaines solistes (notamment la guitariste et la batteuse, médiocres)? Bref, «prend tes oreilles et tire-toi» aurait dit Woody Allen, en dehors des interventions honorables de Susana Santos Silva.
C’est donc un fossé que nous avons franchi, à 23h, avec Dianne Reeves (voc) et le Norrbotten Big Band (cette fois-ci au complet). La formation, excellente, a servi à la diva un écrin de swing qui lui a permis d’exprimer l’ampleur de son talent. De «In a Sentimental Mood» à «After Hours», Dianne Reeves a porté le jazz vocal à son plus haut niveau (avec un bémol: une reprise de Peter Gabriel pas vraiment dans le ton), impressionnante sur le scat. A ce show, tiré à quatre épingles, il manquait juste une once de spontanéité, voire de générosité: la rappel fut expédié rapidement. Les musiciens du Norrbotten Big Band furent les participants les plus notables de la jam, laquelle restait difficile à suivre en continu en raison en raison de l’affluence.



Le 1er août, on retrouvait Bobby Medina (tp, flh, acc) au concert de 11h. D’origine mexicaine, une large part de l’Amérique latine était représentée dans son groupe, d’ailleurs excellent: Guto Lucena (ts, fl, Brésil), Irving Flores (p, Mexique), Pablo Elorza (elb, Argentine), Santiago Hernandez (dm, Argentine) et Francisco Medina (perc, Porto-Rico/US). Ancien pensionnaire du Ray Charles Orchestra, doté d’un sens aigu de l’ entertainment, Medina a soulevé l’enthousiasme avec un latin jazz très coloré, plein de swing . De bonne compositions sont notamment à mettre au crédit du leader: «Sergio» (écrite pour Sergio Mendes) ou «Paradisio» sur laquelle il a invité Jan Lundgen à venir jouer. Le cheveu en bataille et les cernes dissimulés derrière des lunettes de soleil (les nuits sont courtes!), le directeur du festival, après s’être aperçu que sa partition était à l’envers (ce qui a beaucoup fait rire) a su s’intégrer à ce latin mood. A l’issue de cette participation, Medina lui a remis avec humour un diplôme d’excellence, signé de sa main (et de celle de Barack Obama a-t-il prétendu…). Il a également donné un morceau à l’accordéon (son premier instrument) pour ensuite terminer par «Guantanamera» repris par le public.
A 15h, l’Hôtel Continental du Sud accueillait le collectif féminin dirigé par Nicole Johänntgen. Cette dernière a créé, il y a deux ans à Zurich, où elle réside, le projet SOFIA (Support Of Female Improvising Artists), qui entend notamment former les musiciennes de jazz à l’ «auto-marketing». Ce sont donc des jeunes femmes ayant suivi ce programme qui Nicole avait réunies autour d’elle pour l’occasion: Naoko Sakata (p, Japon), Ingrid Hagel (vln, Estonie), Ellen Pettersson (tp, Suède), Izabella Effenberg (vib, Pologne), Ellen Andreas Wang (b, Norvège) et Dorota Piotrowska (dm, Pologne). Malgré ses apparentes similitudes avec le groupe féminin de la veille, l’expérience a été bien meilleure. Nicole Johänntgen est une bonne jazzwoman, même si elle manque quelque peu d’intensité (alors qu’elle a tendance à surjouer sur scène ses émotions). Le reproche est d’ailleurs à partager avec l’ensemble de la formation, malgré des compositions de qualité («Doctor, Doctor» de Izabella Effenberg ou «Waves» de la leader) et de bonnes interventions (en particulier d’Izabella Effenberg). Globalement l’expression manquait de profondeur.
Jam: Harry Allen, Sven Erik Lundeqvist, Jacob Fischer © Jérôme Partage


A l’Ystad Teater, Jan Lundgren se produisait pour la seconde fois afin de célébrer le centenaire de Billie Holiday en compagnie d’Harry Allen (ts), Jacob Fischer (g), Hans Backenroth (b), Kristian Leth (dm) et une éminente représentante de la scène jazz norvégienne, Karin Krog (voc). Celle-ci fut tout en fragilité là où, la veille, Dianne Reeves était tout en puissance. Ce qui rendait d’ailleurs émouvant son évocation de Billie. Mais l’intérêt du concert était ailleurs, du côté du trio Allen-Lundgren-Fischer absolument épatant. Ténor imposant, véritable fontaine de swing mais impassible comme une statue de marbre, Allen a été impérial («When You’re Smiling», «I Must Have That Man»). Lundgren en solo sur «Lover Man» a su trouver de justes accents blues. Quant à Fischer, son jeu élégant et plein de tact était des plus séduisants. L’un des grands concerts de cette édition 2015.
Mais le pire n’est jamais loin et nous a été servi dès 23h par Dhafer Youssef (oud, voc). Recherchant complaisamment l’adhésion du public (il est rare de sentir à ce point l’ego d’un artiste), le Tunisien, débutant chaque morceau par des vocalises de muezzin haut perché, s’est proposé de nous embarquer dans des ambiances mystico-orientales. On a préféré rester à quai.
Avec d’autant moins de regret que la dernière jam du festival fut particulièrement riche. La première attraction en fut la venue d’Harry Allen et Jacob Fischer. Un moment privilégié, malheureusement trop bref (mais le ténor était victime du décalage horaire). Fischer resta plus longtemps sur scène, notamment rejoint par le talentueux Irving Flores (p) et par une chanteuse intéressante, Hanna Svensson (entre-aperçue l’année dernière), sur «Bye Bye Black Bird». Après quoi Bobby Medina, flanqué d’une partie de son groupe, prit le contrôle de la situation, transformant la jam en un véritable show, pour le plus grand plaisir de l’assistance, avec, entre autres, «Guantanamera» (one more time) en duo avec Nicole Johänntgen, pas bégueule. Une rencontre surprenante, mais sympathique. Autre bon moment de la fin de soirée: quand Jan Lundgren rejoignit la fine équipe pour interpréter «‘Round Midnight».



Kenny Barron et Dave Holland © Jérôme Partage


Le 2 août, c’est une formation jazz world foutraque à majorité danoise, le Pierre Dørge (elg) & New Jungle Orchestra, qui inaugura cette dernière journée au Per Helsas Gård. L’expérience ne fut pas désagréable et on pu même apprécier l’étonnant solo du leader sur «Black and Tan Fantasy», repris de façon peu orthodoxe mais dans un bon esprit. L’après-midi, Viktoria Tolstoy (voc) en duo avec Mattias Svensson (b) donna deux concerts à guichet fermé dans la cour du Hos Morten Café. Chanteuse mal disposée au swing, elle fit une prestation honorable sur les standards («Don’t Get Around Much Anymore», «The Nearness of You») mais un peu hasardeuse dans sa tentative de jazzifier Le Lac des Cygnes pour évoquer ses origines russes… Un moment surréaliste. Notons, a contrario, la qualité du jeu de Mattias Svensson, très mélodique.
Mais c’était au théâtre que les choses sérieuses allaient se dérouler, avec les deux concerts de clôture. Tout d’abord, Robert Glasper (p), en trio avec Vicente Archer (b) et Damion Reid (dm). Un jazz virtuose, d’une extrême finesse, entrecoupé de séquences humoristiques (on connaît le tempérament blagueur de Glasper) qui ont donné lieu à de véritables sketches musicaux. Un régal de bout en bout. Puis, ce fut à un duo d’exception de conclure, Kenny Barron (p) et Dave Holland (b), qui alternèrent les compositions de l’un ou de l’autre («Spirale» de Barron ou «Waltz for K.W.» d’Holland, à la mémoire de Kenny Wheeler) et les solos époustouflants, en particulier celui du Britannique sur «Segment» de Parker: renversant! Et cette ultime soirée de s’achever sur un magnifique rappel: «In Walked Bud». Quelle leçon de jazz!

Cette 6e édition de l’Ystad Sweden Jazz Festival fut une réussite. Les organisateurs étant par ailleurs très satisfaits de la fréquentation enregistrée sur la semaine, le festival est donc parti pour conforter sa place éminente dans le paysage jazz scandinave. Notons encore que les cinq premières années ont fait l’objet d’un beau livre de photos.

Jérôme Partage
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Marciac, Gers
Jazz in Marciac, 27 juillet au 16 août 2015


Marciac est une étape touristique qui ne connaît pas la crise (bilan financier positif en 2014). C’est aussi une des manifestations les plus longues, en France, étant entendu que dès le 22 juillet le village est occupé par les vacanciers et aménagé avec tous les plaisirs «urbains» qui en découlent (sens uniques, difficultés pour stationner en dehors des parkings, etc.). Un total de 21 jours d’animations, 37 concerts sous le grand chapiteau (26 à 60 euros), 30 concerts à L’Astrada (prix unique à 30 euros), plus de 120 concerts au Festival bis pendant la journée (gratuit) et une multitude d’occupations annexes pour tous les âges. Nous ne relaterons que les grandes lignes de Jazz in Marciac.



Cette 38e édition fut lancée sur la place en fin de matinée avec le swing feutré à la Nat King Cole des Three For Swing de Jacques Schneck (p) avec Laurent Vanhée (b) et Christophe Davot (g, voc: parfait crooner sachant sonner comme Oscar Moore sur les cordes) («When I Take My Sugar to Tea», «Little Girl», «Sweet Lorraine», etc). Voici d’autres moments en slalomant entre chapiteau et Astrada.


Le 27/7 (chapiteau), le prestige du saxophone a été célébré. D’abord Kenny Garrett (as, ss) qui comme l’an dernier a traversé un climat modal et hypnotisant typiquement coltranien (sans la dimension et ferveur du créateur), puis un exotisme dansant rollinsien intitulé «Jouvert» (comme pour démontrer que depuis Trane et Rollins rien de vraiment neuf n’est apparu) et finir dans une longue et funky complaisance pour le public qui y a adhéré («Happy People»). A noter que le 5e morceau n’était autre qu’un «Body and Soul» bien venu. La scène est ensuite occupée, pleinement, par quatre remarquables techniciens: Joshua Redman (ts) avec le Bad Plus. Chacun y est allé de sa composition (avec dans deux d’entre-elles un développement improvisé «free»). «Like the Faith But Not The Wine» du bassiste Reid Anderson, sur tempo lent, a des qualités mélodiques et fut très bien servie par Joshua Redman bien-sûr (musicalité comme toujours), Ethan Iverson (p, fondation «classique»…il travaille son Chopin) et Anderson (ici en solo). Les deux compositions de Joshua Redman étaient parmi les plus intéressantes («The Mending», «Friend or Foe»). Mais globalement, le saxophoniste qui a encore démontré une maîtrise technique époustouflante s’est laissé tirer vers l’univers un peu abstrait de Bad Plus, et ce concert laissera moins de souvenir que les précédents, ici, à Marciac.


Le 29/7, beaucoup de monde pour assister au récital en piano solo de Chick Corea, fort bien commencé avec des standards intelligemment traités dans un style élégant («Someone to Watch Over Me», «Desafinado», «In a Sentimental Mood», «Blue Monk», «Pastime Paradise»/Mazurka en ré mineur de Stevie Wonder/Frédéric Chopin). La participation du public qu’il a ensuite sollicité fut un peu longue. En bis, une intéressante combinaison du Concerto d’Aranjuez et de son «Spain». La seconde partie fut confiée au virtuose de la contrebasse Stanley Clarke, en quartet (effets de «flute» au synthé par Cameron Graves). Après un hommage à Billie Holiday sur «Lover Man» à trois (avec Natacha, voc, et Cameron Graves) est arrivé le moment attendu (du fait du succès musical de l’an dernier –cf. Jazz Hot n°669), un duo Chick Corea-Stanley Clarke (bon solo avec l’archet) sur «Spain».


Le 30/7, enfin de la trompette sous le chapiteau! Le trio de Shai Maestro (p) a proposé un projet musical spécifique pour ce concert, avec deux invités, Kurt Rosenwinkel (g) et le remarquable Avishai Cohen (tp) qui a découvert le jour-même les compositions du leader, dont l’écriture est souvent plus adaptée au piano qu’à la trompette. Un défi qu’a relevé Avishai Cohen qui utilise la technologie électronique sans excès. Un titre fut joué en trio, clavier-guitare-trompette («When You Stop Seeing») hors tempo, planant. Avishai Cohen y fut habile dans le traitement des sons et a assuré en improvisation libre. Son registre aigu est excellent. Mais cette musique manque de composantes mélodiques. Il serait intéressant d’entendre cet Avishai Cohen en leader. En dernière partie, nous menant au lendemain, le trio Paolo Fresu-Omar Sosa-Trilok Gurtu a offert un univers sonore fondé sur les effets et l’interactivité improvisée entre les trois intervenants, très rythmique et donc plus festif. Le percussionniste-bruiteur Trilok Gurtu a un peu tiré la couverture à lui, malgré le côté showman de Sosa. Paolo Fresu, plus en retrait et plus musicien, bien sûr sous influence davisienne (surtout à la trompette avec harmon) a toujours été pertinent.


Avant la vedette rockeuse (malgré…«March for Charlie» pour Charlie Haden et Charlie Mingus!) du 31/7, Melody Gardot (un solo de Shareef Clayton, tp, avec plunger, et de fréquents solos véhéments d’Irwin Hall, as-ts –même un solo double sax!), la première partie, plus soul music, permit de découvrir Lisa Simone, fille de Nina, qui sait chanter le blues (le Sénégalais Hervé Samb, g, remarquable). Elle a, avec talent, parcouru des standards («Autumn Leaves», «Work Song») et des compositions de sa mère ou personnelle. Si Lisa n’a pas la dimension de tragédienne et la violence de Nina, elle a sa propre approche qui communique bien avec le public (le chapiteau était plein à craquer).

De la soirée du 1/8 à L’Astrada nous retiendrons la prestation du Jean-Pierre Peyrebelle (p) Quintet qui nous a offert de belles versions de standards («Trinkle Tinkle» de Monk) ou en passe de le devenir («When Will the Blues Leave» d’Ornette Coleman) ainsi que des compositions du batteur Pierre Dayraud («Majeur» avec intéressante introduction trompette et drums) et de Peyrebelle («Rumba Pati Pata»). Le groupe était complété par Julien Duthu (b), Alexandre Galinié (ts) et Nicolas Gardel (tp, magnifique son plein, solide registre aigu dont il n’abuse pas, et solos bien menés).

Le lendemain, L’Astrada célèbre les cuivres: d’abord les virtuoses du LPT3 (Jean-Louis Pommier, tb, François Thuillier, tu, Christophe Lavergne, dm) qui invitent Louis Sclavis (cl, bcl). Notons le solo époustouflant de Pommier dans «Route 67» de Thuillier, et la démonstration désarmante de tout ce qu’on peut faire avec un tuba de Thuillier dans «De charybde en scylla» de Sclavis. En seconde partie, ces quatre techniciens ont présenté un travail commun avec l’excellente Harmonie de Varilhes-Foix, soit la formation complète (compositions des élèves tubistes de Thuillier: «Moresque» d’Eric Bourdet, «Les Sirènes» et «Sous le soleil des nuits bleues» de Stéphane Kregar), soit avec quelques éléments dans deux «Petites Formes» de Sclavis arrangées par Thuillier. Créatif et plutôt festif.

La soirée «cubaine» du 3/8, sous chapiteau, a permis d’entendre lors du Tribute to Irakere de Chucho Valdés, une section de trompettes tonique, d’une mise en place diabolique: Reinaldo Melián (tp1), Manuel Machado, Carlos Sarduy (tp), et un sax ténor (Ariel Bringuez) qui ne sait pas être concis.


Le 4/8, la programmation était très diversifiée. D’abord Stéphane Kerecki en quartet célébrant la «nouvelle vague» du cinéma français. Il est intéressant de reprendre les musiques d’A Bout de Souffle de Martial Solal et Les 400 Coups de Jean Constantin, dans lesquelles, ici, Emile Parisien (ss) n’a pas débordé d’excentricité dans les développements et nous a gratifiés d’une sonorité plaisante.
C’est Leyla McCalla (voc, cello, bj) qui prit la suite entouré de Dan Trembley (g, bj, triangle) et Bria Bonet (vln alto) pour une agréable séquence folk: des compositions personnelles (parfois sur des textes de Langston Hughes) et des morceaux du folklore (haïtien, louisianais –un instrumental cajun-…et même des blues).
Enfin, le chapiteau a retrouvé un habitué, Marcus Miller (b, bcl, guimbri) qui, hormis les bis, a proposé le contenu de son CD, Afrodeezia (qui n’a musicologiquement rien d’africain). Malheureusement la sonorisation de la rythmique était trop forte et les deux excellents souffleurs, Alex Han (as, bien connu) et Lee Hogans (tp) devaient jouer sans nuances pour surnager au-dessus («Hy Life», etc). Hogans a des moyens prometteurs («B’s River»). Bons riffs des souffleurs dans «Papa was a Rolling Stone» (influence Motown), morceau où Marcus Miller fit un solo impressionnant. A noter la présence de Mino Cinelu aux percussions.


Le 5/8, c’est l’Astrada qu’a rempli China Moses. Elle nous a présenté un répertoire nouveau plutôt «pop soul» comme elle dit. A noter du swing dans «Don’t Blame Cheri» et «Watch Out». Le meilleur moment fut «Dinah’s Blues» avec une belle introduction d’alto de Luigi Grasso. Bon solo de Level Neville Malcolm (b) dans «Lobby Call».

Enrico Rava © Michel Laplace


La même salle, pleine, accueille le 6/8, Enrico Rava qui se consacre au bugle. Il n’annonce pas les titres. Musique dense où il alterne passage mélodique, parfois lyrique, avec une bonne qualité de sonorité et des improvisations libres en parfaite interaction avec Francesco Diodati (g) –qui ne néglige pas les effets (écho, etc.) et qui sut reprendre note pour note ce qu’Enrico lui jouait–, Gabriele Evangelista (b) et Enrico Morello (dm). A 76 ans, Enrico Rava s’exprime avec la même maîtrise (et toujours une discrète influence de Miles Davis). Le public a apprécié.



Après l’Italie, la Norvège avec, le 7/8, Jan Garbarek sous le chapiteau. Il n’est pas plus explicite sur ce qu’il joue. Il a principalement utilisé le soprano courbe. Sur tempo lent, il est mélodique. Son approche est assez répétitive. Garbarek a laissé ses complices s’exprimer en solo: Yuri Daniel (b, démonstration), Rainer Brüninghaus (p, tendances concertantes, mais aussi un court moment de swing) et Trilok Gurtu (perc/bruiteur, qui nous a refait le gimmic du gong dans la bassine d’eau du 30/7). Garbarek n’a joué du ténor que dans trois morceaux (en plus d’une introduction de son concert) et c’est dommage. Sur cet instrument, il déploie une belle largeur de son, et son passage en duo avec Gurtu ne manquait pas de véhémence.



Le 8/8 fut sous le chapiteau, l’expression la plus typiquement jazz. La première partie a chauffé la «salle», avec le Preservation Hall Jazz Band de Ben Jaffe (b, tu) qui ne compte plus qu’un seul vétéran, Charlie Gabriel (cl, ts, voc), 83 ans. Le répertoire est plus diversifié, autour d’un Mark Braud (tp, voc) qui mène admirablement. Il a acquis beaucoup de métier et une maîtrise instrumentale dans un style fortement influencé par celui de son oncle, Wendell Brunious. Relevons: «Bourbon Street Parade» (Braud, voc), «That’s a Plenty» (bon solo de Rickie Monie, p, l’orchestre connaît les nuances: piano et crescendo pour la collective finale), «Come With Me» (Gabriel, voc), «Corrina Corrina» (pour le showman, Ronell Johnson, tb-voc, belle intervention de Charlie Gabriel, cl), «Peanuts Vendor» (inattendu, bonnes prestations de Clint Maedgen, ts, Mark Braud, tp), «Rattling Bones» (superbe Joe Lastie, dm), «That’s It» (bon passage Mark Braud-Joe Lastie en duo). En bis: «Dippermouth Blues» (Braud brode autour du solo historique de King Oliver). Enthousiasme de la foule, tous âges confondus: surprenant de voir les plus jeunes envahir le pied de la scène pour cette façon de jouer on ne peut plus représentative des racines.

Wynton Marsalis Septet © Michel Laplace


Ces racines, Wynton Marsalis en septet, les prolonge dans une prestation collectivement superlative: «Don’t Go Away Nobody» (Jason Marsalis en valeur, dm), «Dead Man Blues» de Morton (excellents solos de clarinette: Victor Goines puis Walter Blanding), «Just a Closer Walk» (superbe solo de Dan Nimmer, p, soutenu par la basse avec archet), «Bye and Bye» (solo de Carlos Henriquez autour du thème, beau son de Sam Chess, tb), «2:10» (Wynton Marsalis, chanteur! et surtout trompettiste avec plunger), «Lord Lord Lord» (amené par un solo de trompette up tempo), «Soon and Will Be Done With the Troubles» (fantastique prêche de Wynton Marsalis avec le derby, puis prêche de Goines au soprano), «All the Whores Go Crazy» (très curieux solo de Wynton Marsalis, mais après tout le morceau est de lui), «Make Me a Pallet on the Floor» (superbe introduction de Sam Chess, solo avec harmon de Wynton), «Sing On» de l’orchestre Sam Morgan (solo de basse avec archet). Puis deux bis: «Joe Avery’s Piece» (incorrectement baptisé «Second Line») et «Didn’t It Ramble». Bref la soirée qu’il ne fallait pas louper si on est jazzfan.


Le 9/8 débute par une carte blanche à Emile Parisien qui passe progressivement de l’abordable –duo Parisien, ss (bon son), Vincent Peirani, accn: «Egyptian Fantasy» de Bechet– à l’abstrait avec les invités (Joachim Kühn, p) en passant par des moments de virtuosité (Michel Portal, cl: «3 temps pour Michel P» de Peirani).
Il est saisissant de revenir aux racines du jazzisme avec Archie Shepp (ts, ss, voc) en big band (direction Jean-Philippe Scali, bs, arrangement François Théberge, ts-fl). On retiendra: «Quiet Dawn» de Cal Massey (Marion Rampal, voc), «Blues for Brother George Jackson» –riff avec 2 tp harmon (Olivier Miconi, Christophe Leloil)–, «The Cry of My People» de Cal Massey (bonne prestation d’Olivier Miconi, tp), «Steam» de Shepp –tempo medium swing (subtilité orchestrale: Miconi, ouvert, Izidor Leitinger, harmon, Leloil, sourdine bol), Shepp et Djany, voc–, «Come Sunday» d’Ellington –arr. Ernie Wilkins: Shepp, ts dans l’exposé (graves généreux) et vocal–, «Mama Too Tight» –fameux travail de la section de tp (Leitinger, tp1), solos d’Olivier Chaussade, as, Michael Ballue, tb–, «Goodbye Sweet Pops» de Cal Massey dédié à Armstrong –Shepp, ss, puis tempo swing (Don Moye, dm), Leloil, tp– , «Ujamaa» –Shepp, ts, Sébastien Llado, tb–, «Déjà vu» de Shepp –influence Ellington (subtilité orchestrale: Miconi, flh + les deux autres à l’harmon), Marion Rampal, voc–, «Attica Blues» –Shepp, ts & voc, Llado, tb avec plunger, Miconi, tp, les choristes: Djany, Marion Rampal, Amina Claudie Myers. L’orchestre a été très efficace et Archie Shepp s’est montré digne de lui-même avec cette expressivité «écorchée» qui a toujours été la sienne, bien intégrée à un contexte plus sage («conventionnel», diront les progressistes).

Aaron Diehl © Michel Laplace


Un bon relais pour la soirée conçue par Wynton Marsalis, en trois parties, le 10/8: chapiteau loin d’être plein puisque c’est vraiment du jazz. D’abord un spectacle unique réunissant trois maîtres de la batterie et percussions: Jason Marsalis, Shannon Powell et Herlin Riley, avec un petit combo (Victor Goines, ts-ss, Dan Nimmer, p, Carlos Henriquez, b). Signalons: «Li’l Liza Jane» (Shannon et Herlin, tambourins/voc, avec Jason, dm), «St. James Infirmary» (très réussi: Goines, ts, Jason, vib, Shannon & Herlin, dm solos), «Powell’s Place» de Jason Marsalis (introduit par Shannon, dm avec Jason, vib, Herlin, bgo), «Limehouse Blues» (début du solo de batterie de Shannon+Herlin sonnant comme des tap dancers, finale avec une alternative Shannon-Herlin-Jason), «Tootie Ma» de Danny Barker (pour les showmen Herlin et Shannon, tambourins/voc, avec Jason, dm).


Wynton Marsalis a ensuite conçu un récital de piano en invitant trois espoirs du clavier: Joey Alexander (13 ans) s’est révélé surprenant dans du Monk («Thelonious», «Round Midnight»), puis Sullivan Fortner a bien revisité des standards («Boogie Woogie on Saint Louis Blues», «Dinah», «Stardust», «Flee As a Bird/Didn’t He Ramble») avant de laisser place à Aaron Diehl, pour nous, la meilleure prestation pianistique de tout le festival («Original Jelly Roll Blues», «Vipers Drag» et «Jazzanime Concerto» de James P. Johnson, nous rappelant le rôle de la virtuosité classique chez les jazzmen hors norme comme James P. et Aaron).


Enfin le sextet de Wynton Marsalis occupe la scène et le leader est décidé de démontrer l’étendue de sa virtuosité et de son registre aigu: «Big Fat Hen» (avec une coda de trompette amusante), «It’s 12» d’Ellis Marsalis (alternative Victor Goines-Walter Blanding, ts), les invités Shannon Powell, tambourin et Herlin Riley, dm (à noter une note tenue en respiration circulaire par Wynton Marsalis, Victor Goines et Walter Blanding), «Guy Lafitte» de la Marciac Suite (par Goines), «Down Home with Homey» (Nimmer, très swing, alternative Blanding, ts et Goines, ss). Il y eut trois bis (un avec les pianistes Alexander, Diehl et Fortner), le dernier étant comme souvent «Knozz Moe King» (up tempo). C’est dans la ballade que Wynton Marsalis a montré qu’il est aussi un fin musicien. Artistiquement et culturellement le top du festival.


On ne quitte pas New Orleans avec, le 11/8, le vétéran du R’n B local, Dr. John (voc, p, g). Une petite formation l’entoure comprenant les néo-orléanais Roland Guerin (b) et Herlin Riley (dm, contexte qui le met moins en valeur: deux solos toutefois). Sarah Morrow (tb, choriste, tambourin) joue avec une robustesse bien venue dans ce genre (deux solos avec pédale wah-wah). Nous avons eu un show («What a Wonderful World» funky, «Goodnight, Harry» boogisant) avec de rares moments à la James Booker («St. James Infirmary»).


Le 12/8, Robin McKelle qui aurait aimé être Tina Turner (Al Street, g, correct dans un thème d’Albert King) fut l’occasion d’une distribution gratuite dans les rangs A (54 euros) de boules Quies (au lieu de baisser la sonorisation: le seuil de la douleur se situe aux alentours de 120 dB).


Retour à L’Astrada, le 13/8, pour l’Orchestre de JiM & Cie en Région dirigé par Dave Liebman: «Zanzibar» de Fabio Binard (solo du compositeur, tb) et une Marciac Suite du sax alto Benoît Berthe (solo de Guillaume Prévost, dm), avant la participation de Liebman (ss) dans son «Tomorrow’s Expectations» (ballade, Sophie Le Morzadec, voc) et «Coltrane’s India» (Liebman, pipeau) comptent parmi les moments intéressant avec «My Foolish Heart» et «El Mar» de Machado du duo Jean-Marie Machado-Dave Liebman. La programmation de L’Astrada se termine le 14 par le gospel (les rédacteurs n’y furent pas invités).


La simple observation suffit pour démontrer que ce qui plaît le plus au «grand» public, question ampleur de fréquentation, est ce qui est le moins jazz (Melody Gardot, Roberto Fonseca, Zaz). En 1947, Sartre lance la formule: «La musique de jazz, c'est comme les bananes, ça se consomme sur place», ce qui sous-entend l’absence de culture (intellectuelle) nécessaire à ce plaisir basique. Et c’est très exactement ce que l’on vit à Marciac, comme à Vienne, Nice, Antibes, Montreux, etc. Le public est là pour consommer, sans avoir une culture musicale (notamment jazz) donc aucun jugement critique (dans le bon sens) autre qu’ «épidermique». Les réactions positives comme négatives sont désarmantes. Ce qui pourrait être positif ne l’est pas, faute d’un intérêt minimal pour l’histoire d’un genre expressif que l’on est sensé célébrer. Ainsi, à l’évidence, personne n’a remarqué que le «Body and Soul» joué le 4 août par Filippo Perelli (ts) n’est que la transcription note pour note du disque de Coleman Hawkins (1939). L’effet culturel constructif aurait été de donner envie au public de (ré)écouter la version historique du Bean et ainsi de justifier l’existence de ces méritants Milano Hot Jazz Pilots. Ce groupe, entendu au Festival bis, compte trois éléments intéressants: Claudio Perelli, chef (as, il évoque Alfredo Espinoza), Mauro Porro (multi-instrumentiste: bixien sur son cornet Conn) et Manuel Variani (g). Ils ont au moins fait l’effort d’harmoniser pour section de sax les solos de Trumbauer et Bix de l’historique «Singin’ the Blues», et aussi d’utiliser deux flûtes dans «The Mooche». Du côté du Festival bis, les artistes sont souvent de même niveau que ceux des concerts payants (c’est la puissance du marketing qui fait la différence). On y a découvert des talents comme Walter Ricci, crooner genre Harry Connick Jr. (29-30/7, avec le quartet de David Sauzay, ts-fl: «L-O-V-E», «Let’s Fall in Love», «A Clear Day», etc.), la scénique chanteuse Charlotte Wassy (31/7) avec l’expressif Irving Acao (ts), le jeune disciple de Wynton Marsalis Noé Godjia (8/8, Nelson’s Quartet du bassiste Nelson Salgado). On a retrouvé avec plaisir des artistes confirmés: Patrick Diaz Quintet (29-30/7, François Biensan, tp-flh-hca-et siffleur!-, Patrick Bacqueville, tb, scat, Pierre-Luc Piug, b, et le batteur-musicien, Guillaume Nouaux qui prend en charge l’exposé mélodique de «Night Train»), Jean-Marc Montaut (p) en quartet (31/7-1/8, «Moanin’» dont le thème fut joué par… Guillaume Nouaux; «I Know That You Know» avec des garnerismes du leader, et des musiques de film comme Les Valseuses signées Stéphane Grappelli avec un David Blenkhorn dans le genre Wes Montgomery), Paul Chéron Sextet (le 2-3/8, des «Swing, Baby, Swing» d’anthologie avec de torrides solos du leader au ténor, Cyril Dubilé, tb,… Guillaume Nouaux, dm), Julien Alour Quintet (3-4/8: beau son de bugle, «Reflet»), Antoine Perrut (as, 3e cycle à Tarbes en quartet avec Julie Lambert, voc, 6/8, et retrouvé à la basse dans le quartet Nico Wayne Toussaint, 7/8), Alexis Avakian (ts, tradition Coltrane: «Ballad», «One For Youb», 6/8), Thierry Ollé à l’orgue et en trio (12/8: «Angelica» d‘Ellington pour Cyril Amourette, g, «I Want To Talk About You»), Marc Thomas (voc-ts, 12/8: «Lush Life», «You’d Be So Nice», «Gee Baby»), les sax ténor Hervé Rousseaux (14/8, «Well du Bop (Bud Powell)» avec Christophe Lier, p), Paul Robert (13-14/8, Edmond Bilal) et le Belge Toine Thys (14-15/8, «Visions» de Stevie Wonder avec Matthieu Marthouret, org), Sylvia Howard (15/8: bon «St. Louis Blues» avec J.-J. Taïb, ts et Thierry Tocanne, p, en forme), le Louis Prima Forever de Stéphane Roger (15-16/8: Patrick Bacqueville, très proche de Prima, en duo avec Pauline Atlan –«I’m In a Mood For Love»-, Claude Braud, ts très Sam Butera –«Harlem Nocturne»-, bons solos de Michel Bonnet dans «Basin Street Blues/Sleepy Time» et «Sing, Sing, Sing») et à l’occasion, des sidemen comme les batteurs Tonton Salut (avec Jean-Marie Bellec, p), José Fillatreau (avec Philippe Braquart, ts-ss) et Mourad Benhammou (avec Isabelle Carpentier, voc).

Les dernières notes du Festival furent sonnées le 16/8 par les Supersoul Brothers (William Laudinat, tp, très précis). Cette année, libre concurrence oblige, les animations musicales les plus diverses, en genre et en niveau, hors programmation officielle, se sont multipliées de jour comme de nuit, dans presque chaque restaurant éphémère ou durable ou sur les trottoirs, à un point jamais atteint jusqu’ici (Off du Off). Nous n’en parlerons pas. Il peut s’agir d’une évolution incontournable et négative (au moins pour ce qui est des tarifs pratiqués pour les musiciens, ainsi orientés à la baisse).

En conclusion, malgré une météo variable passant du frais et pluvieux à la chaleur (et inversement), la fréquentation du village pendant ce festival n’a pas connu de déclin (environ 17 236 festivaliers par jour). Et comme vous l’aurez constaté dans ces lignes la programmation fut variée (et plus encore avec tout ce dont nous n’avons pas parlé) avec même de grands moments jazz. Jason Marsalis a exprimé un excellent principe lors de ce festival: «Le jazz, c’est apporter le passé à la musique d’aujourd’hui», sauf qu’il n’est pas spécifique à ce genre expressif et que, pour le jazz, un enseignement pro-créatif en rupture avec ses fondements fait que c’est rarement appliqué par les musiciens et compris tant par les «spécialistes» que par les consommateurs. Mais, comme pour les problèmes climatiques, seule une minorité s’en soucie. A l’an prochain.
Michel Laplace
Texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Albertville, Savoie

Albertville Jazz Festival, 25 au 27 juillet 2015

Première édition pour ce festival. Tout comme pour celui, tout aussi alpin, consacré aux guitares dans le Vercors, et auquel nous n’avons pas pu nous rendre. Les deux sont largement aidés (on parle de 100 000 euros) par la Spedidam (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes) qui, comme son nom l’indique, à vocation à percevoir des droits collectifs mais également à les redistribuer, un peu à la manière de la Sacem pour les auteurs et compositeurs. La Spedidam participe ainsi à la création de ces deux manifestations et en aide une dizaine d’autres comme la 6e édition de Wolfi Jazz à Wolfisheim (en juin, dans le Bas-Rhin). Particularité de l’Albertville Jazz Festival, comme du Vercors Music Festival : leur programmation est assurée par des musiciens. Des «régionaux de l’étape» (le guitariste grenoblois Jean-Philippe Bruttmann, pour le premier, et le trompettiste savoyard Nicolas Folmer pour le second) qui… s’auto-programment dans ces deux premières éditions. On ne dira rien. Mais il ne faudrait pas que ça devienne une habitude!



Je n’ai pas assisté au concert du Horny Tonky de Folmer à Albertville le samedi, mais le disque est plutôt prometteur, dans un registre proche du funk et du jazz-rock. Pas plus que je n’étais à la soirée de clôture qui mettait en vedette la chanteuse franco-israëlienne Yaël Naïm. Elle avait, certes, jadis, rendu un bel hommage à Charles Mingus et à Joni Mitchell, mais ses aventures musicales actuelles, quoique musicalement très intéressantes, n’ont que de lointains rapports avec le jazz. Reste donc la programmation hors têtes d’affiche qui, en effet, fait la part belle à de jeunes musiciens en devenir, labellisés «génération Spedidam» comme la violoniste Aurore Voilqué ou encore le pianiste Antoine Hervier.

Agathe Iracema © Pascal Kober


Dimanche soir, c’était la chanteuse franco-brésilienne Agathe Iracema qui assurait cette représentation. Et de quelle façon ! Auparavant, elle avait été précédée, lors de deux concerts gratuits en plein air, par de jeunes formations locales : le Thibault Gomez quintet, proposant des compositions personnelles de très belle tenue dans un registre authentiquement jazz qui rappelle parfois McCoy Tyner (PS : n’oubliez pas toutefois les standards ; au moins un…), et les Buttshakers, une bande de Lyonnais déjantés œuvrant plutôt dans le rythm ’n’ blues et dont la chanteuse (américaine), Ciara Thompson, bombe d’énergie qui vous conte (en français, s’il-vous-plaît) des histoires d’amour et de cul, a réussi la prouesse de faire se lever et danser le public.

Sous le chapiteau (mais pourquoi un chapiteau alors, qu’il y a une si belle salle, le Dôme Théâtre, toute neuve et située juste de l’autre côté de la rue ?), Agathe Iracema mettra moins de deux minutes pour emballer son public. «I’ve Got a Crush on You». George et Ira Gershwin, bien sûr. Ainsi démarre-t-elle son concert pour finir, en rappel, par un scat d’enfer sur «I Got Rhythm». Mais oui, Agathe, nous aussi, nous avons le béguin (comme disait papy). Mais davantage qu’un béguin. Bien plus. Un vrai coup de cœur. Pour la subtilité de ces micro-variations d’arrangements rythmiques qui doivent beaucoup à ton Brésil chéri. Pour la finesse de tes complices musiciens, une bande avec laquelle tu tournes toi aussi depuis longtemps (et ça s’entend !). Pour ta relation si naturelle au public (c’est hélas aujourd’hui si rare). Pour cette souplesse de timbre, l’agilité de ta voix et ce sens inouï de la nuance. Pour tes clins d’œil à la grande Betty Carter. Agathe Iracema représente indubitablement une voix qui va compter dans le paysage du jazz. Je ne connais pas beaucoup de chanteuses capables de faire swinger une ballade aussi tendue que ce «Don’t Go to Strangers» chanté par Etta James. Keep on!

Dee Dee Bridgewater et son groupe © Pascal Kober


Dee Dee ne prendra pas ombrage du succès de sa première partie. Dee Dee ne prend jamais ombrage de rien. Dee Dee est inoxydable. Trente ans que j’écoute Dee Dee en concert. Depuis les standards d’Ella jusqu’à Carmen (oui, celle de Bizet) en passant par le très beau French SongBook réalisé avec la contribution du guitariste Louis Winsberg. Trente ans et pas un raté. Pas une note fausse (je n’ai pas dit «fausse note», je ne me le permettrais pas!). Ni faute de goût. Les grincheux lui reprochent son abattage. Et c’est vrai qu’elle en fait beaucoup, Dee Dee. Trop? Allez le dire à ceux (et ils sont si nombreux) qui n’en font pas assez.
Nous, c’est comme ça qu’on l’aime, Dee Dee. Avec son bagout. Et son chien. Et ce soir-là, on a presque le sentiment qu’elle s’est (un peu) assagie. Il faut dire que face à la truculence de ses nouveaux amis musiciens de La Nouvelle-Orleans, elle a fort à faire. Alors, disons-le tout de suite : le disque, avec ces fous de New Orleans 7, groupe fondé par le trompettiste Irvin Mayfield, ne m’avait pas spécialement emballé. C’était oublier que cette musique-là ne se vit que dans la vraie vie et qu’elle n’a que faire des YouTube et autres FaceBook. Ici, on a invité Nicolas Folmer sur «St. James Infirmary», on a chanté, on a dansé, et on était loin, très loin, de ce cliché qui perdure encore en France d’un jazz new-orleans qui ne serait que musique de vieux. Vous voulez que je vous dise ? J’ai hâte de pouvoir me rendre en Louisiane.
See you later, alligator
Pascal Kober
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Salon-de-Provence, Bouches-du-Rhône

Jazz à Salon, 24 juillet 2015

Jazz à Salon a timidement repris vie cet été. Incité par la nouvelle direction artistique du danseur Denis Fabre installé à la suite du changement de majorité municipale, Gilles Labourey lui a enfin consacré une soirée, dans la cour renaissance, après de trop longues années de vaches maigres.
Jazz à Salon a timidement repris vie cet été. Incité par la nouvelle direction artistique du danseur Denis Fabre installé à la suite du changement de majorité municipale, Gilles Labourey lui a enfin consacré une soirée après de trop longues années de vaches maigres.

Les festivités avaient commencé le 24 juillet en fin d’après-midi sur le Parvis de l’Eglise St-Michel, avec Louise & The P'Boys, une formation Nouvelle-Orléans composée d’Alexandra Satger (voc), Matthieu Maigre (tb), Seb Ruiz-Levy  (cnt), Renaud Matchoulian (bj),  Djamel Taouacht  (whb) et  Julien Baudry  (tu).

La première partie de la soirée dans la cour Renaissance du Château de l’Emperi, fut assurée par des musiciens ayant plusieurs années fréquenté l’Institut de Formation Musicale Professionnelle. Le saxophoniste ténor, Olivier Chaussade, actuellement étudiant au Conservatoire National Supérieur de Paris, était entouré d’Enzo Camiel (p), de Jean-Marie Camiel (b) et de Thierry Larosa (dm). Chaussade commença avec une ancienne chanson soviétique « Le Temps des fleurs » ou « Only Once in a Lifetime », composée en 1922 par Boris Fomine ; connue en France à la fin des sixties, elle devint un vrai tube chanté par Dalida et Ivan Rebroff au début des années 1970. Il poursuivit avec une pièce originale, « Scratch Blues » composée pour le pianiste Aaron Diehl. Ce fut ensuite la superbe ballade de Thelonious Monk, « Ruby My Dear » (1945). Ce premier set se termina sur « Swing Spring » (Miles Davis – 1954), enregistré la première fois chez Rudy Van Gelder à Hackensack (NJ) le 24/12/1954 par le Quintet de Miles Davis (tp) avec Milt Jackson (vib), Thélonious Monk (p) Percy Heath (b) et Kenny Clarke (d). Le batteur a accompagné avec justesse. Le bassiste tint sa partie avec compétence. Le pianiste, dont l’approche instrumentale est très percussive, possède une bonne maîtrise ; il se trouva souvent emporté par sa virtuosité. Olivier Chaussade dispose d’un langage déjà élaboré. Originalité rare, il s’inscrit dans la tradition des ténors au « gros son » ; il joue « in » et pas souvent « out ». Il évoque beaucoup Sonny Rollins des années 1960, l’héritier de Coleman Hawkins (Sonny Meets Hawk 1963). Pendant quarante cinq minutes, ces jeunes artistes ont enthousiasmé le public par leur spontanéité et leur fraicheur.

Virginie Teychené © Félix W. Sportis


Virginie Teychené, qui la veille au Festival de Jazz à Toulon avait fait un triomphe, était la vedette de la seconde partie de cette soirée. Entourée de son trio habituel, Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b, arr) et Jean-Pierre Arnaud (dm), elle avait en invité l’harmoniciste Olivier Ker Ourio. Ce fut pour elle l’occasion, pendant un concert de presque deux heures, de relire le répertoire de ses trois précédents albums et surtout de présenter quelles plages du prochain, Encore, qui sortira en octobre prochain chez Jazz Village avec quelques perles de la Chanson française. Elle entama son récital avec « Tight » (Betty Carter). Puis ce fut « Living Room » (Max Roach, Abbey Lincoln), « Zingaro », « Doralice » (C. Lyra, V de Moraes), « Fotografia » (A. C. Jobim), « Allée des brouillards » (Claude Nougaro), « A bout de Souffle »/« Blue Rondo à la turk » (Dave Brubeck – 1959), « Le petit bal perdu » (Gaby Verlor, Robert Nyel – 1961), « Don't Get Scared » (Stan Getz, Jon Hendricks), « I Ain't Got Nothing but the Blues » (Duke Ellington - 1944),  « I'm Gonna Go Fishing » (Duke Ellington, Peggy Lee - 1956), « I love You Porgy » (George Gershwin – 1924). En fin de concert, elle invita Olivier Chaussade à se joindre à eux pour une version enlevée de « I Got the Blues »/« Lester Leaps In » (Lester Young, Eddie Jefferson). Le public, qui tout au long de la soirée l’a longuement applaudie, lui fit une standing ovation.

Le quartet tourne comme une horloge ; le trio est non seulement le magnifique écrin de présentation d’une perle rare, il est en outre constitué de trois fins musiciens qui mériteraient d’être entendus plus longuement en tant que tel. Après tout, Ella n’entrait en scène qu’après deux, voire trois morceaux joués par le trio de Tommy Flanagan ; et je n’ai pas souvenir que le public s’en offusquât ou manifestât son mécontentement. Jean-Pierre Arnaud (dm) « joue juste » ; Gérard Maurin (b) a une mise en place sans faille ; quant à Stéphane Bernard (p), c’est tout simplement un grand soliste au jeu intelligent, plein de nuances et qui connaît tous les registres du piano, celui d’accompagnateur n’étant le moindre (Ellis Larskins en fut un exceptionnel). L’invité, Olivier Ker Ourio (harm) qui s’inscrit dans la voie ouverte par Toots Thielemans, apporte à l’ensemble une fêlure nostalgique enrichissant certaines pièces. Et Virginie ? Sa maîtrise vocale déjà exceptionnelle a gagné en puissance émotive en ce que bonheur et plaisir embaument son chant tour à tour, scénette, comptine mutine (« Doralice » en duo avec Jean-Pierre), aubade, romance, rengaine, complainte... d’espièglerie ou de tendresse, de souffrance ou de joie, d’insouciance ou de gravité. Ce fut un concert de qualité, voire remarquable et, à certains moments, exceptionnel : « I love You Porgy » fit bruisser l’assistance. Et lorsqu’elle revint pour chanter, en bis et a capella, après l’introduction de Ker Ourio sur « My One and Only Love » (après plus d’une heure trois quarts de concert) la superbe chanson de Barbara, « Septembre quel joli temps » (Sophie Makhno, Barbara – 1965), le public retint son souffle avant d’éclater dans un tonnerre d’applaudissements.
Jazz à Salon devra faire fort en 2016 pour garder ce niveau !
Félix W. Sportis
texte et photo

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


San Sebastian, Espagne

Jazzaldia San Sebastian, 22 au 26 juillet 2015



La pluie a perturbé le début de la 50e édition du Jazzaldia de San Sebastian au Jazz Band Ball sur la plage et les scènes du Kursaal.  En marge des inclémences météorologiques, cette journée initiale semblait déchirée en deux mondes bien différents:
d’un coté, le chanteur de l’Île de la Réunion, Zanmari Baré (19h) ; le premier des trois rôles de Jamie Cullum-DJ (20h 30); les Earth, Wind & Fire Experience (21h 30), les Soul Messengers (23h), et le Jamaïquain Jimmy Cliff (24h 30).
De l’autre côté, le jazz, avec une programmation qui obligeait à choisir entre Carla Cook et l'EIJO –Orchestre des jeunes étudiants basques de musique– (19h), ou entre The Cookers et Ray Gelato & Claire Martin (23h). Bref, le public de musiques variées avait un parcours confortable, mais les amateurs de jazz (plus les rédacteurs et les photographes), non!


The Cookers © Jose Horna


Carla Cook s’est produite sur la scène de la terrasse, offrant un concert basé sur un répertoire de standards bien choisis. L'accompagnement de musiciens du calibre d'Albert Bover (p) et Jo Krause (dm) a valorisé la performance, qui a eu des moments spéciaux dont son interprétation de «Well, You Needn't». Dans le même temps, l'EIJO, dirigé par Josetxo Silgueiro et Iñigo Ibaibarriaga, a offert une performance de grande qualité avec en compositeur invité, Angel Unzu.

Quatre heures plus tard, Ray Gelato et Claire Martin se remémoraient du jazz des années 40-50 dans un spectacle intitulé «A Swinging Affair». Simultanément, The Cookers, la meilleure formation de l'année selon Down Beat, essayait d'organiser la scène après un orage de pluie et de vent. Sans avoir pu faire de balance, Billy Harper (ts), Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), David Weiss (tp), Danny Grissett (p), Cecil McBee (cb) et Billy Hart (dm) ont su s'imposer avec sagesse et qualité. The Cookers exigeait une scène plus adaptée et respectueuse qu'une terrasse, même face à la mer.



Le lendemain fut la confirmation de Jamie Cullum-homme de spectacle: il s'est lancé, sur la scène d'un Kursaal plein, en piano solo, et la proposition s’est avérée heureuse. Cullum a alterné piano, basse, harmonica et guitare, bon à tout faire, ou cela a plu au public dès «I've Got You Under My Skin» (Cole Porter) à «Don't Stop the Music» (Rihanna). Le répertoire s'est fermé avec «Blackbird» des Beatles, «Uptown Funk» de Bruno Mars et «The Wind Cries Mary» de Jimy Hendrix.

À la Place de la Trinité, sans chaise à cause de l'affluence, le double set était constitué du concert de Silvia Pérez Cruz (une belle prestation sans rapport avec le jazz, accompagné d'un quintet de cordes), et du spectacle de la chanteuse française Isabelle Geffroy-ZAZ. Tout d’abord, cette soirée a provoqué l'une de plus grandes file d'attente de l'histoire de la Place de la Trinité. ZAZ a surtout joué les morceaux de son dernier disque Paris, dont Quincey Jones est le producteur. Entourée d’une collection de musiciens de luxe, avec des chœurs et des danseurs, ZAZ a conquis les assistants avec son swing acoustique, héritier du jazz manouche et de la chanson française, avec la fraîcheur et la franchise de l'artiste de Tours. A la grande surprise du public, l’omniprésent Jamie Cullum a fait une apparition spéciale aux côtés de ZAZ.

Sur la scène de la plage, le chanteur Gregory Porter s'est consacré à élever le niveau émotionnel de la nuit. Son troisième disque, Liquid Spirit, fait bonne preuve de cela.

Parallèlement, le Théâtre Victoria Eugenia programmait la première des séances de PUNKT (Kristiansand, Norvège).



Benny Golson Quartet © Jose Horna


Le lendemain, deux saxophonistes de légende officiaient, presque en même temps, aux premières heures de l'après-midi: Benny Golson (ts) et Charles McPherson (as). Golson a fait son concert dans la Grande Salle du Kursaal, justement la veille de recevoir le Prix Donostiako Jazzaldia qu'octroie annuellement le festival. L'histoire du jazz ne serait pas la même sans ses compositions «I Remember Clifford», «Killer Joe», «Whisper Not»,  «Stablemates» ou «Blues March» que Golson avait composé pour le trompettiste Blue Mitchell. Elles et d’autres encore agrémentées d'anecdotes, ont été égrenées en cet après-midi au Kursaal. Avec son discret quartet qu'il emmène dans ses tournées ibériques (Joan Monné, Ignasi González, Jo Krause), Benny Golson a témoigné de son élégance et de son jeu chaleureux, susurrant par moment, prouvant clairement qu'il ne faut pas jouer fort pour être expressif. Le public, debout, a salué l'octogénaire tranquille.

À la suite de l'orage qui s'était déchaîné, Charles McPherson a eu la mauvaise fortune de voir limité et, finalement interrompu, son concert. Jusqu’à ce moment, aussi bien lui que ses accompagnateurs –Bruce Barth (p), Jeremy Brown (cb), Stephen Keogh (dm)–  proposait un beau concert bebop. Mais quand le vent et la pluie font plus de bruit que les instruments, que les partitions volent et que les projecteurs oscillent dangereusement, il n'y a plus rien à faire.

À la 'Trini', le quartet d’Andrzej Olejnicazk (ts, ss), Iñaki Salvador (p), Gonzalo Tejada (cb) et Borja Barrueta (dm) –avec le Polonais Maciej Fortuna (tp) en invité spécial– a dû braver à nouveau la pluie et le peu de respect montré par une bonne part du public venu exclusivement pour Jamie Cullum. Malgré cela, ils ont proposé un concert exceptionnel où ils  ont alterné des morceaux populaires basques et polonais («Ezpatadantza», «Radkowi»), passés au crible du jazz, et quelques compositions originales («Antidotum»,
«Respuesta incorrecta»).

Quant à Jamie Cullum
-version big band, son troisième concert n'a fait que répéter les schémas habituels: enchaînement «opportuniste» entre un morceau classique et un morceau  pop («Singin’ in the Rain» et «Umbrella»), il y a eu des sauts depuis le piano, des redoublements de tambour…, juste ce que son public voulait. Un groupe de fans avait porté une banderolle où on lisait : «We Love You, Jamie!», c'est dire… sauf que l’effet Cullum a entraîné une absence de chaises pour les mêmes raisons que le jour précédent.



Jam session: Charles McPherson-Azar Lawrence © Jose Horna


Le samedi 25 juillet a été une journée marathonienne. A la remise du Prix Donostiako Jazzaldia à Benny Golson (11h) a succédé une jam session sponsorisée par le magazine Cuadernos de Jazz à l'occasion de son 25e Anniversaire (12h). L'affluence (l'entrée était gratuite) a obligé  la jam
à se déplacer du club, situé au sous-sol du théâtre Victora Eugenia, au théâtre même.  Affichant complet, dans une ambiance survoltée, une équipe artistique de haut niveau entamait la fête sur scène. Au premier set, Azar Lawrence (ts) et son groupe ont ouvert la jam pour se trouver renforcés ensuite par Andrzej Olejnicazk, Maciej Fortuna et Mikel Andueza (as). Au deuxième set, le quartet de Charles McPherson, auquel s'est joint l’insatiable Azar Lawrence, a présenté sa musique. Ce qui s'est passé entre les deux saxophonistes pourrait être qualifié de combat corps à corps, qui a fini par l'enchaînement de deux standards historiques: «Now’s the Time» et «Mr. PC». Qui a dit que le be et le hard bop étaient morts?

L'après-midi, Joshua Redman et The Bad Plus se sont produits au Kursaal. La musique des Bad Plus est difficile de définir, bien qu’une partie de la critique veuille le résoudre par l'étiquette pop. Iverson, Anderson et King ont des registres très variés et, avec la présence de Redman, ses compositions acquièrent un ton particulier qui passe par le jazz, le rock ou la musique européenne d'avant-garde. Son concert, très apprécié du nombreux public présent, a compris les morceaux
«Anwser Is Love', «Faith Trough Error», «The Moment Slips Away», «The Meading», «Big Eater», «People Like You», «County Seat» ou «Beauty Has It Hard» de King, et en bis, «Dirty Blonde». Il ne faut pas se tromper: la pop n'était pas là, mais sur la plage…
En contrepoint, une demi-heure plus tard, a commencé le concert du trio de Didier Datcharry (p), Marie-Hélène Gastinel (dm) et Jean-Xavier Herman (b), qui ont évoqué les thèmes des grands trios classiques de l'histoire du jazz.

À la Trini, New Standard Trio a ouvert le premier set de la nuit. Jamie Salft (p, org), Steve Swallow (b) et Bobby Previte (dm) ont présenté un programme qui stimulait les souvenirs d'une génération qui a grandi écoutant les Doors et Led Zeppelin. En bons représentants de l'avant-garde new-yorkaise, ils se sont lancés à expérimenter avec force et bon goût, jouant même une version d’un morceau des ZZ Top.

Dee Dee Bridgwater, avec à ses côtés les New Orleans 7 du trompettiste Irving Mayfield, a été la vedette du deuxième set. Le répertoire était celui de son disque Dee Dee’S Feathers, album que la chanteuse et le trompettiste ont enregistré ensemble pour rendre hommage à la musique de New Orleans. Outre des morceaux comme
«One Fine Thing», «Do You Know What It Means», «Saint James Infirmary» ou «Basin Street Blues», il y a eu trois moments spéciaux: «C’est ici que je t’aime», avec son accent francisé; «What a Wonderful World», mimant la voix et le son de la trompette de Louis Armstrong ; et, finalement, l'adaptation de «House of the Rising Sun», qu'elle a offert au bis final. Dee Dee a chanté, a agi, a plaisanté et a flirté avec les musiciens, et, encore une fois, elle s'est mis le public dans la poche. Elle est une Grande Dame du jazz.

Minuit passé, Gonzalo Tejada (b) a présenté au Musée San Telmo son disque Norma Jean Baker, basé sur les chansons interprétées par Marilyn Monroe dans ses films. C'était une réalisation originale, où l'on a pu voir et écouter sur un grand écran les chansons originales. Les musiciens étaient de haut niveau: Roger Mas (p), Carlos Falanga (dm), Mikel Andueza (s).



Pour la dernière journée du festival, les pianistes Iñaki Salvador et Alexis Delgado ont présenté au Théâtre Victoria Eugenia leur disque Johann Sebastian Jazz, où tous les deux réinterprètent la musique de Bach au filtre des accords jazziques.

À la Place de la Trinité, Andrea Motis & Joan Chamorro Group ont donné un concert dans lequel le travail des accompagnateurs musicaux a été remarquable avec Ignasi Terraza(p), Josep Traver (g) et Esteve Pí (dm). Il semble que la curiosité pour une jeune qui est en scène depuis ses 12 ans et enregistre des disques depuis ses 15 ans, toujours sous le regard attentif de son mentor, le contrebassiste et saxophoniste Joan Chamorro (b, sax), commence à se dégonfler. Andrea est âgée de 20 ans à présent, et il ne semble pas y avoir de maturation de sa facette de chanteuse ou de trompettiste. Le répertoire était composé, presque à parts égales, de standards du jazz (
«Moody´s Mood For Love», «The Way You Look Tonight» ou «Moanin», avec lequel ils ont conclu le concert), et de musique populaire brésilienne («Samba Em Preludio», «Flor de Lis»  ou «Manhã de Carnaval»). Ce n'était pas spécialement difficile mais le manque de caractère de sa voix comme de son jeu de trompette approximatif (elle n’a pas touché le sax alto) ont déçu.

Le deuxième set était dévolu à Melody Gardot venue présenter son dernier disque Currency of Man, plus rock, r&b, funky et électrique que les fois précédentes. Son éloignement du jazz a été plus évident que jamais. Cela aurait pu être un bon concert au Kursaal, mais pas pour boucler le Jazzaldia à la Place de la Trinité, du moins pour ceux qui continue de considérer ce lieu emblématique comme le centre de la programmation jazz du festival. Face au «tout variété» qui gagne du terrain, nous opposerons un «Touche pas à mon jazz !» que la mémoire impose.
Lauri Fernández et Jose Horna
texte et Photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Foix, Ariège

Jazz Foix, 21 au 25 juillet 2015

15e édition de Jazz Foix, au cœur des Pyrénées ariégeoises, qui déploie depuis sa naissance cette merveilleuse utopie de faire un festival pas comme les autres dans la belle citée fuxéenne. L’identité du festival a été de mettre sur le devant de la scène plusieurs générations d'acteurs majeurs –des légendes parfois– qui font le jazz de haut niveau et de culture au quotidien, sans pour autant faire appel aux stars, pas toujours jazz, qui tournent partout ailleurs. Ces artistes de la note bleue, que l’on découvre à Foix grâce à l’exigence sans cesse renouvelée d’Alain Dupuy-Raufaste, ont permis d'établir l'identité de Jazz Foix: Benny Golson , Ricky Ford, Steve Grossman, Scott Hamilton, Gary Bartz, Sonny Fortune, Victor Lewis, Bobby Watson, Lew Tabackin, Archie Shepp, James Spaulding, Charles McPherson, Billy Pierce, Rick Margitza, Jesse Davis, Eric Alexander, Charles Davis, Billy Harper, les trompettistes Eddie Henderson, Ronald Baker, Franco Ambrosetti, Dusko Goykovitch, Valery Ponomarev, Jerry Gonzalez, Claudio Roditi, les batteurs Pete Laroca, Charli Persip, Victor Lewis, Billy Drummond, Willie Jones III, Joe Farnsworth, Steve Williams, Herlin Riley, Billy Hart, Alvin Queen, Douglas Sides, aux contrebassistes Curtis Lundy, Henry Grimes, James Cammack, Darryl Hall, Reggie Johnson en passant par les trombonistes Steve Turre, Curtis Fuller, Sarah Morrow répondant aussi à une certaine tradition du piano jazz qui est en quelque sorte la signature du festival autour de John Hicks, Kenny Barron, Mike LeDonne, Ronnie Mathews, Stanley Cowell, Cedar Walton, Ahmad Jamal, Kirk Lightsey, Steve Kuhn, Joe Bonner, Freddie Redd, Eric Reed, Cyrus Chestnut, Larry Willis, Harold Mabern, Roger Kellaway sans oublier l’art vocal célébré par Cecil McLorin-Savant., Mandy Gaines, Sandy Patton, Deborah Brown, Mary Stallings.
Aujourd’hui, l’association Art’Riège et son nouveau président, Daniel Venoux, qui a succédé à l'emblématique Eric Baudeigne depuis quelques mois et pour cette édition, sont dans une période de transition tout comme l’ensemble du festival. Il est vrai qu’il est difficile de succéder au Dr. Jazz de Foix tant sa personnalité rayonnante, son savoir en matière de jazz ainsi que la passion qui l’animait, ont fait de ce festival un endroit singulier, mettant l’humanité d’une musique intemporelle et d'une équipe au service du plus grand nombre.


Cette année, certains se sentaient donc un peu orphelins au milieu d’une ambiance plus neutre où l’austérité dans le pays s’est imposée. Nous n'étions donc présents qu'à trois soirées pour ce compte rendu. La semaine s'est réduite à cinq soirées, ce qui a permis de baisser le prix des billets qui sont déjà gratuits pour les mineurs. Les master class ont disparu, et si elles manquaient singulièrement d'interactions organisées avec le festival dans le passé, elles avaient au moins le mérite de réunir des élèves demandeurs pour les after hours. On a regretté l'absence d’exposition avec la présence traditionnelle des dessinateurs, le fidèle Willem en particulier, surtout en cette année des attentats contre Charlie Hebdo, avec la disparition de Cabu. Le village Jazz est resté le poumon du festival avec la présence de formations locales dont la chanteuse Esther Nourri et le Ti-Quartet qui revisitent avec brio le répertoire du jazz traditionnel autour du banjoïste Pierre Tissendier, frère de Claude.

Azar Lawrence et Jimmy Owens © David Bouzaclou


Pour cette ouverture de festival, c’est une rencontre improbable entre Jimmy Owens (tp, flh) et le quartet d'Azar Lawrence (s), deux personnalités s’exprimant dans des idiomes différents même si le fond de leur culture jazz reste commun autour du blues et du swing. Jimmy Owens (cf.
Jazz Hot n°671), à 71 ans, fait toujours preuve d’une superbe palette de couleur à la trompette mais surtout au bugle où il est encore plus à son avantage. Cet élève de Donald Byrd, naguère, s’est forgé une solide réputation de musicien de pupitre derrière Hampton, Basie, Ellington, Thad Jones & Mel Lewis ou l’éphémère Big Bad Band de Clark Terry et, plus récemment, le Gerald Wilson Big Band. Cofondateur du fameux Collective Black Artists, en 1969, qui s’efforçait de promouvoir la tradition du jazz et dont l’ensemble musical comprenait Reggie Workman (cf. Jazz Hot n°672), Stanley Cowell et Joe Louis Wilson, il possède un esprit d’ouverture, l’avant-garde étant pour lui une partie de l'histoire du jazz.
Azar Lawrence s’exprime depuis toujours dans l’univers modal Coltranien auprès de Yusef Lateef, Pharoah Sanders et n’a pas oublié ses collaborations avec Elvin Jones et McCoy Tyner, prolongeant l’esprit de Coltrane au soprano. Actif dans l’avant-garde (Horace Tapscott, Beaver Harris), il a été également un acteur du straight-ahead avec Julian Priester et Woody Shaw.
L’univers monkien de Jimmy Owens (2011, The Monk Project, IPO) était l'objet de cette rencontre unique. Jimmy Owens arriva seul sur scène interprétant le spiritual «Nobody Knows» au bugle, avec en contre-chant, l’orage qui gronde sur la chaîne pyrénéenne avant de poursuivre sur un superbe «Blues for Happiness in Foix» en duo avec le très sobre et jeune batteur Brandon Lewis. Ce dernier, découvert lors de la dernière tournée de Kenny Garrett, a joué contre nature, débordant de sobriété, car ce qui le caractérise est plutôt un jeu en puissance évoquant Elvin Jones pour l’intensité. «Stuffy Turkey» et «Let’s Cool One» ouvrirent le songbook monkien autour d’un Azar Lawrence très à l’aise dans ce répertoire bien que ne délaissant pas son goût pour les longues phrases où foisonnent les notes dans un torrent modal. Le quintet avait répété quasiment deux heures dans une ambiance collégiale, malgré le peu d’enthousiasme de Benito Gonzalez (p, découvert lui aussi dans le quintet de Kenny Garrett) pour se fondre dans le collectif par son attitude envers Jimmy Owens. Ce dernier, à la trompette, cultive une attaque franche doublée d’une technique instrumentale sans faille, mais c’est au bugle qu’il exploite toute sa musicalité avec un bel équilibre («Pannonica»). Le retrait de Jimmy Owens sur «Elements», thème qu’Azar Lawrence a enregistré sur l’album If We Should Meet Again en 2007, amena le quartet dans un univers plus coltranien. Dans ce répertoire, Benito Gonzalez est plus à l'aise avec un jeu de piano percussif où plane l’ombre de McCoy Tyner. L’équilibre de ce quintet tenait aussi à la présence de l’impeccable Essiet Okon Essiet, à la superbe sonorité ronde boisée, qui maintient l’ensemble avec swing et autorité. Dans cette rencontre, chaque musicien à mis son ego au service de la musique. «Straigh No Chaser», «Round Midnight» et «Blue Monk» en rappel ont fini d’asseoir la réussite de ce projet d’un soir.

Louis Hayes Quintet © Alain Dupuy-Raufaste


La seconde soirée nous a offert une figure incontournable du hard bop: le batteur de Detroit, Louis Hayes, fait partie de ces musiciens qu’on a un jour ou l’autre découvert sur l’un des disques favoris de tout amateur de jazz, aux côtés de Cannonball Adderley, John Coltrane, McCoy Tyner, Sonny Clark, Curtis Fuller ou Joe Henderson. Par souci d’exactitude, il convient de préciser que Louis Hayes n’est que l’invité de ce quintet dirigé par David Hazeltine (p) et Piero Odorici (ts).
Découvert par le pianiste Cedar Walton avec qui il a enregistré l’excellent Cedar Walton presents Piero Odorici (Savant 2012), on avait d’ailleurs eu le loisir de l’écouter à Foix avec le trio de Cyrus Chestnut il y a deux ans. Originaire de Bologne, le saxophoniste de 53 ans est l’ancien élève de Sal Nistico et Steve Grossman, et il a suivi les workshops à New York de Barry Harris, Mal Waldron et Joe Henderson.
Débutant sur le fameux «Cedar Blues» de Cedar Walton avant d’enchaîner sur «Simple Pleasure» de David Hazeltine, le quintet s’exprime dans un langage hard bop classique.
Avec David Hazeltine, fondateur
il y a une vingtaine d’années du Classic Trio, avec Louis Hayes et Peter Washington, on est dans l'orthodoxie du piano bop, mettant la virtuosité au service de la musique. Ses arabesques à la main droite n’aurait pas déplu à Cedar Walton tout comme son sens du swing et du blues. Sa conception de l’harmonie et de l’accompagnement le rapproche des Tommy Flanagan ou Hank Jones. Une articulation claire et un art de l’accompagnement en ont fait un sideman de Charles McPherson, Slide Hampton, Sonny Stitt et plus récemment du Carnegie Hall Big Band. Coleader du fameux groupe de hard bop One for All avec le saxophoniste Eric Alexander, le pianiste de Milwaukee évolue avec naturel dans le répertoire de ce quintet. Sa version en trio d’«Over the Rainbow» est un modèle du genre avec une longue introduction donnant ensuite un côté orchestral à la formule du trio. «Pannonica» de Thelonious Monk, fait le lien avec la première soirée.
A 77 ans, Louis Hayes n’a rien perdu de sa signature par ses accentuations aux cymbales et un drive à la fois souple et puissant. L’ancien partenaire de Cannonball Adderley fascine toujours par son autorité.
Joe Magnarelli (tp) au jeu lumineux fait de phrases longues avec une attaque franche, l’ancien partenaire de Ray Barretto ou du big band de Toshiko Akioshi, joue lui aussi en terrain familier.
Jimmy Owens, encore présent, s'invita pour une jam sur le classique «Straigh No Chaser». Malheureusement, un incident technique nous priva de la fin de ce moment magique. Il faut dire que la météo, peu clémente, avait délocalisé le concert à l’Estive, dans une salle non ventilée et surchauffée. La sonorisation plus que moyenne provoqua un intermède, et le final incandescent se déroula devant un public clairsemé.

Les deux jours suivants, que nous n'avons pu suivre, ont proposé Tcha Limberger (vln) et Mozes Rosenberg (musique de Django Reinhardt et tzigane) et une soirée Latin Jazz autour du flûtiste et saxophoniste cubain Leonel O Zuniga et son Havana Street Band.

Marc Thomas, Michele Hendricks, Claude Tissendier et Gilles Berthenet © Alain Dupuy-Raufaste


La clôture fut un délicieux moment de swing avec le Countissimo de Claude Tissendier (cl) qui rendit hommage aux moyennes formations de Count Basie des années 50, quand, difficultés économiques obligent, le fameux chef d’orchestre était à la tête de formations plus réduites avec Wardell Gray (ts), Gene Ammons (ts), Charlie Rouse (ts), Serge Chaloff (bs) ou Clark Terry (tp) sans oublier la clarinette de Buddy DeFranco dont Claude Tissendier prend les habits. Cet hommage est également l’occasion de redécouvrir l’immense travail du fameux trio vocal Lambert, Hendricks & Ross (Sing a Song of Basie, 1957 et Sing Along With Basie). Claude Tissendier, en maître de cérémonie, joue dans l’esprit sans la lettre avec swing et élégance à la clarinette, un instrument qui apporte une palette de couleur supplémentaire à l’ensemble. La section de cuivre est amenée par le fidèle complice du chef d’orchestre Philippe Chagne (bar), de Philippe Pillon (ts) au léger vibrato (premier album sous son nom, Take it Easy, Black and Blue, 2011) sorte de prolongement de Lester Young. L'excellent Gilles Berthenet reste fidèle à l’idiome de la formation en jouant dans l’esprit d’un Joe Newman, avec une attaque précise et un swing souple irrésistible.
Sur «Moten Swing», Gilles Rea (g), entendu auprès de Nicolas Dary, alterne une pompe à la Freddie Green avec des chorus en single notes rappelant Kenny Burrell, soutenu par les contre-chants de la section de cuivres. «Why Not» composition de Count Basie met en avant Alain Chaudron (dm, en 4/4) tout en retenu avec une mise en place impeccable. «Every Day» amène le duo vocal entre Marc Thomas (ex-Bolling) et Michèle Hendricks qui rend un hommage sincère à Jon Hendricks, son père, dans de beaux chorus. «Little Pony» en hommage au saxophoniste Pony Poindexter met en valeur le superbe phrasé de Michèle Hendricks plein de swing (scat). Une grande musicienne! Sa version de «Whirly-Bird» est un exercice de style. Son chase avec Philippe Pillon est un modèle du genre sur le classique «Swingin’ the Blues». Quant à Marc Thomas, on retiendra sa version de «Girl Talk» avec l’arrangement de Quincy Jones et un doublement du tempo sur un chorus de Philippe Chagne (bar). L’excellente version de «Fiesta in Blue» et «Cute» démontre une fois de plus que la musique de Basie, comme celle de Monk, est intemporelle.

Une belle édition encore de Jazz Foix sur le plan de la musique, dans la continuité sur le plan artistique; mais la fin de festival laisse quelques interrogations et angoisses quant au futur de Jazz (à) Foix, de sa ligne artistique, surtout quand un article du quotidien local évoque l’avenir autour d’un jazz «européen et français plus accessible pour le public». Ppropos surprenants, car le festival a déjà ouvert sa programmation à Enrico Rava, Dusko Goykovitch, René Urtreger, Claude Bolling, Pierre Maingourd, Gilles Naturel, Alain Jean Marie, Dmitry Baevsky, Axel Riel, Jesper Lundgaard, Franck Avitabile, Jean-Loup Longnon, Jean-Michel Pilc, Stéphane Belmondo, Xavier Richardeau, Fabien Mary, Pierre Christophe, Daniel Huck, Peter King, Emmanuel Bex, Pierre Boussaguet, Michel Grailler, Philip Catherine, Christian Escoudé, Franco Ambrosetti, Richard Galliano, Valery Ponomarev, Barcelona Jazz Orchestra, Boulou et Elios Ferré, Raphaël Faÿs, Romane, Eric Legnini, Eric Le Lann, etc., soit un très riche passé en matière de scène du jazz européenne et française en particulier. Il faut sans doute lire entre les lignes une moindre présence (voire une absence) de musiciens américains. L'identité de Jazz Foix s'étant forgée autour de cet échange entre Europe et Amérique si fécond pour le jazz depuis bientôt un siècle, il serait dommage pour un festival, qui en a fait sa marque de fabrique, de tourner le dos à ce qui est l'histoire du festival, car cela a aussi été un travail pédagogique pour le public de la région depuis une quinzaine d'années. On reste aussi étonné lorsqu’on voit, une semaine après la fin du festival, toujours dans le cadre de Jazz Foix, le trio LPT (
Lavergne, Pommier, Thuillier) avec l’Harmonie de Foix-Varilhes inviter Louis Sclavis, avant leur passage à Marciac. Ces interrogations évoquées pour information, car l'information justement n'est pour l'instant pas très claire quant à l'avenir. L'équipe et son président ont maintenant une expérience vécue et une année devant eux pour affiner leur proposition, et faisons leur confiance pour prolonger l'histoire de ce bel événement à nul autre pareil en gardant ce qui en a fait la force et l"originalité. A l'an prochain!
David Bouzaclou
photos Alain Dupuy-Raufaste et David Bouzaclou

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Pescara, Italie

Pescara Jazz, 17 au 19 juillet 2015

Bien qu’elle ait dû encore cette année affronter pas mal de difficultés d’ordre financier, la direction artistique de Pescara Jazz a réussi à organiser une édition, la 46e, homogène et en résumé qualitativement supérieure à celles des deux années précédentes. Les concerts tenus au Teatro d’Anunzio ont mis l’accent sur la voix, célébrant dignement le centenaire de la naissance de Billie Holiday et de Frank Sinatra, et sur l’héritage laissé par Miles Davis et John Coltrane.



Bobby McFerrin Group © Paolo Iammarone by courtesy of Pescara Jazz


Comme de coutume, Bobby McFerrin franchit toutes les barrières stylistiques, improvisant littéralement, avec une formation à sa seconde prestation en live. A travers l’ample gamme de timbres –du baryton au falsetto– il concentre sa recherche sur les aspects rythmiques et polyphoniques d’origine africaine, développe un phrasé venu du bebop et termine par des références au blues et aux spirituals. Il bâtit souvent des duos avec le piano (Francesco Turrisi), le violoncelle (Ben Davis) et les percussions (Andrea Piccioni), sur la base de traits modaux, de simples points mélodiques ou rythmiques dictés vocalement. Que ce soit dans ce contexte spécifique ou dans le travail collectif, l’intégration des percussions, particulièrement des cloches et des tambours, se révèle plutôt intéressante en y conférant de mystérieux échos ethniques.



Lady Day by Cassandra Wilson © Paolo Iammarone by courtesy of Pescara Jazz


Avec Coming Forth by Day Cassandra Wilson a réussi à extraire du répertoire de Billie Holiday (et des standards usés) le substrat du blues. Un blues sanguin, viscéral, «crasseux» au timbre mordant volontairement sans pathos et privé de virtuosité, tout à fait conforme à la tradition du blues natif du Mississippi. En jaillissent des versions transposées dans des tonalités différentes et quasiment bouleversées par rapport aux originaux. Quelques exemples ? Les atmosphères lourdes et menaçantes de «Don’t Explain» ; le funky ténu de «You Go to My Head»; la transformation harmonique radicale de «Good Morning Heartache». Dans cette optique, Cassandra se montre habile organisatrice sonore, économisant les possibilités de son contralto sombre, avec lesquelles jouent ses tons bas et allusifs, renonçant à tout embellissement. Pas seulement: sur la solide et implacable trame rythmique déversée par Jon Cowherd (p), Lonnie Plaxico (b) et Davide Di Renzo (dm), la voix s’insère par moment dans les créations pétries, obsessives et corrosives de Robbie Marshall (ts, ss, cl, bcl), Kevin Breit (g) et Charles Burnham (vln), avec aussi l’aide de distorsions.



Revisiter le répertoire de Frank Sinatra, basé en grande partie sur la contribution aux songbookx d’auteurs comme Johnny Mercer, Jimmy Van Heusen, Sammy Kahn, Jerome Kern et Cole Porter, comporte l’inévitable risque de tomber dans la reproduction d’un modèle codifié. Plus connu comme acteur, Robert Davi l’a affronté avec un grand professionnalisme, faisant preuve d’une grande sûreté dans le contrôle des ressources du baryton léger à la prononciation limpide et gracieuse. Davi ne possède ni le formidable swing de Sinatra, ni son parfait timing, ni les dynamiques et ni le phrasé oscillant entre avances et retards. Toutefois, il a proposé une interprétation sincère et peu banale de pages désormais entrées dans la mémoire collective. A travers celles-ci, on a particulièrement apprécié les swingantes «I’ve Got the World on a String» et «Come Fly With Me», l’introspective «When Your Lover Has Gone» et l’évocatrice «Ol’ Man River». Dans le quartet accompagnateur Emil Richards (vib) –au civil Emilio Radocchia– a brillé par son sens harmonique et son efficacité dans les solos.



Il serait contreproductif de continuer a comparer ravi Coltrane avec son célèbre père, parce qu’à 50 ans, il a désormais défini une identité accomplie et un langage –aussi bien comme instrumentiste que comme compositeur– mur et complexe. Son Guitar Quartet en est un exemple lumineux, dans lequel Adam Rogers joue un rôle d’une efficace opposition avec un bagage harmonique et un phrasé riche et incisif modelé sur les racines de ces maîtres tels Jim Hall, Tal Farlow et Barney Kessel, mais avec une empreinte et une vision moderne qui, sans doute, doivent quelque chose à Pat Martino et Mick Goodrick. Les timbres nets se fondent bien avec le leader dans les expositions des thèmes, à l’unisson ou en contrepoint. Que ce soit au ténor ou au soprano, Ravi Coltrane explore les implications harmoniques –souvent basées sur un tissu modal– aussi bien que des compositions originales, autant sur «Humpty Dumpty» (et en fait la poétique du premier Ornette Coleman s’attache bien au quartet). A l’inverse, au sopranino, il se risque à rendre anguleux et âpre l’introduction et l’exposition thématique de «Lush Life». Dans l’apport puissant de la rythmique on apprécie les lignes fluides, somptueuses et la pulsation puissante de Scott Colley (b), également prodigue d’inventions mélodiques, non seulement les scansions ingénieuses et les complexes divisions métriques de Nate Smith (dm), source d’explosives solutions dynamiques.


Ron Carter Quartet © Paolo Iammarone by courtesy of Pescara Jazz


Avec une formation désormais expérimentée comme Foursight, et indépendamment du remplacement de Renee Rosnes par Jacky Terrasson, Ron Carter met en avant son idée du jazz modernement classique, à mi-chemin entre l’hérédité de Davis et les influences latines de ses propres compositions. L’agencement anomal aligne piano, batterie (Payton Crossley) et percussions (Rolando Morales-Matos), mettant la contrebasse dans un rôle central, mais non envahissant, véhicule de beaucoup d’idées et de nombreux développements mélodiques, grâce à la configuration architecturale des lignes, au superbe sens du tempo et au proverbial glissando. Avec soin et propreté dans le son méticuleux –quasiment à la manière du Modern Jazz Quartet– le quartet creuse dans l’essence des pages davisiennes, comme dans l’exemplaire «Seven Steps to Heaven»; assèche la substance des morceaux latins (voir «Caminando») ; tire des trouvailles pour de vraies et propres réinventions de la structure de standards comme «You and the Night and the Music»), enrichis par un dialogue entre la basse et les percussions.



Le quartet organisé par Dave Holland avec Chris Potter (ts, ss), Lionel Loueke (g) et Eric Harland (dm) opère dans un mode réellement paritaire.
Aucune des quatre fortes personnalités ne prévaut, ce qui se reflète aussi dans les compositions. A l’évidence, on distingue et on apprécie les compositions denses de Holland, centre moteur authentique, et sa fine conception harmonique; les investigations approfondies de Potter dans les aspects de la structure; l’héritage africain –aussi bien mélodique que rythmique– de Loueke, qui sait également traiter les timbres de l’instrument à la façon d’une harpe Kora ou d’un n’goni; la sagacité de Harland dans le soutien du tissu rythmique, contrastant en même temps avec le travail des collègues, avec des contretemps et des figures brisées. Constituée récemment, cette formation a toutes les cartes en main pour mettre rapidement à profit son énorme potentiel et le traduire dans une synthèse accomplie, qui ne manque pas d’éléments innovants.


En fait, encore une fois, Pescara Jazz a su construire un programme bien équilibré entre le legs de la tradition et les expressions conformes aux exigences de la contemporanéité.

Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot
Photos:
Paolo Iammarone by courtesy of Pescara Jazz

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Toucy, Yonne

Toucy Jazz Festival, 17-18 juillet 2015


On pensait que c’était gagné après avoir passé le cap des cinq années d’existence et, cette année, le Toucy Jazz Festival présente une édition de survie. Malgré la qualité de sa programmation 100% jazz depuis sa création en 2009 et les efforts de son fondateur, Ricky Ford, pour présenter au public des musiciens de jazz d’envergure internationale de grande qualité (Rhoda Scott en 2009; Benny Golson en 2010; Archie Shepp, Ravi Coltrane en 2011; Ran Blake avec Ze Big Band, Bobby Few en 2012; Rhoda Scott pour fêter les cinq ans du festival en 2013; Ricky Ford et Ze Big Band, Alain Jean-Marie en 2014), le Toucy Jazz Festival reste menacé de disparition, disposant de peu de soutiens. Mais il en fallait plus pour décourager Ricky et Dominique Ford, et leur équipe de bénévoles, qui ont fait le choix d’une édition restreinte, composée cette année de deux concerts dans l’église Saint-Pierre de Toucy. Une édition 2015 d’autant plus forte qu’elle célèbre l’amitié: entre deux géants de l’histoire du jazz, Coleman Hawkins et Thelonious Monk, et entre deux amis de 40 ans, Ricky Ford et le trompettiste Jimmy Owens; mais aussi visible au sein de deux expositions: l’une fêtant les 80 ans de la revue « Jazz Hot », l’autre les liens entre cette revue et l’un de ses anciens, photographe, Philippe Cibille.



Jimmy Owens © Mathieu Perez



Le vendredi 17 juillet, l’église Saint-Pierre de Toucy était pleine pour écouter le trompettiste Jimmy Owens. A l’image de son album The Monk Project enregistré en 2011 avec un groupe de musiciens all-stars (Wycliffe Gordon (tb), Marcus Strickland (ts), Howard Johnson (tub, bs), Kenny Barron (p), Kenny Davis (b), Winard Harper (dm)) sur ses arrangements du répertoire de Monk, qu’il a côtoyé dans les années 1960, Owens a proposé à Ricky Ford de jouer cette musique avec des musiciens français. Et le saxophoniste de lui composer un trio sur mesure: Gilles Naturel (b), Yves Brouqui (g) et Steve McCraven (dm). Le pari était doublement risqué: jouer dans une église à l’acoustique impossible avec un groupe réuni pour la première fois. Dès le départ, Owens déploie toutes les qualités d’un grand professionnel et, avec le son profond, chaud, décontracté qui le caractérise, il donne beaucoup d’espace à ses sidemen dans de nombreux solos tout au long des deux sets, relevant les racines blues de Monk. Entre Owens et Gilles Naturel, aux interventions subtiles, Steve McCraven, qui fait swinguer cette église à l’acoustique difficile, une véritable complicité se tisse au fil du concert. Yves Brouqui, un guitariste d’exception au jeu limpide et précis, ancré dans la tradition du jazz (Grant Green, Wes Montgomery), donne à ces deux sets une tonalité aérienne.




Le concert annoncé en off le samedi à la Galerie 14 (espace où durant le reste de l’année, Ricky et Dominique Ford présentent des expositions d’arts plastiques) devait réunir Bobby Few (b) et Harry Swift (b). Le pianiste, qui a annulé à la dernière minute pour des raisons personnelles, a été remplacé par Dexter Goldberg. Le jeune pianiste –qui anime aussi les jam sessions après les deux concerts du vendredi et samedi avec Fred Guesnier (b) et Marc Delouya (dm), deux autres membres de Ze Big Band– révèle l’étendue de son jeu dans des standards de jazz, sa virtuosité technique, son aisance dans la tradition, et dialogue avec Harry Swift, au jeu puissant et captivant, qu’on entend bien trop peu dans les clubs de jazz.

Dexter Goldberg © Mathieu PerezHarry Swift © Mathieu Perez


Autour des musiciens, accrochées sur les murs, deux séries de photographies en noir et blanc de Philippe Cibille, sur ses années jazz à Jazz Hot et sur sa passion pour le cirque. A quelques pas de là, une autre exposition célèbre les 80 ans de Jazz Hot, qui n’a jamais cessé de soutenir Ricky Ford depuis qu’il s’est installé en France au début des années 1990 (voir l’interview publiée dans le n° 668 en 2013). On y découvre des couvertures par dizaines accrochées sur les murs et sur une table les archives, revues et autres documents, disponibles pour les lecteurs et autres curieux, qui témoignent d’une histoire qui s’est construite sur l’idée du jazz en tant que discipline artistique et pratique sociale.

Ricky Ford Solo © Mathieu Perez


C’est une performance qui vient clore le festival: Ricky Ford en solo. Les habitués du Toucy Jazz Festival l’ont déjà vu à l’œuvre lors des éditions 2013 et 2014 où, en fin d’après-midi, il avait déambulé pendant une heure au saxophone entre la place de l’Hôtel de Ville et la Galerie 14 guidé par la seule improvisation. Ce samedi 18 juillet, il a retravaillé l’idée de jouer la musique de Coleman Hawkins, qu’il avait présentée en mars dernier chez Selmer, à Paris. En deux sets d’une heure chacun, il joue à la suite des standards rendus célèbres par Hawkins, sans jamais les annoncer, comme s’ils faisaient partie d’une même suite. (Cette présentation fait écho à une autre performance solo: l’interprétation de ses transcriptions du poète et musicien turc Neyzen Tevfik chez Selmer en 2013.) Le jeu de Ford, sans concession, intense, explosif, demande de l’exigence à un public venu assister à ce marathon.

Même en mode de survie, le Toucy Jazz Festival est parvenu à assurer une édition 2015 très forte. Le jazz s’adapte à toutes les situations, économiques, politiques, sociales. C’est sans doute ce qui le caractérise le mieux. Mais n’attendons pas de perdre un festival d’aussi grande qualité que celui-ci pour mesurer le rôle essentiel du jazz et d’un festival de jazz sur un territoire qui n’est pas celui des clubs. Rendez-vous en 2016!

Mathieu Perez
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015

Daniel Michel, directeur-fondateur de Jazz à Toulon © Serge Baudot


Toulon, Var


Jazz à Toulon, 16 au 26 juillet 2015

Cette année il s’est produit comme un petit miracle, on a senti que les artistes étaient exaltés par le public, et ils l’ont dit; public populaire et néophyte, qui se fout des étiquettes et des genres, des gens qui pour le plus grand nombre sont venus là parce qu’il y un bruissement de fête sur la place, et que c’est gratuit, mais public qui sait reconnaître et apprécier la valeur de l’artiste, de l’artiste qui se donne avec sincérité, qui offre sa musique en partage, et qui le respecte en faisant silence et en l’applaudissant. C’est là que s’est situé le miracle: les années précédentes, si on n’avait pas la chance d’être devant la scène, c’était parfois pénible d’entendre les gens parler, téléphoner, aller et venir, et les enfants qui jouaient, jacassaient. Cette année rien, ou presque, de cela. Un public attentif et chaleureux. Tout arrive…



Jeudi 16 juillet Place de Liberté: Joanne Shaw Taylor
Coup d’envoi rock pour le 26e  festival «Jazz à Toulon», sur cette immense place noire de monde avec la chanteuse et guitariste Joanne Shaw Taylor, qui a été élue «Meilleure chanteuse anglaise» aux British Blues Awards 2010 et 2011. Elle a déjà deux albums à son actif «Almost Always Never « et «The Dirty Truth».
Ils sont trois sur scène, vêtu sobrement de noir, sacré décalage pour des rockers ou hommage au jazzmen? Joanne a l’air d’une brave jeune fille comme on en voit dans les pubs anglais, très touchante derrière sa guitare, on la sent d’emblée prise totalement par sa musique. Le batteur, Olivier Perry, est un block de granit normand, tempo d’acier, cogneur devant l’éternel, il colle le groupe à la terre. Le bassiste, Tom Godlington, long et mince, l’aspect du chevalier à la triste figure, aligne ses lignes, imperturbable et parfait soutien. Il ne prendra aucun solo, ni le batteur d’ailleurs. C’est un jeu de groupe mené par la guitare. Joanne chante avec une voix éraillée, comme brûlée par la fumée et la bière des pubs, avec ce dur accent populaire de Birmingham. C’est une excellente guitariste rock, elle connaît déjà toutes les ficelles du genre. On sent chez elle le plaisir, la passion  de jouer; elle se donne à fond, sans fioritures, sans ces appels du pied au public pour taper dans les mains. Personne d’ailleurs n’aura «clapper ses hands». Elle joue, c’est tout, et c’est beaucoup. Et même s’il n’invente rien, ce trio offre un concert enthousiasmant. www.jazzatoulon.com/concerts/joanne-shaw-taylor/

Blue Birds Sextet © Serge Baudot


Vendredi 17 juillet place Martin Bidouré: Blue Birds Sextet
Qui se cache dans le nid de ces Blue Birds? Le leader, Elie Portal au piano, agitateur du jazz et fondateur d’un big band «l’Open Jazz», très en place dans le Sud-Est, avec Suzanne Wognin (voc), Marc Thomas (voc, s) Franck Nicolas (tp, flh), Pierre Fenichel (b), Frédéric Menillo (dm), tous bien connus dans le Var et ailleurs.
Belle présentation scénique, les hommes en noir, sauf le chanteur en veste bleue qui deviendra blanche, puis noire, et la chanteuse dans une magnifique robe verte, qui deviendra noire.
Retour agréable à la période swing avec un «Cheek to Cheek» admirablement câliné par les deux chanteurs, qui vont enchaîner les grands standards, soit en duo, soit seul, avec la trompette ou sans la trompette, dans un style assez Broadway. Marc Thomas possède une voix de baryton bien timbrée, quoiqu’un peu nasillarde, ce qui lui donne sa couleur, c’est un crooner de grande classe, très à l ‘aise, maîtrisant la scène, et scatteur émérite. On s’acharne à le mettre dans la descendance Sinatra, King Cole, ce qui est un non sens, si on veut des comparaisons c’est plutôt du côté de Mel Tormé qu’il faudrait aller voir, mais il est avant tout lui-même, et Claude Bolling ne s’y est pas trompé. Ce chanteur n’a pas la place qu’il mérite, et pourtant les chanteurs de jazz ne sont pas légions. Il montra sa décontraction et son swing sur «It’s Wonderful», «What a Wonderful World», la «Javanaise» délicieusement swinguée. Il s’exprimera au saxophone en fin de concert. Quant à Suzanne Wognin, elle chante avec charme, dans un phrasé coulé, avec une voix chaude qui fit merveille sur «Summertime» dans une interprétation très personnelle, ou encore un «Take the A train» de belle envolée. Les duos «These Foolish Things», «The Girl of Ipanema» entre autres étaient délicieux tant les deux chanteurs s’accordent et se complètent. Le trompettiste, très éclectique dans son jeu, tenait bien sa partie, avec quand même un abus des clichés et des «plans». Il nous offrit sa prestation, anecdotique, avec des conques. Le batteur est du genre solide, il prit un solo fabuleux aux balais; voilà un batteur qui dans les solos sait garder le swing, tout en développant ses figures. Au soutien il est parfait, et voir le plaisir sur son visage est déjà un spectacle. Le contrebassiste assure, comme on dit, avec discrétion et efficacité, sans se perdre dans des solos. Passons au leader, excellent pianiste mainstream, arrangeur de haut vol, qui sait tirer le meilleur de son groupe, laisser toute leur place aux exécutants, et avec le sourire. Une soirée swing dans la grande tradition, c’est très bon pour le corps et l’esprit.



Samedi 18 juillet au Quai du Parti: Julien Alour 5tet
Le trompettiste Julien Alour s’est décidé à entamer une carrière de jazzman il y a quinze ans lors d’un stage de Jazz à Toulon avec les Frères Belmondo. C’était donc un retour aux sources qui lui a permis d’entrer en sympathie avec le public. Encore un bon trompettiste français à ajouter à la liste déjà bien fournie. Il possède un vrai son de trompette et de bugle jazz, issu de New Orleans, s’exprimant principalement dans le médium et en longues phrases modulées, sans chercher l’exploit. Il est l’auteur de tout le répertoire, sauf pour un Monk. Deux générations, assez proches quand même, dans le groupe: François Théberge (s), Jean-Pierre Arnaud (dm), pour les «anciens», et pour les jeunes avec Julien: Adrien Chicot (p) et Sylvain Romano (b). Bien sûr cela ne se voit pas dans la musique tant la cohésion du groupe est parfaite, et repose sur une belle amitié.
Le quintet jouera essentiellement des pièces du dernier disque (
Williwaw), plus quelques inédits dont les titres en attente sont «New 14», «New 11», etc. Les deux moments forts du concert furent «Williwaw» basé sur une polyrythmie démente qui nous valut une magnifique défonce du batteur et une transe collective, et surtout «Think of One» de Monk dans un arrangement admirable avec un collectif au cordeau, des changements de rythmes et de tempos exécutés en souplesse avec grande classe. Le bassiste possède ce gros son lyrique qui fait vivre la note, et sa pompe est terrienne, le saxophoniste complète admirablement le trompettiste, on retrouve avec lui cette entente jouissive des grands tandems sax/trompette. Quant au pianiste il est de grand cru, une main droite «chantante», une gauche aux accords riches et astucieux; ses interventions en trio donnent envie de l’entendre dans ce contexte (je crois qu’il vient d’enregistrer un disque sous cette formation). A noter aussi de subtiles trouvailles harmoniques dans les unissons. Un bon concert avec un jazz bien d’aujourd’hui, et des musiciens qui connaissent les racines et s’en inspirent. Beau succès public.



Lundi 20 juillet place Bouzigue: Baptiste Trotignon Trio – HIT avec Thomas Bramerie (b), Hans Van Oosterhout (dm).
Ah! que c’est agréable de voir sur les visages le plaisir de jouer ensemble, la connivence, la communication aux regards entre les trois musiciens. Batteur souriant, détendu, d’une aisance et d’une agilité rares. C’est un coloriste, qui utilise deux caisses claires, dont l’une sans le timbre, entrelaçant les figures, gardant toujours le tempo et le swing. Pas d’esbroufe, de la musique, car sa partie s’insère dans le trio à la façon des autres instruments. Le contrebassiste avait la grâce, notes canons et perlées, il s’insèrent en contrepoint, harmonique ou mélodique: du grand art. Quant au pianiste, lui aussi était visité par la grâce, un orchestre à lui tout seul. Des graves à la Chopin, une main droite qui court, martèle ou chante. Un engagement de tout le clavier, une inspiration sans failles. Et par dessus tout ça de l’humour et de la gentillesse. Il a montré toute l’étendue de ses qualités de pianiste, en solo, avec une de ses dernières compositions «Buenos Aires», très romantique. Une fabuleuse interprétation jazz d’un tube de Led Zeppelin «Black Dog»; eh oui! ces jeunes gens se servent de ce qu’ils ont entendu dans leur enfance, et là c’était du grand jazz. Baptiste Trotignon utilise aussi parfois sa voix plus ou moins à l’unisson de piano. Un concert de haute volée, devant un public absolument conquis. Et pour bien montrer que nous sommes en Provence deux cigales se sont jointes à la fête, l’une tournoyant autour de la tête du pianiste, qui la chassa, et l’autre qui vint s’établir sur les cordes du piano: Vous dansiez dans l’air du soir, eh bien chantez maintenant!



Mardi 21 juillet place Victor Hugo: Hervé Samb
Hervé Samb se définit avec humour comme Franco-Sénégalo-Vietnamo-Terrien, à l’image de sa musique qui est à la croisée de différentes cultures musicales: jazz, sénégalaise, rock. Il emprunte beaucoup au Mbalax sénégalais, un rythme ancien assez complexe et utilisé par nombre de musiciens sénégalais, sur lequel il place son jeu de guitare très virtuose et personnel. Tout petit il fut marqué par Jimmy Hendrix, dont on retrouve la fougue et l’engagement scénique, mais pas le jeu: celui d’Hervé est plus typiquement jazz-rock. Il est ce qu’on appelle une bête de scène. Avec Reggie Washington il a trouvé le bassiste qui lui fallait, aussi pilier à la contrebasse qu’à la basse électrique. Sonny Troupé est ce qu’on appelle un batteur africain, en ce sens qu’il utilise essentiellement les tambours frappés (son premier instrument a été le tambour KA), il possède un tempo d’acier et une force de frappe stimulante. Le saxophoniste ténor Irvin Acao est un Cubain installé à Paris. Il se reconnaît l’influence de Coltrane, Parker et quelques autres. Il fut repéré par Chucho Valdès. Il joue avec la crème des jazzmen. Son style ce soir était purement jazz, un peu du Coltrane de chez Miles Davis, des phrasés et un son de la période Brecker jazz fusion. D’ailleurs beaucoup d’arrangements d’Hervé Samb, avec de beaux unissons, évoquent ce style, pour s’en débarrasser dans les solos. Hervé interprète seul un morceau, très tendu, à la mémoire du célèbre joueur de kora, Soriba Kouyaté, réussissant à donner des effets kora à sa guitare. Dans l’ensemble les morceaux sont pris sur tempo rapide, et ça déménage. Cependant une belle ballade «Dora», permit au quartet de libérer son feeling. Un concert dense, joyeux et tonifiant.

A Nougaro : André Ceccarelli/David Linx Quartet © Serge Baudot


Mercredi 22 juillet place Besagne: A NOUsGARO, pour un hommage à Claude Nougaro, qui nous a quitté en 2004 à 74 ans, avec le chouchou du festival, le batteur André Ceccarelli (batteur de Nougaro) en compagnie de David Linx, chanteur et ami de Nougaro, Diiego Imbert à la contrebasse et Pierre-Alain Goualch au piano. Le concert démarre en trio avec «Toulouse», belle façon de planter le décor, et occasion de goûter aux qualités de ce trio. Puis avec «Dansez sur moi» apparaît David Linx, grand, mince et quelque peu raide de corps, et pourtant ce soir il bougera énormément, esquissant même quelques pas de danse, très joyeux, avec le désir de communiquer, ou plutôt de communier avec la foule dense qui avait envahi cette place immense. David interprète les chansons de Nougaro à sa façon, étirant, tordant, modulant la mélodie, sur l’assise formidable du trio (qu’on aurait aimé entendre plus). David et André ont puisé deux inédits dans la «malle» laissée par Nougaro, mis en musique soit par André Ceccarelli, ou Pierre-Alain Goualch. Des chansons moins connues, telle «Mademoiselle Maman» que Nougaro avait écrit pour les 80 ans de sa mère. Et bien sûr «Le Cinéma – Bidonville – A bout de souffle (sur le Blue Rondo à la Turk - etc…» Le meilleur moment du chanteur fut son interprétation d’ «Autour de minuit», digne de Miles Davis, avec un trio sur les ailes des anges.
Après le concert je disais à David Linx qu’il me semblait que sa voix avait pris du grave depuis notre première rencontre au Festival de Nîmes en 1995 –c’était sa première tournée en France– ce qu'il confirma; il avait gagné cinq notes dans le grave, mais égalementdans l’aigu! En tout cas, la voix a pris du grain, ce qui la rend plus prenante.
Ce fut un beau concert, malgré un hiatus: on a dans l’oreille les interprétations carrées, rentre dedans de Nougaro, et on ne peut réprimer une certaine réticence devant ce chant élaboré, sophistiqué, et je suis sûr que pour quelqu’un qui n’a jamais entendu Nougaro, ce serait sans conteste formidable.



Jeudi 23 juillet Place Raimu: Virginie Teychené 4tet avec Gérard Maurin (b), Jean-Pierre Arnaud (dm), Stéphane Bernard (p) et en invité Olivier Ker Ourio (hca).
Il est des soirs où l’on trouve la vie plus belle que d’habitude, et où l’on se dit qu’on est bien sur la terre. Ce fut le cas au concert de Virginie Teychené. Elle apparaît entourée par son trio, vêtue d’une robe élégante et moulante, tout de suite habitée par sa musique, touchante et sensuelle, souriante, détendue, comme si elle nous recevait dans son salon. En communion avec le public. Elle va chanter comme jamais, libérée de tout, s’aventurant dans des aigus qui la surprennent elle-même. Et puis on sent la complicité, la fraternité, l’amitié, la tendresse entre elle et ses musiciens qui lui colle à la voix. Gérard Maurin, discret derrière la contrebasse, pilote cette embarcation de luxe, qu’il ancre dans les profondeurs du jazz; il est aussi l’auteur des arrangements qui sont un écrin d’apparat pour la chanteuse. Stéphane Bernard semblait vivre au Jardin des Délices derrière son piano, alter ego de la chanteuse, et Jean-Pierre Arnaud est un batteur au swing irréfragable, plaçant ses figures avec discrétion au moment précis et précieux où elles doivent être. Quelques solos seulement, essentiellement du pianiste, tant l’orchestre est un ensemble à trois voix contrapunctiques, enroulant la chanteuse et la portant dans son chant divinement beau. Et ce soir l’harmoniciste Olivier Ker Ourio était l’invité, ce continuateur de Toots Thielemans. Lui aussi fit des merveille, emporté par le groupe, avec lequel il partage une longue fréquentation musicale.
Programme dense et diversifié. Des chansons en français, en anglais, en brésilien, langues que la chanteuse possède parfaitement. Des standards: «I’m Going Go Fishin’» d’Ellington et Peggy Lee, ainsi que «Lester Leaps In (I Got the Blues)». «I aint’t Got Nothing but the Blues», vision personnelle et riche du blues. «I loves you Porgy» sur lequel Virginie déploie toute sa sensibilité, sa subtilité. Du Nougaro aussi avec «Allée des brouillards», très tendu et  «A bout de souffle sur le Blue Rondo à la Turk» où elle réussit à chanter ce flux de mots à une vitesse incroyable, à la perfection: on en reste le souffle coupé. Une belle interprétation de l’émouvant et tendre «Petit bal perdu» rendu célèbre par Bourvil. «Zingaro» de Jobim, qui nous valut une fabuleuse intro du pianiste. Un duo fracassant entre la chanteuse et le batteur. Un bel échange harmonica-contrebasse sur un thème inédit de Maurin, plusieurs rappels dont pour terminer une interprétation sublime de «Quel joli temps (septembre)» de Barbara, où les mots chantés par Virginie se font pure poésie. Elle me dit qu’elle avait hésité à la chanter car cette chanson intimiste demande un silence total pour être goûtée, et qu’elle avait senti la chaleur, la réception de ce public, qu’alors elle s’est dit: on y va! Et ce fut l’apothéose.


Gregory Porter © Serge Baudot


Vendredi 24 juillet Plages du Mourillon: Gregory Porter en costume gris clair à culotte courte, chemise blanche, avec son  immortelle coiffure et sa barbe noire, géant de douceur, prend place au sein de son trio, et c’est le délire de la foule. Il chante de sa belle et chaude voix de baryton, sur une assez faible tessiture, avec de profondes descentes dans le grave. Sa façon de chanter actuelle avec des mélodies plates est finalement assez monotone mais envoûtante. Il joue d’un répertoire plutôt Soul assez éclectique. Une belle ballade «Hey Laura» de son cru, qui n’a rien à voir avec le célèbre standard de David Raksin, un «Papa Was A Rolling Stone» bien balancé, un «No love dying» une autre ballade avec un remarquable solo de saxophone alto par Yosuke Sato, qui sera le meilleur élément du groupe, il sait sortir des clichés propres au genre – avec lesquels il enflamme le public – pour s’exprimer magnifiquement, laissant entrevoir les qualités d’un grand sax. A la batterie Emmanuel Harrold, à la contrebasse Aaron James, au piano Chip Crawford; ces trois musiciens tiennent bien leur rôle, sans génie particulier. Un autre morceau «1960 What?» avec des paroles assez fortes sur les événements de l’époque fut bien envoyé, et un «Brown Bread» assez peu cuit en rappel! Foule énorme en délire of course. Rien à redire. Ces musiciens sont en concert tous les soirs, sur la route tous les jours. Ils assurent. Les gens ont passé une belle soirée.



Samedi 25 juillet place Louis Blanc: Omar Sosa et son Quarteto Africano avec Leandro Saint-Hill (s, fl), Childo Tomas (voc,b), Ernesto Simpson (dm) - trois Cubains, un Africain: le bassiste. Omar entre en scène, hilare, dans un long vêtement blanc, auréolé de sa coiffe typique, puis le bassiste, immense personnage vêtu de telle façon qu’on dirait une grande Mama africaine: longue chemise bleue, ample pantalon noir qui ressemble à une jupe, ses longs cheveux relevés en chignon au dessus de la tête, puis le saxophoniste-flûtiste vêtu d’une simple chasuble indienne, et le batteur, plus sobrement en blanc, apparitions style Art Ensemble de Chicago soft. On sent tout de suite que ça va déménager. Et ça déménage! On croirait voir Groucho Marx au piano tant Omar fait de grimaces, prend des postures diverses, sautant, dansant, mais sans oublier de jouer, et ce soir il était très bon. Que ce soit à l’alto, au soprano ou à la flûte, Leandro Saint-Hill ne mérite que des éloges; il chauffe sans jamais perdre le fil de la musique. De la basse à 6 cordes naissent des lignes de basse fulgurantes; le bassiste dira, chantera, jouera une sorte de prière africaine, chargée d’émotion, qui galvanise le groupe. Quant au batteur, c’est une rythmique cubaine à lui tout seul: pas besoin de congas ni de bongos; il ferait danser des tétraplégiques. En rappel un splendide duo piano-batterie. Musiciens généreux, communicatifs, qui donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. Du Omar Sosa à la cubaine; c’est là qu’il est le meilleur.



* On a retrouvé les habituels concerts apéro, d’abord place Camille Ledeau peu propice car très passante, puis sur la nouvelle place Puget où les marronniers ont remplacé les micocouliers et les platanes de haute futaie, probablement atteint par des maladies mortelles:

Le 17: La chanteuse-guitariste Phyllis Murati, alias «Amorangi», eut l’honneur d’ouvrir ce 26e apéros-concert. Elle possède, comme on dit, une belle voix, bien dans le style Hippie des années 60. Elle s’entoure d’un matériel disparate qui la dépasse un peu par moments. Elle est sur scène comme chez elle, avec une décontraction totale, dans un répertoire folk.

Le 18: Andréa Caparros (clav et voc) 4tet avec l’excellent Emile Melenchon à la guitare, Arnaud Pacini à la basse, Jessy Rakotoomanga à la batterie. Ex élève du conservatoire de Toulon c’était pour elle un retour au passé après son passage au Sunset/Sunside à Paris. Elle plonge dans ses racines brésiliennes (par sa mère) pour évoluer avec charme et profondeur sur ces rythmes brésiliens qui sont de cousinage avec le jazz, la samba et la bossa-nova, soutenue par une rythmique aux petits oignons.

Le 21: Where is Boom? Bertrand Borgognone (voc, g), Michel Gagliolo (cl), Frédéric Rivière (b), Philippe Jardin (dm). Un groupe qui interprète avec plus ou moins (plutôt plus) de bonheur quelques grandes chansons du XXe siècle de Gainsbourg, Brel, Trénet, Aznavour, Salvador etc… à la sauce jazz-swing. Le chanteur se donne avec générosité. C’est très plaisant.

Le 22: Marc Campo «Soul 4tet» avec Marc Campo (g, voc), Marc Cicero (clav), Philippe Guiraud (b), Philippe Jardin (dm), pour du blues/rock traditionnel, avec des gens qui y croient, dont un bon chanteur guitariste.

Le 23: Poupa Claudio (voc, g) avec Philippe Thévenin (dm), Christian Berthet (b, clav). Poupa Claudio est une figure locale incontournable de la musique folk, rock, blues, country, reggae avec déjà 30 ans de musique derrière lui. Il a fait les beaux soirs de la plupart des lieux de musique de la région toulonnaise. Trio rugueux de vieux routards. Poupa possède la voix qui convient, rugueuse, grave, mâle; le sens du rythme. Rock et blues urbain dans la grande tradition du delta, de Memphis. Pas mal dans le reggae aussi, ou encore la chanson. Un solide et chaleureux trio toujours sur la route.

Le 25: Name in Jazz Quartet avec Angélique Nicolas (voc), Jean-Jacques Garsault (g), Marc Tosello (b), Lucien Chassin (dm). Justice enfin rendue, d’être sur scène, à ce quartet émérite qui anime les actions du Cofs et assure depuis des années les ateliers dans la rue. Du jazz mainstream, bien dans la tradition, par des musiciens qui connaissent leur affaire, sur quelques grands standards, pris en général sur un tempo ou un rythme différent, comme par exemple «It don’t mean a thing…» sur tempo medium, ainsi que «Route 66» avec un beau scat de la chanteuse. Celle-ci possède une voix chaude, bien timbrée sur toute la tessiture, avec un phrasé solide et un swing assuré. Elle s’envola sur «Caravan», qui nous valut un fort bon solo de batterie. Le Quartet s’éclata sur «Fever» avec un bel échange guitare-chant. Et par dessus tout ça le contrebassiste assoit parfaitement l’ensemble, sans rechigner à prendre des solos très lyriques. Angélique ira même jusqu’à se risquer à une exhibition de claquettes, genre qui devient rare. Un concert chaleureux.

Le 26 juillet au Mourillon village pour le dernier concert, le fameux Michael Steinman and the Angel City Players: Lionel Pelissier (dm), Sébastien Alquier (b), Stéphane Mondésir (p). Un bon quartet mainstream mené par le tromboniste américano-varois Michael Steinman, dans la droite ligne de Dicky Wells, tromboniste puissant, gros son new-orleans, et lyrisme à fleur de peau. Le quartet présente un programme éclectique, teinté de funk, de new-orleans, avec des thèmes inattendus tel «Virgin Jungle» (peu connu) d’Ellington, ou encore «Stuck in the Middle with You» du folklore écossais. Le sommet aura été une émouvante interprétation de «Saint James Infirmary». Un concert roboratif devant une place archi comble, pour finir en toute sérénité.

*Et toujours les «Ateliers dans la rue» avec le trio «Jazz On»: Jean-Jacques Garsault (g), Marc Tosello (b), Lucien Chassin (dm). Tout musicien peut venir s’exprimer avec le trio et recevoir des conseils, des avis, s’il le désire.

*Jazz Ambiance, la Déambulation Musicale sur les marchés et autres lieux avec:
-Le trio Cordes sensibles, du jazz manouche
-La formation Duo On, période swing
-Le Stabbin’ Cabin Brass Band, du New-Orleans

Ce fut certainement le plus beau festival, le plus nourri, depuis longtemps. Chaque concert fut de haut niveau, chacun dans son genre, même quand seulement cousin du jazz, donc pas de comparaisons, laissons chacun à ses affinités et à ses goûts. Saluons, et félicitons Daniel Michel qui programme et dirige ce festival depuis 26 ans, avec un sens étonnant de la distribution des orchestres selon la spécificité de chaque quartier, et qui part à la retraite. Gageons qu’il mettra encore la main à la programmation. C’était une gageure que d’aller animer des quartiers avec du jazz, un pari du maire de l’époque, François Trucy, pari gagné par Daniel Michel et sa valeureuse équipe du Comité Officiel des Fêtes et des Sports menée par le dynamisme, l’engagement et la passion de la nouvelle Présidente, Bernadette Guelfucci.

Serge Baudot
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


La scène du Palais Longchamp © Ellen Bertet


Marseille, Bouches-du-Rhône


Marseille Jazz des Cinq Continents,
15 au 24 juillet 2015


Le Festival Jazz des Cinq Continents, devenu pour l’édition de ses 15 ans Marseille Jazz des Cinq Continents, se déroulait cette année dans différents lieux: le théâtre de La Criée (pour la soirée d’ouverture), les terrasses du Mucem et un nouveau point de chute: le Théâtre Sylvain, un magnifique théâtre de verdure situé sur la Corniche et longtemps délaissé (Marseille s’étant fait une spécialité d’abandonner son patrimoine aux affres du temps : la liste est aussi longue que désespérante !).  La première semaine de concerts –à laquelle nous n’avons pas assisté– a ainsi proposé, entre autres, Raphaël Imbert, Lisa Cat-Berro, Omer Avital, Lisa Simone, Hiromi et enfin Stanley Clarke.
Pour la seconde semaine, le festival avait réintégré son écrin habituel, les jardins du Palais Longchamp et –il faut le saluer– en ayant nettement amélioré la sonorisation par rapport aux années précédentes.



Kenny Garrett © Ellen Bertet


Le 20 juillet, c’est Kenny Garrett (ts, ss) qui foulait le premier la scène installée sur les pelouses du parc, présentant une formation en quintet : Vernell Brown (p), Corcoran Holt (b), McClenty Hunter (dm) et Rudy Bird (perc). La première partie du concert proposa un jazz-rock de bonne facture : l’énergie du saxophoniste répondant à la puissance de sa rythmique. Puis Garrett a cherché a pousser son avantage auprès d’un public qui pourtant l’avait déjà accueilli positivement, transformant la fin de sa prestation en un show de plage, faisant chanter et taper dans les mains l’assistance, d’ailleurs ravie.

Changement radical d’ambiance avec la venue d’Erik Truffaz (tp), invité par le festival, dont il est un familier, à relire le répertoire de ses propres compositions. Un exercice pour lequel il s’était entouré de Richard Galliano (acc), Sylvain Luc (g), Jérôme Regard (b) et Philippe Pipon Garcia (dm); le rappeur Sly Johnson qui était également prévu avait eu un empêchement. Toujours dans son style cérébral, si le trompettiste ne fait pas d’étincelles comme instrumentiste, il a l’art d’instaurer un climat et les premières mélodies, bien servies par Galliano et Luc, s’envolèrent agréablement dans le ciel marseillais. Mais c’est une composition de Galliano, « Tango pour Claude » (écrite pour Nougaro), qui fit la différence ; l’accordéoniste se suffisant d’ailleurs à lui-même sur ce morceau. Puis le leader est allé vers ses lubies électro, «ouvrant» donc son jazz jusqu’à l’oublier.




Le 21, où les jeunes femmes étaient à l’honneur, Anne Pacéo (dm) interprétait un programme largement puisé dans un album à venir en janvier prochain. La jeune leader (31 ans), en quartet, semble avoir dépassé le stade du jazz ouvert, pour le jazz sans jazz. Très fière de nous faire part de ses influences, notamment issues de voyages exotiques, elle nous a servi une world music planante sur un rythme binaire agrémenté des psalmodies haut perchées de Leïla Martial (voc). Le public marseillais, naguères réputé pour son exigence, est fort heureusement devenu bien accommodant.

On a du coup attendu avec quelque impatience la diva Melody Gardot (voc, g, p) qui jouait à guichets fermés. Avec son look de femme-mystère (lunettes noires et cheveux couverts d’un bandana), l’Américaine sait tenir une scène, s’adressant régulièrement au public dans un français courant et apostrophant même directement les photographes bravant l’interdit imposé par son équipe (un vrai «tron de l’air», comme on dit en Provence). On a ainsi assisté à un show funky millimétré, non sans charme (la demoiselle joue du glamour avec doigté), d’autant que Melody Gardot arbore une belle voix charpentée, qui rappelle fortement celle de Norah Jones, autre icône pop-jazzy. Pourtant, à force de ballades atones, la belle finit
quelque peu par lasser. 



Le 22, c’est Perrine Mansuy (p) qui présentait son nouveau projet, Rainbow Shell, devant un public distrait venu pour la seconde partie de soirée.  Il faut dire que les compositions de l’Aixoise, qui ne manquent pas de finesse, requièrent un minimum de concentration. Les meilleurs moments du concert furent à mettre au crédit de Mathis Haug (g, voc) qui a donné un peu de relief bluesy à cette prestation. Après la demi-heure de changement de plateau (agrémentée d’une bande-son techno), un triomphe fut fait à Charlie Winston (voc, g), jeune gloire du rock britannique. Nous ne nous sommes pas attardés, laissant les amateurs du genre à leur bonheur.



Le 23, après le trio new-yorkais Too Many Zooz, qui avec ses rythmes hip-hop et techno a donné à Longchamp des allures de rave-party, Goran Bregovic (g, voc), connu pour avoir composé les musiques des films d’Emir Kusturica, a fait résonner l’âme des Balkans, entouré d’un brass band tonitruant. On est ici dans une tradition orientale avec prépondérance des cuivres et assez éloignée du jazz. Il n’en reste pas moins que la musique de Bregovic brille par sa sincérité et sa formidable énergie. On préfère ces musiciens à l’indéniable authenticité que les faiseurs jazzy.



La même réflexion nous a animés pour la dernière soirée du 24. La Cubaine (mais résidente suisse) Yilian Cañizares (vln, voc) était soutenue par un excellent groupe de jazz afro-cubain (avec une mention spéciale pour le pianiste, Daniel Stawinski). Pour autant, l’expression de la jeune femme évoque davantage le fado que le jazz. Toujours est-il qu’on a passé un bon moment en sa compagnie.



Caetano Veloso-Gilberto Gil © Ellen Bertet



Enfin, le duo vedette du festival est arrivé: Caetano Veloso et Gilberto Gil (g, voc). Un concert intimiste dont le dépouillement constituait le principal charme : deux voix, deux guitares, simplement. Force est de s’incliner devant le savoir-faire de deux grands professionnels.



A l’issue de cette édition anniversaire, on a quitté le festival avec l’impression d'une mue qui ne se limite pas au changement de nom. L’orientation fait la part belle aux musiques du monde agrémentées de quelques têtes d’affiches pop-rock. Ce n'est pas propre  à ce festival, mais Marseille nous a donné tant de jazz par le passé qu'on souhaite en retrouver davantage l'année prochaine.
Jérôme Partage
photos Ellen Bertet

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Vitoria, Espagne

Vitoria Jazz Festival, 14 au 18 Juillet 2015

Comme Getxo, Vitoria a abordé cette année la 39e édition de son Festival de Jazz.
Ses points de repère (le palais omnisports de Mendizorroza, le Théâtre Principal et l’Hôtel Canciller Ayala) n’ont pas varié
. Le programme des concerts semblait plus solide et équilibré qu’en certains des éditions antérieures, avec une distribution assez adéquate de styles et de tendances.
A l’Hôtel Canciller Ayalail y en avait pour tous les goûts: si le quintet de Kenny Blue Boss Wayne a mis un bon coup de blues et boogie-woogie, le trio d’Eric Reed a assuré la présence du jazz et aussi les fondements solides pour les réputées jam sessions du festival.



Jason Marsalis (vibraphoniste à présent), et son Vibes Quartet ont inauguré les séances au Théâtre Principal. Dans ce nouveau projet, The 21st Century Trad Band, son regard se porte vers les illustres pionniers du vibraphone; Milt Jackson, Lionel Hampton ou, même, Jacques Tati… Bien que presque tous les morceaux soient des originaux, la musique ne l'a pas toujours été. C’est une musique avec âme et cœur, mais sans vie propre, même si son premier morceau a été «Offbeat personality»…

L’EIJO (Orchestre des jeunes étudiants basques de musique) a modifié son répertoire par rapport à Getxo, et comptait sur la présence du chevronné Jim Snidero (s), pour une nouvelle édition de l'expérience Konexïoa (Connexion) que caractérise depuis quelques années le programme du Théâtre Principal.

Vincent Peirani (acc) a présenté son disque Living Being avec un groupe au caractère clairement électrique où se détache le saxophoniste Emile Parisien. Le ton de ce projet tourne plutôt autour de la fusion et de la musique contemporaine ou ethnique que du jazz ce qui ne diminue pas la qualité de ses interprètes.

Le Colombien Edmar Castañeda a joué le premier concert d'harpe en solo dans l'histoire du festival. Castañeda part du néant ou presque. Sa musique s'inspire du joropo (une danse populaire de Colombie), et de la bulería, la samba et le free jazz. Outre ses propres compositions, il a fini son concert en interprétant «Spain» de Chick Corea.

Le dernier concert au Théâtre Principal proposait James Brandon Lewis (s), l'un des ténors les plus prometteurs du moment. Avec un son que rappelle bien souvent le Coltrane des derniers temps ou le Rollins le plus free, Brandon Lewis se promène sur les standards comme sur le traditionnel ou le free. C'était dommage qu’il ne soit pas venu à Vitoria avec son groupe (Divine Travels).

À l’Omnisports de Mendizorroza, Tina Brown & the Gospel Messengers ont proposé un concert excessivement classique, du moins par rapport au souvenir des Mavis Staples, Lucky Peterson, Lillian Bouté, The Piety Street Band ou les Blind Boys of Alabama. Le schéma de chœur d’office religieux, avec distribution de différents morceaux entre les chanteuses, n'offre pas, en marge de la qualité de ses voix, de plus grand attrait. Le seul moment où le concert est sorti du scénario établi, a été celui de l'intervention d'Eric Reed, remplaçant pendant quelques morceaux Frank Menzies (p).


José James © Jose Horna


José James (Yesterday, I Had the Blues) chante Billie Holiday, à l'occasion de son centenaire. Après «Good Morning Heartache»,
«Body and Soul», la nuit s'est refroidie avec «Come to My Door», une composition soft-soul de James. Mais, heureusement, la température a remontée avec 'Tenderly» et «Loverman». Après ça, James a refondu une de ses compositions, «Park Bench People» avec le classique parmi les classiques «God Bless the Child». Le bis du concert fut le grand moment de la nuit: José James, seul en scène, après avoir enregistré quelques samples, a chanté a capella une version poignante de «Strange Fruit»; le public a craqué! Probablement, le meilleur concert de cette année à Mendizorroza.





A propos d’Hiromi et de son Trio Project, nous sommes obligés de vous renvoyer aux chroniques du Jazzaldia 2013 et du Getxo Jazz Festival 2014. Ces trois années consécutives, la pianiste japonaise a joué , pour chacun de trois grands Festivals de jazz du Pays Basque, et le seul changement substantiel a été… ses vêtements!



Brad Mehldau a offert un bon concert dans sa première partie, et beaucoup moins intéressant dans la deuxième. Le bon: «Solid Jackson»,
«Strange Gift'», «Untitled», trois originaux; le moins bon: «Valsa Brasileira» (Edu Lobo et Chico Buarque), «Sette Waltz» (Mehldau), et «Si tu vois ma mère» (Sidney Bechet). Dans la première, l'excentrique pianiste qui a mobilisé toute la sécurité du Festival pour que personne ne fît de photos, a semblé plus libre. La deuxième partie a été beaucoup plus prévisible: le Brad Mehldau de toujours, avec ses manies, ses grimaces et ses échappées où seul lui semble se retrouver. A ces côtés, les habituels Larry Grenadier (b), et Jeff Ballard (dm) se sont acquittés de la difficile tâche de suivre le pianiste.

Lionel Loueke, Dave Holland, Chris Potter, Eric Harland © Jose Horna


Quand ont été annoncés Chris Potter, Dave Holland, Lionel Loueke et Eric Harland, la mémoire nous a renvoyés à un autre all stars fameux : ScoLoHoFo (Scofield, Lovano, Holland et Foster). Potter (ts, ss) est en pleine forme; Harland (dm) s’épanouit; Holland… c’est Holland! Mais Loueke n'est pas Scofield. Le guitariste africain –
excellent musicien mais pas de jazz– demande un espace à part. Ses compagnons de scène le lui ont octroyé avec magnanimité dans une musique où l'improvisation commande. Un concert dans le concert; quelque chose entre le psychédélique et l'ethnique pour un quartet déséquilibré. Les quatre doivent y réfléchir…



Anat Cohen (cl) a présenté son nouveau disque Luminosa accompagnée par Gadi Lehavi (p), Reinier Elizarde (b), et Jeff Ballard (dm). Anat Cohen a réuni dans un même concert Milton Nascimento («Lilla») et Pixinguinha (
«Um à Zero»), Edith Piaf («La Vie en rose») et Fats Waller («Jitterburg Waltz»), attestant de son large registre musical. De même, elle a joué un morceau («Minha») au concert du Niño Josele et Estrella Morente qui ont aussi présenté un disque qui fleure brésilien: Amar en paz.


Herbie Hancock et Chick Corea © Jose Horna


Herbie Hancock et Chick Corea, assis l’un en face de l'autre derrière leurs respectifs piano et claviers, ont été chargés de fermer cette édition. Ce qui a commencé comme une symphonie galactique, a continué avec un retour sur leurs compositions les plus connues:
«La Fiesta», «Watermelon Man», «Cantaloupe Island» et, à la fin –après quelques mesures du Concerto d'Aranjuez qui ont servi à organiser un chœur improvisé avec les spectateurs– «Spain», une évidence locale. On ne peut pas dire qu’ils aient apporté du nouveau, mais leur complicité a captivé encore une fois le public d'autant que Chick Corea a dédié ce concert à la mémoire de Paco de Lucía.
Lauri Fernández et Jose Horna
texte et photos


© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Kenny Barron, Jean Pelle et Roger Mennillo © Félix W. Sportis

Saint-Cannat, Bouches-du-Rhône


Jazz à Beaupré, 10-11 juillet 2015

Au sortir de Saint-Cannat sur la N7 chère à Trenet et une quinzaine de kilomètres avant Aix-en-Provence, le parc du Château de Beaupré a une nouvelle fois accueilli, les 10 et 11 juillet 2015, le
Festival Jazz à Beaupré de Chris Brégoli et Roger Mennillo. Jean Pelle, qui officiait au micro, a insisté sur le rôle essentiel de ces militants qui continuent à maintenir l’exigence jazz dans leur programmation. Jacky Gérard, maire de la commune, y adhéra en soulignant leur rôle dans l’animation de son village avec leur association Art-Expression tout au long de l’année, et celui de leurs hôtes, la famille Double, propriétaire du beau domaine vinicole.



Comme chaque année depuis sa création, la manifestation fut centrée sur le piano. Kenny Barron Trio et Volcan, le quartet du pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba, étaient les deux têtes d’affiches de cette 11e édition. Les deux soirées furent également l’occasion de découvrir d’autres formations locales et/ou moins connues: le quartet de la harpiste Christine Lutz le 10, et le Trio Barolo le 11. Fait nouveau depuis plusieurs années, le Mistral ne s’était pas invité aux festivités. Et c’est dans des conditions idéales que les spectateurs purent se laisser bercer par la musique.

Vendredi, Christine Lutz ouvrit le bal. Accompagnée par Philippe Guignier (g), Olivier Lalauze (b) et Thierry Lutz (dm), la harpiste présenta un programme puisant aux sources du jazz manouche, des musiques populaires d’Europe centrale, avec quelques incursions en des formes latino-américaines désignées musique typique dans les années 1950. Elle commença avec «La Roulotte» composée par le violoniste Leo Slab (1946). Elle poursuivit avec une pièce originale du guitariste du groupe, Philippe Guignier, «Sur la route», avant d’interpréter, sans vraiment convaincre (cette formation n’en possède ni l’expression rythmiques ni le langage esthétique), ce qui fut le seul thème authentiquement jazz de sa prestation, «Django» (John Lewis – 1951). Elle explora ensuite une partie se rattachant aux musiques populaires latino-américaines. Ce fut d’abord «Spain» (Chick Corea – 1972) introduit par le thème du concerto d’Aranjuez, puis une variation sur le choro du guitariste brésilien Americo Jacomino Canhoto «Tico-Tico no Fubá» (1917), attribué pour la circonstance au guitariste sous le titre de «Quelques fois». Commencé par un solo de batterie, «Cherokee» (Ray Noble – 1938), trop en dedans, ne parvint jamais à sortir de son exotisme originel. Le quartet termina son programme sur un medley de trois pièces d’Europe centrale ou s’en inspirant: «Anniversary Song», adaptation rythmée réalisée en 1946 par Al Johnson et Saul Chaplin d’une mélodie, «Flots du Danube» (I. Ivanovici – 1880); «Montagne Sainte-Geneviève», composée dans les années 1930 par Django Reinhardt mais jamais enregistrée par le célèbre guitariste; la «Czardas» de Monti (1904) clôtura ce pot-pourri. Moments simples, accessibles, ce qui n’est en soi pas un défaut, d’autant que l’interprétation relevait d’un grand professionnalisme. Entrée en matière agréable mais ne déchainant pas la passion des jazz fans.


Kenny Barron Trio © Félix W. Sportis


La seconde partie changea sensiblement de registre. Entièrement constituée de thèmes à la poétique incantatoire élaborée à partir de motifs répétitifs articulés sur la rythmique, la musique du Kenny Barron Trio, comprenant Kiyoshi Kitagawa (b) et Johnathan Blake (dm), ne relevait ni du même univers ni de la même culture. Kenny est un habitué de l’endroit et le chouchou de ce public de connaisseurs qui vient pour écouter sa musique. Roger avait déjà convié le pianiste de Philadelphie dans le cadre majestueux des carrières de Rognes le 21 juillet 2000. Il était alors accompagné par le formidable Ray Drummond (b) et le barde des tambours Ben Riley. Il revint ensuite dans la cour du château de Beaupré le 17 juillet 2009, faisant, par la magie de son art, oublier à l’assistance les affres d’une soirée aussi venteuse que glaciale. Accompagné par Kiyoshi Kitagawa (b) déjà et Terreon Gully (dm), dans des conditions tout aussi défavorables le 16 juillet 2011, Kenny reçut le même accueil enthousiaste des spectateurs. C’était donc la quatrième fois qu’était invité ce maître du piano. Fidèle à sa référence musicale, il ouvrit son programme avec une composition de Thelonious Monk déjà jouée en 2000, «Shuffle Boil» (1955), pris sur un tempo médium plus soutenu que celui du compositeur, conférant à la pièce une forme de poésie sauvage bien venue en cette soirée estivale un peu alanguie. Il rompit ensuite avec une composition personnelle épurée, «Lullaby» (1986), enchaînant sur deux autres pièces de la même période «Dreams» et «Lunacy» (1988). Il rendit ensuite hommage à Stan Getz avec une ballade, «Night for», avant d’enchainer sur une version très intéressante de «Green Chimneys» (Thelonious Monk-1966), thème en forme de riff1 (écrit en hommage à l’institution, qui accepta d’accueillir Barbara, la fille de «Sphere» en 1966) trop rarement joué; cette version contenait une jubilation libératoire bien dans l’esprit de son auteur. Le trio accueillit alors un jeune saxophoniste local, Alex Terrier (as), pour improviser sur une composition de Gary Bartz, «Uncle Bubba» (1983). Le trio termina son programme avec une version pleine d’allégresse de «Calypso» (Kenny Barron – 1981) dans laquelle le brillantissime Johnathan Blake fit admirer sa technique d’instrumentiste et son talent de fin musicien. Soirée superbe de trois formidables artistes de jazz pour lesquels le swing fait sens avec/dans leur musique. L’assistance applaudit à tout rompre et Kenny Barron revint pour donner en bis une interprétation ancrée dans la tradition et pourtant toujours nouvelle d’une composition ancienne d’Ellis Reynolds, Doc Daugherty et Al J. Neiburg, «I'm Confessin' That I Love You» (1930); ce moment de fraicheur ne fut pas sans évoquer ceux des solos que jouait Sphere en fin de concerts et ceux brillants du cousin Ray Bryant. Kenny eut du mal à quitter l’endroit.



Le lendemain samedi, le ton général de la soirée fut totalement différent. Toujours aussi estivale, elle  fut consacrée à d’autres formes d’expression musicale que le jazz. Le concert débuta avec un trio que Jean Pelle qualifia, avec justesse, de «fellinien». Nous étions en pays de connaissance: le Trio Barolo porte le nom d’un vin italien piémontais connu –vin  des rois, dit-on– dont  le cépage, nous apprit le bassiste, était le nebbiolo. Constituée de l’accordéoniste français Rémy Polakis, du tromboniste italien né au Luxembourg Francesco Catellani et du contrebassiste français Philippe Euvrard, cette formation interpréta des compositions originales [«Carossello» (Francesco Castellani), «Tirana» (Philippe Euvrard)], mais également des œuvres singulières  comme «Beija Flore» et surtout une transcription tout aussi surprenante que réussie de «Una furtiva lagrima» (1832), de G. Donizetti. Car, outre d’être trois formidables solistes,  ce groupe compte un grand ténor en la personne de Polakis qui saisit d’émotion l’assistance qui y répondit par un tonnerre d’applaudissements mérités après la remarquable interprétation du grand air extrait de L’Elixir d’amour. En bis, la formation joua «Maghreb» (Francesco Castellani). Ce fut un superbe concert de belle musique pleine de surprises; mais peu en rapport avec un festival annoncé «de jazz».

Pour de sombres questions de contrat, semble-t-il aux dires du MC Jean Pelle, le public dut attendre presqu’une heure pour enfin ouïr la seconde partie de la soirée consacrée au quartet du pianiste Gonzalo Rubalcaba, Volcan, composé de Jose Armando Gola (b), d’Horacio El Negro Hernandez (dm) et Giovanni Hidalgo (perc). Le répertoire était constitué de compositions personnelles, dont le pianiste ne précisa pas les titres. Lors de sa présentation, Jean Pelle précisa que le musicien avait pour références Stravinski, l’Ecole de Vienne2 et Olivier Messiaen. Quelles références!
Rubalcaba se lança alors dans un discours sonore logorrhéique qui dura très, trop, longtemps. En suivant précisément le travail de l’artisan sur son clavier, il apparaissait qu’il «travaillait dans l’esbroufe»; il joua de la musique compliquée, qui se voulait contemporaine (usant souvent de l’atonalité et/ou de la bitonalité) mais qui ne respectait nullement les règles du sérialisme dodécaphonique (comment serait-il possible d’improviser ce qui demande, à un compositeur confirmé, plusieurs mois de travail pour une pièce de quelques minutes?) sur des rythmes évoquant parfois ceux de Cuba. Nous étions, thématiquement, harmoniquement et rythmiquement très éloignés des musiques caraïbes au sens le plus large, et pas davantage dans l’acception que Grieg, Bartok, Kodaly ou même Janacek en avaient dans leur façon d’intégrer les traditions musicales populaires dans leurs œuvres! Rubalcaba possède, à l’évidence, une belle technique instrumentale. Néanmoins, elle ne saurait suffire à faire art en l’absence de fond. Le paravent sonore transparent sur scène, les formes sonores absconses du pianiste et de ses collègues apparurent comme des postures et leur musique une imposture. Produit de synthèse de world music et du standard mondialiste, c’est une production sans racines culturelles, sans ancrage civilisationnel, sans passé: une forme sans âme! Il est même permis de s’interroger sur la cohérence des références musicales prêtées à Rubalcaba par le MC lorsqu’on sait en quelle estime Adorno3, Schönberg, Berg ou Messiaen tenaient le jazz! L’Ecole de Vienne est d’une esthétique germanique fondée sur l’abstraction et la musique de Messiaen, compositeur à la foi catholique, est un «désir de cessation du temps et l’aspiration à l’éternité» comme l’explique, avec pertinence sur 200 pages d’analyses de partitions, B. Boranian4. Deux formes d’esthétique, étrangères à la sensualité organique des musiques Caraïbes. En tout état de cause, si quelque hurluberlu avait le front de chanter ce genre de musique sur un chantier (en aurait-il seulement la capacité de la reproduire?), je suis convaincu que, même à Cuba, les collègues parviendraient à obtenir l’autorisation d’organiser un syndicat pour le faire taire! Le MC s’avança donc beaucoup en parlant à son propos de «latin jazz». Car de «latin», il n’y en eut pas ou si peu; on le perdit même (c’est à la mode de nos jours!). Quant au jazz moins encore! La musique qui swingue aux racines latines récessives certes mais réelles, c’est le jazz de toute la tradition de La Nouvelle-Orléans! Le latin jazz n’existe pas; c’est une invention de marchand et de programmateur. A l’écoute de sa prestation samedi 11 juillet 2015, il est permis d’affirmer que Rubalcaba n’est ni pianiste de jazz ni musicien de tradition latine. C’est un des nombreux nouveaux acteurs de la world music apparus avec la mondialisation dans les années des années 1970-1980 en même temps que la fusion. Correspondant à l’air du temps et à la mode, il fait chaque année partie des écuries régulièrement programmées dans les festivals dits, abusivement, «de jazz».
    Se pose alors le bilan et la nature même de la XIe édition de Jazz à Beaupré 2015. Jusqu’à 2014, «l’exigence jazz dans la programmation» de la manifestation était avérée. Et ce caractère rare en faisait même une exception pour cela recherchée et appréciée des aficionados en Provence. Il ne faudrait pas que Jazz à Beaupré devienne un de plus de ces nombreux festivals d’été comme il y en a de plus en plus en France. Sur quatre concerts en 2015, il n’y en eut qu’un seul, fantastique du reste, susceptible d’être labellisé «jazz». Une hirondelle ne fait pas le printemps. Il ne faudrait pas que les martinets emplissent le ciel d’été 2016.
Félix W. Sportis
texte et photos

Notes
1. Dont Eric Reed, invité à Beaupré en 2013, donna une belle mais différente version dans son album
The Baddest Monk, Savant Records 2118, 2012, Jazz Hot n° 661.
2. En réalité Seconde Ecole de Vienne qui comprend Arnold
Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, en référence à la Première Ecole de Vienne qui était composée de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert.
3. Théoricien de l’esthétique de l’Ecole de Vienne, dans
Perennial Fashion-Jazz: «Considered as a whole, the perennial sameness of jazz consists not in a basic organization of the material within which the imagination can roam freely and without inhabitation, as within an articulate language, but rather in the utilization of certain well-defined tricks, formulas, and clichés to the exclusion of everything else», écrit-il p 123 in Prisms, Studies in Contemporary German Social Thought, MIT Press Edition 1983, 274 p. – «[The consumers of popular music] have key points in common with the man who must kill time because he has nothing else on which to vent his aggression, and with the casual laborer. To make oneself a jazz expert or hang over the radio all day, one must have much free time and little freedom», écrivait-il déjà en 1938 in On the Fetish-Character, Esthetic Theory and Cultural Criticism. Quant à Alban Berg, dont l’épouse disait qu’il écoutait volontiers du jazz, outre le fait que, comme Schönberg ou Adorno, il confondait jazz et musique de Tin Pan Alley, il considérait cette musique, au regard de ses lieux d’expression, comme un art pervers: cf. p 169, Etienne Barilier, Alban Berg Essai d'interprétation, L’âge d’Homme, 1978/1992 Lausanne (Suisse), 260 p.
4. Benjamin Boranian,
Désir de la cessation du temps et aspiration à l’éternité chez Olivier Messiaen 1908-1992, Thèse de doctorat, Université Toulouse II Le Mirail, 2006, 200 p.

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


Getxo, Espagne

Getxo Jazz, 1er au 5 juillet 2015

Du 1er au 5 juillet, la 39e édition du Festival International de Jazz de Getxo a offert quinze concerts, dont le groupe qui a gagné le prix du Concours (et l’enregistrement de ses morceaux), et quatre jam sessions. Un programme qui a connu une large et remarquable audience publique.



Avishai Cohen Trio © Jose Horna


Sur la scène principale, à la Place Bihotz Alai, le trompettiste Avishai Cohen  (Triveni) a ouvert la scène des talents consacrées. Avec Yoni Zelnik (b) et Nasheet Waits(dm), Cohen a présenté son dernier album, Dark Nights, proposant au public une «exploration des possibilités de la musique». Avec un ton assagi et enveloppant, il a abordé les différents morceaux («Dark Nights»,
«Darker Nights», «You In All Directions»,«Betray», «Goodbye Pork Pie Hat»…) jusqu’à finir avec un hommage à Ornette Coleman («One Man’s Idea»), et le bis «October the 25th». Ce n'était pas un programme de jazz «facile», mais la réaction du public a été très bonne et réceptive. Comme souvent, les jours précédents, divers médias ontconfondu Avishai Cohen, le trompettiste, avec Avishai Cohen , le contrebassiste, donnant une idée du manque de professionnalisme des médias généralistes.

Le groupe de fusion Nettwork était formé de Charnett Moffett (b), qui ne s’est servi que de basses électriques pour l’occasion, Stanley Jordan (g), le Belge Casimir Liberski (p) et Jeff Tain Watts (dm). Nettwork, c'est une séance de fusion électrique, d'une intensité croissante, avec trois parties: la première, un jazz mélodique ethnique; la deuxième, rock, avec un solo puissant du batteur; et la troisième, progressive, avec une paire de séquences rythmiques répétées en spirale. Charnett Moffett était le leader, usant et en abusant du slap. Il s’est servi d'une basse électrique, simulant le son d'un sitar. De son coté, Stanley Jordan a utilisé moins que d'autres fois son fameux taping, en le substituant par son clavier électronique. On n'a pas senti clairement où toute cette musique voulait aller et si Moffett et Jordan allaient dans la même direction. Le dernier morceau, une sorte de louange à l'amour («For Those Who Know») n'a fait que renforcer la confusion provoquée par tant de détours et de décibels.

Joe Lovano Quartet © Jose Horna


Joe Lovano est venu en quartet accompagné par Lawrence Fields (p), Linda Oh (b), et Joey Baron(dm). En définitive, la section rythmique du projet Sound Prints, sans Dave Douglas. Lovano a fait preuve de la qualité jazzistique habituelle et l’entente collective était au diapason. A Getxo, il a revisité l'univers bebop, postbop et hardbop par le biais des morceaux tels que «Our Daily Bread»,
«Birds Eye View», «Weather Man» et «Sleep Talking», le moment free de la nuit, dédié à Ornette Coleman, récemment décédé. En définitive, tout un concert de jazz impeccablement joué qui a fini avec un morceau plein de swing: «Full Moon».

Stanley Clarke et son
UP World Tour ont  atterris à Getxo pour un concert basé fondamentalement sur la fusion, la révision de vieux thèmes de Return to Forever (Beyond the Seven Galaxy) et la recréation de sa facette la plus rockeuse (School Days). Sa capacité de communiquer avec le public et sa maîtrise aussi de la contrebasse et de la basse électrique sont indéniables. Ses parades de slap et ses jeux de percussion avec la contrebasse ont obtenu des applaudissements sans nombre, ainsi que ses duos avec Beka Gochiashvili (p), Mike Mitchell (dm) et Cameron Graves (clav). Les faiblesses résidaient dans la faible interaction avec le jeune pianiste géorgien et la perspective fusion-groove de toute la performance quelque peu complaisante.

Madeleine Peyroux a fermé la grande scène en trio acoustique (Barak Mori, b; Guilherme Monteiro, g). Sans aucune doute, le concert le plus étranger au jazz. A l'exception de deux thèmes swing («Getting Some Fun Out of Life» et «Don’t Wait too Long»), le reste a été un long récital d’American Music
(Leonard Cohen), une bossa de Jobim et «La Javanaise» de Gainsbourg. Son répertoire s'éloigne de plus en plus du jazz  et sa voix semble s’éteindre.

Le Concours de Groupes a consacré la différence de goût entre public et jury. Le prix du public a été pour le Trio français EYM et la récompense au meilleur soliste pour son pianiste, Elie Dufour. En revanche, le jury a octroyé le premier prix au Quintet polonais de Maciek Wojcieszuk, et désigné comme meilleur soliste Maxime Berton, le saxophoniste du Grzegorz Wlodarczyk Quintet.

Sur l'autre scène du festival, celle du «Troisième Millénaire», on a remarqué Víctor De Diego (ts) et l’ EIJO (Orchestre de jeunes étudiants basques de musique), qui ont étrenné un morceau («Ballade pour Cifu») dédié au critique musical Juan Claudio Cifuentes (Cifu), récemment décédé.

Les Jam Sessions du Festival ont été dynamisées par le groupe Three One, dont il faut remarquer la jeune et prometteuse pianiste navarraise, Konxi Lorente. Pour l'exposition photographique annuelle, notons une mention spéciale pour Antonio Porcar Cano, distingué dans le passé (2014) par le prix à la meilleure photographie, octroyé par l'Association des Journalistes Nord-américains de jazz.
Lauri Fernández et Jose Horna
photos Jose Horna

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Udine, Italie

Udin&Jazz, 30 juin-3 juillet 2015



Au tournant du 25e anniversaire, les organisateurs d’Udin&Jazz ont affronté les difficultés financières, désormais inévitables, réussissant à organiser un programme varié sur l’étendue de cinq semaines (du 24 juin au 31 juillet comprenant parmi d’autres Kurt Rosenwinkel, Ron Carter Foursight, Caetano Veloso & Gilberto Gil, le projet Sheik Yer Zappa de Stefano Bollani et le piano solo de Chick Corea. «Argento Vivo» était le titre approprié choisi pour cette édition, comme pour souligner la vitalité d’une initiative qui, plus encore que par les années passées, a eu le mérite de mettre en évidence la prolifique scène musicale frioulane, comme les concerts qui se sont tenus près de la Corte Morpurgo en ont amplement témoigné.



Même s’il ne renonce pas aux traces écrites, le trio du flûtiste Massimo De Mattia pratique une improvisation très ouverte, privilégiant un rapport très physique avec les instruments. Le souffle, la voix et la frappe sur les clés des flûtes (outre la traversière, la flûte basse et la piccolo) produisent des timbres complexes et des séquences articulées rythmiquement. Sur les cordes de la contrebasse, Alessandra Turchet applique un toucher  dépouillé, parfois percussif. Luca Grizzo œuvre en symbiose avec ses collègues par l’entremise de l’unité entre les vocalises, la geste, le corps utilisé comme caisse de résonance, les tambourins et les objets divers. Les flûtes et la basse constituent le versant le plus délicieusement jazz, tandis que les percussions et les voix fournissent l’opposition ethnique et contemporaine, rappelant à grands traits les expérimentations de David Moss, Phil Minton et Theo Bleckmann.

Barabba’s: 02/07/2015-Corte Morpurgo, Clarissa Durizzotto (as), Giorgio Pacorig (clav), Romano Todesco (b), Alessandro Mansutti (dm) © Foto Luca d'Agostino/Phocus Agency by Courtesy of Udin&Jazz


Par la voix récitante de Aida Talliente et des passages d’œuvres de T.S. Eliot, Pier Paolo Pasolini, José Saramago, Allen Ginsberg, Alda Merini, Mariangela Gualtieri et Wysława Szymborska, le quartet Barabba’s a construit en deux suites une implantation dramaturgique dans laquelle s’intègrent la narration et la musique. Il en résulte des atmosphères et des sonorités typiques des franges les plus avancées du jazz rock, surtout par l’utilisation du Fender Rhodes, traité par Giorgio Pacorig –avec l’aide de diverses distorsions– comme un instrument en soi. Agressive mais jamais attendue, la rythmique -Romano Todesco (eb) et Alessandro Mansutti (dm)– édifie la structure des différents fragments qui composent les suites. Le contralto de Clarissa Durizzotto se distingue par un son lancinant et un phrasé anguleux, mais malgré tout non dépourvu de nuances. Le langage est empreint d’un sens du blues latent mais consanguin, de couleurs assumées à la Zorn (mais sans excès schizophrénique), et dans les passages les plus intenses rappelle le regretté et sous-estimé Thomas Chapin.



Avec une autre nouvelle formation, déjà référencée chez ArteSuono, Malkuth s’appuie sur une conception avancée, par certains aspects mingusiens, par les changements de tempo, de mètre et d’atmosphère, qui tire sans autre idée vers les avant-gardes de Chicago tenant tête au circuit AACM. Les cinq jeunes musiciens font preuve d’une surprenante maturité de langage. Mirko Cisillino (tp) s’aventure sur des parcours casse-cou qui évoquent Woody Shaw, Charles Tolliver, Don Cherry et Bill Dixon. Filippo Vignato (tb) d’un débit agile, enrichit des couleurs tirées des sourdines. Filippo Orefice (ts) possède un phrasé riche en nuances dynamiques. Mattia Magatelli (b) anime la section rythmique avec des lignes prégnantes et une approche dialectique. Alessandro Mansutti (dm) soutient le travail des collègues avec des figures essentielles et chatoyantes.

Aiar di Tuessin 2.0-02/07/2015 Corte Morpurgo-Dîs musichis par dîs poetis: Alessandra Kersevan (voc), Giancarlo Velliscig (voc), Claudio Cojaniz (p), Nevio Zaninotto (s), Romano Todesco (b), UT Gandhi (dm), Fabio Turchini (narr) © Foto Luca d'Agostino/Phocus Agency by Courtesy of Udin&Jazz


Aiar di Tuessin 2.0, avec lequel Giancarlo Velliscig a traduit en musique et chant dix poésies en langue friouline, sous le titre Dîs musichis par dîs poetis (dix musiques pour dix poètes), a confirmé l’enracinement du festival udinese dans le territoire. Développement d’une première version de 1986, le projet met au centre les voix de Velliscig et d’Alessandra Kersevan, déjà membre du Canzoniere di Aiello. Grâce aux arrangements de Claudio Cojaniz (p), les belles mélodies de saveur populaire et la musicalité intrinsèque du Frioul constituent un véhicule pour des tissages modaux, traces rythmiques chargées du swing bâtit par Romano Todesco (b) et U.T. Gandhi (dm) et des profondes évolutions du soprano de Nevio Zaninotto. Ce dernier, au ténor,  est aussi protagoniste d’un Organ Trio avec Renato Chicco (Hammond) et Andy Watson (dm). Cette formation donne un côté commémoration  envers les fastes de Jimmy Smith, Jack McDuff et Don Patterson, mais d’un autre côté le rôle central du ténor (en quelque façon mémoire de Dexter Gordon) pousse vers les autres territoires glorieux de la tradition. Les résultats les plus efficaces s’atteignent quand Chicco exploite la variété des registres et là où émergent des trouvailles de filiations latines et funk.



D’autres événements étaient accueillis piazzale del Castello, avec des résultats variés quant à la qualité. La longue soirée dédiée au blues a vu comme protagonistes, outre le trio de Jimi Barbiani (g) collant trop passivement à certaines tournures du rock-blues, le band du guitariste Carl Verheyen, soliste flamboyant et éclectique, soutenu par une excellente rythmique.



Le concert du Trio Project de Hiromi, avec Anthony Jackson et Simon Phillips, a eu une participation massive du public et une large approbation. Il faut cependant relever que cette formation est désormais devenue une gymnastique virtuose comme fin en soi, support d’un show conçu dans les moindres détails. L’impressionnante capacité technique de la pianiste et de ses compagnons ne suffit pas à anoblir une musique sans respiration, souvent dans les effets, construite sur de méticuleux canevas rythmiques mais truffés de clichés. Une proposition enjôleuse, qui mène trop souvent à un consensus facile. Les références à la poétique de Chick Corea abondent avec des divisions métriques d’une précision infaillible et des répétitions qui ne laissent aucune place à des pauses et à des dynamiques. Dans le style de la pianiste émergent évidemment des restes de l’approche d’Oscar Peterson, spécialement dans quelques redondances du phrasé, et à celui de Red Garland par l’usage des block-chords, en accords des deux mains. La prépondérance sonore de la batterie de Phillips, dans le sillage de Billy Cobham et Dave Weckl, éclipse le patient travail de couture de Jackson, couvrant le son pâteux et enveloppant de sa guitare-basse à six cordes. Il ne reste qu’à espérer que le talent de Hiromi ne se perde pas dans des opérations de ce genre.

Enrico Pieranunzi e Bruno Canino: 03/07/2015-Castello di Udine © Foto Luca d'Agostino/Phocus Agency by Courtesy of Udin&Jazz


C’est une tout autre musique et d’une tout autre épaisseur avec le duo de piano monté par Enrico Pieranunzi en compagnie d’un maître et profond connaisseur du XXe siècle, Bruno Canino, avec l’intention précise d’explorer le Gershwin des années 1920 et son époque. La transcription pour deux pianos soignée par Pieranunzi (également auteur de savoureuses variations sur «I Got Rhythm») ont le mérite non seulement de mettre en valeur le compositeur raffiné  d’Un Américain à Paris, mais aussi l’excellent pianiste qu’était Gershwin, qui s’est formé très jeune à travers la pratique de song plugger, c’est à dire démonstrateur pour les maisons d’éditions musicales de Tin Pan Alley, influencé par Debussy, mais aussi par le ragtime et le novelty, comme le confirme «Rialto Ripples» (1919). Gershwin –en tant que compositeur balançant entre le populaire et l’académique– a emprunté pas mal d’éléments au jazz et à d’autres expressions de la matrice afro-américaine, tout comme l'ont fait certains
auteurs européens, de manière et avec des procédés différents. Pieranunzi et Canino l’ont certifié avec une délicieuse exécution de Brasileira, le 3e mouvement de Scaramouche de Darius Milhaud, morceau à la nette empreinte brésilienne, absorbée par Milhaud pendant son expérience au Brésil et grâce aux contacts avec Villa Lobos.



Il est donc louable qu’un festival de jazz ait consacré aussi de la place aux origines de cette musique et à son interaction avec d’autres formes contemporaines. Tous comptes faits, Udin&Jazz a fêté dignement ses noces d’argent.


Enzo Boddi
Traduction: Serge Baudot
Photos:
Luca d'Agostino/Phocus Agency © 2015 by courtesy of Udin&Jazz

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Vienne, Isère

Jazz à Vienne, 26 juin au 11 juillet 2015


Jazz à Vienne a bénéficié cette année d’un temps exceptionnel, et on sait que le climat est l’une des conditions de la réussite de ce qui est devenu le grand événement sur le plan de l’animation socio-culturelle de la ville et de la région de cette première partie de l’été. Contrepartie, qui n’a rien d’inhabituelle car c’est le lot de la plupart des grands festivals de jazz historiques, d’Antibes/Juan-les-Pins à Marciac, San Sebastian, la dimension événementielle a pris le pas sur la programmation artistique, et s’il reste du jazz à Vienne, c’est éparpillé un peu au hasard et sans vraiment aucune volonté pédagogique pour les jeunes générations et sans souci de l’amateur de jazz (dispersion des quelques concerts de jazz) qui tourne maintenant le dos à ces manifestations quand il n’habite pas la région elles ne tiennent compte ni de son existence, ni de son budget.
Parallèlement, l’organisation maintenant rodée est d’un professionnalisme sans faille apparente, encore sympathique mais tatillonne à l’excès et sans mémoire de ce que fut Vienne, comme déshumanisée par une trop grande expérience ou plutôt par un passage de l’esprit jazz à l’esprit organisation événementielle de masse, esprit rock, celui de la génération ? S’il est vrai que Vienne a toujours réuni des foules en raison de son cadre antique (7000 personnes), par expérience personnelle, il nous semble que l’atmosphère backstage, on stage et dans les travées a connu des moments plus forts, dans l’esprit jazz, et plus conviviaux.  Cette impression personnelle a été confortée par celles d’autres, et par les absences également. L’ultraréglementation du travail des photographes, à Vienne comme partout, est à cet égard devenue un problème. C’est un choix car le jazz et la photo témoignent d’une longue intimité aujourd’hui niée. Compte rendu à quatre mains, celles de Pascal Kober, photographe également, et fidèle voisin du festival depuis l'origine (Take 1), et celles de votre serviteur (take 2).



Take 1. En juillet dernier, deux quotidiens helvétiques, et non des moindres (Le Temps et La Tribune de Genève), ont évoqué les festivals de l’été sous un angle plutôt inhabituel. Le premier allant même jusqu’à afficher à la une un éditorial saignant d’Arnaud Robert intitulé « Dans les festivals, la photo de presse menacée ». En cause : les pratiques de plus en plus fréquentes de managers d’artistes ou d’organisateurs de concerts (notamment à Montreux) qui restreignent de façon drastique la liberté d’informer des photojournalistes au point que im presum, l’association professionnelle de journalistes de Suisse, a réagi par un communiqué officiel qui « tire la sonnette d’alarme ».
Et c’est ainsi que ce jeudi 2 juillet à Jazz à Vienne, c’est uniquement pendant les trois premiers thèmes et uniquement depuis la coursive située à l’arrière du proscenium que l’on a pu photographier le concert de la chanteuse américaine Melody Gardot. Ceux de nos lecteurs qui se sont déjà rendus dans ce superbe cadre historique auront compris. Les autres imagineront un théâtre antique pouvant recevoir, lors de son édification il y a deux mille ans, jusqu’à treize mille spectateurs (sept mille aujourd’hui) et dont ledit proscenium se trouve donc à une bonne quinzaine de mètres des musiciens. Pas facile pour le portrait, non ?
Fort heureusement, il est encore des artistes qui ne laissent pas leur entourage contrôler à ce point leur image en tournée. C’est le cas de la chanteuse Cyrille Aimée, jeune pousse française vivant à New York, qui a gentiment accepté la présence des photographes (comme au bon vieux temps, diront les ancêtres…) lors de sa balance l’après-midi. Résultat ? « Merci à toi ! Les images qui sont sur ton site sont superbes ! » Pour la Gardot, en revanche, même les touristes venus simplement visiter le théâtre antique ont été interdits de séjour…

Toujours passionnant d’écouter avec quelle finesse et quelle exigence les musiciens soignent leur sound-check. Quand ils ne vont pas jusqu’à répéter quelque nouvel arrangement ou à peaufiner une mise en place rythmique jusqu’à la perfection. Le soir-même, on mesure le fruit de ce travail. Cyrille Aimée n’a hélas eu droit qu’à vingt-cinq minutes de concert en première partie de Melody Gardot dans ce que Stéphane Kochoyan, patron du festival, qualifie de « set découverte ». Pour le public, frustré, ce sera pourtant suffisant pour qu’il la gratifie d’une standing ovation. Il faut dire que la chanteuse a su bâtir un set qui, s’il est compact, n’en dévoile pas moins tous ses talents. Et ils sont nombreux. Dans un registre qui doit beaucoup au jazz manouche, en y apportant toutefois sa propre touche, Cyrille Aimée déroule des reprises de thèmes peu joués du répertoire jazz comme « It’s a Good Day » de Peggy Lee (titre de son dernier album). Mais elle offre également, composées par elle-même ou ses musiciens (le contrebassiste notamment), des mélodies fort joliment troussées dont certaines pourraient bien devenir de futurs standards. En témoigne la lente et si douce montée en puissance de son chorus scatté sur sa « Nuit blanche » qui, ce soir-là, a tout emporté.

Après une telle tranche de fraîcheur dans la canicule viennoise, pas facile pour le pianiste arménien Tigran Hamasyan de proposer les orientalismes et les métriques extrêmement complexes de son dernier opus, Mockroot, en formule piano-basse-batterie. Changement radical d’univers musical. Pourquoi pas ? Si l’on considère que la voix peut faire office de fil conducteur. Mais celle de Tigran est tellement aux antipodes des deux autres qu’à dire vrai, sa présence ressemble un tantinet à une maladresse de programmation. D’autant qu’au fond, pas sûr que trois changements de plateau au théâtre antique soient un bon choix pour Jazz à Vienne. La formule avait été abandonnée au début des années 1990 avec la préfiguration de l’actuel Club de minuit. Lequel club pâtit aujourd’hui de ces soirées à rallonge puisque le spectateur qui voudrait assister au concert gratuit est obligé de quitter Melody Gardot avant la fin de ses rappels s’il veut trouver une place dans ledit club…
Melody Gardot, donc. Trois morceaux derrière le proscenium pour les photographes, vous disais-je. Après ? Après, le photographe qui veut aussi écouter le concert pour le chroniquer n’a plus qu’à tenter de s’asseoir sur un « strapontin » de pierre tout au fond du fond du théâtre antique s’il ne veut pas déranger un public serré-serré dans les tous premiers rangs.
Côté musique : concert magnifique. Jazz ? Non. Soul ! Urbainement soul ! Et même férocement soulfulness. Dans l’incantation plus que dans la mélodie. Je ne suis guère sensible au disque tout récemment paru (Currency of Man) de Melody Gardot. Mais là, il faut bien admettre que la scène transcende une galette excessivement produite (au détriment de l’âme ?) et éclaire la sourde noirceur de cette musique qui sue le macadam de Los Angeles. Les musiciens sont pour beaucoup dans la qualité d’un accompagnement toujours en juste retrait mais jamais anodin (Mitchell Long, notamment, compagnon de longue date, ici, royal). Surtout, c’est la voix de Melody Gardot qui achève de convaincre. Une telle maîtrise des timbres, une telle maturité d’expression, une telle occupation de l’espace scénique pour cette tout juste trentenaire, c’est tout simplement impressionnant ! Je fus de ceux qui découvrirent, il y a dix ans déjà, Some Lessons-The Bedroom Sessions, l’album qu’elle avait réalisé sur son lit d’hôpital. Au fil des années, j’ai vu naître une diva. Qui doit donc dorénavant prendre son envol artistique en restant d’abord elle-même. En dépit des conseils de son entourage.


Cyrille Aimée © Pascal Kober


Le soir même, retour à Cyrille Aimée dans un Club de minuit bondé et transformé en cocotte-minute. Cette fois, la chanteuse prend le large. Chorus toujours aussi orgasmique sur « Nuit Blanche » et belle place laissée à ses complices. On retiendra notamment les (nombreux) sourires échangés entre les musiciens tout au long du concert, le jeu de guitare très lyrique de Michael Valeanu ainsi que la sûreté d’une rythmique d’origine australienne (le contrebassiste Samuel Anning et le batteur Rajiv Jayaweera) dont Cyrille Aimée va devoir se séparer puisque les deux musiciens retournent chez eux à l’issue de leurs études à New York.
La cohésion de l’ensemble de la formation doit beaucoup à un répertoire longuement rôdé aux scènes des clubs de jazz américains. Faut-il le rappeler encore ? Oui, il faut le rappeler : Cyrille Aimée fut lauréate du concours de jazz vocal du festival de Montreux en 2007, finaliste de la Thelonious Monk international jazz competition en 2010 (elle interprètera d’ailleurs un remarquable arrangement de « Well, You Needn’t », un thème de Monk pas si facile à chanter) et a encore gagné la Sarah Vaughan international jazz competition en 2012. Moyennant quoi, avec encore pas moins de sept disques à son actif (!), son agenda de concerts est déjà bien rempli puisqu’il s’étale jusqu’en… juin 2016 ! Cet été, pourtant, parmi plusieurs dizaines de dates, à peine quatre se déroulaient en Europe dont… une seule en France ! Nul n’est prophète, etc. D’ailleurs, sur Wikipedia, seule la version anglaise de l’encyclopédie en ligne consacre une fiche à Cyrille Aimée qui a pourtant grandi à Samois-sur-Seine, le village de Django Reinhardt… Bref, très bon choix de programmation, monsieur Kochoyan. L’an prochain pour un vrai set (et pas de découverte) au théâtre antique ?

Une semaine après cette soirée consacrée aux voix, retour à Vienne pour un retour au jazz. Un jazz finalement souvent absent de cette édition. Mais vous en connaissez beaucoup, vous, des festivals, où vous pouvez écouter gratuitement le grand trompettiste Jon Faddis avec les p’tits jeunes du Stanford Jazz Orchestra ? Moi pas. D’ailleurs, les grognons qui regrettent une certaine jazzophobie des soirées au théâtre antique (il est vrai qu’on a pu y voir… Pharrell Williams) feraient bien de se retourner vers les autres concerts de Jazz à Vienne. Tous gratuits. Avec de beaux concerts comme ceux de Clara Cahen, Laura Perrudin, le Magnetic Orchestra d’Anne Sila, Bernard « Pretty » Purdie (qui a joué avec Dizzy Gillespie), Rhoda Scott ou encore Colin Vallon, excellent pianiste de la chanteuse helvético-albanaise Elina Duni.

Mon rédacteur en chef préféré vous dira tout sur les magnifiques concerts des Cookers avec Chico Freeman et des Messenger Legacy avec Benny Golson. Le théâtre antique n’a évidemment pas fait le plein ce soir-là. Impressionnant, quand même, de voir tant d’amateurs de jazz rassemblés pour écouter des musiciens qui, tous ensemble, représentent un si vaste pan de l’histoire de cette musique et ce, dans bien des formes d’expression.
Cette après-midi du jeudi 9 juillet, aucune difficulté pour réaliser quelques petites photos de famille avec les musiciens durant les balances des deux formations. On croisera même le pianiste Donald Brown des Messenger Legacy et Benny Golson, leur invité, au sound-check des Cookers. Comme au bon vieux temps, donc… Ce qu’il faut retenir de tels instants de grâce, c’est que le jazz se porte toujours mieux quand il sait cultiver l’amitié. Alors, avec les quotidiens helvétiques, avec les associations de journalistes, jetons encore une fois le pavé dans la mare : y’en a marre ! Et que l’on ne me dise pas qu’il s’agit là d’une fronde corporatiste. Arnaud Robert concluait son éditorial dans Le Temps par ce vibrant appel : « (…) médias et photographes ont un intérêt commun à défendre : pouvoir rapporter librement une histoire de la musique ». Et en effet, il s’agit bien de ça. De notre mémoire. Et de rien d’autre.
Il était temps que les journaux d’information générale s’emparent de ce débat (l’hebdomadaire Télérama s’y est également mis cet été sous la plume de Cécilia Sanchez). D’autant que ledit débat est (hélas) déjà fort ancien. Dans une exposition de 1998, Jazz(s), mes amours, mes voyages, je légendais ainsi l’une de mes images : « Terri Lyne Carrington. Jazz à Vienne, France, 1990. Un tout petit coin de parasol. La belle « batteuse » était venue s’y relaxer après son sound check avec Stan Getz. Demain, de telles photos seront-elles encore réalisables ? Ces scènes intimistes, vécues en toute amitié avec les musiciens, sont en effet de plus en plus difficiles à saisir en raison de la volonté hégémonique des tour managers de contrôler l’image de leur artiste. Dans dix ans, que restera-t-il de la mémoire photographique du jazz si de telles pratiques devaient se développer ? »
Dix-sept ans après, je vous le confirme, la mémoire photographique du jazz est bel et bien en lambeaux… En 1996, Jean-Paul Boutellier, alors patron de Jazz à Vienne, avait célébré les 15 ans du festival qu’il avait créé en publiant Jazz, la photographie, un beau livre collectif, merveilleusement commenté par les textes sensibles de l’ami Robert Latxague et illustré avec les images de vingt-six photographes (dont de grands noms comme Birraux, Desprez, Etheldrede, Gignoux, Le Querrec, Leloir, Rose et consorts). Amis du jazz, feuilletez-le. Aujourd’hui encore. On le trouve à acheter d’occasion et aussi dans ces beaux services publics que sont les bibliothèques. Feuilletez-le et avec nous, jetez vous aussi votre pavé dans la mare : sur plus de deux cents photos publiées dans cet ouvrage, près des deux tiers ne seraient aujourd’hui tout simplement plus réalisables. CQFD. Jazz, ta mémoire fout l’camp ! Cry me a River
Pascal Kober
texte et photos




Take 2. Les budgets d’accueil (3 jours d'hotels) pour les revues spécialisées diminuant à l’aune de la densité du jazz, j'avais focalisé ma présence sur les trois derniers jours quand Pascal vint à ses frais (hotel compris) pour essayer de rendre compte le plus largement possible d'un des événements les plus fréquentés nationalement dans le secteur du jazz.
A mon arrivée le 9 juillet, les discussions et les souvenirs côté public et organisation (bénévoles) concernaient essentiellement la venue de Sting la veille, le reste d’une programmation où le jazz fit quelques apparitions (de qualité sans doute) n’a pas semblé marquer beaucoup de monde.

The Cookers, une front line de rêve : Chico Freeman, Billy Harper, David Weiss, Eddie Henderson, Donald Harrison devant Billy Hart © Pascal Kober


Parlons alors de la soirée du 9 juillet qui offrait un beau plateau avec le groupe all stars des Cookers en ouverture –David Weiss (tp), Eddie Henderson (tp), Billy Harper (ts),  Donald Harrison (as), Georges Cables (p), Cecil McBee (b), Billy Hart(dm)– qui avait invité Chico Freeman (ts) pour l’occasion, Chico Freeman faisant avec son groupe un passage plus tard au Théâtre de minuit.
La musique tendue de Billy Harper n’a rien perdu de sa véhémence, et les arrangements paroxystiques n’ont pas déçu les amateurs du genre, dont nous sommes. On regrettera qu’elle ne laisse pas assez de place aux grands musiciens retenus pour ce concert, en particulier Donald Harrison, George  Cables, dont le lyrisme à besoin de plus de respiration, de sérénité, de place, de swing lascif. Le passage de Chico Freeman fut symbolique et amical – les Cookers font aussi partie du même monde que les Leaders et autres groupes all stars où évolue Chico depuis 40 ans bientôt.

The Messenger Legacy : Johnny O'Neal, Benny Golson, Robin Eubanks, Bryan Lynch, Essiet Okon Essiet, Craig Handy, Ralph Peterson © Pascal Kober ,


En seconde partie, place était faite au projet  «Messenger Legacy» – Bryan Lynch (tp), Robin Eubanks (tb),  Craig Handy (ts), John O’Neal (p), Essiet Okon Essiet (b), Ralph Peterson (dm, dir) – avec en invité de marque le grand témoin de cette histoire, Benny Golson (ts), dont le grand âge n’empêche pas le plaisir de retrouver la scène, ces musiciens, ses enfants, cette musique du père Art Blakey qu’il a contribué à enrichir par ses compositions. Un concert de belle qualité, bien équilibré, où Bryan Lynch fut exceptionnel, et où Robin Eubanks et Craig Handy brillèrent avec modestie et talent, où John O’Neal, autre monument plus confidentiel, nous gratifia d’un beau standard en solo avec sa voix fluette et charmante de vieux Monsieur du jazz. Ralph Peterson est un excellent animateur de groupe, bon batteur, qui gagnerait parfois à l’économie, mais qui dirigea avec bonne humeur, dynamisme et beaucoup de respect ce bel ensemble. Le public, connaisseur pour ce jour, ravi,  fredonna les «Blues March», «Moanin’» et «Along Came Betty» de la grande époque, fit une belle ovation, très jazz, très proche et très respectueuse. In the spirit.

La soirée se termina au théâtre fermé (Club de minuit), avec le bon groupe de Chico Freeman, pour une musique alternant, comme le personnage, tension et sérénité, bonne humeur et exotisme parfois, avec un excellent leader (ts, ss), un très bon Antonio Farao (p), un jeune bassiste autrichien de qualité, Heiri Känzig, et un splendide Billy Hart (dm) qui prolongea sa soirée entamée avec les Cookers avec son magnifique drive et sa palette de nuances exceptionnelles. Une énergie et une résistance incroyable au service d’un jeu d’une grande musicalité et d’une délicatesse paradoxale.
Une soirée à la hauteur des grands moments d’un grand festival de jazz.

Le lendemain était dévolu au blues. Après une sympathique entrée en matière avec le French Blues All Stars de Youssef Remadna (voc, harm) – Anthony Stelmaszack (g, voc), Thibaut Chopin (voc, harm, b), Julien Bruneteaud (p, org, voc), Stan Noubard-Pacha (g), Simon Shuffle-Boyer (dm), qui posèrent les bases d’une bonne soirée, Greg Zlap nous assomma avec son rock mode qu’il confond a tort avec l’esprit du blues pour un public qui ne fait plus la différence. Le mélange des genres a eu raison de la culture blues du public français. Une musique complaisante de grande consommation et sans relief malgré les décibels. Heureusement, Eric Bibb, en seconde partie de soirée, est venu rappeler toute la puissance expressive et évocatrice de l’humanité du blues, qui n’a pas besoin d’abrutir, pour saisir même un public sans discernement. C’est le miracle de l’humanité et de l’art, cela passe parfois malgré les conditions, et l’évocation de Leadbelly fut un monument de justesse du grand guitariste et chanteur qui fit aussi quelques concessions grand public dont il a l'habitude.
Le bon Jean-Jacques Milteau ne s’imposait pas dans ce contexte, mais en grand connaisseur du blues, il a su laisser la plus grande place à Eric Bibb, donnant un contrepoint parfois juste, avec enthousiasme et de bons commentaires à même d’instruire le public, bravo ! Larry Crockett, à la batterie, apportait quant à lui un soutien tout à fait appréciable à la prestation du chanteur-guitariste et à la basse, Gilles Michel s’est régalé avec Eric Bibb, on le comprend. La culture blues révèle avec trois notes des abîmes.

John Faddis, le célèbre inconnu de Vienne © Pascal Kober


La dernière nuit à Vienne est traditionnellement un jour de fête, mais pas celle de la musique en tout cas… Le jazz, le blues n’y trouvèrent comme d’habitude pas leur compte ni leur écoute malgré la présence de Jean-Pierre Bertrand Boogie System, heureux mais perdu dans cet océan populaire de bruit, une grande kermesse de 20h à l’aube, très prisée des amateurs de fête, incontournable sans doute sauf pour moi. Elle fait les délices de la presse régionale et des élus n'en doutons pas et probablement du trésorier, donc ne soyons pas grincheux. Du pain et des jeux, c’est après tout une devise antique, plus à sa place dans des arènes que dans un théâtre, fut-il antique, mais là encore, c’est une question de culture.
Pour le jazz en ce jour de clôture, il fallait venir plus tôt dans les Jardins de Cybèle à midi (comme deux jours avant, le soir), pour trouver le jeune big band scolaire du Stanford Jazz Orchestra dirigé par Fred Berry (flh, dir) parcourant avec fraîcheur le répertoire de Thad Jones (Thad Jones/Mel Lewis), sans prétention, mais avec un invité d’honneur, l’immense Jon Faddis (tp), une formation, un leader et un invité qui auraient mérité les honneurs du Théâtre Antique si le Cesar de la programmation artistique l’avait reconnu d’un «tu quoque mi fili!» qui s’impose quand on a la chance d’avoir un Jon Faddis dans les environs. Une faute de goût!
Côté bilan, le directeur a annoncé 208000 spectateurs. C’est en effet beaucoup de monde. Vienne, c’est beaucoup plus que ça, des stages, des concerts gratuits parfois intéressants et des animations de rue, plutôt rock que jazz,  mais qui nous ont permis de découvrir au détour d’une rue un très beau guitariste gaucher de Lyon, Jean-Louis Almosnino, amateur d’atmosphères brésiliennes, accompagné par un bon Stéphane Rivero (b) et une chanteuse sincère, Isabelle Collignon. Un bon moment. Le jazz, musique modeste, réserve toujours de bonnes surprises.

Yves Sportis
photos Pascal Kober

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Ascona, Suisse

JazzAscona, 25 juin au 4 juillet 2015



Je suis arrivé le
29 juin pour la 31e édition pour ce qu’on espérait être un sommet de la programmation: dix ans après la tragédie de Katrina, une fête de la vitalité retrouvée, était donnée par Dee Dee Bridgewater avec le New Orleans Jazz Orchestra du trompettiste Irvin Mayfield, 37 ans, qui a reçu l’Ascona Jazz Award en récompense de sa méritante contribution à la renaissance culturelle de sa ville natale. En dehors du chef Irvin Mayfield, on a retrouvé avec plaisir dans la section de trompettes, Leon Brown et Ashlin Parker déjà venus à Ascona au cours des deux années précédentes (cf. comptes rendus). Le solide lead trompette est Barney Floyd! Leon Brown fut cochanteur dans «Mardi Gras in New Orleans» et «Whoopin’ Blues». Les quatre trompettes de section (Parker, Brown, Glenn Hall et Floyd) ont fait une alternative démonstrative dans «St James Infirmary». Nous n’en dirons pas plus à cause des conditions de travail inappropriées réservées à la presse spécialisée… Les organisateurs qui tiennent à en assurer la responsabilité, s’engagent à ne plus recommencer.



JazzAscona est le seul festival hors des Etats-Unis officiellement soutenu par les autorités de La Nouvelle-Orléans. Contrairement à d’autres entreprises festivalières qui tendent à s’écarter de leur sujet pour des motifs, croit-on, de «bonne gestion» budgétaire, Ascona fait l’inverse, en se recentrant sur ce qui fut sa raison d’être première : la présentation d’artistes de La Nouvelle Orléans, jamais invités partout ailleurs en Europe et notamment en France. C’est bien là l’intérêt de venir sur ce lieu magique (entrée gratuite du lundi au jeudi, payant -20 FS- le week-end), même si la contribution française est aussi étoffée que de qualité:
• La Section Rythmique (c’est le nom du groupe, cf. leur bon CD) avec David Blenkhorn (g), Sébastien Girardot (b) et Guillaume Nouaux (dm). Ils ont accompagné divers artistes tel que le trompettiste néo-orléanais John Michael Bradford (ci-dessous).
• le Septet trio plus un sont sept instruments et trois musiciens : Boss Quéraud (tp, cl, as), Pierre Jean (p, voc) et Jean-Luc Guiraud (dm, voc), renforcés par le bassiste Pierre-Luc Puig (b). Le 30 juin à Piazzetta : «A Sin to Tell a Lie» (Pierre Jean, voc ; Boss, tp), « Long Long Ago » (J.-L. Guiraud, voc ; Boss, cl), «Caldonia» (J.-L. Guiraud, voc ; Boss, as). Pour leur dernier passage le 2 juillet, la Piazzetta n’était guère fréquentée (canicule oblige). Le public absent a donc loupé un émouvant « Passport to Paradise » en duo, Boss (cl) et Pierre Jean.
• Nikki et Jules  bien connus, et passés l’an dernier à Marciac : Jules alias Julien Brunetaud (p, voc) et Nikki alias Nicolle Rochelle (voc) avec Jean-Baptiste Gaudray (g), Bruno Rousselet (b), Julie Saury (dm). Nicolle Rochelle est très (trop) scénique.
• The Primatics (Tribute to Louis Prima) : ce groupe constitué en 2013, a déjà joué à Ascona l’an dernier. Mais le personnel est partiellement renouvelé : David Costa Coelho (voc), Julien Silvand  (tp), Francis Guéro (tb), Julien Duchet (ts), Fabien Saussaye (p), Stéphane Barral (b) et Simon Boyer (dm). Bon remplissage de la Piazzetta, le 1er juillet, à partir de 16h pour cette musique hot (le temps l’était aussi). Le chanteur fait son boulot d’imitateur de Prima, la rythmique tourne bien avec Simon Shuffle, les thèmes sont conformes au projet: «Night Train » pour le son râpeux de Duchet ; «Buona Sera», etc. Le tandem trombone-trompette fonctionne bien. Silvand est solide, à défaut d’avoir une sonorité séduisante, ce qui n’est pas le propos ici pas plus qu’il n’était celui de Louis Prima. Même impression d’un show très rodé le 2 juillet au stage Pontile. Le 4, Michel Bonnet remplace Silvand, ce qui ne change rien au son de l’orchestre.
• Originaire de Nantes, formé en 1998, Malted Milk est le septet d’Arnaud Fradin (g, voc). Il tourne avec la plaisante chanteuse américaine Toni Green qu’il nous a présentée ici (notamment le 3 juillet à Elvezia). Bonne soul music avec des riffs bien assurés par Pierre-Marie Humeau (tp, flh) et Vincent Aubert (tb).

Parmi les autres groupes européens, nous avons remarqué Giorgio Cuscito (ts) dont quelques tournures évoquent Bud Freeman, avec le quartet de Luca Filastro (p, bon) (29/6), et retrouvé Vittorio Castelli, vétéran des JazzAscona des années 1990 : style pas très nerveux au sax ténor («Sunny Side») et à la clarinette boisée et fluide («Wolverine Blues», «Burgundy Street Blues»), la canicule est peut-être pour quelque chose (1/7). Les Syncopators ont attiré quelques connaisseurs le 2 juillet à l’Albergo Piazza. Tant mieux pour l’excellent styliste, Peter Gaudion (tp). Le 3 juillet, les J.J. Jazzmen se sont produits à la Piazzetta. Les points forts sont, dans les ballades, Jan Greifoner (b), avec son plein et puissant, et Josef Pospisil (voc, tb) qui a une bonne maîtrise de l’instrument dans la lignée Urbie Green. Jiri Masacek (cnt) surcharge ses improvisations. Le soir-même, protégé de l’orage au stage Nostrana, nous avons retrouvé la même formule orchestrale  avec trompette et trombone, sans sax: l’Oliviero Giovannoni Swing Quintet. Avec une frappe moins sèche et un volume sonore moindre du leader, c’eut été le meilleur ensemble européen de ce festival, dans le style mainstream, surtout grâce à Danilo Moccia (virtuose genre Bill Watrous), mis en vedette dans «Willow Weep For Me», et à la trompette Fabrizio Cattaneo qui sait jouer avec finesse comme Alain Bouchet («If I Had You»), des phrase à la Armstrong (coda de «Rosetta») et sous l’influence d’Harry Edison («Centerpiece»). Cattaneo fut bien mis en valeur dans «Do You Know What It Means». Le 4, le répertoire est le même, mais Cattaneo est remplacé par Alfredo Ferrario (cl), disciple de Buddy DeFranco.

Lucien Barbarin © Michel LaplaceCôtés cuivres américains, l’affiche était alléchante: en dehors de l’équipe du NOJO (cf. ci-dessus), et des vétérans Wendell Brunious avec Davell Crawford, Lucien Barbarin avec Shannon Powell, James Andrews, frère de Troy (groupe Heart Attacks pour les jams tardives au Torre), ce fut ici, et nulle part ailleurs en Europe, l’occasion de découvrir d’autres cuivres néo-orléanais comme les trompettes Kevin Louis (Shannon Powell), le jeune John Michael Bradford, 18 ans, et Shamarr Allen, ainsi que le tubiste Matt Perrine (Piazzetta, 29 juin, avec Chaz Leary, voc-whb, Alex McMurray, g-voc). Ce dernier est tout à fait impressionnant. C’est pour Matt Perrine que j’ai fait un saut le 3 juillet à l’Albergo Piazza. Le reste des Mesmerizers (cf. infra) est sympathique sans plus. Quant à Matt, il joue avec une mobilité surprenante sur cet instrument (solo dans «I Can’t Give You Anything But Love»). Ses lignes de basse dans «Ponciana» ne peuvent laisser indifférent les connaisseurs en cuivre… fort peu nombreux semble-t-il vu le faible remplissage du public ce jour-là.

Pour les trompettistes, commençons par les plus jeunes, Aurélien Barnes et John Michael Bradford. En Aurélien Barnes, déjà venu à Ascona avec Trumpet Black, décédé depuis, nous avons un débutant prometteur. Sa mère est française, et Aurélien parle français. A la trompette, il parle «new-orleans» au sein du New Breed Brass Band, groupe de jeunes, qui joue un répertoire traditionnel («Wolverine Blues», etc.) sans chercher à faire «vieux style» et des riffs sur rythme «funk ». Aurélien est excellent en stop chorus, il a aussi beaucoup de résistance pour quelqu’un qui joue en force dans un environnement sans autre nuance que forte.

Chez John Michael Bradford, originaire de Metairie, parti
«se perfectionner» (?) à Berklee, on retient d’abord une sonorité à la fois virile et assez large. Le 29 juin au Torre, avec La Section Rythmique (cf. supra), il a assumé un répertoire qui va de «New Orleans» (Hoagy Carmichael) à «West End Blues» (genre marche) en passant par «Stardust» et «St. James Infirmary» (tempo rapide et funky). Du bon travail. On constate qu’il s’inscrit dans une nouvelle standardisation de l’approche de la trompette (Jeremy Davenport, Irvin Mayfield, Leon Brown, etc.) Invité du groupe Nikki & Jules, le 2 juillet, John Michael montre les mêmes qualités: une sonorité pleine mais éclatante aussi. Il n’abuse pas des aigus (ou en loupe) car son embouchement n’est pas à maturité (il a un choix à faire: un gros son ou des aigus faciles). Ce qui est dans l’ordre des choses, il manque de métier en comparaison du sax alto Jessie Davis à ses côtés: John Michael joue trop, ce qui surcharge le propos musical général. Néanmoins le blues de Jay McShann était bien senti. Quant à Jessie Davis, toujours parkerien, il fut parfait ce jour-là, même dans «Besame Mucho».

Le 3 juillet, John Michael Bradford s’est joint pour quelques notes à Kevin Louis chez Shannon Powell avant de rejoindre le podium suivant pour jouer en invité d’un groupe danois, Jazz Five, qui joue le répertoire funk et soul néo-orléanais. Après un «St. James Infirmary» bien construit, en vedette, Bradford nous a prouvé un savoir-faire tout terrain en jouant impeccablement, en lecture à vue (partition sur tablette), un morceau funky truffé de riffs. Le 4 juillet, nous avons eu à la Piazzetta la confirmation que c’est avec le groupe La Section Rythmique (dont Guillaume Nouaux), qu’il donne le meilleur de lui-même («Stardust», etc). Donc un gros potentiel pour un avenir proche.

Matt Perrine © Michel Laplace


Shamarr Allen qui est une inspiration pour Bradford, s’est produit (30 juin) en compagnie de Steve Burke (ts) et du Hurrican Brass Band hollandais (Patrick Hoesch, tp, Bart Brouwer, René Stallinga, tb) dans le répertoire traditionnel («Li’l Liza Jane», «Lily of the Valley», «Baby Face», etc.) Toutefois son instrument (pocket trumpet CarolBrass avec Dizzy Bell) n’est pas adapté à cet exercice, manquant de la qualité de projection de son des trompettes des années 1950. A l’inverse ce son «doux», «rond» associé à un phrasé énergique devient un style adapté au contexte du combo, comme le 2 juillet avec Debbie Davis (voc) & the Mesmerizers qui bénéficient des exceptionnelles lignes de basse du tubiste Matt Perrine (excellent aussi en solo, comme dans «Lullaby of Birdland» -registre aigu-, «After You’ve Gone» –paraphrase–, cf. supra). Shamarr Allen a été vedette (tp, voc) de «Sunny Side of the Street» (accompagnement un peu mou) et «I’ve Found a New Baby». Bonnes participations à «Kiss to Build a Dream On», «After You’ve Gone» (tournures de phrases à la Wendell Brunious avec un son de cornet) et surtout «Stardust  ». Le 4, Shamarr Allen s’est joint à l’orchestre de Davell Crawford, ce qui lui permit un fougueux solo dans « Shake, Rattle & Roll ».

Irvin Mayfield était encore sur les lieux le lendemain de son concert avec son NOJO. Il s’est joint à l’orchestre réuni autour de Davell Crawford (p, voc). Il a joué aux côtés du titulaire Wendell Brunious dans «Second Line», puis l’a remplacé pour «Do You Know What It Means»… micro dans le pavillon car dans les nuances délicates, ces trompettes avec un large perce (ici, une Monette) ne passent pas la rampe. Puis, ce soir-là, 30 juin, un petit évènement: un « Yesterday » en duo entre Davell Crawford et Irvin Mayfeld. Davell aussi prenant au chant qu’un Ray Charles, a surtout été, en dialogue avec la trompette, un pianiste qui nourrit bien le propos. Mais surtout, là, Irvin Mayfield a été époustouflant, pas seulement de maîtrise de l’instrument, mais pour l’expressivité, avec tout un passage où il chante dans la trompette, puis une coda très «vocale» en utilisant les pistons mi-course. Presque du niveau Earl Hines-Louis Armstrong, mais historiquement ils sont redevables à ces deux pionniers qui ont ouvert la voie.

Kevin Louis, de la même génération qu’Irvin Mayfield, a joué avec le All Stars du superlatif Shannon Powell (dm) dans un répertoire typiquement traditionnel, bien soutenu par Mitchell Player (b) et l’intéressant Kyle Roussel ( p: bon solo, le 30/6, dans «Creole Love Call» sur un jeu de baguettes de Shannon de premier ordre), menant une front-line complétée par Lucien Barbarin (tb-voc : étonnante version latine de «Yes Sir, That’s My Baby», le 30/6) et Christian Winther (cl-ts, qui n’est pas sans évoquer Tom Fischer). Kevin, également bon chanteur, est vedette dans «Rosetta» au Torre, le 30 juin, puis régulièrement à chaque prestation de l’orchestre (utilisation du micro sur la sourdine harmon sans tube, le 4/7). Il a un jeu très solide, mais il sait aussi jouer avec délicatesse, sans forcer, dans la lignée d’un Jack Willis (avec parfois plus de fantaisie dans le propos). Kevin Louis forme un bon tandem avec Lucien Barbarin devenu un excellent showman lorsqu’il est mis en vedette («Girl of My Dreams», 1/7 ; bon avec plunger dans «Creole Love Call», le 4/7). Kevin Louis fait aussi l’affaire avec le Hurricane Brass Band («Lord, Lord, Lord», 2/7 ; «Tin Roof Blues», 4/7).

James Andrews, pionnier du renouveau des brass bands, n’a pas la maîtrise instrumentale de son jeune frère Troy Andrews. Comme lui, il joue en force, plein volume, sans nuance, comme tous ceux qui pratiquent le funk. Il était entouré notamment de Andrew Cahoon (ts), Thaddeus Richard (synth), June Yamagishi (g), Chris Severin (b) et Raymond Weber (dm, voc) qui ne font pas dans la dentelle, mais connaissent à fond cet idiome qui fait aussi partie de New Orleans.

Wendell Brunious, issu d’une famille de trompettistes (père et frère aîné, John Sr. et John Jr.), ayant commencé tôt, a donc tout connu la musique néo-orléanaise, de George Lewis aux Clyde Kerr Sr. (participe à son «Stardust» pour 6 trompettes) et Jr. («un bon trompettiste d’abord, et aussi un professeur» a-t-il dit). Il est aujourd’hui le vétéran en charge du passage du flambeau local. Avec sa trompette Conn Connstellation (et embouchure type 3C), il est dans la vraie tradition jazz du son « lumineux» («Bright»). Il se produisait cette année dans le show «Tribute to Fats Domino» de Davell Crawford (p, voc, ocarina). Vu dès le 30 juin, le répertoire se partage (pour chaque set) entre des classiques de La Nouvelle Orléans, puis le répertoire de Fats Domino («I’m Walkin’», «Ain’t That a Shame», «Shake, Rattle and Roll», «Saturday Morning», «Blueberry Hill», etc) qui fait toujours effet sur les gens de mon âge (qui constitue l’essentiel du public d’Ascona). Wendell, attentif, plein de métier, est le ciment du groupe, car Davell n’annonce pas les titres mais se lance en introduction dans une longue variation en piano solo qui amène le thème (et la tonalité). Pas moins de trois sax ténor dans la tradition Domino (Gregory Agid, également clarinette pour le traditionnel, le jeune Stephen Gladney, et un vétéran, Elliott Callier). Concernant la distinction du style, Wendell Brunious fait mieux qu’un Dave Bartholomew, tout en étant ferme, solide (il s’est toutefois payé le luxe d’imiter Bartholomew le temps d’un solo rageur, main devant le pavillon, lors du 2e set du 1er juillet complètement dévolu à Fats Domino). A noter son bon détaché des notes dans «Bill Bailey». Le soir du 30 juin, l’équipe Crawford-Brunious a accueilli Tricia Teedy Boutté avec Paul Longstregh (un «Tin Roof Blues», occasion d’un duo vocal suggestif entre Teedy et l’élégant Wendell), puis Shannon Powell dans un «My Dreamboat Comes Home». Malgré la chaleur, Wendell Brunious a joué avec encore plus de mordant le 1er juillet, dès le premier titre, «Bill Bailey» (avec participation de Thaddeus Richard, p). Davell Crawford ne prévoit manifestement pas son programme à l’avance (très prenant «Strange Fruit», tout seul, avec petite influence de Ray Charles) et a même inventé on the spot, un morceau, paroles et musique, «All the Time» qui a d’abord laissé perplexe les musiciens, dont Wendell, chef de pupitre. A l’oreille donc, Wendell et les trois autres souffleurs (Gregory Agid, Stephen Gladney et le vétéran du Domino Band, Elliott Stagman Callier) y sont allés d’un bon solo chacun. Débuté en formule trompette et piano, ce «New Orleans» d’Hoagy Carmichael permit à Wendell de jouer avec un léger vibrato expressif et un phrasé à la Brownie (il est fou de la séance de Clifford Brown avec cordes). Le 4 juillet, Wendell Brunious offre un joli «Careless Love» avec la sourdine harmon avec tube (pour ne rien dire aussi de son exposé sifflé de «Mardi Gras in New Orleans»). Le métier d’un Wendell Brunious reste un bijou inestimable, ce dont les Kevin Louis, Shamarr Allen et John Michael Bradford sont conscients.

Toujours néo-orléanais, il nous faut citer deux pianistes : Kyle Roussel chez Shannon Powell, souvent original dans son propos sans oublier le swing ; il a donné d’excellentes versions de «On Green Dolphin’ Street». Paul Longstreth, accompagnateur de Tricia Teedy Boutté. Le 3 juillet, vers midi, à la Piazzetta aussi peu remplie qu’ensoleillée, son introduction d’ «After You’ve Gone», allant de la citation du Concerto de Tchaikovsky au stride, a confirmé son niveau artistique enviable.

En résumé, si l’on désire découvrir des artistes de La Nouvelle-Orléans, qui plus est des jazzmen, c’est à Ascona qu’il faut être! La ligne artistique que l’on doit à Nicolas Gilliet tranche avec le conformisme excentré des programmations françaises et mérite notre soutien.
Michel Laplace
texte et photos

© Jazz Hot n° 673, automne 2015



Yuri Honing © Pierre Hembise

Belgique, part 1


La cour est pleine! Je me souviens d’un temps que les moins de cinquante ans… En ce temps-là, fébriles, nous attendions l’été avec grande impatience. C’était le temps du(des) festival(s). Nous attendions Coltrane, Cannonball, Bill Evans ou Stan Getz avec de nouveaux projets dont les albums n’étaient pas encore parvenus jusqu’à nous. Aujourd’hui, chaque mois nous amène l’un ou l’autre grand événement qu’on appelle encore «festival de jazz». Il y en a plus que de mois dans l’année et ce n’est pas qu’en été! Chaque région veut «son» festival, plus beau, plus grand ou plus original. Pour ce faire, tous les moyens sont bons et, comme il manque de plus en plus de moyens (sponsors, subventions), on ratisse de plus en plus large avec des musiques alternatives, métissées ou mal ficelées. Vouloir parcourir tous ces rendez-vous pour vous en donner l’aperçu serait grandement utopique – un ami, jeune confrère, vient d’en faire l’expérience à ses dépens, burn-out à la clé! Je vous préviens donc: je n’irai pas partout et vous ne saurez pas tout!


Jazz Jette June, 19 juin 2015

Dans notre dernière publication, Yves Sportis vous a touché un mot du 20e Brussels Jazz Marathon. Il y a lieu de rappeler que bien avant que cette promenade capitale voit le jour, Franz Bogaert avait institué la formule sous l’appellation «Jazz Rallye». Cette idée a fait son chemin. Dans la commune de Jette (au Nord de Bruxelles), vingt-six éditions ont déjà eu lieu. L’ambition des organisateurs se limite à présenter des formations belges, de tous styles. Cette année, en une soirée, vous pouviez vous balader place Cardinal Mercier (podium) puis autour de l’Hôtel de Ville, pour dix-sept concerts, dans dix-sept endroits: quatorze cafés, une pâtisserie, un centre culturel et le Centre Public d’Aide Sociale (CPAS). A cette occasion, on a pu écouter une proportion non négligeable de «vrai jazz» (NDLR: appellation très large dans nos propos). Nous avons bien évidemment débuté la tournée par le café «Welkom» (en néerlandais: Bienvenue) où officiait le soulman Laurent Dumont (ts, voc) joliment épaulé par Sal La Rocca (b), Vincent Bruyninckx (kb) et Adrien Verderame (dm) (NDLR: oui-oui, le frère de l’autre). Peu de surprises avec le répertoire de Laurent qui déroula ses compositions («Papa Soul Talkin’», «Gonne Be a Godfather») mais encore: «Cocaine Blues» et «Mary-Ann» de Ray Charles. Dans ce premier set, nous avons apprécié le solo de Sal La Rocca sur une ballade, mais surtout et grandement: tous les chorus de Vincent Bruyninckx (kb): riches, inspirés.
Le pied étant déjà pris, il suffisait de marcher pour percevoir au «Gavilan», entre deux tartes (sans sens caché): le pianiste Pierre Anckaert et le flûtiste Stefan Bracaval. La musique est concertante, aérienne. Toutes les tables sont occupées; il ne faut pas déranger; nous collons donc l’oreille, pendant un temps trop court, entre les vantaux de verre de la pâtisserie. Après avoir traversé la rue, nous sommes rentrés, sur le coin opposé, aux «Quatre Coins du Monde»: un café clinquant, où, face au comptoir et ses jolies demoiselles, René De Smaele (tp, voc) croise ses notes étranglées ou libres avec un trio gypsy composé de Mario Cavaliere (g, solo), Alexandre Cavaliere (vln) et Fred Guédon (g rythm). «On the Sunny Side of the Street» à la nuit tombée, «Tears» et «Place De Brouckère»: un régal pour les pieds!
Des pieds qui nous entraînent plus loin, devant «Le Central» où nous espérions revoir Gino Lattuca (tp). Pas de Gino parmi les «Minstrel’s»! Nous poursuivons donc la route vers «Le Rayon Vert». Dans cette très jolie salle voûtée, nous pouvons enfin nous poser sans surprise mais pas sans chaises (hum!) pour écouter et voir le duo d’accordéons chromatique et diatonique respectivement tenus et joués par Tuur Florizoone et Didier Laloy. «Pas Encore», «Dorothée» … les compères mêlent leurs idées et leur complémentarité au fil de compositions originales qui mixent jazz, swing-musette, tango, et haïdouks balkaniques. Un régal! De retour, after midnight, sur la place Cardinal Mercier, le café «Op Den Hoek» (en néerlandais: Sur le Coin) avait ouvert son coin au Louisiana Dixie Band: un groupe revivaliste et wallon où l’on distingue plus spécialement Jean-Pierre Mouton (ss), Gianni Giannone (tp, voc), Toch Cuevas (washboard) et Gaetan Di Francesco (bj). «Royal Garden Blues» puis «Bye Bye Blackbird» et retour à la maison… heureux et comblés!



Intermezzo, 5 juillet 2015

A l’affiche des «Spring Sessions» et deux semaines en retard sur le calendrier thermique, Jazztronaut conviait les printaniers tardifs à redécouvrir à Bozar, après quarante années, le duo formé par Herbie Hancock (p, kb) et Chick Corea (p, kb). L’eau du canal a coulé d’amont en aval, quelques gardons sont morts, mais les claviéristes sont encore bien vivants! L’instrumentation électronique a évolué - Herbie en sait quelque chose, lui qui en tâte avec maestria depuis bien longtemps, depuis «Watermelon Man» et «Rock It». Ouf (mais pas pour tous): ces deux thèmes étaient absents du programme. Des deux virtuoses, il apparaît qu’Hancock a voulu prendre le dessus; non seulement parce que son jeu est plus percussif que celui de Corea, mais aussi parce qu’il maîtrise mieux les nappes sonores synthétisées. Les trois premiers morceaux consistaient en une démonstration pédante des talents de l’un et l’autre avec des montées et des descentes chromatiques, des slaloms parallèles, des binômes en chausse-trappes et autres modalités. Au jeu incisif et syncopé d’Herbie, Chick répond par des envolées légères. Le quatrième thème revisite et altère les standards de Broadway (Cole Porter) en un duo de piano-naturel. Après quelques miaulements électroniques et de beaux dialogues (quand même), vint les indispensables «Maiden Voyage» et «Cantaloupe Island», le «Concerto d’Aranjuez» et «La Fiesta»: des airs connus qui dérident un public qui, jusque-là, restait sur sa faim. Fin!



Gent Jazz Festival, 11-18 juillet 2015

38.000 visiteurs et cinq soirées sold out: bilan record pour l’équipe de Bertrand Flamang. Traditionnellement, le festival couvre deux week-ends prolongés avec des journées plus jazz que d’autres. Il faut donc faire des choix. Nous nous étions arrêtés sur le samedi 11 juillet, délaissant le show Gaga-Bennett du lendemain. J’avais oublié que ce jour-là, le 11 juillet, nos voisins Flamands célèbrent leur Fête Nationale en souvenir de la victoire des milices régionales contre les troupes de Philippe Le Bel, en 1302 (Bataille des Eperons d’Or)*. Dès lors, les trains étaient surchargés; particulièrement le dernier: celui qui ramène les estivants d’un jour d’Ostende vers Bruxelles avec arrêt à Gand-St.Pierre à 23 h48. Sachant qu’il nous faudrait quitter le très beau site de l’Abbaye De Bijloke pendant le concert de Charles Lloyd nous avons quand même pris le rail en direction de la 14e édition du Gent Jazz Festival. L’espace offert aux organisateurs par la ville de Gand s’est élargi latéralement avec un jardin gustatif entourant le second chapiteau: celui des alternatifs du grand show. La grande scène jouit, quant à elle, d’un chapiteau démesuré, avec des chaises numérotées et un encadrement crew bien drillé. Un peu trop sans doute pour la plupart des photographes pro ou néo-professionnels, tenus loin du frontstage; un peu trop aussi pour des festivaliers peu enclins à presser le pas pour rejoindre à temps leurs sièges réservés au-delà des dernières notes. Cette organisation nuit grandement à la convivialité qu’on rencontre ailleurs, dans de plus petits espaces. Charles Lloyd et ses musiciens en firent les frais, eux qui arrivèrent sur scène devant un parterre clairsemé et des mouvements de foule peu propices à la concentration. Ils firent d’ailleurs demi-tour pour revenir quinze minutes plus tard. La densité du discours en fut altérée pendant les soixante premières minutes avant que le ténor et son pianiste – le magnifique Gerald Clayton – nous transportent au ciel par des notes profondes, intenses, convaincantes; des cris de l’âme, des structures cathédrales et des chorus orgasmiques si proches de nos démons!

Avant eux, deux trios: celui de l’Indiano-new-yorkais Vijav lyer (p): classique dans son organisation piano-basse-batterie et l’autre: «Mukashi», plus improbable, de l’Africain du Sud Abdullah Ibrahim (p). La musique du trio de Vijay lyer, lyrique, en retenue, est dans la ligne esthétisante – planante parfois – du directeur d’ECM, Manfred Eicher («Mistery Woman», «Break Stuff»). La mise en place est impeccable, la facture des phrases est concertante, mais, dans un si grand espace, on attend des choses qui balancent plus fort.
Et ce n’est pas avec le trio d’Abdullah Ibrahim qu’on prendra son pied! Loin de son opus «African Suite», il nous a proposé une longue suite de songs plus ou moins bien ordonnés, plus ou moins bien arrangés. Entre les solos de piano, il a jeté en pâture (en pâtée!) quelques duos joués à l’unisson et scrupuleusement écrits pour contrebasse et piccolo puis flûte et violoncelle. Ah, j’oubliais: il a esquissé «Blue Monk»! Ennuyeux, sans intérêt!
La surprise est venue de la petite scène où le quartet hollandais de Yuri Honing (ts) jouait en alternances (3 x 40 minutes). C’est la musique d’un groupe; un ensemble parfait, autant sur des thèmes intimistes qu’avec des constructions hard bop vigoureuses (Joost Baart aux drums). On apprécia plus spécialement les beaux thèmes composés par Wolfert Brederode (p) et des duos piano-sax qui témoignent d’une parfaite unité des idées et dans leur développement. Après quelques bribes du sound check et quelques bonnes photos du trio de Toine Thys (ts) nous avons pris le chemin du retour.

Passé minuit, Toine Thys jouait les prolongations avec Arno Krijger (Hammond) et Antoine Pierre (dm). Nous aurons l’occasion de mieux suivre l’évolution de cet excellent trio lors de concerts et de festivals au cours des prochains mois. Pendant ce temps-là, nous parvenions à nous insérer difficilement dans le conglomérat des passagers de l’inter-city Oostende-Brussel pour quarante-cinq minutes debout, pressurés, les oreilles peu rassasiées.

Jean-Marie Hacquier
photos: Pierre Hembise

* A propos de la Bataille des Eperons d’Or, il convient de lire ce qu’il en est dit sur le site www.unionbelge.be

© Jazz Hot n° 673, automne 2015


La grande scène du Chicago Blues Festival © Claude Vesco

Chicago, USA


Chicago Blues Festival, 12 au 14 juin 2015



Pour sa 32e édition, le Festival de Blues de Chicago a ouvert ses portes aux amateurs de cette musique venus de tous les points de l'horizon pour être là, communier, profiter des concerts (tous gratuits) et respirer une atmosphère à nulle autre pareille puisqu'on est ici dans l'œil du cyclone du blues…
Le festival est organisé par la Ville de Chicago, capitale du Mid-west pour laquelle le blues est de manière évidente devenu un argument et un enjeu touristique, un des identifiants forts qui définissent cette ville; il prend toute sa place dans les parcs immenses et magnifiques qui bordent Michigan Avenue et s'étirent jusqu'à la rive du lac Michigan. Nous sommes dans le quartier du Loop, un downtown très chic dans lequel on peut débusquer, à quelques centaines de mètres de Grant Park (lieu du festival) au croisement de Balbo Street et Wabash Avenue,  le club de blues de Buddy Guy, le Legends, une salle en rez-de-chaussée de 700 m2 qui constitue en raison de sa proximité avec le festival un «before», un «after» et le lieu de repli en cas de pluie… Il va sans dire que lors de cette période de trois jours du 12 au14 juin, les amateurs de blues ont de quoi s'occuper à Chicago, d'autant que de nombreux clubs de blues, situés dans d'autres quartiers de la ville, sont également ouverts (le Kingston Mines, le Rosa's Lounge, le Blue Chicago…)



Dans l'enceinte du Festival, cinq scènes fonctionnent et proposent, pour certaines dès midi, des concerts successifs d'une heure environ. La plus grande scène démarre vers 17h; il s'agit du Pétrillo Music Shell, un auditorium extérieur d'une capacité de 15000 places, adossé à une skyline somptueuse constituée par quelques-uns des plus beaux buildings de Chicago; ici les spectateurs sont assis sur des chaises, contrairement à d'autres scènes devant lesquelles soit on reste debout (Pepsi Front Porch, Jackson ms R&B stage...), soit on apporte son fauteuil pliant, à moins qu'on ne s'allonge dans l'herbe pour passer un moment dans la fraîcheur à  l'ombre des arbres du parc (Budweiser crossroads stage).

Le chiffre communément donné par les organisateurs pour la fréquentation de ce festival est de 500 000 spectateurs sur trois jours, et il est peut être exact! En tout cas il y a beaucoup de monde, l'ambiance est décontractée et paisible, la propreté du site est remarquable (pour l'œil d'un Européen, Marseillais de surcroît) elle est assurée par de nombreux employés très consciencieux; la police est discrète et je n'ai été témoin d'aucun incident pendant ces trois jours. L'organisation est sécurisée à tous les niveaux, ainsi on doit pour consommer boissons et sandwichs se procurer au préalable des tickets dans un kiosque ad hoc, ce qui limite le nombre de caisses contenant de l'argent liquide, et diminue ainsi les risques de vols.

Shawn Holt & the Terdrops © Claude VescoPour la partie artistique, ce sont 70 formations qui interviennent sur les trois jours, soit plus de 300 musiciens, ce qui confère à cette manifestation –entièrement gratuite– son caractère exceptionnel mis en avant par les organisateurs qui annoncent le plus grand festival de blues gratuit au monde. Que l'on soit attaché aux anciens, à ceux qui ont été des pionniers, hélas presque tous disparus, ou bien qui ont fait leurs armes auprès de ceux-ci avant de tenter une carrière, ou bien qu'on aime la découverte, les talents émergents dans la jeune génération, le blues made in Chicago offre dans ce cadre festivalier un panel attractif; parmi les anciens les plus connus, on reconnait  Buddy Guy (78 ans), Eddy Clearwater (80 ans) Bob Stroger (86 ans); on y voit également des musiciens plus jeunes, habitués des scènes européennes (et asiatiques) : Shemekia Copeland, Chick Rodgers, Billy Branch, John Primer, Mud Morganfield, Toronzo Cannon.. On découvre aussi les talents émergents, comme Shawn Holt, fils de Magic Slim, qui se produit avec sa formation, les Teardrops, et qui embrase la scène Budweiser lors d'un passage très remarqué le samedi 13 juin. Ce jour-là, c'est Buddy Guy qui est headliner (tête d'affiche) à 20h sur la scène du Petrillo Shell, mais la pluie s'est invitée pendant son passage, contraignant une partie des spectateurs à quitter le parc; le concert s'est cependant poursuivi sans encombre avec un public équipé de rainsuits et de parapluies; plus tard dans la soirée, vers 23h,  le bluesman se montrera dans son club, le Legends (700 S Wabash Av.) pour faire le bœuf avec Booker T, dans une ambiance incroyable...

Les hommages ne manquent pas au cours du festival; on honore la mémoire des icônes du blues car cette année on fête le centenaire de la naissance de trois musiciens nés en 1915 : Muddy Waters, Willie Dixon et un proche de Robert Johnson, le bluesman Honeyboy Edwards, lui aussi né en 1915 et décédé… en 2011!

Pendant trois jours (et trois soirées) les formations se succèdent, la distance entre les différentes scènes est suffisamment grande pour qu'il n'y ait aucune gêne au niveau des puissantes sonos. Les gens déambulent d'une scène à l'autre, se posent à l'ombre pour savourer la musique; le public et les musiciens sont très proches, ce qui permet des échanges savoureux entre les chanteuses un peu «délurées» (au niveau des paroles de leurs chansons) et certains spectateurs transformés en victimes muettes et consentantes. La chanteuse  Holle Thee Maxwell excelle dans cet exercice... Les guitares sont à la fête, beaucoup de Les Paul et de Telecaster maniées de main de maître, le niveau des rythmiques est partout excellent.

Chick Rodgers © Claude Vesco


J'ai beaucoup apprécié de découvrir dans le cadre de ce festival deux artistes impressionnants par la qualité du lien qu'ils établissent avec le public: la chanteuse Chick Rodgers, porteuse d'une émotion peu commune, qu'elle fait partager sans compter, elle-même terminant souvent ses chansons au bord des larmes, et Shawn Lilslim Holt, fils de Magic Slim, guitariste flamboyant et chanteur remarquable accompagné par un trio redoutable, les Teardrops. Il tourne en Europe en juillet, de même que d'autres parmi ces 300 musiciens de blues ici réunis, que j'ai croisés un jour ou l'autre à Bilbao ou en France, dans les nombreux concerts et festivals qui font largement appel à ce réservoir qui semble inépuisable, la scène blues de Chicago.

Le dernier soir, une chanson titille mes oreilles: Mud Morganfield sort le temps d'une chanson du sempiternel modèle chicagoan du blues électrique, il se risque à chanter Hey Joe un peu à la façon d'Otis Taylor; celui-ci était sur cette même scène du Petrillo Music Shell en 2014, et a peut-être semé dans son sillage une envie de faire bouger les lignes?

La soirée de clôture est à la hauteur des ambitions du festival avec un double hommage à Willie Dixon et à Muddy Waters, dont on fête le centenaire (1915); Le ciel s'est dégagé, Billy Branch, 64 ans, ancien comparse du de cujus, emmène sur la scène du Petrillo Shell une escouade de descendants et aparentés de Willie Dixon: Keshia Dixon, Tomiko Dixon, Bobby Dixon, Freddie Dixon, Alex Dixon; accompagnés de quelques autres sommités du blues, ils rendent hommage au contrebassiste légendaire, influence majeure du blues contemporain, né dans le Mississippi, venu à Chicago lorsqu'il était un gamin et décédé en 1992.
Puis c'est au tour de Muddy Waters d'être célébré; le dernier concert du festival 2015 voit deux de ses fils investir la scène avec quelques complices de haut niveau: Jerry Portnoy (harmonica), John Primer (g), Rick Kreher (g), Bob Stroger (b), Kenny Beedy Eyes Smith (dm), E.G. McDaniel (b) , Barrelhouse Chuck (p) et lui rendre un hommage appuyé; Big Bill et Mud Morganfield, deux demi-frères, deux fils de Muddy Waters qui partagent cette hérédité à travers le blues, se rejoignent pour le final sur la scène. La ressemblance de Mud avec son père, tant au niveau du physique que de la voix, est impressionnante…

Ainsi s'achève ce 32e Festival de Blues de Chicago, les milliers de spectateurs quittent tranquillement le parc. La nuit est tombée et réhausse les lumières de la skyline toute proche, le blues, lui, continue sa route, et moi, je pars au Legends. Sweet home, Chicago!

Claude Vesco
texte et photos

Programmation
Vendredi 12 juin: Zora Young, Clarence Carter, Syl Johnson Will Tilson Trio, Jade Maze Blues Band, Low-reen & the Maxwell St. Market All-Star Jam, Mary Lane and the No Static Blues Band, Honeyboy Edwards’ 100th Birthday Tribute, Tyrannosaurus Chicken, Geneva Red & the Original Delta Fireballs, Quintus McCormick, Mary Lane, Charlie Love, Nellie Tiger Travis, Scott Albert Johnson, Jj Thames, John Primer, Kenny Beedy Eyes Smith, Eric Noden, Studebaker John's Maxwell Street Kings, Andy T Nick Nixon Band, Eddy Shaw & the Wolfgang.

Samedi 13 juin:
Toronzo Cannon, Shemekia Copeland, Buddy Guy, Napoleon Tabion, Altered Five Blues Band, Gerald McClendon Band aka The Soulkeeper, The 3 Bobs: Margolin, Corritore & Stroger, Frank Bang and The Secret Stash, Adam Gussow & Alan Gross, Jim Liban and Joel Paterson, Jamiah On Fire and the Red Machine, Marquise Knox, Jarekus Singleton, Shawn Holt & the Teardrops, The House Rockers, Vickie Baker, Johnny Rawls, The House Rockers, Austin Walkin' Cane, Paul Oscher Trio, les Cash Box Kings.

Dimanche 14  juin: Billy Branch and the Sons of Blues and special guest Eddy the chief Clearwater, Willie Dixon Centennial Tribute featuring Billy Branch Keshia Dixon, Tomiko Dixon, Bobby Dixon, Freddie Dixon, Alex Dixon, Cash McCall, Sugar Blue, John Watkins and Andrew Blaze Thomas, Muddy Waters' Centennial Tribute featuring Bob Margolin, Mud Morganfield, Big Bill Morganfield, John Primer, Rick Kreher, Bob Stroger, Kenny Beedy Eyes Smith, E.G. McDaniel, Barrelhouse Chuck, Jerry Portnoy , Paul Oscher, Celebrating Centennial of 1915–2015 - Round Robin with Bill Sims Jr. (Tribute to Brownie McGhee), Paul Kaye (Tribute to David Honeyboy Edwards) and Donna Herula (Tribute to Johnny Shines & Rosette Tharpe), Mz. Peachez and Her Casanovas with Killer Ray Allison, Willie Buck's Right Sound Blues Band , Bob Margolin & the VizzTone Allstars,  Wolf All-Stars avec John Primer, Keyboard Round-robin hosted by Marty Sammon, Charlie Love & the Silky Smooth Band, Chainsaw Dupont's Blues Warriors, Chick Rodgers, Holle Thee Maxwell, Blues Shaking the Fields,  John Németh, Paul Kaye Trio, M.S.G. Acoustic Blues Trio, Heritage Blues Orchestra Quartet.


© Jazz Hot n° 672, printemps 2015



Anthony Braxton © Francesco Dalla Pozza by Courtesy of Vicenza Jazz

Vicenza, Italie


Vicenza Jazz-New Conversations, 15-16 mai 2015



«Vent’anni di suoni, ritmi, visioni» (20 ans de sons, de rythmes, de spectacles), c’était le titre qu’avait choisi le directeur artistique, Ricardo Brazzale, pour célébrer le vingtième anniversaire du festival de Vicenza, cette année encore abrité en différents endroits de la ville et réparti sur une grande semaine entre le 8 et le 16 mai.
Très varié, comme tous les festivals qui se respectent, mais aussi moins courageux que d’habitude, le programme a accordé une portion congrue aux musiciens italiens – chose qu’on constate également dans les autres manifestations nationales – et il a accueilli des artistes étrangers de niveau incontestable tels que Maria Schneider, le Jan Garbarek Quartet avec Trilok Gurtu, Soft Machine Legacy avec Keith Tippett, Gregory Porter et Arturo Sandoval, pour ne citer que les plus importants.
Les deux derniers événements ont révélé un double esprit, partagé entre l’amour de la recherche et la nécessité d’offrir des propositions accessibles au grand public, qui du reste a apprécié la programmation du festival ces dernières années.





Anthony Braxton Group © Francesco Dalla Pozza by Courtesy of Vicenza Jazz


Au Teatro Communale, Anthony Braxton s’est présenté avec un quartet paritaire qui alignait trois de ses plus proches collaborateurs, tous des ex-élèves ; Taylor Ho Bynum fait fonction d’authentique alter ego du compositeur de Chicago, à la trompette, au cornet et au trombone à coulisse, desquels il tire une gamme impressionnante de couleurs, de timbres et d’inflexions, une sorte de précis de l’histoire des cuivres dans le jazz. Ingrid Laubrock (ts, ss) a la tâche d’intégrer les passages collectifs denses et de construire les entrecroisements et les amalgames avec les anches de Braxton, aussi bien à l’alto, qu’au soprano et au sopranino. Mary Halvorson (g) s’interpose dans la dialectique parmi les soufflants avec la double fonction de soutien et de raccordement, produisant un formidable spectre de timbres qui embrasse une dimension acoustique dépouillée, quasiment dénaturée, et ressemblant plus à certains instruments ethniques à bribes pointues, souvenirs de la poétique de Derek Bailey, jusqu’à prendre des accompagnements par l’intermédiaire de distorsions d’origine rock. A l’alto, Braxton ressuscite surtout ses anciennes passions pour Paul Desmond et Lee Konitz dans les passages les plus limpides. Cependant alors qu’il exacerbe le timbre et tord la phrase, remontent à la surface des références aux fondements de ses productions pour alto solo, comme For Alto (1969) et Saxophone Improvisations Series F (1972).
L’installation et la formulation du quartet relève d’une conception musique de chambre, chose congénitale à la pratique de Braxton, débouchant sur une exécution unique sans solution de continuité, caractérisée par une écriture pointue débitrice en partie de l’avant-garde européenne de la deuxième partie du XXe siècle, et en partie reconductible aux expérimentations accomplies par les musiciens du circuit AACM, et toujours guidée par les signaux et les codes du compositeur. Il s’y insère de brefs passages d’improvisations, jeux gratuits et réponse individuelle, mais, de toute façon, la discipline rigoureuse du collectif prévaut toujours. Du jazz? De la musique contemporaine? Peut-être aucune de ces deux choses si on attribue un sens conventionnel à ces termes, mais assurément une vision clairvoyante, fruit d’une recherche inlassable.

Mare Nostrum © Francesco Dalla Pozza by Courtesy of Vicenza Jazz


Reprise d’un projet reposant sur le disque éponyme publié par ACT en 2007, Mare Nostrum, et accueilli dans le cadre du Teatro Olimpico, pour une rencontre de cultures entre le Sarde Paolo Fresu, le Français Richard Galiano, et le Suédois Jan Lundgren. L’objectif du trio est la recherche de valeurs mélodiques communes puisant dans les patrimoines respectifs. Par rapport au premier disque (le second sortira en 2016), il n’émerge pas de nouveauté substantielle. Les trois s’adonnent excessivement à la production de mélodies bien tournées, à caractère enjôleur, le plus souvent rassurantes mais in fine ennuyeuses. La maîtrise de Galliano dans l’obtention des timbres et des dynamiques avec les soufflets de l’accordéon et du bandonéon se limite à l’autosatisfaction, laissant très peu de place au feu créatif et à l’impétuosité rythmique qui lui sont propres. Le projet mélodique de Fresu, surtout au bugle, est facilement reconnaissable quand il n’est pas absolument prévisible. C’est seulement quand il s’éloigne du micro et qu’il cherche une confrontation avec le volume du théâtre, qu’on recueille des nuances appréciables. Le jeu de piano classifiant de Lundgren est essentiel mais à la fin trop formaliste. Dans les rares moments où affleurent des syncopes, des Blue Notes et une substance rythmique, la musique monte de niveau et révèle une potentialité malheureusement inexprimée. Cela n’empêche pas que l’approbation du public soit également massive et enthousiaste.
Le bilan global du festival, qui reste l’un des plus appréciés et suivis en Italie, est de toute manière positif. Si on avait les clés du futur, il faudrait reconsidérer la structure et les contenus. La prochaine édition se déroulera du 6 au 14 mai 2016 sous le titre «Di nuovo in viaggio verso la libertà». Espérons que ce sont d’heureux auspices pour une programmation plus cohérente et courageuse.


Enzo Boddi
traduction Serge Baudot

photos © Francesco Dalla Pozza by courtesy of Vicenza Jazz


© Jazz Hot n° 672, été 2015



Cascais, Portugal

Estoril Jazz, 9 au 17 mai 2015


Ken Werner et Roseanna Vitro © Serge Baudot


Au Portugal, la situation difficile de la culture a atteint des proportions dramatiques, tant et si bien qu’après 42 ans d’efforts en faveur du jazz, Duarte Mendonça s’est vu contraint de ramener une fois encore, et avec bien des difficultés, son célèbre festival (34e édition) à quatre concerts, sur deux week-ends, et ce grâce à l’aide de ses amis et sponsors fidèles.
Et pourtant Cascais, qui jouxte Estoril, possède un nombre impressionnant de musées, dont deux d’art moderne, et le musée de la musique portugaise. C’est dire que nous sommes dans une région de culture.
Cette année le festival a mis l’accent sur la découverte avec des groupes jeunes ou peu connus, ou rarement venus en Europe, mais tous ancrés dans le jazz pur et dur.




Le 9 mai, c’est à Kenny Werner et Roseanna Vitro qu’incombait l’honneur d’ouvrir le bal. Si on connaît chez nous le pianiste Kenny Werner, il n’en va pas de même de la chanteuse Roseanna Vitro. Celle-ci a déjà une longue carrière derrière elle, ayant chanté avec pas mal de pointures, tant sur disque (une douzaine de CD, dont sept avec Kenny Werner) que dans des festivals Elle est très active sur le plan de la pédagogie, animant de nombreux stages à travers le monde. Elle est également très présente à la radio et à la télé.
Quant à Kenny Werner (né en 1952), c’est un pianiste qui commence par le style stride pour développer les couleurs de Lennie Tristano. Il a joué avec pas mal de célébrités du jazz, mais c’est en duo, trio, solo, voire quintet qu’il aime à s’exprimer.
Ce duo avec la chanteuse est quelque chose d’assez étonnant, le mariage de la carpe et du lapin, car elle est d’essence tout à fait mainstream, dans la tradition Ella Fitzgerald et surtout Sarah Vaughan, alors que le pianiste évolue dans un univers moderniste éclaté. Roseanna possède une technique sans faille, une diction parfaite, elle chante les mots, s’approprie l’atmosphère de la chanson. Elle provoque des descentes et des tenues dans l’extrême grave et remonte avec une belle souplesse dans le médium ou l’aigu, avec une étonnante puissance de voix, une décontraction parfaite.
Le concert a débuté par un long solo de Kenny Werner, basé sur un ostinato de deux notes graves à la main gauche, tandis que la droite s’envolait vers des figures évoquant à plusieurs reprises les Gymnopédies de Satie, ou reposant sur le mode phrygien de la musique espagnole. Une prestation étonnante et virtuose. Puis la chanteuse se présenta sobrement avec « Balloons ». Ensuite elle montra l’étendue de ses possibilités sur un « Midnight Song » enthousiasmant. A noter un « Willow Weep For Me » traité façon blues décalé assez prenant, tendu et riche, sur lequel Kenny Werner laissa libre cours à la complexité de son jeu. Il a quand même fallu attendre « Cheek to Cheek », en rappel, pour que le duo décolle vraiment, prennent réellement de la chair. D’ailleurs, la salve d’applaudissements spontanée montra que le public ne s’y était pas trompé.
Je pense que c’est l’accompagnement souvent concertant du pianiste qui bloque le swing de la chanteuse et nous laisse quelque peu perplexe.

Sean Jones Quartet © Serge Baudot


Le 10 mai, plongée dans la jazz école Wynton Marsalis, avec le Sean Jones Quartet. Sean Jones, né en 1978, un physique de géant, a commencé par chanter à l’église, quand, à 19 ans il entendit « Love Supreme » par Coltrane, et ce fut la révélation : il serait jazzman. Mais en fait il jouait déjà de la batterie depuis son plus jeune âge, et à 10 ans il découvrit la trompette en entendant « Kind of Blue » et « Amandla » par Miles Davis. Puis, il subit les influences de Woody Shaw, Freddie Hubbard, Clifford Brown et finalement Wynton Marsalis, qui l’incorpora au Lincoln Center Jazz Orchestra en 2004 où il resta jusqu’en 2010, apparaissant sur deux disques. Ensuite, il tourna et enregistra avec pas mal de pointures, dont Marcus Miller. Il fut choisi pour le « Tributes to Miles Tour » en 2011. Il est également un professeur remarqué. C’est un trompettiste déclamatoire avec un son new orleans, d’essence Marsalis, d’une technique irréprochable, volubile à la Gillespie ou chantant, qui possède une maîtrise hallucinante des aigus et suraigus (Cat Anderson doit se réjouir dans sa tombe), dont il abuse gratuitement parfois ; mais quand on est trompettiste, on aime ça.
Le concert commença par un étonnant duo basse-batterie en intro’ sur une longue suite basée sur « Love Supreme ». Joe Sanders (qui vit maintenant à Paris) est un contrebassiste avec un son sec et des attaques tranchantes, assez minimaliste, mais c'est un pilier solide. Le batteur Mark Whitfield Jr., neveu du guitariste Mark Whitfield, semble avoir autant de bras que la déesse Kâli. C’est un polyrythmicien de grande classe, foisonnant sur les cymbales et les peaux, avec une formidable utilisation de la grosse caisse, il sait aussi être discret, et somptueux aux balais, tout cela avec un swing bien trempé. Le pianiste Victor Gould reçut son Masters Degree du Thelonious Monk Institute of Jazz ; il est membre permanent du Wallace Roney Quintet, et joue avec les plus grands. Il semble réunir les qualités de McCoy Tyner et Bill Evans ; il peut être rythmique, allant jusqu’à la chauffe, ou bien délicat et subtil. Avec une telle rythmique, dotée de solistes de haut vol, Sean Jones ne peut que s’exprimer sur les sommets. Ce qu’il fit par exemple sur une réécriture en longue suite de « How High the Moon » avec changements de tempos, de rythmes, de tonalités et d’atmosphères. Sean Jones aime aussi raconter des histoires: il nous fit part de ses déboires amoureux qui lui inspirèrent « We’ll Meet Under the Stars », belle ballade bien sentie. A noter le duo trompette piano en rappel sur « In a Sentimental Mood », porteur d’une émotion transcendante.
Ce groupe de jeunes musiciens repose sur un fonctionnement assez coltranien avec un ancrage dans la grande tradition du jazz. Ils connaissent leur jazz à fond et prouvent, eux aussi, qu’on peut encore s’exprimer dans un jazz qui swingue et chante.

Ricardo Toscano Quartet © Serge Baudot


Le 16 se présentait la jeune garde du jazz portugais avec Ricardo Toscano Quarteto. L’altiste Ricardo Toscano, âge de 21 ans, s’éveilla au jazz à l’âge de 7 ans par le « Blue Train » de John Coltrane. Il commença par la clarinette et passa très vite au sax ; il a fréquenté différentes grandes écoles dont la « Jazz School Luiz Villas-Boas ». En 2011, il forma un quartet qui gagna le Young Musicians Award et fut déjà invité au festival d’Estoril. A l’époque, il jouait encore dans un style très bebop. Il s’est entouré de musiciens de sa génération : Joan Pedro Coelho au piano, né en 1993, qui a fréquenté différentes écoles dont le conservatoire d’Amsterdam. C’est un pianiste qui a acquis plusieurs cultures musicales, très à l’aise dans ce groupe auquel il fournit un support harmonique ad-hoc. Le contrebassiste Romeu Tristao a participé au concert de Carl Allen au Conservatoire de Paris, et à Jazz en Fête au Châtelet en 2013 ; c’est un bon soutien, qui a besoin encore d’évoluer en solo. Le batteur Joao Pereira est le point faible du groupe, son principal défaut est de ne pas maîtriser le rebond des baguettes, ce qui provoque un son brouillé, et tourne au son de casseroles sur les cymbales, dont il abuse. De plus, il est trop présent dans son accompagnement tonitruant : ce qui ne semble pas gêner les autres musiciens qui se donnent à fond. Ricardo Toscano a quitté le bebop pour loucher du côté de Coltrane et des saxes plus contemporains. C’est un saxophoniste puissant au phrasé agile sur toute la tessiture, et qui fait agir son groupe dans un fonctionnement Coltrane-Mingus avec une pointe d’Ornette. On voit l’ambition, peut-être encore trop haute, mais bravo de viser haut. En invité, le trompettiste Diogo Duque, qui en fait participa pratiquement à tout le concert, transformant le quartette en quintette. C’est un bon trompettiste, au phrasé délicat comme il le montra sur « In a sentimental Mood ; il assure avec facilité en tempo rapide. On a vu avec ce groupe que le jazz se développait à la vitesse grand V au Portugal, avec des musiciens plus que prometteurs.

Opus Five-Mingus Alumni © Serge Baudot


Et le 17, concert de clôture, avec l’Opus Five-The Mingus Alumni, réunion de cinq solistes et compositeurs new-yorkais originaires de différents pays, déjà à la tête de quatre albums chez Criss Cross, dont : Introducing Opus 5 (2011), PentaSonic (2012 et Progression (2014). Tous font partie du Mingus Big Band. Alex Sipiagin, d’origine russe, tient la trompette dans la grande tradition jazz de l’instrument ; on l’a vu en Italie avec Claudio Fasoli et d’autres. Boris Koslov, Russe lui aussi, arrangeur et directeur du Mingus Big Band et Mingus Dynasty, passé comme Sipiagin par le conservatoire de Moscou, joue depuis plus de vingt ans avec le gotha du jazz. Contrebassiste au gros son, pratiquant une pompe originale, il fait preuve d’une invention décapante en solo, qu’on a pu apprécier dans une intro en duo avec le batteur sur un morceau de sa composition. La batterie est aux mains de Donald Edwards, qui a joué avec la crème du jazz d’aujourd’hui. Il aborde différentes sortes de musiques, mais reste fidèle à ses bases néo-orléanaises. Batteur solide, au tempo imperturbable, mélangeant volontiers le funk à des polyrythmies actuelles, tout en restant fixé sur le swing. L’Anglo-Canadien Seamus Blake est au ténor, il est passé par la Berklee Scool of Music, puis fut lauréat de la Thelonious Monk International Competition. C’est un saxophoniste expressif, louchant du côté de Jo Lovano-Michael Brecker, à l’aise sur toute la tessiture, avec un gros son, mais qui a pour défaut d’être un peu trop systématique et de se répéter dans les impros. Reste le pianiste, David Kikoski, bien connu chez nous, un romantique, une sorte de Liszt passé par le rock, le Berklee College pour s’ancrer dans le jazz; quand il s’empare du clavier, ça déménage, et tout son corps respire la joie de jouer. On admire son jeu complexe et pourtant très lisible et prenant.
Après le premier morceau « Silver Pockets » d’Horace Silver, le groupe joua alternativement un morceau de chacun des musiciens. Celui de Kikoski était assez Brecker Brothers avec un long et admirable solo de piano. Celui du trompettiste démarra sur un long trio piano-basse batterie très aéré, excellent trio, suivi d’un solo du sax très lyrique. Celui du batteur offrit un bel ensemble très hard bop avec un brillant unisson des soufflants, suivi là encore d’une belle prestation du trio. Pour finir, « Nostagia in Time Square » du bassiste, qui reposait sur un unisson sax-trompette accompagné par un ostinato de deux notes du piano, puis le trio seul avec la contrebasse en vedette, et un long chase de derrière les fagots partagé par les cinq musiciens. C’était la composition la plus originale de la soirée, et la plus dans l’esprit Mingus. Car dans l’ensemble on était plutôt dans l’esprit hard bop, ce qui n’est pas un défaut.


Beau festival, malgré la crise et les conditions difficiles. Festival dans lequel on a pu découvrir des artistes inconnus ou peu connus, mais tous de qualité et véritablement jazz, ce qui est toujours un plaisir. Qu’en sera-t-il de l’avenir de ce festival mythique et fondateur du jazz au Portugal ? Duarte Mendonça, contre vents et marées, reste optimiste, et prépare déjà la saison prochaine. Reste à souhaiter que les Mânes du jazz lui soient favorables.

Serge Baudot
texte et photos


© Jazz Hot n° 672, été 2015



Bergame, Italie

Bergamo Jazz, 20-22 mars 2015


Comme toujours, précédé et accompagné par différents événements collatéraux (concerts, rencontres et activités didactiques), Bergamo Jazz a célébré la 37e édition avec un vaste panorama sur l’actualité du jazz. Selon une pratique désormais affirmée, le niveau qualitatif s’est maintenu à un standard très élevé dans l’ensemble, récompensant les choix du directeur artistique, Enrico Rava, maintenu exceptionnellement  l’an passé à l’échéance du mandat triennal. Comme toujours, les concerts de prestige ont été accueillis au Teatro Donizetti, tandis que l’Auditorium della Libertà  a accueilli des propositions plus expérimentales et de jeunes émergents.



Dianne Reeves © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Le côté animation a été assuré par Dianne Reeves, soutenue par Peter Martin (p), Romero Lubambo (g), Reginald Veal (b) et Terreon Gully (dm). Bien que le show fût réglé dans les moindres détails, la chanteuse de Detroit a fait la preuve non seulement d’un grand professionnalisme, mais aussi d’une vaste gamme expressive. Son contralto est riche de nuances qui oscillent avec finesse du registre grave (à la manière de Carmen McRae et Sarah Vaughan), à des acrobaties scat, des couleurs sanguines du blues, des accents de gospel et de soul modulés sur de puissantes traces funk. Elle frappe en particulier par sa capacité à transposer les morceaux dans des tonalités différentes, transformant en standard un Hit comme « Dreams » de Fleetwood Mac, libérant « Stormy Weather » des traitements canoniques et greffant « Love is Here to Stay » sur un implant de bossa, un témoignage de son vieil amour pour la musique latine.


Au contraire, un entertainment de pure routine a été proposé par la modeste prestation de Fred Wesley. Malgré le nom – The New JBs – claire allusion à l’expérience passée avec James Brown le Godfather of Soul, son groupe ne possède ni l’implacable force rythmique, ni cet élan spirituel piquant, et encore moins la sensualité charnelle. A côté de plaisants ensembles instrumentaux, desquels ressort encore la maestria du tromboniste, les canevas funky et les parties chantées s’avèrent attendues. Avec tout le respect dû, on a la sensation de goûter un plat réchauffé.


A travers de nouvelles propositions, le groupe  Fairgrounds de Jeff Ballard semble encore à l’état embryonnaire, la maîtrise du batteur ne suffit pas à l’alimenter. Malgré quelques appréciables trouvailles mélodiques et certains entrelacements entre Kevin Hays (p) et Lionel Loueke (g), on ne perçoit pas une identité. Reste à définir l’apport du nouveau membre Peter Rende au Fender Rhodes et le rôle de l’électronique de Reid Anderson, ainsi que la fonction des parties vocales confiées à Loueke et Hays, en équilibre instable entre l’Afrique et le rock américain des années 70.


On apprécie au contraire la passion et la fraîcheur du trio du jeune pianiste turinois, Fabio Giachino avec Davide Liberti (b) et Ruben Bellavia (dm). Particulièrement brillants sur les up tempo, le groupe révèle un ancrage Hancockien, surtout dans le développement de la pensée horizontale et dans la construction harmonique; une approche joyeuse mais respectueuse de la tradition («In the Wee Small Hours of the Morning», «Saint Louis Blues»); quelques heureuses inventions mélodiques.


Palatino © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Réunis pour l’occasion, Palatino a ranimé les fastes d’une brève mais intense saison, présentant des thèmes riches de valences mélodiques mis en évidence aussi par les lignes denses de Michel Benita. On distingue l’interaction, prolifique et constante, entre Paolo Fresu et Glenn Ferris, soutenue par le drive toujours précis dans son essentialité d’Aldo Romano (et aussi par un sens ludique sain). Ferris produit une vaste gamme de nuances avec la coulisse et la sourdine, tandis qu’au bugle Fresu tempère sa prédisposition naturelle au lyrisme avec une dose majeure de feu expressif.


Mark Turner Quartet© Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


En l’absence d’un instrument harmonique, Mark Turner (ts) construit des amalgames et des entrelacs de beauté brillante avec Ambrose Akinmusire (tp), soutenus par la discipline rigoureuse de Joe Martin (b) et Justin Brown (dm). Certaines lignes minimalistes, à traits contrapunctiques se relient à la poétique de Warne Marsh et à l’expérience pionnière, d’inspiration musique de chambre, de Jimmy Giuffre. Dans le jaillissement des thèmes développés – dotés soit d’amples courbes mélodiques, soit d’un découpage introspectif – et dans lesquels prévalent la pureté du son et la concision du phrasé, sont les caractéristiques évidentes même dans le parcours improvisé.

Vijay Iyer © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Vijay Jyer affermit une conception du trio qui va bien au-delà des canons  consolidés, adoptant les gestes de prédilection pour les composants rythmiques et harmoniques hérités en partie d'Andrew Hill et Thelonious Monk. Sur ces bases se greffent des réitérations d’origine minimaliste et électroniques (comme dans «Hood», dédié à Robert Hood, producteur de House Music) dans une configuration cyclique empruntée à l’étude des ragas. Interlocuteur toujours prêt à assimiler et relancer, le stimulant Marcus Gilmore est l’un des batteurs les plus innovants, prodigue d’explorations et de figures qui exaltent la nature polyrythmique des compositions. Stefan Crump (b) opère en parfaite symbiose avec une pulsation massive et des lignes plongeantes qui mettent en lumière l’essence du tissu rythmique.


Michael Formanek Quintet © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


A la tête de son Cheating Heart Quintet, Michael Formanek (b) se confirme maître d’une vision de la composition profonde et rigoureuse, basée sur une écriture serrée et méticuleuse de laquelle jaillissent des thèmes articulés et des enchaînements harmoniques touffus, souvent véhiculés par la conjonction entre le sax alto (Tim Berne) et le sax ténor (Brian Settles). L’action de masse du groupe pénètre souvent en territoire atonal, où Berne et Settles s’aventurent sans inhibition et avec une logique convaincante. Jakob Sacks (p) exploite l’occasion pour des interludes qui rappellent les tensions post-Weberniennes. Formanek et Dan Weiss règlent la température de ces excursions bouillonnantes pour ramener les exécutions en leurs justes voies.


Nels Cline © Gianfranco Rota by courtesy of Bergamo Jazz


Pour finir, The Nels Cline Singers, c’est-à-dire Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Cline est un génial «sapeur» qui délivre dans un style inimitable les traits de la guitare contemporaine. Il peut donc plonger dans des arpèges hypnotiques scandés avec des timbres divers et des volumes croissants – terrain fertile pour les ronflantes figures de Scott Amendola – à des atmosphères de saveur folk, et puis virant vers des emportements de rock corrosif ou modelant des phrases jazzistiques, toujours avec une utilisation variée et efficace des timbres et des distorsions. Il évoque ainsi, mais seulement par association, les expérimentations de Fred Frith, l’impact destructif de Marc Ribot et Lee Ranaldo, les explorations que Bill Frisell avaient conduites dans les années 80, que ce soit seul ou avec John Zorn. Le ton iconoclaste est corroboré par le drumming fébrile  d’Amendola  et par l’approche irrévérencieuse que Trevor Dunn applique aux cordes de la contrebasse.

 
Ce grand voyage sur les tendances du jazz actuel a été suivi, comme toujours, par un public attentif, compétent et nombreux. Le Donizetti fut toujours complet: une garantie pour l’avenir du festival.


Enzo Boddi
Traduction : Serge Baudot
Photos © Gianfranco Rota
by courtesy of Bergamo Jazz Festival

© Jazz Hot n° 671, printemps 2015